Quelques Vérités sur la Situation en Littérature  

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"I dare say […] that Byron and de Sade […] have been perhaps the two greatest inspirations of our moderns, one openly and visibly, the other clandestine - though not too clandestine."--“Some Truths Concerning the Current Situation in Literature” (1843), Charles Augustin Sainte-Beuve, tr. Geerinck

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"Quelques Vérités sur la Situation en Littérature" (Some Truths Concerning the Current Situation in Literature) is a text by Charles Augustin Sainte-Beuve written for the Revue des deux Mondes and published in July 1843.

In this essay, famed critic Sainte-Beuve wrote that Byron and Sade are perhaps the two greatest inspirations of our moderns, the first openly and visibly, the second clandestinely, but not very.

Full text

Il y a quelques années, il a été fait dans cette Revue une sorte d’appel à tous les talens qui, nés à peu près en même temps que le siècle, se trouvaient approcher de l’age toujours redoutable de la maturité [1]. Depuis lors le jeune siècle, comme on disait autrefois, s’est fait de plus en plus mûr, ou, si l’on aime mieux, de moins en moins jeune. Les années à tout âge vont vite, mais surtout celles du milieu. De plus en plus donc, chaque jour, on perd sensiblement de vue le port, le rivage, l’amphithéâtre du golfe bien-aimé, ces contours dont chaque point pour chacun sont marqués d’un regret, d’un souvenir. On a franchi la rade, on est en pleine mer, sur l’espace où l’on ne vendange pas ; le vaisseau file ses noeuds avec une rapidité monotone, et l’on ne compte plus. Qu’aperçoit-on, qu’espère-t-on à l’horizon, dans un prochain ou lointain avenir ? Aucune terre n’apparaît, aucune pointe d’île ne perce, aussi loin que la vue s’étend. Ce n’est point d’ailleurs le rôle de la critique de prédire sans cesse le lendemain, d’outrepasser les horizons ; elle l’a voulu trop faire jusqu’ici. Qu’elle se borne à relever les hauteurs, à reconnaître les signes, et à constater.

Certes, bien que quarante-trois ans soient beaucoup dans la vie d’un siècle, il serait téméraire de prétendre décider de sa physionomie générale à cet âge de son existence. A prendre en effet les trois derniers siècles à leur année 43, on n’aurait guère pu deviner, en littérature (pour ne parler que de cela), tout ce qu’ils ont enfanté de plus original et de plus grand.

Au XVIe siècle, en 1543, le brillant mouvement de renaissance imprimé par François Ier était sans doute en plein développement, mais il n’avait pas produit sa floraison ni ses fruits dans toutes les branches. On avait Marot, Calvin, on avait surtout Rabelais ; mais le grand réveil poétique de la pléiade n’était pas encore sonné ; on n’avait pas Montaigne, ni même les douceurs prochaines d’Amyot ni tout ce qui remplit si bien, en érudition, en doctrine parlementaire, en histoire, en poésie, en style, la seconde moitié de cette riche et confuse époque.

Au XVIIe siècle, en 1643, on avait Corneille, et c’était l’année de Rocroy ; mais comment deviner alors, malgré de tels augures, les destinées merveilleuses du règne-enfant et les splendeurs de Louis XIV ?

Au XVIIIe siècle, bien qu’il fût plus facile, à pareille date, de prévoir ce qui ne devait être, à proprement parler, qu’une suite, une continuation, cette continuation allait dépasser les prémisses et les couronner dans des proportions tout-à-fait surprenantes et glorieuses On n’avait, en 1743, presque aucun des grands monumens de l’époque, pas encore l’Esprit des Lois (1748), pas encore l’Histoire naturelle (1749), pas l’Encyclopédie (1751), rien de Jean-Jacques, et Voltaire, déjà si brillant, n’était pas encore arrivé, par les années et par l’exil, à cette sorte de dictature universelle dont ses licences et ses ricanemens purent à peine atténuer la majesté. Ainsi donc, en constatant aujourd’hui ce que nous autres, XIXe siècle, nous sommes à cet âge qui est censé celui de la maturité, nous ne prétendons aucunement engager l’avenir littéraire ni préjuger le lendemain. A conjecturer pourtant, comme il est permis, d’après l’ensemble et le train courant des générations survenantes, l’imagination pourrait sembler dorénavant avoir moins de chances pour les grandes oeuvres, que l’érudition et la critique pour les travaux historiques dans tous les sens, et que l’esprit pour les charmans gaspillages de tous genres. Mais ceci n’est qu’un aspect immédiat, et il suffirait de deux ou trois de ces nobles esprits qui sont toujours une exception, et qui peuvent toujours sortir de la grande loterie providentielle, pour donner à la conjecture d’heureux démentis.

Ce qui est, ce qui s’est déjà accompli et parcouru, ce que nous possédons, voilà une matière plus sûre ; tenons-nous à en toucher, à en presser quelques points essentiels et à les caractériser. La critique ne peut guère prétendre à plus pour éclairer et pour avertir. Que s’est-il passé littérairement de saillant, de sensible à tous, depuis quelques années ?

