Mes Haines  

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Mon goût, si l'on veut, est dépravé


"une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament."--Mes Haines

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Mes Haines (1866) is a collection of journalistic articles and essays by Émile Zola. It was translated as My Hatreds by Mellen Press.

Contents

Full text[1]

TOC

Mes Haines

1
   L’abbé*** 
    11
   Proudhon et Courbet 
    21
   Le Catholique hystérique 
    41
   La Littérature et la Gymnastique 
    57
   Germinie Lacerteux 
    67
   Gustave Doré 
    85
   Les chansons des rues et des bois 
    97
   La Mère 
    109
   L’Égypte il y a trois mille ans 
    119
   La Géologie et l’Histoire 
    129
   Les Moralistes français 
    139
   Le Supplice d’une femme et les Deux Sœurs 
    155
   Erckmann-Chatrian 
    179
   M. H. Taine, artiste 
    201
   Histoire de Jules César 
    233

Mon Salon 255

   À mon ami Paul Cézanne 
    257
   Le Jury 
    263
   Le Jury (suite) 
    273
   Le moment artistique 
    279
   M. Manet 
    287
   Les réalistes du salon 
    299
   Les chutes 
    309
   Adieux d’un critique d’art 
    317

Édouard Manet 325

   Édouard Manet 
    327
   I. L’homme et l’artiste 
    331
   II. Les œuvres 
    349
   III. Le public 
    363


FIN DE TABLE

Full text[2]

EMILE ZOLA


MES HAINES


CAUSERIES LITTERAIRES ET ARTISTIQUES


MON SALON


(1866)


EDOUARD MANET


ETUDE BIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE


NOUVELLE EDITION


PARIS IBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER

G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, éditeurs

11, RUE DE GRENELLE, 11


1893 Tous droits réservés.




775261


MES HAINES

I


La haine est sainte. Elle est l'indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise. Haïr c'est aimer, c'est sentir son âme chaude et généreuse, c'est vivre largement du mépris des choses honteuses et bêtes.

La haine soulage, la haine fait justice, la haine grandit.

Je me suis senti plus jeune et plus courageux après

chacune de mes révoltes contre les platitudes de mon

âge. J'ai fait de la haine et de la fierté mes deux

hôtesses; je me suis plu à m'isoler, et, dans mon

Clément, à haïr ce qui blessait le juste et le vrai.

L


2 MES HAINES.

Si je vaux quelque chose aujourd'hui, c'est que je suis seul et que je hais.


^e hais les gens nuls et impuissants ; ils me gênent. Ils ont brûlé mon sang et brisé mes nerfs. Je ne sais rien de plus irritant que ces brutes qui se dandinent sur leurs deux pieds, comme des oies, avec leurs yeux ronds et leur bouche béante. Je n'ai pu faire deux pas dans la vie sans rencontrer trois imbéciles, et c'est pourquoi je suis triste. La grande route en est pleine, la foule est faite de sots qui vous arrêtent au passage pour vous baver leur médiocrité à la face. Ils marchent, ils parlent, et toute leur personne, gestes et voix, me blesse à ce point que je préfère, comme Stendhal, un scélérat à un crétin. Je le de- mande, que pouvons-nous faire de ces gens-là; les voici sur nos bras, en ces temps de luttes et de marches forcées. Au sortir du vieux monde, nous nous hâtons vers un monde nouveau. Ils se pendent à nos bras, ils se jettent dans nos jambes, avec des rires niais, d'ab- surdes sentences ; ils nous rendent les sentiers glis-^ sants et pénibles. Nous avons beau nous secouer, ils \ nous pressent, nous étoufTent, s'attachent à nous. Eh quoi I nous en sommes à cet âge où les chemins de fer et le télégraphe électrique nous emportent, chair et esprit, à l'infini et à l'absolu, à cet âge grave et in- quiet où l'esprit humain est en enfantement d'une vé- rité nouvelle, et il y a là des hommes de néant et de



If-


MES HAINES. 3

sottise qui nieiit le présent, croupissent dans la mare étroite et nau^abonde de leur banalité. Les horizons s'élargissent, la lumière monte et emplit le ciel. Eux,

s s'enfoncent à plaisir dans la fange tiède où leur ventre digère avec une voluptueuse lenteur ; ils bou- chent leurs yeux de hiboux que la clarté offense, ils crient qu'on les trouble et qu'ils ne peuvent plus faire

urs grasses matinées en ruminant à l'aise le foin qu'ils broient à pleine mâchoire au râtelier de la bêtise com- mune. Qu'on nous donne des fous, nous en ferons quelque chose; les fous pensent; ils ont chacun quelque idée trop tendue qui a brisé le ressort de leur intelligence ; ce sont là des malades de l'esprit et du cœur, de pauvres âmes toutes pleines de vie et de force. Je veux les écouter, car j'espère toujours que dans le chaos de leurs pensées va luire une vérité suprême. Mais, pour l'amour de Dieu, qu'on tue les sots et les médiocres, les impuissants et les crétins, qu'il y ait des lois pour nous débarrasser de ces gens qui abusent de leur aveuglement pour dire qu'il fait nuit. Il est temps que les hommes de courage et d'énergie aient leur 93 : l'insolente royauté des médiocres a lassé le monde, les médiocres doivent être jetés en masse à la place de Grève.

tje les hais. Je hais les hommes qui se parquent dans une idée ersonnelle, qui vont en troupeau, se pressant les uns contre les autres, baissant la tête vers la terre pour ne



4 MES HAINES.

pas voir la grande lueur du ciel. Chaque troupeau a son dieu, son fétiche, sur l'autel duquel il immole la grande vérité humaine. Ils sont ainsi plusieurs cen- taines dans Paris, vingt à trente dans chaque coin, ayant une tribune du haut de laquelle ils haranguent solennellement le peuple. Ils vont leur petit bon- homme de chemin, marchant avec gravité en pleine platitude, poussant des cris de désespérance dès qu'on les trouble dans leur fanatisme puéril. Vous tous qui les connaissez, mes amis, poètes et romanciers, sa- vants et simples curieux, vous qui êtes allés frapper à la porte de ces gens graves s'enfermant pour tailler leurs ongles, osez dire avec moi, tout haut, afin que la foule vous entende, qu'ils vous ont jeté hors d& leur petite église, en bedeaux peureux et intolérants. Dites qu'ils vous ont raillé de votre inexpérience, l'ex- périence étant de nier toute vérité qui n'est pas leur erreur. Racontez l'histoire de votre premier article, lorsque vous êtes venu avec votre prose honnête et convaincue vous heurter contre cette réponse : « Yous l ouez un homme de talent qui, ne pouvant avoir de talent pour nous, ne doit en avoir pour personne. » Le beau spectacle que nous offre ce Paris intelligent et juste ! 11 y a, là-haut ou là-bas, dans une sphère loin- taine assurément, une vérité une et absolue qui régit les mondes et nous pousse à l'avenir. Il y a ici cent vérités qui se heurtent et se brisent, cent écoles qui s'injurient, cent troupeaux qui bêlent en refusant d'a- vancer. Les uns regrettent un passé qui ne peut reve- nir, les autres rêvent un avenir qui ne viendra jamais;


MES HAINES. 5-

ceux qui songent au présent, en parlent comme d'une éternité . Chaque religion a ses prêtres, chaque prê- tre a ses aveugles et ses eunuques. De la réalité, point de souci ; une simple guerre civile, une bataille de ga- mins se mitraillant à coups de boules de neige, une immense farce dont le passé et l'avenir, Dieu et l'homme, le mensonge et la sottise, sont les pantins complaisants et grotesques. Où sont, je le demande, les hommes libres, ceux qui vivent tout haut, qui n'en- ferment pas leur pensée dans le cercle étroit d'un dogme et qui marchent franchement vers la lumière, sans craindre de se démentir demain, n'ayant souci que du juste et du vrai? Où sont les hommes qui ne font pas partie des claques assermentées, qui n'ap- plaudissent pas, sur un signe de leur chef, Dieu ou le prince, le peuple ou bien l'aristocratie? Où sont les- hommes qui vivent seuls, loin des troupeaux humains, qui accueillent toute grande chose, ayant le mépris des coteries et l'amour de la libre pensée ? Lorsque ces hommes parlent, les gens graves et bêtes se fâchent et les accablent de leur masse; puis ils rentrent dans- leur digestion, ils sont solennels, ils se prouvent vic- torieusement entre eux qu'ils sont tous des imbéciles. Je les hais.


Je hais les railleurs malsains, les petits jeunes gens- qui ricanent, ne pouvant imiter la pesante gravité de leurs papas. Il y a des éclats de rire plus vides encore que les silences diplomatiques. Nous avons, en cet âge



6 MES HAINES.

anxieux, une gaieté nerveuse et pleine d'angoisse qui m'irrite douloureusement, comme les sons d'une lime promenée entre les dents d'une scie. Eh! taisez-vous, vous tous qui prenez à tâche d'amuser le public, vous ne savez plus rire, vous riez aigre à agacer les dents. Vos plaisanteries sont navrantes ; vos allures légères ont la grâce des poses de disloqués ; vos sauts péril- leux sont de grotesques culbutes dans lesquelles vous vous étalez piteusement. Ne voyez-vous pas que nous ne sommes point en train de plaisanter. Regar- dez, vous pleurez vous-mêmes. A quoi bon vous forcer, vous battre les flancs pour trouver drôle ce qui est si- nistre. Ce n'est point ainsi qu'on riait autrefois, lors- qu'on pouvait encore rire. Aujourd'hui, la joie est un spasme, la gaieté une folie qui secoue. Nos rieurs, ceux qui ont une réputation de belle humeur, sont des gens funèbres qui prennent n'importe quel fait, n'importe quel homme dans la main, et le pressent jusqu'à ce qu'il éclate, en enfants méchants qui ne jouent jamais aussi bien avec leurs jouets que lors- qu'ils les brisent. Nos gaietés sont celles des gens qui se tiennent les côtes, quand ils voient un passant tom- ber et se casser un membre. On rit de tout, lorsqu'il n'y a pas le plus petit mot pour rire. Aussi sommes- nous un peuple très gai; nous rions de nos grands hommes et de nos scélérats, de Dieu et du diable, des autres et de nous-mêmes. Il y a, à Paris, toute une armée qui tient en éveil l'hilarité publique ; la farce consiste à être bête gaiement, comme d'autres sont bêtes solennellement. Moi, je regrette qu'il y ait tant


I


MES HAINES. 7

d'hommes d'esprf et si peu d'hommes de vérité et de libre justice. Chaque fois que je vois un garçon hon- nête se mettre à rire, pour le plus grand plaisir du public, je le plains, je regrette qu'il ne soit pas assez riche pour vivre sans rien faire, sans se tenir ainsi les côtes indécemment. Mais je n'ai pas de plainte pour ceux qui n'ont que des rires, n'ayant point de larmes. Je les hais.


Je hais les sots qui font les dédaigneux, les impuis- sants qui crient que notre art et notre littérature , meurent de leur belle mort. Ce sont les cerveaux les plus vides, les cœurs les plus secs, les gens enterrés dans le passé, qui feuillettent avec mépris les œuvres vivantes et tout enfiévrées de notre âge, et les dé- clarent nulles et étroites. Moi, je vois autrement. Je n'ai guère souci de beauté ni de perfection. Je me moque des grands siècles. Je n'ai souci que de vie, de lutte, de fièvre. Je suis à l'aise parmi notre gé- nération. Il me semble que l'artiste ne peut souhaiter un autre milieu, une autre époque. Il n'y a plus de maîtres, plus d'écoles. Nous sommes en pleine anar- chie, et chacun de nous est un rebelle qui pense pour lui, qui crée et se bat pour lui. L'heure est haletante, / pleine d'anxiété : on attend ceux qui frapperont le plus fort et le plus juste, dont les poings seront assez puissants pour fermer la bouche des autres, et il y a au fond de chaque nouveau lutteur une vague espé-


8 MES HAINES,

rance d'être ce dictateur, ce tyran de demain. Puis, quel horizon large I Gomme nous sentons tressaillir en nous les vérités de l'avenir î Si nous balbutions, c'est que nous avons trop de choses à dire. Nous som- mes au seuil d'un siècle de science et de réalité, et nous chancelons, par instants, comme des hommes- ivres, devant la grande lueur qui se lève en face de nous. Mais nous travaillons, nous préparons la beso- gne de nos fils, nous en sommes à l'heure de la démo- lition, lorsqu'une poussière de plâtre emplit l'air et que les décombres tombent avec fracas. Demain l'édi- fice sera reconstruit. Nous aurons eu les joies cui- santes, l'angoisse douce et amère de l'enfantement ; nous aurons eu les œuvres passionnées, les cris libres de la vérité, tous les vices et toutes les vertus des grands siècles à leur berceau. Que les aveugles nient nos efforts, qu'ils voient dans nos luttes les convul«  sions de l'agonie, lorsque ces luttes sont les premiers- bégayements de la naissance. Ce sont des aveugles* Je les hais.


Je hais les cuistres qui nous régentent, les pédants et les ennuyeux qui refusent la vie. Je suis pour les li- bres manifestations du génie humain. Je crois à une- suite continue d'expressions humaines, à une galerie sans fin de tableaux vivants, et je regrette de ne pou» voir vivre toujours pour assister à l'éternelle comédie aux mille actes divers. Je ne suis qu'un curieux. Les-


I


MES HAINES. 0-

sots qui n'osent rJ^arder en -avant, regardent en ar- rière. Ils font le présent des règles du passé, et ils veulent que l'avenir, les œuvres et les hommes, pren^ nent modèle sur les temps écoulés. Les jours naîtront à leur gré, et chacun d'eux amènera une nouvelle idée, un nouvel art, une nouvelle littérature. Autant de sociétés, autant d'oeuvres diverses, et les sociétés se transformeront éternellement. Mais les impuissants- ne veulent pas agrandir le cadre ; ils ont dressé la liste des œuvres déjà produites, et ont ainsi obtenu une vé- rité relative dont ils font une vérité absolue. Ne créez pas, imitez. Et voilà pourquoi je hais les gens bête- ment graves et les gens bêtement gais, les artistes et les- critiques qui veulent sottement faire de la vérité d'hier la vérité d'aujourd'hui. Ils ne comprennent pas que nous marchons et que les paysages changent. Je les hais.


Et maintenant vous savez quelles sont mes amours^ mes belles amours de jeunesse.


Paris, 18G6.

L'ABBÉ •••

J*aî hésité toute une matinée, me demandant si je parlerais ou si je ne parlerais pas de l'abbé***. D'une part, je me disais que le silence est une condamna- tion pour les œuvres littéraires et qu'il est inutile de frapper un écrivain à terre. Mais, d'une autre part, je songeais qu'il est bon de dire hautement ce que le public pense tout bas.

Je me suis donc décidé à parler de l'auteur du Maih dû. Tous mes confrères se taisent, et ils ont raison. Je les imiterais volontiers, si je ne croyais "accomplir un devoir en me faisant, pour une heure, l'interprète

e l'opinion publique. L'abbé*** a été vaincu dans sa


B


12 MES HAINES.

lutte contre le goût et le bon sens. Après le scandale ♦de son premier ouvrage, scandale obtenu à grand bruit de réclames, d'affiches et de prospectus, un immense silence s'est fait sur les œuvres et sur l'homme; chaque nouveau volume a été accueilli avec froideur, presque avec répulsion ; une curio- sité malsaine a pu faire acheter ces romans niais et lourds, mais les gens bien élevés se sont gardés de lire ces incroyables histoires, aussi sottes que mal con- tées. Je frappe donc, je le répète, un écrivain à terre, je frappe un écrivain que la presse entière a dé- <laigné ; je le frappe au nom de tous, non pour le ter- rasser, mais pour prendre acte de sa défaite.

Deux hypothèses se présentent : ou l'auteur est un prêtre avec ou sans collaborateur, ou l'auteur est un écrivain laïque. Dans l'un et l'autre cas, il y a chantage, spéculation, improbité littéraire.

Certes, il peut exister dans le clergé français un prêtre froissé par ses supérieurs, un homme dont la foi change, qui voit dans l'Église des plaies à panser, des injustices à réparer. Ce fait d'une âme religieuse qui demande une réforme, s'est produit dans tous les temps. Ce prêtre va se séparer de ses anciens frères, faire connaître ses désirs, signaler le mal, indiquer le remède ; il va prêcher sa nouvelle religion, ouverte- ment, visage découvert. L'abbé*** commence par se masquer; il ne pratique plus, mais il a gardé la sou- tane ; il est abbé seulement sur les couvertures de ses livres ; il veut la mort du prêtre, et il est encore prêtre pour faire vendre ses œuvres. Ce n'est pas là


/l


X'ABBE 13

l'action d'un honnête homme. Les mauvaises suppo- sitions sont trop aisées. On signe hardiment lorsqu'on a des croyances hardies. Vous êtes prêtre, je le veux bien; mais vous auriez dû le dire entièrement, ou ne pas le dire du tout. Le dire à moitié, c'est bénéfi- cier du scandale sans en courir les risques. Il y a en vous plus du spéculateur que de l'homme convaincu. Devant votre masque noir, je me dis : « Voilà un lillard qui ne gagnait pas assez avec ses messes; il a calculé qu'il empocherait dix fois davantage en in- sultant l'Église, et il s'est mis tranquillement à la besogne, se cachant le visage, pour éviter tous désa- gréments. »

Si l'auteur est laïque, l'improbité littéraire, le chantage sont flagrants. Les temps sont à la contro- verse religieuse, il y a un mouvement très marqué contre le catholicisme. Dès lors, un spéculateur a pu songer à tirer parti de la disposition de certains es- prits. 11 aura établi un chantier de pamphlets, calcu- lant toutes les chances de réussite, choisissant des titres de mélodrame, signant d'un pseudonyme qui est à lui seul un trait de génie et une mauvaise action, servant au peuple une prose lourde et pâteuse, telle qu'il en faut aux lecteurs des feuilles à cinq centimes. Il n'y a plus, dans ce cas, qu'un commer- çant peu délicat qui profite de la sottise publique, qui vend sous une fausse étiquette une marchan- Hlise indigeste et avariée.

H Dans l'une et l'autre hypothèse, que l'auteur soit Brêtre ou qu'il soit laïque, les œuvres appartiennent

I


i4 MES HAINES.

à cette branche de commerce qui nous a donné les Mémoires d'une femme de chambre. Que l'on flatte les sens, les curiosités impures, ou que l'on flatte les passions antireligieuses, je vous avoue que je ne vois aucune différence entre ces flatteries intéressées. Nous introduire dans les coulisses ou nous introduire dans les couvents, raconter les aventures de Mar- goton-la-Sauteuse ou les aventures du frère dom Gargilesse, le moine mystique et libertin, c'est cha- touiller également notre sensualité et nous attacher par cet intérêt honteux que nous portons à tout fruit défendu.

Je signale à l'abbé*** un oubli grave : il a négligé de faire mettre, en tête du Maudit, un portrait photo- graphique le- montrant en soutane, le visage masqué^ forçant un tabernacle; il eût été ainsi le digne frère de cette malheureuse des Mémoires d'une femme de chambre, qui s'est fait représenter, un loup sur la face, impudique et insolente, écartant un rideau et étalant sa gorge. Tous deux ont écrit dans l'ombre, se sont adressés à nos plus mauvais instincts, ont spéculé sur leur silence même. Ce n'est pas la honte seule- ment qui les a empêchés de se nommer; ils se sont tus pour mieux piquer la curiosité et pour pouvoir se vautrer plus largement dans leurs ordures. Lors- qu'on cache le visage, on peut montrer la gorge.

Peu importe que l'auteur soit laïque ou qu'il soit prêtre, puisque de toutes les façons il y a eu calcul. Sans doute, pour les âmes croyantes, la pensée qu'un membre du clergé a pu se livrer à un pareil com-


I


15

merce est' plus douloureuse ; ces âmes préféreraient que le commerçantfùt un homme perdu de scepti- cisme et de libéralisme. J'avoue ne pas m'inquiéter <le cette question. Je n'ai pas la moindre curiosité à l'égard du personnage ; je me garde bien de chercher à percer le mystère. Que l'auteur soit seul ou qu'il ait des collaborateurs, qu'il soit prêtre ou qu'il soit laïque, il n'en est ni plus ni moins pour moi un homme sans talent, peu scrupuleux sur les moyens de succès. Ce serait lui faire trop d'honneur que de vouloir lui arracher le masque dont il est couvert. Quelques-uns de mes confrères, dans les commence- ments, ont essayé de pénétrer l'ombre dont s'entoure l'abbé***; ils ont fouillé ses livres, et les uns ont dé- claré avoir aperçu un bout de soutane, les autres un bout de redingote. Moi, je déclare avoir fermé volon- tairement les yeux ; je n'ai vu qu'un faiseur, qu'un manufacturier inhabile, se cachant pour se faire cher- cher et ne méritant pas la curiosité des honnêtes gens. Je dois faire ici une déclaration qui donnera un nouveau poids à mes critiques. Je n'entends pas dé- fendre le catholicisme attaqué; je ne blâme nulle- ment l'abbé*** d'avoir ébranlé certaines institutions d'une main bien faible et bien maladroite. Je prie les lecteurs de ne pas se tromper sur les causes de ma colère. Je mets à part, avant tout, la question philo- sophique et religieuse, car sur ce terrain, en quel- ques parties, je pourrais tendre la main au spécula- teur. Mon cri d'indignation n'est que le cri d'un onnête homme et d'un artiste révolté.


16 MES HAINES.

Je l'ai dit, il y a mauvaise foi et chantage dans les œuvres ; ii y a encore quelque chose de pis à mes yeux : un manque de talent complet, un entassement ridicule de sottises et de puérilités, d'horreurs co- miques et de plaisanteries lugubres. Imaginez des volumes lourds et mal agencés, faits de conversations plates et interminables, de dissertations historiques ou philosophiques coupées maladroitement dans quel- que vieil ouvrage; imaginez des épisodes niais, une intrigue invraisemblable qu'un élève de troisième ne commettrait pas. Il sort des pages une senteur épaisse de médiocrité. L'abbé***, chaque fois qu'il commence une œuvre nouvelle, toujours la même d'ailleurs, prend pour thème une des vieilles accusations adres- sées au catholicisme ; il invente péniblement un conte à dormir debout, mêle la thèse religieuse à ce conte avec une inhabileté remarquable et habille le tout de sa prose. Le produit est une œuvre bête, sans aucune- élévation, dont la partie artistique ressemble aux an- ciennes histoires de Ducray-Duminil, la bonhomie en moins, et dont la partie de discussion religieuse n'est que le commentaire banal des grivoiseries qui traînent chez tous les marchands de vin libres pen-, seurs. Le dégoût vous monte aux lèvres à la lecture de ces romans pataugeant en pleine fange, aussi vul- gaires par la forme que par la pensée, et destinés à contenter les appétits grossiers de la foule. C'est à croire que l'auteur a voulu tant de bassesse et tant de vulgarité : il aura écrit en vue d'un certain public et lui aura servi les ragoûts épicés et nauséabonds


L'ABBÉ***. a

qu'il sait devoir lui plaire. Dans la grande querelle religieuse qui secoue notre époque, il est triste de voir se produire de pareils ouvrages qui gâteraient les meilleures causes ; ces ouvrages loin d'apporter des arguments nouveaux, loin d'aider àla vérité, remettent en question les procès gagnés. L'abbé*** est un Pru- d'homme religieux qui raconte, qui juge et discute avec une solennelle platitude.

Un nouveau roman vient de paraître, le Moine^ faisant suite au Jésuite^ à la Religieuse et au Maudit, C'est en feuilletant ce dernier volume que l'indigna- tion l'a emporté et que je me suis promis de dire tout ce que j'avais sur le cœur. Je ne crois pas qu'il existe au monde une histoire plus écœurante. Le livre est le récit des hauts faits d'un moine, dom Claude, une sorte de don Quichotte fanatique qui relève l'abbaye de Gharroux, comme le héros de la Manche abattait les ailes des moulins à vent. Ce vieillard est un fou tout simplement qui a la monomanie du cloître. Si ce moine existe réellement, c'est une plaisanterie que de discuter sérieusement avec lui, et une douche d'eau froide serait un excellent argument. Lorsque dom Claude veut régner dans son abbaye, juger et punir en maître, ii est bientôt obligé de compter avec l'autorité civile, et l'abbé *** semble par là avouer lui-même que son personnage ne peut vivre à notre époque et qu'il est une figure inventée pour les seuls besoins du drame. Xa création de dom Claude est innocente, ridicule ut au plus ; celle de dom Boissier, présenté d'abord

t.


Il II


48 MEb HAINES.

comme l'honnête homme du livre, est malsaine. Ce Boissier est un garçon habile qui s'est fait prêtre pour se faire évêque; il prend le froc afin de monter plus vite, invente des miracles, se moque des hommes et du ciel; d'ailleurs, selon l'auteur, un cœur honnête et une grande intelligence, qui, au dénoûment, lorsqu'il a la crosse et la mitre, abdique et va vivre ignoré dans un ôoin perdu. Pourquoi? on ne peut le deviner. Pour moi, l'honnête homme du livre est.un coquin à qui le remords empêche de garder ce qu'il a volé à Dieu.

Il y en a deux autres de cette force-là dans l'œu- vre : l'abbé Gabrier, qui se fait capucin pour devenir un second Lacordaire, et l'abbé Guillard, qui gagne le chapeau rouge en prenant la robe de moine. J'ai cherché vainement une nature étudiée dans le livre. Les personnages manquent tous d'honnêteté ou de raison. Abel Grenier, l'imbécile qui fournit les fonds pour reconstruire l'abbaye, est un sot et un vaniteux ; l'évêque de Poitiers est plus ?ot et plus vaniteux encore; les comparses sont ivrognes ou fanatiques, et' ont tous la même vulgarité. C'est là un monde de convention, la caricature du monde réel. Il y a une mauvaise foi évidente dans ces peintures trop poussées au noir.

En somme, l'œuvre est un pamphlet contre les moi- nes. Elle a la prétention de prouver leur inutilité et le danger que présente pour la société moderne leur esprit entreprenant et envahisseur. Elle les- plaisante agréablement sur leurs miracles et leurs liqueurs digestives, qu'ils fabriquent dé concert : les miracles à


in

It.


I


L'ABBÉ***. 19

l'église, les liqueurs au laboratoire. Elle raconte cette histoire étrange d'une colonie de religieux, tous in- sensés ou hypocrites, s'établissant dans un coin de la France dont les habitants sont tous hypocrites ou insensés. L'auteur crie que nous retournons au oyen âge; mais, en vérité, c'est lui qui nous y

amène avec ses contes d'une autre époque. Son manque complet de talent rend encore ses grosses plaisanteries moins acceptables. Lorsque Eugène Sue, — que je n'aime pas, — se mêlait d'attaquer les jésuites, il le faisait au moins d'une façon habile et intéressante. L'abbé*** semble nous dire carré- ment : « Tous les moines sont des ambitieux ou des

iiules ; tous les Français sont assez bêtes pour deve- nir la proie des moines. » Le lecteur, catholique ou libéral, rira au nez de l'abbé*** et le priera de vouloir bien se taire.

Peut-on concevoir un dénoûment plus déplorable que celui du Morne? Dom Gargilesse, un des frères, s'oublie dans les bras de la femme du bienfaiteur, Abel Grenier ; le mari rentre et tue le religieux, qui va mourir dans sa cellule. Il faut lire cette scène et celles qui suivent ; je doute que les théâtres des boulevards aient jamais eu des épisodes plus comiquement hor- ribles et d'une puérilité plus sanglante. Dom Claude, après avoir fait jeter le corps du coupable dans Vin pace, et avoir enseveli un tronc d'arbre sous le nom de Dom Gargilesse, meurt à son tour; la maçonnerie qui murait la porte de rin paçe, s'écroule sur lui et

étouffe. C'est alors que DomBoissier est nommé rêvé-


20 MES HAINES,

rend père, et qu'ayant ainsi atteint le but de ses dé- sirs, il juge à propos, dans une longue lettre absolu- ment vide, de faire abandon de son nouveau titre. Où l'auteur a-t il voulu en venir? Que signifie cette enfilade de scènes mélodramatiques et inexplicables? J'ai cherché le sens de ce dénoûment insensé, et je n'y ai trouvé encore une fois qu'une flatterie basse pour les goûts grossiers de la foule qui aime le sang et l'adultère, les faits invraisemblables et les péripé- ties inattendues. L'œuvre, je ne saurais le répéter trop haut, est une spéculation, une action mauvaise, un roman qui est, avec moins de talent encore, le frère des Mémoires d'une femme de chambre.

Un ami me fait observer que l'abbé*** a obtenu de mon indignation tout ce qu'il en attendait. « Ne voyez vous pas, me dit cet ami, que si les romans dont vous parlez sont des spéculations, le spéculateur a compté sur la colère des honnêtes gens comme sur une publi- cité assurée. Vos sévérités éveillent la curiosité du public, et tout le mal que vous dites de ces livres est une recommandation pour les personnes qui aiment le fruit défendu. »

Certes, cet ami a une triste opinion des lecteurs. Si je ne parviens pas à chasser le Moine et ses aînés de toutes les maisons honorables, j'obtiendrai peut-être que l'on cache ces volumes sous l'oreiller , comme des volumes honteux.


F


PROUDHON ET COURBET

IF*


Il y a des volumes dont le titre accolé au nom de l'auteur, suffit pour donner, avant toute lecture, la portée et l'entière signification de l'œuvre.

Le livre posthume de Proudhon : Du Principe de VA7^t et de sa Destination sociale^ était là sur ma table. Je ne l'avais pas ouvert; cependant je croyais savoir ce qu'il contenait, et il est arrivé que mes prévisions se sont réalisées.

Proudhon est un esprit honnête, d'une rare énergie, voulant le juste et le vrai. Il est le petit-fils de Fourier, il tend au bien-être de l'humanité ; il rêve une vaste association humaine, dont chaque homme sera le


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membre actif et modeste. Il demande, en un mot, que l'égalité et la fraternité régnent, que la société, au nom de la raison et de la conscience, se recons- titue sur les bases du travail en commun et du per- fectionnement continu. Il paraît las de nos luttes, de nos désespoirs et de nos misères; il voudrait nous forcer à la paix, à une vie réglée. Le peuple qu'il voit en songe, est un peuple puisant ça tranquillité dans le silence du cœur et des passions ; ce peuple d'ou- vriers ne vit que de justice.

Dans toute son œuvre, Proudhon a travaillé à la naissance de ce peuple. Jour et nuit, il devait songer à combiner les divers éléments humains, de façon à établir fortement la société qu'il rêvait. Il voulait que chaque classe, chaque travailleur entrât pour sa part dans l'œuvre commune, et il enrégimentait les esprits, il réglementait les facultés, désireux.de ne rienperdre et craignant aussi d'introduire quelque ferment de discorde. Je le vois, à la porte de sa cité future, ins- pectant chaque homme qui se présente, sondant son corps et son intelligence, puis l'étiquetant et lui don- nant un numéro pour nom, une besogne pour vie et pour espérance. L'homme n'est plus qu'un infime manœuvre.

Un jour, la bande des artistes s'est présentée à la porte. Voilà Proudhon perplexe. Qu'est-ce que c'est que ces hommes-là? A quoi sont-ils bons? Que diable peut-on leur faire faire? Proudhon n'ose les chasser carrément, parce que, après tout, il ne dédaigne au- cune force et qu'il espère, avec de la patience, en tirer




PROUDHOiN ET COURBET. 23

quelque chose. Il se met à chercher et à raisonner. Il ne veut pas en avoir le démenti, il finit par leur trou- ver une toute petite place ; il leur fait un long sermon, dans lequel il leur recommande d'être bien sages, et il les laisse entrer, hésitant encore et se disant en lui- même : « Je veillerai sur eux, car ils ont de méchants visages et des yeux brillants qui ne me promettent rien de iDon. »

Vous av.ez raison de trembler, vous n'auriez pas dû les laisser entrer dans votre ville-modèle. Ce sont des gens singuliers qui ne croient pas à l'égalité, qui ont l'étrange manie d'avoir un cœur, et qui poussent par- fois la méchanceté jusqu'à avoir du génie. Ils 'vont troubler votre peuple, déranger vos idées de commu- nauté, se refuser à vous et n'être qu'eux-mêmes. On vous appelle le terrible logicien ; je trouve que votre logique dormait le jour où vous avez commis la faute irréparable d'accepter des peintres parmi vos cordon- niers et vos législateurs. Vous n'aimez pas les artistes, toute personnalité vous déplaît, vous voulez aplatir l'individu pour élargir la voie de l'humanité. Eh bien I soyez sincère, tuez l'artiste. Votre monde sera plus calme.

Je comprends parfaitement l'idée de Proudhon, et même, si l'on veut, je m'y associe. Il veut le bien de

E3US, il le veut ati nom de la vérité et du droit, et il n'a as à regarder s'il écrase quelques victimes en mar- hant au but. Je consens à habiter sa cité ; je m'y en- nuierai sans doute à mourir, mais je m'y ennuierai ^nnêtement et tranguillementjCe qui est une compen-




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sation. Ce que je ne saurais supporter, ce qui m'irrite, c'est qu'il force à vivre dans cette cité endormie des hommes qui refusent énergiquement la paix et l'ef- facement qu'il leur offre. Il est si simple de ne pas les recevoir, de les faire disparaître. Mais, pour l'amour de Dieu, ne leur faites pas la leçon; surtout ne vous amusez pas à les pétrir d'une autre fange que celle dont Dieu les a formés, pour le simple plaisir de les créer une seconde fois tels que vous les désirez.

Tout le livre de Proudhon est là. C'est une seconde création, un meurtre et un enfantement. Il accepte l'artiste dans sa ville, mais l'artiste qu'il imagine, l'artiste dont il a besoin et qu'il crée tranquillement en pleine théorie. Son livre est vigoureusement pensé, il a une logique écrasante ; seulement toutes les défi- nitions, tous les axiomes sont faux. C'est une colossale erreur déduite avec une force de raisonnement qu'on ne devrait jamais mettre qu'au service de la vérité.

Sa définition de l'art, habilement amenée et habi- lement exploitée, est celle-ci : Une représentation idéa- liste de la nature et de nous-mêmes^ en vue du perfec- tionnement physique et moral de notre espèce. Cette définition est bien de l'homme pratique dont je par- lais tantôt, qui veut que les roses se mangent en sa- lade. Elle serait banale entre les mains de tout autre, mais Proudhon ne rit pas lorsqu'il s'agit du perfec- tionnement physique et moral de notre espèce. Il se sert de sa définition pour nier le passé et pour rêver un avenir terrible. L'art perfectionne, je le veux bien, mais il perfectionne à. sa manière, en conientant


P^^^^^ PROUDHON ET COURBET. 25

l'esprit, et non en prêchant, en s'adressant à la raison.

D'ailleurs, la définition m'inquiète peu. Elle n'est que le résumé fort innocent d'une doctrine autrement dangereuse. Je ne puis l'accepter uniquement à cause des développements que lui donne Proudhon ; en elle- même, je la trouve l'œuvre d'un brave homme qui juge l'art comme on juge la gymnastique et l'étude des racines grecques.

Proudhon pose ceci en thèse générale. Moi public, moi humanité, j'ai droit de guider l'artiste et d'exiger de lui ce qui me plaît; il n^ doit pas être lui, il doit être moi, il doit ne penser que comme moi, ne tra- vais caricatures, à une fantaisie folle et grotesque, et j'étais devant une pein- ture serrée, large, d'un fini et d'une franchise ex^ trêmes. Les types étaient vrais sans être vulgaires ; les chairs, fermes et souples, vivaient puissamment; les fonds s'emplissaient d'air, donnaient aux figures une vigueur étonnante. La coloration, un peu sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse des tons, l'ampleur du métier établissent les plans et font que chaque détail a un relief étrange. En fer- mant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d'une seule masse» bâties à chaux et à sable, réelles jusqu'à la vie et belles jusqu'à la vérité. Courbet est le seul peintre de notre époque ; il appartient à la famille des faiseurs de chair, il a pour frères, qu'il le veuille ou non, Véronèse, Rembrandt, Titien.

Proudhon a vu comme moi les tableaux dont je parle, mais il les a vus autrement, en dehors de toute facture, au point de vue de la pure pensée. Une toile, Lour lui, est un sujet; peignez-la en rouge ou en vert,


jM)ur lui, es

li


36 MES HAINES.

que lui importe ! Il le dit lui-même, il ne s'entend eu rien à la peinture, et raisonne tranquillement sur les idées. Il commente, il force le tableau à signifier quelque chose ; de la forme, pas un mot.

C'est ainsi qu'il arrive à la bouffonnerie. Le nouveau critique d'art, celui qui se vante de jeter les bases d'une science nouvelle, rend ses arrêts de la façon suivante : Le Retour de la Foire^ de Courbet, est « la France rustique, avec son humeur indécise et son esprit positif, sa langue simple, ses passions douces, son style sans emphase, sa pensée plus près de terre que des nues, ses mœurs également éloignées de la démocratie et de la démagogie, sa préférence décidée pour les façons communes, éloignée de toute exal- tation idéaliste, heureuse sous une autorité tempérée, dans ce juste milieu aux bonnes gens si cher, et qui, hélas I constamment les trahit. » La Baigneuse est une satire de la bourgeoisie ; « Oui, la voilà bien cette bourgeoisie charnue et cossue, déformée par la graisse et le luxe ; en qui la mollesse et la masse étouf- fent l'idéal, et prédestinée à mourir de poltronnerie, - quand ce n'est pas de gras fondu ; la voilà telle que sa sottise, son égoïsme et sa cuisine nous la font. » Les Demoiselles delà Seine et les Casseurs de pieires servent à établir un bien merveilleux parallèle : « Ces deux femmes vivent dans le bien-être... ce sont de vraies artistes. Mais l'orgueil, l'adultère, le divorce et le sui- cide, remplaçant les amours, voltigent autour d'elles et les accompagnent; elles les portent dans leur douaire : c'est pourquoi, à la fin, elles paraissent hor-


PROUDHON ET COURBET. 37

ribles. Les Casseu7's de pih'res^ au rebours, crient par leurs haillons vengeance contre l'art et la société ; au fond, ils sont inoffensifs et leurs âmes sont saines. » Et Proudhon examine ainsi chaque toile, les expli- quant toutes et leur donnant un sens politique, reli- gieux, ou de simple police des mœurs

Les droits d'un commentateur sont larges, je le sais, et il est permis à tout esprit de dire ce qu'il sent à la vue d'une œuvre d'art. 11 y a même des obser- vations fortes et justes dans ce que pense Proudhon mis en face des tableaux de Courbet. Seulement, il reste philosophe, il ne veut pas sentir en artiste. Je le répète, le sujet seul l'occupe; il le discute, il le caresse,il s'extasie et il se révolte. Absolument par- lant, je ne vois pas de mal à cela ; mais les admira- tions, les commentaires de Proudhon deviennent dangereux, lorsqu'il les résume en règle et veut en faire les lois de l'art qu'il rêve. Il ne voit pas que Courbet existe par lui-même, et non par les sujets qu'il a choisis : l'artiste aurait peint du même pinceau des Romains ou des Grecs, des Jupiters ou des Vénus, qu'il serait tout aussi haut. L'objet ou la personne à peindre soni les prétextes ; le gé nie consiste à fendre^ cet objet ou cette personne dans un sens nouveau, Jîus~vraroii plus grand. Quant à moi, ce n'est pas . Tarbre, le visage, la scène qu'on me représente qui me -touchent: c^tTTiolnmB^iIue }é trouve dans l'œuvrC;^

c'êstTmdîvidualité puissante qui a su créer, à côté dii

monde de Dieu, un monde personnel que mes yeux ne pourront plus oublier et qu'ils reconnaîtront partout.

IL.


38 MES HAINES.

J'aime Courbet absolument, tandis que Proudhon ne l'aime que relativement. Sacrifiant l'artiste à l'œu- vre, il paraît croire qu'on remplace aisément un maître pareil, et il exprime ses vœux avec tranquil- lité, persuadé qu'il n'aura qu'à parler pour peupler sa ville de grands maîtres. Le ridicule est qu'il a pris une individualité pour un sentiment général. Courbet mourra, et d'autres artistes naîtront qui ne lui res- sembleront point. Le talent ne s'enseigne pas, il grandit dans le sens qui lui plaît. Je ne crois pas que le peintre d'Ornans fasse école; en tous cas, une école ne prouverait rien. On peut affirmer en toute certitude que le grand peintre de demain n'imitera directement personne; car, s'il imitait quelqu'un, s'il n'apportait aucune personnalité, il ne serait pas un grand peintre. Interrogez l'histoire de l'art.

Je conseille aux socialistes démocrates qui me pa- raissent avoir l'envie d'élever des artistes pour leur propre usage, d'enrôler quelques centaines d'ouvriers et de leur enseigner l'art comme on enseigne, au col- lège, le latin et le grec. Il auront ainsi, au bout de cinq ou six ans, des gens qui leur feront proprement des tableaux, conçus et exécutés dans leurs goûts et se ressemblant tous les uns les autres, ce qui témoi- gnera d'une touchante fraternité et d'une égalité louable. Alors la peinture contribuera pour une bonne part au perfectionnement de l'espèce. Mais que les socialistes démocrates ne fondent aucun espoir sur les artistes de génie libre et élevés en dehors de leur petite église. Ils pourront en rencontrer un qui leur



PROUDHON ET COURBET. 3J

convienne à peu près ; mais ils attendront mille ans avant de mettre la main sur un second artiste sem- blable au premier. Les ouvriers que nous faisons nous obéissent et travaillent à notre gré; mais les ouvriers que Dieu fait n'obéissent qu'à Dieu et travaillent au gré de leur chair et de leur intelligence.

Je sens que Proudhon voudrait me tirer à lui et que je voudrais le tirer à moi. Nous ne sommespas dumême monde, nous blasphémons l'un pour l'autre. 11 désire faire de moi un citoyen, je désire faire de lui un ar- tiste. Là est toutle débat. Son art 7'ationnely son réalisme à lui, n'esta vrai dire qu'une négation de l'art, une plate illustration de lieux communs philosophiques. Mon art, à moi, au contraire, est une négation de la société, une affirmation de l'individu, en dehors de toutes règles et de toutes nécessités sociales. Je com- prends combien je l'embarrasse, si je ne veux pas prendre un emploi dans sa cité humanitaire : je me mets à part, je me grandis au-dessus des autres, je dédaigne sa justice et ses lois. En agissant ainsi, je sais que mon cœur a raison, que j'obéis à ma nature, et je crois que mon œuvre sera belle. Une seule crainte me reste : je consens à être inutile, mais je ne vou- drais pas être nuisible à mes frères. Lorsque je m'in- terroge, je vois que ce sont eux, au contraire, qui me remercient, et que je les console souvent des duretés des philosophes. Désormais, je dormirai tranquille.

Proudhon nous reproche, à nous romanciers et poètes, de vivre isolés et indifférentSi ne nous inquié-

Kt pas du progrès. Je ferai observer à Proudhon


40 MES HALNES.

que nos pensées sont absolues, tandis que les siennes ne peuvent être que relatives. Il travaille, en homme pratique, au bien-être de l'humanité ; il ne tente pas la perfection, il cherche le meilleur état possible, et fait ensuite tous ses efforts pour améliorer cet état peu à peu. Nous, au contraire, nous montons d'un bond à la perfection ; dans notre rêve, nous attei- gnons l'état idéal. Dès lors, on comprend le peu de souci que nous prenons de la terre. Nous sommes en plein ciel et nous ne descendons pas. C'est ce qui explique pourquoi tous les misérables de ce monde nous tendent les bras et se jettent à nous, s' écartant des moralistes.

Je n'ai que faire de résumer le livre de Proudhon : il est l'œuvre d'un homme profondément incompétent et qui, sous prétexte de juger l'art au point de vue de sa destinée sociale, l'accable de ses rancunes d'homme positif; il dit ne vouloir parler que de l'idée pure, et son silence sur tout le reste, — sur l'art lui-même, — est tellement dédaigneux, sa haine de la person- nalité est tellement grande, qu'il aurait mieux fait de prendre pour titre : De la mort de VArt et de son inutilité sociale . Courbet, qui est un artiste personnel au plus haut point, n'a pas à le remercier de l'avoir nommé chef des barbouilleurs propres et moraux qui doivent badigeonner en commun sa future cité humanitaire.


LE CATHOLIQUE HYSTÉRIQUE I

Il y a des maladies intellectuelles, de même qu'il y a des maladies physiques. On a dit que le génie était une névrose aiguë. Je puis affirmer que M. Barbey d'Aurevilly, le catholique hystérique dont je veux parler, n'a rien qui ressemble à du génie, et je dois déclarer cependant que l'esprit de cet écrivain est en proie à une fièvre nerveuse terrible.

Le critique, assure- t-on, est le médecin de l'intel- ligence. Je tàte le pouls au malade, et je reconnais en lui des désordres graves :ily a eu ici abus de mysti- cisme et abus de passion ; le corps brûle et l'âme est folle; cet être exalté a des besoins de chair et des besoins


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d'encens. En un mot, le cas est celui-ci : un saint An- toine jeté en pleine orgie, les mains jointes, les yeux au ciel, ayant aux lèvres des baisers féroces et de fanatiques prières.

On ne saurait juger M. Barbey d'Aurevilly avec trop de franchise et trop de sévérité. 11 a lui-même montré en critique un tel emportement, un tel parti pris que je me sens à l'aise pour lui dire nettement ma façon de penser. Certes, il ferait preuve de mauvais goût, s'il se fâchait de sentir la piqûre des armes dont il a si furieusement essayé maintes fois de percer la poitrine des autres. Son attitude guerrière appelle la lutte ; son esprit entier et impitoyable en- fait un adversaire qui ne mérite aucun ménagement. Lui-même rirait de ma timidité et de mon indulgence, si j'étais assez naïf pour être indulgent et timide.

Je veux surtout examiner sa dernière œuvre : Un prêtre marié. Résumant, dès le début, l'impression que cette œuvre m'a produite, je dirai simplement qu'elle m'a exaspéré.

Je désire me faire bien comprendre et mettre le plus d'ordre possible dans mon réquisitoire. Il y a dans le livre deux parties que l'on doit, selon moi, examiner séparément : la partie purement artistique et la partie en quelque sorte dogmatique. L'une est le produit d'une personnalité qui s'enfle à crever, l'autre est un plaidoyer violent et maladroit en faveur du célibat des prêtres.

Voici l'histoire. Nous raisonnerons ensuite.

Jean Gourgue, dit Sombreval, le prêtre marié, est



LE CATHOLIQUE HYSTERIQUE. 43

un fils de la terre, un de ces rudes fils de paysan, au cou de taureau, aux pensées fortes et puissantes. Il r s'est fait prêtre, poussé par son amour de l'étude ; . puis, ne pouvant apaiser son insatiable désir, il va plus avant dans la science, et dès lors il nie Dieu qui a son vicaire à Rome, il rentre dans la vie commune, il se marie. Sombreval a épousé la fille d'un chimiste, son maître ; la jeune femme lui donne une enfant, Calixte, et meurt en apprenant la véritable histoire de son mari. C'est là le second meurtre du prêtre marié, qui a déjà tué son père par son parjure. Le titre du Roman devrait être : la Fille du Prêtre, car l'œuvre est tout entière dans cette Calixte, pâle et émaciée, secouée par une névrose terrible, portant au front, entre les sourcils, une croix qui se dessine en rouge sur la blancheur de la face. Le père, qui a reporté sa foi dans l'amour de cet enfant, est puni par elle de ses sacrilèges; le ciel se venge en le faisant souffrir dans la chair de sa chair, en lui envoyant un de ses anges, marqué du signe rédempteur, créature maladive et céleste qui est sans cesse à son côté pour lui parler de Dieu. Mais Sombreval ne croit plus à l'âme, il veut seulement disputer le corps de sa fille à la mort. Une lutte acharnée s'établit entre sa science et la maladie. Il emporte Calixte, comme un avare, dans un coin perdu de la France, pour la soigner plus à l'aise, et il va choisir , on ne sait pourquoi, un château de la Basse-Normandie, le Quesnay, situé près du village où son père est mort, où le souvenir du prêtre marié est maudit.


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Nous sommes ici en pays fanatique, chez un peuple de paysans superstitieux ; ce fait moderne du mariage d'un prêtre va se passer en plein moyen âge. La sorcière ne saurait être loin ; elle est l'âme du récit, elle le domine de tout son fatalisme et donne la véritable note de l'esprit qui l'anime. La figure de la grande Malgaigne apparaît dès le début ; dans le sou- lèvement général de la contrée, elle se dresse comme l'oracle antique, annonçant le terrible dénoûment que le diable lui permet de prévoir. Cette Malgaigne a prédit jadis à Sombreval : « qu'elle le voyait prêtre, puis marié, puis possesseur du Quesnay, enfin que l'eau lui serait funeste et qu'il y trouverait sa fin. » Vous pensez que toutes ces prédictions s'accom- plissent à la lettre : les intérêts de Dieu sont servis par Satan, la sorcellerie vient au secours de la religion. Bien que rentrée au giron de l'Eglise, la Malgaigne exerce encore parfois son ancienne industrie ; c'est ainsi qu'elle annonce une mort violente à Néel de Néhou, le jeune premier du livre. Il mourra parce qu'il aime Galixte: ainsi le veut l'enfer ou le ciel, je ne sais plus au juste. GeNéel, fils d'un gentilhomme du voisinage, est destiné à donner dans l'œuvre la note amoureuse ; il aime et ne peut épouser, car la pauvre malade est carmélite, à l'insu même de son père. Tel est le milieu, tels sont les personnages. L'intrigue est simple d'ailleurs. Les paysans ameutés vont jusqu'à accuser Sombreval d'inceste; Alors, fou de désespoir, le père sentant que la maladie de sa filVe est toute morale, et craignant qu'une insulte suprême ne la


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frappe de mort, se décide à feindre le repentir et à servir de nouveau ce Dieu auquel il ne croit plus. Il part, il fait pénitence ; il tente de sauver son infant par un mensonge. Mais Galixte apprend le sacrilège de son père et elle meurt dans une dernière crise. Sombreval, selon la pensée de l'auteur, tue sa fille, comme il a tué sa femme, comme il a tué son père. Dans la folie de sa douleur, il creuse avec ses ongles la fosse déjà comblée, il arrache Galixte à la terre et court se jeter avec le cadavre dans l'étang du Quesnay, où la Malgaigne avait vu, avec les yeux de l'àme, les deux corps étendus côte à côte. Il va sans dire que Néel meurt trois mois après, juste à l'heure fixée par la voyante. Voilà comme quoi s'accomplirent les prophéties d'une vieille femme.

M. Barbey d'Aurevilly ne saurait se plaindre. Je crois avoir donné une analyse consciencieuse, presque sympathique de son roman. Nous pouvons discuter à l'aise, maintenant que les pièces du procès sont con- nues. Je désire appuyer sur mes appréciations, en re- prenant tour à tour les principaux personnages et certains détails de l'œuvre.

Avant tout, quelle a été la véritable pensée de Tau- 1 teur, que défend-il, que veut- il nous prouver? M. Barbey d'Aurevilly n'est pas un homme à réticences ' ni à plaidoyers timides. On doit, sans crainte, tirer les enseignements des faits qu'il avance, et on est certain qu'il ne désavouera pas ses intentions, si extrêmes qu'elles soient. Voici les principes mons- trueux que l'on peut formuler après la lecture à! Un


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prêtre marié : — la science est maudite, savoir c'est ne plus croire, l'ignorance est aimée du ciel; — les bons payent pour les méchants, l'enfant expie les fautes du père ; — la fatalité nous gouverne, ce monde est un monde d'épouvante livré à la colère d'un Dieu et aux caprices d'un démon. Telles sont en substance les pensées de l'auteur. Enoncer de pareilles propo- sitions, c'est les réfuter. D'ailleurs le grand débat porte sur le sujet même du livre, sur ce mariage du prêtre qui paraît un si gros sacrilège à M. Barbey d'Aurevilly, et qui me semble, à moi, un fait naturel, très humain en lui-même, ayant lieu dans les reli- gions sans que les intérêts du ciel en souffrent.

Il est difficile, d'ailleurs, de juger froidement une œuvre semblable, produit d'un tempérament excessif. Tous les personnages sont plus ou moins malades, plus ou moins fous ; les épisodes galopent eux-mêmes en pleine démence. Le livre entier est une sorte de cauchemar fiévreux, un rêve mystique et violent. De telles pages auraient dû être écrites il y a quelques cents ans, dans une époque de terreur et d'angoisse, lorsque la raison du moyen âge chancelait sous d'ab- surdes croyances. Une intelligence détraquée de ces misérables temps, un esprit perdu de mysticisme et de fatalisme, une âme qui ne distingue plus entre le sor- cier et le prêtre, entre la réalité et le songe, aurait pu à la rigueur se permettre une pareille débauche de folie. Au point de vue artistique, je comprends et j'admets encore ce livre étrange; l'insanité lui est permise, il peut à son gré divaguer et mentir ; il n'attaque après


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tout que le goût, et l'artiste modéré peut se consoler en le jetant après la troisième page. Mais dès qu'il se mêle de prêcher, dès qu'il veut devenir un enseigne- ment et un catéchisme, il attaque le vrai, et on est en droit de lui demander un peu de raison et de mesure, sous peine de n'être pas écouté par les gens sérieux. Avez -vous jamais vu un échappé de Gharenton ren- dant des arrêts sur la place publique?

Oui, si l'on veut, M. Barbey d'Aurevilly avait le droit d'écrire la partie romanesque de l'œuvre, telle qu'il l'a écrite. Mais j'affirme qu'il n'avait pas le droit d'écrire la partie que j'ai appelée dogmatique, à moins de changer totalement de procédé. Lorsqu'on a à dis- cuter, à l'aide du roman, des problèmes philoso- phiques et religieux, le premier soin de l'écrivain de- vrait être de se placer dans un milieu réel ; il ne lui est pas permis de sortir de son temps pour résoudre une question contemporaine, de sortir de l'humanité pour résoudre une question humaine. J'ai dit qu'^'^^ prêtre marié était un plaidoyer maladroit en faveur du célibat des prêtres, justement à cause du peu de vérité de l'œuvre. Un homme raisonnable ne saurait s'ar- rêter à cette création bizarre qui s'agite dans un monde qui n'existe pas. Si vous êtes catholique et que vous vouliez défendre vos croyances, prenez le monde moderne corps à corps, luttez avec lui sur son propre terrain, en plein Paris ; mais n'allez pas opposer un savant à plusieurs centaines de Normands ignorants ; en un mot, heurtez le présent contre le présent. Vous vous assurez une victoire trop facile au fond de votre


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Normandie, et vous atteignez l'efTet contraire à celui que vous espériez, en triomphant dans le rêve et dans le miracle .

