The Elements of Ideology
From The Art and Popular Culture Encyclopedia
Related e |
Featured: |
The Elements of Ideology (Éléments d’idéologie) is a book by Antoine Destutt de Tracy.
Full text
1
Éléments
d’idéologie
Destutt de Tracy
Exporté de Wikisource le 02/18/20
2
Première partie. Idéologie
proprement dite [troisième édition]
Seconde partie. Grammaire
[deuxième édition]
Troisième partie. Logique
[seconde édition]
IVe et Ve parties : Traité de la
volonté et de ses effets
Chercher
3
TABLE
DES CHAPITRES
AVERTISSEMENT
PRÉFACE
INTRODUCTION
CHAP. Ier. Qu’est-ce que penser ?
CHAP. II. De la Sensibilité et des
Sensations
CHAP. III. De la Mémoire et des
Souvenirs
CHAP. IV. Du Jugement et des
Sensations de
rapports
CHAP. V. De la Volonté et des
Sensations de desirs
CHAP. VI. De la Formation de nos
Idées composées
CHAP. VII. De l’Existence
CHAP. VIII. Comment nos Facultés
intellectuelles
commencent-elles à
agir ?
4
CHAP. IX. Des Propriétés des Corps
et de leur Relation
CHAP. X. Continuation du précédent.
De la mesure des
Propriétés des Corps
CHAP. XI : Réflexions sur ce qui
précède, et sur la
manière dont
Condillac a analysé la
pensée.
CHAP. XII : De la Faculté de nous
mouvoir, et de ses
rapports avec la
Faculté de sentir.
CHAP. XIII : De l’influence de notre
Faculté de vouloir sur
celle de nous mouvoir,
et sur chacune de
celles qui composent
la Faculté de penser.
CHAP. XIV : Des effets que produit
en nous la fréquente
répétition des mêmes
actes.
5
Nota. Pour soulager l’attention, ces dix-sept
chapitres peuvent être partagés en trois sections.
La première, composée des chapitres 1, 2, 3, 4,
5, 6, 7 et 8, contient la description de nos facultés
intellectuelles.
La seconde, composée des chapitres 9, 10 et
11, renferme l’application de cette connaissance à
la connaissance des propriétés des corps.
Et la troisième, composée des chapitres 12, 13,
14, 15, 16 et 17, traite des effets de la réunion de
CHAP. XV : Du perfectionnement
graduel de nos
Facultés
intellectuelles.
CHAP. XVI : Des Signes de nos
Idées, et de leur effet
principal.
CHAP. XVII : Continuation du
précédent. Des autres
effets des signes.
EXTRAIT RAISONNÉ DE L’IDÉOLOGIE, servant de
Table analytique
6
notre faculté de sentir avec la faculté de nous
mouvoir.
7
AVERTISSEMENT
De l’Édition de 1804.
CETTE nouvelle édition est une
simple réimpression de la première,
qui était épuisée. Cependant j’y ai
ajouté des notes et des
éclaircissemens qui pourront peutêtre ne pas frapper le commun des
lecteurs, mais qui j’espère, paraîtront
importans à ceux qui approfondissent
le sujet. Du reste l’ensemble de
l’ouvrage est demeuré le même, car
je n’aurais pu en changer que la
forme ou le fond.
Or, pour le fond des idées, j’avoue
sincèrement que je crois être arrivé à
la vérité, et qu’il ne me reste aucun
louche ni aucun embarras dans
l’esprit sur les questions que j’ai
traitées. Mes réflexions postérieures,
8
mes travaux subséquens, et les
conséquences que j’ai tirées des
premières données, ont également
confirmé mes opinions ; et c’est avec
une sécurité entière que je me crois
assuré de la solidité des principes que
j’ai établis après beaucoup
d’hésitations et d’incertitudes.
À l’égard de la manière dont je les
ai exposés, elle ne me satisfait pas
aussi pleinement. Le ton de
conversation naïve et presque triviale
que j’ai pris dans une partie de cet
ouvrage, ne m’a pas paru sans utilité
alors, vu le moment où j’écrivais, et
parce qu’il s’agissait d’une science
dont on s’était fait beaucoup de
fausses idées, et dont on n’avait point
encore de traité complet. J’ai cru cet
excès de simplicité propre à faire
sentir à tous momens, combien le
sujet que je traitais est différent de
ces méditations abstruses et vaines
qui effraient et égarent en même
9
temps l’imagination, et à faire voir
combien sont simples les procédés
qui peuvent nous conduire à une
véritable connaissance de nos
opérations intellectuelles. D’ailleurs
cette manière me semblait
trèscommode pour éviter de m’ériger
en maître dans une matière que je ne
faisais qu’étudier la plume à la main.
En effet, mon but était bien moins de
créer un corps de doctrine que de
tracer la marche de mes recherches et
d’en présenter les résultats.
Néanmoins ce ton familier, s’il a plu
à quelques personnes, n’a pas été
approuvé généralement ; et je ne
crois plus qu’il ait d’avantages,
aujourd’hui que les têtes sont plus
meublées de ce genre de
connaissances, que beaucoup de
personnes les ont approfondies et
systématisées, et qu’il ne s’agit plus
que de rallier un grand nombre
d’opinions toutes formées, et dans le
vrai peu divergentes entr’elles.
10
Que l’on ne soit point étonné de
m’entendre dire que les circonstances
sont changées pendant un délai si
court. Dans ce temps-ci tout va
extrêmement vite et plus vite que
nous ne pouvons le croire ; et
l’existence d’une section d’analyse
dans l’Institut national, et d’une
chaire de grammaire générale dans
les écoles publiques, malgré qu’elle
ait très-peu duré, a donné aux esprits
une impulsion prodigieuse, et qui ne
s’arrêtera point.
Je crois donc que je devrais dès
aujourd’hui changer le ton général de
cet écrit, vu sur-tout qu’il est
actuellement suivi d’une seconde
partie qui lui donne plus de
consistance, et dans laquelle j’ai pris
une marche plus ferme et plus rapide.
Mais cette amélioration exigeait de
moi un assez grand travail. Or, je
pense que le vrai moment de m’y
livrer sera quand j’aurai terminé la
11
troisième partie, de l’achèvement de
laquelle je veux m’occuper avant
tout. Alors seulement l’ouvrage sera
complet. Je pourrai d’un coup-d’œil
en embrasser l’ensemble, juger de
l’effet général, et rétablir l’harmonie
entre les diverses sections. Jusque-là
je continuerai à demander de
l’indulgence pour les défauts de
détail, que je n’ai pu faire disparaître,
m’estimant très-heureux si on n’a que
de ceux-là à me reprocher.
Néanmoins, en attendant mieux,
j’ai cru utile de supprimer la longue
récapitulation qui terminait cette
Idéologie dans la première édition, et
de la remplacer par un Extrait
raisonné servant de Table analytique,
pareil à celui que j’ai mis à la fin de
la Grammaire. Je le crois bien plus
propre à montrer l’enchaînement des
idées, et à en faire sentir le faible si
elles étaient mal fondées ou mal
suivies. Or, c’est-là mon principal
12
objet, car on ne peut desirer d’être
approuvé qu’autant que l’on a raison.
Réussir autrement, c’est être nuisible
au lieu d’être utile ; et assurément ce
n’est pas la peine de travailler pour
arriver à un tel succès.
13
PRÉFACE
De l’Édition de 1804.[1]
J’OFFRE en ce moment au public
un Ouvrage qui m’a coûté beaucoup
de travail, et dont je n’attends pas un
grand succès pour moi, mais un peu
d’utilité pour la science. Je le
présente aux jeunes gens comme un
plan d’étude, aux connaisseurs
comme un mémoire à consulter. Je
dois rendre compte à ceux-ci des
motifs qui m’ont dirigé, et de la
manière dont j’ai envisagé mon sujet.
On n’a qu’une connaissance
incomplète d’un animal, si l’on ne
connaît pas ses facultés
intellectuelles. L’Idéologie est une
partie de la Zoologie, et c’est sur-tout
dans l’homme que cette partie est
importante et mérite d’être
approfondie : aussi l’éloquent
14
interprète de la nature, Buffon, auraitil cru n’avoir pas achevé son histoire
de l’homme, s’il n’avait pas au moins
essayé de décrire sa faculté de penser.
Je ne prononcerai pas que cette partie
de son ouvrage n’est point digne de
son illustre auteur ; mais j’oserai
assurer que c’est celle qui satisfait le
moins le lecteur attentif et
l’observateur scrupuleux. Il ne faut
pas s’en étonner, puisque de tous les
sujets qu’il a traités, c’est celui qui
avait été le moins étudié avant lui. Et
cela encore devait être. L’homme par
sa nature tend toujours au résultat le
plus prochain et le plus pressant. Il
pense d’abord à ses besoins, ensuite à
ses plaisirs. Il s’occupe d’agriculture,
de médecine, de guerre, de politiquepratique, puis de poésie et d’arts,
avant que de songer à la philosophie :
et lorsqu’il fait un retour sur luimême et qu’il commence à réfléchir,
il prescrit des règles à son jugement,
c’est la logique ; à ses discours, c’est
15
la grammaire ; à ses desirs, c’est ce
qu’il appelle morale. Il se croit alors
au sommet de la théorie, et n’imagine
pas même que l’on puisse aller plus
loin. Ce n’est que long-temps après
qu’il s’avise de soupçonner que ces
trois opérations, juger, parler, et
vouloir, ont une source commune ;
que, pour les bien diriger, il ne faut
pas s’arrêter à leurs résultats, mais
remonter à leur origine ; qu’en
examinant avec soin cette origine, il y
trouvera aussi les principes de
l’éducation et de la législation ; et
que ce centre unique de toutes les
vérités est la connaissance de ses
facultés intellectuelles.
Locke est, je crois, le premier des
hommes qui ait tenté d’observer et de
décrire l’intelligence humaine,
comme l’on observe et l’on décrit
une propriété d’un minéral ou d’un
végétal, ou une circonstance
remarquable de la vie d’un animal :
16
aussi a-t-il fait de cette étude une
partie de la Physique. Ce n’est pas
qu’avant lui on n’eût fait beaucoup
d’hypothèses sur ce sujet, qu’on n’eût
même dogmatisé avec une grande
hardiesse sur la nature de notre ame ;
mais c’était toujours en vue, non de
découvrir la source de nos
connaissances, leur certitude et leurs
limites, mais de déterminer le
principe et la fin de toutes choses, de
deviner l’origine et la destination du
monde. C’est-là l’objet de la
Métaphysique. Nous la rangerons au
nombre des arts d’imagination
destinés à nous satisfaire, et non à
nous instruire.
Quelques bons esprits ont suivi et
continué Locke : Condillac a plus
qu’aucun autre accru le nombre de
leurs observations, et il a réellement
créé l’Idéologie. Mais, malgré
l’excellence de sa méthode et la
sûreté de son jugement, il ne paraît
17
pas avoir été exempt d’erreurs. C’est
sur-tout dans cette science que l’on
éprouve, ce que nous aurons lieu
d’observer dans la suite, que nos
perceptions purement intellectuelles
sont bien fugitives, et que moins
l’objet de nos recherches nous
ramène souvent au témoignage direct
de nos sens, plus nous sommes sujets
à nous méprendre et à nous égarer.
D’ailleurs les ouvrages théoriques de
Condillac ne sont presque que des
morceaux détachés, des monumens
de ses recherches. Il s’est pressé
d’appliquer ses découvertes aux arts
de parler, de raisonner, d’enseigner :
mais il ne s’est point occupé de les
réunir, et ne nous a donné nulle part
un corps de doctrine complet qui
puisse servir de texte aux leçons d’un
cours.
Je me suis proposé d’y suppléer.
J’ai essayé de faire une description
exacte et circonstanciée de nos
18
facultés intellectuelles, de leurs
principaux phénomènes, et de leurs
circonstances les plus remarquables,
en un mot de véritables élémens
d’Idéologie ; et sans m’arrêter aux
difficultés de l’entreprise, je n’ai
envisagé que son utilité. Je n’ignore
pas cependant que, même dans les
sciences les plus avancées et les plus
connues, les livres élémentaires sont
de tous les plus difficiles à faire.
Dans un ouvrage de recherches,
pourvu que l’on dise des vérités, on a
rempli son but. Dans des élémens
cela ne suffit pas : il faut encore
disposer ces vérités dans un ordre
convenable, n’oublier aucune de
celles qui sont essentielles, écarter
toutes celles qui sont surabondantes,
faire que toutes s’enchaînent et
s’appuient réciproquement ; enfin, les
présenter assez clairement pour
qu’elles soient entendues par les
personnes les moins instruites ; et
certes c’est-là une assez grande tâche
19
à remplir. Les difficultés sont bien
plus grandes encore quand on traite
une science comme celle-ci, qui n’a
pas été suffisamment cultivée.
Souvent, en rendant compte d’un fait,
on s’aperçoit qu’il exige de nouvelles
observations, et, mieux examiné, il se
présente sous un tout autre aspect :
d’autres fois, ce sont les principes
eux-mêmes qui sont à refaire, ou,
pour les lier entr’eux, il y a beaucoup
de lacunes à remplir ; en un mot, il ne
s’agit pas seulement d’exposer la
vérité, mais de la découvrir. C’est ce
que j’ai tâché de faire, sans me flatter
d’y avoir toujours réussi.