Et quelle disette d’abord, ou du moins quelle stérile abondance ! Signaler la halte, le rallentissement graduel et continu, c’est proclamer ce que chacun s’est déjà dit. Pendant que les hommes en possession de la vogue et de la faveur publique continuaient plus ou moins heureusement d’en user ou d’en abuser, que trop souvent ils traînaient sans relâche, sans discrétion, qu’ils appesantissaient leur genre, ou qu’ils le bouleversaient brusquement un beau matin plutôt que de le renouveler, quelles œuvres vraiment nouvelles, quelles apparitions inattendues sont venues varier et rafraîchir le tableau ?

Deux faits notables, deux phénomènes littéraires, sont venus, l’un pas plus tard qu’hier, l’autre depuis quelques années déjà, fournir à l’attention avide un sujet, un aliment tant désiré, sur lequel on a vécu à satiété et qui par bonheur (cela reste vrai du moins pour l’un des deux) n’est pas près de s’épuiser encore. Je ne prétends pas du tout évaluer ici ces deux faits en eux-mêmes, et je ne les atteste que comme symptômes. On a eu au théâtre Mlle Rachel, qui nous a rendu toute une veine dramatique de chefs-d’oeuvre, lesquels avaient naguère semblé moins actuels, moins nouveaux ; on a eu hier une tragédie qui a attiré la foule, et qui, par des qualités diverses et sérieuses, a mérité de faire bruit.

Qu’il ait pu y avoir, durant ces derniers temps, en d’autres branches d’étude et de culture, d’autres productions qui fassent honneur l’époque et qui lui seront comptées un jour, je suis loin de le vouloir contester ; mais, à ne consulter que l’époque elle-même et son impression purement présente, ces deux accidens sont les seuls qui, dans l’ordre de poésie, aient mis les imaginations en émoi et qui aient vivement piqué l’attention publique.

Or, pour qui sait voir et observer, ces deux faits (que je n’entends encore une fois ni égaler ni juger en eux-mêmes) sont un grand enseignement, une mesure très sensible de l’état du goût, du degré de température, et du niveau d’aujourd’hui. Tous les deux se rapportent à ce qu’on appelle la réaction, et ils en marquent comme deux temps, coup sur coup, dans leur applaudissement sonore.

Tandis que, sous la restauration, on aimait surtout dans Talma finissant et grandissant un novateur, une espèce d’auteur et de poète dramatique (et non, certes, le moindre), qui rendait ou prêtait aux rôles un peu conventionnels et refroidis de la scène française une vie historique, une réalité à demi shakespearienne, — il arrive que ce qu’on a surtout aimé dans notre jeune et grande actrice, ç’a été un retour à l’antique, à la pose majestueuse, à la diction pure, à la passion décente et à la nature ennoblie, à ce genre de beauté enfin qui rappelle les lignes de la statuaire.

Dans la pièce de M. Ponsard (je ne prends qu’un point), on a également applaudi quelque, chose de calme et d’élevé avant tout ; on a été jusqu’à oublier, jusqu’à méconnaître (et l’auteur a paru l’oublier lui-même un moment) les détails et les procédés d’exécution qui rattachent le plus cette œuvre aux innovations modernes, pour y voir une sorte d’hommage rétrospectif à des formes abolies.

Ces deux évènemens, ces deux succès, très sensibles parce qu’ils ont éclaté au théâtre et dans les circonstances les plus propres à les faire ressortir, ne sont au reste qu’une indication de ce qui se passe ailleurs et à côté dans toute l’étendue d’une certaine couche sociale : en religion, politique, arts, modes et costumes, réaction sur toute la ligne.

Réaction, après tout, superficielle et sans grand fond, secousse et agitation légère d’esprits blasés, ennuyés, qui se retournent par dégoût, et qui essaient aujourd’hui de ce qu’ils ont rebuté hier, pour ressentir quelque chose ! — Réaction légitime à certains égards, en tant qu’elle est provoquée par les excès, les abus violens, les pesanteurs ou les fatuités de l’école régnante, de celle du moins qui était faite pour régner !