M. Barbey d'Aurevilly, c'est une justice à lui rendre, a travaillé amoureusement la grande figure de Sombreval ; il en a fait un Titan, une sorte de co- losse tranquille dans son doute, dédaigneux du monde, gardant ses tendresses pour sa fille et la science. Ce personnage est un excellent portrait de l'incrédule moderne dont l'impiété est faite d'indifférence ; il croit en lui, il croit en ses volontés et en son savoir.

Pour l'auteur, c'est un damné qui a tué Dieu, meurtre que j'avoue ne pas trop comprendre; c'est un assassin et un sacrilège, un fils révolté, qu'un père despote châtiera cruellement. Pour moi, tel que M. Barbey d'Aurevilly le peint, c'est un homme san- guin, d'un esprit positif, qui s'est fatigué un jour des mystères et des exigences d'une religion jalouse, et qui est tranquillement rentré dans la vie ordinaire, plus compréhensible et convenant mieux à sa nature. Il ne croit à rien, parce que rien de ce qu'on lui pré- sente ne lui semble croyable ; il vit dans un temps de transition, se reposant dans ses affections et dans son intelligence, attendant la nouvelle philosophie reli- gieuse qui, selon lui, remplacera certainement celle qu'il a cru devoir quitter par dégoût, par besoin d'amour humain et de saine raison ; il aide lui-même la venue de la vérité, penché sur ses creusets de chi- miste, et travaillant à une œuvre de santé et de ten- dresse. Certes, M. Barbey d'Aurevilly n'a pas entendu


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ainsi son personnage ; mais il a été entraîné malgré lui à dresser dans ce sens cette figure, qui est la seule vraie de l'ouvrage. L'amour que l'écrivain a pour la la force et la réalité, l'a amené à doter si richement son héros, qu'il lui a conquis la sympathie de tous les lecteurs. On admire cette puissante intelligence, cette nature calme et forte ; on aime ce père qui ne vit que Dour sa fille, — et l'émotion profonde que cause cet imour paternel tend à la condamnation du célibat des prêtres; on est tenté de battre ces paysans nor- mands, si bêtement superstitieux, qui insultent cet homme de cœurv et de conscience, — et cette sainte colère est comme un cri indigné qui réclame la liberté de conscience, le droit pour tous à l'amour et à la fa- mille, la rupture des vœux qui lient l'homme à la di- "\'inité.

Sombreval est le seul être raisonnable et bien por- tant parmi les poupées hallucinées et souffrantes de BI. Barbey d'x\urevilly ; il a la logique du bon sens et me paraît être le plus honnête homme du monde. Je vais à l'instant le relever de l'accusation de meurtre ; et, quant à son dernier sacrilège, lorsqu'il veut sauver Galixte, l'auteur prend lui-même le soin d'expliquer qu'il ne pouvait y avoir profanation pour cet incré- dule, à communier avec l'hostie, qui n'était plus à ses yeux qu'un peu de farine.

En face de ce père, de cette âme droite et hon- Bête, M. Barbey d'Aurevilly a placé deux autres figu- res de prêtres, l'abbé Hugon et l'abbé Méautis. L'abbé ïlugon est la bonne âme qui revient de l'exil pour ap^

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prendre à la femme de Sombreval, alors enceinte de Calixte, que son mari est un prêtre ; l'abbé Méautis est le tendre cœur qui se demande s'il doit tuer oui ou non Galixte, et qui finit par obéir au ciel et par dire à la jeune fille que son père la trompe, qu'il pro- fane l'hostie sainte. Ainsi le meurtrier de la femme de Sombreval est l'abbé Hugon, le meurtrier de Ga- lixte est l'abbé Méautis, et tous deux ont conscience de l'assassinat qu'ils vont commettre, et le dernier surtout, un véritable ange de douceur, accomplit le crime avec préméditation I M. Barbey d'Aurevilly a vraiment la main heureuse, lorsqu'il choisit de fidèles ministres du Seigneur. Qu'importe la créature, elle est faite pour souffrir et pour mourir ; les intérêts du ciel avant tout. Voilà certes une religion humi- liante pour l'âme et pour la volonté, injurieuse pour Dieu lui-même. Tandis que Sombreval lutte nuit et jour contre la maladie de Galixte, l'abbé Méautis se croise tranquillement les bras et attend le bon plaisir du ciel; tandis que le père se ment à lui-même, renie toute sa force et toutes ses convictions, veut la vie de sa fille aux dépens de son être entier, il y a là un prêtre qui frappe dans l'ombre et que le ciel, à l'aide d'un miracle, charge de tuer une enfant innocente. Et M. Barbey d'Aurevilly vient nous dire ensuite que Sombreval a tué Galixte. Alors, sans doute, c'est l'abbé Méautis qui voulait la sauver. Vous êtes dans le vrai d'ailleurs : certains prêtres ont souvent de ces avis du ciel qui plongent des familles dans le deuil, et les douces âmes trouvent toujours quelque


LE CATHOLIQUE HYSTÉRIQUE. ^ Dur expliquer la colère de leur Dieul

Cette Calixte ne vit pas en ce monde ; elle est fille de l'extase et du miracle. Il s'échappe d'elle des sen- teurs fades de mourante ; elle a la beauté froide et pâle de la mort. Les yeux ouverts démesurément, ce large ruban rouge qui cache la croix de son front, cette peau molle et transparente, tout cet être dis- sous par la maladie, jeune sans jeunesse, a un aspect chétif et malsain qui répugne. Elle a le tempérament de sa foi; la maladie nerveuse qui la secoue explique ses extases ; il y a en elle assez d'hystérie pour faire vivre plusieurs douzaines de femmes dévotes. M. Bar- bey d'Aurevilly a créé là une étrange fille dont per- sonne ne voudrait être le père; la place de cette moribonde est dans une maison de santé et non dans une église. Heureusement, Dieu, plus doux que l'au- teur, n'envoie pas de tels enfants aux hommes, même comme châtiment. Calixte estleproduitd'uneimagina- tion déréglée, un cas curieux de catalepsie et de som- nambulisme qu'un médecin étudierait avec joie s'il se présentait, une création artistique, si l'on veut, réus- sie comme étrangeté. Mais que vient faire cette folle, cette figure de légende, dans un livre qui a la préten- tion de discuter des faits contemporains? On ne con- vainc personne avec de pareils arguments.

Quant à Néel de Néhou, il est le frère, ou plutôt la sœur de Calixte. Ce jeune homme, à bien l'examiner, est une jeune fille nerveuse. Lui aussi porte au front un signe bizarre, la veine de colère qui se gonfle et Qoircit dans les moments de violence. Ce personnage


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est plus acceptable, parce qu'il est secondaire et qu'il ne prêche pas. Mais il est parfaitement ridicule. Pour se faire aimer de Calixte, il n'imagine rien de mieux que de se casser la tête sous sa fenêtre, en brisant contre le perron du Quesnay une légère voiture qu'il conduit tout exprès. Violent et passionné, beau comme une femme et fort comme un homme, d'une élégance morbide et d'une fierté chevaleresque, cet adolescent réalise sans doute le type idéal de l'amant et du gentilhomme pour M. Barbey d'Aurevilly. Pour moi, il ressemble à un page d'une gravure de modes L'auteur aime à habiller ses personnages des costu- mes d'autrefois ; il a parfaitement réussi à nous don- ner, dans Néel de Néhou, un de ces chevaliers imagi- naires, tout colère et tout tendresse, jeunes filles à fines moustaches blondes, ayant la taille mince et le bras invincible. Je vous assure que les amoureux de notre âge sont autrement bâtis et qu'ils aiment d'une toute autre façon.

J'ai dit que la grande Malgaigne représentait la fatalité dans l'ouvrage. Elle est fort bien drapée, cette Malgaigne, et le seul^tort qu'elle ait est de prédire avec trop de succès et de certitude. Je me rappelle une sorcière de Walter Scott qui a pu servir de modèle à l'auteur, mais celle-ci est franchement au service du diable, tandis que celle de M. Barbey d'Aurevilly communie et prophétise tout à la fois. J'aime assez rencontrer dans la lande cette vieille femme qui ra- conte des histoires à dormir debout; elle est à son plan dans le paysage; ses longues jupes aux pUs droits et


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réguliers, sa démarche noble, ses paroles sinistres et désolées, ce cri de mort dont elle emplit l'œuvre, sont d'un bon effet dans le tableau. Mais au moins que l'auteur n'ait pas la naïveté de venir me donner cette folle comme un être vivant auquel je dois croire. S'il nous conte une légende, j'accepte la Malgaigne. S'il s'avise de me dire que cette légende est un récit vrai, s'il fait de cette hallucinée une messagère de l'autre monde, je lui ris au nez et je refusé la Malgaigne.

On le voit, après m'être arrêté de nouveau aux per- sonnages, je n'accorde aucune portée au roman de M. Barbey d'Aurevilly. La fantaisie et le caprice, le pro- dige et le cauchemar régnent trop dans cette œuvre pour qu'elle soit une œuvre de discussion sérieuse. Elle se réfute par son emportement fiévreux, par ses créations monstrueuses, par le milieu étrange où elle s'agite. Tout en elle mè paraît se tourner contre elle- même. Il n'est pas une personne de bon sens qui n'y trouve un pamphlet terrible contre le célibat des prê- tres. On dirait que l'auteur, pris d'une rage soudaine, s'est mis à frapper à droite et à gauche, sans s'in- quiéter s'il abattait ses dieux ou les dieux des voisins.

Que dirais-je maintenant de la partie artistique de l'œuvre? On ne saurait nier que, sous ce point de vue, le livre ne ressemble pas à tous les autres, et qu'il n'y ait en lui une vie chaude et particulière. Sombreval et Galixte, Néel et la Malgaigne, sont à coup sûr des I îîgures hardiment posées, travaillées avec largeur et qui s'imposent à l'esprit; la fille au bras du père, îettepâle tête appuyée à cette puissante épaule, l'ado-


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lescent frémissant et fier écoutant les paroles de mort de la voyante, me paraissent des oppositions et des rapprochements très réussis et mis en œuvre par un esprit vigoureux qui a le sens du pittoresque. Les paysages aussi ne manquent pas d'étendue ni de vérité; la description de l'étang du Quesnay est une peinture grasse et solide, d'une ampleur remarquable. Chaque détail, dans le roman, a ainsi son relief forte- ment accusé; chaque personnage, chaque objet est compris avec une vive intelligence artistique et se trouve rendu avec une grande allure. Mais M. Barbey d'Aurevilly compromet ses qualités d'écrivain original par une telle déraison, qu'il faut beaucoup aimer le tempérament chez un artiste pour découvrir, sous l'effrayant chaos de ses phrases, les horizons larges des campagnes, les silhouettes nettes et fermes des personnages. Il donne trop facilement raison à la criti- que timide et pédante, et je comprends qu'il y ait des gens qui le nient. Moi, je me contenterai de lui dire que l'effort n'est pas la force, que l'étrangeté n'est pas l'originalité. Ce ne peut être là la libre expression d'une personnalité d'artiste. Il tend ses nerfs, il arrive à la grimace et au balbutiement ; il exagère ses instincts, il tiraille son intelligence, et, dans cette tension, dans cette lutte de tout son être, il monte jusqu'à la démence. Ce grincement général de l'œuvre est d'autant moins agréable qu'il n'est pas tnurel. Je voudrais lire un livre écrit sans parti pris par M. Barbey d'Aurevilly, et je suis certain ' qu'il y resterait encore assez de saveur person-


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nelle pour en faire une œuvre très remarquable.

Un prêtre wjarié est écrit dans un jargon insuppor- table qui agace et qui exaspère ; le bas des pages est criblé de notes pour expliquer les mots patois qui encombrent le texte; d'ailleurs on devrait y trouver des explications sur les phrases elles-mêmes. Que signifie, je vous prie «... Elle souffla ce dernier mot comme si elle eût craint de casser le chalumeau de l'Ironie, en soufflant trop fort... » Et encore : « ... Frappée aux racines de son être par la pile de Volta du front de son père... «Et encore: « ... Mais un jour, la bonde enfoncée par la prudence par dessus tous leurs étonnements, partit avec celle d'un tonneau mis en perce dans un des cabarets du bourg... » Je prends au hasard. Est-ce là parler français, et un peu de simplicité serait-il si regrettable, lorsqu'il s'agit de raconter des faits simples? M. Barbey d'Aurevilly se moque de nous et de lui-même. Il maltraite plus que le goût, il maltraite son propre talent et tombe dans le radotage par parti pris d'originalité.

Je ne sais si on l'a compris, je me sens, au point de vue artistique, une sorte de sympathie pour l'œuvre que je viens déjuger sévèrement et qui m'attire à elle par son audace. Cette sympathie inavouée m'irrite encore davantage contre elle. Je suis désespéré de voir tant de hardiesse si mal employée. Je condamne Un prêtre marié ^ et pour être ce qu'il est, et pour n'être pas ce qu'il pourrait être.


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LA LITTÉRATURE ET LA GYMNASTIQUE

Qu'il me soit permis de parler d'un sujet qui inté- resse toute notre génération d'esprits affolés et hysté- riques. Le corps, comme aux meilleurs temps du mysticisme, est singulièrement en déchéance chez nous. Ce n'est plus l'âme qu'on exalte, ce sont les nerfs, la matière cérébrale. La chair est endolorie des secousses profondes et répétées que le cerveau im- prime à tout l'organisme. Nous sommes malades, cela est bien certain, malades de progrès. 11 y a hypertrophie du cerveau, les nerfs se développent au détriment des muscles, et ces derniers, affaiblis et fiévreux, ne soutiennent plus la machine humaine.


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L'équilibre est rompu entre la matière et l'esprit.

Il serait bon de songer à ce pauvre corps, s'il en est' encore temps. Cette victoire des nerfs sur le sang a décidé de nos mœurs, de notre littérature, de notre époque tout entière. Je ne veux examiner que les résultats littéraires, pour ainsi dire. Il est évident que toute œuvre étant fille de l'esprit et devant res- sembler à son p^re, l'état de crise ou de santé paisible de l'intelligence fait l'œuvre calme ou l'œuvre pas- sionnée. Les périodes classiques se présentent, lors- que sang et nerfs ont une égale puissance et forment ainsi des tempéraments mesurés et pondérés ; lorsque, au contraire, les nerfs ou le sang l'emporte, naissent des œuvres de belles brutes florissantes ou de fous de génie.

Étudiez notre littérature contemporaine, vous verrez en elle tous les effets de la névrose qui agite notre siècle; elle est le produit direct de nos inquiétudes, de nos recherches âpres, de nos paniques, de ce ma- laise général qu'éprouvent nos sociétés aveugles en face d'un avenir inconnu. Nous ne sommes pas, vous le sentez tous, à cet âge solennel où la tragédie décla- mait ses vers dans une paix un peu lourde, où la littérature entière marchait royalement, sans une révolte, sans un cri de douleur. Nous en sommes à l'âge des chemins de fer et des comédies haletantes» où le rire n'est souvent qu'une grimace d'angoisse, à l'âge du télégraphe électrique et des œuvres extrêmes, d'une réalité exacte et triste. L'humanité glisse, prise de vertige, sur la pente raide de la science ; elle a



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mordu à la pomme, et elle veut tout savoir. Ce qui nous tue, ce qui nous maigrit, c'est que nous devenons savants, c'est que les problèmes sociaux et divins vont recevoir leur solution un de ces jours. Nous allons voir Dieu, nous allons voir la vérité, et vous pensez alors quelle impatience nous tient, quelle hâte fébrile nous mettons à vivre et à mourir. Nous vou- drions devancer les temps, nous faisons bon marché de nos sueurs, nous brisons le corps par la tension de l'esprit. Tout notre siècle est là. Au sortir de la paix monarchique etdogmatique, lorsque le mondeet l'humanité ont été remis en question, ilestarrivé que l'on a repris le problème sur de nouvelles bases, plus justes et plus vraies. L'équation posée et quelques inconnues ayant été trouvées, il y a eu ivresse, joie folle. On a compris qu'on était sans doute sur le chemin de la vérité, et on s'est précipité en masse, démolissant, poussant et criant, faisant de nouvelles découvertes à chaque pas, de plus en plus fouetté par le désir d'aller en avant, d'aller à l'infini et à l'absolu. Sij'osais hasarder une comparaison, je dirais que nos sociétés sont comme une meute lancée contre une bête fauve. Nous sentons la vérité qui court devant nous, et nous courons.

Sans vouloir établir ici une relation intime entre le milieu et l'œuvre qui y est produite, il est aisé de comprendre que les œuvres de cette meute d'hommes lâchés dans le champ de la science, vont avoir toutes les ardeurs, tous les effarements de la chasse âpre et terrible. Notre littérature contemporaine, avec ses


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élans généreux, ses chutes profondes, est née direc- tement de nos aspirations ardentes et de nos affais- sements soudains. Je l'aime, cette littérature, je la trouve vivante et humaine, parce qu'elle est pleine de sanglots et que je trouve dans l'anarchie qui la trouble une vivante image de notre siècle, qui sera grand parmi les siècles, car il est l'enfantement des fortes sociétés de demain. Je le préfère à ces autres époques de calme et de perfection, d'une maturité complète, qui nous ont donné des œuvres pleines et savoureuses. En nos temps de recherches et de ré- voltes, d'écroulement et de reconstruction, je sais que l'art est barbare et qu'il ne saurait contenter les délicats ; mais cet art tout personnel et tout libre a d'étranges délices, je vous assure, pour ceux qui se plaisent aux manifestations de l'esprit humain, et qui ne voient dans une œuvre que l'accident d'un homme mis en face du monde. Moi, j'aime notre anarchie, le renversement de nos écoles, parce que j'aiune grande joie à regarder la mêlée des esprits, à assister aux efforts individuels, à étudier un à un tous ces lutteurs, les petits et les grands. Mais on meurt vite dans cet air ; les champs de bataille sont malsains, et les œuvres tuent leurs auteurs. Puisque la maladie vient de ce fait que le corps est diminué au profit des nerfs, puisque si nos œuvres sont telles, si notre esprit s'exalte, c'est uniquement parce que nous laissons s'amollir nos muscles, le remède es* dans la guérison, dans la culture intelligente et fortifiante de la chair. Notre cerveau se développe par trop d'exer-



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^xîce; exerçons notre corps, et peu à peu l'équilibre rétablira, îs réflexions, très graves à mon sens, me sont jérées par un petit volume que vient de publier r. Eugène Paz. Ce volume, qui a pour titre : La santé de r esprit et du corps par la Gymnastique , porte ces mots en épigraphe : Mens sana in corpore sano. C'est là tout le livre. Que les éléments sanguins et nerveux soient en équilibre; que l'esprit et la chair marc^ient de bonne compagnie : le corps jouira d'une paiX pro- fonde, l'intelligence créera dans le calme des œuvres fortes et paisibles. En présence de l'érétisme nerveux qui nous secoue, le remède indiqué par M. Eugène Paz est le remède logique des exercices corporels. Il envoie toute notre génération au gymnase.

J'applaudis sans réserve aux conclusions du livre; je voudrais que tout Paris, comme l'ancienne Lacédé- mone, se portât au Champ de Mars et s'y exerçât à la la course, au jet du javelot et du disque. Mais qu'il me soit permis de dire combien une pareille éducation est en dehors de nos mœurs, en dehors de notre âge et de nos aspirations. Sans doute, il faut faire appel au peuple, le pousser dans les gymnases, au risque de n'être pas entendu. Pour réussir toutefois à faire de nous de nouveaux Grecs, et de Paris une nouvelle Athènes, il serait nécessaire de nous transporter de deux mille ans en arrière, de nous donner le ciel bleu et les chauds horizons de l'Orient, et de nous procurer l'oubli de notre science. Nous ne pouvons être ce que la Grèce, ce que Rome, ce que le moyen


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âge ont été. L'humanité a marché depuis lors.

Il ne s'agit pas de conclure simplement que les exercices du corps sont nécessaires, il faut dire quelle peut être aujourd'hui la mission de ces exercices, et dans quelle mesure nous sommes prêts à les accepter. Je m'explique.

Imaginez des peuples enfants, vivant sous un soleil ami, ivres de lumière. Les villes blanches s'ouvrent toutes larges. Elles se gouvernent, se défendent, gran- dissent en liberté. Les peuples de ces villes jouissant du matin de l'humanité, aiment la vie pour elle-même; ils sont intelligents, d'une intelligence saine et forte, délicats et ingénieux dans leurs goûts, parce qu'ils ont du soleil autour d'eux et qu'ils sont eux-mêmes beaux et nobles. La chair l'emporte ; ils la divinisent, ils tîherchent la vérité dans la beauté ; leur esprit, plei-î nement contenté par les objets visibles, ne cherche pas à er pénétrer l'essence, ou se plaît à matérialiser les pemées abstraites qui se trouvent au fond de toutes choses. Il y a équilibre, santé, épanouissement du corps. Tout les invite à la culture de ce dernier : le climat qui a des douceurs caressantes, leur état social qui demande des soldats vigoureux, leur goût personnel qui les conduit à admirer un beau membre, lin muscle ferme et gracieux. Ils vivent demi-nus, se xionnaissent à la forme excellente d'une jambe ou d'un bras, comme nos dames d'aujourd'hui se connais- sent àla coupe plus ou moins élégante d'une robe. Leur grande affaire est d'être beaux et forts ; ils n'ont pas Mi'autres occupations ; ils ne naissent pas pour ré-




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soudre des problèmes ni trouver des vérités, ils nais- sent pour se battre, pour grandir en vigueur et en grâce. Les influences réunies du climat et des mœurs ont fait de ces peuples des lutteurs et des coureurs, des soldats et des dieux. La Grèce, au début, n'a ('té qu'un vaste gymnase où filles et garçons, hommes }t femmes, cherchaient la beauté et la fore

Plus tard, aux temps de la Rome impériale, il n'en est déjà plus de môme. Le luxe est venu, et la cor- ruption, et la volupté paresseuse. Les corps s'amollis- sent, les exercices n'ont plus leur rudesse salutaire. Il y a alors des gens qui font métier de se battre ; ce n'est plus la nation entière qui descend au gymnase,, et, si quelque grand lutte encore, c'est par passion raalsaine. I) y avait, à Lacédémone, une véritable grandeur dans l'ensemble des exercices : le peuple allait là, avec dévotion, simplement et pudiquement, comme le moyen âge allait à l'église. A Rome, les exercices sont devenus des jeux; l'élégance est sa- crifiée à la brutalité; on se bat parce qu'on se tue, et que le sang est doux à voir couler, quand on a usé toutes les autres voluptés. On ne saurait com- parer les champs de Mars de la Grèce aux cirques romains : là, il n'y avait pas de spectateurs, le peuple entier luttait et se fortifiait; ici, tandis que les gladia- teurs énormes, aux muscles de fer, s'assommaient à coups de poing, sur les gradins s'étalaient les effé- minés et les courtisanes aux chairs molles et dissou- tes par les orgies.

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muscles s'affaissent dans l'extase ; il y a une réaction terrible contre le matérialisme des premiers âges. L'humanité serait morte peut-être, si elle n'avait eu è. se défendre. La féodalité, le droit de chacun contre tous, fit de nouveau une nécessité de la force corpo- relle. La gymnastique ressuscita sous une nouvelle forme. Les climats n'étaient plus les mêmes, les mœurs non plus. On dépouillait autrefois le corps pour l'assouplir. Au moyen âge, on le chargea de fer, on l'arma de tout un arsenal. Il fallut être fort, mais il fallut aussi être adroit. Puis, ce nefutlà que l'éducation d'une caste : les nobles seuls avaient leurs tournois, leur adolescence entièrement consacrée à l'étude de Véquitation et du maniement des armes. Le peuple n'avait d'autre exercice que le labeur incessant qui le tenait courbé sur sa besogne. Les beaux jours de la Grèce ne sont jamais revenus.

J'ai rapidement étudié, avec M. Eugène Paz, les exercices corporels chez les différents peuples, pour arriver à conclure ce qu'ils peuvent être chez nous. Si j'avais eu le temps, je me serais plu à montrer que les œuvres de l'esprit ont, dans leurs diverses mani- festations, constamment suivi l'état de santé ou de . maladie du corps. C'est donc ici une véritable ques- tion littéraire.

Nous voici, avec nos habits modernes, régis par des idées de civilisation, constamment protégés par les lois, portés à remplacer l'homme par la machine, ivres de savoir et d'adresse. Je le demande, quel be- -isoip avons-nous d'être forts, d'avoir des muscles d'une


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forme parfaite et d'une extrême vigueur ? Nos vête- ments nous cachent si bien que l'homme le plus grêle et le plus mal tourné a souvent une réputation d'élé- gance et de distinction quMl ne changerait certes pas pour une réputation de force et de beauté solide. D'autre part, les sergents de ville sont là, et on ne se bat plus à coups de poing que dans les cabarets des barrières ; les messieurs tirent l'épée, jouent du pis- tolet 'jenfîn, dans les batailles, nos soldats ne sont que ■des machines à porter des fusils et à mettre le feu aux •canons. Nous n'avons que faire vraiment de gymna- -ses. Nous vivons dans les laboratoires et dans les ca- binets de travail; nos distractions, nos exercices pure- ment intellectuels, sont de lire les journaux et les nouveaux ouvrages. Puis, nous sentons tous que nous n'avons pas longtemps à travailler; la science est»là qui fournit des machines, le labeur humain tend à disparaître, l'homme n'aura bientôt plus qu'à se re- poser et à jouir de la création. De là, la grande indif- férence ; rien ne nous sollicite aux exercices corporels^ ni le climat ni les mœurs. Nous pouvons nous passer parfaitement d'être forts et d'être beaux. Aussi nous laissons notre corps s'alanguir, puisqu'on a rendu •notre corps inutile, et nous cultivons notre esprit, nous en forçons les ressorts jusqu'au grincement, parce que notre esprit nous est nécessaire pour la solution des problèmes qui nous sont posés.

Avec un pareil régime, nous allons tout droit à la mort. Le corps se dissout, l'esprit s'exalte : il y a dé- traquement de toute la machine. Les œuvres produi-


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tes en arriveront à la démence. La gymnastique sera donc purement médicale. Voilà ce qu'il faut dire. Elle sera médicale, puisqu'une question de santé seule nous l'impose, que nous n'allons pas à elle par goût. Elle a été une nécessité sociale, presque une religion, pendant la période grecque et le moyen âge ; elle a été un amusement, une passion honteuse, sous l'empire romain ; elle doit être chez nous un simple remède, un préservatif contre la folie. Telle est la mission que lui laisse à remplir l'époque où nous vivons.

Je suis malheureusement certain que l'on est de son âge et que nous sommes en ce moment poussés bon gré mal gré vers un état de choses inconnu. Il est difficile d'arrêter une société dans sa marche ; je crois que, pendant des années encore, les gymnases reste- ront vides. J'ai dit que cette époque de transition me plaisait, que je goûtais une étrange joie à étudier nos fièvres. Parfois, cependant, il me prend des frayeurs à nous voir si frissonnants et si hagards, et c'est alors, comme aujourd'hui, après avoir lu le volume de M. Eugène Paz, que je voudrais avoir un trapèze pour me durcir les bras et me dégager le cerveau.

L'épigraphe est là, sur la muraille, toute flam- boyante en face de moi : Mens sana in CQ?'pore sano.


GERMINIE LACERTEUX

PAR MM. Ed. et J. de Concourt


Je dois déclarer, dès le début, que tout mon être, mes sens et mon intelligence me portent à admirer l'œuvre excessive et fiévreuse que je vais analyser. Je trouve en elle les défauts et les qualités qui me passionnent : une indomptable énergie., un mépris souverain du jugement des sots et des timides, une audace large et superbe, une vigueur extrême de coloris et de pensée, un soin et une conscience artistiques rares en ces temps de productions hâtives et malvenues. Mon goût, si l'on veut, est dépravé; j'aime les ragoûts littéraires fortement épicés, les œuvres de décadence où une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques classiques. Je suis de mon âge.

Je me plais à considérer une œuvre d'art comme un fait isolé qui se produit, à l'étudier comme un cas curieux qui vient de se manifester dans l'intelligence de l'homme. Un enfant de plus est né à la famille des créations humaines; cet enfant a pour moi une phy- sionomie propre, des ressemblances et des traits ori- ginaux. Le scalpel à la main, je fais l'autopsie du nou- veau-né, et je me sens pris d'une grande joie, lorsque

I je découvre en lui une créature inconnue, un orga- nisme particulier. Celui-là ne vit pas de la vie de tous ; dès ce moment, j'ai pour lui la curiosité du médecin -qui est mis en face d'une maladie nouvelle. Alors je ne recule devant aucun dégoût; enthousiasmé, je me penche sur l'œuvre, saine ou malsaine, et, au delà de la morale, au delà des pudeurs et des puretés, j'aperçois tout au fond une grande lueur qui sert à éclairer l'ouvrage entier, la lueur du génie humain en enfantement.

Rien ne me paraît plus ridicule qu'un idéal en matière de critique. Vouloir rapporter toutes les œuvres à une œuvre modèle, se demander si tel livre remplit telles et telles conditions, est le comble de la puérilité à mes yeux. Je ne puis comprendre cette rage de régenter les tempéraments, de faire la leçon à l'esprit créateur. Une œuvre est simplement une libre et haute manifestation d'une personnalité, et dès lors je n'ai plus pour devoir que de constater quelle est cette personnalité. Qu'importe la foule? J'ai là, entre les ma'ns, un individu ; je l'étudié pour lui- même, par curiosité scientifique. La perfection à laquelle je tends est de donner à mes lecteurs l'ana- tomie rigoureusement exacte du sujet qui m'a ét^ soumis. Moi, j'aurai eu la charge de pénétrer un or- ganisme, de reconstruire un tempérament d^artiste d'analyser un cœur et une intelligence, selon ma nature ; les lecteurs auront le droit d'admirer ou de blâmer, selon la leur.

Je ne veux donc pas ici de malentendu entre moi et le public. J'entends lui montrer, dans toute sa nudité, l'œuvre de MM. de Concourt, etlui faire toucher du doigt les plaies saignantes qu'elle découvre hardi- ment. J'aurai le courage de mes admirations. Il me faut analyser page par page, les amours honteuses de Germinie, en étudier les désespoirs et les horreurs. Il s'agit d'un grave débat, celui qui a existé de tous temps entre les fortifiantes brutalités de la vérité et . les banalités doucereuses du mensonge.

Imaginez une créature faite de passion et de ten- dresse, une femme toute chair et toute affection, capable des dernières hontes et des derniers dévoue- ments, lâche devant la volupté au point de quêter des plaisirs comme une louve affamée, courageuse devant l'abnégation au point de donner sa vie pour ceux qu'elle aime. Placez cette femme frémissante et forte dans un milieu grossier qui blessera toutes ses déli- catesses, s'adressera à tout le limon qui est en elle, et qui, peu à peu, tuera son âme en l'étouffant sous les ardeurs du corps et l'exaltation des sens. Cette femme, cette créature maudite sera Germinie Lacerteux.

L'histoire de cette fille est simple et peut se lire couramment. Il y a, je le répète, dualité en elle : un être passionné et violent, un être tendre et dévoué. Un combat inévitable s'établit entre ces deux êtres ; la victoire que l'un va remporter sur l'autre dépend uniquement des événements de la vie, du milieu. Mettez Germinie dans une autre position, et elle ne succombera pas ; donnez-lui un mari, des enfants à aimer, et elle sera excellente mère, excellente épouse. Mais si vous ne lui accordez qu'un amant indigne, si vous tuez son enfant, vous frappez dangeureusement sur son cœur, vous la poussez à la folie : l'être tendre et dévoué s'irrite et disparaît, l'être passionné et violent s'exalte et grandit. Tout le livre est dans la

  • lutte entre les besoins du cœur et les besoins du corps,

aansla victoire de la débauche sur l'amour. Nous assistons au spectacle navrant d'une déchéance de la nature humaine ; nous avons sous les yeux un certain tempérament, riche en vices eten vertus, et nous étu- dions quel phénomène va se produire dans le sujet au contact de certains faits, de certains êtres. Ici, je l'ai dit et je ne saurais trop le redire, je me sens l'unique curiosité de l'observateur ; je n'éprouve aucune préoc-

' cupation étrangère à la vérité du récit, à la parfaite déduction des sentiments, à l'art vigoureux et vivant oui va me rendre dans sa réalité un des cas de la vie humaine, l'histoire d'une âme perdue au milieu des luttes et des désespoirs de ce monde. Je ne me crois pas le pouvoir de demander plus qu'une œuvre vraie et énergiquement crée.

Germinie, cette pauvre fille que les délicats vont accueillir avec des marques de dégoût, a cependant des sentiments d'une douceur exquise, des noblesses d'âme grandes et belles. Justement, — ;■ voyez quelle est notre misère, — ce sont ces sentiments, ces no- blesses, qui en font plus tard la rôdeuse de barrières, l'amante insatiable. Elle tombe d'autant plus bas que son cœur est plus haut. Mettez à sa place une nature sanguine, une grosse et bonne fille au sang riche et puissant, chez qui les ardeurs du corps ne sont pas contrariées par les ardeurs de l'âme : elle acceptera sans larmes les amours grossières de sa classe^ les baisers et les coups ; elle perdra un enfant et quittera le père sans que son cœur saigne ; elle vivra tran- quillement sa vie en pleine santé, dans un air vicié et nauséabond. Germinie a des nerfs de grande dame ; elle étouffe au milieu du vice sale et répugnant ; elle a besoin d'être aimée dans sa chair et dans son âme ; elle est entraînée par sa nature ardente, et elle meurt parce qu'elle ne peut que contenter cette chair de feu, sans jamais pouvoir apaiser cette âme avide d'affection.

Germinie, pour la caractériser d'un mot, aime à cœur et à corps perdus : le jour où le cœur est mort, le corps s'en va droit au cimetière, tué sous des baisers étouffants, brûlé par l'ivresse, endolori par des cilices volontaires.

Le drame est terrible, vous le voyez; il a l'intérêt puissant d'un problème physiologique et psychologique, d'un cas de maladie physique et morale, d'une histoire qui doit être vraie. Le voici, scène par scène; je désire le mettre en son entier sous les yeux du lecteur, pour qu'il soit beaucoup pardonné à Germinie, qui a beaucoup aimé et beaucoup soufTert.

Elle vient à Paris à quatorze ans. Son enfance a été celle de toutes les petites paysannes pauvres, des coups et de la misère ; une vie de bête chétive et souffrante* A Paris, elle est placée dans un café du boulevard, oii les pudeurs de ses quinze ans s'effrayent au contact des garçons. Tout son être se révolte à ces premiers attouchements ; elle n'a encore que des sens, et le premier éveil de ces sens est une douleur. C'est alors qu'un vieux garçon de café la viole et la jette à la vie désespérée qu'elle va mener. Ceci est le prologue.

Au début du roman, Germinie est entrée comme domestique chez mademoiselle de Varandeuil, vieille fille noble qui a sacrifié son cœur à son père et à se» parents. Le parallèle entre la domestique et la maîtresse s'impose forcément à l'esprit ; les auteurs n'ont pas mis sans raison ces deux femmes en facel'une de l'autre, et ils ont faitpreuve de beaucoup d'habileté dans l'oppo- sition de reproche fondé, qui peut être fait à Germinie La- certeux^ est celui d'être un roman médical, un cas cu- rieux d'hystérie. Mais je ne pense pas que les auteurs désavouent un instant la grande place qu'ils ont ac- cordée à l'observation physiologique. Certainement leur héroïne est malade, malade de cœur et malade de corps ; ils ont tout à la fois étudié la maladie de son corps et celle de son cœur. Où est le mal, je vous prie? Un roman n'est-il pas la peinture de la vie, et ce pauvre corps est-il si damnable pour qu*on ne s'occupe pas de lui? 11 joue un tel rôle dans les affaires de ce monde, qu'on peut bien lui donner quelque attention, surtout lorsqu'il mène une âme i sa perte, lorsqu'il est le nœud même du drame.

Il est permis d'aimer ou de ne pas aimer l'œuvre de MM. de Concourt; mais on ne saurait lui refuser des mérites rares. On trouve dans le livre un souffle de Balzac et de M. Flaubert; l'analyse y a la pénétrante finesse de l'auteur d'Fugénïe Grandet; les descrip- tions, les paysages y ont l'éclat et l'énergique vérité de l'auteur de Madame Bovary, Le portrait de made- moiselle de Varandeuil, un chapitre que je recom- mande, est digne de la Comédie humaine, La prome- nade à la chaussée Glignancourt, le bal de la Boule noire, l'hôtel garni de Gautruche, la fosse commune, sont autant de pages admirables de couleur et d'exac- titude. Cette œuvre fiévreuse et maladive a un charme provoquant; elle monte à la tête comme un vin puis- sant ; on s'oublie à la lire, mal à l'aise et goûtant des- délices étranges.

Il y a, sans doute, une relation intime entre l'homme moderne, tel que l'a fait une civilisation avancée, et ce roman du ruisseau, aux senteurs acres et fortes- Cette httérature est un des produits de notre société^ qu'un éréthisme nerveux secoue sans cesse. Nous sommes malades de progrès, d'industrie, de science ; nous vivons dans la fièvre, et nous nous plaisons à fouiller les plaies, à descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain. Tout souffre, tout se plaint dans les ouvrages du temps ; la na- ture est associée à nos douleurs, l'être se déchire lui- même et se montre dans sa nudité. MM. de Concourt ont écrit pour les hommes de nos jours ; leur Germi- nie n'aurait pu vivre à aucune autre époque que la nôtre; elle est fille du siècle. Le style même des écri- vains, leur procédé a je ne sais quoi d'excessif qui accuse une sorte d'exaltation morale et physique ; •c'est tout à la fois un mélange de crudité et de déUca- tesses, de mièvreries et de brutalités, qui ressemble au langage doux et passionné d'un malade.

Je définirai l'impression que m'a produite le livre, en disant que c'est le récit d'un moribond dont la souffrance a agrandi les yeux, qui voit face à face la réalité, et qui nous la donne dans ses plus minces dé- tails, en lui communiquant la fièvre qui agite son corps et les désespoirs qui troublent son âme.

Pour moi, l'œuvre est grande, en ce sens qu'elle est, je le répète, la manifestation d'une forte personnalité, et qu'elle vit largement de la vie de notre âge. Je n'ai point souci d'autre mérite en littérature. Mademoiselle de Varandeuil, la vieille fille austère, a pardonné; je vais m'agenouiller à son côté, sur la fosse commune, et je pardonne comme elle à cette pauvre Germinie, qui a tant souffert dans son corps et dans son cœur.

GUSTAVE DORE

L'artiste dont je viens d'écrire le nom, est à coup Sûr une des personnalités les plus curieuses et les plus sympathiques de notre temps. S'il n'a pas la pro- fondeur, la solidité des maîtres, il a la vie et la rapide intuition d'un écolier de génie. Sa part est si large, que je ne crains pas de le blesser en l'étudiant tel qu'il est, dans la vérité de sa nature. Il a assez de méchants amis qui l'accablent sous le poids de lourdes et indi- gestes louanges, pour qu'un de ses véritables admira- teurs l'analyse en toute franchise, fouille son talent, «ans lui jeter au aez un encens dans lequel il ne s'aperçoit peut-être plus lui-même.


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Gustave Doré, pour le juger d'un mot, est un impro- visateur, le plus merveilleux improvisateur du crayon qui ait jamais existé. Il ne dessine ni ne peint : il im- provise; sa main trouve des lignes, des ombres et des lumières, comme certains poètes de salon trouvent des rimes, des strophes entières. Il n'y a pas incuba- tion de l'œuvre ; il ne caresse point son idée, ne la cisèle point, ne fait aucune étude préparatoire. L'idée vient, instantanée ; elle le frappe avec la rapidité et l'éblouissement de l'éclair, et il la subit sans la dis- cuter, il obéit au rayon d'en haut. D'ailleurs, il n'a jamais attendu ; dès qu'il a le crayon aux doigts, la bonne muse ne se fait pas prier ; elle est toujours là^ au côté du poète, les mains pleines de rayons et de ténèbres, lui prodiguant les douces et les terribles visions qu'il retrace d'une main prompte et fiévreuse. Il a l'intuition de toutes choses, et il crayonne des rêves, comme d'autres sculptent des réalités.

Je viens de prononcer le mot qui est la grande cri- tique de l'œuvre de Gustave Doré. Jamais artiste n'eut moins que lui le souci de la réalité. Il ne voit que ses songes, il vit dans un pays idéal dont il nous rapporte des nains et des géants, des cieux radieux et de larges paysages. Il loge à l'hôtellerie des fées, en pleine con- trée des rêves. Notre terre l'inquiète peu : il lui faut les terres infernales et célestes de Dante, le monde fou de don Quichotte, et, aujourd'hui, il voyage en ce pays de Ghanaan, rouge du sang humain et blanc des aurores divines.

Le mal en tout ceci est que le crayon n'entre pas,


GUSTAVE DORÉ. 87

<ju'il effleure seulement le papier. L'œuvre n'est pas solide ; il n'y a point, sous elle, la forte charpente de la réalité pour la tenir ferme et debout. Je ne sais si je me trompe, Gustave Doré a dû abandonner de bonne heure l'étude du modèle vivant, du corps humain dans sa vérité puissante. Le succès est venu trop tôt ; le jeune artiste n'a pas eu à soutenir la grande lutte, pendant laquelle on fouille avec acharnement la nature humaine. Il n'a pas vécu ignoré, dans le coki d'un atelier, en face d'un modèle dont on analyse dé- sespérément chaque muscle; il ignore sans doute €ette vie de souffrances, de doute, qui vous fait aimer d'un amour profond la réalité nue et vivante. Le triomphe l'a surpris en pleine étude, lorsque d'autres cherchent encore patiemment le juste et le vrai. Son imagination riche, sa nature pittoresque et in- génieuse lui ont semblé des trésors inépuisables dans lesquels il trouverait toujours des spectacles et des effets nouveaux, et il s'est lancé 'bravement dans le succès, n'ayant pour soutiens que ses rêves, tirant tout de lui, créant à nouveau, dans le cauchemar et la vision, le ciel et la terre de Dieu.

Le réel, il faut le dire, s'est vengé parfois. On ne se

renferme pas impunément dans le songe ; un jour vient

où la force manque pour jouer ainsi au créateur. Puis,

lorsque les œuvres sont trop personnelles, elles se

reproduisent fatalement; l'œil du visionnaire s'emplit

IBtoujrars de la même vision, et le dessinateur adopte

IRertaines formes dont il ne peut plus se débarrasser.

IKia réalité, au contraire, est une bonne mère qui

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88 MES HAINES,

nourrit ses enfants d'aliments toujours nouveaux; elle leur offre, à chaque heure, des faces différentes ; elle se présente à eux, profonde, infinie, pleine d'une vitalité sans cesse renaissante.

Aujourd'hui, Gustave Doré en est à ce point : il a fouillé, épuisé son trésor en enfant prodigue; il a donné avec puissance et relief tous les rêves qui étaient en lui, et il les a même donnés plusieurs fois. Les éditeurs ont assiégé son atelier; ils se sont disputé ses dessins que la critique tout entière a accueillis avec admiration. Rien ne manque à la gloire de l'ar- tiste, ni l'argent, ni les applaudissements. Il a établi un vaste chantier, où il produit sans relâche; trois,^ quatre publications sont là, menées de front, avec une égale verve; le dessinateur passe de l'une à l'autre sans faiblir, sans mûrir ses pensées, ayant foi en sa bonne muse qui lui souffle le mot divin au moment propice. Tel est le labeur colossal, la tâche de géant que sa réussite lui a imposée, et que sa nature parti- culière lui a fait accepter avec un courage insouciant.

Il vit à l'aise dans cette production effrayante qui donnerait la fièvre à tout autre. Certains critiques s'émerveillent sur cette façon de travailler; ils font un éloge au jeune artiste de l'effroyable quantité de des- sins qu'il a déjà produits. Le temps ne fait rien à raffaire, et, quant à moi, j'ai toujours tremblé pour ce prodigue qui se livrait ainsi, qui épuisait ses belles facultés, dans une sorte d'improvisation continuelle. La pente est glissante : l'atelier des artistes en vogue devient parfois une manufacture ; les gens de com-


GUSTAVE DORÉ. 8»

merce sont là, à la porte, qui pressent le crayon ou le pinceau, et l'on arrive peu à peu à faire, en leur colla- boration, des œuvres purement commerciales. Qu'on no pousse donc pas l'artiste à nous étonner, en publiant chaque année une œuvre qui demanderait dix ans d'études ; qu'on le modère plutôt et qu'on lui conseille de s'enfermer au fond de son atelier pour y composer, dans la réflexion et le travail, les grandes épopées que son esprit conçoit avec une si remar- quable intuition.

Gustave Doré a trente-trois ans. C'est à cet âge qu'il a cru devoir s'attaquer au grand poème humain, à ce recueil de récits terribles ou souriants que l'on nomme la Sainte Bible. J'aurais aimé qu'il gardât cette œuvre pour dernier labeur, pour le travail grandiose qui eût ionsacré sa gloire. Où trouvera-t-il maintenant un iujet plus vaste, plus digne d'être étudié avec amour» im sujet qui offre plus de spectacles doux ou terrifiants à son crayon créateur? S'il est vrai que l'artiste soit fatalement forcé de produire des œuvres de plus en plus puissantes et fortes, je tremble pour lui, qui cherchera en vain un second poème plus fécond en visions sublimes. Lorsqu'il voudra donner l'œuvre dans laquelle il mettra tout son cœur et toute sa chair, il n'aura plus les légendes rayonnantes d'Israël, et je ne sais vraiment à quelle autre épopée il pourra de- mander un égal horizon. Je n'ai pas, d'ailleurs, mission d'interroger l'artiste

Isur son bon plaisir. L'œuvre est là, et je dois seule- ment l'analyser et la présenter au public. ■


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90 MES HAINES.

Je me demande, avant tout, quelle a été la grande vision intérieure de l'artiste, lorsque, ayant arrêté qu'il entreprendrait le rude labeur, il a fermé les yeux pour voir se dérouler le poème en spectacles imagi- naires. Étant donnée la nature merveilleuse et particu- lière de Gustave Doré, il est facile d'assister aux opé- rations qui ont dû avoir lieu dans cette intelligence : les légendes se sont succédé, les unes claires et lumineuses, toutes blanches, les autres sombres et effrayantes, rouges de sang et de flammes. 11 s'est abîmé dans cette immense vision, il a monté dans le rêve, il a eu une suprême joie en sentant qu'il quit- tait la terre, qu'il laissait là les réalités et que son ima- gination allait pouvoir vagabonder à l'aise dans les cauchemars et dans les apothéoses. Toute la grande famille biblique s'est dressée devant lui ; il a vu ces personnages que les souvenirs ont grandi et ont mis hors de l'humanité ; il a aperçu cette terre d'Egypte, cette terre de Chanaan, pays merveilleux qui sem- blent appartenir à un autre monde ; il a vécu en inti- mité avec les héros des anciens contes, avec des paysages emplis de ténèbres et d'aubes miraculeuses. Puis, l'histoire de Jésus, plus adoucie, tendre et sévère, lui a ouvert des horizons recueillis, dans les- quels ses rêves se sont élargis et ont pris une sérénité profonde. C'était là le champ vaste qu'il fallait au jeune audacieux. La terre l'ennuie, la terre bête que BOUS foulons de nos jours, et il n'aime que les terres ^ célestes, celles qu'il peut éclairer de lumières étranges et inconnues. Aussi a-t-il exagéré le rêve; il a voulu


GUSTAVE DORÉ. 91

écrire de son crayon une Bible féerie, une suite de scènes semblant faire partie d'un drame gigantesque qui s'est passé on sait où, dans quelque sphère loin- taine.

L'œuvre a deux notes, deux notes éternelles qui chantent ensemble : la blancheur des puretés pre- mières, des cœurs tendres, et les ténèbres épaisses des premiers meurtres, des âmes noires et cruelles. Les spectacles se suivent, ils sont tout lumière ou tout ombre. L'artiste a cru devoir appuyer sur ce double caractère, et il est arrivé que son talent se prêtait sin- gulièrement à rendre les clartés pures de l'Eden et les obscurités des champs de bataille envahis par la nuit et la mort, les blancheurs de Gabriel et de Marie dans l'éblouissement de l'Annonciation, et les horreurs livides, les éclair" sombres, l'immense pitié sinistre du Golgotha.

Je ne puis le suivre dans sa longue vision. Il n'a mis que deux ou trois ans pour rêver ce monde, et sa main a dû, au jour le jour, improviser les mille scènes diverses du drame. Chaque gravure n'est, je le répète, que le songe particulier que l'artiste a fait après avoir lu un verset de la Bible ; je ne puis appeler cela qu'un songe, parce que la gravure ne vit pas de notre vie, qu'elle est trop blanche ou trop noire, qu'elle semble être le dessin d'un décor de théâtre, pris lorsque la féerie se termine dans les gloires rayonnantes de l'apothéose. L'improvisateur a écrit sur les marges ses impressions, en dehors de toute réalité et de toute


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dessins, une sorte (Inexistence étrange qui n'est point la vie, mais qui est tout au moins le mouvement.

J'ai encore devant les yeux le dessin intitulé Achan lapidé: Achan est étendu, les bras ouverts, au fond d'un ravin, les jambes et le ventre écrasés,- broyés sous d'énormes dalles, et du ciel noir, des profondeurs effrayantes de l'horizon, arrivent lentement, un à un^ en une file démesurée, les oiseaux de proie qui vont se disputer les entrailles que les pierres ont fait jaillir. Tout le talent de Gustave Doré est dans cette gravure qui est un cauchemar merveilleusement traduit et mis en relief. Je citerai encore la page où l'Arche, arrêtée sur le sommet du mont Ararat, se profile sur le ciel clair en une silhouette énorme, et cette autre page qui montre la fille de Jephté au milieu de ses compagnes^ pleurant, dans une aurore douce, sa jeunesse et ses belles amours qu'elle n'aura point le temps d'aimer.

Je devrais tout citer, tout analyser, pour me mieux faire entendre. L'œuvre part des douceurs de l'Eden ; son premier cri de douleur et d'efiroi est le déluge, cri bientôt apaisé par la vie sereine des patriarches, dont les blanches filles s'en vont aux fontaines, dans leur sourire et leur tranquille virginité. Puis vient l'étrange terre d'Egypte, avec ses monuments et ses horizons; l'histoire de Joseph et celle de Moïse nous sont con- tées avec un luxe inouï de costumes et d'architec- tures, avec toute la douceur du jeune enfant de Jacob^ toute l'horreur des dix plaies et du passage de la mer Rouge. Alors commence l'histoire rude et poignante de cette terre de Judée, qui a bu plus de sang humain


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rqiie d'eau de pluie : Samson et Dalila, David et Goliath^ Judith et Holopherne, les géants bêtes et les femmes cruelles, les terreurs de la trahison et du meurtre. La légende d'Elie est le premier rayon divin et prophé- tique trouant cette nuit sanglante; puis viennent les doux contes de Tobie et d'Esther et ce sanglot de dou- leur, ce sanglot si profondément humain dans sa désespérance, que pousse Job raclant ses plaies sur le fumier de sa misère. Les vengeurs se dressent alors^ la bouche pleine de lamentations et de menaces, ces vengeurs de Dieu, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Baruch, Daniel, Amos, sombres figures qui dominent Israël, maudissant l'humanité féroce, annonçant la rédemp- tion.

La rédemption est cette idylle austère et attendrie qui va, des rayonnements de l'Annonciation, aux larmes du Calvaire. "Voici la Crèche et la Fuite en Egypte, Jésus dans le Temple, disant ses premières vérités, et Jésus aux noces de Cana, faisant son pre- mier miracle. J'aime moins cette seconde partie de l'œuvre ; l'artiste avait à lutter contre la banalité de sujets traités par plus de dix générations de peintres et de dessinateurs, et il paraît s'être plu, par je ne sais quel sentiment, à atténuer son originalité, à nous donner le Jésus, la Sainte- Vierge, les apôtres de tout le monde. Sa femme adultère, son Hérodiade, sa Transfiguration, toutes ces scènes et tous ces types connus se présentent à nous comme de vieilles gra- vures aimées de notre enfance, que nous reconnais- sons et que nous accueillons volontiers. Il ne s'est pas


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^4 MES HAINES.

assez affranchi de la tradition. Lorsque commence le drame de la Croix, Gustave Doré se retrouve avec ses larges ombres, ses terreurs noires etraides traversées d'éclairs livides. Au dénouement, l'artiste retrace les visions de saint Jean, et le coup de trompette solennel et terrible du Jugement dernier termine l'œuvre dont le début a été le geste large de Jéhova emplissant le . monde de lumière.

Telle est l'œuvre. J'espère que ce résumé rapide la fera connaître à ceux qui sont familiers avec le ta- lent de Gustave Doré. Ce talent consiste surtout dans les qualités pittoresques et dramatiques de la vue intérieure. L'artiste, dans son intuition rapide, saisit toujours le point intéressant du drame, le caractère dominant, les lignes sur lesquelles il faut appuyer. Cette sorte de vision est servie par une main habile, qui rend avec relief et puissance la pensée du dessi- nateur à l'instant même où elle se formule. De là ce mouvement tragique ou comique qui emplit les gra- vures; de là ces fortes oppositions, ces belles taches qui s'enlèvent sur le fond, cette apparence étrange et attachante des dessins, qui se creusent et s'agitent dans une sorte de rêve bizarre et grandiose.

De là aussi les défauts. L'artiste n'a que deux son- ges : le songe pâle et tendre qui emplit l'horizon de brouillards, efface les figures, lave les teintes, noie la réalité dans les visions du demi-sommeil, et le songe cauchemar, tout noir, avec des éclairs blancs, la nuit profonde éclairée par de minces jets de lumière élec- trique. On dirait par instants, je l'ai déjà dit, assister


GUSTAVE DORE. 9»

au cinquième acte d'une féerie, lorsque l'apothéose resplendit aux lueurs des feux de Bengale. Du noir et du blanc, par plaques; un monde de carton, sinistre^ il est vrai, et animé par d'effrayantes hallucinations.

L'effet est terrible, les yeux sont charmés ou terri- fiés, l'imagination est conquise ; mais n'approchez pas trop de la gravure, ne l'étudiez pas, car vous verriez, alors qu'il n'y a que du relief et de l'étrangeté, que tout n'est qu'ombres et reflets. Ces hommes ne peu- vent vivre, parce qu'ils n'ont ni os ni muscles; ces paysages et ces cieux n'existent pas, parce que le som- meil seul a ces horizons bizarres peuplés de figures- fantastiques, ces pays merveilleux dont les arbres et les rocs ont une majestueuse ampleur ou une raideur sinistre. La folle du logis est maîtresse; elle est la bonne muse qui, de sa baguette, crée les terres que l'artiste rêve en face des poèmes.