Cependant il est arrivé de là
premièrement, qu’il y a dans cet écrit
beaucoup plus d’idées nouvelles que
je n’aurais voulu ; je désirerais bien
que toutes celles qui m’ont paru
justes fussent anciennes, je serais
bien plus sûr de ne m’être pas
trompé, et j’aurais bien plus
20
d’espérance de les voir accueillies :
secondement, que n’ayant pas
toujours à énoncer des vérités déjà
connues, j’ai souvent été obligé de
quitter le ton de la narration pour
prendre celui de la discussion, et de
donner à certains principes un
développement proportionné, non pas
à leur importance ou à leur difficulté
réelle, mais à la crainte de les voir
combattus et repoussés, ce qui
nécessairement nuit à l’effet de
l’ensemble : troisièmement,
qu’assuré de trouver des préventions
dans l’esprit de mes lecteurs, j’ai
quelquefois été obligé d’aller audevant, et, pour cela, de déranger
l’ordre naturel des idées. Car,
quoique Condillac soutienne avec
raison qu’un auteur doit énoncer
clairement sa pensée, ne dire que ce
qui est nécessaire pour la prouver, et
n’avoir aucun égard aux préjugés
dominans, et qu’il viendra un temps
où on ne lui reprochera pas d’avoir
21
bien écrit, il est pourtant vrai qu’on
ne peut pas toujours construire, sans
auparavant nétoyer le terrain : peutêtre même ai-je trop négligé cette
précaution ; du moins est-il sûr que je
l’aurais prise plus souvent, si je ne
m’étais pas décidé à écrire
principalement pour les jeunes gens,
que je crois encore en général les
meilleurs juges en ces matières.
Cet état de la science est encore
cause que, pour bien éclaircir une
difficulté, j’ai quelquefois été obligé
de suivre une idée plus loin qu’il
n’aurait été convenable dans des
élémens ; et cela m’a engagé dans des
considérations qui paraîtront trop
fines et trop étendues pour les jeunes
gens à qui je m’adresse. Au reste, je
regarde ce dernier inconvénient
comme plus apparent que réel ; car, je
le répète, je crois les jeunes gens en
général très-capables de comprendre
ces matières, et beaucoup plus
22
disposés à les saisir sous leur vrai
jour que bien des hommes instruits
qui ont des opinions toutes faites, et
des habitudes acquises.
De tout cela il résulte que je ne
peux pas avoir fait de bons élémens
d’Idéologie. Quand je considère à
quel degré de perfection sont
parvenues les sciences
mathématiques, combien il existe de
livres élémentaires dans cette partie,
et que j’entends tous les jours se
plaindre qu’il n’y en a aucun qui
satisfasse pleinement les
connaisseurs, je ne saurais me flatter
d’avoir atteint ce but dès le premier
coup dans la science que j’ai traitée.
Mais il fallait bien commencer par
quelque chose. Mon ouvrage est une
ébauche à perfectionner, un cadre que
l’on peut étendre et resserrer, ou
même remplir différemment, enfin un
point de départ pour ceux qui
courront la même carrière à l’avenir :
23
c’est comme tel que je le présente au
public. Tout ce que j’en espère, c’est
que ceux qui écriront après moi se
croiront obligés de me discuter ; ce
qui fera que bientôt ils auront une
langue commune, au moyen de
laquelle on pourra les entendre tous ;
tandis que jusqu’à présent chaque
auteur a la sienne, qui n’est bien
familière qu’à lui.
J’avais encore un autre motif
quand j’ai commencé à écrire ce petit
Traité. Je voyais que les auteurs de la
loi du 3 brumaire an 4, qui ont rendu
à la France une instruction publique
dès qu’ils lui ont eu donné une
constitution, avaient établi une chaire
de grammaire générale dans chaque
école centrale : je comprenais par là
qu’ils avaient senti que toutes les
langues ont des règles communes qui
dérivent de la nature de nos facultés
intellectuelles, et d’où découlent les
principes du raisonnement ; qu’ils
24
pensaient qu’il faut avoir envisagé
ces règles sous le triple rapport de la
formation, de l’expression, et de la
déduction des idées, pour connaître
réellement la marche de l’intelligence
humaine, et que cette connaissance
non-seulement est nécessaire à
l’étude des langues, mais encore est
la seule base solide des sciences
morales et politiques dont ils
voulaient avec raison que tous les
citoyens eussent des idées saines,
sinon profondes ; qu’en conséquence
leur intention était que, sous ce nom
de grammaire générale, on fît
réellement un cours d’idéologie, de
grammaire, et de logique, qui, en
enseignant la philosophie du langage,
servît d’introduction au cours de
morale privée et publique. Mais la loi
ne pouvait ni ne devait entrer dans
ces détails. Les règlemens
d’exécution n’étaient point faits ; et
je croyais que la plupart des citoyens
ne savaient pas ce que l’on voulait
25
faire apprendre à leurs enfans, que
beaucoup de professeurs mêmes ne se
faisaient pas une idée complète de
l’enseignement qu’on attendait de
leur zèle. D’ailleurs, quand ils
l’auraient vu nettement, ils n’avaient
aucun livre qui pût leur servir
constamment de guide. Je crus donc
que je ferais une chose utile de leur
offrir un texte à commenter, un
canevas à remplir ; et je ne doutais
pas que bientôt, par l’effet même de
leurs leçons, les cahiers de plusieurs
d’entr’eux ne devinssent d’excellens
traités, aussi utiles à l’avancement de
la science qu’à son enseignement.
Sur ce point je pourrais bien m’être
trompé : car je vois qu’à la fureur de
tout détruire a succédé la manie de ne
rien laisser s’établir, et que, sous
prétexte de haïr les écarts de la
révolution, on déclare la guerre à tout
ce qu’elle a produit de bon : c’est une
mode qui a remplacé nos anciens
26
beaux airs. Autrefois on ne parlait
que de réformes, de changemens
nécessaires dans l’éducation ;
aujourd’hui on voudrait la voir
comme du temps de Charlemagne :
on ridiculisait l’expérience sous le
nom de routine ; actuellement on
croit donner une haute idée de ses
connaissances pratiques en affectant
du mépris pour les théories qu’on
ignore : on soutient gravement que
pour bien raisonner il n’est pas
nécessaire de connaître ses facultés
intellectuelles, et que l’homme en
société n’a nul besoin d’étudier les
principes de l’art social. Il semble
que ce soit déjà un usage gothique
parmi nous, que celui de cultiver sa
raison, et de l’affranchir du joug des
préjugés. C’est ainsi que l’on a vu
des hommes, novateurs effrénés,
coiffés d’un bonnet rouge, accuser les
philosophes d’être des réformateurs
timides, et des amis froids du bien de
l’humanité, qui maintenant les
27
accusent d’avoir tout bouleversé, et
en conséquence travaillent sans
relâche à renverser encore les
institutions utiles que ces mêmes
philosophes sont parvenus à
conserver ou à établir au milieu des
murmures et des proscriptions ;
Et des petits péchés commis dans leur
jeune âge,
Vont faire pénitence en opprimant un
sage ;
constans dans ce seul point de
toujours persécuter. Cependant
j’espère que la sagesse du
gouvernement mettra un terme à cette
fureur hypocrite ; qu’il dira aux fous
qu’il veut bien les laisser jeter des
pierres aux gens raisonnables, mais
qu’il ne veut pas qu’ils les
assomment[2]
, et même que son
exemple leur persuadera qu’ils ne
doivent pas compter long-temps sur
les applaudissemens des spectateurs.
Je suis très-convaincu que cela
28
arrivera, et je m’en réjouirai dans ma
solitude. Mais comme, au milieu de
cette nouvelle lutte, on peut être
quelques années sans s’occuper de la
science que je traite, et par
conséquent de mon ouvrage, il est
possible que, quand on le lira, la
manie actuelle soit déjà oubliée :
c’est pourquoi j’ai voulu en faire
mention ici, afin que l’on se rappelle
un jour qu’elle a beaucoup retardé les
progrès de nos études, sans toutefois
refroidir notre zèle, ni altérer notre
tranquillité.
J’ai donc continué mon travail,
ayant sur-tout en vue les écoles
publiques, et particulièrement les
écoles centrales. Je crois même qu’eu
égard à l’état de la science et aux
nombreuses imperfections que je n’ai
pu faire disparaître de mon ouvrage,
il a besoin, pour être vraiment utile,
d’être présenté, commenté, peut-être
même corrigé, par un habile
29
professeur : car, quoi qu’on en dise,
moins une science est avancée, moins
elle a été bien traitée, et plus elle a
besoin d’être enseignée. C’est ce qui
me fait beaucoup desirer qu’on ne
renonce pas en France à
l’enseignement des sciences
idéologiques, morales, et politiques,
qui, après tout, sont des sciences
comme les autres, à la différence près
que ceux qui ne les ont point étudiées
sont persuadés de si bonne fois de les
savoir, qu’ils se croient en état d’en
décider[3]
. Néanmoins je ne renonce
pas à l’espérance qu’un bon esprit
sans prévention puisse me lire avec
fruit, même sans secours étranger.
Dans ce cas, je le prie seulement de
ne pas s’arrêter au premier endroit
qu’il ne goûtera pas, mais d’aller
jusqu’au bout avant de me
condamner, parce qu’il trouvera
souvent plus loin des développemens
subséquens qui éclairciront les
difficultés antérieures. Avec cette
30
précaution, je me flatte qu’on me
comprendra assez pour que je sois
approuvé, si j’ai raison, ou réfuté en
connaissance de cause, si j’ai tort. Ce
dernier succès ne paraît pas trèsflatteur à obtenir : cependant il est
réservé à ceux qui s’expriment avec
une précision rigoureuse ; et ce genre
de mérite met bien sur le chemin de
trouver la vérité.
Il me reste à me justifier de publier
la première partie de ces élémens
sans la deuxième et la troisième. Sans
doute il eût mieux valu ne les pas
séparer ; et je regrette vivement de
n’avoir pas pu les donner ensemble,
parce que je suis très-persuadé que
les dernières parties eussent jeté
beaucoup de jour sur la première, et
donné beaucoup d’appui à ma
manière de voir. Cependant je prie le
lecteur d’observer que cette partie
que je lui soumets en ce moment
renferme à proprement parler toute la
31
théorie, et que j’ai voulu pressentir
son jugement sur les principes avant
de me livrer aux applications. Si
j’étais assez heureux pour recueillir
de bonnes critiques, et que ma
manière d’analyser la pensée dût être
réformée, nécessairement ma
Grammaire et ma Logique en seraient
modifiées, et par là se trouveraient
tout de suite plus dignes de
l’approbation des connaisseurs.
C’est-là ce qui m’a décidé ; car la
perfection est loin de nous : tout ce
que je souhaite est de mériter que
l’on dise que j’ai fait un peu de bien.
Si j’en étais sûr, je me vanterais des
excellens conseils que j’ai reçus de
plusieurs hommes éclairés avec qui je
suis intimement lié, et je dédierais cet
ouvrage à un véritable ami à qui je
suis particulièrement redevable de ce
qu’il peut y avoir de bon dans ce que
j’ai écrit. Mais je me refuserai ce
plaisir, jusqu’à ce que le public m’ait
jugé, ne voulant point associer des
32
noms respectables à un mauvais
succès. Je pense que l’on ne devrait
jamais mettre d’épître dédicatoire à
une première édition.
Peut-être en approuvant ma
discrétion, jugera-t-on qu’au moins
j’aurais dû citer les auteurs dont je
me suis quelquefois approprié les
idées. J’avoue que si je ne l’ai pas
fait, c’est que le plus souvent je ne
me suis pas rappelé à qui j’étais
redevable. Je déclare une fois pour
toutes qu’il y a dans cet écrit
beaucoup de choses qui ne sont pas
de moi ; et je répète que je voudrais
bien qu’il en fût de même du reste, et
que le tout ne fût qu’un recueil de
vérités déjà connues et convenues : je
m’occuperais avec bien plus de
confiance et de plaisir à en tirer des
conséquences et à en faire des
applications.
1. ↑ [En réalité 1801. Note Wikisource.]
2. ↑ Voyez la fable de La Fontaine, un Fou et
un Sage.
33
C’est fort bien fait à toi ; reçois cet
écu-ci ;
Tu fatigues assez pour gagner
davantage.
3. ↑ Effectivement tous les hommes les savent
plus ou moins, comme ils savent assez de
mécanisme pour s’appuyer sur une canne,
et assez de physique pour souffler le feu.
34
ÉLÉMENS
D’IDÉOLOGIE.
IDÉOLOGIE
PROPREMENT DITE.
INTRODUCTION.
JEUNES GENS, c’est à vous que je
m’adresse ; c’est pour vous seuls que
j’écris. Je ne prétends point donner
des leçons à ceux qui savent déjà
beaucoup de choses, et les savent
bien : je leur demanderai des
35
lumières au lieu de leur en offrir. Et
quant à ceux qui savent mal, c’est-àdire qui, ayant un très-grand nombre
de connaissances, en ont tiré de faux
résultats dont ils se croient très-sûrs,
et auxquels ils sont attachés par une
longue habitude, je suis encore plus
éloigné de leur présenter mes idées ;
car, comme l’a dit un des plus grands
philosophes modernes[1] : « Quand
les hommes ont une fois acquiescé à
des opinions fausses, et qu’ils les ont
authentiquement enregistrées dans
leurs esprits, il est tout aussi
impossible de leur parler
intelligiblement que d’écrire
lisiblement sur un papier déjà brouillé
d’écriture ».