Toutes les grandes et vraies réactions ont leurs causes profondes. Il y a eu, en 1800, une réaction sociale complète, et elle était, si l’on s’en souvient, assez motivée. Il s’agissait, après des désastres inouïs et des ruines de tout genre, de tout recomposer, de retrouver sous les sanglans décombres la statue de la loi, la pierre et le calice de l’autel, le trône lui-même avec ses degrés. On a retrouvé alors, ou, au besoin, ou a réinventé tout cela : il y a eu, dans la grande reconstruction, du vrai, du solide et de l’authentique ; il y est entré aussi bien du mensonger, de l’apocryphe et du postiche. Un excès, dans ces grands reviremens des nations, en amène et en favorise toujours un autre contraire : le flux est égal au reflux. Mais de nos jours, au milieu des respects et des hommages individuels et publics volontiers décernés à la religion, après le triomphe encore plus complet qu’espéré d’une politique conservatrice, venir réagir au-delà dans le même sens et en passant outre, pousser par système et par mode à l’aristocratie, au despotisme, à l’ultramontanisme, c’est ne prouver autre chose que l’ennui de l’ame qui s’agite à vide et la vanité de l’esprit qui se monte à froid. En littérature seulement, c’est-à-dire roman, poème et théâtre, on a pu trouver avec plus de fondement, en effet, que les promesses avaient quelque peu menti, que les saturnales duraient et s’étendaient avec insolence, que la boue des rues et l’ordure des bornes remontaient trop souvent jusqu’au balcon, que les grands talens à leur tour donnaient le pire signal et manquaient à leur vocation première, qu’ils s’égaraient, qu’ils gauchissaient à plaisir dans des systèmes monstrueux ou creux, en tout cas infertiles ; en un mot qu’ils n’amusaient plus et qu’ils avaient cessé de charmer. Dès-lors, en un tel état de choses, tout ce qui est et sera un peu naturel et élevé, un peu simple et moral, un peu neuf par là même, a retrouvé de grandes chances de plaire, d’intéresser et presque de saisir. Ce qu’on appelle réaction en littérature n’a aucun sens raisonnable, ou n’a que celui-là.

Depuis les cinq ou six dernières années, cette disposition est manifeste dans le monde, et n’a fait que se confirmer à chaque occasion, en maint exemple grand ou petit ; mais, si elle a ses motifs que je viens de dire, ses avantages relatifs, son bon sens rapide et ses délicatesses, la disposition d’esprit que nous reconnaissons ici et que nous saluons à son heure manque pourtant trop essentiellement de doctrine, d’inspiration à soi, d’originalité et de fécondité, pour devenir le ton d’un siècle, à moins que ce siècle ne soit prédestiné avant le temps aux douces vertus négatives et au régime du déclin. On ne saurait assez admirer vraiment le train singulier des esprits et le va-et-vient des opinions en ce capricieux et toujours gai pays de France. Il y a treize ans, une révolution s’accomplissait après une lutte prolongée, régulière, d’idées et de convictions, qui semblaient ardentes et profondes. La solution mixte improvisée à cette révolution pouvait déplaire à une portion notable des esprits et des cœurs : on pouvait désirer, concevoir du moins une autre issue, un autre cours donné aux choses, un autre lit au torrent ; mais tous, et ceux même qui se prononçaient pour la solution mixte, étaient très persuadés qu’il allait y avoir pour bien des années dans le corps social une plénitude de sève, une provision, une infusion d’ardeurs et de doctrines, une matière enfin plus que suffisante aux prises de l’esprit. Et voilà que, dès 1837, le calme presque universel s’établissait ; et, pour réduire la question aux limites de notre sujet, voilà que, littérairement, ce calme social d’apparence propice n’enfantait rien et ne faisait que mettre à nu le peu de courant ; que de guerre lasse, et à force de tourner sur soi-même, on se reportait d’un zèle oiseux vers le passé, non pas seulement le haut et grand passé, mais celui de toute espèce et de toute qualité, et l’on déjeunait des restes épicés de Crébillon fils comme pour mieux goûter le Racine ; voilà que les générations survenantes, d’ordinaire enthousiastes de quelque nouvelle et grande chimère et en quête d’un héroïque fantôme, entraient bonnement dans la file à l’endroit le plus proche sans s’informer ; que sans tradition ni suite, avec la facilité de l’indifférence, elles se prenaient à je ne sais quelles vieilles cocardes reblanchies, et, en morale comme dans l’art, aux premiers lambeaux de rubans ou de doctrines, aux us et coutumes de carnaval ou de carême.

Et quasi cursores vitaï lampada tradunt,

a dit l’antique poète dans une magnifique image : c’est comme un flambeau qu’il faut recevoir et saisir, en entrant, l’héritage de la vie ; quelques-uns l’ont pris comme un cierge, et beaucoup comme un cigare. Et la jeunesse a pu être trompée en cela par bon nombre de ceux qui précédaient ; il a passé dans tous les rangs comme un souffle de relâchement et de confusion. Tandis que la portion positive du siècle suivait résolument, tête baissée, sa marche dans l’industrie et le progrès matériel, la partie dite spirituelle se dissipait en frivolités et ne savait faire à l’autre ni contre-poids ni accompagnement.

Ce que les anciens moralistes nommaient tout crûment la sottise humaine est sans doute à peu près la même en tout temps, en tout pays ; mais en ce temps-ci et en France, comme nous sommes plus rapides, cette sottise en personne se produit avec des airs d’esprit, de légèreté, avec des vernis d’élégance qui déconcertent. On est mouton comme sous Panurge, mais on l’est avec des airs de lion.

Un semblable résultat pourtant (si c’était là un résultat) aurait trop de quoi surprendre et déjouer ; il ressemblerait à une attrape. Ce ne peut pas être, ce semble, pour un tel avortement, pour un tel jeu d’actions et de réactions sans cause suffisante, pour de tels engouemens successifs et contraires, que tant d’efforts, tant d’essais distingués, tant d’idées enfin ont été dépensées depuis plus de cinquante ans, et que, sans remonter plus haut, les hommes consciencieux et laborieux ont semé une foule de germes aux saisons dernières de la restauration, en ces années de combat et de culture.

       Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance,

s’écriait Marie-Joseph Chénier vers 1800. Mais ces générations dont nous parlons ici, et desquelles nous nous glorifions d’être, ne sont pas tombées ; elles vivent encore, elles n’ont pas tout-à-fait abdiqué et peuvent dire un dernier mot. Puis ce pays-ici, ne l’oublions pas, est très élastique ; l’opinion, sous sa mobilité, a peut-être ses lois, elle a certainement ses ressorts imprévus. Aujourd’hui ressemble si peu à avant-hier, que demain ne ressemblera peut-être pas à aujourd’hui. Sans donc la faire pire qu’elle n’est, continuons de presser la situation, d’en rechercher les causes, d’en noter du moins à vue de pays quelques circonstances.

Une des premières sources du mal, nous l’avons plus d’une fois signalé, ç’a été, à un certain moment, la retraite brusque et en masse de toute la portion la plus distinguée et la plus solide des générations déjà mûries, des chefs de l’école critique, qui ont déserté la littérature pour la politique pratique et les affaires. Les services que ces hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être reconnus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu’ils auraient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées et en y ralliant par la presse ceux qui survenaient à l’aventure. Leur absence dans la critique littéraire n’a pas peu contribué à rompre toute tradition, à laisser le champ libre à l’industrialisme et à tous les genres de cupidités et de prétentions. Leur retraite, pour tout dire, a fait trouée au centre.

Livrés à eux-mêmes, sans surveillance immédiate exercée par des pairs en intelligence, les hommes d’imagination, sentant de plus le cadre qui les contenait brisé à l’entour, ont exagéré leurs défauts, ont pris leurs licences et leurs aises. Rien de plus difficile, de plus impossible, on le croira, que de régler les hommes d’imagination, de les discipliner et de les classer, de les diriger aux œuvres qui les appellent et qui leur siéraient ; mais il faut convenir, à leur décharge, que jamais, à aucun moment, on ne s’est moins occupé de ce soin qu’aujourd’hui. L’époque est bien riche en talent, en esprit, en monnaie d’oeuvres ; quelques connaisseurs des mieux informés pensent même que, si on rassemblait tout ce numéraire en circulation, aucun temps peut-être n’aurait à se vanter d’être aussi riche que nous. Je pencherais volontiers au fond pour cet avis, mais je crains fort que le relevé ne se fasse pas et que l’héritage ne reste un jour en voie de liquidation. Le fait est que l’ensemble, la composition, a manqué à d’admirables élémens ; le chef de l’orchestre a surtout fait défaut, et, par le tort des circonstances, n’a jamais pu se rencontrer. Nous sommes nés dans des entre-cieux sans cesse coupés, non pas sous un seul astre continu, et force nous a été de croître à travers toutes sortes de régimes vacillans et recommençans. Rendons, rendons enfin admiration et justice à ces hommes qui ont imposé leur nom à leur siècle, Périclès, Auguste, Léon X et Louis XIV ; oui, ils ont été pour beaucoup dans la grandeur et la majesté de l’âge qu’on les a trop accusés d’accaparer ; leur absence totale et prolongée est bien capable aujourd’hui de faire apprécier leur rôle : ils ont empêché les génies et les talens de s’égarer, de se dissiper, les médiocres de passer sur le corps des plus grands ; ils ont maintenu les proportions, les rangs, les vocations, la balance des arts. Boileau ne put être tout Boileau que du jour où Louis XIV dit tout haut en plein Versailles : « M. Des Préaux s’y connaît en vers mieux que moi. » Aujourd’hui que ce genre de déférence et de patronage va peu à nos idées, que dans les conditions actuelles il courrait risque d’être peu accepté des hommes de talent, que tout poète dirait volontiers tout d’abord au maître, s’il y en avait un : « Je m’y connais en matière d’état mieux que toi ; » et que, de leur côté, des gouvernans illustres, et en général capables sur tout sujet, vaquent à beaucoup de choses qu’ils croient plus essentielles que le soin des phrases, lesquelles ils manient eux-mêmes à merveille, qu’arrive-t-il et que voit-on ? L’anarchie entre les hommes de talent est complète ; chacun se fait centre, chacun se nomme roi, Maevius comme Virgile, Vadius comme Molière (si Molière et Virgile il y a) ; mais le Vadius et le Maevius, c’est-à-dire un peu de sottise, se glissent même sous la pourpre et la soie des plus grands et de ceux qui se croient le plus gentilshommes.