S'il me fallait conclure, — ce dont Dieu me garde^ — je supplierais Gustave Doré d'avoir pitié de so» étrange talent, de ses facultés merveilleuses. Qu'il ne les surmène pas, qu'il prenne son temps et travaille ses sujets. Il est certainement un des artistes les plus singulièrement doués de notre époque; il pourrait en être un des plus vivants, s'il voulait reprendre des forces dans l'étude de la nature vraie et puissante, autrement grande que tous ses songes. S'il est telle- ment en dehors de la vie qu'il se sente mal à l'aise en face des vérités, qu'il s'en tienne à son monde men- teur, et je l'admirerai comme une personnalité cu- rieuse et particulière. Mais s'il pense lui-même que


L neu

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l'étude du vrai doive le grandir, qu'il se hâte de ren- dre son talent plus solide et plus profond, et il ga- gnera en génie ce qu'il aura gagné en réalité.

Tel est le jugement d'un réaliste sur l'idéaliste Gus- tave Doré.

J'ai encore des éloges à donner. Un autre artiste s'est mis de la partie et a enrichi la Bible d'entre-co- lonnes, de culs-de-lampe et de fleurons d'une délica- tesse exquise. M. Giacomelli n'est point précisément un inconnu : il a publié, en 1862, une étude sur RafTet, dans laquelle il a parlé avec enthousiasme de <;e dessinateur, d'une vérité si originale; cette année même, il a illustré d'une façon charmante un livre de M. de la Palme. Il y a un contraste étrange entre la pureté de son trait et la ligne fiévreuse et tourmentée de Gustave Doré. Ce ne sont là, je le sais, que de simples ornements, mais ils témoignent d'un vérita- ble sentiment artistique plein de goût et de grâce. Je voudrais le voir faire son œuvre à part. Le grand visionnaire, l'improvisateur, qui a déjà parlé la langue -de Dante et de Cervantes, qui parle aujourd'hui la langue de Dieu, l'écrase de toute la tempête de son rêve.


LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS

Étant donné Victor Hugo et des sujets d'idylles et d'églogues, Victor Hugo ne pouvait produire une œuvre autre que les Chansons des rues et des bois.

Tel est le théorème que je me propose de démon- trer.

Je répondrai ainsi aux étonnements de certains CL'itiques, aux attaques singulières dont le poète est l'objet en ce moment. On ne tient nul compte de son passé poétique, on ne s'est point interrogé sur la tour- nure de son esprit, et chaque lecteur semble vouloir i exiger de lui l'œuvre particulière qu'il a rêvée. Le tetre du nouveau volume de poésies étant connu, les !


98 MES HAINES.

têtes ont travaillé : chacun a imaginé, selon son tempé- rament, des tableaux traités d'une certaine façon ; cha- cun a construit de toutes pièces un recueil contenant telles et telles choses. Puis, lorsqu'on a lu le volume, il y a eu forcément déception; on s'est irrité contre ce livre, dont le titre mentait; contre ce chansonnier, qui ne rimait pas de chansons ; contre ce poète, qui se promenait dans les rues et dans les bois, ne voyant pas ce que voient les autres et voyant ce que les autres ne voient pas.

Je ne cesserai de le répéter, la critique, telle qu'elle est exercée, me paraît être une monstrueuse injustice. En dehors de l'observation, de la simple constatation du fait, en dehors de l'historique et de l'analyse exacte des œuvres, tout n'est que bon plaisir, fanatisme ou indifférence. Il ne doit pas y avoir de dogme littéraire ; chaque œuvre est indépendante et demande à être jugée à part. La science du beau est une drôlerie in- ventée par les philosophes pour la plus grande hilarité des artistes. Jamais on n'obtiendra une vérité absolue, en cette matière, parce que l'ensemble de toutes les vérités passées ne peut constitue^ qu'une vérité rela- tive que viendra rendre fausse la vérité de demain. C'est dire que l'esprit humain est infini dans ses créa- tions et que nous ne pouvons le réglementer ; certes, je ne crois pas qu'il y ait progrès, mais je crois qu'il y a enfantement perpétuel et dissemblance profonde entre les œuvres enfantées. La création qui se con- tinue en nous change l'humanité à chaque heure ; les sociétés sont autres, les artistes voient et pensent


LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS. 99

différemment. C'est ainsi que l'art marche dans les siècles, toujours mis en œuvre par des hommes nou- veaux, ayant toujours des expressions nouvelles au milieu de nouvelles sociétés.

En présence de cet enfantement continu, en pré- sence de ces milliers d'oeuvres qui toutes sont filles uniques, je vous demande un peu s'il n'est pas puéril de monter en chaire et de dicter gravement des pré- ceptes. Songez donc au ridicule personnage que vous jouez, lorsque vous vous écriez : « Moi, je n'aurais pas fait ainsi, — Ce n'est pas le ton de l'idylle, — J'es- pérais tout autre chose... » Et que nous importe ce .que vous auriez fait, ce que vous espériez! Vous comprenez étrangement le métier de critique, à mon avis. Nous ne vous demandons pas vos impres- sions; chacun de nous a les siennes qui valent les vôtres et qui ne prouvent rien de plus que les vô- tres. "Vous êtes juge, vous n'êtes plus homme ; vous avez la seule mission d'étudier dans une œuvre un certain état du génie humain; vous devez accepter toutes les manifestations artistiques avec un égal amour, comme le médecin accepte toutes les mala- dies, cardans chacune de ces manifestations vous trou- verez un sujet à analyse et à étude physiologique et psychologique. Le grand intérêt n'est pas telle œuvre ou tel auteur ; il s'agit, avant tout, de la vérité humaine, il s'agit de pénétrer l'esprit et la chair, de reconstruire dans sa vérité un homme aux facultés particulières et

(puissantes. Contentez-vous, pour l'amour de Dieu! de cette simple besogne d'anatomiste ; ne vous fatiguez i


100 MES HAINES.

pas à vouloir changer une créature pour la créer de nouveau au gré de vos caprices ; étudiez-la telle qu'elle est, montrez-la nous dans sa réalité, n'ayez pas la sotte pensée de croire que le ciel, en nous la donnant plus parfaite, nous l'aurait donnée plus grande.

Chaque fois que je vais rendre compte d'un livre, je me sens l'impérieux besoin de faire ma profession de foi, tellement je crains qu'on ne se trompe sur mes intentions. Je ne me donne la mission ni d'approuver ni do blâmer ; je me contente d'analyser, de constater, de disséquer l'œuvre et l'écrivain, et de dire ensuite ce que j'ai vu. Je suis simplement un curieux impi- toyable qui voudrait démonter la machine humaine, rouage par rouage, pour voir un peu comment le mé- canisme fonctionne et arrive à produire de si étranges effets.

Pour quiconque a étudié cette machine puissante, sujette à des détraquements grandioses, qui nous a donné les Feuilles d'automne et les Mi^érahles^ Hernanx et les Contemplation^ il n'y a pas dû avoir de surprise dans la lecture des Chansons des rues et des bois. Victor Hugo, marchant dans les prairies de Tibulle, devait y marcher d'un pas étrange, avec de la violence con- tenue et un effarement déguisé à grand'peine. Le livre est, je le répète, le produit logique, inévitable, d'un certain tempérament mis en présence d'un certain sujet. Je ne me prononcerai pas sur le mérite absolu de l'œuvre, puisque je ne crois pas qu'une œuvre d'art puisse avoir un mérite absolu; mais j'expliquerai la


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^B LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS. 101

Ujproduction d'un tel livre, pourquoi et surtout com- ment il est né.

Et maintenant je commence la démonstration du théorème que j'ai posé au début de cet article.

Dans sa jeunesse, Victor Hugo fut un enfant prodige, un rhétoricien habile et puissant. Il écrivit ses Odes beaucoup avec sa tête, presque point avec son cœur. Il s'annonçait ainsi comme un rude dompteur de mots, comme un versificateur colossal qui tirait des figures de rhétorique de surprenants effets. Déjà perçaient, dans ces jeunes œuvres académiques, l'amour de l'énorme, le continuel besoin de l'infiniment petit et de l'infiniment grand ; il y avait de l'efi'arement en germe dans ces beaux vers froids et sonores, qui fris- sonnaient par instants. Depuis ces premières œuvres, le poète a grandi dans le sens qu'elles indiquaient. Je le comparerais volontiers à un homme qui resterait I pendant vingt années les yeux fixés sur le même ho- ' rizon ; peu à peu, il y a hallucination, les objets s'al- longent, se déforment; tout s'exagère et prend de plus en plus l'aspect idéal que rêve l'esprit éperdu. On peut suivre, dans les trente volumes qu'il a publiés, le chemin qu'a suivi Victor Hugo pour aller de cer- taines pièces des Odes à certaines pièces des Contem- plations, Je ne puis malheureusement faire ici ce tra- vail instructif; je me contente de constater que le poète, ou plutôt le prophète d'aujourd'hui, est le pro- duit direct de l'enfant et de l'homme d'hier. Il n'y a j pas eu de secousses ; l'esprit s'est lentement développé L l^t a parcouru la route qu'il devait fatalementparcourir.

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.i02 MES IIÂINES.

Je viens d'employer le mot prophète, c'est le seul que je trouve pour désigner nettement Yictor Hugo, à cette heure. Il prêche et il prédit; il dit voir au delà de la matière, voir jusqu'à Dieu; il a des tristesses, des colères, des amertumes bibHques ; il nous promet de terrasser Satan et de nous ouvrir le ciel. Nous ne l'avons plus parmi nous, et, du haut de son rocher, jl se dresse, plus grand et plus terrible ; il a rendu sa parole confuse, étrange, heurtée; il se plaît dans les obscurités, dans le trivial grandiose, dans le laisser- aller de l'inspiration divine. Je ne sais si je rends bien l'attitude prise par ce puissant esprit, d'une façon in- consciente sans doute. C'est là un fait qui à lui seul me servira à constater de quelle manière sont nées les Chansons des rues et des bois.

Imaginez-vous le poète dans sa solitude, dans son exil. Il est là en révolté, ayant secoué les dogmes litté- raires et politiques. Il a conscience de sa force, il s'exalte dans son repos, ilregarde fixement le monde qui s'étale devant lui. C'est alors que se produit l'hallu- cination dont j'ai parlé. Le poète n'aperçoit plus le monde réel qu'au travers de ses propres visions. De tout temps, il s'est peu soucié de la réalité ; il a puisé en lui toute son œuvre. Il a créé une terre imaginaire que son sens créateur, excité par la lutte, a rendue de plus en plus bizarre. En outre, il est très savant, et il ne peut oublier sa science ; il s'est fait une philoso- phie étrange, une philosophie de poète, et il l'ap- plique à l'explication de l'univers, en révélateur in- aillible. Ses sens n'ont plus la simplicité des nôtres ;



LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS. 103

il va apercevoir une foule de choses dont nous ne nous doutons seulement pas ; puis il expliquera l'in- visible, il donnera un corps à ses rêveries les plus vagues. Je voudrais le dresser debout devant le lec- teur, tel que je le comprends, avec son bagage de rhétoricien, avec ses draperies de prophète; je vou- drais le montrer délirant à froid, les yeux démesuré- ment ouverts sur ce qui est, pour arriver à distinguer ce qui n'est pas; je voudrais faire voir en lui le méca- nisme de la vision intérieure et faire comprendre ainsi que son œuvre n'est jamais que l'effort puissant d'un esprit qui crée un nouveau monde à sa fantaisie, sans presque se servir de l'ancien.

Vous vous imaginez bien que, lorsqu'un pareil homme va aux champs, il n'y va pas, comme vous ou moi, en bon enfant qui n'entend point malice aux naïvetés de la nature. Il y porte tous les effarements dont sa tête est pleine ; il est un Ezéchiel campagnard. D'ailleurs, il le dit lui-même, il a dompté Pégase pour marcher au pas le long des sentiers fleuris de l'idylle, et il est encore tout essoufflé du terrible efl"ort qu'il a dû faire pour soumettre le grand cheval aux allures modestes d'un bidet de campagne. Vous ou moi, nous serions sortis à pied, nous aurions chanté les bois tels qu'ils sont, sans les transfigurer en Edens, sans les voir en pleine lumière idéale. Le poète, monté sur l'effrayant coursier, qui se cabre, toujours prêta s'envoler, regarde le ciel et chante une terre de son

I invention, sans voir celle qui est à ses pieds. r—


104 MES HAINES,

/toujours des mondes de création humaine; il y a sans cesse un voile entre les objets et nos yeux, si mince soit-il, et nous ne peignons les objets que vus à tra- vers ce voile. C'est même en cela que consiste la personnalité, l'art tout entier. Le voile de Victor Hugo est tissu de rayons, et il donne des auréoles à chaque chose. Mettez le poète au milieu d'un paysage; là un coin de forêt, ici un filet d'eau, puis de larges prairies avec des rideaux de peupliers, et, tout autour, des collines basses, bleuâtres ou violettes. Ces divers détails frapperont l'œil du poète, mais ils vont éprou- ver de singulières transformations en passant par cet œil pour aller au cerveau : les uns grandiront, les autres rapetisseront, tous se modifieront d'une cer- taine façon, et le paysage décrit ne ressemblera pas plus au paysage réel, que le rêve ne ressemble à la vérité.

Il est facile de s'expliquer maintenant pourquoi les torchons que voit Victor Hugo sont des torchons « ra- dieux. » n descend du ciel, et il a encore les yeux tel- lement aveuglés de clarté, qu'il donne de la lumière à chaque détail. L'idylle devient une hymne, une sorte de vision lumineuse. Les arbres et les moutons sont des personnages importants, le brin d'herbe cause amicalement avec la montagne. H y a une orgie de rosée et de parfums. La fantaisie en débauche taille à plaisir dans le monde vrai, et invente de nouveaux soleils, de nouvelles campagnes.

Au fond, on trouve toujours l'effarement du pro- phète. Pégase est mal à l'aise dans cette nature d<


I^P LES


LES CHANSOiNS DES RUES ET DES BOIS. 105

lait. Ses rudes pieds ne savent galoper que sur le roc, ils glissent sur la mousse. Il n'a plus ses allures libres, et dès lors, lui, le noble cheval, qui hennit si fîère- rement, il prend un petit trot maniéré qui fait pei^ie à voii*. Vous souvenez-vous du grand Corneille, patau- geant dans les déclarations d'amour, dans ces scènes de politesse et d'étiquette que lui imposait le mauvais goût du temps? Je songeais à cette maladresse ridicule du vieux tragique, en lisant certaines pièces des Chansons des 7^es et des bois. On ne vit pas impu- nément les yeux fixés sur les mystérieuses horreurs de l'inconnu. Lorsqu'on veut ensuite parler simple- ment des choses simples, il arrive que l'on dépasse le but et que la simplicité devient de la recherche.

L'œuvre entière est ainsi la vision étrange qu'un prophète, qu'un poète savant et puissant, a faite devant les campagnes. Il s*y est donné tel qu'il est, excessif et obscur parfois, hasardant tout, cherchant les audaces, les trivialités, même les grosses plaisanteries. Il parle de la banlieue de Paris comme Dante a parlé du ciel et de l'enfer ; il s'est largement installé dans l'idylle, bousculant tout, mettant à contribution les astres et les fleurs, faisant une dépense effrayante de lumière et d'ombre, apportant dans l'églogue les cris et les grands mots de l'ode, changeant de sujet sans changer de manière, restant prophète quand même, et parlant du moindre brin de mousse avec des solennités écra- santes.

Les Chansons des rues et des buis sont une des faces écessaires et fatales de ce génie tumultueux, plein


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106 MES HAINES.

de clartés et de ténèbres, que je désirerais pouvoir étudier patiemment, fibre par fibre. Je dois avouer que j'ai goûté de véritables joies à la lecture de ces Chansons, qui étaient telles que je les a'sais déduites, par raisonnement, des œuvres précédentes. Les gens curieux me demanderont peut-être ce que je pense du livre, en somme. Je leur répondrai que le livre est la manifestation particulière d'un certain état d'esprit, le produit intéressant d'une intelligence qui n'a ja- mais rien enfanté de commun ni de banal. Je suis heureux que Victor Hugo se soit décidé à se faire berger, et pour rien au monde je ne voudrais que le livre fût autre. Il est le résultat et le complément de tout ce que le poète a écrit ; il développe sa person- nalité, il complète sa pensée, il achève de nous donner dans son entier cette individualité qui a empli notre temps. Je me soucie peu de perfection, je ne crois pas à un idéal absolu. Je n'ai que le désir âpre d'inter- roger la vie, d'avoir entre les mains des œuvres vi- vantes. C'est pourquoi je me plais au spectacle de ces grands hommes qui se confessent à nous, sans le vouloir, qui se livrent dans leur nudité, qui, chaque jour, ajoutent une page à leurs confidences. Peu à peu, je puis ainsi reconstruire un être, cœur et chair; je recueille tous les aveux, je prends acte de chaque nouvelle phase, je fais l'analyse et la synthèse, et j'arrive ainsi à avoir le sens de chaque geste, de chaque parole. Dans les Chansons des rues et des bois, Victor Hugo a poussé les confidences très loin, sa phy- sionomie s'est accentuée, et nous avons eu l'explica-


LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS. i07

m de bien des détails qui nous avaient échappé isqu'à ce jour. On comprend maintenant avec quel ^intérêt j'ai dû lire l'œuvre; je m'y suis plu, parce que, au delè des mots, je voyais l'homme agir et parler, se dresser devant moi dans sa vérité ; chaque vers était un aveu, chaque pièce venait me dire que le poète, mis en face de la nature, s'était comporté

omme je m'y attendais. J'ai joui profondément de

la petite joie d'avoir eu raison et de la grande joie de pénétrer les secrets rouages d'une machine, toute de bronze et d'or, dont j'ai admiré le labeur colossal avec les extases d'un homme du métier.

Il y a des gens, — je ne puis m'empêcher d*y revenir avant de terminer, — il y a des gens à qui le titre avait fait rêver une œuvre tout autre. Ils croyaient trouver, dans le recueil, les cris des rues, les refrains populaires, puis les chansons des champs, les naïvetés de la campagne. Ils se plaisaient à penser que le poète allait les faire vivre en pleine forêt, simplement, avec les bouvreuils et les aubépines ; ils seraient ensuite rentrés avec lui dans la ville, ils auraient marché sur les larges trottoirs, regardant la fumée des cheminées et écoutant les bruits sourds des égouts. Ils s'atten- daient, en un mot, à une harmonie exquise, faite des lires de la forêt et des sanglots de la ville, à des chants joyeux et tristes, joyeux comme une aurore <lans les jeunes feuillages, tristes comme les brouil- lards qui se traînent dans les carrefours obscurs. Le poète les a trompés, le poète est resté lui-même, •énorme, géant, ne voyant que son rêve, cueillant les


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108 MES HAINES.

fleurs avec une délicatesse maniérée, oubliant com- plètement la ville, dont il avait promis de nous par- ler, et se promenant dans les campagnes, monté sur son grand Pégase, qui se cogne à tous les arbres. Et cela était fatal, je le répète ; l'étrange aurait été que le prophète quittât son large manteau biblique pour vêtir la simple blouse moderne. Il ne vit pas de notre vie, il est perdu ailleurs, dans le ciel bleu, dans les abîmes noirs ; il parle de notre monde comme en parlerait un habitant de Sirius ; il est trop haut pour bien voir, et il n'a même plus conscience de ce qui nous touche et nous fait pleurer. Victor Hugo n'est plus un homme ; Victor Hugo est un exilé et un prophète.

Je me résume. Victor Hugo, en écrivant les Chan- sons des rues et des bois, a obéi à tout son passé, à tout son génie. W ne pouvait les écrire autrement, parce qu'il se serait alors menti à lui-même et qu'il nous aurait donné une œuvre dont rien n'aurait expliqué la naissance.

C'est ce qu'il fallait démontrer.


LA MERE

PAR M. EuG. Pelletan



Je ne sais pas d'étude plus attachante que Tétude de la femme dans les annales de l'humanité. L'homme, depuis le premier jour, a eu à son côté un être qui, bien que subissant les événements, a participé aux faits de toute la force de sa nécessité, de toute la puis- sance de son cœur. Cet être implacable et modeste, courbant la tête et acceptant sa prétendue infériorité, se tient dans l'ombre de l'histoire, force dédaignée, terrible dans le mal, et qu'un peuple intelligent et fort devrait appliquer au triomphe de la liberté et de la justice. On ne parle pas de la femme, qui a créé notre monde tel qu'il est ; elle a accepté la position

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110 MES HAINES.

que nous mi avons mite, et elle nous a donné en échange de nos souprçons, de nos mépris et de nos amours malsaines, un foyer désert et froid, une vie solitaire, une société oisive et fiévreuse. Lorsque l'homme abaisse sa compagne, il tombe avec elle ; celle qui, pour lui, ne compte pas dans les affaires de ce monde, est justement celle qui, en dehors même de sa volonté, mène les peuples à la grandeur ou à la décadence. Tout historien qui néglige l'étude de la femme, néglige l'étude du grand ressort, ressort caché et inconscient, qui a poussé fatalement les nations dans les voies douloureuses qu'elles ont parcourues. L'homme naît, Dieu lui donne une créature qui doit le suivre, ne faire qu'un avec lui. Dès lors, du berceau à la tombe, l'homme et la femme devront marcher d'un pas égal, et l'histoire sera faite, non pas de l'élude de l'homme seul, mais de l'étude du couple. Il est arrivé que l'homme a dominé et que la femme s'est effacée. Aujourd'hui, dans nos- temps de curio- sité, on se souvient de la pauvre oubliée, on interroge les âges, on se demande quelle a été sa véritable mission et quel a été le rôle que nous lui avons fait jouer. Lorsque je songe à ce mouvement qui amène nos penseurs à l'étude de la femme, je m'explique parfaitement leurs inquiétudes et leurs plaidoyers. Ils ont compris que chacun de nous a près de lui un être que nos mœurs et nos coutumes ont rendu inutile et même nuisible; ils ont lu dans le passé l'immense ma- lentendu qui a régné de tout temps entre l'époux et l'é- pouse ; ils ont craint pour l'avenir, et ils ont veulu ré-


LA MÈRE. lU

tablirle couple, selon la pensée créatrice, en employant la femme au bien et à l'amélioration de l'homme.

Tout le livre de M. Eugène Pelletan est contenu dans cette idée. C'est à la fois un ouvrage historique et critique, un réquisitoire et une défense, Texposé brutal d'une maladie et l'indication d'un remède. L'auteur qui est un poète pratique, n'exalte pas la femme ; il se contente de la déclarer égale à l'homme, et il réclame dès lors pour elle la place que la nature lui a donnée au soleil.Il l'étudié dans l'histoire, à toutes les époques, il fouille énergiquement le passé et en étudie les misères; puis, arrivé à notre âge, il montre ce que nous sommes, ce que sont nos com- pagnes, et, en vue d'un avenir meilleur, il pose la grande loi d'amour qui doit régir les sociétés futures. Son livre, je le répète, a deux parties bien distinctes : l'une historique, dans laquelle il appuie son raisonne- ment des exemples que les siècles lui fournissent; l'autre d'enseignement et de guérison, dans laquelle il rétablit la famille sur une base logique et forte, et crée ainsi une société d'autant plus puissante que ses membres sont plus unis.

Toute théorie repose sur une base, tout raisonne- ment juste doit reposer sur une vérité. M. Pelletan pose en principe que l'homme et la femme, créés de la même argile, ont certainement une mission égale et commune dans l'œuvre ; leurs rôles, sans se res- sembler, doivent avoir une même importance, se compléter l'un par l'autre. Au début, l'époux et l'épouse sont partis du berceau commun, se soûle-


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iI2 MES HAINES,

nant, liés fatalement. Ils ont marché dans les âges, tendant à un but unique. Mais de quel pas ont-ils marché, et ce bel accord du départ a-t-il duré ? ces deux créatures ont-elles avancé sur la même ligne, cordialement, toujours aussi puissantes l'une que l'autre ?

C'est ici que commence la navrante histoire. L'homme, au bout de quelques heures de marche, ivre de pouvoir et de force, ne s'est plus inquiété de cet être doux et aimant qu'il portait au bras ; il a doublé le pas, selaissant suivre et finissant par prendre plaisir à être suivi ; il a dédaigné sa compagne, qui n'avait ni sa brutalité ni son égoïsme, et il ne s'est souvenu d'elle que lorsqu'il a eu besoin d'un fils ou d'un verre d'eau. La femme a courbé la tête ; elle a d'abord pleuré son abandon, puis elle s'est vengée. Et c'est ainsi que le couple a marché dans les siècles. Les deux époux, au sortir de la terre, s'étaient mis en route en amants et en camarades ; ils nous arrivent en maître et en esclave, l'un devant l'autre. Le maître ordonne, jure, se déclare supérieur, et pleure de misère et de solitude ; la servante accepte son infério- rité, sourit méchamment ou sanglote comme une niaise, rampe à terre et n'est plus qu'un fardeau pour l'homme, qui la traîne et qu'elle devrait soutenir. Il me semble voir un géant ridicule que suit un nain malicieux; à eux deux, ils vaincraient le monde, mais s'ils s'amusent à se quereller en route, ils n'ont plus qu'à s'asseoir dans le fossé et à se désespérer l'un et l'autre.


LA MÈHE. 113^

Telle est l'histoire de l'humanité. Le couple n'a jamais marché que découplé. La femme a été vendue, la femme a été emprisonnée, la femme a été mise en commun, comme l'eau des citernes. L'homme a d'abord volé sa compagne ; puis l'honnêteté lui ve- nant, il a consenti à l'acheter; il en a acheté une, il en a acheté deux, trois, quatre, et, comme c'était là une marchandise coûteuse, il a mis la marchandise en magasin, sous de triples verroux. Dans d'autres pays, il y a eu accord entre les hommes ; ils ont pris la mesure économique de ne pas acheter de femmes, mais d'avoir un fonds commun, une sorte de grenier d'abondance sur lequel vivait la nation. Nous sommes loin, vous le voyez, du couple idéal qui naissait pour vivre libre et égal dans son union.

Nous nous trouvons encore ici en pleine barbarie. La femme n'est qu'une denrée, qu'une nécessité. Les peuples se civilisent et la femme devient un jouet. Toutefois, l'homme ne l'achète plus, et dès lors elle a une existence personnelle. C'est en Grèce qu'elle est affranchie ; l'Olympe, avec sa Vénus, sa Junon, toutes ses déesses humaines, donne à la terre la beauté et l'amour, la puissance et la volonté de l'épouse. Mais qu'on ne s'y trompe pas, il y a ici poésie et belles ma- nières, rien de plus ; au fond, l'épouse n'est toujours qu'un objet de première nécessité, l'amante n'est qu'un objet de plaisir et de luxe. Il y eut cependant, à Sparte, une tentative de délivrance; la femme fut faite homme, ce qui tua l'amour et fit naître la dé- bauche

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414 MES HAINES.

A Athènes, on trouve, au contraii^, la véritable femme grecque ; là, l'épouse est muselée, le sérail existe presque; ce n'est plus une marchandise, c'est encore un meuble qui doit rester chez lui sous peine de se détériorer. Lorsque la vie active est arrêtée, lors- qu'on étouffe l'intelligence, lorsqu'on force une créa- ture à se croiser les bras, il y a sûrement chez cette créa- ture des heures de folie, des moments où elle échange sa tranquillité contre ce que la débauche a de plus monstrueux. Les bacchanales naissent directement de la réclusion. D'autre part, l'hétaïre tua la femme légitime, l'amante l'emporta sur l'épouse, de toute sa beauté et de toute son intelligence. Les Grecs n'avaient pas de foyers ; ils possédaient au logis une machine à reproduction, niaise et lourde, qui était là pour leur donner des enfants ; ils avaient au dehors des amantes, toutes blanches et toutes lumineuses, belles et sa- vantes, dont la mission était de les charmer et de les retenir près d'elles. Changez ces amantes et ces ma- chines de lieu, mettez l'épouse dans la rue et l'hétaïre au foyer, et chaque foyer deviendra un centre, la fa- mille se constituera, la société sera plus grande et plus forte.

A Rome, l'histoire est la même. L'homme, comme en Grèce, y tient la femme pour une erreur de la na-, ture. Il l'accepte à titre de compagne, parce qu'il ne peut faire autrement, et il se hâte de lui témoigner sa haine et son mépris. Cependant, il y a progrès ; la matrone est plus hbre. Mais toutes les grâces et toutes les séductions d'Athènes passent la mer, et Messaline



Là MÉRE. fis

naît du luxe et des arts. Le monde romain s'écroule dans une effroyable débauche.

Le christianisme vient alors et se méfie de la femme ; il l'accueille comme adepte, il la renie comme épouse. Elle est, après tout, un instrument de perdition ; elle n'a pas d'âme, les saints doivent s'écarter d'elle et la maudire. Qu'elle prie, qu'elle s'humilie, qu'elle habite les églises; tel est son rôle. Le mariage chrétien est une dernière concession faite à la nature; l'état de pureté est le célibat. C'est alors que la femme chré- tienne rencontre la femme barbare, la fille du Nord, que le mari achetait. Après avoir longtemps fermenté ensemble, selon l'expression de M. Eug. Pelletan, le christianisme et la barbarie engendrent la féodalité, et l'auteur ajoute : « La chevalerie fut simplement un système de bigamie patronné par le clergé et con- sacré par l'opinion. » La femme est reine, sans avoir plus de liberté ni plus de moralité. Le progrès est celui-ci : elle essaie son empire, elle se sent forte de beauté et de grâce, et elle pourra vaincre demain.

Le lendemain elle vainquit. Elle vainquit à l'hôtel de Rambouillet; elle vainquit dans le boudoir de Ninon de Lenclos; elle vainquit sur l'échafaud, en face de la statue de la Liberté. La marquise de Ram- bouillet, Ninon deLenclos, madameRoland, telles sont les trois grandes victorieuses : la première donna une intelligence à la beauté de la femme; la seconde se fit homme et prit acte de sa liberté ; la troisième se fit citoyen, et mourut pour le vrai et le juste. Depuis lors, la femme est devenue notre égale en fait, comme


116 MES HAINES,

elle l'était en théorie. Elle a une âme, elle a une intel- ligence, elle est notre compagne, notre amie et notre soutien.

^e le sais, dans le rude sentier, le couple ne s'avance pas encore d'un pas ferme, et c'est justement pour cela que M. Pelletan a écrit son livre. L'épouse a re- joint l'époux, elle ne marche plus derrière lui en ser- vante; mais son allure est chancelante encore, et elle n'est pas tellement unie à son compagnon qu'elle puisse avoir abandon et conflance. La maladie est connue, il ne s'agit plus que de la guérir entièrement.

Le remède est simple, étant donnée la mission de la femme. Cette mission est, je le répète, d'être la colla- boratrice de l'homme dans l'œuvre commune, la com- pagne fidèle, l'appui certain, l'égale conciliante et dé- vouée. 11 faut donc, avant tout, libérer la femme^ libérer son corps, libérer son cœur, libérer son intel- ligence.

Il faut l'instruire, la rendre notre sœur par la pensée^ Là est la grande rédemption. Que la femme au foyer ne soit pas seulement une ménagère et une machine à reproduction, qu'elle soit une âme qui comprenne l'âme de l'époux, une pensée qui communie avec la pensée de l'homme choisi et aimé. La famille sera fondée dès que la mère et le père seront unis jusque dans leur intelligence. Alors, il y aura vraiment ma- riage, il y aura pénétration complète. Tout le mal vient de la sottise dans laquelle nous maintenons vo- lontairement nos compagnes ; nous ne pouvons sym- pathiser avec elles, nous en faisons des êtres différente


LA MÈRE. HT

de nous, nous les dédaignons ensuite, et nous déser- IH^ons nos demeures. Je demande formellement que ■^n^on démolisse tous les pensionnats de jeunes filles existants, et que, sur leurs ruines, on bâtisse des collèges oîi nos filles seront élevées comme nos fils. ' Au sortir des collèges, filles et garçons se tendront la main en camarades et se comprendront.

Après avoir libéré l'intelligence, il faut libérer le- cœur et le corps. Il faut donner à la femme l'égalité devant la loi et rétablir le divorce. La question des en- fants est secondaire ; on trouvera une loi qui sauvegar- dera leurs intérêts. Mais ce qu'il est absolument néces- saire de briser, c'est ce lien de fer qui unit éternelle- ment deux êtres l'un à l'autre. Il est de toute nécessité que l'homme et la femme soient libres dans leur union, et que ce ne soit pas un article du Godfr qui les rende fidèles.

Dès lors, le couple marchera fermement. Il sera uni par le corps et par l'âme, par la liberté même du ma- riage. L'union sera plus digne, plus haute, plus péné- trante. Le couple ne fera plus qu'un seul être qui accomplira dans son unité tous les actes de la vi*^ sociaux et privés.

Tel est le livre de M. Eugène Pelletan. J'accepte les^ conclusions de l'auteur, tout en sachant que les rieurs ne sont pas de notre côté. La femme savante, la femme citoyenne, c'est là un si beaii sujet de risées I Riez et laissez-nous espérer.

M. Eugène Pelletan est un poète pratique, ai-je dit. Je ne saurais mieux le définir. Je songeais, en lisant


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118 MES HAINES.

son livre, aux belles rêveries de M. Michelet, qui est un poète poétisant. M. Michelet tombe à genoux, s'incline et adore; la femme est un dieu, une idole douce et poignante, maladive et céleste; il faut l'aimer et l'aimer encore, se perdre dans sa contem- plation, vivre de son haleine et de ses tendresses. M. Eugène Pelletan, au contraire, n'a pas le moindre baiser; il traite la femme en camarade, il la relève pour qu'elle marche en homme à notre côté ; il l'aime et veut en être aimé; mais il désire surtout que femme et homme aiment la liberté, la vérité et le droit. Là, des prières passionnées, des extases, un monde de lumières et de parfums, un ciel en plein idéal et en pleine félicité ; ici, des conseils rudes et salutaires, un amour franc et libre, un monde juste et vrai. Je lirai M. Michelet, je me bercorai dans sa large et suave poésie, lorsque, Tâme saignante, j'aurai besoin d'un beau mensonge pour me consoler du réel ; mais je lirai M. Eugène Pelletan, lorsque, l'esprit sain et ferme, je voudrai le possible et que je me sentirai la force de la réalité.


L'EGYPTE IL Y A TROIS MILLE ANS

Ilya dans Thistoire, des questions, des problèmes,. pour mieux dire, qui ont toujours singulièrement piqué ma curiosité d'homme ignorant. Je sais des annales humaines ce que tout le monde sait; mais je voudrais en savoir plus que tout le monde, avoir l'in- tuition des anciens âges, car je ne connais rien déplus- irritant que ces éternelles énigmes que nous pose le passé. C'est ainsi que la grande figure de Jeanne d'Arc est une souffrance pour moi ; je ne puis comprendre cette jeune fille, et tous ceux qui ont prétendu l'avoir comprise, ont été amenés à de pures explications poétiques et littéraires. Elle est là, muette devant



iâO MES HAINES,

moi, ayant toute la réalité de l'histoire et tout le mer- veilleux de la légende : elle irrite ma raison, exaspère ma curiosité.

Plus loin dans les âges, se dresse une autre grande figure, celle de tout un peuple, maintenant endormi dans le silence du désert; cette figure, chaque fois qu'elle s'est levée devant mon imagination, a éveillé mes désirs de science sans jamais les satisfaire ; elle est restée voilée, immobile, souriant mystérieuse- ment, un doigt sur la bouche. L'Egypte est une de ces énigmes du passé dont je cherche le mot avec déses- poir. Je sais que nos savants et nos romanciers pré- tendent avoir levé les voiles de la déesse, nous l'avoir rendue réelle et vivante. Je me défie beaucoup des romanciers, parce que je suis leur confrère et que je connais nos licences dans les descriptions; je crains les savants qui ne s'accordent pas entre eux et qui tiraillent ma raison et ma foi en tous sens.

J'ai lu des récits de poètes sur cette terre aujour- d'hui silencieuse, et je me suis dit avec méfiance que c'était là de belles pages, trop fines et trop poétiques ; j'ai feuilleté de doctes ouvrages, très épais et très graves, traduisant et interprétant les monuments et les inscriptions, et je me suis dit, avec non moins de méfiance, que c'était là la lettre morte, le cadavre dis- séqué etméconnaissable de l'Egypte. Ce qui m'échappe est justement ce que je voudrais connaître : la physio- nomie, le degré exact de civilisation, les mœurs vraies de ce peuple si raffiné et si malade déjà de science et de progrès, aux premiers pas de l'humanité. Je suis


L'EGYPTE IL Y A TROIS MILLE ANS. 12i

-certain que nous ne le voyons pas nettement, que nous le faisons à la fois trop grand et trop petit; le passé ne nous apparaît toujours que déformé, l'Egypte des romanciers et celle des savants doivent être des Egypte de convention.

Je songeais à ces choses, lorsque, ces jours der- niers, M. Ferdinand deLanoye a bien voulu me com- muniquer en épreuves un petit livre qu'il va publier «ur Ramsès le Grand. Il a pris ce conquérant comme type de la puissance égyptienne, et a fait de son his- toire l'histoire de l'Egypte, aux heures de grandeur -et de force. L'ouvrage est mince, mais il m'a paru gros de conscience et de bon sens. L'auteur semble partager mes doutes sur la foi qu'on doit accorder aux paroles des savants et des poètes; les uns sont des commentateurs bien trop habiles, qui forcent les pierres à parler, lors même qu'elles désirent se taire ; les autres sont des écervelés qui créent, pour le plus

grand amusement du public, une Egypte de fantaisie

bonne à mettre sous verre. M. de Lanoye est scep- tique, il doute des gens graves et des gens gais, il veut toucher du doigt les vérités, il se hasarde avec pru- dence, rendant la vie aux seules choses qui lui parais- sent avoir vécu : un pareil sceptique est mon homme, ^t je me sens tout prêt à accepter son Egypte et ses Égyptiens.

Ce qui m'a tout d'abord donné confiance en lui, -c'est la façon aisée dont il traite les savants épigra- phistes, ceux qui lisent toute l'histoire sur les vieux murs. Certes, sans les inscriptions, nous saurions peu

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122 MES HAIINES.

de chose sur l'Egypte ; les quelques détails certains que nous connaissons viennent de ces vastes manus- crits de pierre que les pluies et les soleils n'ont pu en- tamer. Mais il y a un écueil dans la lecture de ces livres ouverts en plein ciel : les phrases sont courtes, et les commentaires ont les marges grandes ; puis, l'his- toire entière n'est pas là ; c'est là l'histoire officielle, très pompeuse, très embrouillée, se contredisant sou- vent elle-même. L'historien qui voudra tout lire, tout interpréter, tout coordonner, arrivera inévitablement à des erreurs énormes et grossières. Les documents ne manquent pas, mais ils sont en bien mauvais état ; on peut mal lire, on peut comprendre plus mal encore» C'est ainsi que M. Ampère, voulant concilier tout ce qu'il avait déchiffré, a conclu à l'absence de castes chez les Égyptiens. C'est là blasphémer, paraît-il. Et tout cela, parce que les murs ont menti, parce qu'ils ont été mal lus sans doute, mal interprétés. Il faut faire un usage modeste des inscriptions, et les com- menter avec prudence. M. de Lanoye n'accepte que les phrases complètes, les assertions claires. Il est savant tout juste assez pour n'être pas romancier.

Son livre est divisé en quatre parties : li'Égypte avant Ramsès, — Ramsès 11^ — Campagnes de Ramsbs, — Monuments de Ramsès. Le grand roi est l'incarnation de l'Egypte puissante et forte ; il résume les temps antérieurs et annonce les temps futurs.

Les origines d'un peuple sont presque toujours un 'prétexte aux hypothèses des esprits ingénieux. On ne peut faire, ce me semble, que des conjectures plus


L'EGYPTE IL Y A TROIS MILLE ANS. 123

OU moins vraisemblables. M. de Lanoye,qui croit à la création d'une seule race humaine, modifiée ensuite par les milieux et les moments, ne paraît pas s'inquiéter outre mesure des origines du peuple égyptien; il donne les différentes hypothèses sans en créer une nouvelle. Il est à présumer que l'Egypte fut peuplée, à de certains intervalles, par des bandes venues du nord et de l'est. La nation se forma ainsi lentement; -elle fut d'abord composée d'industriels et de cultiva- teurs vivant paisibles dans cette contrée grasse et riche. Les sols féconds ont fait les grands peuples, et toute l'histoire est dans le limon fertile qui fixe les habi- tants, ou dans les sables mouvants qui les font voyayer, en quête de l'ombrage des oasis. Ainsi grandit et s'en- richit la nation; c'est dans le bien-être physique, dans la paix du corps, que se forment les civilisations. Lorsque Ramsès naquit, l'Egypte instruite, saine de chair et d'esprit, était tout élevée pour conquérir le monde connu. Il est bon que les âges guerriers vien- nent après les âges de commerce et d'abondance ; le conquérant qui naît alors, n'est plus un barbare qui pUe le monde sous ses genoux, c'est un capitaine habile et ingénieux, un politique savant, un homme d'art et de bonnes manières. Ramsès le Grand, qua- torze cents ans avant Jésus-Christ, fut plutôt un Charlemagne qu'un Attila.

L'Egypte, à cette époque, avait toute sa saveur ori- ginale et étrange. Elle était à ce point de maturité exquise des nations, lorsque les éléments des origines se sont fondus en un seul tout; il y a floraison, sen-


II


124 MES HAINES,

teur pénétrante, éclat particulier. Je l'ai dit, je n» crois pas que nous ayons une idée bien nette de cette civilisation égyptienne dont nous nous plaisons à outrer l'originalité, la délicatesse et la splendeur. J'ai lu très attentivement le long récit que M. de Lanoye fait du sacre de Ramsès, d'après les documents con- nus, et j'ai vu dans cette cérémonie une comédie em- phatique, dont la mise en scène ne vaut certainement pas celles des féeries de nos théâtres. L'art était rudi- mentaire, grossier, quoi qu'on dise; les bijoux, les étoffes, qu'on peut voir dans les musées, n'approchent,, comme délicatesse de travail, ni de notre orfèvrerie,, ni de nos tissus modernes. Qu'on s'émerveille devant l'habileté, l'esprit ingénieux, la patience de ces ou- vriers primitifs, je le veux bien ; ils ont créé leurs arts^ et nous n'avons fait que profiter du labeur des siècles. Mais il me déplaît qu'on tombe en admiration devant des œuvres que ne commettraient pas les apprentis de notre temps.

Je ne veux pas être trop dur pour les Égyptiens. Ils nous offrent encore, du fond des âges, le spectacle grandiose d'un peuple transportant les montagnes avec le seul aide des bras de l'homme. Seulement^ je voudrais qu'on n'exagérât par l'élégance ni la fi- nesse de leur luxe; pour moi, c'étaient des barbares riches et nombreux, qui ont usé de leur force et de leur richesse. L'art où ils excellèrent fut la sculpture, l'architecture ; la nationalité égyptienne trouva son expression, comme toutes les nationalités primitives, dans les statues et les monuments. Là, ainsi que je le


L'EGYPTE IL Y A TROIS MILLE ANS. 125

disais au sujet du livre de Proudhon, ce fut le peuple entier qui signa les œuvres. L'architecture et la sculpture furent des arts nationaux qui exprimèrent l'âme de l'Egypte, ses croyances et ses mœurs. Aussi après quatre mille ans, y a-t-il encore une saveur particulière et pénétrante dans ces blocs de granit qui vivent de la vie d'une nation morte aujourd'hui. Ce marbre vit, tout raide et monstrueux qu'il soit ; il vit, parce que, à un moment, il a été la pensée d'une foule, la parole d'un peuple. On prétend que certaines lois hiératiques imposaient des formes réglemen- taires aux ouvriers du temps ; ce doit être vrai, car la maigreur et la raideur sont évidemment voulues ; certaines parties offrent trop de délicatesse pour faire supposer que ce sont là des fautes d'ignorance et d'inhabilité. D'ailleurs, l'attitude sèche et émaciée de ces marbres concourt sans doute à l'étrange impres- sion qu'ils nous causent aujourd'hui; ils sont là, graves, mystérieux, éternellement raides et muets, et nous sentons, dans leur silence et leur pose hautaine et impénétrable, toute une civilisation morte, toute une foi disparue.

L'Egypte philosophique et religieuse est encore plus voilée, plus inconnue. Comme toujours, je crains d'être dupe, je n'ose croire à ces prêtres égyptiens qui, dans le silence de leurs temples, avaient trouvé, dit-on, le secret de toutes choses, et qui sont morts ensuite, emportant la vérité avec eux. La vérité ne s'emporte pas comme cela. J'aime à croire que nous avons retrouvé toutes les vérités que les anciens

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126 MES HAINES,

peuples ont égarées le long du chemin. Je préfère penser que ces symboles de mystère, ces sphinx, ces hiéroglyphes étaient une simple manœuvre sacerdo- tale ; le merveilleux, aux commencements des temps, les allures mystérieuses et solennelles ont dû être une excellente machine à gouverner. Les francs-ma- çons sont les descendants directs de ces prêtres égyp- tiens qui s'enfermaient sans doute pour faire croire qu'ils avaient quelque chose à cacher; les adeptes d'autrefois y mettaient peut-être un peu plus de foi que les adeptes de nos jours, ayant la naïveté suffi- sante pour se tromper eux-mêmes. On sait que les francs-maçons réclament d'ailleurs l'Egypte pour patrie première, ce qui me fait supposer que cette philosophie, ces vérités perdues étaient un simple dogme social et religieux plus ou moins parfait. Ce dont on ne peut douter, c'est que le peuple égyptien a eu, un des premiers, la notion d'un Dieu unique et de l'immortalité de l'âme. Les pratiques du peuple étouffaient la haute notion ; mais elle existait pour les savants et les riches, car c'est chez ce peuple idolâtre, qui adorait des légumes, disent certains livres, que les Juifs ont pris leur Jehovah et leur paradis. La Bible a dû, en grande partie, être écrite en Egypte, ou tout au moins à l'aide de souvenirs rap- portés d'Egypte. Le Pharaon de l'Écriture, celui qui persécuta les Juifs et éleva Moïse, pour le plus grand malheur de son peuple, ne fut autre que Ramsès le Grand. La petite tribu se révolta et fut chassée ; elle S'en alla, emportant avec elle les croyances et les


L'EGYPTE IL Y A TROIS MILLE ANS. 127

mœurs, la civilisation du pays, et alla créer ailleurs une nationalité faite des débris de cette civilisation. C'est £^insi que nos sociétés modernes, eii matière de philosophie religieuse, appartiennent encore à la na- tion qui vivait sur les bords du Nil, ily a trois mille ans.

Ramsès le Grand régna en conquérant et en législa- teur. Il soumit les peuples voisins et disciplina le sien. Il couvrit l'Egypte de constructions géantes pendant les longues années de son règne et mourut plein de gloire et de tristesse, devant sa grande œuvre que personne ne continuerait.

Je ne saurais suivre M. de Lanoye dans l'histoire courte et serrée qu'il a faite du grand roi. Il y a certai- nement là de longues recherches, une étude patiente et consciencieuse des documents. Je n'ai pu rapporter de cette lecture qu'une impression générale etperson- nelle . J'ai lu le livre avec la pensée d'y trouver au moins un des mots de l'énigme embrouillée que nous pose ce désert silencieux, encombré des ruines de villes muettes et mystérieuses. Sans doute, je ne suis guère plus savant aujourd'hui ; mais j'ai eu plaisir à étudier le problème avec un esprit droit et juste, qui expose clairement le résultat des travaux modernes sur l'Egypte.

Le Nil coule paisiblement dans le silence des ruines, et le bruit de ses flots, qui nous content peut-être l'histoire du passé, n'a pas encore été compris. On a tant bien que mal reconstruit les cités écroulées et on a essayé d'emplir les rues des foules mortes. Mais le ressort intérieur, le mécanisme secret de ce peuple


128 MES HAINES.

ne me paraît pas avoir encore été trouvé. Il y a des lacunes dans son histoire, des obscurités dans l'état véritable de son âme et de son cœur. Nous avons va- guement la vision des dehors, nous ne pouvons péné- trer jusqu'à l'esprit. Mais, si mystérieuse qu'elle soit, avec ses sphinx aux lèvres éternellement fermées, cette terre, faite des poussières d'une civilisation, est une leçon haute et grave pour nos sociétés modernes qui parlent bien haut de leur éternité. Elle leur dit par son silence : «Les peuples, comme l'individu, passent sur la terre, et le vent efface leurs traces ; je n'ai pas même laissé le souvenir de ma réalité, et tout ce que l'on sait de moi est une légende que ra- content mes ruines. »

Comme le dit M. de Lanoye, il y a pour nous^ peuples modernes, une pensée de sympathie dans le souvenir des anciennes sociétés. Nous jouissons de leurs travaux, nous profitons de leurs souffrances. Il y aurait mauvaise grâce à ne pas aller nous age- nouiller sur le sol de la grande nécropole. Ramsès est l'aïeul de notre Gharlemagne et de notre Napoléon.


LA ftÉOLOGIE ET L'HISTOIRE


L'histoire du monde date du jour où deux atomes se sont rencontrés. Pour l'historien, les annales d'une c ontrée c ommencent aux origines d'une nationalité; pour le penseur et le philosophe, ces annales remon- tent jusqu'à Dieu, la Force première, et embrassent l'histoire de la formation du sol et celle de la création et des perfectionnements de l'être.

M. Victor Duruy a pris nos annales nationales à la naissance de la terre. Il a voulu qu'il n'y ait pas de la- cune dans son récit, et il a commencé par le commen- cement. La préface qu'il nous donne raconte la créa- tion depuis le grain de sable jusqu'à la montagne.


130 MES HAINES,

depuis ranimai infusoire jusqu'à l'homme ; elle est le complément indispensable de toute histoire, le pre- mier chapitre contenant les différentes phases par lesquelles la terre a passé avant de constituer le sol que nous habitons, les différentes transformations que l'être a subies avant de devenir homme. Ainsi, nous aurons l'exposé de l'œuvre entière : les époques anté- rieures, dont nos royaumes et nos peuples ne sont que les conséquences, ne seront plus négligées ; l'histoire ira du premier jour du monde au dernier déluge, racontant rapidement les faits de ces siècles que la science commence à connaître ; puis elle étudiera les hommes, les derniers êtres créés, depuis Adam jusqu'aux sociétés modernes.

Toutefois, avant d'entreprendre l'étude d'un peuple, elle examinera le sol qu'il habite, tel que le dernier dé- luge le lui a laissé. Car, selon l'expression de M. Vic- tor Duruy : « l'homme, formé du limon de la terre, garde toujours quelque chose de son origine, et les nations effacent bien tard, si elles le font jamais, l'em- preinte de leur berceau. » La géographie physique et moraleviendraausecours de l'histoire ; elle expliquera les mœurs et le caractère du peuple, elle donnera les raisons de ses victoires et de ses défaites, de l'unité de l'esprit national et de la vie large et solide du royaume. 11 y a un lien intime entre une nation et la contrée où elle s'est développée : étudier la contrée, c'est déjà étudier la nation.

Tel est le sujet de V Introduction gênéi^ale à l'Histoire de France : une première partie consacrée à l'histoire


LA GÉOLOGIE ET L'HISTOIRE

géologique du sol français, une seconde partie consa- crée à la description de ce sol, à sa géographie phy- sique et morale. Cette étude doit servir d'introduction à une histoire de France en dix ou douze volumes, depuis longtemps préparée.

Ce sont de terribles annales que celles de la terre dans les époques antérieures à l'âge présent. Nous da- tons notre âge de six mille ans ; les êtres qui nous ont précédés dataient les leurs de plusieurs millions d'an- nées, années d'incendies et de convulsions qui se- couaient à toute heure les entrailles du monde. Nous avons derrière nous un passé effrayant de profondeur, vingt et quelques terres différentes, des milliards de peuples, une histoire inconnue et terrifiante. La créa- tion, pour arriver à nous, a longtemps vécu, se trans- formant et se perfectionnant. Là, sans doute, est la grande histoire : nos quelques siècles de troubles hu- mains ne sont rien comparés aux éternités que les êtres et la terre ont traversées au milieu des flammes et des écroulements. Que doit être devant Dieu la période humaine, lorsqu'il considère les âges anté- rieurs? Il est bon de songer à cette longue préface de notre histoire : notre orgueil tombe et la vérité se dégage.

Je vois dans l'étude de la géologie une croyance f nouvelle, croyance philosophique et religieuse. Sans doute, nous sommes ici en pleine hypothèse; mais cette hypothèse a plus de vraisemblance que les autres hypothèses acceptées comme des vérités. Les théd^ dicées, les religions humaines rapportent le monde



132 MES HAINES.

entier à Thomme ; elles font de lui le centre, le but de la création. Une pensée d'orgueil nous a guidés dans les explications que nous avons données de l'univers, •et ce qui prouve que les religions sont nos œuvres, c'est que toutes elles tendent à l'exaltation de l'homme et qu'elles sacrifient l'œuvre entière à son profit. Dieu doit être autrement juste envers cette terre qui lui a déjà coûté tant de siècles. Nous, nés d'hier, nous disparaissons dans l'immense famille des créatures et nous devenons l'être du moment, le plus parfait si l'on veut, mais non le dernier peut-être.

Au lieu d'affirmer que le ciel et la terre ont été créés uniquement à notre usage, nous devons penser plutôt que nous avons été créés à l'usage du grand Tout, de l'œuvre qui s'élabore depuis le commence- ment des temps. Nous allons ainsi vers l'avenir, simple manifestation de la vie, phase de la créature, faisant avancer d'un pas la création vers le but inconnu. Il y a je ne sais quelle grandeur, quelle paix suprême, quelle joie profonde, dans cette idée que Dieu travaille en nous, que nous préparons la terre et l'être de demain, que nous sommes un enfantement et qu'au dernier jour nous assisterons, avec l'univers entier, à

('achèvement de l'œuvre. On ne saurait, au début d'une histoire des hommes, éveiller déplus grandes pensées. J'aime avoir mettre, ■en face de nos luttes orgueilleuses, notre commence- ment et notre fin, ce qui nous a précédé et ce qui nous suivra sans doute. Les annales des âges anté- rieurs viennent nous assigner notre véritable place



LA GEOLOGIE ET L'HISTOIRE. 133

dans la création, et les hypothèses que l'on peut faire sur les âges futurs, sont un appel à la justice et au devoir, à la paix universelle.