Rien n’est plus juste que cette
observation de Hobbes. Peut-être
verrons-nous bientôt ensemble la
raison de ce fait ; mais, en attendant,
vous pouvez le tenir pour très-certain.
Je serais même fort surpris si votre
36
petite expérience personnelle,
quelque peu étendue qu’elle soit, ne
vous en avait pas déjà offert la
preuve. En tout cas, la première fois
qu’il arrivera à un de vos camarades
de s’attacher obstinément à une idée
quelconque qui paraîtra évidemment
absurde à tous les autres, observez-le
avec soin, et vous verrez qu’il est
dans une disposition d’esprit telle,
qu’il lui est impossible de
comprendre les raisons qui vous
semblent les plus claires ; c’est que
les mêmes idées se sont arrangées
d’avance dans sa tête dans un tout
autre ordre que dans la vôtre, et
qu’elles tiennent à une infinité
d’autres idées qu’il faudrait déranger
avant de rectifier celles-là. Dans une
autre occasion vous lui donnerez
peut-être sa revanche. Eh bien, mes
amis, c’est de la même manière et par
les mêmes causes que l’on s’attache à
un faux système de philosophie et à
37
une fausse combinaison dans un jeu
d’enfans.
C’est pour vous préserver de l’un
et de l’autre que je veux, dans cet
écrit, non pas vous enseigner, mais
vous faire remarquer tout ce qui se
passe en vous quand vous pensez,
parlez, et raisonnez. Avoir des idées,
les exprimer, les combiner, sont trois
choses différentes, mais étroitement
liées entre elles. Dans la moindre
phrase, ces trois opérations se
trouvent ; elles sont si mêlées, elles
s’exécutent si rapidement, elles se
renouvellent tant de fois dans un jour,
dans une heure, dans un moment,
qu’il paraît d’abord fort difficile de
débrouiller comment cela se passe en
nous. Cependant, vous verrez bientôt
que ce mécanisme n’est point si
compliqué que vous le croyez peutêtre. Pour y voir clair, il suffit de
l’examiner en détail ; et déjà vous
sentez qu’il est nécessaire de le
38
connaître pour être sûr de se faire des
idées vraies, de les exprimer avec
exactitude, et de les combiner avec
justesse ; trois conditions sans
lesquelles on ne raisonne pourtant
qu’au hasard. Étudions donc
ensemble notre intelligence, et que je
sois seulement votre guide ; non
parce que j’ai déjà pensé plus que
vous, car cela pourrait bien ne
m’avoir servi de rien, mais parce que
j’ai beaucoup observé comment l’on
pense, et que c’est cela qu’il s’agit de
vous faire voir.
On donne différens noms à la
science dont nous allons parler ; mais
quand nous serons un peu plus
avancés, et que vous aurez une idée
nette du sujet, vous verrez bien
clairement quel nom on doit lui
donner. Jusque-là tous ceux que je
vous suggérerais ne vous
apprendraient rien, ou peut-être
même vous égareraient, en vous
39
indiquant des choses dont il ne sera
point question ici. Étudions donc, et
nous trouverons ensuite comment
s’appelle ce que nous aurons
appris[2]
.
Bien des gens croient qu’à votre
âge on n’est pas capable de l’étude à
laquelle je veux vous engager. C’est
une erreur ; et, pour le prouver, je
pourrais me contenter de vous citer
mon expérience personnelle, et de
vous dire que j’ai souvent exposé à
des enfans aussi jeunes qu’aucun de
vous, et qui n’avaient rien de
remarquable pour l’intelligence,
toutes les idées dont je vais vous
entretenir, et qu’ils les ont saisies
avec facilité et avec plaisir ; mais je
vous dois quelques explications de
plus ; elles ne seront pas inutiles par
la suite.
Premièrement, il n’est pas douteux
que nos forces intellectuelles, comme
nos forces physiques, s’accroissent et
40
augmentent avec le développement
de nos organes ; ainsi dans quelques
années vous serez certainement
susceptibles d’une attention plus forte
et plus longue qu’aujourd’hui,
comme vous serez capables de
remuer et de soutenir des fardeaux
plus lourds.
Secondement, il est tout aussi sûr
que certaines facultés se développent
avant d’autres ; et que, comme la
souplesse du corps précède sa plus
grande vigueur, de même la faculté
de recevoir des impressions et celle
de se les rappeler se manifestent
avant la force nécessaire pour bien
juger et combiner ces sensations et
ces souvenirs ; c’est-à-dire que la
sensibilité et la mémoire précèdent
l’action énergique du jugement.
Une autre vérité d’observation
constante, c’est que toutes ces
facultés physiques ou intellectuelles
languissent dans l’inaction, se
41
fortifient par l’exercice, et s’énervent
quand on en abuse.
Voilà les faits : c’est toujours d’eux
que nous devons partir ; car ce sont
eux seuls qui nous instruisent de ce
qui est ; les vérités les plus abstraites
ne sont que des conséquences de
l’observation des faits. Mais que
conclure de ceux-ci ? rien autre
chose, si ce n’est que, dans tous les
genres, il faut exercer vos forces et ne
pas les excéder ; qu’actuellement vos
leçons doivent être courtes et
répétées, et que, dans quelque temps,
vous ferez en un mois ce que vous ne
faites à cette heure qu’en deux. Mais
cela s’applique-t-il plus
particulièrement à l’étude qui nous
occupe qu’à une autre ? cela doit-il la
faire écarter plus que toute autre ?
Non assurément.
En effet, tout jeunes que vous êtes,
on vous a déjà donné des notions
élémentaires de physique et d’histoire
42
naturelle ; on vous a fait connaître les
principales espèces de corps qui
composent cet univers ; on vous a
donné une idée de leurs
combinaisons, de leur arrangement,
des mouvemens des corps célestes,
de la végétation, de l’organisation des
animaux ; et on a bien fait de vous
mettre tant d’objets divers sous les
yeux, quoique vous ne soyez pas en
état de les approfondir ; cela vous a
toujours fourni des idées
préliminaires et des sujets de
réflexion. Dans tout cela, il est vrai,
beaucoup de choses ont frappé vos
sens et réveillé votre attention ; votre
mémoire sur-tout a été exercée ;
cependant votre jugement n’est pas
demeuré inactif, car, sans son
secours, vous seriez restés dans un
véritable état d’idiotisme ; vous
n’auriez rien compris à tout ce qu’on
vous a dit.
43
Ce n’est pas tout ; on vous a aussi
donné quelques leçons de calcul ;
vous savez les principes
fondamentaux de la numération : là
cependant il n’y a presque rien à voir,
très-peu à retenir de mémoire,
presque tout est raisonnement ; vous
l’avez compris pourtant : ce que nous
avons à dire n’est pas plus difficile.
Il y a plus ; vous avez déjà
commencé l’étude du latin ; on vous
a enseigné quelques élémens de
grammaire ; on vous a expliqué la
valeur des mots, leurs relations, le
rôle qu’ils jouent dans le discours ;
on vous a parlé de substantifs,
d’adjectifs, du verbe simple et des
verbes composés ; vous n’avez pas
pu apprendre l’emploi de ces signes
sans connaître l’usage des idées
qu’ils représentent ; ou vous n’avez
rien compris du tout à tout cela, ou
vous savez déjà, au moins
confusément, une grande partie de
44
tout ce qui va nous occuper ; et, si je
ne me trompe beaucoup, la manière
dont nous allons reprendre toutes ces
matières vous les fera paraître
beaucoup plus claires, d’autant que
ce que nous en dirons ne sera pas
embrouillé par les mots d’une langue
qui ne vous est pas encore familière.
Enfin, quand vous n’auriez jamais
entendu parler ni de physique, ni de
calcul, ni de latin ; quand, de votre
vie, vous n’auriez reçu aucune leçon
expresse ; quand vous ne sauriez pas
lire ; quand vous n’auriez appris qu’à
parler, croyez-vous que vous y
fussiez parvenu sans faire un grand
usage de votre jugement ? Vous
n’avez peut-être jamais pris garde à
la multitude de choses qu’il faut
qu’un enfant étudie pour apprendre à
parler ; combien il faut qu’il fasse
d’observations et de réflexions pour
connaître et démêler tous les objets
qui l’environnent ; pour remarquer et
45
distinguer les voix et les articulations
que prononcent ceux qui l’entourent ;
pour s’apercevoir que de ces paroles
les unes s’appliquent aux objets et les
désignent, les autres expriment ce
qu’on en pense et ce qu’on en veut
faire ; pour parvenir lui-même à
répéter ces paroles et en faire une
application juste, et enfin pour
reconnaître la manière de les varier et
de les lier entre elles de façon
qu’elles deviennent le tableau fidèle
de sa pensée. Pesez un peu toutes ces
difficultés, et vous verrez que ce n’est
pas sans beaucoup de méditations et
de raisonnemens qu’on parvient à
surmonter tant d’obstacles. Aussi
observez un enfant quand il vient de
réussir à distinguer les parties d’un
objet qu’il ne connaissait pas, à
entendre quelque chose qu’on lui dit
et qu’il ne comprenait pas, à faire
comprendre son idée qu’on ne
saisissait pas ; voyez comme il est
content, quelle joie vive il manifeste ;
46
celle d’un savant qui vient de faire
une découverte n’est ni plus grande,
ni mieux fondée ; elle est absolument
du même genre, elle naît des mêmes
motifs, son succès est dû à des efforts
tout pareils. Je vous disais, tout à
l’heure, que c’est par les mêmes
causes que l’on se trompe dans les
jeux et dans les sciences ; eh bien !
c’est par les mêmes procédés qu’on
apprend à parler, et qu’on découvre
ou les lois du système du monde, ou
celles des opérations de l’esprit
humain, c’est-à-dire tout ce qu’il y a
de plus sublime dans nos
connaissances.
Mes amis, plus vous aurez
d’expérience, plus vous aurez
réfléchi, et plus vous serez
convaincus qu’en aucun temps de
votre vie vous n’avez acquis autant
de connaissances réelles, vous n’avez
fait des progrès aussi rapides que
dans les trois ou quatre premières
47
années de votre existence. Ce n’est
pas que, comme je l’ai dit, vous ne
soyez devenus dans la suite capables
d’un jugement plus ferme, d’une
attention plus soutenue ; mais c’est
que jamais vous n’aurez été aussi
constamment occupés d’apprendre[3]
.
Le plaisir presque unique de la
première enfance est de faire des
découvertes ; et, dans le reste de la
vie, on ne se borne que trop souvent à
jouir, tant bien que mal, des choses
que l’on connaît à peu près. Ce qui
met le plus de différence entre les
degrés de lumières et de talens
auxquels parviennent les hommes,
c’est de conserver plus ou moins
long-tems, plus ou moins vivement
ce premier penchant à l’investigation,
à la recherche des vérités quelles
qu’elles soient.
En voulez-vous un exemple ? Les
exemples rendent les vérités plus
sensibles. Vous aimez sûrement bien
48
les chevaux : qu’on vous en donne
un, et qu’on vous laisse libres ; vous
courrez dessus des journées entières
sans vous embarrasser de savoir ni
comment il vit, ni comment il meurt,
ni comment il broie ses alimens, ni ce
qu’ils deviennent, ni quelle est sa
structure interne ; sans peut-être
seulement remarquer en quoi consiste
la différence de ses mouvemens au
pas, au trot, et au galop. Ce que vous
ferez, emportés par l’attrait du plaisir,
un homme plus âgé le fera dominé
par ses affaires, ou par l’appât du
gain. Combien de gens mènent des
chevaux toute leur vie sans faire
autant de réflexions peut-être pour les
conduire que le cheval pour leur
obéir ! Au contraire, donnez un
cheval de carton à un enfant : soyez
assuré qu’à l’instant même il le
tourne et retourne de tous les sens ; il
l’examine autant qu’il est en lui ;
bientôt il va l’éventrer pour voir ce
qu’il y a dedans : s’il le traîne, il le
49
regarde à chaque instant ; il veut
deviner comment cela se fait : vous
voyez souvent à son petit air pensif
qu’il est bien moins occupé de l’effet,
que de la manière dont il se produit ;
son plaisir est de chercher ; sa vraie
passion est la curiosité ; et cet utile
sentiment serait encore bien plus
permanent en lui, si souvent on ne
l’en distrayait pas trèsmaladroitement, et bien plus
fructueux, si de bonne heure on ne lui
faisait pas abandonner sa logique
naturelle pour de faux principes.
Mais revenons.
Vous voyez donc que vous êtes
très-capables de réflexion et de
jugement, pourvu que la recherche
vous plaise, et ne dure pas trop longtems. Si vous avez cru le contraire,
c’est une erreur dont il faut vous
désabuser.