Une des plaies les plus inhérentes à la littérature actuelle, c’est assurément la fatuité ; Byron, qui en recélait une bonne dose dans son génie, l’a inoculée ici chez beaucoup, et d’autres en avaient déjà cultivé le germe. Depuis lors, la plupart des gens de talent en vers et en prose sont fats plus ou moins, c’est-à-dire affichent ce qu’ils n’ont pas, affectent ce qu’ils ne sont pas, même les critiques, ce qui devrait sembler assurément de moindre nécessité. Prenez des noms, je ne m’en charge pas, mais essayez. C’est d’un pompeux, ou d’un pimpant, ou d’un négligé, ou d’un discret, ou d’un libertin affectés. Oh ! qu’on me rende la race de ces honnêtes gens de talent qui faisaient tout bonnement de leur mieux, avec naturel, travail et sincérité !

Une petite histoire de la fatuité en littérature serait celle du goût lui-même. Sous Louis XIII on était fat, sous Louis XIV on ne l’était pas. En ce judicieux et glorieux règne littéraire, je ne vois guère de fats parmi les écrivains de renom que Saint-Évremond, ]3ussy, c’est-à-dire des restes de la précédente régence,— un peu Bouhours. Foutenelle, décidément, commence ; c’est lepddant le plus joli du monde. La fatuité, qu’on le sache bien, n’est qu’une variété, qu’on a tort de croire élégante, du pédantisme.

La fatuité combinée de la cupidité, à l’industrialisme, au besoin d’exploiter fructueusement les mauvais penchans du public, a produit, dans les œuvres d’imagination et dans le roman, un raffinement d’immoralité et de dépravation qui devient un fait de plus en plus quotidien et caractéristique, une plaie ignoble et livide qui chaque matin s’étend. Il y a un fonds de De Sade masqué, mais non point méconnaissable, dans les inspirations de deux ou trois de nos romanciers les plus accrédités : cela gagne et chatouille bien des simples. Pour les femmes, même honnêtes, c’est un ragoût ; elles vont, elles courent dès le réveil, sans le savoir, à l’attrait illicite et voilé. Comme je ne me pique pas le moins du monde d’être agréable aujourd’hui, je dirai, même aux dames, toute ma pensée : « Tout le monde (c’est « La Bruyère qui parle [2] connoît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu’elle vient de recevoir : les hommes s’y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule ; on les voit de fort près se jeter dans l’eau, on les en voit sortir, c’est un amusement : quand cette saison n’est pas venue, les femmes de la ville ne s’y promènent pas encore, et, quand elle est passée, elles ne s’y promènent plus. » Certes, sur cette levée où se promenaient les bourgeoises du temps de La Bruyère, il y avait plus d’honnêtes femmes que de celles qui ne l’étaient pas, et pourtant elles s’y promenaient et y faisaient foule - innocemment. De même, pour les belles lectrices, il y a je ne sais quelle attraction, mais ici moins naïve et plus perfide, sous ces combinaisons qu’elles pressent avec anxiété sans les bien démêler. — Reprenant donc ma pensée première, j’oserai affirmer, sans crainte d’être démenti, que Byron et De Sade (je demande pardon du rapprochement) ont peut-être été les deux plus grands inspirateurs de nos modernes, l’un affiché et visible, l’autre clandestin, — pas trop clandestin. En lisant certains de nos romanciers en vogue, si vous voulez le fond du coffre, l’escalier secret de l’alcôve, ne perdez jamais cette dernière clé.

L’improbité est un mot bien dur à articuler : il ne demeure que trop constant néanmoins que cette qualification flétrissante pourrait, sans trop d’impropriété, s’appliquer à bien des actes et des relations où des gens de talent obérés s’engagent et se dégagent tour à tour. Les vrais rapports de l’éditeur et de l’auteur sont rompus, et il semble trop souvent que c’est à qui des deux exploitera l’autre. L’influence de cet ordre de causes secrètes et intestines sur les idées et sur les œuvres est incalculable.

       Le vers se sent toujours des bassesses du cœur ;

le vers plus que la prose, mais la prose elle-même aussi. On a dit d’un philosophe moderne qui ne pouvait s’accommoder de la petite morale à laquelle il manquait, et qui cherchait à en inventer une toute nouvelle, tout emphatique, à l’usage du genre humain, « que chez lui le creux du système était précisément adéquat au creux du gousset. » Mais ce genre de considérations va trop au vif et passerait le ressort de la juridiction critique.

L’argent, l’argent, on ne saurait dire combien il est vraiment le nerf et le dieu de la littérature d’aujourd’hui. On suivrait le filon et ses retours jusqu’en de singuliers détails. Si tel écrivain habile a, par places, le style vide, enflé, intarissable, chargé tout d’un coup de grandes expressions néologiques ou scientifiques venues on ne sait d’où, c’est qu’il s’est accoutumé de bonne heure à battre sa phrase, à la tripler et quadrupler (pro nummis) en y mettant le moins de pensée possible : on a beau se surveiller ensuite, il en reste toujours quelque chose. Un homme d’esprit, qui avait trempé autrefois dans le métier, disait en plaisantant que le mot révolutionnairement, par sa longueur, lui avait beaucoup rapporté. Si tel romancier à la mode résiste bien rarement à gâter ses romans encore naissans après le premier demi-volume, c’est que, voyant que le début donne et réussit, il pense à tirer l’étoffe au double, et à faire rendre au sujet deux tomes, que dis-je ? six tomes, au lieu d’un. Au théâtre, ce qui décidera un spirituel dramaturge à lécher cinq actes assez flasques au lieu de trois bien vifs, c’est qu’il y a plus forte prime pour les cinq. Toujours et au fond de tout l’argent, le dieu caché, coecus.