M. Victor Duruy raconte, bouleversement par bou- leversement, l'histoire des anciennes terres. Il étudie à la fois le monde et les êtres, suivant pas à pas la for- mation du sol et celle de l'homme. Chaque cataclysme apporte son fragment de continent, chaque race qui se montre apporte sa part de vie. Peu à peu, la France se forme, l'homme naît. Il a fallu des siècles et des siècles. Parfois, les terres s'abîmaient de nouveau au fond des océans, les créatures périssaient, la vie de- venait languissante. Enfin, un peu avant le dernier dé- luge, la contrée que nous nommons la France prit la configuration qu'elle a maintenant, « l'homme parut et Dieu se reposa. »

Non, Dieu ne se reposa pas. Hier, aujourd'hui, à toute heure, il travaille en nous, autour de nous. La création continue, l'œuvre marche, grandit. Le labeur des mondes est éternel. Nous sentons la terre en en- fantement tressaillir sous nos pieds, nous sentons la matière s'épurer en nous. Il y a encore de nouvelles «outrées dans le sein de notre globe, il y a encore dans notre être, dans nos vagues aspirations et nos désirs d'infini, de nouveaux êtres plus purs et plus parfaits. C'est là une absurde croyance de croire que Dieu peut prendre du repos et qu'il vit, oisif, dans quelque coin du ciel, se contemplant dans notre, image, satisfait de son œuvre et ignorant les besoins

> de perfection qui nous agitent nous-mêmes. b


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134 MES HAINES.

L'histoire des mondes antérieurs nous fait donc es- pérer des mondes futurs. Nous qui sommes le pré- sent, nous devons puiser, je le répète, une grande force dans cette croyance, car si le passé nous abaisse au rang de créatures de transition, l'avenir promet à la terre dont nous faisons partie, un progrès indéfini dans la suite des âges.

L'homme est né, le sol français est formé. Dès lors^ M. Victor Duruy aborde la seconde partie de son in- troduction, la description du sol. Il nous donne un , plan en relief de la France, étudiant les montagnes ^ les vallées et les fleuves, décrivant la scène de ce théâtre gigantesque sur lequel il va tout à l'heure faire agir tout un peuple et le heurter au monde en- tier. D'abord, il s'occupe de l'intérieur; il décrit les Vosges et les Gévennes, la Seine et la Loire, ces mon- tagnes et ces fleuves essentiellement français ; puis il parcourt les plaines, la contrée entière. Le côté inté- ressant et original de ce travail, ce qui distingue cette étude d'un simple traité de géographie, c'est la con- tinuelle relation que l'auteur établit entre la nature^ la disposition du sol et l'histoire. Londres est une ville grise et triste, parce qu'elle a été bâtie dans un pays de marne et d'argile qui n'a fourni que de mauvais matériaux ; Paris, au contraire, construit en pleine contrée de gypse et de pierre meulière, est toute blan- cheur et toute gaieté.

La région a ainsi partout influé sur les œuvres des hommes. M. Victor Duruy insiste surtout sur cette in- fluence que les lieux ont eue sur un peuple. Il explique


LA GÉOLOGIE ET L'HISTOIRE. 135

la prospérité, la grandeur de la France par son mer- veilleux système de montagnes et de fleuves; les montagnes y répartissent admirablement les eaux, les fleuves font d'une immense vallée une seule cité, selon le mot de Napoléon, qui disait que, de Paris au Havre, il n'y avait qu'une ville, dont la Seine était la grande rue. Les villes, d'ailleurs, ne sont pas jetées à l'aventure; l'auteur montre qu'elles devaient être fondées où elles s'élèvent. Il nous donne ainsi un tableau raisonné de la France intérieure, cherchant dans la conformation du sol l'explication des faits, ou du moins tâchant de nous dire dans quelle mesure la scène a agi sur les établissements et sur les actes des personnages. On peut affirmer, sans crainte d'avan- cer un paradoxe, que, si la scène avait été autre, l'his- toire aurait également changé en grande partie.

L'écrivain étudie ensuite les frontières : les Pyré- nées, ces murs de granit « qui font que Berlin, Var- sovie, même Saint-Pétersbourg, sont plus près de nous, malgré l'éloignement, que ne l'étaient naguère Saragosse, Madrid ou Grenade; » les Alpes, tout aussi hautes et implacables, mais percées de nombreuses portes, montagnes géantes qui séparent à peine « la France et l'Italie, deux sœurs s'il y en eut jamais parmi les nations ; » le Jura, autre muraille inexpu- gnable, et cette plaine de malheur qui va de Lauter- bourg à Dunkerque et qui a laissé passer toutes les invasions ; enfin, la longue ligne de nos côtes, du Var aux Pyrénées et de l'Adour à Dunkerque, les rochers d'Antibes, les bords terribles des golfes du Lion et de


136 MES HAINES.

Gascogne, les landes et les dunes, les sables et les récifs. Ici, le sol a encore fait l'histoire : les Pyrénées, les Alpes et le Jura ont vu grandir notre puissance à leur ombre ; la plaie béante que la France a au nord l'a maintes fois conduite à l'agonie; nos côtes nous ont donné une des premières marines du monde, sans nous accorder cependant les ports magnifiques de notre voisine l'Angleterre. Un Français sent une vé- ritable joie à suivre sur la carte les frontières de son pays, et le seul regret qu'il éprouve est de voir au nord la plaie béante. Les peuples nous doivent la ligne du Rhin, que la nature a certainement créée pour nous.

Le dernier chapitre du livre est le plus délicat et le plus discutable. M. Victor Duruy y étudie les ré- gions naturelles et historiques, et y fait ce qu'il nomme la géographie morale de la France. Ici, nous ^sommes en pleine physiologie. L'auteur obéit à la di- rection générale des esprits de notre temps, qui cher- chent dans le monde physique et matériel l'explica- tion des faits moraux; il renouvelle les tentatives de M. Taine et de M. Deschanel. On ne saurait, d'ailleurs, avancer avec plus de prudence et de discrétion sur ce terrain glissant. Il explique d'abord la prépondé- rance de Paris par sa position géographique; il éta- blit ensuite, à l'aide du même procédé, ce qu'il nomme les points obscurs et les points lumineux de la France. Personne, jusque-là, n'oserait l'accuser de système; par exemple, son explication de la prospé- rité commerciale de la Flandre est excellente : « Un


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LA GÉOLOGIE ET L'HISTOIRE. 137

pays, dit-il, qu'il fallut couper de canaux pour le rendre habitable, n'était pas favorable aux évolutions de la lourde cavalerie des seigneurs. » D'autre part, cette assertion que les montagnes de nos frontières nous donnent d'excellents soldats, tandis que nos côtes nous fournissent nos meilleurs marins, n'a rien de paradoxal et me paraît même un peu puérile. Mais l'écrivain va plus loin : il établit des ressemblances entre différents plateaux, entre différentes vallées; il compare l'Auvergne à la Vendée, le bassin de la Seine au bassin de la Garonne, et il veut que ces pays, de natures et de terrains semblables, produisent des hommes semblables.

M.Victor Duruy frise là le système qui a été reproché si durement à l'auteur de VHistoire de la Littérature anglaise. Il dresse toute une carte morale : le Midi pro- duit des artistes, l'Ouest, au contraire, en est pauvre; les architectes et les rédacteurs de nos coutumes vien- nent du Nord, les savants se trouvent un peu partout. Il en arrive même à écrire cette phrase, en parlant de nos provinces : « Toutes ont leur culture propre, et donnent à leurs habitants des usages et un caractère différents, même une constitution médicale particu- lière. » Et plus bas : « Changez le milieu où l'homme vit, et vous changerez, au bout de quelques généra- tions, sa constitution physique, ses mœurs, avec bon nombre de ses idées. » M. Victor Duruy s'aperçoit alors qu'il va appeler sur sa tête les foudres des spiri- tualistes, et il se hâte d'apporter au système quelques restrictions. Il adoucit sa pensée. « Nous croyons,

12.


138 MES HAINES,

conclut-il, que les mœurs, par conséquent la tour- nure d'esprit et l'aptitude générale d'une popu- lation, dépendent, pour le commun des hommes, des circonstances physiques et morales au milieu des- quelles ils naissent et vivent. Mais, si la foule se laisse docilement marquer d'une même empreinte, les hommes supérieurs résistent. » Ainsi, tout est sauvé ; la liberté de l'âme est conquise, — pour les hommes supérieurs. Ce ne sera plus que la masse, le peuple, qui obéira aux influences du sol; le génie naîtra et se développera en tous lieux, il sera indépen- dant de la terre. M. Victor Duruy est un homme pru- dent.

L'œuvre entière est une glorification de la France, et c'est surtout à ce point de vue qu'elle est saine et fortifiante. Il se dégage des pages un amour profond du pays, une admiration sans bornes pour sa beauté et sa puissance. La France est l'unité dans la variété; elle est grande par l'admirable solidarité qui existe entre ses provinces et par sa position unique au monde. L'écrivain parle avec enthousiasme de ce sol français, qui a tous les terrains, tous les végétaux et tous les climats de la vieille Europe ; de ce peuple français, si divers de types et de tempéraments, qui vit de con- trastes et de mutuelle dépendance. Nous sommes la grande route des idées entre le Nord et le Midi ; nous élaborons les pensées de tout un monde. De là vien- nent cette prépondérance intellectuelle et cette puis- sante nationalité dont M. Victor Duruy a cherché les causes en philosophe historien.


LES MORALISTES FRANÇAIS

(M. Préyost-Pàradol)


I


Imaginez un salon à la décoration sévère, bronze et marbre noir, larges rideaux ne laissant entrer qu'une clarté douce et grave, tapis épais étouffant le bruit des pas. Ce salon est hexagone ; contre chaque paroi se trouve attaché un médaillon richement encadré. La main du peintre est une main souple et habile, exquise dans certains contours délicats, un peu raide et pédante dans certains autres. A parler au point de vue de l'art pur, je n'aime pas sa manière ; la couleur a je ne sais quelle=i pauvretés dans les lumières qui me font pré- férer les teintes plus ternes et plus vraies des ombres du tableau; les lignes sont régulières, larges, un peu


140 MES HAINES.

uniformes, sans aucune cassure qui égayé le regard. En somme, beaucoup de talent et pas assez de défauts.

Le salon n'est autre que l'œuvre que nous allons visiter ensemble : les Moralistes finançais, par M. Pré- vost-Paradol. Les médaillons portent, en lettres d'or,, sur leurs cadres noirs, les noms de Montaigne, la Boétie^ Pascal, la Rochefoucauld, la Bruyère, Vauvenargues.

Je vais de médaillon en médaillon. Chacun de ces visages me retient longtemps, éveillant dans ma tête un monde de réflexions. Je songe que la sagesse fran- çaise est là, la sagesse officielle et dûment reconnue. Un frisson me glace à la pensée de tant de folie. Quel est le septième moraliste qui viendra juger ceux-ci et les convaincre de néant? Ils sont là, indifférents ou passionnés, simplement curieux des misères de Dieu et des hommes, ou secoués eux-mêmes par les hor- reurs de la vie ; ils nous ont regardé passer, nous tous qui vivons de l'existence commune, nous jetant des paroles de dédain ou d'amitié ; et, avec leur im- mense talent, ils n'ont réussi qu'à se montrer nos dignes frères. La vérité n'a pas fait un pas, leurs œuvres ne sont que de brillantes théories, de beaux morceaux de style qui tiennent en joie les lettrés. L'humanité, dans ces hommes exceptionnels, semble- se révolter contre son ignorance ; les autres hommes font galerie et regardent les transports de ces fous qui se fâchent de ne pas comprendre; puis, tout s'a- paise, personne n'a compris, et cependant un nouveau venu risquera demain ses os sur la place publique et se donnera en spectacle à la foule.


LES MORALISTES FRANÇAIS. 141

La lecture des Moralistes français a produit en moi cette sorte de malaise que l'on éprouve à la vue d'un danseur de corde qui chancelle à chaque pas. On dé- tourne la tête en frémissant, on craint de voir le mal- heureux tomber et venir se briser le crâne à vos pieds. A quoi bon ces sauts périlleux, lorsque Ton peut rester tranquillement assis à son foyer ; de tels exer- cices devraient être défendus par la police. Et, ce- pendant, le spectacle a un attrait étrange, une fasci- nation qui ramène vos regards sur cet homme en danger de mort. Il y a de la grandeur dans le sacri- fice qu'une créature fait de sa vie. Lorsqu'un philoso- phe, un moraliste perd pied et se noie dans l'eau trouble qu'il a imprudemment remuée, la foule court sur le lieu du sinistre et prend une étrange volupté à entendre ses cris de désespoir; on le plaint et on l'admire; on se sent, comme lui, la folie de la mort; on reste là, sur le bord du gouflre, demi penché, regardant avec un frémissement sauvage les derniers bouillonnements de l'eau.

Pauvres et chères créatures, celles qui souffrent pour l'humanité souffrante ! Tous nos moralistes n'ont pas eu ce tempérament excessif; ils sont allés plus ou moins avant dans le désespoir; mais tous ont également marché dans le doute, tous ont également conclu à leur aveuglement et à leur impuissance C'est une marche funèbre, je vous assure, que celle de ces hommes intelligents et forts au début, insensi- bles ou saignants au bout de la carrière. Lorsqu'on s'est arrêté devant six d'entre eux et qu'on a lu sur


442 • MES HAINES,

leurs visages la même histoire de doute et de souf- france, on est tenté de tomber à genoux, les mains jointes, et de demander pardon en sanglotant.

Eh quoi ! toute la sagesse aboutit au « que sais-je » de Montaigne, à « l'abêtissement » de Pascal, à « Té- goïsme » de la Rochefoucauld. Ils déclarent avoir fouillé la nature humaine et affirment n'avoir trouvé que néant ou que passions mauvaises. Ces hommes, toutefois, sont les premiers d'entre nous; ils nous do- minent par leur génie, et nous devons les croire, au nom de l'intelligence. Même si notre esprit secoue le joug de leur puissant esprit, nous ne pouvons nous empêcher d'être profondément troublés par les ter- ribles hypothèses qu'ils nous donnent comme des vé- rités. Quel va donc être l'effet de leurs œuvres sur l'âme de leurs lecteurs?

Cet effet me paraît devoir être double. Il y a d'a- bord, pour les tempéraments inquiets, ce vertige que nous éprouvons toutes les fois que l'on nous prouve notre misère et notre folie ; pendant une heure, nous perdons notre orgueil, cet orgueil qui seul nous aide à vivre ; nous nous avouons notre nudité , nous nous sentons si seuls et si désespérés que les larmes nous montent aux yeux. C'est là l'impression mau- vaise, l'impression décourageante, qui rend périlleuse la lecture des moralistes et des philosophes. Au fond, soyez certains que ces gens-là ne croient à rien ; leur foi elle-même est presque toujours une négation d'une des facultés de la nature humaine. L'incertitude éternelle dans laquelle ils vivent, n'est bonne qu'à


LES MORALISTES FRANÇAIS. 143

troubler les âmes simples. Mais, à côté de ce découra- gement qu'inspirent ces grandes intelligences vaincues par l'inconnu, il y a un sentiment sain et fortifiant dans le spectacle de la lutte engagée, depuis le pre- mier jour du monde, entre l'homme et la vérité ; il y a rintime satisfaction de nous voir libres et coura- geux, toujours sur la brèche, avec la secrète espérance d'une victoire future. On se dit que ceux-ci ont été vaincus, mais on ajoute qu'ils ont combattu brave- ment, qu'ils ont même arraché quelques lambeaux du voile de la vérité ; on se sent fier de leur lutte, fier même de leur défaite, défaite de Jacob terrassé par l'ange; et, tout au fond de soi, on s'avoue que l'homme est un rude adversaire et qu'un jour peut- être il vaincra à son tour ; l'orgueil renaît, et l'on est consolé.

Lisons-les donc, ces moralistes qui nous déchirent et nous caressent à la fois. Ils nous versent le doute d'une main, le courage de l'autre ; ils se lèvent du milieu de la foule pour témoigner que la pensée de l'humanité veille toujours, ils nous émeuvent par îe spectacle grandiose de leurs combats, et leur parole répond au plus profond de nos entrailles ; ils nous secouent, ils nous tirent du sommeil de la matière, en faisant passer dans notre chair des frissons glacés de terreur, des espérances folles de lumière et de vérité. Ils nous tiennent en haleine devant Dieu.

Les six médaillons de M. Prévost-Paradol sont sous

Kies yeux. Je m'arrête devant chacun d'eux et vous


144 MES HAINES.

Le premier nous montre la face calme de Mon- taigne ; les yeux doux et bons, le sourire grave et un peu ironique par instants, le front large, la physio- nomie faite tout à la fois de curiosité et d'indifférence. C'est un vieil ami. J'ai vécu deux hivers avec lui, ayant son livre pour toute bibliothèque ; on ne saurait croire quel charme il y a, à ne fréquenter qu'une seule intelligence pendant deux années. Montaigne fait de l'art pour l'art, de la morale pour la morale; il ne cherche à persuader personne ; c'est un simple curieux lâché dans les champs de l'observation et de la philo- sophie. Selon les heureuses expressions de M. Prévost- Paradol : « Il veut savoir, s'il se peut, ce que c'est « que l'homme, prêt à prendre son parti et à se con- « soler s'il l'ignore, bien plus à trouver dans cette « incertitude même je ne sais quel sentiment de pleine « indépendance et d'entier détachement. » Ses con- clusions philosophiques sont celles d'un honnête homme qui désire vivre en paix avec lui-même ; il a reconnu notre néant et ne s'est pas fâché ; il a reconnu l'antipathie qui existe entre notre raison et la vérité, et il a tâché cependant de concilier les intérêts de Dieu et les nôtres : « Convenir, dit M. Prévost- « Paradol, de notre incertitude et en reconnaître les « causes, voilà, selon Montaigne, le dernier terme de « notre raison ; en prendre notre parti et vivre dans « la modération que l'incertitude conseille, voilà le « dernier effort de notre sagesse. »

On le voit, Montaigne n'est pas l'homme des déci- sions extrêmes ; pure question de tempérament ; il vit


LES MORALISTES FRANÇAIS. 445

grassement dans le doute et y trouve une santé mo- rale ; il s'y étale avec complaisance, y fait avec amour des miracles d'équilibre. Jamais le gouffre sur lequel il se trouve suspendu, ne lui arrache un cri d'effroi parti du cœur ; il a l'âme ainsi faite que la foi ou que la négation serait pour lui une souffrance, et qu'il se trouve seulement à l'aise dans un éternel balance- ment entre ces deux points opposés. Nous verrons tout à l'heure l'effet du doute dans l'âme de Pascal ; ce qui a fait la santé de l'auteur des Essais, a fait la mort de l'auteur des Pensées, Je ne puis ni ne veux donner ici une étude du génie de Montaigne ; M. Prévost- Paradol, pour la centième fois peut-être, vient de re- faire cette étude avec une grande souplesse de style et de pensée. Je désire seulement, restant au point de vue où je me suis placé dans cet article, dire quelle me paraît devoir être l'influence des Essais sur l'esprit des lecteurs. Cette influence est à la fois très faible et très forte, bonne et mauvaise. On lit les Essais sans éprouver de grands troubles intérieurs; l'allure calme, la tranquillité du moraliste, son indifférence suprême laissent en paix votre âme que pourrait ef- frayer la hardiesse de ses opinions. De là provient le charme pénétrant de Montaigne ; on devient peu à peu familier avec lui; on aime à le rencontrer souvent, on sait que sa conversation n'aura rien d'amer, et qu'il parlera avec une audace extrême, sans cependant élever la voix et sans paraître souffrir les maux dont il vous entretiendra : son excellente santé morale en


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t un ami d'un commerce facile et agréable. Mais


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i46 MES HAINES.

VOUS VOUS apercevez bientôt que la colère et le déses- poir vaudraient mieux pour vos croyances que cette bonne humeur sceptique, que ce doute profond et souriant.

On se donne peu à peu à cet ami dont l'âme paraît si bien équilibrée ; il a la force de sa tranquillité, et vous persuade par cela même qu'il ne prêche pas; il est si heureux de ne croire à rien qu'on finit par tenter ce bonheur de la certitude dans l'incertitude. Je me rappelle qu'au bout de quelques mois, je lui appartins tout entier; je m'étais donné sans avoir eu conscience, et justement parce que rien ne m'avait averti, dans mes longues conversations, qu'il prenait possession de moi. Un seul cri de terreur échappé de ses lèvres, et j'aurais peut-être reculé. J'accuse hau- tement Montaigne de voler les cœurs. Je vois en lui le sceptique le plus à craindre, car il est le sceptique le mieux portant et le plus allègre. Toute la sagesse que le ciel lui avait accordée a été employée par lui à faire du doute une nourriture saine et d'une digestion facile.

Ce n'est pas quitter Montaigne que de passer à la Boétie. Ce dernier a le profil plus fier, plus énergique ; il y a de l'ardeur juvénile dans son regard, des croyan- ces plus fermes dans son sourire. Les deux amis dor- ment aujourd'hui côte à côte dans la mémoire des hommes ; leur amitié a été si profonde, qu'elle leur a servi de linceul à tous deux, et les a faits presque d'égale taille sur la pierre de leurlombeau. Quel es{ le chef-d'œuvre de la Boétie? Les quelques pages qu'il a


LES MORALISTES FRANÇAIS. 447

laissées sur la servitude ou Tamitié dont il a été jugé digne de la part de Montaigne ? Certes, il vit encore davantage par le chapitre où l'auteur des Essais parle de lui, que par le chapitre qu'il a écrit lui-même contre la tyrannie. La Boétie n'est pas, selon moi, un mora- liste ; il est, si l'on veut, un pamphlétaire et un poète. Mais personne n'osera reprocher à M. Prévost-Para- dol de lui avoir donné asile dans son livre, au côté de Montaigne. On prend plaisir à retrouver partout ensemble deux hommes qui se sont aimés jusque dans leur intelligence. D'ailleurs, nous gagnons à ceci une étude remarquable, une critique plutôt, sur le traité De la Servitude volontaire. M. Prévost-Paradol étend l'horizon de la Boétie, et arrive à cette défini- tion qui est excellente : « Être tenu éloigné de la liberté dont on est capable ou privé de celle dont on a joui, voilà les signes constants de la servitude. »

Je regrette de ne pouvoir expliquer plus au long les idées de l'auteur, qui est ici sur son véritable ter- rain. Certainement, la Boétie n'envisageait pas le sujet sous le même aspect. Son œuvre est le cri indigné d'un honnête homme à la vue de la lâcheté des cour- tisans et de la vanité cruelle du despote; un matin, la lumière s'est faite, et le voilà plongé dans le plus profond étonnement, parce qu'il a songé à cet effrayant prodige de plusieurs millions d'hommes se courbant sous le caprice d'un seul homme. Le traité De la Servitude volontaire est simplement une révolte du bon sens et de la dignité humaine.

Le médaillon suivant est celui de Pascal. Ici la face


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148 MES HAINES.

est inquiète et tourmentée ; on sent sous le calme du regard une lutte de chaque minute, dans laquelle la victoire est achetée au prix des plus grandes souf- frances. La croyance, dans cette pauvre âme déchirée, a été la fille du doute. Montaigne a pu se maintenir, aisible et fort, en plein scepticisme ; Pascal s'est jeté dans la foi qui l'a tué, parce que l'incrédulité le me- naçait également de mort. Je ne connais pas de figure plus haute ni plus douloureuse. Nerveux à l'excès, il croit avec toute la fougue de son tempérament. Il se déchire lui-même; il va toujours plus avant dans l'abîme de sa pensée. Il proclame le néant de la créature ; puis, épouvanté de l'ombre qu'il fait autour de lui, il demande à grands cris une lueur qui se refuse à ses yeux ; il nous conte avec des sanglots le drame terrible de la raison aux prises avec la foi. Je crains moins pour mon âme la lecture des Pensées que celle des Essais 'jles cris de désespoir sont salutaires à entendre, et jamais je ne me donnerai à un homme qui ne se possède pas lui-même. J'ai pitié, je ne puis frater- niser. Une telle lecture peut m'émouvoir jusqu'aux larmes; elle ne me convaincra jamais. Je tremblerai à la vue des immenses profondeurs qu'un mot va ouvrir sous mes pieds, mais je me rejetterai en arrière ; et, en aucun cas, je ne consentirai à me précipiter dans le gouffre, les yeux fermés. Je voudrais, en deux mots, au risque de passer pour une pauvre intelli- gence, dire l'effet que m'a toujours produit une page de Pascal. Je me suis senti effrayé de mon incrédulité, et plus encore de ses croyances ; il m'a donné des


LES MORALISTES FRANÇAIS. 149

sueurs, en me montrant toutes les horreurs de mon doute, et cependant je n'aurais pas échangé mes fris- sons contre les frissons de sa foi. Pascal me prouve ma misère sans pouvoir me décider à partager la sienne. Je reste moi en tout ceci, bien que troublé et l'âme saignante. Le moraliste joue le rôle glorieux dont j'ai parlé, de l'homme en lutte avec Dieu; il a donné au monde le spectacle d'un grand esprit trou- vant, au milieu de ses erreurs, des cris sublimes de vérité. Il compte des milliers d'admirateurs, je ne puis croire qu'il ait des disciples.

La Rochefoucauld a l'abord froid et ironique; sa physionomie n'inspire aucune sympathie ; on sent en lui un ennemi déclaré, un observateur persévé- rant qui ne vous étudie que pour vous prendre en faute. C'est un grand égoïste, non pas un égoïste bon enfant et naïf comme Montaigne, mais un égoïste qui semble se consoler de ses souffrances en analysant les souffrances des autres. Certes, il a eu ses larmes ; mais on ne trouve pas en lui la grandeur des désespoirs de Pascal; on ne saurait le plaindre, car ses chagrins ne sont que les mesquines déceptions d'un ambitieux trompé dans ses espérances. La Rochefoucauld est un homme du monde qui, peu à peu, a perdu ses illu- sions en amour et en politique : il se montre chagrin, mécontent de tout; lorsque la maladie le force à se retirer, il devient décidément misanthrope, et, cher- chant alors un mobile aux actions des hommes, il les , -explique toutes par l'amour-propre; sa morale est

Ïe de l'égoïsme et de l'orgueil. M. Prévost-Paradol


150 MES HAINES,

s'attache avec raison à nous montrer par où pèche son système. On ne peut nier que l'intérêt ne nous guide en toute chose ; mais il est des points extrêmes où l'intérêt prend les noms de sacrifice et de dévoue- ment ; l'être s'élève au-dessus de lui-même et contente ses aspirations vers le bien et le beau, en faisant des actions nobles, dégagées de toutes basses préoccupa- tions. La Rochefoucauld triomphe en confondant sans cesse l'égoïsme et la vertu, l'intérêt et le devoir; il se plaît à ne montrer qu'un côté de la vérité, et, ce côté étant vrai, il nous abuse à force d'art et nous fait accepter, comme une certitude entière, une moitié, un tiers seulement de certitude. On ne saurait trop se délier de ce moraliste qui a toute la sournoiserie des gens chagrins. Heureusement, il n'a ni le charme qui attache, ni la passion qui émeut. C'est un grand talent qui s'est privé de toute affection, en niant la fran- chise des affections humaines.

Le cinquième médaillon est fin et délicat. M. Pré- vost-Paradol a compris qu'il s'adressait plus à un écri- vain qu'à un penseur. L'étude qu'il a consacrée à la Bruyère est avant tout littéraire. Non pas que ce der- nier ait manqué de profondeur dans ses observations, de largeur dans certains de ses aperçus ; mais il vaut surtout par le style, par la mise en scène, la nou- veauté du tour. La Bruyère, selon sa propre expres- sion, « ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes. » Je trouve, pour ma part, cette phrase plus hardie que tous les effarements de Pascal, qui déclarait que la grâce frap-


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jaitoù elle voulait. Il est inutile que j'appuie ici sur le talent de l'auteur des Caractères; tout le monde con- naît l'art excessif qu'il met à dramatiser la moindre de ses observations. Mais il est un point sur lequel M. Prévost-Paradol me paraît trop insister. Il assure que la Bruyère n'était pas un réformateur, et je le crois sans peine. Il ajoute qu'il était trop éloigné de la Révolution pour la pressentir, trop bien enchaîné lui-même à sa place, dans la hiérarchie sociale, pour croire qu'il fût jamais possible de la remanier de fond en comble. Touttre ce sentiment étrange qui nous fait accepter dans la solitude du cabinet le roman le plus risqué, et qui nous pousse à la révolte, à la moindre scène forte et vraie que nous voyons à deux ou trois mille. Nous voulons de la vérité brutale,

14.


162 MES HAINES,

de la franchise impitoyable, lorsque nous sommes seuls ; dès que nous sommes plusieurs, nous avons sans doute honte de nous-mêmes et nous aimons qu'on nous flatte, qu'on mente, qu'on voile tout ce que notre nature a d'emporté et de mauvais. De là naît ce que l'on nomme l'expérience de la scène ; l'expérience de la scène consiste à savoir mentir, à savoir donner au public le faux qui lui plaît. C'est tout un métier; il y a mille petites roueries, mille sous-entendus, mille adoucissements ; on finit par connaître les personnages sympathiques, les situations aimées, les mots à effet. Dès lors, dès que l'on sait tout cela, on entre en plein dans la convention et la banalité; le talent surnage quelquefois, mais il n'y a plus jet spontané. On est à la merci d'un public qui ne vous permet pas de lui dire tout ce que vous savez et qui vous force à rester médiocre. Entre les derniers venus, M, Dumas fils est un de ceux qui ont le plus osé ; mais, je le répète, il doit en être ar rivé forcémen au respect des décisions du public et peut-être même aux croyances de la foule en matière théâtrale. Maintenant, imaginez un homme qui n'a pas du tout l'expérience des planches. 11 ignore le public, écrit dans son cabinet, pour lui-même, et croit naïve- ment que ce qui le contente, lui penseur isolé, va être accepté avec enthousiasme par tout un peuple. Il ne se soucie pas des mille et une ficelles du métier ; il procède carrément, sans rien adoucir, sans rien sous- entendre, sans s'inquiéter des sympathies de la foule. Il désire seulement être vrai, logique et puissant. Il




LE SUPPLICE D'UNE FEMME

mpose ainsi une pièce qui fait hausser les épaules aux hommes du métier, une pièce toute franche, toute maladroite. Je vous demande un peu l'effet que va produire une pareille œuvre devant le public dont je parlais tantôt. Je suis certain que le drame tom- bera à plat, et que le malheureux auteur servira pendant un mois aux gorges chaudes de la France ntière.

Et cependant, absolument parlant, quelle sera 'œuvre forte et originale, de l'œuvre habile ou de l'œuvre vraie? Je l'ai dit, j'ai tellement foi dans la réalité, que par instants je me prends à espérer, comme M. de Girardin, qu'une action logique et franche pourra, à un moment donné, saisir la foule à ce point qu'elle lui fera oublier son culte pour le convenu et le banal. Ce jour-là, les gens habiles seront vaincus; ils n'auront plus la suprême ressource de répondre à ceux qui les accuseront de banalité : « Nous sommes bien forcés de contenter le public, nos défauts sont ceux de la foule et non les nôtres. » On leur répondra que ce sont eux qui maintien- nent le théâtre dans la routine, en se laissant, crainte d'une chute, guider par le public au lieu de le guider.

Lorsque les hommes pratiques déclarent une pièce dangereuse, il faut entendre qu'elle peut être sifflée. On ne dit point qu'elle ne soit pas vraie, qu'elle manque de talent. On dit simplement : « Elle est dan- gereuse, » et on se hâte de la rendre innocente, de la museler, de la mettre à la dernière mode, afin que


164 MES HAINES.

les spectateurs, en reconnaissant une vieille amie, soient disposés à lui faire bon accueil. On ne saurait croire combien le monde théâtral est différent du monde réel. Prenez n'importe quelle œuvre drama- tique, et examinez-la : vous serez surpris», en réflé- chissant, d'avoir pu croire un instant à un monde si étrange. C'est là ce monde ridicule et impossible dont il faut faire un apprentissage, si on veut être un auteur dramatique accepté. Dès lors, on n'écrit plus des pièces dangereuses, on écrit des pièces que le talent grandit quelquefois, mais qui se meuvent dans un cercle adopté.

Je crois inutile d'examiner maintenant les trois versions du Supplice d'une Femme. J'avoue qu'en elle- même la pièce m'importe peu. Que M. de Girardin soit un maladroit, que M. Dumas fils soit un homme habile, là n'est pas le point intéressant. Je préfère rester dans la généralité, et je' crois avoir eu raison de prendre l'affaire de haut et de l'avoir changée en une question de principes dramatiques. Je ne puis descendre au cas particulier, ayant envisagé l'avenir tout entier de notre théâtre. Dans nos temps de pièces amusantes et lestement tournées, j'ai cru com- prendre que M. de Girardin faisait hardiment une tentative qui pouvait ouvrir de nouveaux horizons à notre littérature. Ces tentatives répondaient juste- ment à une pensée que j'avais depuis longtemps et que je formulerai sous ce titre ; De la réalité au théâtre. On s'expliquera ainsi que j'aie pris instincti- vement le parti de M. de Girardin, sans même vouloir



LE SUPPLICE D'UNE FEMME. 165

juger sa pièce, en pure théorie et en dehors de tout exemple.

Je ne puis, en finissant, m'enpêcher de lui souhai- ter bon courage et bonne chance au sujet de la pièce annoncée par lui sous le titre des Deux Sœurs. Il fau- drait montrer une fois pour toutes au public que la vérité seule est grande, et que l'art n'est fait que de vérité.


II


»


16 septembre 1865.


Je viens maintenant, en critique de la dernière heure, dire mon avis sur les Betix Sœurs et sur les orages que cette œuvre a soulevés. Nous sommes en plein apaisement : l'auteur a publié une préface con- ciliante, la petite presse a changé de hochet, la grande procède à d'autres condamnations, la pièce elle- même ne tient plus les applaudissements et les sifflets •en haleine. C'est le moment de porter un jugement définitif, de mettre une dernière fois en question l'au- teur et la pièce, la critique et le public. Imaginez que je suis un curieux qui a tout écouté et qui éprouve une furieuse démangeaison de dire ce que perconne

Bn'a dit, de résumer les débats, d'écrire la conclus'on ■—


166 MES HAINES.

les lecteurs de cette légende, d'une aventure qui a un grand mois de date, c'est que j'espère, non pas appor- ter aux débats quelques bons arguments, mais tirer une morale de mes appréciations et en finir une fois pour toutes en criant bien haut ce que je crois être la vérité. J'ai parlé du Supplice d'une femme ^ je dois parler des Deux Sœws.

Avant d'examiner la pièce, je m'occuperai de la critique, de ce public des premières représen- tations qui a accueilli l'œuvre d'une façon si bruyante. Ce public est étrangement mêlé; il y a là des gens étrangers à toute querelle littéraire, il y a des journalistes, des amis, des hommes instruits et du meilleur monde, attirés par la notoriété plus ou moins grande du nom de l'auteur. La salle, ainsi composée, est intelligente et fine, apte à goûter dans leur saveur les fruits les plus délicats de l'intelli- gence; je ne dis pas que cette assemblée n'ait point une préférence marquée pour les vaudevilles épicés et les comédies sentimentales de notre époque, mais je ne lui fais pas non plus l'injure de la croire insen- sible aux belles et fortes choses. Donc, elle était par- faitement capable de comprendre et d'applaudir les Deux Sœurs, Elle a ri et murmuré devant ce drame que, sans le juger encore, je trouve poignant et éner- gique. Il doit y avoir une cause à ces rires et à ces murmures du premier jour. J'écarte la pensée d'une cabale, dans l'acception stricte de ce mot ; il serait puéril de croire que ces deux milliers de personnes se sont entendus, ont conspiré dans quelque coin


K


LE SUPPLICE D'UNE FEMME. 167

rdu pour venir assassiner une pauvre pièce. Lors- que M. de Girardin a parlé de cabale, il adonné certai- nement un autre sens à ce mot; il a entendu la cabale tacite, magnétique, si je puis m'exprimer ainsi, celle qui naît du sentiment commun. Il y a eu certainement cabale, si l'on veut dire par là que la salle était très mal disposée pour l'auteur, qu'elle souhaitait un in- succès, que, sans en avoir conscience peut-être, elle se trouvait là pour rire, pour aider à la chute. Je m'ex- plique.

Je suppose que le public qui a murmuré aux Deux Sœurs se soit trouvé exactement le même que le public qui a applaudi le Supplice d'une femme. Vous voyez que je parais me rendre la besogne franchement dif- ficile. Au Théâtre-Français, la salle est pleine, on sait que la pièce est d'un débutant, et que ce débutant est M. Emile de Girardin; on applaudit à tout rompre. Au Vaudeville, trois ou quatre mois après, les mêmes spectateurs, devant une seconde pièce du même auteur, se moquent, haussent les épaules, se mettent à siffler. Evidemment, la pièce est mauvaise. Point du tout. Seulement les conditions de succès ont changé, il y a eu, pendant les quelques mois d'intervalle, toute une petite révolution qui devait forcément amener la chute du second drame.

Je voudrais pouvoir analyser avec délicatesse les divers sentiments des spectateurs qui se trouvaient au Vaudeville, le 12 août. Ces mêmes gens qui étaient allés au Théâtre-Français sans arrière-pensée, dési- reux d'applaudir, avaient certainement, le 12 août,


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une clef dans leur poche, se promettant de saisir la moindre inhabileté pour commencer le tapage. Ils étaient agacés par la personnalité envahissante de M. de Girardin; en France, on a la moquerie facile pour les esprits personnels, qui ont la singulière manie d'avoir du talent et l'inexorable naïveté de chercher et d'appliquer des idées neuves. L'auteur était bien ridicule en effet; il voulait exploiter une nouvelle veine dramatique; il tentait courageusement d'ac- complir sans apprentissage une rude besogne ; il avait la sottise profonde de tenir à ses pensées ; il venait de faire toute une campagne pour les défendre et leur assurer la victoire. Un tel homme méritait d'être sifflé d'importance, il devenait gênant, il prenait trop de place. Donc, en premier lieu, la salle était irritée,, portée à railler cet homme qui lui semblait bien trop vaniteux. Mais le grand crime se trouvait surtout dans la rare imprudence d'un journaliste, d'un simple pu- bliciste, qui se permettait de faire une pièce de théâtre, cette chose terrible. Ceux qu'on nomme les princes de la critique, certains de ces gens autorisés qui cha- que lundi émettent leurs oracles, fruits d'une longue expérience, déclaraient qu'ils n'avaient jamais rien vu de pareil et que cela devait être atroce. Toute la petite presse se tenait les côtes. Rien n'était plus comique, en vérité, que cette loyale et franche bataille livrée par une main puissante aux idées reçues et immuables. Ce qui m'a navré dans cette histoire, c'est l'accueil ironique et brutal à la fois que nous avons fait à la ten- tative d'un homme de talent. Admettons que l'œuvre


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it médiocre, elle n'en est pas moins un essai sérieux, nté avec conscience dans le but d'agrandir l'horizon ramatique, et qui dès lors méritait une étude calme, un jugement motivé. L'art seul était en question, et non les personnes. Si l'auteur même avait donné l'exemple, la critique ne devait pas l'imiter; elle avait la seule mission de déclarer la pièce, la tendance bonne ou mauvaise. Il y a eu effarement et risée ; je n'ai pas lu un seul compte rendu qui attaquât le drame de front; j'ai trouvé beaucoup de plaisanteries plus ou moins spirituelles, quelques critiques de détail justes et convenables, mais pas une appréciation entière, convaincue de la pièce. Gela m'a fait songer que ces gens d'expérience qui se plaignent de la longueur des scènes, de la brutalité du dénoûment, ont une sin- gulière façon d'employer leur expérience : ils se pâ- ment devant un vaudeville ; ils discutent sérieusement trois méchants actes, et, lorsqu'ils ont devant eux une œuvre forte, peut-être étrange et inexpérimentée, ils s'ingénient à y trouver des sujets de moquerie. Serait- ce qu'ils ont trop d'expérience, que les couplets les ont gâtés, qu'ils ont une telle habitude de la conven- tion et de la banalité, que tout détail vrai leur paraisse d'une gaieté folle?

Je voudrais en finir avec cette question de l'expé- rience des uns et de l'inexpérience des autres. Ma foi, en cette matière, est qu'un homme inexpérimenté vaut souvent deux hommes expérimentés. Il s'agit d'avoir du talent, oui ou non, d'avoir son mot à dire V et de le dire franchement. Qu'importent les quelques

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170 MES HÂhNES.

bégayements du début ; ils ont plus de grâce et plus de loyauté que cette perfection désespérante de la mé- diocrité. Je suis pour les hommes courageux qui se sentent l'audace de tout, qui écriraient aussi bien un roman qu'une pièce de théâtre, un feuilleton qu'une élégie, et qui trouveraient moyen de se mettre tout entiers dans la moindre page sortie de leur plume. Je suis pour les hommes courageux qui ont la bru- talité du vrai, qui enjambent les règles reçues, qui ne savent pas et qui imposent cependant leurs idées, parce que ces idées ont une grande force de volonté. Je suis enfin pour les hommes courageux qui sont vaillants dans la lutte, qui payent de leur personne, •qui ont un grand dédain pour la foule des railleurs. On s'imagine maintenant les murmures du public, lors de la première représentation. Il y avait là un mélange bizarre de sentiments : l'étonnement causé par les allures nouvelles et irrégulières du drame, la répugnance du vrai, le désir intime de voir tomber la pièce, le besoin d un peu rire de l'auteur. Mêlez tout cela, ajoutez mille petits préjugés, mille petites in- fiuences indirectes, et vous obtiendrez cet esprit d'hos- tilité très évidente avec lequel on a écouté les Deux Sœurs. Qu'on ne dise pas : l'œuvre est tombée parce qu'elle était radicalement mauvaise. Mais qu'on dise: l'œuvre est tombée parce qu'elle déplaisait au public, parce qu'elle était trop forte pour lui, et que ce bon public, nourri de grivoiseries et de parades, ne peut digérer encore une nourriture, mal servie et mal apprêtée peut-être, mais saino et savoureuse. Un soir,


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on a sifflé les Deux Sœurs, on a applaudi à tout rom- pre un acte de grosse plaisanterie q^ue Ton jouait pour la première fois. Je ne veux pas parler de cet acte, qui peut ôtre très drôle et amuser certaines gens; mais je dis hautement qu'il est indigne d'un public intel- ligent d'accueillir avec enthousiasme une véritable parade, et de se moquer d'une tentative sérieuse qui importe à l'avenir de notre théâtre. Les critiques du lundi, ceux qui avaient été les plus durs pour le drame de M. de Girardin, ont trouvé quelques mots d'éloge en parlant du petit acte drôle. Les critiques du lundi faisaient donc partie de la manifestation? Le soir même de cette manifestation honteuse, un des pisto- lets du dénoûment a raté. Vous pensez quels rires et quels sifflets. Là est toute la morale de l'aventure. En France, faites un chef-d'œuvre, mais priez le chef des accessoires de bien veiller à l'amorce de vos pis- tolets. M. de Girardin a l'immense tort de ne pas con- naître son public, et de le traiter en grand garçon, lorsqu'un hochet le contente.

Que veut-il, après tout, ce débutant, cet auteur dramatique nouveau-né. Il est las des habiletés du jour, las des banalités, et il veut tenter à la scène l'examen des grands problèmes sociaux. On lui dit que le théâtre n'est qu'action et émotion, et il peut répondre qu'il le sait bien, que ses personnages agi- ront et seront assez vivants pour toucher et émou- voir. Ce dont il ne veut plus, c'est la peinture étri- quée d'un travers du jour, c'est la comédie d'intrigue, .où la grande question est de savoir si M. A... épou-


h.


172 MES HAINES,

sera mademoiselle B... ; c'est tout ce théâtre con- temporain, mélodrames et vaudevilles, pièces préten- dues littéraires et tableaux vivants, ce pauvre théâtre qui ne compte qu'une demi-douzaine au plus d'œuvres fortes. Ce dont il veut, c'est l'étude franche du cœur humain, c'est le drame vivant qui naît des fatalités sociales, c'est la moralisation indirecte par l'exposé logique et puissant de la vérité, c'est le théâtre -agrandi, le théâtre doté de mille sujets nouveaux. On feint de ne pas entendre, on s'attaque à l'auteur dra- matique, on ne parle pas du novateur, de l'homme qui cherche à ouvrir une voie. Parlez de l'idée; con- damnez l'application, si elle vous semble malheu- reuse; mais prononcez-vous sur la nécessité de renouveler notre théâtre, et sur l'utilité qu'il y aurait il s'adresser à la réalité humaine; dites s'il y aune féconde source d'émotions et d'action dans l'étude -des problèmes sociaux réduits en drame, étudiés dans la vie de chaque jour, dans les rapports que les hom- mes ont entre eux. Vous n'êtes pas si riches pour que vous fermiez les yeux et les oreilles. Il s'agit de •conclure, de savoir si des tentatives d'originalité et de nouveaux sujets ne sont pas nécessaires, oui ou non ; il ne s'agit pas d'applaudir le Supplice d'une Femme, ni de siffler les Deux Sœurs. J'aurais voulu qu'un de ■ces hommes d'expérience traitât la question à ce point de vue. Il m'aurait peut-être converti à aller huer le drame. Mais, tant qu'on ne me prouvera pas qu'une œuvre médiocre, faite selon les règles, est préférable à une œuvre toute libre, toute imparfaite,


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mais tâchant d'ouvrir de nouvelles voies, j'applau- irai d'instinct cette dernière, je la défendrai, j'irai usqu'à la trouver excellente. Je suis écœuré de mé- diocrité, j'ai en horreur les plaisanteries clichées, les jugements tout faits, les petitesses de l'esprit. J'ai besoin d'un homme qui pense en homme.

Je n'ai vu la pièce qu'à la seizième représentation. La soirée a été calme. Je me suis trouvé devant une action simple, rapide, logique, qui m'a paru d'une rare puissance et qui m'a causé une profonde émotion. Après tout, je suis peut-être sans expérience, comme l'auteur ; on dira que j'ai peu l'habitude du théâtre et que je me suis laissé gagner trop facilement par l'an- goisse de cette lutte entre deux hommes qui ne peu- vent sortir que pfPl* la mort d'une situation terrible. L'histoire est franche. Elles sont deux femmes : l'une, . Cécile, le cœur paisible et droit, ferme dans le devoir -et la volonté, a épousé un vieillard goutteux et impo- tent, qui récompense sa fidélité en lui créant une vie déserte et sombre ; l'autre, Valentine, a la chair faible, le cœur violent et passionné ; elle n'aime plus son mari qui l'adore et cherche à la rendre heureuse, elle aime ailleurs. Voilà le drame dans sa dualité; le drame poignant et silencieux, plus effroyable peut- être, entre Cécile et ce vieux débauché qui n'a réussi qu'à lui donner de nouveaux tourments, en la rendant mère d'une pauvre petite fille scrofuleuse et mou- rante; puis le drame scandaleux, le drame au grand L jour, entre Valentine et son mari, Robert, entre L Robert et Armand, l'amant de Valentine. Un jour,

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474 MES HAINES,

les deux hommes se trouvent en présence, l'amant et le mari, sachant tout, acculés tous deux dans cette position effroyable que leur font leurs cœurs, les lois, les mœurs du pays qu'ils habitent. Ils sont comme en dehors du monde, face à face, et ils comprennent qu'ils n'ont plus qu'à mourir. Ils meurent donc, et la leçon est complète.

Ce qui a révolté le public, c'est que cette histoire, ces personnages sont trop vrais. On a eu l'impudente hypocrisie de feindre le doute sur l'existence de Va- lentine dans le monde réel. Ouvrez les yeux, pauvres aveugles; l'adultère est ici et là, partout; les larrons d'honneur sont toute une foule. Il est vrai que vous trouverez fort peu de Cécile. Sauf cette jeune femme qui tient ses deux mains serrées sur son cœur pour l'étouffer, tous les personnages sont mauvais, gâtés parle milieu où ils vivent. Armand, qui a le courage de la mort, n'a pas le courage de son amour ; il est lâche devant Valentine qui s'est donnée à lui. Robert punit Armand d'un crime qu'il a' commis dix fois lui- même. Les maris et les amants qui se trouvaient dans la salle n'ont pas voulu se reconnaître, et ils ont murmuré.

Les gens d'expérience ont déclaré que ce n'était pas là une pièce, mais un fait-divers dialogué ? Je ne comprends pas bien. Est-ce que tout drame n'est pas un événement de la vie mis en dialogue. Il y a des règles, dites-vous, pour faire une bonne pièce. Il n'y a pas de règles pour émouvoir, pour s'adresser à la raison et au cœur. J'accorde que la pièce de M. de Gi-


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rardin aurait pu être mieux équilibrée; certaines scènes auraient gagné à être plus courtes; des détails manquent, des détails sont de trop. J'accorde tout cela, mais là n'est pas la question. Le drame existe- t-il ou n'existe-t-il pas? Gomment se fait-il que vous, gens d'expérience qui prétendez connaître les roue- ries du métier, vous donniez tant d'importance à de simples questions de facture? Cherchez l'idée, voyez si elle est dramatique, ne venez pas dire que le drame n'est qu'un fait-divers, attendu qu'un fait- divers peut parfaitement être un drame complet. Le talent, pour vous, consiste à rendre ce fait-divers scéni- que; il consiste pour moi à choisir, à inventer le fait- divers, à prendre le sujet le plus puissant et le plus humain, et à jeter bravement ce sujet sur la scène, avec maladresse peut-être, mais avec énergie et volonté? Nous avons assez de faiseurs habiles, pour souhaiter un maladroit qui sache créer.

Ce Donzac, cette Louise Gampbel, les deux person- nages secondaires qui ont déplu, ne sont certaine- ment pas meilleurs que les personnages secondaires des pièces applaudies, mais ils ne sont pas plus mauvais. Quant au dénoûment, il a égayé le public; ces morts fatales ont paru prodigieusement comiques. Quant à moi, j'avoue que les deux coups de pistolet me contentent pleinement. Le quatrième acte était inutile, et l'auteur a bien fait de le supprimer. Toute la pièce marche au meurtre et au suicide de la fin ; les règles, je crois, ne prescrivent pas autre chose; un dénoûment n'est jamais que le résultat nécessaire


176 MES HAINES,

d'une action. La leçon est terrible pour Yalentine, terrible pour le public,et je jurerais, quoi qu'on dise, que bien des spectateurs et bien des spectatrices ont été troublés par cette pièce qui met en scène un des drames intimes les plus fréquents de nos jours.

En somme, je m'explique parfaitement la chute des Deux Sœurs, La pièce est tombée plus par le public que par elle-même. Pour faire passer cette vérité brutale, il aurait fallu l'envelopper dans du papier doré, avec une jolie petite devise de mirliton. Et voilà pourquoi un drame qui contient des situations puissantes, qui, je le répète, m'a paru plein d'une émotion forte, a sombré dans l'esprit de vaudeville, dans l'amour des choses admises, dans l'hostilité inconsciente d'un public venu pour assister à un insuccès.

On n'a pas besoin de conseiller le courage à M. de Gi- rardin. Il est de ces hommes que les chutes gran- dissent, que les polémiques rendent plus âpres et plus jeunes. Il a voulu dans le Supplice d'une Femme, dans la première version, étudier le pardon accordé parle mari à la femme coupable ; il a voulu dans les Deux Sœurs examiner le duel entre le mari et l'amant, et en montrer l'impossibilité; dans une troisième pièce qu'il annonce, il montrera l'assassinat permis, excusé par la loi, lorsque l'époux outragé surprend l'épouse et le complice en flagrant délit. Je ne sais si l'auteur réussira à apaiser le public irrité contre lui ; je lui souhaite une telle volonté, une telle réalité, qu'il y ait mauvaise grâce à se refuser à l'émotion et aux applaudissements. D'ailleurs, qu'il en soit cer-



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tain» il a jeté les graines d'une semence qui germera. Si je n'applaudissais le drame des Deux Sœurs pour lui-même, je l'applaudirais pour les pièces justes et vraies qui en naîtront tôt ou tard.


ERGKMANN-GHATRIAN

J'aime à considérer chaque écrivain comme un créateur qui tente, après Dieu, la création d'une terre nouvelle. L'homme a sous les yeux l'œuvre divine; il en étudie les êtres et les horizons, puis il essaie de nous dire ce qu'il a vu, de nous montrer dans une synthèse le monde et ses habitants. Mais il ne saurait reproduire ce qui est dans sa réalité ; il n'a aperçu les objets qu'au travers de son propre tempérament; il retranche, il ajoute, il modifie, et, en somme, le monde qu'il nous donne est un monde de son inven- tion. C'est ainsi qu'il existe, en littérature, autant d'univers différents qu'il y a d'écrivains ; chaque au-


II


180 MES HAINES.

leur a ses personnages qui vivent d'une vie particu- lière, sa nature dont les paysages se déroulent sous des deux étrangers.

Dès qu'un écrivain de quelque mérite a écrit huit à dix volumes, il est aisé de déterminer quel monde nouveau nous est donné. Le critique ne tarde pas à découvrir le lien de parenté unissant entre eux les êtres qui se meuvent dans ces huit ou dix volumes ; il a vite sondé leur organisme, fait l'anatomie de leur âme et de leur corps, et, désormais, chaque fois qu'ils passeront devant lui, il les reconnaîtra sûrement, à certains signes caractéristiques, défauts ou qualités. De même, les horizons n'auront bientôt plus de se- crets pour lui. Le critique assistera ainsi ^ la vie d'une création dont il pourra juger la grandeur et la réalité, en la comparant à la création de Dieu.

Pour me faire mieux comprendre, je citerai la Co- médie humaine, de Balzac. Cet homme de génie dut, à un certain moment, regarder autour de lui et s'aper- cevoir qu'il avait des yeux excellents, allant droit à l'âme, fouillant les consciences, saisissant admirable- ment aussi les grandes lignes extérieures, voyant tout à la fois et le dedans et le dehors de la société con- temporaine. A son appel, un monde entier sortit de terre, un monde de création humaine, n'ayant pas la grandeur du monde de Dieu, mais lui ressemblant par tous les défauts et par quelques-unes des quas lités. Il y a là une société complète, depuis la cour-^ tisane jusqu'à la vierge, depuis le coquin suant le vice jusqu'au martyr de l'honneur et du devoir, La vie de



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ce monde, il est vrai, est factice parfois ; le soleil ne s'y joue pas librement; on étouffe dans cette foule où l'air manque ; mais il s'en échappe des cris de pas- sion, des sanglots et des rires d'une telle vérité hu- maine, que l'on croit avoir devant soi des frères en douleur et que l'on pleure avec eux.

Ayant à examiner aujourd'hui les œuvres d'un écri- vain dont le nom a acquis, dans ces derniers temps, une juste renommée, je crois devoir m'inquiéter, avant tout, du monde qu'il a créé. J'espère que cette méthode critique m'aidera puissamment à commu- niquer au public les résultats de mon analyse, à lui faire connaître dans son entier le talent que j'ai à juger.

Le monde d'Erckmann-Chatrian est un monde «impie et naïf, réel jusqu'à la minutie, faux jusqu'à l'optimisme. Ce qui le caractérise, c'est tout à la fois / une grande vérité dans les détails purement physî- / •ques et matériels, et un mensonge éternel dans les y peintures de l'âme, systématiquement adoucies. Je m'explique.