Il est encore une chose qu’il faut
que vous sachiez, et dont vous verrez
50
bien des preuves par la suite : c’est
que l’esprit humain marche toujours
pas à pas ; ses progrès sont graduels ;
ensorte que nulle vérité n’est plus
difficile à comprendre qu’une autre,
quand on sait bien tout ce qui est
avant. Il n’y a d’inintelligible pour
nous que ce qui est trop loin de ce
que nous savons déjà ; mais il n’y a
pas plus de distance entre la vérité la
plus sublime des sciences et celle qui
la précède immédiatement, qu’entre
l’idée la plus simple et celle qui la
suit, comme dans les nombres il n’y a
pas plus loin de 99 à 100 que de 1 à
2. La série de nos jugemens est une
longue chaîne dont tous les anneaux
sont égaux. Il n’y a donc pas de
science qui soit par elle-même plus
obscure qu’aucune autre : tout
dépend de l’ordre que l’on sait y
mettre pour éviter les trop grandes
enjambées, si je puis m’exprimer
ainsi : trouver cet ordre, quand il
n’est pas encore connu, c’est là le
51
propre du talent, et ce talent est le
même qui fait trouver des vérités
nouvelles. Nous verrons quelque jour
en quoi il consiste ; car le bien
connaître est le moyen de l’acquérir,
et de se préserver de croire que le
génie qui invente marche au hasard.
Pour ne pas outrer ce que je viens
de dire sur l’enchaînement des
vérités, il faut cependant observer
qu’il y a tel raisonnement où la série
de nos jugemens est si longue, qu’il
faut une attention peu commune pour
la suivre toute entière, et qu’il y en a
tel autre formé de vérités qui tiennent
à tant d’autres, que même, en les
connaissant bien, il faut une force de
tête au-dessus de l’ordinaire pour ne
pas perdre de vue aucun des élémens
qui les composent, ce qui est
cependant nécessaire pour n’en pas
tirer de fausses conséquences : mais
vous ne trouverez rien de tel dans
tout ce que nous avons à dire. Nous
52
ne nous proposons que d’examiner
avec soin ce que nous faisons quand
nous pensons, et d’en conclure ce que
nous devons faire pour penser avec
justesse. Là, les faits sont en nous, les
résultats tout près de nous, et le tout
est si clair, que nous aurons peine à
comprendre comment tant de gens
l’ont si fort embrouillé en y
supposant ce qui n’y est pas, et y
cherchant ce que nous n’y pouvons
trouver. Ne vous effrayez donc point
de cette entreprise, aussi utile que
facile, et qui, j’en suis sûr, vous
causera plus de plaisir que de fatigue.
Mais, en terminant ces réflexions
préliminaires, je dois encore vous
rappeler que celui d’entre vous qui a
l’esprit le moins exercé, a pourtant
déjà une foule immense d’idées, qu’il
en a porté des millions de jugemens,
et qu’il en est résulté une quantité
prodigieuse de connaissances : tout
cela est tellement innombrable, dans
53
toute la force du terme,
qu’assurément il n’y a aucun de vous
qui pût faire l’énumération complète
de toutes les idées qu’il a conçues, de
tous les jugemens qu’il a portés, et de
toutes les combinaisons qu’il en a
faites ; et dans tout cela vous sentez
bien qu’il doit s’être glissé déjà un
grand nombre d’erreurs ; à la vérité
elles ont du moins un avantage, c’est
qu’elles n’ont pas encore ce caractère
de fixité qu’elles acquièrent avec le
temps. Néanmoins vous êtes bien
loin, pour me servir de l’expression
de Hobbes, d’être semblables à des
feuilles de papier blanc sur lesquelles
on puisse écrire commodément et
sans précaution. Il faut partir de l’état
où vous êtes ; il faut profiter du
chemin que vous avez déjà parcouru ;
il faut vous mettre en garde contre les
fausses routes dans lesquelles vous
pouvez être entrés : c’est ce que je
crois avoir fait dans ce préambule.
54
En le lisant, bien des gens
penseront peut-être que moi, qui vous
promettais tout-à-l’heure de vous
enseigner par la suite l’art que l’on
nomme méthode, c’est-à-dire l’art de
disposer ses idées dans l’ordre le plus
propre à trouver la vérité et à
l’enseigner, j’ai commencé par
manquer moi-même aux règles de cet
art, en vous parlant de beaucoup de
choses dont je ne vous ai point encore
donné de notions exactes, en me
servant, pour vous en parler, de
beaucoup de termes dont la
signification précise n’est pas encore
convenue entre nous. Ils croiront que
j’aurais dû débuter par vous expliquer
magistralement ce que c’est que
faculté, pensée, intelligence,
sensation, souvenir, idée, attention,
réflexion, jugement, raisonnement,
combinaison, etc. ; et par vous
donner des définitions positives de
tous les termes scientifiques que j’ai
déjà employés et que j’emploierai à
55
l’avenir, et ils seront persuadés que
de cette manière j’aurais été
beaucoup plus clair.
Effectivement, si je m’y étais pris
ainsi, peut-être y auriez-vous été
trompés vous-mêmes ; peut-être
auriez-vous cru dès l’abord me
comprendre parfaitement, quoique
dans le vrai il n’en fût rien. Vous
n’êtes pas encore assez avancés pour
que je puisse vous faire bien voir
d’où vous serait venue cette
confiance trompeuse ; mais une
preuve qu’elle n’eût été qu’une
illusion, c’est que quand vous saurez
bien ce que c’est que toutes ces
choses que nous venons de nommer,
quand par conséquent vous aurez une
idée bien nette et bien juste de la
signification des mots qui les
expriment, je n’aurai plus rien à vous
dire, vous saurez la science qui nous
occupe. Or, il est bien évident que
c’est ce que je ne pouvais pas opérer
56
dans un petit nombre de paragraphes.
Je n’aurais donc fait, avec toutes mes
définitions, que prendre des mots qui
n’ont encore pour vous qu’un sens
assez vague, et, sans vous donner
aucune nouvelle lumière, les
remplacer par d’autres mots
nécessairement tout aussi vagues que
les premiers. C’est ainsi que l’on
s’éblouit, mais ce n’est point ainsi
que l’on s’éclaire.
Il n’y a peut-être pas un des termes
que je viens de citer, dont vous ne
vous soyez déjà servi mille et mille
fois. Ils ont donc pour vous un sens
quelconque ; j’ai donc pu m’en servir
en vous parlant, tout comme j’ai fait
de termes plus usuels, que vous
employez encore plus souvent,
quoique certainement vous n’en
sentiez pas toujours toutes les
nuances. J’ai dû seulement ne pas
faire de ces mots un usage trop fin
que vous n’auriez pas compris ; car
57
ces termes scientifiques ne réveillent
pas en vous à beaucoup près autant
d’idées qu’en moi, et la signification
que vous leur attachez est confuse et
indéterminée. Mais à mesure que je
vous expliquerai les choses qu’ils
expriment, cette signification
deviendra et plus claire, et plus
précise, et plus complète ; et quand
elle sera exactement la même que
celle que je leur donne, nous serons
au même point ; vous saurez la
science que nous étudions, autant que
moi, et comme moi ; nous aurons
fini. Commençons donc par
dégrossir, si je puis m’exprimer
ainsi ; ensuite nous perfectionnerons
successivement et graduellement.
En effet, mon objet est de vous
faire connaître en détail ce qui se
passe en vous quand vous pensez,
parlez, et raisonnez : il faut donc
qu’auparavant vous ayez pensé,
parlé, et raisonné, sans quoi il vous
58
serait impossible de m’entendre. Je
parlerais éternellement des couleurs à
un aveugle-né, et des sons à un sourd
et muet de naissance, qu’ils ne
sauraient jamais comprendre de quoi
il s’agit. Il faut avoir éprouvé une
impression quelconque, il faut la
connaître déjà un peu pour pouvoir
en raisonner : c’est la marche
constante de l’esprit humain. Il agit
d’abord, puis il réfléchit sur ce qu’il a
fait, et il apprend par là à le faire
mieux encore. Il prend une première
connaissance d’une chose, ensuite il
la médite ; enfin il la rectifie et la
perfectionne, et de là il va plus loin.
Il m’a donc fallu commencer par
vous parler de ce que vous savez
déjà, de ce que vous avez déjà fait ;
vous inviter à y réfléchir, et vous
faire entrevoir le parti que je prétends
en tirer, et le but où je veux vous
conduire, sans rechercher d’abord
une précision et une clarté parfaites.
59
Je n’ignore pas que la première fois
que vous lirez ces premières pages,
sur-tout si vous les lisez seuls et sans
guides, vous y trouverez des choses
que vous ne comprendrez pas
parfaitement : mais ce que vous en
aurez saisi suffira pour ce que nous
allons dire, et aura excité votre
réflexion. Quand nous aurons été plus
loin, vous y reviendrez : ce que nous
aurons vu aura jeté un nouveau jour
sur ce commencement, qui à son tour
éclaircira ce que nous verrons après ;
et ainsi successivement, jusqu’à ce
que vos idées soient parfaitement
déterminées : alors nous pourrons
faire des définitions rigoureuses, ou
plutôt des descriptions complètes ;
car ce sont là les vraies définitions.
Entrons donc en matière, et
commençons par examiner ce que
c’est que penser.
1. ↑ Hobbes, Traité de la Nature humaine,
traduction du baron d’Holbach
60
2. ↑ Cette science peut s’appeler Idéologie, si
l’on ne fait attention qu’au sujet ;
Grammaire générale, si l’on n’a égard
qu’au moyen, et Logique, si l’on ne
considère que le but. Quelque nom qu’on
lui donne, elle renferme nécessairement ces
trois parties ; car on ne peut en traiter une
raisonnablement sans traiter les deux
autres. Idéologie me paraît le terme
générique, parce que la science des idées
renferme celle de leur expression et celle de
leur déduction. C’est en même-temps le
nom spécifique de la première partie.
3. ↑ On peut ajouter : et jamais vous n’aurez
suivi une aussi bonne méthode. L’enfant
part des impressions qu’il reçoit, et il n’en
infère que ce qu’elles paraissent lui
montrer. Il peut être par inexpérience trop
prompt à conclure ; mais du moins il est
préservé, par son ignorance même, de la
folie de vouloir rien deviner à priori et par
la vertu d’une maxime générale composée
d’avance.
61
CHAPITRE PREMIER.
Qu’est-ce que penser ?
VOUS pensez tous : vous le dites
souvent ; aucun de vous n’en doute ;
c’est pour vous une vérité
d’expérience, de sentiment, de
conviction intime, et je suis bien loin
de la nier. Mais vous êtes-vous jamais
rendu un compte un peu précis de ce
que c’est que penser, de ce que vous
éprouvez quand vous pensez,
n’importe à quoi ? Je suis bien tenté
de croire que non ; et bien des
hommes meurent sans l’avoir fait,
sans y avoir seulement songé. Cette
insouciance si commune devrait bien
nous surprendre, s’il n’était pas vrai
qu’il n’y a que les choses rares qui
aient le pouvoir de nous étonner.
Essayons de faire ensemble cet
62
examen que je vous soupçonne de
n’avoir jamais fait.
Vous dites tous, je pense cela,
quand vous avez une opinion, quand
vous formez un jugement.
Effectivement, porter un jugement
vrai ou faux est un acte de la pensée ;
et cet acte consiste à sentir qu’il
existe un rapport, une relation
quelconque, entre deux choses que
l’on compare. Quand je pense qu’un
homme est bon, je sens que la qualité
de bon convient à cet homme. Il ne
s’agit pas ici de rechercher si j’ai
raison ou tort, ni d’où peut venir mon
erreur ; nous verrons cela ailleurs… :
penser, dans ce cas, c’est donc
apercevoir un rapport de convenance
ou de disconvenance entre deux
idées, c’est sentir un rapport.
Vous dites encore, je pense à notre
promenade d’hier, quand le souvenir
de cette promenade vient vous
frapper, vous affecter : penser, dans
63
ce cas, c’est donc éprouver une
impression d’une chose passée ; c’est
sentir un souvenir.
Quand vous desirez, quand vous
voulez quelque chose, vous ne dites
pas aussi communément, je pense
que j’éprouve un desir, une volonté.
Effectivement, ce serait un
pléonasme, une expression inutile :
mais il n’en est pas moins vrai que
desirer et vouloir sont des actes de
cette faculté intérieure que nous
appelons en général la pensée, et que
quand nous desirons ou voulons
quelque chose, nous éprouvons une
impression interne, que nous
appelons un desir ou une volonté :
ainsi penser, dans ce cas, c’est sentir
un desir.
Vous vous servez encore moins de
l’expression, je pense, quand vous ne
faites qu’éprouver une impression
actuelle et présente, qui n’est ni un
souvenir d’une chose passée, ni un
64
rapport existant entre deux idées, ni
un desir de posséder ou d’éviter un
objet quelconque. Quand un corps
chaud vous brûle la main, vous ne
dites point, je pense que je me brûle,
mais je sens que je me brûle, ou
mieux encore, tout simplement je me
brûle. si vous êtes affecté par
quelques douleurs internes, celles de
la colique, par exemple, vous ne dites
point, je pense que je souffre, mais je
souffre. Cependant le dérangement
mécanique qui s’opère dans votre
main ou dans vos entrailles est une
chose distincte et différente de la
douleur que vous en ressentez ; la
preuve en est que si ces organes sont
paralysés ou gangrenés, ils peuvent
éprouver de bien plus fortes lésions
sans que vous vous en aperceviez :
or, cette faculté d’être affecté de
plaisir ou de peine à l’occasion de ce
qui arrive à nos organes, fait encore
partie de ce que nous nommons la
pensée ou la faculté de penser.