Une plaie moins matérielle, et en même temps plus saisissable, plus ostensible, qui tient de près à l’ambition personnelle des hommes de talent et à leur prétention d’être chacun un roi absolu, c’est la façon dont ils s’entourent, dont ils se laissent entourer. Tous les scrupules à cet égard ont disparu, toute répulsion a cessé. Autour des noms les plus honorés, il n’est pas rare de trouver, comme des cliens sous le patron, les plumes les plus abjectes et les plus viles, flattant ici et blessant là, célébrant qui les accepte et insultant qui les méprise : c’est à ce double emploi qu’elles doivent leur faveur et leur sportule. J’entends par sportule la protection banale et à la fois empressée, le pied d’égalité avec les meilleurs.

En ce XVIIIe siècle qu’on ne donne pas d’ordinaire pour une époque de grande pureté morale, tant s’en faut ! ni d’harmonie idéale comme les grands siècles tant cités, les choses pourtant étaient loin de se passer de la sorte. C’était une époque de partis, soit ; mais les partis y nourrissaient des doctrines ardentes, fécondes, et à beaucoup d’égards généreuses. On ne refusait pas les soldats qui s’offraient, mais les soldats, une fois engagés, restaient en général fidèles et servaient à leur rang. On n’y compte guère de condottieri ni de coupe-jarrets littéraires. Voltaire avait son armée, et toute armée traîne ses goujats ; ceux-ci étaient rejetés à l’arrière-garde du moins, toutes les premières lignes restaient imposantes, honorables. Le folliculaire surtout était mis à sa place ; les honnêtes gens gardaient le devant et le dessus. Mais, quand les grandes doctrines sont taries, qu’on ne peut plus que les simuler encore par simple gageure et jeu, quand les questions d’ambition personnelle et d’amour-propre débordent, que la popularité à tout prix est la conseillère, on devient facile et de bonne composition ; les acceptions distinctes s’effacent ; tous les efforts de l’Académie, bien loin de pouvoir rétablir les nuances entre les synonymes, ne sauraient maintenir leur sens moyen au commun des mots ; les termes d’homme de talent, d’écrivain consciencieux, se prodiguent pêle-mêle à chaque heure, comme de la grosse monnaie effacée. De nos jours, je le crains, Voltaire aurait dâ héberger à Ferney Fréron.

Le déclassement est complet. Des écrivains d’un talent réel, mais secondaire, et qui ne visent pas à le perfectionner ni à le mûrir, le poussent de vitesse, pour toute conduite, et le montent comme en une orgie. Désespérant de la postérité, n’y croyant pas, sentant bien, si jamais ils y pensent, qu’elle ne réserve son attention calme qu’à des efforts constans, élevés, désintéressés, ils convoitent le présent pour y vivre et en jouir, et ils le convoitent si bien, avec tant d’ardeur et de fougue, qu’ils semblent parfois l’avoir conquis tout entier d’un seul bond, d’un seul assaut. Mais, comme la conscience de leur usurpation les tient, pareils à ces empereurs nés d’une émeute, c’est à qui dévorera son règne d’un moment. En quatre ou cinq années (terme moyen), ils ont usé une réputation qui a eu des airs de gloire, et avec elle un talent qui finit presque par se confondre dans une certaine pétulance physique. Ils se sont mis tout d’abord sur le pied de ces chanteurs que la grosse musique fatigue et qui se cassent la voix.

L’épicuréisme, mais un épicuréisme ardent, passionné, inconséquent, telle est trop souvent La religion pratique des écrivains d’aujourd’hui, et presque chacun de nous, hélas ! a sa part dans l’aveu. Comment, après cela, s’étonner que l’arbre porte ses fruits ? Dante inscrivait à la fin de chaque livre de son poème sa devise immortelle, son voeu sublime : Stelle… alle stelle ! La devise de bien des nôtres serait en franc gaulois : Courte et bonne !

Ce hasard et cette fougue dans les impulsions, cette absence de direction et de conviction dans les idées, jointe au besoin de produire sans cesse, amènent de singulières alternatives de disette et de concurrence, des reviremens bizarres dans les entreprises, un mélange d’indifférence pour les sujets à choisir et d’acharnement inouï à les épuiser. Par exemple, n’en est-il pas aujourd’hui de certaines époques historiques comme du parc de Maisons ? on les découpe, on les met en lots. Ainsi le XVIIIe siècle, ainsi les deux régences qu’exploite à l’envi une escouade d’écrivains, dont quelques-uns d’ailleurs bien spirituels. Demain ce sera les pères de l’église ; avant-hier, c’était le moyen-âge. On traite ces époques comme des terrains vides où la spéculation se porte et où l’on bâtit.