Erckmann-Chatrian n'a pas écrit de romans, si on •entend par ce mot une étude franche et hardie du •cœur humain. La créature chez lui est une poupée faisant aller les bras et les jambes avec une merveil- leuse perfection. Cette poupée sait pleurer ou sou- rire au moment voulu; elle parle sa langue avec Jus- tesse, elle vit même d'une vie douce et lente. Faites défiler devant vos yeux une dizaine de ces pantins, et vous serez frappé de leur ressemblance morale. Cha-


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^82 MES HAINES,

cun d'eux a, il est vrai, les gestes de son âge et de son sexe; mais tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, ont le même cœur, la même naïveté, la même bonté. Sans doute, cà et là on trouve un coquin; mais quel pauvre coquin, et comme on voit que l'auteur n'est pas habitué à peindre de telles natures! Là est, selon moi, la grande lacune dans le monde d'Erckmann- Ghatrian. Il n'y a pas création d'âmes différentes, et» par conséquent, lutte entre les passions humaines. L'écrivain a pétri de ses mains un personnage suivant ses instincts, et ce personnage, à l'aide de quelques légères modifications, lui a servi à peupler tous ses livres. D'ailleurs, l'être lui importe peu; le drame n'est pas dans la créature, mais plutôt dans les évé- nements. Dès lors, on comprend cette insouciance des individualités. Les figures qu'il crée sont surtout remarquables par leur vérité physique ; elles agissent toutes sous l'empire d'un sentiment simple et nette- ment accusé; en un mot, elles sont surtout là pour supporter ou déterminer une action. Mais jamais l'auteur n'étudie la créature pour elle-même, jamais il ne va jusqu'à son âme, afin d'en analyser les dé- sespoirs et les espérances. Lorsqu'il risque l'étude d'un cœur, il semble perdre tout à coup la finesse d'observation qu'il possède à l'égard des détails exté- rieurs ; il est poussé fatalement à faire une peinture fade et doucereuse, d'une grande bonhomie, si l'on veut, mais radicalement fausse dans sa généralité. Son monde n'est pas assez mauvais pour vivre de la vie réelle.


ERCKMANN-CHATRIAN. 483

Placez maintenant dans une nature vraie et éner- giquement peinte ces poupées taillées en plein bois, tantôt avec une délicatesse exquise, tantôt avec une grande largeur de ciseau, vous aurez dans son en- semble le monde d'Erckman-Chatrian, tel qu'il s'est montré à moi. Monde consolant d'ailleurs, pour le- quel on ne tarde pas à se sentir une profonde sympa- thie. On aime ces êtres pâles et souriants, ces types de bonté, de souffrance, de grandeur morale ; on les aime dans leur tranquillité sainte, dans leur naïveté d'enfant. Ils ne vivent pas de notre vie, ignorent nos passions. Ce sont des frères plus purs, plus tendres que nous, et, à les regarder, nous gagnons en douce impression ce que nous perdons en réalité. Je me re- fuse à croire que ce sont là des hommes ; mais je me plais à vivre quelques heures avec ces merveilleux pantins tout à la fois plus grands que moi par leur perfection, plus petits par leur mensonge. Puis, quel beau pays que le leur, et ici quelle vérité dans les ho- rizons! Dans nos théâtres, ce sont les campagnes qui sont de carton et de bois ; ici, ce sont les person- nages. Les champs vivent, pleurent et sourient; le so- leil luit largement, et la grande nature s'étale avec puissance, admirablement résumée en quelques traits justes et forts. Rien ne saurait rendre la sensa- tion singulière que m'a fait éprouver ce mélange bi- zarre de mensonge et de vérité ; je l'ai dit, il y a là l'inverse de l'effet produit par notre monde théâtral. Imaginez des automates se promenant au milieu de la création de Dieu.


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La vérité des détails physiques et matériels ne suffi* rait pas pour rendre grandes les œuvres d'Erckmann- Ghatrian ; il y a un autre mérite en elles. Ces pantins dont je viens de parler seraient de pauvres bons- hommes, s'ils ne savaient que reproduire mathémati- quement nos gestes et les inflexions de notre voix. Mais, à défaut de cœur, l'auteur leur a donné une pensée morale. Ils marchent poussés par un souffle puissant de justice et de liberté. Dans toute l'œuvre circule un air sain et fortifiant. Chaque livre est une idée ; les personnages ne sont que les difî'érents argu- ments qui se combattent, et la victoire est toujours la victoire du bien. C'est ce qui explique la faiblesse de l'élément romanesque; l'écrivain est d'une gau- cherie remarquable lorsqu'il touche aux passions ; il ne sait rien imaginer de mieux qu'un amour frais et souriant, délicat, il est vrai, mais d'une douceur trop égale. Lorsque, au contraire, il s'agit de réclamer les droits delà liberté humaine, alors, n'ayant plus à s'inquiéter de nos cœurs, il se sert de nous comme de jouets, il dédaigne l'individualité de l'être, il écrit son plaidoyer, sorte de dissertation historique et philoso- phique dans laquelle le personnage n'est plus qu'un type ou qu'une machine à joies ou à douleurs, à blâme ou à approbation.

Le fantastique joue aussi un grand rôle dans les œuvres d'Erckmann-Chatrian. Ce premier amour pour les histoires merveilleuses explique un peu le dédain de l'auteur pour l'étude vraie de l'homme. D'ailleurs, les récits du monde invisible acquièrent chez lui plus.


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de puissance par la qualité qu'il possède de peindre dans sa réalité le monde visible. 11 va par delà la vie, et l'on ne sait l'instant où il quitte la veille pour le rêve. La vérité des observations se continue même dans ce qui n'existe pas. Toutefois, le personnage est encore Tci un pur caprice, un croquemitaine lorsqu'il veut être méchant, un petit saint lorsqu'il veut être bon. Il est évident que l'auteur, en pleine fantaisie, s'est en- core moins inquiété delà réalité humaine. Sans doute, il peint une des faces de notre âme, mais il y a un tel parti pris et une telle monotonie dans cette peinture, que les héros finissent par être fatigants. Erckmann- Chatrian, et dans ses contes fantastiques, et dans ses récits historiques, a refusé le drame humain, en né- gligeant de mettre aux prises les sentiments et les personnalités.

Ce n'est pas sans intention que j'ai tout à l'heure nommé Balzac. J'ai choisi notre plus grand roman- cier, non pas pour écraser l'auteur que je juge, mais^ pour mieux faire ressortir le genre de son talent, en opposant ce talent à un talent complètement différent. Il me déplairait que l'on vît dans mon choix cette manœuvre critique peu délicate qui consiste à se servir d'un grand mérite pour nier un mérite moindre. On comprend quel abîme sépare le monde de Balzac du monde d'Erckmann-Ghatrian, et je puis me faire mieux entendre en rapprochant ces deux créations.

Nous avons, d'une part, toute une société, un peuple ondoyant et divers, une famille humaine complète dont chaque membre a des allures particulières, un

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Il


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cœur qui lui appartient. Cette famille habite la France entière, Paris et la province ; elle vit la vie de notre siècle, souffre et jouit comme nous, est, en un mot, l'image de notre propre société. L'œuvre a Ja séche- resse d'une analyse exacte ; elle ne prêche ni n'en- courage ; elle est uniquement le compte rendu brutal de ce que l'écrivain a observé. Balzac regarde et ra- conte; le choix de l'objet sur lequel tombent ses re- gards lui importe peu, il n'a que le souci de tout re- garder et de tout dire.

D'autre part, nous avons un groupe choisi d'âmes tendres. Tous les vivants de ce monde tiennent dans le creux de la main : un garçon naïf et amoureux, une fillette fraîche et souriante, un bon vieux moraliste et paterne, une bonne vieille grondeuse et dévouée, puis quelque beau sentiment personnifié dans une figure héroïque. Ce petit peuple vit dans un petit coin de la France, dans le fond de l'Alsace, ayant des mœurs d'une autre époque et vivant une vie qui n'est pas la nôtre. Il est en plein âge d'or. Les vieux travaillent, boivent et fument; les jeunes sont soldats, musiciens ou fainéants ; les filles, servantes d'auberges, fermières ou bourgeoises, sont des modèles d'ordre et de pro- preté, aimant dans toutes les conditions et ne trom- pant jamais. Aucun de ces êtres n'est secoué par nos passions ; ils habitent à des millions de lieues de Paris, et vous ne trouverez en eux rien de moderne.

Peut-être certains de ces bonshommes sont-ils d'excellentes études de paysans et d'ouvriers alsaciens; sans doute des modèles ont posé; mais depareils por-


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traits ne peuvent être que des curiosités d'artiste, et, lorsqu'ils emplissent onze volumes, ils ennuient par leur monotonie; on regrette l'entêtement mis par l'écrivain à ne nous montrer qu'un petit coin d'une société, lorsqu'il pourrait nous montrer cette société tout entière. Chaque récit semble une légende que raconterait un enfant, avec son parler naïf et son âme candide; tout y est pur et simple, tout pourrait sortir d'une bouche de douze ans. On devine ce que devient notre monde fiévreux en passant par une telle innocence. Les créatures qui peuplent ces histoires adoucies ont une blancheur particulière. Et même, au risque de me contredire, je finis par m' apercevoir qu'il n'y a pas là plusieurs êtres, à proprement parler, qu'il n'y a pas un monde, mais une créature unique et typique, faite de douceur, de simplicité etde justice, d'un peu d'égoïsme peut-être, qui engendre tous les personnages en changeant d'âge, de sexe et d'attitude. Hommes et femmes, jeunes et vieux sont une même âme. Balzac a résumé les passions en fortes indivi- dualités. Erckmann-Ghatrian a délayé deux ou trois sentiments en plusieurs douzaines de poupées cou- lées dans le même moule.

Je ne puis donner le nom de romans aux ouvrages d'Erckmann-Ghatrian. Ce sont des contes, si l'on veut, des légendes, des nouvelles, et encore des récits histo- riques, des scènes détachées de la vie militaire. Il m'est aisé maintenant de dire un mot de chacun d'eux et de justifier ainsi par des exemples le jugement que je viens de porter.


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Pour plus de clarté, je diviserai en deux caté- gories les onze volumes qu'Erckmann-Chatrian a déjà produits : les contes proprement dits et les récits- historiques.


II


Il y a, dans Toeuvre, jusqu'à trois volumes de contes fantastiques : les Contes fantastiques, les Contes de» bords du Rhin et les Contes de la Montagne. C'est là^ selon moi, la partie faible. La qualité la plus sail- lante que l'auteur y ait déployée est cette précision de détails dont j'ai parlé, qui ne permet pas au lecteur de fixer le point juste où la veille cesse, où le rêve commence. Mais ces récits ne valent ni ceux d'Edgard. Poë, ni même ceux d'Hoffmann, les maîtres du genre. Le conteur américain a, dans l'hallucination et le- prodige, une logique et une déduction mathéma- tique autrement puissantes ; le conteur allemand a plus de verve, plus de caprice, des créations plus originales. En somme,les contes d'Erckmann-Ghatrian sont des légendes délicatement travaillées, dont le- principal mérite est une couleur locale très réussie^ mais fatigante à la longue. On dirait de ces estampes au dessin archaïque, enluminées naïvement, un peu effacées par le temps. Sans doute il y a des inventions



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ingénieuses, des fantaisies philosophiques finement paradoxales, il y a des histoires où le terrible et l'é- trange ont une grande allure d'un effet saisissant et profond. Toutefois, dans ce domaine de l'imagina- tion pure, l'œuvre, pour être vraiment remarquable, demande des qualités supérieures. Je suis loin de nier le talent d'Erckmann-Chatrian en ce genre dif- ficile, et je reconnais même qu'il est un des rares écrivains qui ont réussi de nos jours le conte fantas- tique. Mais comme il a écrit ensuite des pages meil- leures et plus personnelles, il est permis au critique de passer rapidement, sans grands éloges, sur ces œuvres de début qui, certes, ne promettaient pas les^ récits historiques publiés plus tard. Je ne puis ana- lyser aucun de ces contes très courts et très nom- breu.<, dont quelques-uns, je le répète, méritent de fixer l'attention. Nos fils les liront avec plaisir, surtout parce qu'ils sont de l'auteur de Madame Thérèse.

Les Confidences d'un Joueur de clarinette se com- posent de deux récits : la Taverne du Jambon de Mayeyice et les Amow^evx de Catherine. Ici j'admire, je ne puis mentir à. mon émotion, à la saine et douce sensation qui me pénètre. Ce sont deux nouvelles, si discrètes et si naïves, que je n'ose y toucher, crainte d'en faner les couleurs et d'en dissiper les parfums. L'une est l'histoire d'un pauvre diable de musicien qui aime et qui perd son cher amour. L'autre, peut- être plus pénétrante encore, est le récit des ten- dresses d'an jeune maître d'école pour la belle Cathe- rine, la riche cabaretière. Au dénoûment, Catherine:


190 MES HAINES. '

plante là tous les gros bonnets du pays et va donner un baiser au maître d'école, lui apportant sa richesse et son amour en récompense de ses longs regards rêveurs. Cette histoire est certainement la plus émue qu'ait écrite Erckmann-Ghatrian ; pour moi, c'est là son chef-d'œuvre de sentiment. Il y a mis sa personnalité, cette personnalité que je me suis efforcé d'analyser, sa douceur, sa bonhomie et sa naïveté, son souci des détails, sa santé plantureuse et riante. Le jour où il a écrit les Aitwureux de Catherine, il a donné le dernier mot de ce que j'appellerai sa première manière. Le cadre étroit, les justes propor- tions accordées à cette nouvelle, en font la perle de la collection, en ne lui laissant que l'importance néces- saire et en la faisant bénéficier de toute sa modestie.

J'aime peu V Illustre docteur Mathéus. Cette histoire d'un savant qui s'en va par monts et par vaux, prê- chant la Palmgénésie, traînant sur ses talons le mé- nétrier Coucou Peter, est une fantaisie littéraire et philosophique, qui aurait pu donner lieu à une ving- taine de pages agréables ; délayée en un volume, elle rappelle trop Bon Quichotte et semble vouloir prendre une importance qu'elle ne saurait avoir. Elle con- tient de jolis détails, mais elle pèche par cette mono- tonie que j'ai reprochée à Erckmann-Ghatrian, elle prouve que l'écrivain reste un conteur, quelle que soit la longueur de ses ouvrages.

C'est surtout dans rAmi Fritz que cette vérité est frappante. Une nouvelle est une nouvelle, qu'elle ai cinquante pages ou qu'elle en ait trois cents. L 'Amt


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Fritz est une nouvelle de trois cents pages qui ga- gnerait à être réduite au moins de deux tiers. L'au- teur a eu le bon esprit de donner de justes dimensions aux Amoureux de Cathei^ine^ et il a écrit un petit chef- d'œuvre. A-t-il espéré écrire un roman en élargissant le cadre sans y mettre une action plus large, plus approfondie? On tolère la simplicité, l'observation superficielle, la répétition des mêmes gestes et des mêmes paroles, lorsqu'on ne doit vivre que quelques minutes avec un livre. Mais lorsque le récit prend l'espace suffisant à une œuvre sérieuse et complète, on est fâché de ne trouver qu'une bluette. Les qua- lités se changent forcément en défauts. Ainsi, pour emplir tout un volume, nous avons l'histoire d'un célibataire, Fritz Kobus, un bon vivant qui a horreur du mariage et qui est converti au dénoûment par les yeux bleus de la petite Suzel, la fille de son fermier. Le sujet étant trop mince, l'auteur s'attarde en lon- gues descriptions; il refait le tableau qu'il a fait cent fois, il vous montre tout ce peuple alsacien, ivrogne et travailleur, que nous connaissons maintenant aussi bien que lui. Si encore il étudiait humainement la lutte entre l'égoïsme et l'amour de Fritz ; mais ce Fritz est un grand enfant que je ne puis prendre au sérieux. Il aime Suzel comme il aime la bière. Je ne vois dans l'œuvre qu'une fantaisie sentimentale et puérile, trop en dehors de mon âge et de moi-même pour pouvoir m'intéresser. Elle mérite un sourire.

J'ai gardé Maître Daniel Rock, car cette œuvre-là est grosse de révélations sur le talent d'Erckmann-



102 MES HAINES.

Chatrian. Maître Daniel est un forgeron, un amant du passé qui vit dans l'amour des choses d'autrefois. En- touré de ses fils et de sa fille, il se retire pas à pas de- vant l'esprit moderne qui monte et détruit ses chères croyances. Au dernier jour, désespéré et sentant la victoire lui échapper, il forge des piques de fer ; puis il va avec ses fils attendre un train sur une voie ferrée que l'on vient d'ouvrir; ils attaquent la locomotive qui passe sur eux et qui broie leurs corps. C'est ainsi que le progrès écrasera les anciennes ignorances. Sans doute, comme homme, Erckmann-Chatrian est pour l'esprit moderne ; mais, comme artiste, il est malgré lui pour le passé. Son maître Daniel est un colosse, une grande figure amoureusement travaillée, tandis que l'ingénieur qu'il lui oppose est un pantin ridicule. Nous touchons, ici, au secret du talent de récrivain.

Je puis affirmer maintenant qu'Erckmann -Chatrian connaît et aime tous les grands sentiments de notre âge, mais qu'il ignore et dédaigne l'homme moderne. Il est seulement à l'aise avec les géants d'autrefois ou les habitants naïfs d'une province perdue ; il ne saurait toucher à notre monde parisien. S'il lui arrive, par malheur, de mettre en scène un de nos frères, il ne sait ni le comprendre ni le peindre. En un mot, il est l'homme de la légende, il refuse le roman contem- porain.

Lorsqu'il veut exalter quelque grande pensée mo- derne , il n'a garde de choisir ses personnages dans notre société, mais il va choisir quelque héros de conte bleu ; il crée de toutes pièces une figure allégorique, il em-


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ploie comme il peut son monde alsacien. Ainsi, nous assistons à ce singulier spectacle dont j'ai parlé, de créatures étrangères à notre vie et animées cependant des sentiments de l'époque. Je le répète, ces créatures sont des poupées qui représentent des pensées et non des cœurs.


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Dans les quatre volumes qui me restent à exa- miner. Erckmann-Chatrian a étudié notre histoire à une époque grandiose et sanglante, à l'heure de nos plus grandes gloires etde nos plus grands châtiments. L'enseignement qui se dégage de ces livres peut être exprimé par ce précepte : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas que l'on vous fasse. » C'est- à-dire restez tranquilles à vos foyers, ne portez pas le fer et le feu chez vos voisins, ou les voisins viendront à leur tour ravager vos champs et s'asseoir dans vos villes. L'auteur montre les peuples aux prises; il fait un tableau horrible de la guerre, et il réclame par là la paix universelle ; il demande qu'on laisse le paysan à la charrue, l'ouvrier à son outil. Il n'a d'ailleurs tiré aucun autre parti de l'époque historique qu'il a choisie ; il y a vu seulement une grande effusion de sang, des morts et des blessés, et il a demandé grâce

Cmbles et les travailleurs. C'est là de l'his-


194 MES HAINES,

toire populaire, naïve, égoïste, ignorante des grands courants supérieurs, s'attachant surtout à l'effet et ne montant jamais à la cause. Les gens instruits pour- ront reconstruire la France à l'aide de la peinture d'une petite ville; mais je doute que le peuple, pour lequel les livres semblent écrits, y prenne des leçons justes et vraies. Il les lira avec intérêt, trouvant en eux les sentiments qui l'animent, l'amour de la patrie mêlé à l'amour de la propriété, les instincts de vio- lence et le besoin de repos, la haine du despotisme et l'élan vers la liberté. Mais il n'y apprendra pas l'his- toire, cette science sévère ; il condamnera les événe- ments, sans les comprendre, emporté seulement par sa sensibilité et par son égoïsme.

Il y a deux faces bien distinctes dans les ouvrages dont je parle : une partie romanesque d'une grande faiblesse, une partie descriptive admirable.

La méthode d'Erckmann-Chatrian est simple : il; prend un enfant et lui fait conter une bataille qui a eu lieu devant lui ; il écrit les mémoires d'un soldat et il décrit seulement les scènes auxquelles ce soldat a as- sisté. Il arrive ainsi à une puissance de descriptioa^ I extrême ; il ne s'égare pas dans l'aspect del'ensemble^^ • il concentre toutes ses forces d'observation sur un. point, et il réussit à nous donner un tableau exacte ' grand comme la main, qui, par une force merveilleuse, nous fait deviner tout ce qui devait l'entourer. U n'est pas jusqu'à la naïveté du récit qui ne soit ici ua attrait de plus; la vérité brutale des détails, l'impi^ toyable réalité prend je ne sais quel air de franchise


1^


ERCKMANN-CHATRIAN. 195

qmenjgiM^néit encore l'horreur. Puis, dès que Fau- teur en revient aux amours de ses héros, toufe sa force l'abandonne, il balbutie, sa main tremble et il ne trouve plus un seul trait énergique. Ses œuvres gagneraient à n'être que de simples annales, une suite de tableaux détachés.

Je veux analyser les quatre ouvrages selonleurordre historique, et non selon leur date de publication. Tous quatre se tiennent, se suivent et s'expliquent.

Madame Thérèse est le chef-d'œuvre de la seconde manière d'Erckmann-Chatrian, de même que les Amoureux de Catherine est le chef-d'œuvre de la pre- mière. Ici il y a presque roman. La partie descriptive et la partie romanesque ne font qu'une et consti- tuent par leur union un véritable livre. Tout est pondéré, rien-ne domine, et cet équilibre exquis des divers éléments d'intérêt contente le cœur et l'ima- ginatioji. L'œuvre est vraiment originale; elle est une création, le fruit mûr et savoureux d'une per- sonnalité douce et forte à la fois. Elle a^en un mot, le mérite d'être l'expression la plus nette et la plus complète j'un temj^érament. La naïveté y sied à merveille, car le récit sort de la bouche d'un en- fant ; les combats y ont une allure franche et géné- reuse, car ce sont les combats d'une nation libre qui est encore riche de sang et de courage ; l'amour y

t grand, sinon vivant, car il naît dans la poitrine d'une fille héroïque, un des types les plus nobles de l'écrivain. Heureuses les œuvres qui viennent au monde dans la floraison du talent de leur auteur I



1?6 MES HAINES.

Puis, quel héroïsme, quel patriotisme, quels souffles^ larges et puissants ! Madame Thérèse est tout à la fois la France et la liberté, la patrie et le courage. Cette jeune femme qui suit aux frontières son père et ses frères, qui tombe blessée dans un petit village des Vosges,, et qui, sauvée par le docteur Jacob Wagner, l'épouse au dénoûment, c'est la jeune liberté qui défend le sol et s'unit au peuple. L'heure est solen- nelle dans notre histoire, lorsque les peuples mena- çaient nos libres institutions acquises aux prix de tant de larmes. La défense alors était sacrée, la guerre devenait sainte. Erckmann-Ghatrian est ici pour les combats ; il verse le sang avec un enthousiasme qui est presque un applaudissement. Tout me plaît dans^ Madame Thérèse, la jeunesse et l'ardeur, la bonhomie et l'élan, les tableaux d'intérieur qui font mieux valoir les scènes guerrières, même les personnages secondaires, ces éternels Alsaciens qui sont ici à leur véritable plan. Je le répète, ce livre est un chef-d'œuvre par l'admirable harmomie des parties, par le juste mélange des éléments qui le composent.

Dans V Histoire d'un Conscrit de 1813 et dans Wa- terloo^ l'époque historique a changé ; l'Empire en est à ses derniers râles. Le premier de ces livres nous conte les batailles de Lutzen et de Leipsick, lorsque les nations, fatiguées de nos conquêtes, s'unirent et nous demandèrent compte du sang versé; le second est le récit de l'écroulement du colosse, l'acte su- prême de cette sanglante tragédie qui rejette Napo- léon à l'exil et à la mort. Ici la partie descriptive et


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ERCKMANN-CHATRIAN. \97

historique, la peinture de s batailles est plus navrante^ ptuVénergique encore que dans Madame Thérèse, L*éjrivain ajrouvé des couleurs admirables de vérité et ^e_jyigueur pour peindre cette lutte dernière d'unjioinrae contca tous les peuples; il a rencontré^ dans la simplicité et dans la réalité, des accents dé- cliîrants et nous a donné, par fragments, le poème épique moderne. Je ne saurais trop louer Erckmann- CEâtrîan sur cette partie de son œuvre, moi qui me montre si sévère pour les autres parties.

Les deux livres sont en quelque sorte les mémoires du fusilier Joseph Bertha, l'ouvrier horloger, le pauvre boiteux que la conscription prend et jette aux hasards de la guerre ; ils nous content la douleur qu'il éprouve à quitter sa chère Catherine et son maître, le bon et sage M. Goulden, ses combats, ses blessures et ses souffrances, ses pensées et ses tris- tesses. Nous le suivons dans ses campagnes, sur les champs de bataille, et c'est là que l'œuvre est admi- rable. Il y a création réelle, et la guerre est rendue dans toute sa sombre et grandiose vérité.

Ce soldat, lorsqu'il se bat, qu'il espère ou qu'il pleure, n'est plus une poupée; c'est un ouvrier, un simple d'esprit, un égoïste, si Ton veut, qui se ré- volte de servir lorsque la loi devait l'exempter. Il nous conduit à la victoire, à la défaite, à l'hôpital et à l'ambulance, dans les champs humides et glacés, dans les enivrements du combat et dans les mornes terreurs de la retraite, — et sa parole naïve et triste ne nous permet pas de douter de sa franchise. Tout

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198 MES HAINES,

est vrai, car le mensonge ne saurait avoir cette émo- tion ni cette terrible exactitude. C'est la gloire du ca- pitaine jugée par le soldat. Le sang coule, les en- trailles se répandent, les cadavres emplissent les fossés ; puis, parmi les morts, dans la plaine rouge et navrante, passe par instants une rapide apparition, Napoléon, gris et froid, pâle au milieu de la pourpre du combat, la face éclairée comme par la lumière blanche des baïonnettes. Je ne connais pas de plus beau plaidoyer contre la guerre que ces pages émou- vantes. Mais, quelle pauvreté dans la partie roma- nesque! comme ces ouvrages sont mal agencés et mal distribués!

Ce n'est plus l'heureux équilibre de Madame Thé' rèse; il n'y a plus de livre, mais seulement de beaux fragments. Les amours de Joseph Bertha et de Ca- therine sont puériles ; ils se mêlent gauchement à la trame du récit. Dans Waterloo surtout, cette complète séparation des deux éléments est très sensible. Le vo- lume est séparé en deux parties : la première qui se passe en pleine idylle, la seconde en pleine épopée. Pendant cent cinquante pages, nous assistons aux soupirs et aux sourires de Joseph et de Catherine, aux sages discours de M. Goulden ; pendant cent cin- quante autres pages, nous courons les champs de bataille. Il y a là deux histoires. L'ouvrage pèche par un manque d'harmonie. Je préfère, à ce point de vue, V Histoire d'un Conscrit de 1813, où le récit com- mence plus vite.

Enfin, le Fou Yégof est un épisode de la grande in


ERCKMANN-CHATRIAN. 199

vasion de 1814, la suite naturelle de Waterloo. Ce ré- cit, écrit le premier, me paraît plus faible que les autres ; il contient d'excellentes peintures de com- bats, mais il s'y mêle un fantastique mal réussi et des velléités de roman d'aventures qui me gâtent cette belle simplicité qui est le talent même d'Erckmann- Chatrian. On dirait un mauvais pastiche des contes de Walter Scott. Les grandes figures que l'auteur y fait mouvoir sont des figures purement légendaires; nous n'avons même plus ces braves Alsaciens que leur belle humeur rend parfois supportables. Les personnages se perdent dans le songe, et c'est grâce à quelque description vigoureuse et technique que les événements prennent une date.


h.


IV


J*ai voulu seulement étudier, en toutevoix âpre de la réalité. Il aura des sourires pour les écrivains et les artistes qui se sont déchirés eux-mêmes, montrant leurs cœurs sanglants, et en- core pour ceux qui ont compris la vie en belles brutes 1 florissantes. Il aimera Rubens et Michel-Ange, Swift et Shakespeare. Cet amour, chez lui, sera instinctif, irréfléchi. Ayant le profond respect de la vie, il décla- rera d'ailleurs que tout ce qui vit est digne d'étude, que chaque époque, chaque homme méritent d'être expliqués et commentés. Aussi, lorsqu'il arrivera à parler de Walter Scott, le traitera-t-il de bourgeois. Tel est l'esprit qui, l'année dernière, a été appelé à professer le cours d'esthétique à l'École des beaux- arts. Je laisse, dès maintenant, l'écrivain de côté, et je ne m'occupe plus que du professeur, qui enseigne une nouvelle science du beau. D'ailleurs, je ne désire examiner que ses premières leçons, que sa philoso- phie de l'art. Il applique cette année ses théories, il édudie les écoles italiennes. Ses théories seules m'in- téressent aujourd'hui, et je n'ai pas avoir avec quelle compétence et quelle autorité il parle des trésors ar- tistiques de cette Italie qu'il a visitée dernièrement. ICe qui m'importe, c'est de saisir le mécanisme de sa nouvelle esthétique, c'est d'étudier en lui le profes-


M. H. TALNE, ARTISTE. 211

seur. Nous aurons ainsi son tempérament artistique dans son entier.

Professeur n'est pas le véritable mot, car ce profes- seur n'enseigne pas ; il expose, il dissèque. Tout à l'heure, je disais qu'un des caractères distinctifs de cette nature de critique était d'avoir la compréhen- sion largement ouverte, d'admettre en principe toutes les libres manifestations du génie humain. Le médecin se plaît à toutes les maladies ; il peut avoir des préférences pour certains cas plus curieux et plus rares, mais il se sent également porté à étudier les diverses souffrances. Le critique est semblable au médecin ; il se penche sur chaque œuvre, sur chaque homme, doux ou violent, barbare ou exquis, et il note ses observations au fur et à mesure qu'il les fait, sans se soucier de conclure ni de poser des pré- ceptes. Il n'a pour règle que l'excellence de ses yeux et la finesse de son intuition ; il n'a pour ensei- gnement que la simple exposition de ce qui a été et de ce qui est. 11 accepte les diverses écoles; il les ac- cepte comme des faits, naturels et nécessaires, au même degré, sans louer les unes aux dépens des au- tres, et, dès lors, il ne peut plus qu'expliquer leur venue et leur façon d'être. En un mot, il n'a pas d'idéal, d'œuvre parfaite qui lui serve de commune mesure pour toiser toutes les autres. Il croit à la créa- tion continue du génie humain, il est persuadé que l'œuvre est le fruit d'un individu et d'une époque, qui pousse à l'aventure, selon le bon plaisir du so- leil, et il se dispense ainsi de donner les recettes



212 MES HAINES.

pour obtenir des chefs d'œuvre dans des conditions déterminées.

Il a dit cette année aux élèves de l'École des beaux- arts : « En fait de préceptes, on n'en a encore trouvé que deux ; le premier qui conseille de naître avec du génie : c'est l'affaire de vos parents, ce n'est pas la mienne ; le second qui conseille de travailler beau- coup, afin de bien posséder votre art : c'est votre af- faire, ce n'est pas non plus la mienne. » Etrange pro- fesseur, qui vient, contre toutes les habitudes, dé- clarer à ses élèves qu'il ne leur donnera pas le moyen pratique et mis à la portée de tous de fabriquer de belles œuvres! Et il ajoute : « Mon seul devoir est de vous exposer des faits et de vous montrer comment ces faits se sont produits. » Je ne connais pas de paroles plus hardies ni plus révolutionnaires en ma- tière d'enseignement. Ainsi, l'élève est désormais livré à ses instincts, à sa nature ; il est seulement, mis à même par la science, par l'histoire comparée du passé, de mieux lire en lui-même, de se connaître et d'obéir sciemment à ses inspirations. Je voudrais citer toute cette page où M. H. Taine parle superbeiucnt de la méthode moderne : « Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne; elle constate et elle expli- que... Elle a des sympathies pour toutes les formes de l'art et pour toutes les écoles, même pour celles qui semblent le plus opposées; elle les accepte comme autant de manifestations de l'esprit humain; elle juge que plus elles sont nombreuses et contraires, plus elles montrent l'esprit humain par des faces nouvelles


M. n. TAINE, ARTISTE. 213

et nombreuses. )> L'art, entendu de la sorte, est le produit des hommes et du temps; il fait partie de l'histoire ; les œuvres ne sont plus que des événements résultant de diverses influences, comme les guerres et les paix. Le beau n'est fait ni de ceci ni de cela : il est dans la vie, dans la libre personnalité ; une œuvre belle est une œuvre vivante, originale, qu'un homme a su tirer de sa chair et de son cœur ; une œuvre belle est encore une œuvre à laquelle tout un peuple a tra- vaillé, qui résume les goûts et les mœurs d'une épo- que entière. Le grand homme n'a besoin que de s'exercer ; il porte son chef-d'œuvre en lui. De telles idées ont une franchise brutale, lorsqu'elles sont ex- primées par un professeur devant des élèves. Le pro- fesseur semble dire : «Ecoutez, je ne me sens pas le pouvoir de faire de vous de grands peintres, si vous n'avez pas le tempérament nécessaire; je ne puis que vous conter l'histoire dupasse. Vous verrez comment et pourquoi les maîtres ont grandi ; si vousavez à gran- dir, vous grandirez vous-mêmes, sans que je m'en mêle . Ma mission se borne à venir causer avec vous de ceux que nous admirons tous, à vous dire ce que le génie a accompli, pour vous encourager à poursuivre la tâche de l'humanité. »

Je le dis tout bas, en fait d'art, je crois que tel est le seul enseignement raisonnable. On apprend une, langue, on apprend le dessin, mais on ne saurait ap- prendre à faire un bon poème, un bon tableau. Poèm( et tableau doivent sortir d'un jet des cœurs du pein- tre et du poète, marqués de l'empreinte inetfaçable


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d*une individualité. L'histoire littéraire et artistique est là pour nous dire quelles œuvres le passé nous a léguées. Elles sont toutes les filles uniques d'un esprit: elles sont sœurs, si l'on veut, mais sœurs de visages différents, ayant chacune une origine particu- lière, et tirant précisément leur beauté suprême de leurs traits inimitables. Chaque grand artiste qui naît vient ajouter son mot à la phrase divine qu'écrit l'humanité; il n'imite ni ne répète, il crée, tirant tout de lui et de son temps, augmentant d'une page le grand poème; il exprime, dans un langage personnel, une des nouvelles phases des peuples et de l'individu. ^L'artiste doit donc marcher devant lui, ne consulter que son cœur et que son époque ; il n'a pas mission de prendre au passé, çà et là dans les âges, des traits épars de beauté, et d'en créer un type idéal, imper- sonnel et placé hors de l'humanité ; il a mission de vivre, d'agrandir l'art, d'ajouter des chefs-d'œuvre nouveaux aux chefs-d'œuvre anciens, défaire œuvre de créateur, de nous donner un des côtés ignorés du beau. L'histoire du passé ne sera plus pour lui qu'un encouragement, qu'un enseignement de sa véritable mission. Il emploiera le métier acquis à l'expression de son individualité, saura qu'il a existé un art païen, an art chrétien, pour se dire que le beau, comme toutes les choses de ce monde, n'est pas immuable, mais qu'il marche, se transformant à chaque nouvelle étape de la grande famille humaine.

Une telle vérité, je le sais, est le renversement de» écoles.'Meurentles écoles, si les maîtres nous restent.


M. U. TAINE, ARTISTE. 215

Une école n'est jamais qu'une halte dans la marche de l'art, de même qu'une royauté est souvent une halte dans la marche des sociétés. Chaque grand artiste groupe autour de lui toute une génération d'imitateurs, de tempéraments semblables, mais affai- blis. Il est né un dictateur de l'esprit; l'époque, la nation se résument en lui a\ec force et éclat; il a pris en sa puissante main toute la beauté éparse dans l'air; il a tiré de son cœur le cri de tout un âge; il règne, et n'a que des courtisans. Les siècles passe- ront, il restera seul debout; tout son entourage s'ef- facera, la mémoire ne gardera que lui, qui est la plus puissante manifestation d'un certain génie. Il est puéril et ridicule de souhaiter une école; lorsque j'entends nos critiques d'art, chaque ann ée dans leurs comptes rendus du Salon, geindre et se plain- dre de ce que nous n'avons pas une pauvre petite école qui régente les tempéraments et enrégimente les facultés, je suis tenté de leur crier: «Ehl pour l'amour de Dieu, souhaitez un grand artiste et vous aurez tout de suite une école ; souhaitez que notre âge trouve son expression, qu'il pénètre un homme qui nous le rende en chefs-d'œuvre, et aussitôt les imitateurs viendront, les personnalités moindres suivront à la file : il y aura cohorte et discipline. Nous sommes en pleine anarchie, et, pour moi, cette anaBchie est un spectacle curieux et intéres- sant. Certes, je regrette le grand homme absent, le dictateur, mais je me plais au spectacle de tous ces rois se faisant la guerre, de cette sorte de république


216 MES HAINES.

OÙ chaque citoyen est maître chez lui. Il y a là une somme énorme d'activité dépensée, une vie fiévreuse et emportée. On n'admire pas assez cet enfantement continu et obstiné de notre époque ; chaque jour est signalé par un nouvel effort, par une nouvelle créa- tion. La tâche est faite et reprise avec acharnement. Les artistes s'enferment chacun dans son coin et semblent travailler à part au chef-d'œuvre qui va décider de la prochaine école ; il n'y a pas d'école, chacun peut et veut devenir le maître. Ne pleurez donc pas sur notre âge, sur les destinées de l'art; nous assistons à un labeur profondément humain, à la lutte des diverses facultés, aux couches laborieuses d'un temps qui doit porter en lui un grand et bel avenir. Notre art, l'anarchie, la lutte des talents, est sans doute l'expression fidèle de notre société ; nous sommes malades d'industrie et de science, malades de progrès ; nous vivons dans la fièvre pour préparer une vie d'équilibre à nos fils; nous cherchons, nous faisons chaque jour de nouveaux essais, nous créons pièce à pièce un monde nouveau. Notre art doit nous ressembler : lutter pour se renouveler, vivre au milieu du désordre de toute reconstruction pour se reposer un jour dans une beauté et dans une paix profondes. Attendez le grand homme futur, qui dira le mot que nous cherchons en vain; mais, en atten- dant, ne dédaignez pas trop les travailleurs d'aujour- d'hui qui suent sang [et eau et qui nous donnent le spectacle magnifique d'une société en travail d'en- fantement. »


M. H. TAINE, ARTISTE. 217

Donc, le professeur, admettant toutes les écoles comme des groupes d'artistes exprimant un certain état humain, va les étudier au simple point de vue accidentel ; je veux dire qu'il se contentera' d'expli- quer leur venue et leur façon d'être. Ce ne seront plus que des faits historiques, comme je l'ai dit tout à l'heure, des faits physiologiques aussi. Le professeur se promènera dansles temps, fouillant chaque âge et cha- que nation, ne rapportant plus les œuvres aune œuvre typique, les considérant en elles-mêmes, comme des produits changeant sans cesse et puisant leur beauté dans la force et la vérité de l'expression individuelle et humaine. Dès lors, il entrera dans le chaos, s'il n'a en main un fil qui le conduise au milieu de ces mille produits divers et opposés ; il n'a plus de com- mune mesure, il lui faut des lois de production.

C'est ici que M. Taine, le mécanicien que vous savez, pose sa grande charpente. Il affirme avoir trouvé une loi universelle qui régit toutes les mani- festations de l'esprit humain. Désormais, il expli- quera chaque œuvre, en en déterminant la naissance et la façon d'être ; il appliquera à chacune le même procédé de critique ; son système va être en ses mains un instrument de fer impitoyable, rigide, mathématique. Cet instrument est d'une simplicité extrême, à première vue ; mais on ne tarde pas à y découvrir une foule de petits rouages que l'ingé- niosité du professeur met en mouvement dans certains cas. En somme, je crois que M. Taine se sert en artiste de ce compas avec lequel il mesure

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218 MES HAINES,

les intelligences, et que des doigts moins délicats et moins fermes ne feraient qu'une besogne assez triste. Je n'ai pas encore dit quelle était la nouvelle théorie, sachant qu'il n'est personne à cette heure qui ne la connaisse et ne l'ait discutée au moins avec lui-même. Cette théorie pose en principe que les faits intellectuels ne sont que les produits de l'in- fluence sur l'homme de la race, du milieu et du mo ment. Étant donnés un homme, la nation à laquelle il appartient, l'époque et le milieu dans lesquels il vit, on en déduira l'œuvre que produira cet homme. C'est là un simple problème, que l'on résout avec une exactitude mathématique; l'artiste peut faire pré- voir l'œuvre, l'œuvre peut faire connaître l'artiste. Il suffit d'avoir les données en nombre nécessaire, n'importe lesquelles, pour obtenir les inconnues à coup sûr. On voit qu'une pareille loi, si elle est juste, est un des plus merveilleux instruments dont on puisse se servir en critique. Telle est la loi unique avec laquelle M. Taine, qui ne se mêle ni d'applaudir ni de siffler, expose méthodiquement et sans se per- dre, l'histoire littéraire et artistique du monde.

Il a formulé cette loi devant les élèves de l'École des beaux-arts, d'une façon complète et originale; il n'avait encore été nulle part aussi catégorique. Je n'ai bien compris tout son système que le jour où j'ai lu ses leçons d'esthétique, qu'il vient de publier sous le titre de Philosophie de l'art. Toutes les écoles, a-t-il dit, sont également acceptables ; la critique moderne se contente de constater et d'expliquer. Voici mainte-


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M. H. TAÎNE, ARTISTE. 2! 9

nânTïa loi qui lui permet de constater et d'expliquer avec méthode.

L'amour de Tordre, de la précision, n'est jamais aussi fort chez M. Taine que lorsqu'il est en plein haos. Il adore l'emportement, les forces déréglées, et plus il entre dans l'anarchie des facultés et des tempéraments, plus il devient algébrique, plus il cherche à classer, à simplifier.

Il imagine une comparaison pour nous rendre sen- sible sa croyance sur la formation et le développe- ment des instincts artistiques. Il compare l'artiste à une plante, à un végétal qui a besoin d'un certain sol, d'une certaine température pour grandir et

(donner des fruits. « De même qu'on étudie la tempé- rature physique pour comprendre l'apparition de telle ou telle espèce de plantes, le maïs ou l'avoine, l'aloès ou le sapin, de même il faut étudier la tempé- rature morale pour comprendre l'apparition de telle espèce d'art, la sculpture païenne ou la peinture réaliste, l'architecture mystique ou la littérature clas- sique, la musique voluptueuse ou la poésie idéaliste. ^ Les productions de l'esprit humain, comme celles de la nature vivante, ne s'expliquent que par leur mi- lieu. » Donc, il y a une température morale faite du milieu et du moment; cette température influera sur l'artiste, trouvera en lui des facultés personnelles et des facultés de race qu'elle développera plus ou moins. ,

f « Elle ne produit pas les artistes; les génies et les talents sont donnés comme les graines; je veux


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220 MES HAINES.

dire que, dans le même pays, à deux époques dif- férentes, il y a très probablement le même nombre d'hommes de talent et d'hommes médiocres... La nature est une semence d'hommes... Dans ces poi- gnées de semence qu'elle jette autour d'elle en ar- pentant le temps et l'espace, toutes les graines ne germent pas. Une certaine température morale est nécessaire pour que certains talents se développent; si elle manque, ils avortent. Par suite, la température changeant, l'espèce des talents changera; si elle devient contraire, l'espèce des talents deviendra contraire, et, en général, on pourra concevoir la tem- pérature morale comme faisant un choix entre les différentes espèces de talents, ne laissant se dévelop- per que telle ou telle espèce, excluant plus ou moins complètement les autres. »

J'ai tenu à citer cette page entière. Elle montre tout le mécanisme du système. Il ne faut pas craindre avec M. Taine de tirer les conclusions rigoureuses de sa théorie. Il est lui-même disposé à l'appliquer avec la foi la plus aveugle, la précision la plus mécanique. Ainsi on peut poser comme corollaires : toutes les œuvres d'une même époque ne peuvent exprimer que cette époque ; deux œuvres produites dans des conditions semblables doivent se ressembler trait pour trait. J'avoue ne point oser aller jusqu'à ces croyances. Je sais que M. Taine est d'une subtilité rare, qu'il interprète les faits avec une grande ha- \ bileté. C'est justement cette habileté, cette subtilité qui m'effrayent. La théorie est trop simple, les inter-


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M. H. TAINE, ARTISTE. 221

prétations sont trop diverses. Là apparaissent cette foule.de petits rouages dont j'ai parlé; cet artiste a obéi aux idées de son temps ; cet autre a réagi, toute action nécessitant une réaction ; cet autre représente le passé qui s'en va ; cet autre annonce l'avenir qui vient.

Adieu la belle unité de la théorie. Ce n'est plus l'application exacte d'une loi simple et claire ; c'est la libre intuition, le jugement délié et ingénieux d'une intelligence savante. Mettez un esprit lourd à la place de cette pensée rapide qui fouille chaque homme et en tire les éléments dont elle a besoin, et vous verre? si cet esprit saura accomplir sa tâche d'une façon si aisée. Voilà qui me donne des inquiétudes; je me défie de M. Taine, comme d'un homme aux doigts prestes, qui escamote tout ce qui le gêne et ne laisse voir que les éléments qui le servent ; je me dis qu'iU peut avoir raison, mais qu'il veut avoir trop raison] qu'il se trompe peut-être lui-même, emporté par soa âpre recherche du vrai. Je l'aime et je l'admire, mais j'ai une effroyable peur de me laisser duper, et il y a je ne sais quoi de raide et de tendu dans le système, de généralisé et d'inorganique, qui me met en méfiance et me dit que c'est là le rêve d'un esprit exact et non la vérité absolue. Tout homme qui veut classer et simplifier tend à l'unité, augmente ou diminue malgré lui certaines parties, déforme les objets pour les faire entrer dans le cadre qu'il a choisi. Sans doute, le vrai doit être au moins pour les trois quarts dans la vérité de M. Taine. Il est certain

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222 MES HAINES.

que la race, le milieu, le moment historique, influent sur l'œuvre de l'artiste. Le professeur triomphe lors- qu'il examine ^es grandes époques et les indique à larges traits : la Grèce divinisant la chair, avec ses villes nues au soleil et ses nations fortes et souples, revit tout entière dans le peuple de ses statues ; le moyen âge chrétien frissonne et gémit au fond de ses cathédrales, où les saints émaciés rêvent dans leur extase douloureuse; la Renaissance est l'anar- chique réveil de la chair, et nous entendons encore aujourd'hui du fond des âges ce cri du sang, cette explosion de vie, cet appel à la beauté matérielle et agissante ; enfin, toute la tragédie est dans Louis XIV et dans ce siècle royalement majestueux qu'il sut façonner à son image. Oui, ces remarques sont justes, ces interprétations sont vraies, et il faut en conclure que l'artiste ne peut vivre en dehors de son temps, et que ses œuvres reflètent son époque, ce qui est presque puéril à énoncer. Mais nous n'en sommes pas à cette sécheresse du problème par lequel, dans n'importe quel cas, on déduit l'œuvre de la simple connaissance de certaines données. Je sais d'ailleurs que je ne puis accepter le système en partie, qu'il me faut le prendre ou le refuser en entier ; tout se tient ici, et déranger la moindre colonne, ce serait faire écrouler la charpente. Je ne viens pas non plus cher- cher noise à l'auteur, au nom des dogmes littéraires, philosophiques et religieux ; je n'ignore point que ces croyances artistiques cachent des croyances positi- vistes, une négation des religions admises, mais je


M. H. TAÎNE, ARTISTE. 223

fclâre ne m'occuper que d'art et n'avoir souci que de vérité. Je dis seulement en homme à M. Taine : « Vous marchez dans le vrai, mais vous côtoyez de si près la ligne du faux, que vous devez certainement Tenjamber quelquefois. Je n'ose vous suivre. »

Veut-on mon opinion entière sur M. Taine et son système? J'ai dit que j*avais souci de vérité. Tout bien examiné, j'ai encore plus souci de personnalité et de vie. Je suis, en art, un curieux qui n'a pas grandes règles, et qui se penche volontiers sur toutes les œuvres, pourvu qu'elles soient l'expression forte d'un individu; je n'admire et je n'aime que les créa- tions uniques, affirmant hautement une faculté ou un sentiment humains. Je considère donc la théorie de M. Taine et les applications qu'il en fait comme une manifestation curieuse d'un esprit exact et fort, très flexible et très ingénieux. Il s'est rencontré dans cette nature les qualités les plus opposées ; et la réunion de ces qualités, servies par un tempérament riche, nous a donné un fruit étrange, d'une saveur particulière. Le spectacle d'un individu rare est assez intéressant, je pense, pour que nous nous perdions dans sa contemplation, sans trop songer au péril que peut courir le vrai. Je me plais à la vue de cette intelligence nouvelle, et j'applaudis même son sys- tème, puisque ce système lui permet de se déve- lopper en entier dans toute sa richesse, et prête sin- gulièrement à faire valoir ses défauts et ses qualités. J'en arrive ainsi à ne plus voir en lui qu'un artiste puissant. Je ne sais si ce titre d'artiste le flatte ou


224 MES HAINES.

le fâche ; peut-être est-il plus délicatement chatouillé lorsqu'on lui donne celui de philosophe ; l'orgueil de l'homme a ainsi ses préférences. M. Taine tient sans doute beaucQup à sa théorie, et je n'ose lui dire que j'ai non moins d'indifférence pour cette théorie que d'admiration pour son talent. S'il m'en croyait, il se- rait très fier de ses seules facultés artistiques.

Tout indifférent que je me prétende, il y a dans le système un oubli volontaire qui me blesse. M. Taine évit e _de p^er de lapersûjmaiitéj il ne peut l'esca- moter tout à fait, mais il n'appuie pas, il ne l'apporte pas au premier plan où elle doit être. On sent que la personnalité le gêne terriblement. Dans le prin- cipe, il avait inventé ce qu'il appelait la faculté maîtresse; aujourd'hui, il tend à s'en passer. 11 est emporté, malgré lui, parles nécessités de sa pensée, qui va toujours se resserrant, négligeant de plus en plus l'individu, tâchant d'expliquer l'artiste par les seules influences étrangères. Tant qu'il laissera un peu d'humanité dans le poète et dans le peintre, un peu de libre arbitre et d'élan personnel, il ne pourra le réduire entièrement à des règles mathématiques. L'idéal de la loi qu'il dit avoir trouvée serait de s'ap- pliquer à des machines. Aujourd'hui, M. Taine n'en est encore qu'à la comparaison des semences, qui poussent ou qui ne poussent pas, selon le degré d'hu midité et de chaleur. Ici, la semence, c'est l'indivi- dualité. J'ai des larmes en moi, M. Taine affirme que je ne pourrai pleurer, parce que tout mon siècle est en train de rire à gorge déployée. Moi, je suis de


M. H. TAINE, ARTISTE. 223

l'avis contraire, je dis que je pleurerai tout mon saoul si j'ai besoin de pleurer. J'ai la ferme croyance qu'un homme de génie arrive à vider son cœur, lors même que la foule est là pour l'en empêcher. J'ai l'espoir que l'humanité n'éteint jamais un seul des rayons qui doivent faire sa gloire. Lorsque le génie est né, il doit grandir forcément dans le sens de sa nature. Je ne défe nds encore q u'une croyance conso- lante, mais je réclame plus hautement une large / place pour la personnalité, lorsque je me demande ce / que deviendrait l'art sans elle. Une^uvrerPQurjnoi, est unhpJtt^nej^je veux retrouver dans^ette œuîTeji- un tempérament, un accent particulier et unique.// Plu«" elle sera personnelle, plus je me sentirai attiré et retenu. D'ailleurs, l'histoire est là, le passé ne nous a légué que les œuvres vivantes, celles qui sont l'expres- sion d'un individu ou d'une société. Car j'accorde que souvent l'artiste est fait de tous les cœurs d'une époque ; cet artiste collectif, qui a des millions de têtes et une seule âme, crée alors la statuaire égyp- tienne, l'art grec ou l'art gothique ; et les dieux hiératiques et muets, les belles chairs pures et puis- santes, les saints blêmes et maigres sont la manifes- tation des souffrances et des joies de l'individu so- cial, qui a pour sentiment la moyenne des senti- ments publics. Mais, dans les âges de réveil, de libre expansion, l'artiste se dégage, il s'isole et crée selon son seul cœur; il y a rivalité entre les sentiments, l'unanimité des croyances artistiques n'est plus, l'art se divise et devient individuel. C'est Michel-Ange


226 MES HAINES,

dressant ses colosses en face des vierges de Raphaël ; c'est Delacroix brisant les lignes que M. Ingres re- dresse. On le sent, les œuvres des nations sont signées par la foule ; on ne saurait, à leur vue, nommer un homme, on nomme une époque ; tous les dieux de l'Egypte et de la Grèce, tous les saints de nos cathédrales se ressemblent ; l'artiste a disparu, il a eu les mêmes sentiments que le voisin ; les statues du temps sont toutes sorties du même chantier. Au contraire, il est des œuvres, celles qui n'ont qu'un père, des œuvres de chair et de sang, individuelles à ce point qu'on ne peut les regarder sans prononcer le nom de ceux dont elles sont les filles immortelles. Elles sont uniques. Je ne dis pas que les artistes qui les ont produites, n'aient pas été modifiés par des influences extérieures, mais ils ont eu en eux une faculté personnelle, et c'est justement cette faculté poussée à l'extrême, développée par les influences mêmes, qui a fait leurs œuvres grandes en les créant seules de leur noble race. Pour les œuvres collec-

ftives, le système de M. Taine fonctionne avec assez de régularité; là, en effet, l'œuvre est évidemment le produit de la race, du milieu, du moment historique ; ! il n'y a pas d'éléments individuels qui viennent dé- j ranger les rouages de la machine. Mais dès qu'on

!ir>trnHnit.-h»-^YfML<;nnnn1it<^, l't^jpti Jiirmj^in libre et dé- réglé, tous les ressorts crient et le mécanisme se dé- traque. Pour que l'ordre ne fût pas troublé, il fau- drait que M. Taine prouvât que l'individualité est soumise à des lois, qu'elle se produit selon certaines


M. H. TAINE, ARTISTE. 227

règles, qui ont une relation absolue avec la race, le milieu, le moment historique. Je crois qu'il n'osera jamais aller jusque-là. Il ne pourra dire que la per- sonnalité de Michel-Ange n'aurait pu se manifester dans un autre siècle ; il lui sera permis tout au plus de prétendre que, dans un autre siècle, cette person- nalité se serait affirmée différemment ; mais ce n'est là qu'une question secondaire, le génie étant la hau- teur de l'ensemble et non la relation des détails. Du moment où l'esprit frappe où il veut et quand il veut, les influences ne sont plus que des accidents dont on peut étudier et expliquer les résultats, agis- sant sur un élément de nature essentiellement libre, qu'on n'a encore soumis à aucune loi. D'ailleurs, puisque j'ai fait mon acte d'indifférence, je ne veux pas discuter davantage le plus ou le moins de vérité du système. Je supplie s eulement M. Taine de fai re \^^ une part plus large à îapersonnalité. Il doit com- \ prendre, lui, artiste original, que les œuvres sont des filles tendrement aimées, auxquelles on donne son i sang et sa chair, et que plus elles ressemblent à leurs / pères, trait pour trait, plus elles nous émeuvent ; elles sont le cri d'un cœur et d'un corps, elles offrent le spectacle d'une créature rare, montrant à nu tout ce qu'il y a d'humain en elle. J'aime ces œuvres, parce que j'aime la réalité, la vie.