65
Penser, dans ce cas, c’est donc sentir
une sensation, ou tout simplement
sentir.
Penser, comme vous voyez, c’est
toujours sentir, et ce n’est rien que
sentir. Maintenant me demanderezvous ce que c’est que sentir ? Je vous
répondrai : C’est ce que vous savez,
ce que vous éprouvez. Si vous ne
l’éprouviez pas, ce serait bien
inutilement que je m’efforcerais de
vous l’expliquer : vous ne
m’entendriez ni ne me comprendriez.
Mais puisque vous avez la conscience
de cette manière d’être, vous n’avez
besoin d’aucune explication pour la
connaître ; il vous suffit de votre
expérience. Sentir est un phénomène
de notre existence, c’est notre
existence elle-même : car un être qui
ne sent rien peut bien exister pour les
autres êtres, s’ils le sentent ; mais il
n’existe pas pour lui-même, puisqu’il
ne s’en aperçoit pas.
66
Vous pourriez avec plus de raison
me demander pourquoi, penser étant
la même chose que sentir, on a fait
deux mots au lieu d’un ? Je vous
dirais que c’est parce que l’on a plus
spécialement destiné le mot sentir à
exprimer l’action de sentir les
premières impressions qui nous
frappent, celles que l’on nomme
sensations ; et le mot penser à
exprimer l’action de sentir les
impressions secondaires que celles-là
occasionnent, les souvenirs, les
rapports, les desirs, dont elles sont
l’origine. Ce partage entre ces deux
mots est mal vu, sans doute ; il n’est
fondé que sur les idées fausses qu’on
s’était faites de la faculté de penser
avant de l’avoir bien observée, et il a
ensuite causé d’autres erreurs. Mais
malgré l’obscurité que ce mauvais
emploi des mots répand sur notre
sujet, il est clair, quand on y réfléchit,
que penser c’est avoir des perceptions
ou des idées ; que nos perceptions ou
67
nos idées (je ferai toujours ces deux
mots absolument synonymes) sont
des choses que nous sentons, et que
par conséquent penser c’est sentir.
Nous avons donc actuellement une
connaissance générale de ce que c’est
que penser. Il nous reste à entrer dans
les détails.
Encore une fois, puisque penser
c’est sentir, si les mots de notre
langue étaient bien faits ou bien
appliqués, nous devrions appeler
cette faculté sensibilité, et ses
produits sensations ou sentimens ;
l’expression rappellerait la chose
même : mais ne pouvant changer
l’usage, nous le suivrons, et nous
nommerons cette faculté la pensée, et
ses produits des perceptions ou des
idées. nous conserverons de même
tous les autres termes reçus ; nous
nous contenterons de bien déterminer
leur signification.
68
On vous dira, et peut-être on vous
a déjà dit, que le mot idée vient d’un
mot grec qui signifie image, et qu’il a
été adopté parce que nos idées sont
les images des choses. Ce peut bien
être effectivement là la raison qui a
fait créer ce mot, et qui l’a fait
recevoir dans beaucoup de langues ;
mais cette raison n’en est pas
meilleure ; car nos idées sont ce que
nous sentons ; et assurément le
sentiment de douleur que je sens,
quand je me brûle, n’est pas du tout
la représentation du changement de
couleur ou de figure qui arrive à mon
doigt. Nous verrons cela encore
mieux par la suite ; mais, dès ce
moment, gardons-nous de l’erreur
commune de croire que nos idées
sont la représentation des choses qui
les causent.
Quoi qu’il en soit, nous avons déjà
remarqué que nous avions des idées
ou perceptions de quatre espèces
69
différentes. Je sens que je me brûle
actuellement, c’est une sensation que
je sens ; je me rappelle que je me suis
brûlé hier, c’est un souvenir que je
sens ; je juge que c’est un tel corps
qui est cause de ma brûlure, c’est un
rapport que je sens entre ce corps et
ma douleur ; je veux éloigner ce
corps, c’est un desir que je sens.
Voilà quatre sentiments, ou, pour
parler le langage ordinaire, quatre
idées qui ont des caractères bien
distincts. On appelle sensibilité la
faculté de sentir des sensations ;
mémoire, celle de sentir des
souvenirs ; jugement, celle de sentir
des rapports ; volonté, celle de sentir
des desirs. Ces quatre facultés font
certainement partie de celle de
penser ; mais la composent-elles
toute entière ? la faculté de penser
n’en renferme-t-elle aucune autre ?
Quoique j’en sois bien convaincu, je
ne me permettrai pas de vous
l’affirmer encore ; c’est une question
70
que nous traiterons par la suite.
Commençons par considérer ces
quatre facultés l’une après l’autre : si
de cet examen il résulte qu’elles
suffisent à former toutes nos idées, il
sera constant qu’il n’y a rien autre
chose dans la faculté de penser ;
qu’elles la composent toute entière.
71
CHAPITRE II.
De la Sensibilité et des Sensations.
LA sensibilité est cette faculté, ce
pouvoir, cet effet de notre
organisation, ou, si vous voulez, cette
propriété de notre être en vertu de
laquelle nous recevons des
impressions de beaucoup d’espèces,
et nous en avons la conscience.
Chacun de nous ne la connaît par
expérience qu’en lui-même. Il la
reconnaît dans ses semblables à des
signes non équivoques, mais sans
jamais pouvoir s’assurer au juste du
degré de son intensité dans chacun
d’eux : il faudrait qu’il pût sentir par
les organes d’un autre. Elle se montre
à nous plus ou moins clairement dans
les différentes espèces d’animaux, à
proportion qu’ils ont plus ou moins
72
de moyens de l’exprimer. Elle ne se
manifeste pas de même dans les
végétaux ; mais aucun de nous ne
pourrait affirmer qu’elle n’y existe
pas, ni même dans les minéraux ;
personne ne peut être certain qu’une
plante n’éprouve pas une vraie
douleur quand la nourriture lui
manque, ou quand on l’ébranche ; ni
que les particules d’un acide, que
nous voyons toujours disposées à
s’unir à celles d’un alkali,
n’éprouvent pas un sentiment
agréable dans cette combinaison. Je
ne veux point par cette observation
vous induire à supposer la sensibilité
par tout où elle ne paraît pas ; car, en
bonne philosophie, il ne faut jamais
rien supposer ; mais je sais que nous
sommes dans une ignorance complète
à cet égard. Quant aux motifs que
nous aurions de former une
conjecture plutôt qu’une autre sur ce
point, ils ne sont pas de mon sujet ; je
les passe sous silence.
73
Si nous ignorons l’énergie et les
limites de la sensibilité dans tout ce
qui n’est pas nous, du moins nous
savons un peu mieux par quels
organes elle agit en nous. Je
n’entrerai point ici dans des détails
physiologiques ; on a dû déjà vous
donner une idée générale de notre
organisation, et vous en ferez quelque
jour une étude plus approfondie : il
me suffira de vous dire aujourd’hui
que mille expériences directes
prouvent que c’est principalement par
les nerfs que nous sentons. Ces nerfs,
dans l’homme, sont des filets d’une
substance molle, à peu près de même
nature que la pulpe cérébrale ; leurs
principaux troncs partent du cerveau,
dans lequel ils se réunissent et se
confondent ; de là, par une multitude
de ramifications et de subdivisions
qui s’étendent à l’infini, ils se
répandent dans toutes les parties de
notre corps, où ils vont porter la vie
et le mouvement.
74
Nous recevons par les extrémités
de ces nerfs, qui se terminent à la
surface de notre corps, des
impressions de différents genres,
suivans les différents organes
auxquels ils aboutissent.
Ceux qui tapissent les membranes
de l’œil sont susceptibles de certains
ébranlemens qui nous donnent les
sensations de la clarté et de
l’obscurité, et de leurs différents
degrés, celles des couleurs et de
toutes leurs nuances : ce qui constitue
le sens de la vue.
Ceux qui garnissent l’intérieur de
la bouche, la langue, le palais,
éprouvent aussi certains mouvemens
particuliers qui nous occasionnent les
sensations des saveurs : ce qui
constitue le sens du goût.
Il en est de même de ceux des
oreilles, qui nous font sentir les sons,
et de ceux du nez, qui font sentir les
75
odeurs : ce qui compose les sens de
l’ouïe et de l’odorat.
Remarquez que ce n’est pas sans
raison que je dis que ces quatre
genres de nerfs éprouvent des
mouvemens quelconques qui leur
sont propres ; car, de quelque
manière que vous excitiez ceux de
l’oreille, ils ne vous donneront jamais
les sensations de la vue ; ni ceux de
l’œil, celles du goût ; et ainsi de suite.
Il n’en est pas de même du
cinquième sens, que nous appelons le
tact. Il paraît être général et commun
aux nerfs de toutes les parties de la
surface de notre corps ; du moins il
n’en est aucune qui, dans l’occasion,
ne nous donne plus ou moins les
sensations de piqûre, de brûlure, de
chaud, de froid, celles qu’excite
l’approche d’un corps raboteux, ou
poli, ou gluant, ou mouillé, etc… Les
organes mêmes par lesquels nous
recevons des sensations particulières,
76
telles que les goûts, les sons, les
saveurs et les couleurs, sont encore
capables de nous donner ces
sensations plus générales, qu’on peut
appeler tactiles. Il est vrai que ces
sensations générales varient nonseulement d’intensité, mais même de
nature, dans les différentes parties de
notre corps. La même blessure ne
nous fait pas partout le même genre
de douleur ; un léger frottement ne
nous donne pas partout la sensation
du frissonnement ou du
chatouillement ; un léger tiraillement,
placé ailleurs que dans le nez, ne
nous procurerait pas ce léger spasme
qui précède et excite l’éternuement.
On pourrait donc, si on les observait
avec soin, établir des distinctions
entre les sensations tactiles des
diverses parties du corps, les localiser
jusqu’à un certain point, et partager le
sens du tact en plusieurs sens
différents ; mais cela serait peu utile,
et d’une exécution assez difficile,
77
parce que ces nuances ne sont pas
très-tranchées, et pas exactement les
mêmes dans les divers individus.
Cependant cela était bon à observer
pour vous faire remarquer, ce dont
vous verrez de fréquentes preuves
dans toutes vos études, que toutes ces
classifications que font les hommes
pour mettre de l’ordre dans leurs
idées, sont très-imparfaites, et qu’il
faut s’en servir parce qu’elles sont
commodes, mais ne jamais oublier
que toujours elles confondent des
choses très-distinctes, ou en séparent
qui sont très-analogues entr’elles.
Quoi qu’il en soit, voilà le tableau
assez complet de celles de nos
sensations qu’on peut appeler
externes, parce que nous les recevons
des extrémités de nos nerfs, qui sont
à la surface de notre corps. Vous
remarquerez que je n’y ai point
compris les perceptions de grandeur,
de distance, de figure, de forme, de
78
résistance, de dureté, de mollesse,
parce que ce ne sont pas des
sensations simples, de purs effets de
notre sensibilité ; ce sont des idées
composées dans lesquelles il entre
des jugements ; c’est ce que je vous
ferai reconnaître quand je vous
expliquerai la génération de nos idées
composées. Continuons.
Assez ordinairement, quand on
rend compte des effets de la
sensibilité, on se borne aux
sensations externes que nous venons
d’examiner ; souvent même on leur
donne exclusivement le nom de
sensation. Cependant, la colique, la
nausée, la faim, la soif, le mal
d’estomac, le mal de tête, les
étourdissemens, les plaisirs que
causent toutes les secrétions
naturelles, les douleurs que
produisent leurs dérangemens ou leur
suppression sont bien aussi des
sensations, quoiqu’elles nous
79
viennent de l’intérieur de notre
corps ; et, par cette raison, on peut les
appeler des sensations internes. Mais
à quel sens les rapporterons-nous ?
Osera-t-on bien dire qu’un
éblouissement appartient au sens de
la vue, le mal de cœur au sens du
goût, ou le mal de reins au sens du
toucher ? non, sans doute. Nous en
parlerons donc sans les rapporter à
aucun sens, et il n’y aura pas grand
mal. Que cela vous prouve seulement
l’insuffisance de nos classifications.
Toutefois, vous voyez que tout
ébranlement d’un de nos nerfs, soit
qu’il soit l’effet du mouvement vital,
soit qu’il soit produit par une cause
étrangère, est l’occasion d’une
sensation, et met en jeu notre
sensibilité.
C’est pour cela que toutes les fois
que nous faisons un mouvement
quelconque d’un de nos membres,
nous en sommes avertis, nous le
80
sentons. C’est bien là encore une
sensation. Elle n’a point de nom,
mais elle était bien essentielle à
remarquer. Nous l’appellerons la
sensation de mouvement.