On pourrait pousser long-temps cette suite de remarques ; mais, en réunissant des traits que je crois vrais de toute vérité, je ne prétends pas former un tableau. Il y a surtout à dire, à répéter, à la décharge des hommes de talent de nos jours, qu’il circule dans l’atmosphère quelque chose de dissolvant, et que là où se tient le gouvernail, on n’a rien fait, ni sans doute pu faire, pour y obvier. Napoléon était de ceux qui sentent tout ce qu’une grande époque littéraire ajoute à la gloire d’un règne ; il essaya de classer, d’échelonner sur les degrés du trône les gens de lettres de son temps, de dire à l’un : Tu es ceci ; et à l’autre : Tu feras cela. Par malheur, il n’admettait à aucun degré l’indépendance de la pensée, et il oubliait que le talent n’est pas un vernis qu’on commande sur la toile à volonté ; il faut que tout le tableau ressorte du même fond. La restauration, qui avait des traditions banales de protection des arts et des lettres, n’a presque jamais su les appliquer avec quelque discernement et quelque élévation ; elle demandait avant tout qu’on fût d’un parti, et ce parti rétrécissait tout ce qu’il touchait. Depuis lors le pouvoir a perdu son prestige ; il a paru, sur bien des points, demander grace pour lui, bien loin d’être en mesure de rien décerner. L’habileté, d’abord, et la haute prudence ont dû être employées aux choses urgentes ; quand on travaille à la pompe durant l’orage, on songe peu à ce qui semble uniquement le jeu des passagers. Et depuis que l’orage est loin, on peut croire que les passagers sauront bien organiser leurs délassemens eux-mêmes. Mais il s’agit ici de plus que d’un délassement de l’esprit ; il s’agit de la vie morale et intellectuelle d’un temps et d’un peuple. Je me permets tout bas de penser que ce laisser-aller est une erreur ; rarement les moindres choses (à plus forte raison les grandes) s’organisent d’elles-mêmes. Il faut une main, un œil vigilant et haut placé. Le public, le monde, qui, dans nos idées, semble depuis longtemps le juge naturel et l’arbitre des talens et des oeuvres, ne remplit cette fonction que très imparfaitement. Et d’abord, on peut demander toujours de quel monde il s’agit. Est-ce celui de la presse, des journaux, de la publicité proprement dite ? On sait ce qu’il est devenu au sein de son triomphe, depuis la désorganisation des partis. Le vrai y est sans cesse à côté et à la merci du faux ; à un très petit nombre d’exceptions près, l’éloge s’y achète, l’insulte y court le trottoir, l’industrie y trône en souveraine. Quiconque voudrait se régler sur les décisions de ce juge banal ou vénal se trouverait posséder un joli code de bon goût ! Heureusement, il y a hors de cela une opinion qui se fait et qui compte, le monde proprement dit. Or, ce monde-là est avant tout un curieux aimable, il ne craint rien tant que l’ennui ; il a son goût vif, mobile, ses délicatesses. Aux oeuvres, aux hommes qui se produisent et qui ont le don de l’amuser, de le fixer un instant, il est empressé, accueillant, facile ; il offre d’abord tout ce qu’il peut offrir, une sorte d’égalité distinguée : il vous accepte, vous êtes en circulation et reconnu auprès de lui, après quoi il ne demande guère plus rien. La vie du talent a d’autres conditions ; l’égalité, s’il est permis de le dire, l’égalité toute flatteuse en si bon lieu est peu son fait et son but définitif : il aspire à plus, à autre chose, à être discerné et apprécié en lui-même. Ce qu’il gagne en goût dans le monde, il le perd en originalité, en audace, en fécondité. Massillon disait, à propos de son petit Carême, que, lorsqu’il entrait dans cette grande avenue de Versailles, il sentait comme un air amollissant. Le monde, moins solennel, plus attirant que la royale avenue, a également la tiédeur de son milieu. Loin d’enflammer, comme il devrait, ceux qu’il récompense, il les intimide plutôt et leur ôte de leur veine. On craint de compromettre désormais une fortune qu’on sent tenir un peu du caprice et du hasard : on arrive, si l’on n’y prend pas garde, au silence prudent. Les engouemens, les banalités, les injustices dont est bientôt témoin le talent arrivé, et qui sont inévitables dans toute foule, même choisie, lui inoculent l’ironie et le découragent. C’est presque là le contraire du foyer qui échauffe et qui tend à élever. La solitude, la réflexion, le silence, et un juge clairvoyant et bienveillant dans une haute sphère, un de ces juges investis par la société ou la naissance, qui aident un peu par avance à la lettre de la postérité, et qui, au lieu d’attendre l’écho de l’opinion courante, la préviennent et y donnent le ton, ce sont là de ces bonheurs qui sont accordés à peu d’époques, et dont aucune (sans qu’on puisse trop en faire reproche à personne) n’a été, il faut en convenir, plus déshéritée que celle-ci.