Avant de finir, il me reste à donner la définition de l'art, formulée par M. Taine. J'avoue avoir une mé- diocre affection pour les définitions; chacun a la sienne, il en naît de nouvelles chaque jour, et les




228 MES HAINES.

sciences ou les arts que l'on définit n'en marchent ni plus vite ni plus doucement. Une définition n'a qu'un intérêt, celui de résumer toute la théorie de celui qui la formule. Voici celle de M. Taine : « L'œuvre d'art a pour but de manifester quelque caractère es- sentiel ou saillant, partant quelque idée importante plus clairement et plus complètement que ne le font les objets réels. Elle y arrive en employant un en- semble de parties liées, dont elle modifie systémati- quement les rapports. » Ceci a besoin d'être expliqué, étant énoncé d'une façon un peu sèche et mathéma- tique. Ce que le professeur appelle caractère essentiel n'est autre chose que ce que les dogmatiques nom- ment idéal ; seulement, le caractère essentiel est un idéal beau ou laid, le trait saillant de n'importe quel objet grandi hors nature, interprété par le tempéra- ment de l'artiste. Ainsi, dans la Kermesse de Rubens, le caractère essentiel, l'idéal, est la furie de l'orgie, la rage de la chair saoule et brutale ; dans la Galatée de Raphaël, au contraire, le caractère essentielr l'idéal, est la beauté de la femme, sereine, fîère, gra- cieuse. Le but de l'art, pour M. Taine, est donc de fixer l'objet, de le rendre visible et intéressant en le grandissant, en exagérant une de ses parties sail- lantes. Pour arriver à ce résultat, on comprend qu'on ne peut imiter l'objet dans sa réalité; il suffit de le copier, en maintenant un certain rapport entre ses diverses proportions, rapport que l'on modifie pour faire prédominer le caractère essentiel. Michel- Ange, grossissant les muscles, tordant les reins, gran-


M. H. TAIiNE, ARTISTE. 22^

dissant tel membre aux dépens de tel autre, s'affran- chissait de la réalité, créait selon son cœur des géants terribles de douleur et de force.

La définition de M. Taine contente mes besoins de réalité, mes besoins de personnalité ; elle laisse l'ar- tiste indépendant sans réglementer ses instincts, sans lui imposer les lois d'un beau typique, idée contraire à la liberté fatale des manifestations humaines. Ainsi, il est bien convenu que l'artiste se place devant la na- ture, qu'il la copie en l'interprétant, qu'il est plus ou moins réel selon ses yeux; en un mot, qu'il a pour missiôn~de nous rendre les objets tels qu'il les voit, appuyant sur tel détail, créant à nouveau. J'expri- ^merai toute ma pensée^ disant qu'une œuvre d'art i estu n coin d e la création vu à travers un tempéra-A meiit^__^_

En somme, que M. Taine se trompe oui ou non dans sa théorie, il n'en est pas moins une nature essentiel lement artistique, et ses paroles sont celles d'un homme qui veut faire des artistes et non des raison- neurs. Il vient dire à ces jeunes gens que l'on tient sous la férule et que l'on tente de vêtir d'un vêtement uniforme, il vient leur dire qu'ils ont toute liberté; il les affranchit, il les convie à l'art de l'humanité, et non à l'art de certaines écoles ; il leur conte le passé et leur montre que les plus grands sont ceux qui ont été les plus libres. Puis il relève notre époque, il ne la dé- daigne pas, il y trouve au contraire un spectacle du plus haut intérêt; puisqu'il y a lutte, effort continu, production incessante, il y a aussi un âpre désir

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230 MES HAINES,

d'exprimer le mot que tous croient avoir sur les lèvres et que personne n'a encore prononcé. N'est-ce pas là un enseignement fortifiant, plein d'espérance? Si l'École des beaux-arts a choisi M. Taine, croyant qu'il l'aide- rait à se constituer un petit comité, une coterie into- lérante, elle s'est étrangement trompée. Je sais d'ail- leurs que ce n'est pas elle qui a fait un pareil choix. La présence de M. Taine en ce lieu est un attentat direct aux vieux dogmes du beau. Il s'y opposera à la formation de toute école. Il ne fera certainement pas naître un grand artiste, mais s'il s'en trouve un dans son auditoire, il ne s'opposera pas à son développe- ment, il facilitera même la libre manifestation de ses facultés.

Tel est M. Taine, telles sont, si je ne me trompe, sa propre individualité et ses préférences, ses opinions ' en matière artistique. Mathématicien et poète, amant de la puissance et de l'éclat, il a la curiosité de la vie, le besoin d'un système, l'indifférence morale du phi- losophe, de l'artiste et du savant. Il possède des idées positives très arrêtées, et il applique ces idées à toutes ses connaissances. Son propre tempérament se trahit dans son esthétique ; indépendant, il prêche la liberté ; homme de méthode, il classe et veut expliquer toutes choses ; poète âpre et brutal, il est sympathique à cer- tains maîtres, Michel-Ange, Rembrandt, Rubens, etc. ; philosophe, il ne fait qu'appliquer à Fart sa philoso- phie. Je ne sais si j'ai été juste envers lui ; je l'ai étudié selon ma nature, faisant dominer l'artiste en lui. Ce n'est ici qu'une appréciation personnelle. J'ai essayé


M. H. TAINE, ARTISTE. 231

de dire en toute vérité et en toute franchise ce que je pense d'un homme qui me paraît être un des esprits les plus puissants de notre âge.

J'applique à M. Taine la théorie de M. Taine. Pour i^ moi, il résume les vingt dernières années de critique ; il est le fruit mûr de cette école qui est née sur les ruines de la rhétorique et de la scolastique. La nou-^ velle science, faite de physiologie et de psychologie, \ d'histoire et de philosophie, a eu son épanouissement / en lui. Il est, dans notre époque, la manifestation la/ plus haute de nos curiosités, de nos besoins d'analyse, de nos désirs de réduire toutes choses au pur méca- nisme des sciences mathématiques. Jô le considère, en critique littéraire et artistique, comme le contem- porain du télégraphe électrique et des chemins de fer. Dans nos temps d'industrie, lorsque la machine suc- cède en tout au travail de l'homme, il n'est pas éton- nant que M. Taine cherche à démontrer que nous ne sommes que des rouages obéissant à des impulsions venues du dehors. Mais il y a protestation en lui, pro- testation de l'homme faible, écrasé par l'avenir de fer qu'il se prépare ; il aspire à la force ; il regarde en arrière ; il regrette presque ces temps où l'homme seul était fort, où la puissance du corps décidait de la royauté. S'il regardait en avant, il verrait l'homme de plus en plus diminué, l'individu s'effaçant et se perdant dans la masse, la société arrivant à la paix et au bonheur, en faisant travailler la matière pour elle. Toute son organisation d'artiste répugne à cette vue de communauté et de fraternité. Il est là, entre un


/


^32 MES HAINES.

passé qu'il aime et un avenir qu'il n'ose envisager,

affaibli déjà et regrettant la force, obéissant malgré

lui à cette folie de notre siècle, de tout savoir, de

tout réduire en équations, de tout soumettre aux

puissants agents mécaniques qui transformeront le

monde.


HISTOIRE DE JULES CESAR

LA PRÉFACE


Je me sens l'esprit calme et la plume facile en pré- sence de la page que j'îii aujourd'hui à juger. Le cri- tique vit dans une sphère haute et sereine; il est maître et roi dans le domaine de la pensée. Les œu- vres sont toutes, à ses yeux, filles de l'intelligence hu- maine, et il ne s'incline que devant la royauté du génie et l'aristocratie du talent. J'ai besoin d'appuyer sur ces pensées, me trouvant dans la délicate position de ne pouvoir ni louer ni blâmer, sans que mes élo- ges soient pris pour des flatteries de courtisan, mes blâmes pour des escapades de frondeur. Je veux faire bien comprendre que le confrère dont je par- te.


234 MES HAINES,

lerai dans cet article vient à moi plus que je ne vais à lui, et que je traite avec lui, pour une heure, d'égal à égal. J'oublie l'homme etne vois que l'écrivain; si je me prive ainsi de piquants rapprochements, de fines allusions, nlessures plus ou moins vives ou chatouille- ments agréables, je gagne tout au moins le droit d'ap- prouver et de désapprouver, sans que ma dignité ait à souffrir.

Je préférerais encore que l'on m'accusât de courti- sanerie que d'être soupçonné un instant de jouer ici le rôle de l'insulteur antique qui suivait le char des triomphateurs. Vraiment, il est trop facile, en cette circonstance, de se tailler un piédestal dans l'injure, et rien ne me déplairait comme d'être confondu avec les gens qui calculent le nombre de leurs lecteurs d'après le nombre de leurs critiques. La sympathie est de bon goût, lorsque la sévérité peut être taxée de calcul.

D'ailleurs, je l'ai dit, je n'ai point souci de toutes ces considérations. Je me mets à part ; je n'ai ni encens ni orties dans les mains.

Peut-être les lecteurs auraient-ils désiré me voir monter de l'œuvre à l'auteur et trouver dans le livre un programme politique, l'explication d'un règne. J'avoue ne pas avoir le courage d'une pareille tâche; la tête me. tournerait dans ces régions qui ne sont plus les miennes. J'accorde d'ailleurs que mes apprécia- tions pourront ne pas être complètes ; je comprends qu'il y a une face de l'œuvre que je laisserai volon- tairement de côté, me bouchant les oreilles chaque


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 235

fms que l'historien se souviendra qu'il est prince et fera plus ou moins directement une allusion à sa propre histoire. Il doit y avoir, j'en conviens, une question pratique dans l'ouvrage; mais, je le répète» je suis décidé à ne pas voir cette question; je veux ne considérer absolument que la question théorique, juger l'historien et non le prince, étudier un tempé- rament de philosophe et non un tempérament de po- litique.

Si vous le voulez, j'écris cet article enl815. J'ignore le présent, je ne songe qu'au passé. Je suis en pleine théorie, et je juge simplement le système historique d'un confrère. Je conjure le lecteur de bien se mettre à mon point de vue, de ne pas chercher le moindre sous-entendu dans mes paroles, et de monter avec moi encore plus haut que l'historien n'a monté, dans la sphère calme de l'idée, pure région où les spécu- lations philosophiques perdent tout côté personnel.

C'est à ces conditions seules que je me sens la li- berté nécessaire pour parler de l'œuvre qui passionne en ce moment le public. Je n'examinerai d'abord que la préface.

Il y a, en histoire, deux façons de procéder. Les historiens choisissent l'une ou l'autre, selon leurs instincts.

Parmi eux, les uns négligent le détail et s'atta- chent à l'ensemble; ils embrassent d'un coup d'oeil l'horizon d'une époque, cherchent à simplifier les li- gnes du tableau. Ils se placent en dehors de l'huma- nité, jugent les hommes sous la seule face historique,


236 MES HAINES,

et non dans leur être entier, et arrivent ainsi à for- muler une vérité grave et solennelle qui ne saurait être toute la vérité. Le personnage devient en tre leurs mains une loi et un argument; ils le dépouillent de ses passions, de son sang et de ses nerfs ; ils en font une pensée, une simple force appliquée par la Pro- vidence au mouvement de la grande machine sociale. Ils nous donnent les âmes sans jamais nous donner les cadavres humains. Un événement, selon eux, est le produit volontaire et médité d'une de ces âmes. Ils communiquent à la machine un branle régulier, obéissant à des lois fixes. On comprend tout ce que ce système enlève de vie à l'histoire. Nous ne sommes plus, à vraiment parler, sur cette terre, mais dans un monde imaginaire, morne et froid ; les êtres de ce monde marchent mathématiquement, plus purs et plus grands que nous, car ils ont été débarrassés de leurs corps, et on ne nous présente que leur être moral. Toutefois, ces corps ont vécu, et j'ose dire qu'ils devraient compter dans l'histoire ; j'ai beau me répéter que le génie n'obéit pas à la fange comme la médiocrité, je ne puis croire qu'à un moment donné tel fait n'a pas été produit par les seuls appétits d'un maître du monde. Il y a une pensée haute et conso- lante dans la croyance que tout grand événement a eu une grande cause, mais je refuse cette croyance dans sa généralité ; elle n'est pas humaine et ne saurait être toujours vraie. Montaigne dit quelque part que les rois mangent et boivent comme nous, et que nous nous trompons étrangement, lorsque nous


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 237

donnons à leurs actes des mobiles plus élevés que ceux d'un père administrant les biens de sa famille. J'aime cette bonhomie et cette franchise. Les grandes figures de l'histoire ne peuvent que gagner à nous être livrées dans leur entier, corps et âme ; si le type est moins pur, il est plus vivant ; si l'histoire y perd en solennité, elle y gagne certainement en vérité et en intérêt.

L'autre école historique est tout opposée ; elle vit du dé.tail, de l'étude psychologique et physiologique, elle tente de nous rendre les hommes et les événements avec les vives couleurs de la réalité, l'esprit du temps, les vêtements et les mœurs. Quand elle nous donne un héros, elle s'inquiète autant de ses passions que de ses pensées, elle explique ses actes par son cœur et par son intelligence; elle le dresse devant nous dans sa vérité, <îomme un homme et non comme un dieu. C'est une sorte de réalisme appliqué à l'histoire; c'est Tobservation patiente de l'individu, la reproduction exacte de tout son être, l'explication franche de son influence sur les afi'aires de ce monde. Le héros de la légende perd sa hauteur merveilleuse ; il n'est plus qu'une créature de chair et d'os, bâtie comme nous, ayant nos instincts, mise seulement à même d'éten- dre sa personnalité sur un large théâtre. Le spectacle d'un empereur est plus curieux pour un philosophe que le spectacle d'un pauvre diable, en ceci seulement que plus un homme est puissant, plus la volonté se développe en lui, plus il étale au grand jour la nature humaine dans ses grandeurs et dans ses misères.


238 MES HAINES.

L'histoire, contée ainsi d'homme à homme, a l'intérêt d'une confidence et d'une résurrection; les âges an- ciens passent devant nous, nous vivons dans les époques antérieures, voyant et touchant les grands hommes ; si cette familiarité nous enlève un peu du respect que nous avions pour eux, nous gagnons à ce commerce intime une plus profonde connaissance de leur cœur, et nous sentons plus de fraternité entre eux et nous; nous avons plaisir à découvrir un homme sous le héros, et l'histoire de l'humanité nous devient sympathique, car nous entendons battre en elle notre propre cœur, nous la voyons vivre de notre vie. Je le sais, cette méthode historique n'a pas la gravité res- pectable de l'autre ; elle est brusque dans ses allures, et ne prétend pas trouver les lois d'après lesquelles s'accomplissent les événements. Elle manque de so- lennité, elle se* refuse à formuler des systèmes, elle se contente d'étudier l'homme pour l'homme, le fait pour le fait. Elle est analyse, et non pas synthèse. Mais je l'aime pour sa verdeur et sa liberté d'allures ; il me semble qu'elle est fille de notre siècle, qu'elle est née parmi nous qui sommes afTolés de réalité et de franchise.

L'auteur de Y Histoire de Jules César appartient à la première école. « Il faut, dit-il, que les changements politiques ou sociaux soient philosophiquement ana- lysés, que l'attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics ne détourne pas l'attention de leur rôle politique et ne fasse pas oublier leur mission providentielle. » C'est là tout un programme ; je com-


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 239

prends la grandeur de Thistoire ainsi considérée, mais cette grandeur m'effraye presque ; je crains que l'historien ne perde pied malgré lui, et qu'il n'exerce son sacerdoce avec une austérité trop divine. S'il n'a aucun talent, il va nécessairement tomber dans une gravité grotesque et devenir le Prudhomme de l'his- toire; s'ily aenluil'étoffed'unpenseur etd'unécrivain, on doit redouter qu'il ne monte dans l'idéal, dans la spé- culation pure, qu'il ne peigne des types, oubliant qu'il a, avant tout, à nous peindre des hommes. Certes on peut philosopher sur les annales humaines ; elles don- nent matière à l'analyse et au raisonnement, mais les faits ne sont jamais que le produit des foules, et les foules ne sont composées que d'individus. Nous en revenons toujours à l'homme, non pas à l'homme providentiel, mais à l'homme tel que Dieu l'a créé, vous et moi, le prince et le sujet. J'avoue que je m'in- quiète peu de « Tattrait piquant des détails sur la vie des hommes publics» ; mais ce que je désire, c'est que les hommes publics ne me soient pas présentés comme de pures abstractions ; je tiens à ce que leur conduite se trouve expliquée par leur être entier; en un mot, je ne veux pas d'un beau mensonge, d'une figure drapée selon la convenance d'un goût per- sonnel, je veux une créature vivante, à laquelle rien de ce qui est humain ne soit étranger. Les livres d'histoire ne sont pour moi que les mémoires de l'hu- manité, et j*entends trouver en eux la terre et ses ins- tincts. Soyons réels d'abord, nous philosopherons ensuite. Ma façon d'envisager la muse sévère dont


240 MES HAINES,

nos sculpteurs m'ont donné une si triste idée, paraîtra sans doute peu respectueuse, et l'on m'accusera d'avoir l'âme bien basse et l'intelligence bien étroite. Je ne puis me changer. Je suis fou de réalité, et je de- mande à toute œuvre, même à une œuvre historique, la vérité humaine, la vérité des passions et des pen- sées.

La préface de Y Histoire de Jules. César n'a été faite que pour amener les lignes suivantes, elle se résume tout entière dans ce paragraphe : « Ce qui précède montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Char- lemagne. Napoléon, c'est pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir, en quelques an- nées, le travail de plusieurs siècles. Heureux les peu- ples qui les comprennent et les suivent ! malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur Messie : ils sont aveugles et coupables ; aveugles, car ils ne voient pas l'impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien ; coupables, car ils ne font que re- tarder le progrès, en entravant sa prornpte et féconde application. » Voilà des paroles catégoriques, sur le sens desquelles il n'est pas permis d'hésiter ; elles sont à elles seules grosses de tempêtes, et je suis cer- tain qu'elles seront les plus critiquées du livre, dont elles renferment, d'ailleurs, toute la pensée. Moi, je les aime pour leur hardiesse. Elles vont carrément au


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 24ï

but et posent tranquillement César à côté de Jésus, le soldat cruel auprès du doux conquérant des âmes. Je ne crois pas à ces messagers du ciel qui viennent accomplir sur la terre leur mission de sang; si Dieu parfois nous envoyait ses fils, je me plais à penser que ces créatures providentielles ressembleraient toutes au Christ, et feraient des œuvres de paix et de vérité; elles viendraient, à l'heure dite, renouveler l'espé- rance, nous donner une nouvelle philosophie, im- primer au monde une direction morale plus ferme et plus droite. Les conquérants, au contraire, ne sont qu'une crise suprême dans les maladies des sociétés ; il y a amputation violente, et toujours le blessé en meurt. On ne peut venir du ciel, une épée à la main. César, Charlemagne, Napoléon, sont bien de la famille humaine ; ils n'ont rien de céleste en eux, car Dieu ne saurait se manifester vainement, et cependant, s'ils n'avaient pas été, l'humanité n'en serait ni plus heu- reuse ni plus malheureuse aujourd'hui. Ce sont des hommes qui ont grandi dans la volonté et dans l'idée fixe ; ils dominent leurs âges, parce qu'ils ont su servir des forces que les événements mettaient entre leurs mains. Ils valent moins par eux que par l'heure de leur naissance. Transportez leurs personnalités dans une autre époque, et vous verrez ce qu'ils auraient été. La Providence doit prendre ici le nom de Fa- talité.

Je n'ai point compris l'exclamation : « Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent I malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent !» Il y

21


I


242 MES HAINES.

a évidemment erreur ici. Les peuples, dans l'histoire, n'ont jamais compris les conquérants et ne les ont sui- vis que jusqu'à un certain moment; ils les ont tous méconnus et combattus. Bien plus, les règnes de ces soldats ont toujours précédé des malheurs publics et des troubles. L'empire succède à César, l'anarchie et le partage du sol français à Charlemagne, la Res- tauration et deux Républiques à Napoléon. Ce sont les grands capitaines eux-mêmes qui ont entravé « la prompte et féconde application du bien ». Si on les avait laissés agir, ils auraient peut-être pacifié le monde en le dépeuplant ; maison les a fait disparaître, et, chaque fois, les sociétés ont avec peine repris res- piration, se remettantpeu àpeu delà terrible secousse. Ces hommes de génie se produisent d'ordinaire dans les époques de transition et reculent les dénoûments ; ils arrêtent le mouvement des esprits, donnent aux peuples pour quelques années une paix relative, puis leur laissent en mourant la difficulté de reprendre le problème social au point délicat que la nation étudiait avant leurs batailles et leurs conquêtes. Ils sont un arrêt dans la marche de l'humanité, parleurs instincts despotiques qui ne leur permettent pas de rester de simples guides et qui les conduisent à devenir des maîtres tout-puissants.

Peut-être l'auteur a-t-il voulu donner une leçon aux peuples de l'avenir, les conjurer de respecter les hom- mes providentiels qui pourraient encore se produire, et de leur laisser le temps d'accomplir leur mission entière. Hélas ! souhaitons de n'avoir pas v^ tenter cette


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 243

épreuve. Vivons en paix et entre hommes, s'il est possible. Point de dieu, parmi nous, qui nous brise sous sa volonté céleste. Espérons que l'humanité marchera d'un pas ferme vers la hberté, sans que le ciel ait à nous envoyer un de 3es terribles archanges, qui taillent nos sociétés au tranchant de leur épée, pour qu'elles puissent entrer dans le moule social conçu par Dieu.

Qu'il me soit permis, maintenant, de témoigner un dernier regret. J'aurais préféré que l'auteur choisît une autre époque dans l'histoire du monde. Il m'au- rait donné plus de Hberté en se mettant plus en de- hors. Il est presque juge et partie à la fois, et, bien que personne ne se permette de soupçonner un in- stant sa bonne foi d'historien, il se trouve dans la position fausse d'un homme qui fait par moments sa propre apologie.


II

LE PREMIER VOLUME.

Le premier volume de VHistoire de Jules César est divisé en deux parties. La première contient le récit des temps antérieurs à César : Rome sous les rois, l'é- tablissement de la république, la conquête de l'Italie; un exposé de la prospérité du bassin de la Médi- terranée, les guerrespuniques, deMacédoine et d'Asie,


nu MES HAIiNES.

les Gracques, Marius et Sylla. La seconde partie est consacrée à Jules César, et va de son enfance à sa no- mination au gouvernement des Gaules : elle trace son portrait, raconte ses premiers actes, détaille les nom^ breux emplois qu'il occupa dans la république, appuie surtout sur son attitude lors de la conjuration de Gati- lina, dit quelques mots de sa campagne en Espagne, le loue sans réserve et le montre se révélant et affir- mant peu à peu sa mission providentielle.

De la structure même du livre, on pourrait conclure que l'auteur fait aboutir à Jules César toute l'histoire romaine antérieure. Le grand homme est le Messie annoncé par les prophètes, le dieu pour la venue duquel se succèdent les événements. La première partie du volume n'est là que pour expliquer la naissance du héros. Rome, pendant plus de quatre cents ans, est un enfantement de César ; le ciel prépare la terre pour les couches divines, et Rome, aujour prescrit, lorsque la rédemption des peuples est nécessaire, met à la lumière l'enfant céleste.

Rome se fonde sous les rois, grandit avec la répu- blique et conquiert l'Italie. Alors, pendant un instant, elle se repose dans sa force et dans sa gloire. Certes, si Dieu créa une nation pour la mener à une heure de paix grandiose et de justice, il mit certainemeni au monde le premier Romain dans la prévision de cette heure unique où un peuple fut assez puissant pour rester libre. Si je voulais, par un' caprice d'histo- rien, ne voir qu'une époque dans l'histoire romaine, je m'arrêterais à cette époque merveilleuse, je me


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 245

•servirais des faits qui l'ont précédée pour l'expliquer et lui donner plus d'éclat, j'oublierais les événements qui ont pu suivre ; en un mot, je m'appliquerais à en faire la pensée de Dieu, et je n'aurais garde de mon ter jusqu'à César trouver des âges troubles et san- glants.

Je crois pouvoir dire que la vérité historique s'ac •commoderait mal de ce caprice. Je serais tenté maU gré moi de forcer l'interprétation des événements, de grandir ou de diminuer l'importance des faits pour les besoins de ma cause. Je plaiderais, je ne racon- terais plus. Je préfère considérer l'histoire comme une suite d'épisodes se liant les uns aux autres, s'ex- pliquant mutuellement, mais ne se groupant pas au- tour d'un épisode principal. Que l'événement d'au- jourd'hui soit la conséquence de l'événement d'hier, personne ne songe à le nier. Toutefois, quatve cents ans de faits ne s'acheminent pas vers un seul fait. César n'est pas le résultat immédiat et complet des premiers rois et de la république de Rome. Il n'est lui-même que l'anneau d'une chaîne qui s'allongera; si la République le portait en elle, comme élément de sa propre dissolution, il porte en lui l'empire, Néron et Caligula, les germes de la terrible maladie qui rongera le peuple romain. Il ne faut donc pas s'arrêter complètement à cette granae figure, et mettre en elle les desseins de Dieu. J'aurais tort de ne voir que la République dans l'histoire romaine; •c'est également un tort de n'y voir que la fonda- tion de l'Empire.


Il


21.


246 MES HAINES.

Le premier livre de l'ouvrage est d'ailleurs celui que je préfère. L'auteur y semble plus libre, et y applique avec plus de discrétion son système histo- rique. J'aime à l'entendre parler de la grandeur des institutions romaines. Ici l'avenir est le fruit du passé ; le présent travaille à garder et à augmenter, s'il est possible, les trésors de ce passé. Dès ses premières lois, Rome fonde sa puissance future. La République naît naturellement de la royauté, la conquête de l'Italie et des contrées environnantes naît de la Répu- blique. Jamais peuple n'a su conquérir et conserver à ce point. Les législateurs, les administrateurs ont ici fait plus que les soldats. Le monde romain a ceci de grandiose qu'il ne contient, à un certain moment, qu'une seule famille. Sans doute, chaque chose porte sa mort en elle ; l'homme, dans la pleine santé, a en lui les germes de la maladie qui le tuera. Dès la se- conde guerre punique, l'esprit romain perd de sa pureté républicaine et de sa tranquillité puissante et forte. Les éléments de dissolution se développent, le corps entier est ébranlé. Les institutions n'ont plus la même efficacité, la folie des conquêtes s'empare de la nation, qui risque sa liberté en menaçant celle des autres peuples. Les Gracques ne font qu'aggraver les désordres, en voulant tout sauver. Marins et Sylla, par leur rivalité, portent le dernier coup à l'État, et c'est alors, selon l'auteur, que « l'Italie demandait un maître ».

Il faudrait s'entendre sur ce maître que demandait ritalie. C'est là le pointdélicat delà question. J'accorde


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 247

à la rigueur, que les Romains aient eu alors besoin d'un guide, d'un homme à la main sûre et ferme, qui les conduisît dans les circonstances difficiles où ils se trouvaient. La tâche de cet homme était grande : elle consistait à rendre à la république toute sa ver- deur. Je ne puis m'expliquer autrement la mission de ce bienfaiteur. Évidemment, ce n'est pas sauver une république que de tenter la création d'un empire ; c'est faire succéder une forme à une autre forme de gouvernement.

Les circonstances demandaient-elles absolument un dictateur à vie, un empereur ? l'homme de génie qui avait compris son époque, ne devait-il pas se conten- ter de rétablir les institutions dans leur pureté, de n'employer son pouvoir qu'à refaire à la République une seconde jeunesse ? Combien il aurait été grand, le jour où, après avoir rendu à la nation la force de se gouverner elle-même, il lui aurait remis sa puissance entre les mains ! Le maître que demandait alors l'Italie^ si toutefois elle en demandait un, était un ami, un conseiller, et non un empereur.

L'auteur paraît d'ailleurs avoir, en histoire, une croyance que je ne puis accepter. Il fait des peuples des sortes de troupeaux qui parfois marchent tran- quillement dans le chemin tracé par la Providence, qui d'autres fois s'écartent et ont besoin de l'aiguillon. L'humanité, pour lui, est une foule, frappée de folie, ■■ certains jours, et à qui Dieu passe alors une camisole de force . Il crée tout exprès un maître pour dompter la bête fougueuse et la lui remettre souple et docile


-248 MES HAINES,

entre les mains. Ici, tout est fatal ; les crises de dé- mence se succèdent à des époques irrégulières ; les gouvernements suivent les gouvernements sans aucun ordre, les institutions tombent les unes sur les autres, bonnes et mauvaises; en un mot, les nations ne gra- vissent pas une échelle de perfection, elles marchent au hasard, aujourd'hui libres, demain muselées, obéissant à la fatalité des faits.

Cependant l'auteur, par instants, parle de la marche des événements ; il dit que César comprenait les be- soins nouveaux de Rome, et que ce fut justement cette intuition qui lui donna la toute-puissance. Il accorde donc que l'humanité s'avance à travers les âges vers un but quelconque. Mais il ne laisse pas même entrevoir quel est ce but. Pour moi, j'aime à m'imaginer que ce but est un but de liberté et de justice, de paix et de vérité. Dès lors, je ne puis plus comprendre que César ait été dans les décrets de Dieu ; il est venu faire rétrograder l'humanité, porter le der- nier coup à cette république romaine qui a été l'ex- pression d'un des états sociaux les plus parfaits. L'Empire, qui a succédé, n'en a eu ni les vertus ni la tranquille grandeur. Ainsi, en admettant, comme l'auteur, que César soit l'envoyé de Dieu, voilà Dieu qui fait reculer ses enfants, qui les retarde dans la route qu'ils suivent, qui les châtie d'une faute in- connue en les faisant tomber sous la volonté d'un seul. De deux choses l'une : ou l'auteur ne croit pas au progrès, â la marche lente des peuples, et alors il explique l'histoire par coups de foudre, il ne voit en


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 249

elle que des faits fatals dépendant du moment ; ou il croit au progrès, à l'échelle de perfection que monte l'humanité, et alors il ne peut plus voir en César un ministre du ciel. Dans le premier cas, tout s'explique: le héros est un produit de l'époque, une simple ma- nifestation du génie humain, très grande et très belle, un incident parmi cent incidents. Dans le second cas, je ne comprends plus rien à la passion de l'écri- Tain pour le personnage qu'il a choisi : ce n'est pas un progrès que d'aller de la république romaine à l'empire romain, et c'est avoir bien peu de foi dans l'humanité que de la conduire de gaieté de cœur d'un bien en un mal, en invoquant la Providence. Je le demande, où tendait la liberté de Rome en passant au travers de César. La logique ne veut-elle pas qu'un peuple libre reste libre, avant de tenter tout autre progrès? César, pour un esprit droit, ne sau- rait être qu'un ambitieux qui a travaillé beaucoup plus dans ses intérêts que dans les intérêts de Dieu.

Je préfère considérer l'auteur comme un politique pratique, et non comme un historien philosophe. Lais- sons de côté, je vous prie, la Providence et le progrès, l'humanité en marche et les volontés du ciel. Restons sur la terre, et n'étudions l'histoire qu'au point de vue du gouvernement des peuples. Je reconnais que César a été un habile et un rusé. Il a singulièrement •compris son temps, et il a employé tout son génie à profiter de la sottise des autres. J'admets et je partage TOtre admiration. Dégagé de la mission que vous lui


250 MES HAINES.

donnez, César devient plus vrai, plus humain. Il reste ce qu'il est réellement, un homme de génie, un grand capitaine et un grand administrateur. Mais toute ma foi, toutes mes croyances se refusent à voir en lui un Messie qui devait régénérer Rome, un maître né- cessaire à la liberté et à la paix du monde.

Le second livre, ai -je dit, contient l'histoire de Jules César, depuis son enfance jusqu'à sa nomi- nation au gouvernement des Gaules. Le portrait que trace l'auteur est flatté ; la main a appuyé sur les traits remarquables et a omis soigneusement les traits disgracieux. Ce Jules César est une belle mé- daille, une tête fine et exquise, un profil d'une rare pureté. J'aurais préféré une figure moins finie et plus vivante. Je prétends que l'homme est aussi intéres- sant à connaître que le héros. D'ailleurs, il y a évi- demment dans le livre parti pris d'admiration. L'his- toire ainsi comprise devient une réfutation, un plaidoyer. L'historien part de ce principe que César ne pouvait avoir que des mobiles élevés et n'obéissait qu'à l'inspiration d'un vrai patriotisme. Avec de tels axiomes, toute démonstration devient possible. Si vous vous créez un héros parfait de toutes pièces, vous arriverez sans peine à expliquer favorablement chacun de ses actes. Vous grandissez cette figure, vous abaissez celles qui l'entourent. La besogne de- vient de plus en plus facile.

Je ne puis entrer dans le détail de ces premières années de César. On le voit inquiet et habile, le nez au vent, attendant l'heure. Sans doute, l'auteur a


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 25i

iison, lorsqu'il défend son héros des interprétations données à sa conduite par la plupart des historiens; je veux croire que César n'obéissait pas seulement à l'ambition, à l'amour des honneurs, à toutes sortes de motifs personnels et mesquins. Mais il doit être éga- lement faux d'expliquer tous ses actes par des pensées supérieures de devoir et de patriotisme, de les dé- gager de tout intérêt. Je préfère prendre la moyenne, certain de toucher ainsi la vérité de plus près.

Ainsi, lors de la conjuration de Gatilina, est-ce bien le besoin unique de justice et d'humanité qui amena César à défendre les conjurés? Non, certes. Il y a d'abord dans son discours de la prudence et beau- coup de ce sens pratique dont je parlais tout à l'heure. Il y a ensuite de la sympathie, une sorte d'intérêt caché pour ces hommes qui attaquaient un sénat qu'il devait attaquer lui-même plus tard. Je ne sais comment l'historien expliquera la conduite de César dans les Gaules; mais l'humanité qu'il iui prête ici le gênera singulièrement alors. Ne vaudrait-il pas mieux ne tomber ni dans un excès ni dans un autre, laisser César tel qu'il est, chercher avec conscience ce que ses mobiles ont pu avoir de désintéressé et d'intéressé? Il n'est pas très juste non plus de ra- baisser ses adversaires politiques, Gicéron, Pompée, daton, Crassus; ces hommes-là, ce me semble, en va- laient bien d'autres, et c'est un singulier procédé his- torique que de leur donner largement les petitesses, les calculs que vous enlevez à César. Tout ceci, qu'on ne s'y trompe pas, vient du système providentiel



252 MES HAINES,

adopté par l'historien. Après avoir fait du héros un dieu, il est forcé de lui accorder toutes les grâces d'état de sa divinité, et de ne plus voir que de simples mortels autour de lui.

Le premier volume laisse César tout-puissant, m-e- vocablement maître du monde. Nous attendons les deux autres volumes pour assister à la marche fatale des événements qui porteront César à la dictature et qui le pousseront sous le poignard de Brutus.

V Histoire de Jules César est très savamment compo- sée. Les recherches ont dû être immenses, aucun document n'a été négligé, et l'auteur a loyalement indiqué les sources de chacun de ses emprunts. Le bas des pages se trouve ainsi comblé de notes. Il y a là un travail considérable, une besogne conscien- cieuse qu'on, ne saurait trop louer. Malheureusement^ on aimerait à voir, çà et là, telle citation d'un esprit contraire, ce qui permettrait d'établir un juste équi- libre entre les diverses opinions. L'auteur a fait déli- catement un choix de belles paroles en faveur de César; j'aimerais à entendre les accusations portées contre le grand homme ; alors seulement on pourrait juger en toute équité.

Mais c'est surtout dans les chiffres, dans les détails statistiques et administratifs que l'auteur me parait bien renseigné. Toute une académie a dû travailler pour lui. Telle page est plus grosse de travail qu'un olume entier. Le chapitre dans lequel l'historien étudie la prospérité du bassin de la Méditerranée avant les guerres puniques, est une merveille de


HISTOIRE DE JULES CÉSAR. 253

science et de brièveté. Là, il n'y a plus d'appréciation historique, il n'y a que de simples renseignements, très complets et très succincts, et je suis heureux de pouvoir admirer à mon .lise. Si VBistoire de Jules César n'avait pas pour vivre le nom de son auteur, elle aurait tout au moins la masse considérable des documents qu'elle renferme ; on la consulterait, attiré, non pas peut-être par la largeur et la vérité des vues, mais par l'abondance des matériaux.

Quant à la partie purement littéraire, au style, javoue ne pas goûter cette allure solennelle, un peu pesante, cette nudité de la phrase, cette grisaille ■effacée. Je sais que dans les traités de rhétorique on trouve une recette particulière pour chaque style, et qu'il y est bien défendu de mettre les moindres épices -dans le style historique. Toutefois Michelet m'a gâté; j'aime la phrase vivante et colorée, même, sur- tout allais-je dire, lorsqu'il s'agit de ressusciter devant moi les hommes et les événements d'un autre âge. Je ne puis croire que la vérité de l'histoire demande absolument une gravité convenue. Je lis les livres qui se font lire, et rien n'est plus fatigant que la lec- ture d'un livre grave. D'ailleurs, c'est encore ici une question de relation. La vie du César providentiel de- mandait à être écrite sur le ton de l'épopée.

Pour me résumer et pour conclure, je répéterai ici l'opinion que j'ai déjà exprimée plus haut : l'auteur de VHistoire de Jules César, malgré les prétentions qu'il paraît avoir, me parait être plutôt un politique pra- tique qu'un historien philosophe.

22


II


MON SALON

MON AMI PAUL CÉZANNE

tt


J'éprouve une joie profonde, mon ami, à m entre- tenir seul à seul avec toi. Tu ne saurais croire com- bien j'ai souffert pendant cette querelle que je viens d'avoir avec la foule, avec des inconnus; je me sentais si peu compris, je devinais une telle haine autour de moi, que souvent le découragement me faisait tomber la plume de la main.

Je puis aujourd'hui me donner la volupté intime d'une de ces bonnes causeries que nous avons depuis dix ans ensemble. C'est pour toi seul que j'écris ces quelques pages, je sais que tu les liras avec ton cœur, et que, demain, tu m'aimeras plus affectueusement.

Imagine-toi que nous sommes seuls, dans quelque coin perdu, en dehors de toute lutte, et que nous causons en vieux amis qui se connaissent jusqu'au cœur et qui se compren nent sur un simpl e rega r^

" " 22.


258 MON SALON.

Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble, — te souviens- tu? — et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas effroyables d'idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu'en dehors de la vie puissante et individuelle, il n'y avait que mensonge et sottise.

Heureux ceux qui ont des souvenirs! Je te vois dans ma vie comme ce pâle jeune homme dont parle Musset. Tu es toute ma jeunesse; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. Nos esprits, dans leur fraternité, se sont développés côte à côte. Aujourd'hui, au jour du début, nous avons foi en nous, parce que nous avons pénétré nos cœurs et nos chairs.

Nous vivions dans notre ombre, isolés, peu socia- bles, nous plaisant dans nos pensées. Nous nous sen- tions perdus au milieu de la foule complaisante et légère. Nous cherchions des hommes en toutes choses, nous voulions dans chaque œuvre, tableau ou poème, trouver un accent personnel. Nous affir- mions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d'originalité.

Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans


I



MON SALON. Î59

le savoir ? Je viens de pouvoir dire tout haut ce que ^^pous avons dit tout bas pendant dix ans. I^ bruit de la querelle est allé jusqu'à toi, n'est-ce pas? et tu as vu le bel accueil que l'on a fait à nos chères pensées. Ah! les pauvres garçons, qui vivaient saine- ment en pleine Provence, sous le large soleil, et qui couvaient une telle folie et une telle mauvaise foi 1 Car, — tu l'ignorais sans doute, — je suis un homme de mauvaise foi. Le public a déjà commandé plusieurs douzaines de camisoles de force pour me conduire à Charenlon. Je ne loue que mes parents et mes amis, je suis un idiot et un méchant, je cherche le scandale.

Gela fait pitié, mon ami, et cela est fort triste. L'histoire sera donc toujours la même? 11 faudra donc toujours parler comme les autres, ou se taire? Te rappelles-tu nos longues conversations ? Nous disions que la moindre vérité nouvelle ne pouvait se montrer sans exciter des colères et des huées. Et voilà qu'on me siffle et qu'on m'injurie à mon tour.

Vous autres peintres, vous êtes bien plus irritables que nous autres écrivains. J'ai dit franchement mon avis sur les médiocres et les mauvais livres, et le monde littéraire a accepté mes arrêts sans trop se fâ- cher. Mais les artistes ont la peau plus tendre. Je n'ai pu poser le doigt sur eux sans qu'ils se mettent à crier de douleur. Il y a eu émeute. Certains bons gardons me plaignert et s'inquiètent des haines que je me suis attirées ; ils craignent, je crois, qu'on ne m'égorge dans quelque carrefour.


260 MON SALON.

Et pourtant je n'ai dit que mon opinion, tout naï- vement. Je crois avoir été bien moins révolutionnaire qu'un critique d'art de ma connaissance qui affirmait dernièrement à ses trois cent mille lecteurs que M. Baudry était le premier peintre de l'époque. Ja- mais je n'ai formulé une pareille monstruosité. Un instant, j'ai craint pour ce critique d'art, j'ai tremblé qu'on n'allât l'assassiner dans son lit pour le punir d'un tel excès de zèle. On m'apprend qu'il se porte à ravir. Il paraît qu'il y a des services qu'on peut rendre et des vérités qu'on ne peut dire.

Donc, la campagne est finie, et, pour le public, je suis vaincu. On applaudit et on fait des gorges^ chaudes.

Je n'ai pas voulu enlever son jouet à la foule, et je^ publie « Mon Salon ». Dans quinze jours, le bruit sera apaisé, il ne restera aux plus ardents qu'une idée vague de mes articles. C'est alors que, dans les esprits^ je grandirai encore en ridicule et en mauvaise foi. Les pièces ne seront plus sous les yeux des rieurs, le vent aura emporté les feuilles volantes de VÉvéne^ mentj et on me fera dire ce que je n'ai pas dit, on ra- contera de grosses sottises que je n'ai jamais formu- lées. Je ne veux pas que cela soit, et c'est pourquoi je réunis les articles que j'ai donnés à V Événement sous le pseudonyme de Claude. Je souhaite que « Mon Salon » demeure ce qu'il est, ce que le public lui- même a voulu qu'il fût.

Ce sont là les pages maculées et déchirées d'una


MON SALON. ' 26t

étude que je n'ai pu compléter. Je les donne pour cfr qu'elles sont, des lambeaux d'analyse et de critique. Ce n'est pas une œuvre que je livre aux lecteurs, c'est en quelque sorte les pièces d'un procès.

L'histoire est excellente, mon ami. Pour rien au monde, je ne voudrais anéantir ces feuillets; ils ne va- lent pas grand'chose en eux-mêmes, mais ils ont été, pour ainsi dire, la pierre de touche contre laquelle j'ai essayé le public. Nous savons maintenant com- bien nos chères pensées sont impopulaires.

Puis, il me plaît d'étaler une seconde fois mes idées. J'ai foi en elles, je sais que dans quelques années j'aurai raison pour tout le monde. Je ne crains pas qu'on me les jette à la face plus tard.

Emile ZOLA,


Paris, 30 mai 1866,


MON SALON


LE JURY

ÎT avra.

Le Salon de 1866 n'ouvrira que le i" mai, et c& jour-là seulement il me sera permis de juger mes jus- ticiables.

Mais, avant de juger les artistes admis, il me sem- ble bon de juger les juges. Vous savez qu'en France nous sommes pleins de prudence ; nous ne hasardons point un pas sans un passeport dûment signé et con- tresigné, et, lorsque nous permettons à un homme de faire la culbute en public, il faut auparavant qu'il ait été examiné tout au long par des hommes auto- risés.

Donc, comme les libres manifestations de l'art pour- raient occasionner des malheurs imprévus et irrépa-



264 MON SALON,

rables, on place à la porte du sanctuaire un corps de garde, une sorte d'octroi de l'idéal, chargé de son- der les paquets et d'expulser toute marchandise frau- duleuse qui tenterait de s'introduire dans le temple.

Qu'on me permette une comparaison, un peu ha- sardée peut-être. Imaginez que le Salon est un im- raense ragoût artistique, qui nous est servi tous les ans. Chaque peintre, chaque sculpteur envoie son morceau. Or, comme nous avons l'estomac délicat, on a cru prudent de nommer toute une troupe de cui- siniers pour accommoder ces victuailles de goûts et d'aspects si divers. On a craint les indigestions, et on a dit aux gardiens de la santé publique :

« Voici les éléments d'un mets excellent; ménagez le poivre, car le poivre échauffe ; mettez de l'eau dans le vin, car la France est une grande nation qui ne peut perdre la tête. »

Il me semble, dès lors, que les cuisiniers jouent le grand rôle. Puisqu'on nous assaisonne notre admi- ration et qu'on nous mâche nos opinions, nous avons le droit de nous occuper avant tout de ces hommes complaisants qui veulent bien veiller à ce que nous ne nous gorgionspas comme des gloutons d'une nour- riture de mauvaise qualité. Quand vous mangez un beefsteak, est-ce que vous vous inquiétez du bœuf? Vous ne songez qu'à remercier ou à maudire le mar- miton qui vous le sert trop ou pas assez saignant.

Il est donc bien entendu que le Salon n'est pas l'ex- pression entière et complète de l'art français en l'an de grâce 1866, mais qu'il est à coup sûr une sorte de



LE JURY. 265

ragoût préparé et fricassé par vingt-huit cuisiniers nommés tout exprès pour cette besogne délicate.

Un salon, de nos jours, n'est pas l'œuvre des artis- tes, il est l'œuvre d'un jury. Donc, je m'occupe avant tout du jury, l'auteur de ces longues salles froides et blafardes dans lesquelles s'étalent, sous la lumière crue, toutes les médiocrités timides et toutes les ré- putations volées.

Naguère, c'était l'Académie des beaux-arts qui pas- sait le tablier blanc et qui mettait la main à la pâte. A cette époque, le Salon était un mets gras et solide, toujours le même. On savait à l'avance quel courage il fallait apporter pour avaler ces morceaux classiques, ces boulettes épaisses, mollement arrondies, et qui vous étoufTaient lentement et sûrement.

La vieille Académie, cuisinière de fondation, avait ses recettes à elle, dont elle ne s'écartait jamais ; elle s'arrangeait de façon, quels que fussent les tempéra- ments et les époques, à servir le même plat au public. Le bon public, qui étouffait, finit par se plaindre ; il demanda grâce, il voulut qu'on lui servît des mets plus relevés, plus légers, plus appétissants au goût et à la vue.

Vous vous rappelez les lamentations de cette vieille cuisinière d'Académie. On lui enlevait la casserole <lans laquelle elle avait fait sauter deux ou trois gé- nérations d'artistes. On la laissa geindre et on confia la queue de la poêle à d'autres gâte-sauce.


23



266 MON SALON.

C'est ici qu'éclate le sens pratique que nous avons de la liberté ùi de la justice. Les artistes se plaignant de la coterie académique, il fut décidé qu'ils choisi- raient leur jury eux-mêmes. Dès lors, ils n'auraient plus à se fâcher, s'ils se donnaient des juges sévères et personnels. Telle fut la décision prise.

Mais vous vous imaginez peut-être que tous les peintres et tous les sculpteurs, tous les graveurs et tous les architectes, furent appelés à voter. On voit bien que vous aimez votre pays d'un amour aveugle. Hélas! la vérité est triste, mais je dois confesser que ceux-là seuls nomment le jury, qui justement n'ont pas besoin du jury. Vous et moi, qui avons dans notre poche une ou deux médailles, il nous est permis d'élire un tel ou un tel, dont nous nous sou- cions peu d'ailleurs, car il n'a pas le droit de regar- der nos toiles, reçues à l'avance. Mais ce pauvre hère, jeté à la porte du Salon pendant cinq ou six années consécutives, n'a pas même la permission de choisir ses juges, et est obligé de subir ceux que nous lui imposons par indifférence ou par camara- derie.

Je désire insister sur ce point. Le jury n'est pas nommé parle suffrage universel, mais par un vote res- treint auquel peuvent seulement prendre part les ar- tistes exemptés de tout jugement à la suite de cer- taines récompenses. Quelles sont donc les garanties pour ceux qui n'ont pas de médailles à montrer? Gomment l on crée un jury ayant charge d'examiner


LE JURY. 267

et d'accepter les œuvres des jeunes artistes, et on fait nommer ce jury par ceux qui n'en ont plus besoin ! Ceux qu'il faut appeler au vote, ce sont les inconnus, les travailleurs cachés, pour qu'ils puissent tenter de constituer un tribunal qui les comprendra et qui les admettra enfin aux regards de la foule.

C'est toujours une misérable histoire, je vous as- sure, que l'histoire d'un vote. L'art n'a rien à faire ici ; nous sommes en pleine misère et en pleine sot- tise humaines. Vous devinez déjà ce qui arrive et ce qui arrivera chaque année. Tantôt ce sera la coterie de ce monsieur, et tantôt la coterie de cet autre mon- sieur, qui réussiront. Nous n'avons plus un corps stable, comme l'Académie ; nous avons un grand nom- bre d'artistes qui peuvent être réunis de mille façons, de manière à former des tribunaux féroces, ayant les opinions les plus contraires et les plus implacables.

Une année, le Salon sera tout en vert ; une autre année, tout en bleu ; et dans trois ans, nous le verrons peut-être tout en rose. Le public qui n'est pas à l'of- fice, qui n'assiste pas à la cuisson, acceptera ces divers Salons, comme les expressions exactes des moments artistiques. Il ne saura pas que c'est uni- quement tel peintre qui a fait l'Exposition entière ; il ira là de bonne foi et avalera la bouchée, croyant s'ingurgiter tout l'art de l'année.


K


faut rétablir énergiquement les choses dans leur


268 MON SALON,

réalité. 11 faut dire à ces juges, qui vont au palais d& l'Industrie défendre parfois une idée mesquine et per- sonnelle, que les Expositions ont été créées pour donner largement de la publicité aux travailleurs sé- rieux. Tous les contribuables paient, et les questions d'écoles et de systèmes ne doivent pas ouvrir la porte pour les uns et la fermer pour les autres.

Je ne sais comment ces juges comprennent leur mission. Ils se moquent de la vérité et de la justice^ vraiment. Pour moi, un Salon n'est jamais que la constatation du mouvement artistique ; la France en tière, ceux qui voient blanc et ceux qui voient noir, envoient leurs toiles pour dire au public : « Nous en- sommes là, l'esprit marche et nous marchons ; voici les vérités que nous croyons avoir acquises depuis un an. » Or, il est des hommes qu'on place entre les ar- tistes et le public. De leur autorité toute-puissante, ils ne montrent que le tiers, que le quart de la vé- rité ; ils amputent l'art et n'en présentent à la foule que le cadavre mutilé.

Qu'ils le sachent, ils ne sont là que pour rejeter la médiocrité et la nullité. Il leur est défendu de tou- cher aux choses vivantes et individuelles. Qu'ils refu- sent, s'ils le veulent, — ils en ont d'ailleurs la mission, — les académies des pensionnaires, les élèves abâtardis de maîtres bâtards, mais, par grâce^ qu'ils acceptent avec respect les artistes libres, ceux qui vivent en dehors, qui cherchent ailleurs et plus loin les réalités âores et fortes de la nature.



LE JURY. 26?

Voulez-vous savoir comment on a procédé à l'élec- tion du jury de cette année? Un cercle de peintres, m'a-t-on dit, a rédigé une liste qu'on a fait imprimer et circuler dans les ateliers des artistes votants. La liste a passé tout entière.

Je vous le demande, où est l'intérêt de l'art parmi ces intérêts personnels? Quelles garanties a-t-on don- nées aux jeunes travailleurs? On semble avoir tout fait pour eux, on déclare qu'ils se montrent bien dif- ficiles, s'ils ne sont pas contents. C'est une plaisan- terie, n'est-ce pas? Mais la question est sérieuse, et il serait temps de prendre un parti.

Je préfère qu'on reprenne cette bonne vieille cuisi- nière d'Académie. Avec elle, on n'est pas sujet aux surprises ; elle est constante dans ses haines et dans ses amitiés. Maintenant, avec ces juges élus par la camaraderie, on ne sait plus à quel saint se vouer. Si j'étais peintre nécessiteux, mon grand souci serait de deviner qui je pourrais bien avoir pour juge, afin de peindre selon ses goûts.

On vient de refuser, entre autres, MM. Manet et Brigot, dont les toiles avaient été reçues les années précédentes. Évidemment, ces artistes ne peuvent avoir beaucoup démérité, et je sais même que leurs derniers tableaux sont meilleurs. Comment alors ex- pliquer ce refus ?

Il me semble, en bonne logique, que si un peintre a été jugé digne aujourd'hui de montrer ses œuvres au public, on ne peut pas couvrir ses toiles demain.

23.


Il


270 MON SALON.

C'est pourtant cette bévue que vient de commettre le

jury. Pourquoi? Je vous l'expliquerai.

Vous imaginez-vous cette guerre civile entre ar- tistes, se proscrivant les uns les autres ; les puissants d'aujourd'hui mettraient à la porte les puissants d'hier; ce serait un tohu-bohu effroyable d'ambitions et de haines, une sorte de petite Rome au temps de Sylla et de Marins. Et nous, bon public, qui avons droit aux œuvres de tous les artistes, nous n'aurions jamais que les œuvres de la faction triomphante. vérité, ô justice!

Jamais l'Académie ne s'est déjugée de la sorte. Elle tenaitles gens pendant des années à la porte, mais elle ne les chassait pas de nouveau après les avoir fait entrer.

Dieu me préserve de rappeler trop fort l'Académie. Le mal est préférable au pire, voilà tout.

Je ne veux pas même choisir des juges et désigner certains artistes comme devant être des jurés impar- tiaux. MM. Manet et Brigot refuseraient sans doute MM. Breton et Brion, de même que ceux-ci ont re- fusé ceux-là. L'homme a ses sympathies et ses anti- pathies, qu'il ne peut vaincre. Or, il s'agit ici de vérité et de justice.