Enfin, il y a encore d’autres effets
de la sensibilité, auxquels on donne
communément plutôt le nom de
sentiment que celui de sensation, et
qui pourtant sont bien des résultats de
l’état de nos nerfs, fort analogues à
tous ceux dont nous venons de faire
mention ; telles sont les impressions
que nous éprouvons quand nous nous
sentons fatigués ou dispos, engourdis
ou agités, tristes ou gais. Je sais que
l’on sera surpris de me voir ranger de
pareils états de l’homme parmi les
sensations simples, sur-tout les trois
dernières, que l’on sera tenté de
regarder plutôt comme des effets trèscompliqués des différentes idées qui
nous occupent, et par conséquent
comme des pensées, des sentiments
81
très-composés. Cependant, de même
que souvent l’on se sent dans un état
d’accablement et de fatigue sans
avoir auparavant exécuté de grands
travaux, ou que l’on éprouve un
sentiment d’hilarité et de bien-être,
sans un grand repos préalable, on ne
peut nier qu’il arrive aussi que trèssouvent nous ressentons de
l’agitation, de la gaîté ou de la
tristesse, sans motif. J’en appelle à
l’expérience de tous les hommes, et
sur-tout de ceux qui sont délicats et
mobiles. L’état joyeux causé par une
bonne nouvelle, ou par quelques
verres de vin, n’est-il pas le même ?
Y a-t-il de la différence entre
l’agitation de la fièvre et celle de
l’inquiétude ? Ne confond-on pas
aisément la langueur du mal
d’estomac et celle de l’affliction ?
Pour moi, je sais qu’il m’est arrivé
souvent de ne pouvoir discerner si le
sentiment pénible que j’éprouvais
était l’effet des circonstances tristes
82
dans lesquelles j’étais, ou du
dérangement actuel de ma digestion.
D’ailleurs, lors même que ces
sentiments sont l’effet de nos
pensées, ils n’en sont pas moins des
affections simples, qui ne sont ni des
souvenirs, ni des jugements, ni des
desirs proprement dits. Ce sont donc
des produits réels de la pure
sensibilité, et j’ai dû en faire mention
ici ; en un mot, ce sont de vraies
sensations internes comme les
précédentes.
Il en est de même de toutes les
passions, à la différence que les
passions proprement dites renferment
toujours un desir. Dans la haine, est le
desir de faire de la peine ; dans
l’amitié, le desir de faire plaisir ; et
ces desirs dépendent de la faculté que
nous nommons volonté. Mais l’état
doux ou pénible qu’éprouve l’homme
qui aime ou hait un autre homme, est
83
une véritable sensation interne. Je
crois que tout ceci est entendu.
Voilà donc que nous avons passé
en revue tous les effets que l’on doit
attribuer à la pure sensibilité. Je crois
bien que vous n’en aviez jamais fait
un examen si complet et si
scrupuleux ; et peut-être n’en sentezvous pas encore beaucoup l’utilité ;
cependant cela doit commencer à
vous faire un peu mieux démêler ce
qui se passe en vous. À mesure que
nous avancerons, vous verrez tout se
débrouiller successivement sous vos
yeux, et l’ordre succéder au chaos ; et
vous y trouverez toujours plus de
plaisir. Mais c’est assez parler de la
sensibilité ; passons à la mémoire.
84
CHAPITRE III.
De la Mémoire et des Souvenirs
LA mémoire est une seconde espèce
de sensibilité. La première consiste à
être affecté d’une sensation actuelle ;
la seconde à être affecté du souvenir
de cette sensation. Mais ce souvenir
lui-même est une sensation ; car c’est
une chose sentie, c’est une sensation
interne, mais d’un autre genre que
celles dont nous parlions tout à
l’heure.
En effet le souvenir d’une
sensation n’est point la même chose
que la sensation même ; quand je me
rappelle que j’ai souffert, je
n’éprouve pas la même affection que
quand je souffre actuellement. Il
paraît assez vraisemblable que, quand
nous sentons une sensation, le
85
mouvement quelconque qui s’opère
dans nos nerfs va de la circonférence
au centre ; et que, quand nous sentons
un souvenir, il se porte du centre à la
circonférence ; ce qui aiderait à le
croire, c’est que quand le souvenir est
très-vif, il va quelquefois jusqu’à
réveiller la sensation elle-même dans
la partie où elle a été sentie ; il
semble qu’alors, en vertu de ce fort
ébranlement tendant du centre à la
circonférence, il y ait une nouvelle
réaction de la circonférence au centre
qui reproduise le premier
mouvement. Mais ce ne sont là que
des conjectures ; le jeu mécanique de
nos nerfs a échappé jusqu’à présent à
toutes les observations.
J’ai dit que la mémoire consiste à
sentir les souvenirs des sensations
passées : entendez qu’elle consiste
aussi à sentir les souvenirs de nos
jugemens, de nos desirs, de toutes
nos idées composées ; et même de
86
nos souvenirs eux-mêmes, car
continuellement il nous arrive de
nous souvenir d’impressions qui ne
sont elles-mêmes que des souvenirs.
On a excessivement admiré cette
faculté appelée la mémoire ; et certes
ce n’est pas sans raison ; mais, pour
être juste, il aurait fallu commencer
par s’émerveiller de celle nommée
sensibilité ; car s’il est très-surprenant
qu’un être quelconque ait la propriété
d’être affecté du souvenir d’une
impression qu’il a reçue, il ne l’est
pas moins que cet être soit capable
d’être modifié de tant de manières
par l’effet de tout ce qui l’approche.
L’un et l’autre sont des résultats
d’une organisation dont les ressorts
secrets sont impénétrables pour nous.
Tout est également admirable dans la
nature, depuis la moindre végétation
jusqu’à la plus sublime pensée. Mais
se borner à l’admirer et à la célébrer,
c’est employer son temps d’une
87
manière très-stérile et qui n’apprend
rien. Vouloir la deviner, lui supposer
des causes et des origines, est trèsdangereux ; c’est une source
inépuisable d’égaremens et d’erreurs.
La seule chose utile est d’étudier ce
qui est ; cela conduit à le connaître et
à en tirer tout le parti possible pour
notre avantage. Suivons donc nos
recherches.
On demande s’il est de l’essence
de la mémoire que, quand nous
sentons un souvenir, nous sentions
qu’il est la représentation d’une
impression passée, c’est-à-dire que
nous sachions toujours que c’est un
souvenir. Je réponds que non ; car il
m’arrive souvent d’avoir une idée
que je crois nouvelle pour moi, et, le
moment d’après, je trouve que depuis
long-temps je l’ai écrite quelque part,
preuve sans réplique que je puis avoir
un souvenir sans avoir en même
temps la conscience que c’est un
88
souvenir. C’est-là une preuve de fait
bien suffisante, car elle est
péremptoire ; cependant on peut
encore y ajouter une preuve de
raisonnement. En effet, sentir une
impression actuelle à l’occasion
d’une impression passée, c’est-là le
propre de la mémoire. Mais ensuite
reconnaître que cette impression
actuelle est une représentation de
l’impression passée, en est le
souvenir, c’est sentir un rapport
d’identité ou de ressemblance entre
ces deux impressions. Or, sentir un
rapport est un acte du jugement. Ce
n’est donc pas un effet de la simple
mémoire, telle que nous la
considérons, séparée et distincte de
toute autre faculté intellectuelle. On
pourrait donc, tout au plus, demander
si cet acte du jugement est toujours et
nécessairement lié à tout acte de la
mémoire ; or l’exemple que je viens
de citer répond pleinement à cette
dernière question.
89
Ce qui a jeté quelques nuages sur
ce point d’idéologie, c’est que quand
nous avons le souvenir d’une
sensation proprement dite, nous ne
manquons jamais de reconnaître que
ce n’est pas la sensation elle-même.
Quand je pense à une douleur que j’ai
éprouvée, je sens très-bien, excepté
dans des cas fort rares, que ce n’est
pas cette douleur elle-même que je
ressens. Mais quand il s’agit
d’impressions moins différentes entre
elles qu’une douleur et un souvenir,
ce jugement nous échappe souvent ;
et, quand il a lieu, il est un effet de la
faculté de juger, et non pas une suite
nécessaire de celle de se ressouvenir.
Je ne crois pas que cela puisse
souffrir de contradiction.
J’aurais pu, à propos de la
sensibilité, mettre en avant une
question fort analogue à celle que je
viens d’élever au sujet de la
mémoire ; mais j’ai préféré de ne
90
vous la proposer qu’après celle-ci,
parce que la solution en sera plus
facile. On demande s’il est de la
nature de la sensibilité que quand
nous éprouvons une sensation
quelconque, nous reconnaissions
d’où elle nous vient ; c’est-à-dire que
nous la rapportions au corps qui en
est la cause, ou au moins à l’organe
qui nous la transmet. Prenez garde à
l’état de cette question ; au fond elle
n’est pas plus difficile que celle que
nous venons de résoudre ; mais elle
demande cependant un peu plus
d’attention, parce que nous ne
pouvons pas y répondre directement
par un exemple comme à l’autre.
En effet, presque dès les premiers
momens de notre existence, nous
savons que nous sommes environnés
de corps qui agissent sur nous de
mille manières ; que nous avons
nous-mêmes un corps et des organes
qui reçoivent leurs impressions ; que
91
nous n’avons aucune sensation
externe qui ne vienne de l’action de
ces corps sur ces organes, et que
toutes nos sensations internes sont
l’effet des mouvemens qui s’opèrent
dans l’intérieur de ces mêmes
organes. Toutes ces connaissances
précèdent en nous tous les temps dont
nous nous souvenons : la preuve en
est que nous ne nous rappelons pas de
les avoir acquises. En conséquence,
nous avons de temps immémorial
l’habitude de rapporter nos sensations
à tout ce qui les cause ; et nous
sommes bien tentés de croire qu’il est
dans la nature même de toute
sensation d’indiquer d’où elle nous
vient, et que c’est là une propriété de
la sensibilité.
À la vérité les mouvemens trèsvagues des enfants dans le premier
âge nous indiquent qu’ils éprouvent
des sensations pendant quelque
temps, avant de savoir d’où elles leur
92
viennent. Nous-mêmes, si nous
reconnaissons presque toujours quel
est l’organe par lequel nous vient une
sensation, nous ne distinguons pas
toujours le corps qui a agi sur lui, ni
où il est précisément : enfin nous
nous trompons même quelquefois sur
l’organe qui est affecté ; il nous
arrive de prendre l’un pour l’autre.
Ces observations indiquent bien qu’il
n’est pas absolument de l’essence de
la sensation de faire connaître d’où
elle vient ni par où elle vient ; qu’on
sent souvent sans savoir cela, et que,
par conséquent, ce ne sont pas deux
choses inséparablement unies.
Cependant tous ces faits ne sont pas
aussi décisifs que celui que j’ai
allégué à propos de la mémoire. On
pourrait essayer d’expliquer ceux-ci
par les circonstances de notre
organisation. À défaut de la preuve
de fait, ayons donc recours à la
preuve de raisonnement, qui nous a
93
déjà réussi. Disons de la sensibilité ce
que nous avons dit de la mémoire.
Sentir une sensation est un acte de
la sensibilité proprement dite ; et
sentir que cette sensation nous vient
d’un tel corps et par tel organe, c’est
sentir un rapport entre cette sensation
et ce corps ou cet organe ; c’est un
acte du jugement. Ainsi il est évident
qu’il n’appartient pas à la sensibilité
proprement dite, et que par
conséquent l’un n’est point
essentiellement et nécessairement
inséparable de l’autre. Concluons
donc, quoique cela répugne à nos
habitudes les plus invétérées, qu’il
n’y a rien dans la simple sensation
qui indique d’où elle vient ni par où
elle vient ; et qu’il a pu y avoir un
temps où nous sentions sans juger,
sans savoir que nous avions un corps
et des organes, et sans connaître enfin
que nous voyions par l’œil, que nous
tâtions par la main, et que ce que
94
nous voyions et touchions était des
corps.
Je dis, qu’il a pu y avoir un temps,
et non pas qu’il y a eu un temps. Car
en convenant de la justesse du
raisonnement que nous venons de
faire, et auquel il me paraît
impossible de se refuser, il est trèspossible de demander si ces deux
facultés de sentir et de juger ne
naissent pas ensemble ; si elles ne
résultent pas en même temps de notre
organisation ; si leurs actes ne sont
pas toujours simultanés et confondus,
ce qui produirait le même effet que si
elles n’étaient qu’une seule et même
faculté : et ensuite on peut demander
comment, en supposant que cela ne
soit pas ainsi, il se fait que nous
parvenons à connaître que notre corps
existe, qu’il en existe d’autres, et que
ce sont là les causes et les moyens de
nos sensations.
95
Sans vouloir encore traiter à fond
ces deux questions secondaires, je
dirai, à l’égard de la première, que les
faits allégués ci-dessus commencent
à prouver que la faculté de juger ne
se développe qu’après celle de
sentir ; et que nous le reconnaîtrons
encore plus clairement dans le
chapitre suivant, où nous allons
parler du jugement.