Combien de fois n’avons-nous pas rêvé par l’association libre une institution qui jusqu’à un certain point y suppléerait ! Un journal, une revue dont l’établissement porterait sur des principes et dont le cadre comprendrait une élite honnête, est un idéal auquel dès l’origine il a été bien de viser, et auquel ici-même on n’a pas désespéré d’atteindre. La critique, en causant de ces choses, ne peut avoir d’autre prétention que de proposer ses doutes et de faire naître dans les esprits élevés de généreux désirs. En attendant, jalouse d’entamer du moins ce qui est possible immédiatement, la critique n’a qu’à s’appliquer de plus près et avec plus de rigueur à ce qui est, pour en tirer enseignement et lumière. Trop long-temps, jeune encore, elle a mêlé quelque peu de son voeu, de son espérance, à ce qu’elle voulait encore moins juger qu’expliquer et exciter. Cette Revue a publié, de la plupart des poètes et romanciers du temps, des portraits qui, eu égard au peintre comme aux modèles, ne peuvent être considérés en général que comme des portraits de jeunesse : Juvenis juvenem pinxit. Le temps est venu de refaire ce qui a vieilli, de reprendre ce qui a changé, de montrer décidément la grimace et la ride là où l’on n’aurait voulu voir que le sourire, de juger cette fois sans flatter, sans dénigrer non plus, et après l’expérience décisive d’une seconde phase. Je me suis dit souvent qu’on ne connaissait bien un homme d’autrefois que lorsqu’on en possédait au moins deux portraits. Celui de jeunesse, bien qu’il passe plus vite et qu’il cesse en quelques printemps de ressembler, est pourtant très essentiel. Voyons un peu par nous-mêmes ce qui en est de nos contemporains et comme ils se transforment plus ou moins complètement sous nos yeux. Quand on ne connaît les gens, surtout ceux de sensibilité et d’imagination, qu’à partir d’un certain âge, et durant la seconde moitié de leur vie, on est loin de les connaître du tout comme les avait faits la nature : les doux tournent à l’aigre, les tendres deviennent bourrus ; on n’y comprendrait plus rien, si l’on n’avait pas le premier souvenir. Le portrait y supplée. Quel curieux portrait de Dante jeune on a retrouvé, il y a environ deux ans, à Florence ! C’est pur, doux, uni, presque souriant ; le dédain y perce, y percera bientôt, mais voilé d’abord sous la grace sévère :

Tu dell’ ira maestro e del sorriso
Divo Alighier…

avait dit Manzoni [3]. Quand on ne connaissait Dante que par son vieux masque chagrin, on avait peine à y reconnaître ce maître du sourire. J’ai vu à Ferney un portrait de Voltaire qui avait alors à peu près quarante ans, mais dont l’œil velouté et encore tendre montrait tout ce qu’il avait dû avoir de charmant, tout ce qui allait disparaître et s’aiguiser, faute de mieux, dans le petit regard malicieux du vieillard. Les portraits de jeunesse, pour les écrivains, ont donc avec raison leur moment, leur charme unique et leur éclair même de vérité : ne nous en repentons pas, mais osons passer franchement aux seconds.

La première règle à se poser dans cette série recommençante serait de se garder de cette sorte de sévérité qui naît moins du fond des choses que du contraste et du désaccord entre les espérances exagérées et le résultat obtenu. Il faudrait souvent s’oublier soi-même et sa part d’illusions d’autrefois ; ne pas en vouloir aux autres d’avoir en mainte occasion déçu nos rêves, desquels, après tout, ils ne répondaient pas ; tâcher de les considérer, non plus avec un rayon de soleil dans le regard, non pas tout-à-fait avec le sourcil trop gris d’un Johnson ; ne jamais substituer l’humeur au coloris ; voir enfin, s’il est possible, les œuvres et les hommes sous le jour où nous les offre ce moment présent, déjà prolongé. La carrière des écrivains dont la naissance date environ de celle du siècle se prête tout-à-fait à ce second point de vue. L’espèce de halte qui dure depuis plusieurs années met naturellement un intervalle, une distance commode, entre les premiers groupes et ce que l’avenir réserve. L’époque a l’air de se trancher par son milieu ; on peut embrasser la marche de la première moitié avec quelque certitude. A cet âge qu’accuse le chiffre moyen du cadran commun, artistes et poètes, on est entré généralement dans la manière définitive. Le temps des essais, des escarmouches brillantes, est dès long-temps passé ; on a déjà dû livrer sa grande bataille. Combien en est-il qui l’aient gagnée ? Combien même qui aient osé et pu se recueillir assez pour la livrer sérieusement ? Ce sont des questions qui ne sauraient se décider avec quelque fruit et avec tout leur piquant qu’en reprenant un à un les noms les plus autorisés de nos jours. Ce projet d’une série nouvelle des poètes et romanciers (seconde phase) est une veine féconde : nous-même ou d’autres, plus tard, la perceront.

SAINTE-BEUVE.

1. ↑ Dix ans après en littérature, 1er mars 1840. 2. ↑ Chapitre de la ville. 3. ↑ Dans le petit poème d’Urania.

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