Qu'on crée donc un jury, il n'importe lequel. Plus il commettra d'erreurs et plus il manquera sa sauce, plus je rirai. Croyez-vous que ces hommes ne me donnent pas un spectacle réjouissant? Ils défendent leur petite chapelle avec mille finesses de sacristains qui m'amusent énormément. Mais qu'on rétablisse


LE JURY. 271

alors ce qu'on a appelé le Salon des Refusés. Je supplie tous mes confrères de se joindre à moi, je voudrais grossir ma voix, avoir toute puissance pour obtenir la réouverture de ces salles où le public allail juger, à son tour, et les juges et les condamnés. Là, pour le moment, est le seul moyen de contenter tout le monde. Les artistes refusés n'ont pas encore retiré leurs œuvres ; qu'on se hâte de planter des clous et d'accrocher leurs tableaux quelque part.



LE JURY


(suite


avril.


De tous côtés on me somme de m'expliquer, on me demande avec instance de citer les noms des artistes de mérite qui ont été refusés par le jury.

Le public sera donc toujours le bon public. Il est évident que les artistes mis à la porte du Salon ne sont encore que les peintres célèbres de demain, et je ne pourrais donner ici que des noms inconnus de mes lecteurs. Je me plains justement de ces étranges jugements qui condamnent à l'obscurité, pendant de longues années, des garçons sérieux ayant le seul tort de ne pas penser comme leurs confrères. Il faut se dire que toutes les personnalités, Delacroix et les


274 MON SALON,

autres, nous ont été longtemps cachées par les déci- sions de certaines coteries. Je ne voudrais pas que cela se renouvelât, et j'écris justement ces articles pour exiger que les artistes qui seront à coup sûr les maîtres de demain ne soient pas les persécutés d'aujourd'hui.

J'affirme car: émeut que le jury qui a fonctionné cette année a jugé d'après un parti pris. Tout un côté de l'art français, à notre époque, nous a été volontai- rement voilé. J'ai nommé MM. Manet et Brigot, car ceux-là sont déjà connus; je pourrais en citer vingt autres appartenant au même mouvement artistique. C'est dire que le jury n'a pas voulu des toiles fortes et vivantes, des études faites en pleine vie et en pleine réalité.

Je sais bien que lis rieurs ne vont pas être de mon côté. On aime beaucoup à rire en France, et je vous jure que je vais rire encore plus fort que les autres. Rira bien qui rira le dernier.

Eh oui! je me constitue le défenseur de la réalité. J'avoue tranquillement que je vais admirer M. Manet, je déclare que je fais peu de cas de toute la poudre de riz de M. Cabanel et que je préfère les senteurs âpres et saines de la nature vraie. D'ailleurs, chacun de mes jugements viendra en son temps. Je me con- tente de constater ici, et personne n'osera me dé- mentir, que le mouvement qu'on a désigné sous le nom de réalisme ne sera pas représenté au Salon.

Je sais bien qu'il y aura Courbet. Mais Courbet, pa- riiît-il, a passé à l'ennemi. On serait allé chez lui en


LE JURY. 275

ambassade, car le maître d'Ornans est un terrible tapageur qu'on craint d'offenser, et on lui aurait offert des titres et des honneurs s'il voulait bien renier ses disciples. On parle de la grande médaille ou même de la croix. Le lendemain, Courbet se rendait chez M. Brigot, son élève, et lui déclarait vertement qu'il « n'avait pas la philosophie de sa peinture ». La phi- losophie de la peinture de Courbet ! pauvre cher maître, le livre de Proudhon vous a donné une indi- gestion de démocratie. Par grâce, restez le premier peintre de l'époque, ne devenez ni moraliste ni socialiste.

D'ailleurs, qu'importent aujourd'hui mes sympa- thies ! Moi, public, je me plains d'être lésé dans ma liberté d'opinion ; moi, public, je suis irrité de ce qu'on ne me donne pas dans son entier le moment artistique ; moi, public, j'exige qu'on ne me cache rien, j'intente justement et légalement un procès aux ar- tistes qui, avec parti pris, ont chassé du Salon tout un groupe de leurs confrères.

Toute assemblée, toute réunion d'hommes nommée dans le but de prendre des décisions quelconques, n'est pas une machine simple, ne tournant que dans un sens et n'obéissant qu'à un seul ressort. Il y a une étude délicate à faire pour expliquer chaque mouve- ment, chaque tour de roue. Le vulgaire ne voit qu'un simple résultat obtenu; l'observateur aperçoit les tiraillements, les soubresauts qui secouent la ma- chine.

Voulez-vous que nous remontions la machine et


276 MON SALON.

que nous la fassions fonctionner iin peu? Prenons dé- licatement les roues, les petites et les grandes, celles qui tournent à gauche et celles qui tournent à droite. Ajustons-les et regardons le travail produit. La ma- chine grince par instants, certaines pièces s'obstinent à aller selon leur bon plaisir ; mais, en somme, le tout marche convenablement. Si toutes les roues ne tour- nent pas, poussées par le même ressort, elles arri- vent à s'engrener les unes dans les autres et à tra- vailler en commun à la même besogne

Il y a les bons garçons qui refusent et qui reçoivent avec indifférence ; il y a les gens arrivés qui sont en dehors des luttes ; il y a les artistes du passé qui tien- nent à leurs croyances, qui nient toutes les tenta- tives nouvelles ; il y a enfin les artistes du présent, ceux dont la petite manière a un petit succès et qui tiennent ce succès entre leurs dents, en grondant et en menaçant tout confrère qui s'approche.

Le résultat obtenu, vous le connaissez : ce sont ces salles si vides et si mornes, que nous visiterons en- semble. Je sais bien que je ne puis faire au jury un crime de notre pauvreté artistique. Mais je puis lui demander compte de tous les artistes audacieux qu'il décourage.

On reçoit les médiocrités. On couvre les murs de toiles honnêtes et parfaitement nulles. De haut en bas, de long en large, vous pouvez regarder : pas un tableau qui choque, pas un tableau qui attire. On a débarbouillé l'art, on l'a peigné avec soin ; c'est un Ijrave bourgeois en pantoufles et en chemise blanche.


LE JURY. 277

■^Ajoutez à ces toiles honnêtes signées de noms in- connus, les tableaux exempts de tout examen. Ceux- là sont l'œuvre des peintres que j'aurai à étudier et à discuter

Voilà le Salon, toujours le même.

Cette année, le jury a eu des besoins de propreté encore plus vifs. Il a trouvé que l'année dernière le balai de l'idéal avait oublié quelques brins de paille sur le parquet. Il a voulu faire place nette, et il a mis à la porte les réalistes, gens qui sont accusés de ne pas se laver les mains. Les belles dames visiteront le Salon en grandes toilettes : tout y sera propre et clair comme un miroir. On pourra se coiffer dans les toiles.

Eh bien ! je suis heureux de terminer cet article en disant aux jurés qu'ils sont de mauvais douaniers. L'ennemi est dans la place, je les en avertis. Je ne parle pas des quelques bons tableaux qu'ils ont reçus par inadvertance. Je veux dire tout simplement que M. Brigot, contre lequel on a pris les plus grandes précautions, aura pourtant deux études au salon. Cherchez bien, elles sont dans les B, quoique signées d'un autre nom.

Ainsi, jeunes artistes, si vous désirez être reçus

Tannée prochaine, ne prenez pas le pseudonyme de

Brigot, prenez celui de Barbanchu. Vous êtes certains

d'être acceptés à l'unanimité. Il paraît décidément

[ue c'est une simple affaire de nom.


24


i


LE MOMENT ARTISTIQUE

4 mal.


J*aurais dû peut-être, avant de porter le plus mince jugement, expliquer catégoriquement quelles sont mes façons de voir en art, quelle est mon esthétique. Je sais que les bouts d'opinion que j'ai été forcé de donner, d'une manière incidente, ont blessé les idées reçues, et qu'on m'en veut pour ces affirmations car- rées que rien ne paraissait établir.

J'ai ma petite théorie comme un autre, et, comme un autre, je crois que ma théorie est la seule vraie. Au risque de n'être pas amusant, je vais donc poser cette théorie. Mes tendresses et mes haines en découleront

ut naturellement.


f


280 MON SALON.

Pour le public, — et je ne prends pas ici ce mot en mauvaise part, — pour le public, une œuvre d'art, un tableau, est une suave chose qui émeut le cœur d'une façon douce ou terrible ; c'est un massacre, lorsque les victimes pantelantes gémissent et se trament sous les fusils qui les menacent; ou c'est encore une déli- cieuse jeune fille, toute de neige, qui rêve au clair de lune, appuyée sur un fût de colonne. Je veux dire que la foule voit dans une toile un sujet qui la saisit à la gorge ou au cœur, et qu'elle ne demande pas autre chose à l'artiste qu'une larme ou qu'un sou- rire.

Pour moi, — pour beaucoup de gens, je veux l'es- pérer, — une œuvre d'art est, au contraire, une per- sonnalité, une individualité. ^^

Ce que je demande à l'artiste, ce n'est pas de me donner de tendres visions ou des cauchemars effroya- bles; c'est de se livrer lui-même, cœur et chair, c'est d'affirmer hautement un esprit puissant et particu- lier, une nature qui saisisse largement la nature en sa main et la plante tout debout devant nous, telle qu'il la voit. En un mot, j'ai le plus profond dédain pour les petites habiletés, pour les flatteries intéres- sées, pour ce que l'étude a pu apprendre et ce qu'un travail acharné a rendu familier, pour tous les coups de théâtre historiques de ce monsieur et pour toutes les rêveries parfumées de cet autre monsieur. Mais, j'ai la plus profonde admiration pour les œuvres in- dividuelles, pour celles qui seortent d'un jet d'une main vigoureuse et unique.


LE MOMENT ARTISTIQUE. 281

Il ne s'agit donc plus ici de plaire ou de ne pa< plaire, il s'agit d'être soi, de montrer son cœur à nu de formuler énergiquement une individualité.

Je ne suis pour aucune école, parce que je suis poui la vérité humaine, qui exclut toute coterie et toul système. Le mot « art» me déplaît; il contient en lui je ne sais quelles idées d'arrangements nécessaires, d'idéal absolu. Faire de l'art, n'est-ce pas faire quelque chose qui est en dehors de l'homme et de la nature ? Je veux qu'on fasse de la vie, moi ; je veux qu'on soif vivant, qu'on crée à nouveau, en dehors de tout, selon ses propres yeux et son propre tempérament. Ce que je cherche avant tout dans un tableau, c'est un homme et non pas un tableau. -

Il y^^lon moi, deux éléments dans une œuvre : rélémentjpiel^ qui est la nature, et l'élément indivi- duel, qui est l'homme.

L'élément réel, la nature, est fixe, toujours le même ; il demeure égal pour tout le monde; je dirais qu^irpëuFservir de commune mesure pour toutes les œuvres produites, si j'admettais qu'il puisse y avoir une commune mesure.

L'élément individuel, au contraire, l'homme, est variable à l'infini : autantji'œuvres et autant d'esprits différents; si le tempérament n'existait pas, tous les tableaux deiraient-être forcément de simples photo^ graphies. _

Donc, une œuvre d'art n'est jamais que la combi- naison d'un homme, élément variable, et de la nature, élé ment fixe. Le mot « r éaliste » ne signifiej ien pour


I


282 MON SALON.

moi, qui déclare subordonner le réel au tempérament. Faites vrai, j'applaudis ; mais surtout faites individuel let vivant, et j'applaudis plus fort. Si vous sortez de ce raisonnement, vous êtes forcé de nier le passé et de créer des définitions que vous serez forcé d'élargir chaque année.

Car c'est une autre bonne plaisanterie de croire qu'il y a, en fait de beauté artistique, une vérité absolue et éternelle. La vérité une et complète n'est pas faite pour nous qui confectionnons chaque matin une vérité que nous usons chaque soir. Gomme toute chose, l'art est un produit humain, une sécrétion humaine ; c'est notre corps qui sue la beauté de nos œuvres. Notre corps change selon les climats et selon les mœurs, et la sécrétion change donc également.

C'est dire que l'œuvre de demain ne saurait être celle d'aujourd'hui ; vous ne pouvez formuler aucune règle, ni donner aucun précepte ; il faut vous aban- ' donner bravement à votre nature et ne pas chercher à vous mentir. Est-ce que vous avez peur do parler votre langue, que vous cherchez à épeler péniblement des langues mortes!

Ma volonté énergique est celle-ci : — Je ne veux pas des œuvres d'écoliers faites sur des modèles fournis par les maîtres. Ces œuvres me rappellent les pages d'écriture que je traçais étant enfant, d'après les pages lithographiées ouvertes devant moi. Je ne veux pas des retours au passé, des prétendues résurrections, des tableaux peints suivant ^un idéal formé de mor- ceaux d'idéal qu'on a ramassés dans tous les temps.


LE MOMENT ARTISTIQUE. 283

Je ne veux pas de tout ce qui n'est point vie, tempe rament, réalité!

Et, maintenant, je vous en supplie, ayez pitié de moi. Songez à tout ce qu'a dû souffrir hier un tempé- rament bâti comme le mien, égaré dans la vaste et morne nullité du Salon. Franchement, j'ai eu un moment la pensée de lâcher la besogne, prévoyant trop de sévérité.

Mais ce n'est point les artistes que je vais blesser dans leurs croyances, ce sont eux qui viennent de me blesser bien plus vivement dans les miennes ! Mes lecteurs comprennent-ils ma position, se disent-ils : « Voilà un pauvre diable qui est tout écœuré, et qui retient ses nausées pour garder la décence qu'il doit au public? »

Jamais je n'ai vu un tel amas de médiocrités. Il y a là deux mille tableaux, et il n'y a pas dix hommes. Sur ces deux mille toiles, douze ou quinze vous parlent un langage humain ; les autres vous content des niai- series de parfumeurs. Suis-je trop sévère? Je ne fais pourtant que dire tout haut ce que les autres pen- sent tout bas.

Je ne nie pas notre époque, au moins. J'ai foi en elle, je sais qu'elle cherche et qu'elle travaille. Nous sommes dans un temps de luttes et de fièvres, nous avons nos talents et nos génies. Mais je ne veux pas qu'on confonde les médiocres et les puissants, je crois qu'il est bon de ne point avoir cette indulgence indifférente qui donne un mot d'éloge à tout le monde, et qui, par là même, ne loue personne.


284 MON SALON.

Notre époque est celle-ci. Nous sommes civilisés, nous avons des boudoirs et des salons ; le badigeon est bon pour les petites gens, il faut des peintures sur les murs des riches. Et alors a été créée toute une corporation d'ouvriers qui achèvent la besogne commencée par les maçons. Il faut beaucoup de peintres, comme vous pensez, et on est obligé de les élèvera la brochette, en masse. On leur donne, d'ail- leurs, les meilleurs conseils pour plaire et ne pas blesser les goûts du temps.

Ajoutez à cela l'esprit de l'art moderne. En présence de l'envahissement de la science et de l'industrie, les artistes, par réaction, se sont jetés dans le rêve, dans un ciel de pacotille, tout de clinquant et de papier de soie. Allez donc voir si les maîtres de la Renaissance songeaient aux adorables petits riens devant lesquels nous nous pâmons; ils étaient de puissantes natures qui peignaient en pleine vie. Nous autres, nous sommes nerveux et inquiets ; il y a beaucoup de la femme en nous, et nous nous sentons si faibles et si usés que la santé plantureuse nous déplaît. Parlez- moi des sentimentalités et des mièvreries !

Nos artistes sont des poètes. C'est là une grave injure pour des gens qui n'ont pas même charge de penser, mais je la maintiens. Voyez le Salon : ce ne sont que strophes et madrigaux. Celui-ci rime une ode à la Pologne, cet autre une ode à Cléopâtre ; il y en a un qui chante sur le mode de Tibulle et un autre qui tâche de souffler dans la grande trompette de Lucrèce. Je ne parle pas des hymnes guerriers, ni


LE MOMEiNT ARTISTIQUE. 283^

des élégies, nî des chansons grivoises, ni des fables.

Quel charivari !

Par grâce, peignez, puisque vous êtes peintres, ne chantez pas. Voici de la chair, voici de la lumière ; faites un Adam qui soit votre création. Vous devez être des faiseurs d'hommes, et non pas des faiseurs d'ombres. Mais je sais que dans un boudoir un homme tout nu est peu convenable. C'est pour cela que vous peignez de grands pantins grotesques qui ne sont pas plus indécents et pas plus vivants que Icb poupées en peau rose des petites filles.

Le talent procède autrement, voyez-vous. Regardez les quelques toiles remarquables du Salon. Elles font un trou dans la muraille, elles sont presque déplai- santes, elles crient dans le murmure adouci de leurs voisines. Les peintres qui commettent de pareilles œuvres, sont en dehors de la corporation des badi- geonneurs élégants dont j'ai parlé. Ils sont peu nom- breux, ils vivent d'eux-mêmes, en dehors de toute école.

Je l'ai déjà dit, on ne peut accuser le jury de la médiocrité de nos peintres. Mais, puisqu'il croit avoir charge d'être sévère, pourquoi ne nous épargne-t-il pas la vue de toutes ces niaiseries? Si vous n'admettez que les talents, une salle de trois mètres carrés suffira.

Ai-je été si révolutionnaire, en regrettant les quel- ques tempéraments qui ne figurent pas au Salon? Nous ne sommes pas si riches en individualités, pour refuser celles qui se produisent. D'ailleurs, je le s^is, les tempéraments ne meurent pas d'un refus. Je dé-


286 MON SALON,

fends leur cause, parce qu'elle me semble juste; mais, au fond, je suis bien tranquille sur l'état de santé du talent. Nos pères ont ri de Courbet, et voilà que nous nous extasions devant lui; nous rions de Manet, et ce seront nos fils qui s'extasieront en face de ses toiles.


M. MANET

Zola on Manet


'^^*^i nou


7 mai.


M nous aimons à rire, en France, nous avons, à l'occasion, une exquise courtoisie et un tact parfait. Nous respectons les persécutés, nous défendons de toute notre puissance la cause des hommes qui lut- tent seuls contre une foule.

Je viens, aujourd'hui, tendre une main sympa- thique à l'artiste qu'un groupe de ses confrères a mis à la porte du Salon. Si je n'avais pour le louer sans réserve la grande admiration que fait naître en moi son talent, j'aurais encore la position qu'on lui a créée de paria, de peintre impopulaire et grotesque.

Avant de parler de ceux que tout le monde peut


288 MON SALON.

voir, de ceux qui étalent leur médiocrité en pleine lumière, je me fais un devoir de consacrer la plus large place possible à celui dont on a volontairement écarté les œuvres, et que l'on n'a pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille impuissants qui ont été reçus à bras ouverts.

Et je lui dis : « Consolez-vous. On vous a mis à part, et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme tous ces gens-là, vous peignez selon votre cœur et selon votre chair, vous êtes une personnalité qui s'affirme carrément. Vos toiles sont mal à l'aise parmi les niaiseries et les sentimentalités du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous chercher et vous admirer. »

Je m'expliquerai le plus nettement possible sur M. Manet. Je neveux point qu'il y ait de malentendu entre le public et moi. Je n'admets pas et je n'admet- trai jamais qu'un jury ait eu le pouvoir de défendre à la foule la vue d'une des individualités les plus vi- vantes de notre époque. Comme mes sympathies sont en dehors du Salon, je n'y entrerai que lorsque j'aurai contenté ailleurs mes besoins d'admiration.

Il paraît que je suis le premier à louer sans restric- tion M. Manet. C'est que je me soucie peu de toutes ces peintures de boudoir, de ces images coloriées, de ces misérables toiles où je ne trouve rien de vi- vant. J'ai déjà déclaré que le tempérament seul m'in- téressait.

On m'aborde dans les rues, et on me dit : « Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas? Vous débutez à peine,


M. M AN ET 289

TOUS voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu'on ne vous voit pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur Vherbe, de VOlympia^ du Joueur de fifre. »

Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n'a- vons plus même la liberté de nos admirations. Voilà que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité sur un artiste qu'on feint de ne pas com- prendre et qu'on chasse comme un lépreux du petit monde des peintres.

L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : M. Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l'œuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputa- tion d'homme grotesque.

Bonnes gens!

Je puis placer ici une anecdote qui rend admira- blement le sentiment de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très-connu étaient assis devant un café des jjoulevards. Arrive un journaliste auquel le littérateur présente le jeune maître. « M. Manet, » dit-il. Le journaliste se hausse sur ses pieds, cherche à droite, cherche à gauche ; puis il finit par apercevoir

I avant lui l'artiste, modestement assis et tenant une i


290 MON SALON.

toute petite place. « Ah! pardon, s'écrie-t-il, je vous croyais colossal, et je cherchais- partout un visage grimaçant et patibulaire. » Voilà tout le public.

Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui devraient voir clair dans la question, n'osent se dé- cider. Les uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes sur ces toiles fortes et con- vaincues. Les autres parlent de talent incomplet, de brutalités voulues, de violences systématiques. En somme, ils laissent plaisanter le public, sans songer seulement à lui dire : « Ne riez pas si fort, si vous ne voulez passer pour des imbéciles. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans tout ceci. Il n'y a qu'un ar- tiste sincère, qui obéit à sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier et qui n'a aucune de nos lâchetés. »

Puisque personne- ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. Je suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain, que je croirais con- clure une bonne affaire, si j'avais de la fortune, en achetant aujourd'hui toutes ses toiles. Dans cinquante ans, elles se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c'est alors que certains tableaux de quarante mille francs ne vaudront pas quarante francs.

Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d'intelli- gence pour prophétiser de pareils événements.

On a d'un côté des succès de mode, des succès de «alons et de coteries; on a des artistes qui se créent


M. MANET. 201

une petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers du public; on a des messieurs rêveurs et élégants qui, du bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques gouttes de pluie effaceraient.

D'un autre côté, au contraire, on a un homme s'at- taquant directement à la nature, ayant remis en question l'art entier, cherchant à créer de lui-même et à ne rien cacher de sa personnalité. Est-ce que vous croyez que des tableaux peints d'une main puis- sante et convaincue ne sont pas plus solides que de ridicules gravures d'Épinal?

Nous irons rire, si vous le voulez, devant les gens qui se moquent d'eux-mêmes et du public, en expo- sant sans honte des toiles qui ont perdu leur valeur première depuis qu'elles sont barbouillées de jaune et de rouge. Si la foule avait reçu une forte éducation artistique, si elle savait admirer seulement les talents individuels et nouveaux, je vous assure que le Salon serait un lieu de réjouissance publique, car les visi- teurs ne pourraient parcourir deux salles sans se rendre malades de gaieté. Ce qu'il y a de prodigieuse- ment comique à l'Exposition, ce sont toutes ces œuvres banales et impudentes qui s'étalent, mon- trant leur misère et leur sottise.

Pour un observateur désintéressé, c'était un spec- tacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disais : « Serons-nous donc toujours si enfants, et nous croirons-nous donc toujours



292 ON SALON,

obligés de tenir boutique d'esprit? Voilà des indi- vidus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pour- quoi, parce qu'ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle, et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d'un autre homme, parce que cet homme n'aurait pas de bosse. »

Je ne suis allé qu'une fois dans l'atelier de M. Ma- net. L'artiste est de taille moyenne, plutôt petite que grande ; blond de cheveux et de visage légèrement coloré, il paraît avoir une trentaine d'années; l'œil vif et intelligent, la bouche mobile, un peu railleuse par instants; la face entière, irrégulière et expressive, a je ne sais quelle expression de finesse et d'énergie. /\u demeurant, l'homme, dans ses gestes et dans sa voix, a la plus grande modestie et la plus grande douceur.

Celui que la foule traite de rapin gouailleur vit retiré, en famille. Il est marié et a l'existence réglée d'un bourgeois. Il travaille d'ailleurs avec acharne- ment, cherchant toujours, étudiant la nature, s'inter- rogeant et marchant dans sa voie.

Nous avons causé ensemble de l'attitude du public à son égard. Il n'en plaisante pas, mais il n'en paraît pas non plus découragé. Il a foi en lui; il laisse passer tranquillement sur sa tête la tempête des rires, cer- tain que les applaudissements viendront.

J'étais enfin en face d'un lutteur convaincu, en face d'un homme impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas à apprivoiser la bête,


M. MANET. 293

qui s'essayait plutôt à la dompter, à lui imposer son tempérament.

C'est dans cet atelier que j*ai compris complète- ment M. Manet. Je l'avais aimé d'instinct; dès lors, j'ai pénétré son talent, ce talent que je vais tâcher d'analyser. Au Salon, ses toiles criaient sous la lu- mière crue, au milieu des images à un sou qu'on avait collées au mur autour d'elles. Je les voyais enfin à part, ainsi que tout tableau doit être vu, dans le lieu même où elles avaient été peintes.

Le talent de M. Manet est fait de simplicité et de justesse. Sans doute, devant la nature incroyable de certains de mes confrères, il se sera décidé à inter- roger la réalité, seul à seul; il aura refusé toute la science acquise, toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre l'art au commencement, c'est-à-dire à l'observation exacte des objets.

D s'est donc mis courageusement en face d'un sujet, il a vu ce sujet par larges taches, par oppositions vi- goureuses, et il a peint chaque chose telle qu'il la voyait. Qui ose parler ici de calcul mesquin, qui ose accuser un artiste consciencieux de se moquer de l'art et de lui-même? Il faudrait punir les railleurs, car ils insultent un homme qui sera une de nos gloires, et ils l'insultent misérablement, riant de lui qui ne daigne même pas rire d'eux. Je vous assure que vos grimaces et que vos ricanements l'inquiètent peu.


Il


J'ai revu le Dhiei' sur F herbe j ce chef-d'œuvre ex-

25.


294 MON SALON,

posé au Salon des Refusés, et je défie nos peintres |en vogue de nous donner un horizon plus large et plus empli d*air et de lumière. Oui, vous riez encore, parce que les ciels violets de M. Nazon vous ont gâ- tés. Il y a ici une nature bien bâtie qui doit vous dé- plaire. Puis nous n'avons ni la Gléopâtre en plâtre de M. Gérôme, ni les jolies personnes roses et blan- ches de M. Dubuffe. Nous ne trouvons malheureuse- ment là que des personnages de tous les jours, qui ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout le monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté, en face de cette toile; il aurait fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes à gants.

J'ai revu également V Olympia, qui a le défaut grave de ressembler à beaucoup de demoiselles que vous connaissez. Puis, n'est-ce pas? quelle étrange manie que de peindre autrement que les autres! Si, au moins, M. Manet avait emprunté la houppe à poudre de riz de M. Gabanel et s'il avait un peu fardé les joues et les seins d'Olympia, la jeune fille aurait été présentable. Il y a là aussi un chat qui a bien amusé le public. 11 est vrai que ce chat est d'un haut comi- que, n'est-ce pas? et qu'il faut être insensé pour avoir mis un chat dans ce tableau. Un chat, vous imaginez- vous cela? Un chat noir, qui plus est. G'est très drôle.. . mes pauvres concitoyens, avouez que vous avez l'esprit facile. Le chat légendaire d'Olympia est un indice certain du but que vous vous proposez en vous rendant au Salon. Vous allez y chercher des


M. MANET. . 295

chats, avouez-le, et vous n'avez pas perdu votre jour- née lorsque vous trouvez un chat noir qui vous égayé.

Mais l'œuvre que je préfère est certainement le Joueur de fifre ^ toile refusée cette année. Sur un fond

ris et lumineux, se détache le jeune musicien, en

^petite tenue, pantalon rouge et bonnet de police. Il souffle dans son instrument, se présentant de face. J'ai dit plus haut que le talent de M. Manet était fait de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l'impression que m'a laissée cette toile. Je ne crois pas qu'il soit possible d'obtenir un qïïq\, plus puissant avec des moyens moins compliqués.

Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant le morceau. 11 arrête vivement ses figures, il ne recule pas devant les brusqueries de la nature, il rend dans leur vigueur les différents objets se détachant les uns sur les autres. Tout son être le porte à voir par taches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui qu'il se contente de chercher des tonsjustes et de les juxtaposer ensuite sur une toile. Il arrive que la toile se couvre ainsi d'une peinture solide et forte. Je retrouve dans le ta- bleau un homme qui a la curiosité du vrai et qui tire de lui un monde vivant d'une vie particulière et puis- sante.

Vous savez quel effet produisent les toiles de M. Ma- net au Salon. Elles crèvent le mur, tout simplement. Tout autour d'elles s'étalent les douceurs des confi- seurs artistiques à la mode, les arbres en sucre candi


296 MON SALON,

et les maisons en croûte de pâté, les bons hommes en pain d'épices et les bonnes femmes faites de crème à la vanille. La boutique de bonbons devient plus rose et plus douce, et les toiles vivantes de l'artiste sem- blent prendre une certaine amertume au milieu de ce fleuve de lait. Aussi, faut-il voir les grimaces des grands enfants qui passent dans la salle. Jamais vous ne leur ferez avaler pour deux sous de véritable chair, ayant la réalité de la vie ; mais ils se gorgent comme des malheureux de toutes les sucreries écœu- rantes qu'on leur sert.

Ne regardez plus les tableaux voisins. Regardez les personnes vivantes qui sont dans la salle. Étudiez les oppositions de leurs corps sur le parquet et sur les murs. Puis, regardez les toiles de M. Manet : vous verrez que là est la vérité et la puissance. Regardez maintenant les autres toiles, celles qui sourient bêtement autour de vous : vous éclatez de rire, n'est-ce pas?

La place de M. Manet est marquée au Louvre, comme celle de Courbet, comme celle de tout artiste d'un tempérament original et fort. D'ailleurs, il n*y a pas la moindre ressemblance entre Courbet et M. Manet, et ces artistes, s'ils sont logiques, doivent se nier l'un l'autre. C'est justement parce qu'ils n'ont rien de semblable qu'ils peuvent vivre chacun d'une vie particulière.

Je n'ai pas de parallèle à établir entre eux, j'obéis à ma façon de voir en ne mesurant pas les artistes d'après un idéal absolu et en n'acceptant que les


M. MANET. 297

individualités uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la puissance.

Je connais la réponse : « Vous prenez l'étrangeté pour 2'originalité, vous admettez donc qu'il suffit de faire autrement que les autres pour faire bien. » Allez dans l'atelier de M. Manet, messieurs ; puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire ce qu'il fait, amusez- vous à imiter ce peintre qui, selon vous, a pris en fermage l'hilarité publique. Vous verrez alors qu'il n'est pas si facile de faire rire le monde.

J'ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient, une des premières. On rira peut-être du panégyriste comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengés tous deux. Il y a une vérité éter- nelle qui me soutient en critique : c'est que les tem- péraments seuls vivent et dominent les âges. Il est impossible, — impossible, entendez-vous, — que M. Manet n'ait pas son jour de triomphe, et qu'il n'écrase pas les médiocrités timides qui l'entou- rent.

Ceux qui doivent trembler, ce sont les faiseurs, les hommes qui ont volé un semblant d'originalité aux maîtres du passé ; ce sont ceux qui calligraphient des arbres et des personnages, qui ne savent ni ce qu'ils sont ni ce que sont ceux dont ils rient. Ceux-là seront les morts de demain; il y en a qui sont morts depuis dix ans, lorsqu'on les enterre, et qui se survivent en criant qu'on offense la dignité de l'art si l'on introduit une toile vivante dans cette grande fosse commune du Salon.

LES RÉALISTES DU SALON

11 mal

Je serais désespéré si mes lecteurs croyaient un instant que je suis ici le porte-drapeau d'une école Ce serait bien mal me comprendre que de faire de moi un réaliste quand même, un homme enrégi- menté dans iin parti.

Je suis de mon parti, du parti de la vie et de la vé- rité, voilà tout. J'ai quelque ressemblance avec Dio- gène, qui cherchait un homme ; moi, en art, je cher- che aussi des hommes, des tempéraments nouveaux et puissants.

Je me moque du réalisme, en ce sens que ce mot ne représente rien de bien précis pour moi. Si vous en-



300 MON SALON,

tendez par ce terme la nécessité où sont les peintres d'étudier et de rendre la nature vraie, il est hors de I doute que tous les artistes doivent être des réalistes. Peindre des rêves est un jeu d'enfant et de femme ; les hommes ont charge de peindre des réalités.

Ils prennent la nature et ils la rendent, ils la ren- dent vue à travers leurs tempéraments particuliers. Chaque artiste va nous donner ainsi un monïïe^^^ife:; férent, et j'accepterai volontiers tous ces divers mondes, pourvu que chacun d'eux soit l'expression vivante d'un tempérament. J'admire les mondes de Delacroix et de Courbet. Devant cette déclaration, on ne saurait, je crois, me parquer dans aucune école.

Seulement, voici ce qu'il arrive en nos temps d'a- nalyse psychologique et physiologique. Le vent est à la science; nous sommes poussés, malgré nous, vers l'étude exacte des faits et des choses. Aussi, toutes les fortes individualités qui se révèlent, s'affirment- elles dans le sens de la vérité. Le mouvement de l'é- poque est certainement réaliste, ou plutôt positiviste. Je suis donc forcé d'admirer des hommes qui parais- sent avoir quelque parenté entre eux, la parenté de l'heure à laquelle ils vivent.

Mais qu'il naisse demain un génie autre, un esprit qui réagira, qui nous donnera avec puissance une terre nouvelle, la sienne, je lui promets mes applau- dissements. Je ne saurais trop le répéter, je chercha des hommes et non des mannequins, des hommes-


1^ LES RÉALISTES DU SALON. 30!

de chair et d'os, se confessant à nous, et non des menteurs qui n'ont que du son dans le ventre.

On m'écrit que je loue « la peinture de l'avenir ». Je ne sais ce que peut signifier cetle expression. Je crois que chaque génie naît indépendant et qu'il ne laisse pas de disciples. La peinture de l'avenir m'in- quiète peu ; elle sera ce que la feront les artistes et les sociétés de demain.

Le grand épouvantail, croyez-le, ce n'est pas le réalisme, c'est le tempérament. Tout homme qui ne ressemble pas aux autres, devient par là même un objet de défiance. Dès que la foule ne comprend plus, elle rit. 11 faut toute une éducation pour faire accepter le génie. L'histoire de la littérature et de l'art est une sorts de martyrologe qui conte les huées dont on a couvert chacune des manifestations nou- velles de Tesprit humain.

Il y a des réalistes au Salon, — je ne dis plus des tempéraments, — il y a des artistes qui prétendent donner la nature vraie, avec toutes ses crudités et toutes ses violences.

Pour bien établir que je me moque de l'observation plus ou moins exacte, lorsqu'il n'y a pas une indivi- dualité puissante qui fasse vivre le tableau, je vais d'abord dire mon opinion toute nue sur MM. Monet^ Eibot, Vollon, Bonvin et Roybet.

Je mets MM. Courbet et Millet à part, désirant leur consacrer une étude particulière.

J'avoue que la toile qui m'a le plus longtemps

2G


302 . MON SALON.

arrêté est la Camille, de M. Monet. C est là une pein- ture énergique et vivante. Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides, las de ne rencontrer aucun talent nouveau, lorsque j'ai aperçu cette jeune femme, traînant sa longue robe et s'enfonçant dans le mur, comme s'il y avait eu un trou. Vous ne sauriez croire combien il est bon d'admirer un peu lorsqu'on est fatigué de rire et de hausser les épaules.

Je ne connais pas M. Monet, je crois même que jamais auparavant je n'avais regardé attentivement une de ses toiles. Il me semble cependant que je suis un de ses vieux amis. Et cela parce que son tableau me conte toute une histoire d'énergie et de vérité.

Eh oui ! voilà un tempérament, voilà un homme dans la foule de ces eunuques. Regardez les toiles voisines, et voyez quelle piteuse mine elles font à côté de cette fenêtre ouverte sur la nature. Ici, il y a plus qu'un réaliste, il y a un interprète délicat et fort qui a su rendre chaque détail sans tomber dans la sécheresse.

Voyez la robe. Elle est souple et solide. Elle traîne mollement, elle vit, elle dit tout haut qui est cette femme. Ce n'est pas là une robe de poupée, un de ces chiffons de mousseline dont on habille les rêves ; €'est de la bonne soie, qui serait trop lourde sur les crèmes fouettées de M. DubufTe.

Vous voulez des réalistes, des tempéraments,


LES RÉALISTES DU SALON. 303

m'a-t-on écrit, prenez iM. Ribot. Je nie que M. Ribot ait un tempérament qui lui appartienne, et je nie qu'il rende la nature dans sa vérité.

La vérité d'abord. Regardez cette grande toile : Jésus est au milieu des docteurs, dans un coin du temple ; il y a de larges ombres ; des lumières s'étalent par plaques blafardes. Où est le sang? où est la vie? Ça, de la réalité! Mais les têtes de cet enfant et de ces hommes sont creuses; il n'y a pas un os dans ces chairs flasques et bouffies. Ce n'est pas parce que les types sont vulgaires, n'est-ce pas, que vous voulez me donner ce tableau pour une œuvre réelle? J'appelle réelle, une œuvre qui vit, une œuvre dont les person- nages puissent se mouvoir et parler. Ici, je ne vois que des créatures mortes, toutes pâles et toutes dis- soutes.

Qu'importe la vérité! ai-je dit, si le mensonge est commis par un tempérament particulier et puissant. Alors, M. Ribot doit avoir tout ce qu'il faut pour me plaire. Ces lumières blanchâtres, ces ombres sales sont de simples partis-pris ; l'artiste a imposé son in- dividualité à la nature, et il a créé de toutes pièces ce monde blafard. Le malheur est qu'il n'a rien créé du tout; son monde existe depuis bien longtemps. C'est un monde espagnol à peine francisé. Non seu- lement l'œuvre n'est pas vraie, ne vit pas, mais de plus n'est pas une expression nouvelle du génie humain.

M. Ribot n'a rien ajouté à l'art, il n'a pas dit son mot propre, il ne nous a pas révélé un cœur et une


II


304 MON SALON.

chair. C'est ici un tempérament inutile, une rencontre malheureuse, si l'on veut. Certes, je préfère cette puissance fausse, cette individualité de contrebande, aux désolantes gentillesses dont j'aurai à parler. Mais tout au fond de moi, j'entends une voix qui me crie : «Prends garde I celui-là est perfide; il paraît énergi- que et vrai; va jusqu'aux moelles, tu trouveras le mensonge et le néant. »

Le réalisme, pour bien des personnes, — pour M. Vollon,par exemple, — consiste dans le choix d'un sujet vulgaire. Cette année, M. Vollon a été réaliste, en représentant une servante dans sa cuisine. La bonne grosse fille revient du marché, et a déposé à terre ses provisions. Elle est vêtue d'une jupe rouge •et s'appuie au mur, montrant ses bras hâlés et sa fi- gure épaisse.

Moi, je ne vois rien de réel là dedans, car cette ■■«ervante est en bois, et elle est si bien collée au Imur, que rien ne pourrait l'en détacher. Les ob- jets se comportent autrement dans la nature, sous la large lumière. Les cuisines sont pleines d'air \i 'habitude, et chaque chose n'y prend pas ainsi une couleur cuite et rissolée. Puis, dans les inté- rieurs, les oppositions, les taches sont vigoureuses, bien qu'adoucies, tout ne s'en vient pas sur un f/imême plan. La vérité est plus brutale, plus éner- Pgique que cela.

Peignez des roses, mais peignez-les vivantes, si vous vous dites réaliste.


H.


LES RÉALISTES DU SALON. 305

M. BonYin me paraît être également un amant pla- tonique de la vérité. Ses sujets sont pris dans la vie réelle, mais la façon dont il traite les réalités pourrait tout aussi bien être employée pour traiter les rêves de certains peintres en vogue. Il y a je ne sais quelle sécheresse et quelle petitesse dans l'exécution qui- tte toute vie au personnage.

La Grand maman que M. Bonvin expose, est une bonne vieille tenant une Bible sur ses genoux et hu- mant son café, qu'on lui apporte. La face m'a paru tendue et grimaçante; elle est trop détaillée; le re- gard se perd dans ces rides rendues avec amour, et préférerait un visage d'un seul morceau, bâti solide- ment. L'effet s'éparpille, la tête ne s* élève pas puis- samment sur le fond.

vaut l'ouverture du Salon, on a fait quelque bruit autour de la toile de M. Roybet, Un Fou sous Henri III. On parlait d'une personnalité fortement accusée, d'un réalisme large. J'ai vu la toile, et je n'ai pas compris ces applaudissements donnés à l'avance. C'est là de la peinture honnête, plus solide assuré- ment que celle de M. Hamon, mais d'une énergie fort modérée.

La personnalité annoncée ne s'est pas révélée à mes regards.

Le fou, tout de rouge habillé, tient en laisse deux dogues qui ont l'air de deux bons enfants; il rit, montrant les dents, et on dirait, à le voir, un satyre habillé.

Le sujet importe peu d'ailleurs, et le pis est que

26.


306 MON SALON.

je trouve ces chiens, surtout cet homme, traités d'une façon petite. Ici encore les détails domi- nent l'ensemble ; les étoffes manquent de sou- plesse, les mains du personnage ressemblent à deux palettes de bois, et la face paraît ciselée avec soin.

Je ne sens pas la chair, dans tout ceci, et si j'é- prouve quelque sympathie, c'est pour les deux dogues qui sont plantés beaucoup plus carrément que leur maître.

Voilà donc les quelques réalistes du Salon. Je puis en omettre ; mais, en tous cas, j'ai nommé et étudié les principaux. J'ai voulu simplement, je le répète, faire comprendre que je ne me parque dans aucune école, et que je demande uniquement à l'artiste d'être personnel et puissant.

J'ai tenu à être d'autant plus sévère que je crai- gnais d'avoir été mal compris. Je n'ai aucune sympa- thie pour la charge du tempérament, — qu'on me passe ce mot, — et je n'accepte que les individualités vraiment individuelles et nettement accusées. Toute école me déplaît, car une école est la négation même de la liberté de création humaine. Dans une école il y a un homme, le maître ; les disciples sont forcé- ment des imitateurs.

Donc pas plus de réalisme que d'autre chose. De la vérité, si Ton veut, de la vie, mais surtout des chairs et des cœurs différents interprétant diffé- remment la nature. La définition d'une œuvre d'art


LES REALISTES DU SALON.


307


m


saurait être autre chose que celle-ci : Une œuvre 'd'art est un coin de la création vu à travers un tempe'

'ament{i).


(1) Ici le peuple proteste, les abonnés se fâchent. Le panégy- rique de M. Manet a porté tous ses fruits : un critique qui admire an tel peintre ne peut être toléré. On demande violemment mon abdication. M. de Villemessant, pour lequel je me sens la plus vive reconnaissance, — je ne saurais trop le répéter, — est obligé de céder au public. Il est convenu entre lui et moi, qu'il va faire droit aux réclamations en m'adjoignant un de mes honorables confrères, M. Théodore Pelloquet, et en nous accordant trois ar- ticles à chacun. ^Événement contiendra ainsi des jugements pour tous les goûts; le public n'aura plus à se plaindre que de la diversité des mets.


LES CHUTES

15 mai.


11 y a, en ce moment, une excellente comédie qui se joue, au Salon, en face des tableaux de Courbet. Ce que je trouve de plus curieux à étudier, même au point de vue de l'art, ce ne sont pas toujours les ar- tistes, ce sont souvent les visiteurs qui par un seul mot, par un simple geste, avouent naïvement où nous en sommes en matière artistique. Il est bon parfois <l'interroger la foule.

Cette année, il est admis que les toiles de Courbet sont charmantes. On trouve son paysage exquis et son étude de femme très convenable. J'ai vu s'exta- sier des personnes qui, jusqu'ici, s'étaient montrées


L


310 MON SALON.

très anres pour le maître d'Ornans. Voilà qui m'a mis en défiance. J'aime à m'expliquer les choses, et je n'ai pas compris tout de suite ce brusque saut de l'opinion publique.

Mais tout a été expliqué, lorsque j'ai regardé les toiles de plus près. Je l'ai dit, la grande ennemie, c'est la personnalité, l'impression étrange d'une na- ture individuelle. Un tableau est d'autant plus goûté qu'il est moins personnel. Courbet, cette année, a ar- rondi les angles trop rudes de son génie ; il a fait patte de velours, et voilà la foule charmée qui le trouve semblable à tout le monde et qui applaudit, satisfaite de voir enfin le 'maître à ses pieds.

Je ne le cache pas, j'éprouve une intime volupté à pénétrer les secrets ressorts d'une organisation quel- conque. J'ai plus souci de la vie que de l'art. Je m'amuse énormément à étudier les grands courants humains qui traversent les foules et qui les jettent hors de leurs lits. Rien ne m'a paru plus curieux que ce fait d'un esprit puissant, admiré justement le jour où il a perdu quelque chose de sa puissance.

J'admire Courbet, et je le prouverai tout à l'heure Mais, je vous prie, reportez-vous à cette époque où i. peignait la Baigneuse et le Convoi d'Ornans, et dites- moi si ces deux toiles magistrales ne sont pjas autre- ment fortes que les deux délicieuses choses de cette année. Et pourtant, au temps de la Baigneuse et du Convoi d'Ornans, Courbet prêtait à rire, Courbet était lapidé par le public scandalisé. Aujourd'hui, per-


LES CHUTEi^. 3ii

sonne ne rit, personne ne jette des pierres. Courbet a rentré ses serres d'aigle, il ne s'est pas livré entier, et tout le monde bat des mains, tout le monde lui décerne des couronnes.

Je n'ose formuler une règle qui s'impose forcément à moi : c'est que l'admiration de la foule est toujours en raison indirecte du génie individuel. Vous êtes d'autant plus admiré et compris, que vous êtes plus ordinaire.

C'est là un aveu grave que me fait la foule. J'ai le plus grand respect pour le public ; mais si je n'ai pas la prétention de le conduire, j'ai au moins le droit de l'étudier.

Puisque je le vois aller aux tempéraments affadis, aux esprits complaisants, je mets en doute ses juge- ments, et je songe que je n'ai pas eu un tort aussi grand qu'on veut bien le dire, en admirant un paria, «n lépreux de l'art.

Et comme je ne veux pas qu'on se méprenne sur les sentiments d'admiration profonde que j'éprouve pour Courbet, je dis ici ce que j'ai déjà dit ailleurs, ii y a un an, lors de l'apparition du livre de Prou- dhon.

Mon Courbet, à moi, est simplement une person- nalité. Le peintre a commencé par imiter les Fla- mands et certains maîtres de la Renaissance; mais sa nature se révoltait, et il se sentait entraîné par toute sa chair, — par toute sa chair, entendez-vous? — vers le monde matériel qui l'entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les campagnes plan-


312 MON SALON.

tu reuses et largement fécondes. Trapu et vigoureux^

il avait l'âpre désir de serrer entre ses bras la nature

vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en plein

terreau.

La jeune génération, je parle des jeunes gens de- vingt à vingt-cinq ans, ne connaît presque pas Cour- bet. Il m'a été donné de voir rue Hautefeuille, dans- l'atelier du maître, pendant une de ses absences, cer- tains de ses premiers tableaux. Je me suis étonné, et je n'ai pas trouvé le plus petit mot pour Hre dans ces^ toiles graves et fortes dont on m'avait fait des monstres. Je m'attendais à des caricatures, à une fantaisie folle et grotesque, et j'étais devant une pein- ture serrée et large, d'un fini et d'une franchise extrêmes.

Les types étaient vrais, sans être vulgaires; les chairs, fermes et souples, vivaient puissamment; les fonds s'emplissaient d'air et donnaient aux figures une vigueur étonnante. La coloration, un peu sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse des tons et l'ampleur du métier établissent les plans et font que chaque détail a un relief étrange. En fermant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d'une seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles jusqu'à la vérité. Courbet appartient à la famille des faiseurs de chair.

Certes, je ne puis être accusé de mesurer Téloge au maître. Je l'aime dans sa puissance et sa person- nalité.




LES CHUTES. 31.5

Il m*est permis de lui montrer la foule qui se groupe autour de ses toiles et de lui dire :

— Prenez garde, Toilà que vous passez dans l'ad- miration publique. Je sais bien qu'un jour votre apo- théose viendra. Mais, à votre place, je me fâcherais de me voir accepté juste à l'heure où ma main au- rait faibli, où je n'aurais pas fouillé au fond de moi pour me donner dans ma nature, sans ménagement ni concessions.

Je ne nie point que la Femme au perroquet ne soit une solide peinture, très travaillée et très nette; je ne nie point que la Remise des chevi^euils n'ait un grand charme, beaucoup de vie; mais il manque à ces toiles le je ne sais quoi de puissant et de voulu qui est Courbet tout entier. Il y a douceur et sourire ; Courbet, pour l'écraser d'un mot, a fait du jolil

On parle de la grande médaille. Si j'étais Courbet, je ne voudrais pas, pour la Femme au perroquet^ d'une récompense suprême qu'on a refusée à la Curée et aux Casseurs de pieiTe. J'exigerais qu'il fût bien dit qu'on m'accepte dans mon génie et non dans mes gentillesses. Il y aurait pour moi je ne sais quelle pensée triste dans cette consécration donnée à deux de mes œuvres que je ne reconnaîtrais pas comme les filles saines et fortes de mon esprit.

Il y a encore deux autres artistes au Salon sur les- quels j'ai pleuré, MM. Millet et Théodore Rousseau. Tous deux ont été et seront encore, je me plais à le croire, des individualités pour lesquels je me sens la plus vive admiration. Et je les retrouve ayant

27


II


314 MON SALON.

perdu la fermeté de leurs mains et l'excellence de

leurs yeux.

Je me souviens des premières peintures que j'ai vues de M. Millet. Les horizons s'étendaient larges et libres ; il y avait sur la toile comme un souffle de la terre. Une, deux figures au plus, puis quelques grandes lignes de terrain, et voilà qu'on avait la «campagne ouverte devant soi, dans sa poésie vraie, dans sa poésie qui n'est faite que de réalité.

Mais je parle en poète, et les peintres, je le sais, n'aiment pas cela.

S'il faut parler métier, j'ajouterai que la peinture de M. Millet était grasse et solide, que les différentes taches avaient une grande vigueur et une grande justesse. L'artiste procédait par morceaux simples, comme tous les peintres vraiment peintres.

Cette année je me suis trouvé devant une peinture molle et indécise. On dirait que l'artiste a peint sur papier buvard et que l'huile s'est étendue. Les objets semblent s'écraser dans les fonds. C'est là une pein- ture à la cire qu'on a chaufTée et dont les diverses couleurs se sont fondues les unes dans les autres.

Je ne sens pas la réalité dans ce paysage. Nous sommes au bout d'un hameau, et, brusquement, l'horizon s'élargit. Un arbre se dresse seul dans cette immensité. On devine derrière cet arbre tout le ciel. Eh bieni je le répète, la peinture manque de vigueur et de simplicité, les tons s'effacent et se mêlent, et, du coup, le ciel devient petit et l'arbre paraît collé aux nuages.




LES CHUTES. 31>

Hélas I l'histoire est la même pour M. Théodore Rouss'iau, peut-être même est-elle plus triste en- core.

En sortant du Salon, j'ai voulu retourner voir le paysage que l'artiste a au Musée du Luxembourg. Vous rappelez-vous cet arbre puissamment tordu, se détachant en noir sur le rouge sombre d'un coucher de soleil? Il y a des vaches dans l'herbe. L'œuvre est profonde et tourmentée. Ce n'est peut- être pas là une nature bien vraie, mais ce sont des arbres, des vaches et des cieux interprétés par un esprit vigoureux qui nous a communiqué en un langage étrange les sensa- tions poignantes que la campagne faisait naître en lui. Et je me suis demandé comment M. Théodore Rousseau pouvait en être arrivé au travail de patience dans lequel il se complaît aujourd'hui. Voyez ses paysages du Salon. Les feuilles et les cailloux sont comptés, les tableaux paraissent peints avec de petits bâtons qui auraient collé la couleur goutte à goutte sur la toile. L'interprétation n'a plus aucune largeur. Tout devient forcément petit. Le tempérament dispa- raît devant cette lente minutie; l'œil du peintre ne Sjiisit^as l^horizon dans sa largeur, et la main ne peut rendre l'impression reçue et traduite par le tempéra- ment. C'est pourquoi je ne sens rien de vivant dans cette peinture; lorsque je demande à M. Théodore Rousseau de saisir en sa main, comme il l'a fait jadis, un morceau de la campagne, il s'amuse à émietter la campagne et à me la présenter en pous- sière.


Ift


316 MON SALON.

Tout son passé lui crie : Faites large, faites puis- sant, faites vivant.

Il me prend un scrupule. Le titre de cet article est bien dur. Je suis obligé de juger aujourd'hui, peut- être trop sévèrement, des artistes que j'aime et que j'admire. Un simple fait me servira d'excuse.

Après la publication de mon article sur M. Manet, j'ai rencontré un de mes amis auquel je communi- quai mon impression toute franche sur les toiles dont je viens de parler.

— Ne dites jamais cela, s'est-il écrié, vous frappez «ur vos frères ; il faut se constituer en bande, en co- terie, et défendre quand même son parti. Vous levez le drapeau de la personnalité. Louez tous les gens per- sonnels, dussiez-vous mentir.

C'est pourquoi je me suis hâté d'écrire ces lignes.


ADIEUX D'UN CRITIQUE D'ART

20 mai.

J'ai encore droit à deux articles. Je préfère n'en faire qu'un. Dans mon idée première, Mon Salon de- vait comprendre seize à dix-huit articles. Puisque, d'après la volonté toute-puissante du peuple, je n'ai pas l'espace nécessaire pour développer nettement mes pensées, je crois bon de terminer brusquement et de tirer ma révérence au public.

Au fond, je suis enchanté. Imaginez un médecin qui ignore où est la plaie et qui, posant çà et là ses doigts sur le corps du moribond, l'entenà tout à coup crier de terreur et d'angoisse. Je m'avoue tout bas que j'ai touché juste, puisqu'on se fâche. Peu

27.


318 MON SALON.

m'importe si vous ne voulez pas guérir. Je sais main- tenant où est la blessure.

Je ne prenais qu'un médiocre plaisir à tourmenter les gens. Je sentais toute ma dureté envers des artistes qui travaillent et qui ont acquis, à grand'peine, une réputation fragile que le moindre heurt briserait. Lors- que je faisais mon examen de conscience, je m'accu- sais vertement de troubler dans leur quiétude d'excel- lents hommes qui paraissent s'être imposé le labeur pénible de contenter tout le monde.

J'abandonne volontiers les notes que je suis allé prendre sur M. Fromentin et sur M. Nazon, sur M. Dubuffe et sur M. Gérome. J'avais toute une cam- pagne en tête, je m'étais plu à aiguiser mes armes pour les rendre plus tranchantes. Et je vous jure que c'est avec une volupté intime que je jette là toute ma ferraille.

Je ne parlerai point de M. Fromentin et de la sauce épicée dont il assaisonne la peinture. Ce peintre nous a donné un Orient qui, par un rare prodige, a de la couleur sans avoir de la lumière. Je sais d'ailleurs que M. Fromentin est le dieu du jour; je m'évite la peine de lui demander des arbres et des cieux plus vivants, et surtout de réclamer de lui une saine et forte ori- ginalité, au lieu de ce faux tempérament de coloriste qui rappelle Delacroix comme les devants de chemi- née rappellent les toiles de Véronèse.