Quant à la seconde question, je
vous promets que, quand nous en
serons là, je vous montrerai comment
nous apprenons successivement et
graduellement à connaître que les
corps existent, et qu’ils sont les
causes de nos sensations ; et je me
persuade que l’explication que je
vous donnerai de ce phénomène ne
vous laissera rien à desirer. Mais,
quand même je serais dans l’erreur,
quand les explications que je vous
donnerai ne seraient pas
satisfaisantes, il s’ensuivrait
96
seulement que je me suis trompé, que
j’ai mal vu la manière dont le fait
arrive, qu’il faut la chercher de
nouveau. Mais il n’en faudrait pas
conclure que la sensation toute seule
nous donne la connaissance de ce qui
la cause ; car il n’en serait pas moins
vrai que quand on ne fait uniquement
que sentir, on n’apprend pas par ce
seul acte d’où vient la sensation : car
sentir et juger sont deux choses
différentes, qui sont quelquefois
séparées. Voilà ce dont il ne faut pas
se départir, puisque cela est
indubitable. Il ne semble pas que ce
soit avoir fait un grand pas que de
s’être assuré d’une vérité si simple ;
cependant vous verrez dans la suite
que bien des philosophes s’égarent
pour n’y pas faire assez d’attention,
et que nous, nous en tirerons des
conséquences très-importantes.
Vous n’avez vraisemblablement
jamais observé avec tant de scrupules
97
les divers élémens de votre
intelligence, et sûrement vous êtes
surpris que l’on découvre des parties
distinctes dans des choses qui
paraissent d’abord aussi
indécomposables ; et que des choses
qui semblent si simples donnent lieu
à tant de questions délicates. Peutêtre aussi trouvez-vous ma marche un
peu lente, et mes recherches
minutieuses ; mais soyez sûrs qu’on
gagne bien du temps en n’allant pas
trop vîte, et qu’on ne connaît bien
que ce qu’on a examiné en grand
détail. Bientôt vous verrez que nous
serons récompensés de notre
patience. Pour le moment je
n’ajouterai rien au peu que je vous ai
dit de la mémoire avant cette
digression. Il me suffit de vous avoir
fait connaître exactement ce que
c’est, et en quoi elle consiste. Passons
au jugement. Quand nous aurons
ainsi examiné, pour ainsi dire, pièce à
pièce toutes les parties de la faculté
98
de penser, nous les rassemblerons
pour les voir agir ; et c’est alors que
nous ferons des progrès qui seront
rapides sans cesser d’être sûrs.
99
CHAPITRE IV.
Du Jugement et des Sensations de
rapports.
LA faculté de juger, ou le jugement,
est encore une espèce de sensibilité ;
car c’est la faculté de sentir des
rapports entre nos idées ; et sentir des
rapports c’est sentir. Commençons
par éclaircir le sens de ce mot
rapport : c’est une expression si
générale, que, si on n’y prenait garde,
elle pourrait devenir un peu vague.
Toute circonstance, toute
particularité de chacune de nos idées
peut être le sujet d’un rapport entre
cette idée et toutes les autres.
Le rapport est cette vue de notre
esprit, acte de notre faculté de penser
par lequel nous rapprochons une idée
d’une autre, par lequel nous les lions,
100
les comparons ensemble d’une
manière quelconque. Par exemple,
quand je juge qu’un cheval court
bien, je n’ai pas seulement présentes
à l’esprit l’idée de ce cheval et l’idée
de bien courir ; je sens que la
propriété de bien courir appartient à
ce cheval. C’est-là un rapport entre
cette action et cet animal. De même,
quand je juge que Pierre est gai, que
Jacques se porte bien, je ne sens pas
seulement l’idée de Pierre et celle
d’être gai, l’idée de Jacques et celle
de se bien porter, je sens de plus que
celle d’être gai convient à Pierre, que
celle de se bien porter convient à
Jacques : ce sont là des sensations de
rapports, ce sont des jugemens. Vous
trouverez la même chose dans tous
les exemples que vous voudrez
choisir, si vous les analysez bien[1]
.
Par cette explication, vous voyez
nettement en quoi consiste la faculté
de juger. Ne me demandez pas
101
comment il se fait que nous la
possédons ; c’est vraisemblablement
ce que nous ne saurons jamais. Il est
incompréhensible sans doute que
nous soyons faits de façon à être
affectés du rapport de deux
sensations ; mais il ne l’est pas moins
que nous soyons affectés de ces
sensations elles-mêmes et de leurs
souvenirs. On pourrait même dire que
le jugement est une conséquence
nécessaire de la sensibilité ; car, dès
qu’on sent distinctement deux
sensations, il s’ensuit assez
naturellement qu’on sent leurs
ressemblances, leurs différences, et
leurs liaisons. Quoi qu’il en soit, le
jugement est une partie de la faculté
de penser, comme la sensibilité et la
mémoire ; ce sont trois résultats de
notre organisation. Tenons-nous-en
là ; ne cherchons pas à deviner des
mystères ; mais parcourons les
différentes observations que nous
102
avons à faire sur la faculté de sentir
des rapports.
Remarquons d’abord qu’elle nous
est bien nécessaire cette faculté ;
c’est d’elle seule que nous tenons
tout ce que nous savons ; sans elle, la
sensibilité et la mémoire ne nous
seraient d’aucune utilité. Si nous
n’avions pas la faculté de sentir des
rapports, nous jouirions et
souffririons éternellement par nos
sensations et nos souvenirs, sans être
jamais plus avancés que le premier
jour ; nous ne pourrions en tirer
aucuns résultats ; nous ne saurions
jamais ni d’où nous viennent ces
sensations, ni comment elles nous
viennent, ni quelles liaisons elles ont
entre elles, ni en quoi elles se
ressemblent ou diffèrent, ou se
tiennent les unes aux autres, ni par
quels moyens nous pouvons nous les
procurer, ou les éviter ; nous serions
incapables de réunir deux idées pour
103
en former une troisième ; nous ne
saurions pas même s’il y a des corps
et si nous en avons un ; en un mot
nous serions des êtres toujours
sentans, mais absolument et
complètement ignorans de tout ce qui
nous entoure et de nous-mêmes ; car
toutes nos connaissances ne sont que
des sensations de rapports, des
jugemens. Ceci sera encore plus clair
pour vous quand nous aurons analysé
la manière dont se forment nos idées
composées, c’est-à-dire presque
toutes nos idées ; mais, dès ce
moment, vous devez le comprendre,
et un exemple va vous le rendre plus
sensible.
Je reçois la sensation de la couleur
jaune : je suis affecté ; mais cela ne
m’apprend rien, j’éprouve seulement
une certaine modification
accompagnée de plaisir ou de peine.
Ce n’est ensuite que par les
sensations de certains rapports que
104
sent mon jugement, ou, comme on
dit, par des jugemens que je porte,
que je sais que cette sensation me
vient par l’œil ; qu’elle est causée par
un corps ; qu’elle est un effet de la
lumière ; que le même corps qui me
la cause, m’en cause d’autres ; que je
puis en faire tel usage, etc. Ainsi,
vous voyez que tout ce que nous
savons ne consiste que dans des
rapports entre les diverses choses que
nous sentons. Voilà donc l’utilité et
les fonctions du jugement bien
établies.
Observons actuellement que pour
sentir un rapport il faut déjà avoir eu
au moins deux idées ; ainsi l’action
de la sensibilité proprement dite
précède nécessairement, au moins
d’un moment, celle du jugement ; ces
deux facultés ne peuvent pas
commencer à s’exercer précisément
dans le même instant. Cela répond
clairement, ce me semble, comme je
105
vous l’avais promis, à la première des
deux questions que nous nous étions
faites dans le chapitre précédent[2]
.
Ceci ne veut pas dire, au reste, que
nous ne naissions pas doués de la
faculté de juger comme de celle de
sentir. L’une et l’autre sont également
des résultats de notre organisation ;
nous l’avons déjà dit. Ainsi je n’ai
pas plus de peine à concevoir qu’un
enfant qui vient de naître a en lui la
capacité de sentir un rapport, qu’à
concevoir qu’il a celle de sentir une
sensation ; mais je dis qu’il ne peut
commencer à user de l’une qu’après
s’être servi de l’autre. L’expérience
prouve de plus que celle de juger est
la dernière qui se fortifie, et on
pourrait même dire la dernière qui
s’éteint. Nous verrons ailleurs quelles
circonstances paraissent nécessaires
pour qu’elle commence à agir.
Remarquons encore que nonseulement il faut avoir deux idées
106
pour sentir un rapport, mais qu’il
n’en faut jamais que deux ; car dans
tout rapport il ne peut y avoir que
deux termes, savoir, l’idée de laquelle
on en rapproche une autre, et celle
que l’on en rapproche ; c’est ce qu’on
appelle le sujet et l’attribut. S’il y
avait plusieurs sujets ou plusieurs
attributs, il y aurait plusieurs rapports
et par conséquent plusieurs jugemens,
et non pas un seul. Le sujet et
l’attribut peuvent bien, à la vérité,
être chacun une idée extrêmement
complexe, c’est-à-dire composée
d’une foule de parties, mais elle est
toujours considérée comme unique ;
et, dans chacun de nos jugemens, il
n’y a que deux idées ou deux groupes
d’idées qui soient opposés l’un à
l’autre.
Par exemple, quand je dis,
l’homme qui découvre une vérité est
utile à l’humanité tout entière, je
prononce beaucoup de mots, mais je
107
n’exprime qu’un jugement : l’homme
qui découvre une vérité, est le sujet ;
est utile à l’humanité tout entière, est
l’attribut. Cependant, l’homme,
exprime l’idée d’un individu ; qui,
une idée de relation ; découvre, l’idée
d’une action ; une, une idée de
nombre ; vérité, l’idée d’un produit
de notre intelligence. Voilà cinq idées
bien distinctes, et chacune d’elles est
composée de bien d’autres ; mais à
elles toutes elles n’en font plus
qu’une ; car je ne parle pas seulement
de l’homme, ou de l’homme qui
découvre, mais de l’homme qui
découvre une vérité : c’est-là l’idée
complète et unique, quoique trèscomposée, dont je vais en rapprocher
une autre. Il en est de même de
l’attribut : est, exprime l’idée de
l’existence ; utile, une idée de
qualité ; à, une idée de relation ;
l’humanité, l’idée d’une collection
d’hommes ; tout, une idée de qualité ;
entière, une autre idée de qualité.
108
Cela fait bien six idées, et toutes
aussi composées que les premières.
Mais, à elles toutes, elles ne font
encore qu’une seule idée ; car je ne
juge pas seulement du sujet qu’il est,
qu’il existe, ou qu’il est utile, ou qu’il
est utile simplement à l’humanité,
mais qu’il est utile à l’humanité tout
entière ; ce n’est qu’alors seulement
que mon sens est complet, et ce n’est
qu’un seul fait que j’affirme en
prononçant tant de mots. Ainsi,
comme je l’ai annoncé, cette phrase
si longue n’exprime qu’un seul
jugement.
Dans celle-ci, au contraire, Pierre
et Paul existent ; quoiqu’elle soit bien
courte, il y a deux jugemens ; car il y
a trois termes. Je rapproche l’idée
d’exister de celle de Pierre et de celle
de Paul, qui sont deux idées distinctes
et séparées ; ce n’est qu’une manière
abrégée de dire que Pierre existe, et
que Paul existe aussi ; ce qui fait
109
deux jugemens tellement distincts
que l’un peut être juste et l’autre
faux.
Il est si vrai que le nombre des
jugemens tient au nombre des termes,
c’est-à-dire au nombre des groupes
d’idées, et non au nombre des idées
composant chaque groupe, que quand
je dis, le genre humain existe, je
n’exprime qu’un seul jugement,
quoiqu’il y ait bien plus d’idées
renfermées sous ces mots, le genre
humain, que sous ceux-ci, Pierre et
Paul.
Il ne faut pas cependant que la
forme de l’expression fasse illusion.
Par exemple, quand je dis, un et un
font deux, je ne prononce pas deux
jugemens ; car je ne dis pas que un
fait deux, et que un fait encore deux ;
mais je dis que un ajouté à un fait
deux, phrase dans laquelle il n’y a
qu’un jugement : aussi n’y voyezvous que deux termes. Si l’usage était
110
raisonnable, au lieu de dire un et un
font deux, on dirait un et un fait deux
comme on dit un ajouté à un fait
deux ; puisque, dans un cas comme
dans l’autre, il n’y a réellement qu’un
sujet unique ; mais, dans les langues,
l’usage est souvent absurde, parce
qu’elles ont été faites avant la
science.
Concluons qu’il ne peut jamais y
avoir plus de deux termes dans la
sensation d’un rapport, dans un
jugement.
Maintenant je dois aller au-devant
d’une difficulté qui pourrait vous
embarrasser. On vous a sûrement déjà
dit, en vous parlant de grammaire
latine ou française, qu’une
proposition était l’expression d’un
jugement, et cela est vrai ; mais on
vous a peut-être dit aussi, car c’est
assez l’usage, que toute proposition
est composée nécessairement de trois
termes, le sujet, l’attribut, et la copule
111
ou le lien. Si cela était vrai, cela
impliquerait contradiction avec le
principe que je viens de vous
démontrer ; car comment se pourraitil qu’il n’y eût que deux termes dans
un jugement, et qu’il y en eût
nécessairement trois dans la
proposition, qui n’est que son
expression fidèle ? Aussi cela est-il
faux, et voici comment on a été induit
en erreur.