Je n'aurai aucune querelle à chercher à M. Nazon et aux décors en carton qu'il nous donne pour de vraies campagnes ; ne vous semble-t-il pas, — entre



ADIEUX D'UN CRITIQUE D'ART. 319

nous, — que c'est ici une apothéose de féerie, lors- que les feux de Bengale sont allumés, et que des lueurs jaunes et rouges donnent à chaque objet une apparence morte ?

Quant à MM. Gérome et Dubuffe, je suis excessi- vement satisfait de ne pas avoir à parler de leur ta- lent. Je le répète, je suis fort sensible au fond, et je n'aime pas à faire du chagrin aux gens. La mode de M. Gérome baisse ; M. Dubuffe a dû prendre une peine terrible, dont il sera peu récompensé. Je suis heureux de n'avoir pas le temps de dire tout cela.

Je regrette une chose : c'est de ne pouvoir ac- corder une large place à trois paysagistes que j'aime : MM. Corot, Daubigny et Pissaro. Mais il m'est permis de leur donner une bonne poignée de main, — la poignée de main de l'adieu.

Si M. Corot consentait à tuer une fois pour toutes les nymphes dont il peuple ses bois, et à les remplacer par des paysannes, je l'aimerais outre mesure.

Je sais qu'à ces feuillages légers, à cette aurore hu- mide et souriante, il faut des créatures diaphanes, des rêves habillés de vapeurs. Aussi suis-je tenté par- fois de demander au maître une nature plus humaine, plus vigoureuse. Cette année, il a exposé des études peintes sans doute dans l'atelier. Je préfère mille fois une pochade, une esquisse faite par lui en pleins champs, face à face avec la réalité puissante.

Demandez à M. Daubigny quels sont les tableaux qu'il vend le mieux. Il vous répondra que ce sont jus- tement ceux qu'il estime le moins. On veut de la


320 MON SALON,

vérité adoucie, de la nature propre et lavée avec soin, des horizons fuyants et rêveurs. Mais que le maître peigne avec vigueur la terre forte, le ciel profond, les arbres et les flots puissants, et le public trouve cela bien laid, bien grossier. Cette année, M. Daubigny a contenté la foule sans trop se mentir à lui-même. Je crois savoir d'ailleurs que ce sont là d'anciennes toiles.

M. Pissaro est un inconnu, dont personne ne parlera sans doute. Je me fais un devoir de lui serrer vigoureusement la main, avant de partir. Merci, monsieur, votre paysage m'a reposé une bonne demi- heure, lors de mon voyage dans le grand désert du Salon. Je sais que vous avez été admis à grand'peine, et je vous en fais mon sincère compliment. D'ailleurs, vous devez savoir que vous ne plaisez à personne, et qu'on trouve votre tableau trop nu, trop noir. Aussi pourquoi diable avez-vous l'insigne maladresse de peindre solidement et d'étudier franchement la nature !

Voyez donc : vous choisissez un temps d'hiver ; vous avez là un simple bout d'avenue, puis un coteau au fond, des champs vides jusqu'à l'horizon. Pas le moindre régal pour les yeux. Une peinture austère et grave, un souci extrême de la vérité et de la justesse, une volonté âpre et forte. Vous êtes un grand maladroit, monsieur, — vous êtes un artiste que j'aime.

Donc, je n'ai plus le loisir de louer ceux-ci et de blâmer ceux-là. Je fais mes paquets à la hâte, sans



ADIEUX D'UN CRITIQUE D'ART. 321

regarder si je n'oublie pas quelque chose. Les artistes que j'aurais attaqués aont pas besoiri de me remer- cier, et je fais mes excuses à ceux dont j'aurais dit du bien.

Savez-vous que ma besogne commençait à devenir fatigante? On mettait tant de bonne foi à ne pas me comprendre, on discutait mes opinions avec une naï- veté si aveugle, que je devais, dans chacun de mes ar- ticles, rétablir mon point de départ et faire voir que j'obéissais logiquement à une idée première et invin- cible.

J'ai dit : « Ce que je cherche surtout dans un tableau, c'est un homme et non pas un tableau. » Et encore : « L'art est composé de deux éléments : la nature, qui est l'élément fixe, et l'homme, qui est l'élément variable; faites vrai, j'applaudis; faites in- dividuel, j'applaudis plus fort. » Et encore : « J'ai plus souci de la vie que de l'art. »

Devant de telles déclarations, je croyais qu'on allait comprendre mon attitude. J'affirmais que la person- nalité seule faisait vivre une œuvre, je cherchais des hommes, persuadé que toute toile qui ne contient pas un tempérament, est une toile morte . Ne vous êtes-vous jamais demandé dans quels galetas allaient dormir ces milliers de tableaux qui passent par le Palais de l'Industrie?

Je me moque bien de l'École française! Je n'ai pas de traditions, moi; je ne discute pas un pan de draperie, l'attitude d'un membre, l'expression d'une physionomie. Je ne saisis pas ce qu'on entend par



322 MON SALON.

un défaut ou par une qualité. Je crois qu'une œuvre de maître est un tout qui se tient, une expression d'un cœur et d'une chair. Vous ne pouvez rien changer ; vous ne pouvez que constater, étudier une face du génie humain, une expression humaine.

Mon éloge de M. Manet a tout gâté. On prétend que je suis le prêtre d'une nouvelle religion. De quelle religion, je vous prie? De celle qui a pour dieux tous les talents indépendants et personnels ? Oui, je suis de la religion des libres manifestations de l'homme ; oui, je ne m'embarrasse pas des mille restrictions de la critique, et je vais droit à la vie et à la vérité ; oui, je donnerais mille œuvres habiles et médiocres, pour une œuvre, même mauvaise, dans laquelle je croirais reconnaître un accent nouveau et puissant.

J'ai défendu M. Manet, comme je défendrai dans ma vie toute individualité franche qui sera attaquée. Je serai toujours du parti des vaincus. Il y aune lutte évidente entre les tempéraments indomptables et la foule. Je suis pour les tempéraments, et j'attaque la foule.

Ainsi mon procès est jugé, et je suis condamné.

J'ai commis l'énormité de ne pas admirer M. Du- buffe après avoir admiré Courbet, l'énormité d'obéir à une logique implacable.

J'ai eu la naïveté coupable de ne pouvoir avaler sans écœurement les fadeurs de l'époque, et d'exiger de la puissance et de l'originalité dans une œuvre.

J'ai blasphémé en affirmant que toute l'histoire artistique est là pour prouver que les tempéraments



ADIEUX D'UN CRITIQUE D'ART. 323

«euls dominent les âges, et que les toiles qui nous restent sont des toiles vécues et senties.

J'ai commis rhorrible sacrilège de toucher d'une façon peu respectueuse aux petites réputations du jour et de leur prédire une mort prochaine, un néant vaste et éternel.

J'ai été hérétique en démolissant toutes les maigres religions des coteries et en posant fermement la grande religion artistique, celle qui dit à chaque peintre : « Ouvre tes yeux, voici la nature; ouvre ton cœur, voici la vie. »

J'ai montré une ignorance crasse, parce que je n'ai pas partagé les opinions des critiques asser- mentés et que j'ai négligé de parler du raccourci de ce torse, du modelé de ce ventre, du dessin et de la couleur, des écoles et des préceptes.

Je me suis conduit en malhonnête homme, en mar- chant droit au but, sans songer aux pauvres diables que je pouvais écraser en chemin. Je voulais la vérité, et j'ai eu tort de blesser les gens pour aller jusqu'à elle.

En un mot, j'ai fait preuve de cruauté, de sottise, ■d'ignorance, je me suis rendu coupable de sacrilège et d'hérésie, parce que, las de mensonge et de mé- diocrité, j'ai cherché des hommes dans la foule de ces eunuques.

Et voilà pourquoi je suis condamné 1


nx.


EDOUARD MANET

also published as a separate pamphlet titled "Édouard Manet, étude biographique et critique"


28



I


EDOUARD MANET


C'est un travail délicat que de démontrer, pièce à pièce, la personnalité d'un artiste. Une pareille be- sogne est toujours difficile, et elle se fait seulement en toute vérité et toute largeur sur un homme dont l'œuvre est achevé et qui a déjà donné ce qu'on at- tend de son talent. L'analyse s'exerce alors sur un ensemble complet ; on étudie sous toutes ses faces un génie entier, on trace un portrait exact et précis, sans craindre de laisser échapper quelques particularités. Et il y a, pour le critique, une joie pénétrante à se dire qu'il peut disséquer un être, qu'il a à faire l'ana- tomie d'un organisme, et qu'il reconstruira ensuite, ^ans sa réalité vivante, un homme avec tous ses membres, tous ses nerfs et tout son cœur, toutes ses rêveries et toute sa chair.

Étudiant aujourd'hui lemesure qui est ce beau lui- même ; on applique cette commune mesure sur cha- que œuvre produite, et selon que l'œuvre se rapproche ou s'éloigne de la commune mesure, on déclare que


L'HOMME ET L'ARTISTE. 339

cette œuvre a plus ou moins de mérite. Les circon- stances ont voulu qu'on choisît pour étalon le beau grec, de sorte que les jugements portés sur toutes les œuvres d'art créées par l'humanité, résultent du plus ou du moins de ressemblance de ces œuvres avec les œuvres grecques.

Ainsi, voilà la large production du génie humain, toujours en enfantement, réduite à la simple éclosion du génie grec. Les artistes de ce pays ont trouvé le beau absolu, et, dès lors, tout a été dit ; la commune mesure étant fixée, il ne s'agissait plus que d'imiter et de re- produire les modèles le plus exactement possible. Et il y a des gens qui vous prouvent que les artistes de la Renaissance ne furent grands que parce qu'ils furent imitateurs. Pendant plus de deux mille ans, le monde se transforme, les civilisations s'élèvent et s'écroulent, les sociétés se précipitent ou languissent, au milieu de mœurs toujours changeantes ; et, d'autre part, les artistes naissent ici et là, dans les matinées pâles et froides de la Hollande, dans les soirées chaudes et vo- luptueuses de l'Italie et de l'Espagne. Qu'importe ! le beau absolu est là, immuable, dominant les âges; on brise misérablement contre lui toute cette vie, toutes ces passions et toutes ces imaginations qui ont joui et souffert pendant plus de deux mille ans.

Voici, maintenant, quelles sont mes croyances en matière artistique. J'embrasse d'un regard l'humanité qui a vécu et qui, devant la nature, à toute heure, jous tous les climats, dans toutes les circonstances, s'est senti l'impérieux besoin de créer humainement, de reproduire par les arts les objets et les êtres. J'ai ainsi un vaste spectacle dont chaque partie m'intéresse et m'émeut profondément. Chaque grand artiste est venu nous donner une traduction nouvelle et person-

J pelle de la nature. La réalité est ici l'élément fixe, et les divers tempéraments sont les éléments créateurs qui ont donné aux œuvres des caractères différents. C'est dans ces caractères différents, dans ces aspects toujours nouveaux, que consiste pour moi l'intérêt puissamment humain des œuvres d'art. Je voudrais que les toiles de tous les peintres du monde fussent réunies dans une immense salle, où nous pourrions aller lire page par page l'épopée de la création humaine. Et le thème serait toujours la même nature, la même réa- lité, et les variations seraient les façons particulières^ et originales, à l'aide desquelles les artistes auraient rendu la grande création de Dieu. C'est au milieu de cette immense salle que la foule doit se placer pour juger sainement les œuvres d'art ; le beau n'est plus ici une chose absolue, une commune mesure ridicule ; le beau devient la vie humaine elle-même, l'élément humain se mêlant à l'élément fixe de la réalité et mettant au jour une création qui appartient à l'hu- manité. C'est dans nous que vit la beauté, et non en dehors de nous. Que m'importe une abstraction philo- sophique ! que m'importe une perfection rêvée par un petit groupe d'hommes ! Ce qui m'intéresse, moi homme, c'est l'humanité, ma grande mère , ce qui me touche, ce qui me ravit, dans les créations hu- \maines, dans les œuvres d'art, c'est de retrouver au


L'HOMME ET L'ARTISTE. 341 ,

fond de chacune d'elles un artiste, un frère, qui me^ ^ présente la nature sous une face nouvelle, avec toute / la puissance ou toute la douceur de sa personnalité. Cette œuvre, ainsi envisagée, me conte l'histoire d'un cœur et d'une chair, elle me parle d'une civilisation et d'une contrée. Et lorsque, au centre de l'immense salle où sont pendus les tableaux de tous les peintres du monde, je jette un coup d'œil sur ce vaste en- semble, j'ai là le même poème en mille langues diffé- rentes, et je ne me lasse pas de le relire dans chaque tableau, charmé des déUcatesses et des vigueurs de chaque dialecte.

Je ne puis donner ici, dans son entier, le livre que je me propose d'écrire sur mes croyances artistiques, et je me contente d'indiquer à larges traits ce qui est et ce que je crois. Je ne renverse aucune idole, je ne nie aucun artiste. J'accepte toutes les œuvres d'art au même titre, au titre de manifestations du génie humain. Et elles m'intéressent presque également, elles ont toutes la véritable beauté : la vie, la vie dans ses mille expressions, toujours changeantes, toujours nouvelles. La ridicule commune mesure n'existe plus; le critique étudie une œuvre en elle-même, et la dé- clare grande, lorsqu'il trouve en elle une traduction forte et originale de la réalité ; il afûrme alors que la Genèse de la création humaine a une page de plus, qu'il est né un artiste donnant à la nature une nou- velle âme et de nouveaux horizons. Et notre création s'étend du passé à l'infini de l'avenir ; chaque société apportera ses artistes, qui apporteront leur personna-

29.


Il


342 EDOUARD MANET.

lité. Aucun système, aucune théorie ne peut contenir la vie dans ses productions incessantes. Notre rôle, à nous juges des œuvres d'art, se borne donc à constater les langages des tempéraments, à étudier ces langa- ges, à dire ce qu'il y a en eux de nouveauté souple et énergique. Les philosophes, s'il est nécessaire, se chargeront de rédiger des formules. Je ne veux ana- lyser que des faits, et les œuvres d'art sont de sim- ples faits.

Donc, j'ai mis à part le passé, je n'ai ni règle ni éta- lon dans les mains, je me place devant les tableaux d'Edouard Manet comme devant des faits nouveaux que je désire expliquer et commenter.

Ce qui me frappe d'abord dans ces tableaux, c'est une justesse très délicate dans les rapports des tons entre eux. Je m'explique. Des fruits sont posés sur une table et se détachent contre un fond gris ; il y a entre les fruits, selon qu'ils sont plus ou moins rap- prochés, des valeurs de coloration formant toute une gamme de teintes. Si vous partez d'une note plus claire que la note réelle, vous devrez suivre une gamme toujours plus claire ; et le contraire devra avoir lieu, lorsque vous partirez d'une note plus fon- cée. C'est là ce qu'on appelle, je crois, la loi des va- leurs. Je ne connais guère, dans l'école moderne, que Corot, Courbet et Edouard Manet qui aient constam- ment obéi à cette loi en peignant des figures. Les œuvres y gagnent une netteté singulière, une grande vérité et un grand charme d'aspect.

Edouard Manet, d'ordinaire, part d'une note plus



L'HOMME ET L'ARTISTE. 343

claire que la note existant dans la nature. Ses peintures sont blondes et lumineuses, d'une pâleur solide. La lumière tombe blanche et large, éclai- rant les objets d'une façon douce. Il n'y a pas là le moindre effet forcé ; les personnages et les paysages baignent dans une sorte de clarté gaie qui emplit laJ toile entière.

Ce qui me frappe ensuite, c'est une conséquence nécessaire de l'observation exacte de la loi des va- leurs. L'artiste, placé en face d'un sujet quelconque, se laisse^liider par ses yeux qui aperçoivent ce sujet en larges teintes se commandant les unes les autres. Une tête posée contre un mur n'est plus qu'une tache plus ou moins blanche sur un fond plus ou moins gris ; et le vêtement juxtaposé à la figure devient par exemple une tache plus ou moins bleue mise à côté de la tache plus ou moins blanche. De là une grande ' simplicité» presque point de détails, un ensemble de taches justes et délicates qui, à quelques pas, donne au tableau un relief saisissant. J'appuie sur ce carac- tère des œuvres d'Edouard Manet, car il domine en elles et les fait ce qu'elles sont. Toute la personnalité de l'artiste consiste dans la manière dont son œil est organisé : iLvoit blead, et il voit par masses.

Ce qui me frappe en troisième lieu, c'est une grâce un peu sèche, mais charmante. Entendons-nous : je ne parle pas de cette grâce rose et blanche qu'ont les têtes en porcelaine des poupées, je parle d'une grâce pénétrante et véritablement humaine. Edouard Manet est homme du monde, et il y a dans ses tableaux cer-


II


344 EDOUARD MANET.

taines lignes exquises, certaines attitudes grêles et jolies qui témoignent de son amour poui* les élé- gances des salons. C'est là l'élément inconscient, la nature même du peintre. Et je profite de l'occasion pour protester contre la parenté qu'on a voulu éta- blir entre les tableaux d'Edouard Manet et les vers de Charles Baudelaire. Je sais qu'une vive sympathie a rapproché le poète et le peintre, mais je crois pouvoir affirmer que ce dernier n'a jamais fait la sottise, commise partant d'autres, de vouloir mettre des idées dans sa peinture. La courte analyse que je viens de donner de son talent prouve avec quelle naïveté il se place devant la nature ; s'il assemble plusieurs objets ou plusieurs figures, il est seulement guidé dans son choix par le désir d'obtenir de belles taches, de belles oppositions. Il est ridicule de vouloir faire un rêveur mystique d'un artiste obéissant à un pareil tempéra- ment.

Après fanalyse, la synthèse. Prenons n'importe quelle toile de l'artiste et n'y cherchons pas autre chose que ce qu'elle contient : des objets éclairés, des créatures réelles. L'aspect général, je l'ai dit, est d'un blond lumineux. Dans la lumière diffuse, les vi- sages sont taillés à larges pans de chair^ les lèvres de- viennent de simples traits, tout se simplifie et s'enlève sur le fond par masses puissantes. La justesse des tons établit les plans, remplit la toile d'air, donne la force à chaque chose. On a dit, par moquerie, que les toiles d'Edouard Manet rappelaient les gravures d'Épinal, et il y a beaucoup de vrai dans cette mo-


L'HOMME ET L'ARTISTE. 343

<juerie qui est un éloge ; ici et là les procédés sont les mêmes, les teintes sont appliquées par plaques, avec cette différence que les ouvriers d'Épinal em- ploient les tons purs, sans se soucier des valeurs, et qu'Edouard Manet multiplie les tons et met entre eux les rapports justes. Il serait beaucoup plus intéres- sant de comparer cette peinture simplifiée avec les gravures japonaises qui lui ressemblent par leur élé- gance étrange et leurs taches magnifiques.

L'impression première que produit une toile d'E- douard Manet est un peu dure. On n'est pas ha- bitué à voir des traductions aussi simples et aussi sincères de la réalité. Puis, je l'ai dit, il y a quelques raideurs élégantes qui surprennent. L'œil n'aperçoit d'abordque. des teintes plaquées largement. Bientôt les objets se dessinent et se mettent à leur place; au bouFîequelques secondes, l'ensemble apparaît, vi- goureux^^t_l!fin goûte un véritable charme à con- templer cette peinture claire et grave, qui rend la nature avec une brutalité douce, si je puis m'exp ri- mer ainsi. En s'approchant du tableau, on voit que le métier est plutôt délicat que brusque; l'artiste n'emploie que la brosse et s'en sert très prudemment ; il n'y a pas des entassements de couleurs, mais une couche unie. Cet audacieux, dont on s'est moqué, a des procédés fort sages, et si ses œuvres ont un aspect particulier, elles ne le doivent qu'à la façon toute per- sonnelle dont il aperçoit et traduit les objets.

En somme, si Ton m'interrogeait, si Ton me de- mandait quelle langue nouvelle parle Edouard Manet,


tu


346 EDOUARD MANET.

je répondrais : Il parle une langue faite de'- simphV cité et de justesse. La note qu'il apporte est cette note blonde emplissant la toile de lumière La tra- duction qu'il nous donne est une traduction juste et simplifiée, procédant par grands ensembles , n'indi- quant que les masses.

Il nous faut, je ne saurais trop le répéter, oublier mille choses pour comprendre et goûter ce talent. Il ne s'agit plus ici d'une recherche de la beauté abso- lue; l'artiste ne peint ni l'histoire ni l'âme; ce qu'on appelle composition n'existe pas pour lui, et la tâche qu'il s'impose n'est point de représenter telle pensée ou tel acte historique. Et c'est pour cela qu'on ne doit le juger ni en moraliste ni en littérateur; on doit le juger en peintre. Il traite les tableaux de fi- gures comme il est permis, dans les écoles, de traiter les tableaux de nature morte ; je veux dire qu'il groupe les figures devant lui, un peu au hasard, et qu'il n'a ensuite souci que de les fixer sur la toile telles qu'il les voit, avec les vives oppositions qu'elles font en se détachant les unes sur les autres. Ne lui demander rien autre chose qu'une traduction d'une justesse littérale. Il ne saurait ni chanter ni philosopher. Il sait peindre, et voilà tout : il a le don, et c'est là son tempérament propre, de saisir dans leur délicatesse les tons dominants et de pouvoir ainsi modeler à grands plans les choses et les êtres.

Il est un enfant de notre âge. Je vois en lui un peintre analyste. Tous les problèmes ont été remis en question, la science a voulu avoir des bases solides.


L'HOMME ET L'ARTISTE. 347

et elle en est revenue à l'observation exacte des faits. Et ce mouvement ne s'est pas seulement produit dans l'ordre scientifique; toutes les connaissances, toutes les œuvres humaines tendent à chercher dans la réa- lité des principes fermes et définitifs. Nos paysagis- tes modernes l'emportent de beaucoup sur nos pein- tres d'histoire et de genre, parce qu'ils ont étudié nos campagnes, en se contentant de traduire le premier coin de forêt venu. Edouard Manet applique la même méthode à chacune de ses œuvres ; tandis que d'au- tres se creusent la tête pour inventer une nouvelle Mort de César ou un nouveau Socrate buvant la ciguë, il place tranquillement dans un coin de son atelier quelques objets et quelques personnes, et se met à peindre, en analysant le tout avec soin. Je le répète, c'est un simple analyste ; sa besogne a bien plus d'in- térêt que les plagiats de ses confrères; l'art lui-même tend ainsi vers une certitude ; l'artiste est un inter- prète de ce qui est, et ses œuvres ont pour moi le grand mérite d'une description précise faite en une langue originale et humaine.

On lui a reproché d'imiter les maîtres espagnols. J'accorde qu'il y ait quelque ressemblance entre ses premières œuvres et celles de ces maîtres : on est tou- jours fils de quelqu'un. Mais, dès son Déjeuner sur l'herbe, il me paraît affirmer nettement cette person- nalité que j'ai essayé d'expliquer et de commenter brièvement. La vérité est peut-être que le public, en lui voyant peindre des scènes et des costumes d'Es- pagne, aura décidé qu'il prenait ses modèles au delà


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348 EDOUARD MANET.

des Pyrénées. De là à l'accusation de plagiat, il n'y a pas loin. Or, il est bon de faire savoir que, si Edouard ' Manet a peint des espada et des majo^ c'est qu'il avait dans son atelier des vêtements espagnols et qu'il les trouvait beaux de couleur. Il a traversé l'Espagne en 1865 SAiilement, et ses toiles ont un accent trop indi- viduel pour qu'on veuille ne trouver en lui qu'un bâ- tard de Yel asquez et de Goya.


II LES OEUVRES

Je puis, maintenant, en parlant des œuvres d'Edouard Manet, me faire mieux entendre. J'ai indi- qué à grands traits les caractères du talent de l'ar- tiste, et chaque toile que j'analyserai viendra appuyer d'un exemple le jugement que j'ai porté. L'ensemble est connu, il ne s'agit plus que de faire connaître les détails qui forment cet ensemble. En disant ce que j'ai éprouvé devant chaque tableau, je rétablirai dans son tout la personnalité du peintre.

L'œuvre d'Edouard Manet est déjà considérable. Ce travailleur sincère et laborieux a bien employé les six dernières années; je souhaite son courage et son

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350 EDOUARD MANET.

amour du travail aux gros rieurs qui le traitent de ra- pin oisiv et goguenard. J'ai vu dernièrement dans son atelier une trentaine de toiles dont la plus an- cienne date de 1860. Il les a réunies là pour juger de l'ensemble qu'elles feraient à l'Exposition univer- selle.

J'espère bien les retrouver au Champ-de-Mars, en mai prochain, et je compte qu'elles établiront d'une fa- çon définitive et solide la réputation de l'artiste. Il ne s'agit plus de deux ou trois œuvres, il s'agit de trente <Euvres au moins, de six années de travail et de ta- lent. On ne peut refuser au vaincu de la foule une éclatante revanche dont il doit sortir vainqueur. Les juges comprendront qu'il serait inintelligent de ca- cher systématiquement, dans la solennité qui se pré- pare, une des faces les plus originales et les plus sin- cères de l'art contemporain. Ici le refus serait un vé- ritable meurtre, un assassinat officiel.

Et c'est alors que je voudrais pouvoir prendre les i sceptiques par la main et les conduire devant les ta- bleaux d'Edouard Manet : « Voyez et jugez, dirais-je. j Voilà l'homme grotesque, l'homme impopulaire. Il a travaillé pendant six ans, et voilà son œuvre. Riez- vous encore ? le trouvez-vous toujours d'une plaisante drôlerie? Vous commencez à sentir, n'est-ce pas, qu'il y a autre chose que des chats noirs dans ce ta- lent? L'ensemble est un et complet. Il s'étale large- ment, avec sa sincérité et sa puissance. Dans chaque toile, la main de l'artiste a parlé le même langage, simple et exact. Quand vous embrassez d'un regard


LES ŒUVRES. 331

toutes les toiles à la fois, vous trouvez que ces œuvres diverses se tiennent, se complètent, qu'elles repré- sentent une somme énorme d'analyse et de vigueur. Riez encore, si vous aimez à rire ; mais, prenez garde, vous rirez désormais de votre aveuglement. »

La première sensation que j'ai éprouvée en entrant dans l'atelier d'Edouard Manet a été une sensation d'unité et de force. 11 y a de l'âpreté et de la douceur dans le premier regard qu'on jette sur les murs. Les yeux, avant de s'arrêter particulièrement sur une toile, errent à l'aventure, de bas en haut, de droite à gauche ; et ces couleurs claires, ces formes élégantes qui se mêlent, ont une harmonie, une franchise d'une simplicité et d'une énergie extrêmes.

Puis, lentement, j'ai analysé les œuvres une à une. Voici, en quelques lignes, mon sentiment sur chacune d'elles ; j'appuie sur les plus importantes.

Je l'ai dit, la toile la plus ancienne est le Buveur d'absinthe, un homme hâve et abruti, drapé dans un pan de manteau et affaissé sur lui-même. Le peintre se cherchait encore ; il y a presque une intention mé- lodramatique dans le sujet ; puis, je ne trouve pas là ce tempérament simple et exact, puissant et large, que l'artiste affirmera plus tard.

Ensuite viennent le Chanteur espagnol et V Enfant à Vépée. Ce sont là les pavés, les premières œuvres dont on se sert pour écraser les dernières œuvres du pein- tre. Le Chanteur espagnol, un Espagnol assis sur un banc de bois vert, chantant et pinçant les cordes de son instrument, a obtenu une mention honorable.


I


352 EDOUARD MANET.

U Enfant à Vépée est un pe,tit garçon debout, l'air naïf et étonné, qui tient à deux mains une énorme épée garnie de son baudrier. Ces peintures sont fermes et so- lides, très délicates d'ailleurs, ne blessant en rien la Tue faible de la foule. On dit qu'Edouard Manet a quelque parenté avec les maîtres espagnols, et il ne l'a jamais avoué autant que dans Y Enfant à Vépée. La tête de ce petit garçon est une merveille de modelé et de vigueur adoucie. Si l'artiste avait toujours peint de pareilles têtes, il aurait été choyé du public, ac- cablé d'éloges et d'argent; il est vrai qu'il serait resté un reflet, et que nous n'aurions jamais connu cette belle simplicité qui constitue tout son talent. Pour moi, je l'avoue, mes sympathies sont ailleurs parmi les œuvres du peintre; je préfère les raideurs franches, les taches justes et puissantes ^'Olympia -aux délicatesses cherchées et étroites de V Enfant à Vépée.

Mais, dès maintenant, je n'ai plus à parler que des tableaux qui me paraissent être la chair et le sang d'Edouard Manet. Et d'abord il y a, en 1863, les toiles dont l'apparition chez Martinet, au boulevard des Italiens, causa une véritable émeute. Des sifflets et des huées, comme il est d'usage, annoncèrent qu'un nouvel artiste original venait de se révéler. Le nombre des toiles exposées était de quatorze ; nous en retrou- verons huit à l'Exposition universelle : le Vieux Musi- cien^ \e Liseur, les Gitanos, un Gamin, Lola de Valence^ la Chanteuse des rues, le Ballet espagnol^ la Musique aux Tuileries.


LES ŒUVRES. 333

Je me contenterai d'avoir cité les quatre premières. Oiiant à la Zo/a de Valence, elle est célèbre *pai le quatrain de Charles Baudelaire, qui fut sifflé et mal- traité autant que le tableau lui-môme :


I


Entre tant de beautés que partout on peut voir, Je comprends bien, amis, que le désir balance, Mais on voit scintiller dans Lola de Valence Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.


e ne prétends pas défendre ces vers, mais ils ont pour moi le grand mérite d'être un jugement rimé de toute la personnalité de l'artiste. Je ne sais si je foi'ce le texte. Il est parfaitement vrai que Lola de Va- lence est un bijou rose et noir; le peintre ne procède déjà plus que par taches, et son Espagnole est peinte largement, par vives oppositions ; la toile entière est couverte de deux teintes.

Le tableau que je préfère, parmi ceux que je viens de nommer, est la Chanteuse des rites. Une jeune femme, bien connue sur les hauteurs du Panthéon, sort d'une brasserie en mangeant des cerises qu'elle tient dans une feuille de papier. L'œuvre entière est d'un gris doux et blond; la nature m'y a semblé analysée avec une simplicité et une exactitude extrêmes. Une pareille page a, en dehors du sujet, une austérité qui en agrandit le cadre; on y sent la recherche de la vérité, le labeur consciencieux d'un homme qui veut, avant tout, dire franchement ce qu'il voit.

Les deux autres tableaux, le Ballet espagnol et la

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354 ÉDOUAHD MANET.

Musique aux Tuileries, furent ceux qui mirent le feu aux poudres. Un amateur exaspéré alla jusqu'à me- nacer de se porter à des voies de fait, si on laissait plus longtemps dans la salle de l'exposition Isl Musique aux Tuileries. Je comprends la colère de cet amateur : imaginez, sous les arbres des Tuileries, toute une foule, une centaine de personnes peut-être, qui se remuent au soleil; chaque personnage est une simple tache, à peine déterminée, et dans laquelle les détails deviennent des lignes ou des points noirs. Si j'avais été là, j'aurais prié l'amateur de se mettre à une distance respectueuse ; il aurait alors vu que ces taches vivaient, que la foule parlait, et que cette toile était une des œuvres caractéristiques de l'artiste, celle où il a le plus obéi à ses yeux et à son tempé- rament.

Au Salon des Refusés, en 1863, Edouard Manet avait trois toiles. Je ne sais si ce fut à titre de persé- cuté, mais l'artiste trouva cette fois-là des défenseurs, même des admirateurs. Il faut dire que son exposi- tion était des plus remarquables : elle se composait du Déjeuner sur Vhei'be, d'un Portrait de jeune homme en costume de majo et du Portrait de mademoiselle F. . . en costume d'espada.

Ces deux dernières toiles furent trouvées d'une grande brutalité, mais d'une vigueur rare et d'une extrême puissance de ton. Selon moi, le peintre y a été plus coloriste qu'il n'a coutume de l'être. La peinture est toujours blonde, mais d'un blond fauve et éclatant. Les taches sont grasses et énergiques,



LES ŒUVRES. 355

elles s'enlèvent sur le fond avec toutes les brusque- ries de la nature.

Le Déjeuner su?' therbe est la plus grande toile d'Edouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font

us les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puis- sance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en che- mise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés! Cela ne s'était janaais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au Musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au Musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger le Déjeuner sur Vhei'be comme doit être jugée une véritable œuvre d'art; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppo- sitions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Edouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente



356 EDOUARD MANET.

la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur Therbe n'est là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère; c'est cette chair ferme, modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait, dans le fond, une ado- rable tache blanche au milieu des feuilles vertes ; c'est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis les éléments particuliers et rares qui étaient en lui.

En 1864, Edouard Manet exposait le Christ mort et les Anges et un Combat de taureaux. Il n'a gardé de ce dernier tableau que l'espada du premier plan, — V Homme mort, — qui se rapproche beaucoup, comme manière, de V Enfant à Tépée; la peinture y est détaillée et serrée, très fine et très solide; je sais à l'avance que ce sera un des succès de l'exposition de l'artiste, car la foule aime à regarder de près et à ne pas être choquée par les aspérités trop rudes d'une origina- lité sincère. Moi, je déclare préférer de beaucoup le Christ mort et les Anges ;]& retrouve là Edouard Manet tout entier, avec les partis-pris de son œil et les au- daces de sa main. On a dit que ce Christ n'était pas



LES ŒUVRES. 357

un Christ, et j'avoue que cela peut être; pour moi, c'est un cadavre peint en pleine lumière, avec fran- chise et vigueur; et même j'aime les anges du fond, ces enfants aux grandes ailes bleues qui ont une étran- geté si douce et si élégante.

En 1865, Edouard Manet est encore reçu au Salon; il expose un Jésus insulté par les soldais^ et son chef- d'œuvre, son Olympia. J'ai dit chef-d'œuvre, et je ne retire pas le mot. Je prétends que cette toile est véri- tablement la chair et le sang du peintre. Elle le con- tient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l'œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J'ai lu en elle la personnalité d'Edouard Manet, et lorsque j'ai analysé le tempérament de l'artiste, j'avais unique- ment devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d'Épinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir; dans ce fond noir se trouvent la tête de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s'enlevant l'une sur l'autre. D'ail- leurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille : les lèvres sont deux minces lignes roses, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenarit le bouquet, et de près, je vous prie : des plaques roses, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la


358 EDOUARD MANET.

réalité, il faux que vous vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire : chaque objet se met à son plan, la tête d'Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d'éclat et de fraîcheur. La justesse de l'œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle; le peintre a procédé comme la nature procède elle- même, par masses claires, par larges pans de lu- mière, et son œuvre a l'aspect un peu rude et aus- tère de la nature. Il y a d'ailleurs des partis-pris; l'art ne vit que de fanatisme. Et ces partis-pris sont justement celte sécheresse élégante, cette violence des transitions que j'ai signalées. C'est l'accent per- sonnel, la saveur particulière de l'œuvre. Rien n'est d'une finesse plus exquise que les tons pâles des linges de blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l'enfant a des pâleurs charmantes; c'est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu'Edouard Manet a tranquillement copié tel qu'il était. Et tout le monde a crié : on a trouvé ce corps nu indécent; cela devait être, puisque c'est là de la chair, une fille que l'artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Yénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Edouard Manet s'est demande pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité ; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres


LES ŒUVRES. 31)9

épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s'est bien gardé de com- prendre ce que voulait le peintre; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire? vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une oeuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particu- lier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures.

J'arrive maintenant aux dernières œuvres, à celles que le public ne connaît pas. Voyez l'instabilité des choses humaines : Edouard Manet, reçu au Salon à deux reprises consécutives, est nettement refusé en 4866; on accepte l'étrangeté si originale à^Olympia^ et l'on ne veut ni du Joueur de fifre ni de \ Acteur tra- gique^ toiles qui, tout en contenant la personnalité entière de l'artiste, ne l'affirment pas si hautement. \S Acteur tragique^ un portrait de Rouvière en costume


360 EDOUARD MANET.

«reille d'exécution. J'ai rarement vu de pareilles- finesses de ton et une semblable aisance dans la peinture d'étoffes de même couleur juxtaposées. Je préfère d'ailleurs le Joueur de fifre^ un petit bon- homme, un enfant de troupe musicien, qui souffle dans son instrument de toute son haleine et de tout son cœur. Un de nos grands paysagistes modernes a dit que ce tableau était «une enseigne de costumier », et je suis de son a\is, s'il a voulu dire par là que le costume du jeune musicien était traité avec la simpli- cité d'une image. Le jaune des galons, le bleu noir de la tunique, le rouge des culottes ne sont encore ici que de larges taches. Et cette simplification produite par l'œil clair et juste de l'artiste, a fait de la toile une œuvre toute blonde, toute naïve, charmante jus- qu'à la grâce, réelle jusqu'à l'âpreté.

Enfin restent quatre toiles, à peine sèches : le Fu^ mew\ la Joueuse de guitare, un Portrait de madame M...^ une Jeune Dame en 1866. Le Portrait de madame M,,, est une des meilleures pages de l'artiste; je devrais ré- péter ce que j'ai déjà dit : simplicité et justesse ex- trêmes, aspect clair et fin. En terminant, je trouve, nettement caractérisée dans une jeune Dame en 1866, cette élégance native qu'Edouard Manet, homme du monde, a au fond de lui. Une jeune femme, vêtue a'un long peignoir rose, est debout, la tête gracieuse- ment penchée, respirant le parfum d'un bouquet de violettes qu'elle tient dans sa main droite ; à sa gauche, un perroquet se courbe sur son perchoir. Le peignoir esi d'une grâce infinie, doux à l'œil, très ample et


LES ŒUVRES. 3Cl

très riche ; le mouvement de la jeune femme a un charme indicible. Gela serait môme trop joli, si le tempérament du peintre ne venait mettre sur cet ensemble l'empreinte de son austérité. J'allais oublier quatre très remarquables marines,

— le Steam-Boat ; le Combat du Kerseage et de rAlbama; Vue de mer^ temps calme ; Bateau de pêche an'want vent arrière, — dont les vagues magnifi- ques témoignent que l'artiste a couru et aimé l'O- céan, et sept tableaux de nature morte et de fleurs qui commencent heureusement à être des chefs- d'œuvre pour tout le monde. Les ennemis les plus déclarés du talent d'Edouard Manet lui accordent qu'il peint bien les objets inanimés. C'est un pre- mier pas. J'ai surtout admiré, parmi ces tableaux de nature morte, un splendide bouquet de pivoines,

— un Vase de fleurs, — et une toile intitulée un Déjeuner, qui resteront dans ma mémoire à côté de l'Olympia. D'ailleurs, d'après le mécanisme de son talent dont j'ai essayé d'expliquer les rouages, le peintre doit forcément rendre avec une grande puissance un groupe d'objets inanimés.

Tel est l'œuvre d'Edouard Manet, tel est l'en- semble que le public sera, je l'espère , appelé à voir dans une des salles de l'Exposition universelle. Je ne puis penser que la foule restera aveugle et ironique devant ce tout harmonieux et complet dont je viens d'étudier brièvement les parties. Il y aura là une manifestation trop originale, trop lumaine, pour que la vérité ne soit pas enfin vic-

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362 EDOUARD MANET.

torieuse. Et que le public se dise surtout que ces tableaux représentent seulement six années d'ef- forts, et que l'artiste a trente-trois ans à peine. L'a- venir est à lui ; je n'ose moi-même l'enfermer dans le présent.

III LE PUBLIC

tll me reste à étudier et à expliquer l'attitude u public devant les tableaux d'Edouard Manet. 'homme, l'artiste et les œuvres sont connus ; il y a un autre élément, la foule, qu'il faut connaître, si l'on veut avoir dans son entier le singulier cas artis- tique que nous avons vu se produire. Le drame sera complet, nous tiendrons dans la main tous les fils des personnages, tous les détails de l'étrange aven- ture.

D'ailleurs, on se tromperait si Ton croyait que le peintre n'a rencontré aucune sympathie. U est un aria pour le plus grand nombre, il est un peintre de




364 EDOUARD MANET.

talent pour un groupe qui augmente tous les jours. Dans ces derniers temps surtout, le mouvement en sa faveur a été plus large et plus marqué. J'étonnerais les rieurs, si je nommais certains hommes qui ont témoigné à l'artiste leur amitié et leur admiration. On tend certainement à l'acepter, et j'espère que ce sera là un fait accompli dans un temps très pro- chain.

Parmi ses confrères, il y a encore les aveugles qui rient sans comprendre parce qu'ils voient rire les autres. Mais les véritables artistes n'ont jamais refusé à Edouard Manet de grandes qualités de peintre. Obéissant à leur propre tempérament, ils ont seule- ment fait les restrictions qu'ils devaient faire. S'ils sont coupables, c'est d'avoir toléré qu'un de leurs confrères, qu'un garçon de mérite et de sincérité fût bafoué de la plus indigne façon. Puisqu'ils voyaient clair, puisque eux, peintres, se rendaient compte des intentions du peintre nouveau, ils avaient charge, selon moi, d'imposer silence à la foule. J'ai toujours espéré qu'un d'eux se lèverait et dirait la vérité. Mais en France, dans ce pays de légèreté et de courage, on a une peur effroyable du ridicule ; lorsque, dans une réunion, trois personnes se moquent de quel- qu'un, tout le monde se met à rire, et s'il y a là des gens qui seraient portés à défendre la victime des railleurs, ils baissent les yeux humblement, lâche- ment, rougissant eux-mêmes, mal à l'aise, souriant à demi. Je suis sûr qu'Edouard Manet a dû faire de curieuses observations sur certains embarras subits


LE PUBLIC 365

éprouvés en face de lui par des personnes de sa con- naissance.

Toute l'histoire de l'impopularité de l'artiste est là, et je me charge d'expliquer aisément les rires des uns et la lâcheté des autres.

Quand la foule rit, c'est presque toujours pour un rien. Voyez au théâtre: un acteur se laisse tomber, la salle entière est prise d'une gaieté convulsive ; de- main les spectateurs riront encore au souvenir de cette chute. Mettez dix personnes d'intelligence suffisante devant un tableau d'aspect neuf et original, et ces T^ersonnes, à elles dix, ne feront plus qu'un grand ufant; elles se pousseront du coude, elles commente- ront l'œuvre de la façon la plus comique du monde. Les badauds arriveront à la file, grossissant le groupe; bientôt ce sera un véritable charivari, un accès de folie bête. Je n'invente rien. L'histoire artis- [ tique de notre temps est là pour dire que ce groupe ' de badauds et de rieurs aveugles s'est formé devant les premières toiles de Decamps, de Delacroix, de Courbet. Un écrivain me contait dernièrement qu'au- trefois, ayant eu le malheur de dire dans un salon que le talent de Decamps ne lui déplaisait pas, on l'avait mis impitoyablement à la porte. Car le rire gagne de proche en proche, et Paris, un beau matin, s'éveille en ayant un jouet de plus

Alors, c'est une frénésie. Le public a un os à ronger. Et il y a toute une armée dont l'intérêt est d'entretenir la gaieté de la foule, et qui l'entretient d'une belle façon. Les caricaturistes s'emparent de l'homme et

31.


366 EDOUARD MANET.

de l'œuvre; les chroniqueurs rient plus haut que les-^ lieurs désintéressés. Au fond, ce n'est que du rire, ce- u est que du vent. Pas la moindre conviction, pas le plus petit souci de vérité. L'art est grave, il ennuie profondément; il faut bien l'égayer un peu, chercher une toile dans le Salon qu'on puisse tourner en ridi- cule. Et l'on s'adresse toujours à l'œuvre étrange qui est le fruit mûr d'une personnalité nouvelle.

Remontons à cette œuvre, causes des rires et des moqueries, et nous voyons que l'apect plus ou moins particulier du tableau a seul amené cette gaieté follei Telle attitude a été grosse de comique, telle couleur a fait pleurer de rire, telle ligne a rendu malade pluS' de cent personnes. Le public a seulement vu un sujet, et un sujet traité d'une certaine manière. Il regarde des œuvres d'art, comme les enfants regardent des- images : pour s'amuser, pour s'égayer un peu. Les- ignorants se moquent en toute confiance ; les savants,, ceux qui ont étudié l'art dans les écoles mortes, s& fâchent de ne pas retrouver, en examinant l'œuvr» nouvelle, les habitudes de leur foi et de leurs yeux. Personne ne songe à se mettre au véritable point de

, vue. Les uns ne comprennent rien, les autres compa- rent. Tous sont dévoyés, et alors la gaieté ou la colère;

, monte à la gorge de chacun.

I Je le répète, l'aspect seul est la cause de tout cecL

I Le pubUc n'a pas même cherché à pénétrer l'œuvre ;

l il s'en est tenu, pour ainsi dire, à la surface. Ce qui le choque et l'irrite, ce n'est pas la constitution intime de l'œuvre, ce sont les apparences générales et exté-



LE PUBLIC. 367

deures. Si cela pouvait être, il accepterait volontiers la même image, présentée d'une autre façon.

L'originalité, voilà la grande épouvante. Nous sommes tous plus ou moins, à notre insu, des bêtes Toutinières qui passent avec entêtement dans le sen- tier où elles ont passé. Et toute nouvelle route nous fait peur, nous flairons des précipices inconnus, nous refusons d'avancer. Il nous faut toujours le même horizon ; nous rions ou nous nous irritons des choses que nous ne connaissons pas. C'est pour cela que nous acceptons parfaitement les audaces adoucies, et que nous rejetons violemment ce qui nous dérange dans nos habitudes. Dès qu'une personnalité se produit, la défiance et l'efTroi nous prennent, nous sommes comme des chevaux ombrageux qui se cabrent devant un arbre tombé en travers de la route, parce qu'il ne s'expliquent pas la nature ni la cause de cet obstacle, et qu'ils ne cherchent pas d'ailleurs à se l'expliquer.

Ce n'est qu'une affaire d'habitude. A force de voir l'obstacle, l'efTroi et la défiance diminuent. Puis il y a toujours quelque passant complaisant qui nous fait honte de notre colère et qui veut bien nous expliquer notrepeur. Je désire simplementjouer le rôle modeste de ce passant auprès des personnes ombrageuses que les tableaux d'Edouard Manet tiennent cabrées et effrayées sur la route. L'artiste commence à se lasser de son métier d'épouvantail ; malgré tout son cou- rage, il sent les forces lui échapper devant l'irritation publique. Il est temps que la foule s'approche et se

nde compte de ses terreurs ridicules.


I


368 EDOUARD MANET.

D'ailleurs, il n'a qu'à attendre. La foule, je l'ai dit, est un grand enfant qui n'a pas la moindre convic- . tion et qui finit toujours par accepter les gens qui s'imposent. L'histoire éternelle des talents bafoués, puis admirés jusqu'au fanatisme, se reproduira pour Edouard Manet. Il aura eu la destinée des maîtres, de Delacroix et de Courbet, par exemple. Il en est à ce point où la tempête des rires s'apaise, où le public a mal aux côtes, et ne demande pas mieux que de rede- venir sérieux. Demain, si ce n'est aujourd'hui, il sera compris et accepté, et si j'appuie sur l'attitude de la foule en face de chaque individualité qui se produit, c'est que l'étude de ce point est justement l'intérêt général de ces quelques pages.

On ne corrigera jamais le public de ses épouvantes. Dans huit jours, Edouard Manet sera peut-être oublié des rieurs qui auront trouvé un autre jouet. Qu'il sc^ révèle un nouveau tempérament énergique, et vous entendrez les huées et les sifflets. Le dernier venu est toujours le monstre, la brebis galeuse du troupeau. L'histoire artistique de ces derniers temps est là pour prouver la vérité de ce fait, et la simple logique suffît pour faire prévoir qu'il se reproduira fatalement, tant que la foule ne voudra pas se mettre au seul point de vue qui permet de juger sainement une œuvre d'art.

Jamais le public ne sera juste envers les véritables artistes créateurs, s'il ne se contente pas de chercher uniquement dans une œuvre une libre traduction de la nature en un langage particulier et nouveau. N'est-


\^M LE PUBLIC. 369

H il pas profondément triste, aujourd'hui, de songer ^ qu'on a sifflé Delacroix, qu'on a désespéré ce génie qui a seulement triomphé dans la mort? Que pensent ses anciens détracteurs, et pourquoi n'avouent-ils • pas tout haut qu'ils se sont montrés aveugles et inintelligents? Gela serait une leçon. Peut-être se déciderait-on à comprendre alors qu'il n'y a ni com- mune mesure, ni règles, ni nécessités d'aucune sorte, mais des hommes vivants, apportant une des libres expressions de la vie, donnant leur chair et leur sang, montant d'autant plus haut dans la gloire hu- maine qu'ils sont plus personnels et plus absolus. Et on irait droit, avec admiration et sympathie, aux toiles d'allures libres et étranges ; ce seraient celles-là qu'on étudierait avec calme et attention, pour voir si une face du génie humain ne viendrait pas de s'y révéler. On passerait dédaigneusement devant les copies, devant les balbutiements des fausses person- nalités, devant toutes ces images à un et deux sous, qui ne sont que des habiletés de la main. On voudrait trouver avant tout dans une œuvre d'art un accent humain, un coin vivant de la création, une manifes- tation nouvelle de l'humanité mise en face des réa- lités de la nature.

Mais personne ne guide la foule, et que voulez- vous qu'elle fasse dans le grand vacarme des opi- nions contemporaines? L'art s'est, pour ainsi dire, fragmenté ; le grand royaume, en se morcelant, a formé une foule de petites républiques. Chaque ar- tiste a tiré la foule à lui, la flattant, lui donnant les


370 EDOUARD MANET.

jouets qu'elle aime, dorés et ornés de faveurs roses. L'art est ainsi devenu chez nous une vaste boutique de confiserie, où il y a des bonbons pour tous les goûts. Les peintres n'ont plus été que des décora- teurs mesquins qui travaillent à l'ornementation de

, nos affreux appartements modernes; les meilleurs d'entre eux se sont faits antiquaires,, ont volé un peu de sa manière à quelque grand maître mort, et il n'y a guère que les paysagistes, que les analystes de la nature qui soient demeurés de véritables créa- teurs. Ce peuple de décorateurs étroits et bourgeois fait un bruit de tous les diables ; chacun d'eux a sa maigre théorie, chacun d'eux cherche à plaire et à vaincre. La foule adulée va de l'un à l'autre, s'amu- sant aujourd'hui aux mièvreries de celui-là, pour passer demain aux fausses énergies de celui-ci. Et ce petit commerce honteux, ces flatteries et ces admirations de pacotille se font au nom des préten- dues lois sacrées de l'art. Pour une bonne femme en pain d'épices, on met la Grèce et l'Italie en jeu, on parle du beau comme d'un monsieur que l'on con- naîtrait et dont on serait l'ami respectueux.

Puis, viennent les critiques d'art qui jettent encore du trouble dans ce tumulte. Les critiques d'art sont des mélodistes qui tous, à la même heure, jouent leurs airs à la fois, n'entendant chacun que leur in- strument dans l'efi'royable charivari qu'ils produisent. L'un veut de la couleur, l'autre du dessin, un trcfi- sième de la morale. Je pourrais nommer celui qui

,' soigne sa phrase et qui se contente de tirer de chaque


I



I


LE PUBLIC. ' 371

toile la description la plus pittoresque possible; et encore celui qui, à propos d'une femme étendue sur le dos, trouve le moyen de faire un discours démo- cratique; et encore celui qui tourne en couplets de vaudeville les plaisants jugements qu'il porte. La foule éperdue ne sait lequel écouter : Pierre dit blanc et Paul dit noir; si l'on croyait le premier, on effacerait le paysage de ce tableau, et si l'on croyait le second, on en effacerait les figures, de sorte qu'il ne resterait plus que le cadre, ce qui d'ailleurs se- rait une excellente mesure. Il n'y a ainsi aucune base à l'analyse; la vérité n'est pas une et complète; ce ne sont que des divagations plus ou moins raison- nables. Chacun se pose devant la même œuvre avec des dispositions d'esprit différentes, et chacun porte le jugement que lui souffle l'occasion ou la tournure de son esprit.

Alors la foule, voyant combien on s'entend peu dans le monde qui prétend avoir mission de la guider, se laisse aller à ses envies d'admirer ou de rire. Elle n'a ni méthode ni vue d'ensemble. Une œuvre lui plaît ou lui déplaît, voilà tout. Et observez que ce qui lui piaît est toujours ce qu'il y a de plus banal, ce qu'elle a coutume de voir chaque année. Nos artistes ne la gâtent pas ; ils l'ont habituée à de telles fadeurs, à des mensonges si jolis, qu'elle refuse de toute sa puis- sance les vérités fortes. C'est là une simple affaire d'éducation. Quand un Delacroix paraît, on le sifQe. Aussi pourquoi ne ressemble-t-il pas aux autres ! L'esprit français, cet esprit que je changerais volon-


372 EDOUARD MANET.

tiers aujourd'hui pour un peu de pesanteur, l'esprit français s'en mêle, et ce sont des gorges chaudes à réjouir les plus tristes.

Et voilà comme quoi une troupe de gamins a ren- contré un jour Edouard Manet dans la rue, et a fait autour de lui l'émeute qui m'a arrêté, moi passant cu- rieux et désintéressé. J'ai dressé mon procès-verbal tant bien que mal, donnant tort aux gamins, tâchant d'arracher l'artiste de leurs mains et de le conduire en lieu sûr. Il y avait là des sergents de ville, — par- don, des critiques d'art, — qui m'ont affirmé qu'on lapidait cet homme parce qu'il avait outrageusement souillé le temple du Beau. Je leur ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l Olympia et du Déjeuner sur l'herbe. Nous ne nous sommes pas entendus, et je me suis retiré, car les gamins commençaient à me regarder d'un air farouche


FIN


TABLE


3-7 ^


Pages.

Mes Haines 1

L'abbé*" 11

Proudhon et Courbet 21

Le Catholique hystérique 41

La Littérature et la Gymnastique 57

Germinie Lacerteux 67

Gustave Doré 85

Les chansons des rues et des bois 97

La Mère 109

L'Egypte il y a trois mille ans 119

La Géologie et l'Histoire 129

Les Moralistes français 139

Le Supplice d'une femme et les Deux Sœurs 1 55

Erckmann-Chatrian 179

M. H. Taine, artiste 201

Histoire de Julej_Cé.saiu ^ .^ 233

Mon Salox 255

A mon ami Paul Cézanne 257

Le Jury 2G3


374 TABLE.

Pages

Le Jury (suite) 273

Le moment, artistique 279

M. Manet 287

Les réalistes du salon 299

Les chutes 309

Adieux d'un critique d'art 317

Edouard Manet 325

L'homme et l'artiste 327

Les œuvres 349

Le public 363


FIN DE LA TABLB



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