On a remarqué que, dans toutes les
propositions quelconques, le verbe
être se trouve ou explicitement
comme dans celle-ci, Pierre est
grand, ou implicitement comme dans
cette autre, Pierre marche, que l’on
peut traduire ainsi, Pierre est
marchant. Cette observation est
juste ; mais les grammairiens, qui ne
sont pas toujours idéologistes, sont
partis de là pour imaginer qu’il y
avait je ne sais quelle propriété
occulte dans ce verbe être, et qu’il
112
était une espèce de liaison nécessaire
entre le sujet et l’attribut ; ils l’ont
appelé lien ou copule, et ils en ont
fait un troisième terme de la
proposition ; mais le verbe être ne lie
rien, et le nom de lien qu’on lui
donne est vide de sens. Le verbe être
se trouve dans toutes les propositions,
parce qu’on ne peut pas dire qu’une
chose est de telle manière, sans dire
auparavant qu’elle est. je ne puis ni
juger ni exprimer que Pierre existe
grand, sans auparavant juger et
exprimer que Pierre existe. Mais ce
mot est, qui est dans toutes les
propositions, y fait toujours partie de
l’attribut ; il en est toujours le début
et la base ; il est l’attribut général et
commun de toutes les choses qui
existent, ou dont on parle comme
existantes. Il n’y a donc pas trois
termes dans la proposition, non plus
que dans le jugement dont elle est
l’énoncé.
113
D’autres grammairiens ont cru que
le verbe être exprimait l’action de
l’esprit qui juge, la persuasion de
l’homme qui parle. Mais encore une
fois, le verbe être par lui-même
n’exprime que l’existence.
Si en outre il exprime
l’affirmation, ce n’est
qu’accidentellement, c’est par la
forme qu’on lui fait prendre. La
preuve en est que quand je dis, Pierre
être bon, il n’y a pas plus
d’affirmation, pas plus de prononcé
de jugement que quand je dis, Pierre
bon. le verbe n’exprime l’affirmation
que quand il est à un mode défini.
C’est donc dans le mode, et non dans
le verbe même, qu’est l’affirmation :
aussi une phrase n’est jamais une
proposition, un prononcé de
jugement, que quand il s’y trouve un
mode défini énoncé ou sous-entendu.
Mais que le verbe exprime ou non
l’affirmation, ce n’est là qu’un
114
accessoire, qui ne l’empêche pas de
faire toujours partie de l’attribut.
J’ai donc eu raison, et de vous dire
qu’il n’y avait jamais que deux
termes dans un jugement, et
d’analiser, comme je l’ai fait cidessus, les énoncés des jugemens que
je vous ai cités pour exemples.
Comme la discussion à laquelle je
viens de me livrer porte sur un point
encore contesté, j’ai été contraint de
l’étendre un peu : elle a dû vous
paraître longue ; et cependant je
crains que vous ne l’ayez trouvé
pénible, parce qu’elle est prématurée
à quelques égards. Nous y
reviendrons quand nous traiterons
spécialement de l’expression de la
pensée ; vous l’entendrez plus
complètement alors, parce que
plusieurs préliminaires nécessaires
auront été expliqués[3] : mais j’ai dû
anticiper un peu ; sans quoi ce que
l’on a pu déjà vous dire des principes
115
de la grammaire aurait jeté quelques
nuages sur la manière dont je vous ai
expliqué les sensations de rapports.
Cela doit commencer à vous montrer
combien la science de la pensée, et
celle de la parole, sont intimement
liées, combien elles sont nécessaires
l’une à l’autre, et combien il est
dangereux de s’occuper de la manière
d’exprimer les idées avant d’avoir
étudié la manière dont elles se
forment en nous : vous en verrez bien
d’autres preuves.
De ce qu’il faut avoir à la fois deux
idées, et de ce qu’il n’en faut avoir
que deux pour sentir une sensation de
rapports, nous devons conclure qu’il
faut encore que ces deux idées soient
présentes à la pensée en même temps
d’une manière distincte, et qu’elles
ne s’y confondent pas ; car, si elles se
confondaient ensemble, elles ne
feraient plus à elles deux qu’une
seule idée complexe, comme celles
116
que nous venons de voir, qui, réunies,
ne forment qu’un sujet ou un attribut.
Il n’y aurait donc qu’un terme dans la
pensée ; il ne pourrait pas y avoir
sensation de rapport. Exemple : Pour
que je sente un rapport entre la
sensation de noir et celle de blanc, il
faut qu’elles demeurent séparées, et
qu’elles ne se mêlent pas de manière
à former la sensation de gris ; car
alors il n’y a plus de terme de
comparaison. Retenez cette
remarque, elle nous sera fort utile
lorsque nous examinerons quand et
comment notre faculté de juger peut
commencer à agir.
Faisons encore, en finissant, une
réflexion qui a échappé à beaucoup
de grammairiens et de logiciens, et
qui dissipera bien des nuages : c’est
qu’il n’y a point de jugement négatif.
Dans les propositions négatives, la
négation se trouve dans la forme de
l’expression, mais elle n’est pas dans
117
la pensée. Par exemple, quand je dis,
Pierre n’est pas grand, on dit
communément que je sens, que je
porte un jugement négatif, que je juge
que l’idée d’être grand ne convient
pas à Pierre. Cela n’est pas exact ; je
fais plus, je sens positivement que
l’idée de n’être pas grand lui
convient. La négation fait partie de
l’attribut ; cela est si vrai, que c’est
comme si je jugeais que l’idée d’être
petit ou du moins d’être de la taille
commune, convient à Pierre ; ce qui
est incontestablement un jugement
positif. Cette distinction pourra
paraître minutieuse : cependant elle
est très-importante ; car l’expression
que je combats jette du louche sur
l’opération de notre pensée dans le
jugement. Je sais, pour moi, qu’elle
m’a long-tems empêché de la
comprendre nettement. En effet,
juger, c’est sentir un rapport, c’est
une chose positive : or que serait-ce
que sentir qu’un rapport n’existe
118
pas ? ce serait sentir une chose qui
n’existe pas ; cela implique
contradiction. De plus, en adoptant
l’explication que je rejette, on est
obligé de ne pas faire de la négation
une partie de l’attribut, on en fait une
modification du verbe ; et il faut par
conséquent faire du verbe un
troisième terme, ce qui brouille tout :
enfin cela conduit à méconnaître une
vérité, la base de tout raisonnement,
et que je vous prouverai dans la
suite ; c’est que tout jugement
consiste à reconnaître que l’idée
totale de l’attribut est comprise toute
entière dans l’idée du sujet, et en fait
partie. Mais nous verrons cela quand
nous en serons à la troisième partie
de ce Cours, à l’histoire de la
déduction de nos idées[4]
. Pour le
moment retenez que tout jugement
est positif, que la négation n’existe
que dans la forme de l’expression, et
qu’elle fait toujours partie de
l’attribut.
119
Actuellement que vous connaissez
suffisamment ce que c’est que la
faculté de sentir des rapports, nous
allons parler de celle de sentir des
desirs.
1. ↑ Nous expliquerons dans la suite avec plus
de précision, que l’acte de juger consiste
toujours et uniquement à voir qu’une idée
est comprise dans une autre, fait partie de
cette autre, est une des idées qui la
composent ou doivent la composer ; mais
nous n’avons pas besoin de cela
actuellement. Toutefois, si vous en êtes
curieux dès ce moment, voyez la
Grammaire, chapitre premier, de la
Décomposition du Discours dans quelque
langage que ce soit.
2. ↑ On pourrait m’objecter que dès la
première sensation que nous éprouvons,
nous pouvons la juger agréable ou
désagréable. Cela est vrai : je crois même
que nous le faisons, et je crois de plus que
c’est le seul jugement que nous puissions
porter de cette première sensation, faute
d’autres termes de comparaison. Mais ce
fait ne détruit pas ce que je viens de dire ;
car dans cette première sensation sont
renfermées implicitement deux idées, celle
de notre faculté sentante et celle d’une
affectation qui la modifie ; et ce premier
120
jugement n’est que la perception du rapport
que cette affection a avec notre sensibilité,
de la modifier en bien ou en mal. Cette
perception de rapport peut donc naître tout
de suite de notre première affection ; mais
enfin elle ne saurait la précéder, elle ne peut
que la suivre, et cela suffit pour la vérité de
ce que j’avance. Nous reviendrons encore
sur cet objet au chap. 8.
3. ↑ Voyez la Grammaire, chap. 2 et 3.
4. ↑ En attendant, je crois devoir une
explication provisoire à ceux qui ont déjà
étudié la matière, et qui pourraient être
surpris de cette dernière assertion. En effet,
ils savent que l’idée exprimée par l’attribut
doit toujours être une idée plus générale
que celle exprimée par le sujet. On peut
bien dire, un homme est un animal ; mais
on ne peut pas dire, un animal est un
homme. C’est pour cela que les anciens
logiciens, à tort ou à raison, ont appelé
l’attribut le grand terme, et la proposition
dans laquelle il entre la majeure, par
opposition au sujet, qu’ils nomment le petit
terme, et à la proposition qui le renferme,
qu’ils nomment la mineure. Cela semble
contraire au principe que je viens
d’avancer, que l’idée totale de l’attribut est
comprise toute entière dans l’idée du sujet ;
mais cette contradiction apparente va
s’expliquer et s’évanouir par une
distinction très-simple. Il y a deux choses à
considérer dans une idée, son extension, ou
le nombre des objets auxquels elle
convient, et sa compréhension, ou le
121
nombre des idées qu’elle renferme. Plus
une idée est générale, plus elle convient à
un grand nombre d’objets ; mais moins elle
retient des idées propres à chacun d’eux : et
au contraire, plus elle est particulière, plus
est petit le nombre des objets auxquels elle
s’applique ; mais plus elle renferme des
idées composantes de chacun d’eux. Ainsi,
l’idée générale renferme l’idée particulière
dans son extension, et l’idée particulière
renferme l’idée générale dans sa
compréhension. En effet, dans l’idée
d’animal sont compris tous les individus
hommes ; mais dans les idées composantes
de l’idée homme est comprise l’idée d’être
un individu de la classe des animaux, d’être
un animal. Or, comme je soutiens que tout
jugement consiste toujours à voir que l’idée
de l’attribut est une des idées composantes
de celle du sujet, est une circonstance qui
lui appartient, je me crois en droit de dire
que l’idée de cet attribut, bien que plus
générale, fait partie de celle du sujet,
quoique plus particulière, et que c’est pour
cela, et pour cela seul, que nous pouvons
affirmer l’attribut du sujet. J’en ai d’autant
plus de raison, que dès que deux idées sont
comparées, dès qu’elles sont la matière
d’un jugement, elles ne diffèrent plus que
par leur compréhension : elles sont toujours
parfaitement égales en extension. Quand
l’on dit que l’homme est un animal, on
entend un animal de l’espèce des hommes,
et non pas de l’espèce des singes ou de
toute autre. De même quand on dit, cet
122
homme est malade, on entend malade de sa
maladie particulière, et non pas de toutes
les infirmités qui peuvent mériter à un être
sensible le nom de malade. C’est toujours
l’extension du sujet qui détermine
l’extension de l’attribut. Celle-ci ne peut
jamais la surpasser, puisque l’attribut n’est
jamais dit que des objets auxquels
s’applique le sujet ; mais elle doit l’égaler,
puisque l’attribut est toujours dit de tous les
êtres auxquels s’étend le sujet. Cela nous
fait voir pourquoi l’attribut doit toujours
être une idée au moins aussi générale que le
sujet. C’est qu’on ne peut pas accroître à
volonté l’extension d’une idée (cela en fait
une autre idée), au lieu qu’on peut toujours
la restreindre de manière à n’être qu’égale à
celle d’une autre. On ne peut pas étendre
l’idée d’animal à tous les êtres, elle
deviendrait l’idée d’être, tandis qu’on peut
très-bien la restreindre à ne s’appliquer
pour le moment qu’aux animaux appelés
hommes : elle n’est pas dénaturée pour
cela. Mais ces réflexions nous montrent
aussi bien clairement combien est fausse
cette dénomination de grand terme donnée
à l’attribut d’une proposition, puisque les
deux tenues sont toujours égaux en
extension, et que c’est le sujet qui, par sa
nature, est nécessairement le grand terme
sous le rapport de la compréhension. C’estlà la différence radicale entre l’ancienne
logique, s’appuyant sur des hypothèses
hasardées et des formules vaines, et la
nouvelle logique, fondée sur l’observation
123
attentive de la formation de nos idées ;
entre la fausse conception de l’art
syllogistique et l’exposition vraie du
mécanisme naturel de nos déductions. Au
reste, on trouvera cette explication plus
complète dans la Grammaire, chap. 1
er et
chap. 3, § 4, et sur-tout dans la Logique, où
je me flatte qu’elle ne laissera rien à
desirer. Ce n’était pas encore ici le moment
de lui donner tous ses développemens.
124
CHAPITRE V.
De la Volonté et des Sensations de
desirs.
VOUS savez tous ce que c’est que
desirer ; vous l’avez éprouvé : vous
avez senti bien des desirs, et de trèsvifs. On donne le nom de volonté à
cette admirable faculté que nous
avons de sentir ce qu’on appelle des
desirs. Elle est une conséquence
immédiate et nécessaire de la
singulière propriété qu’ont certaines
sensations de nous faire peine ou
plaisir, et des jugemens que nous en
portons ; car dès que nous avons jugé
qu’une chose est pour nous ce que
nous appelons bonne ou mauvaise, il
nous est impossible de ne pas desirer
d’en jouir, ou de l’éviter : d’où vous
voyez que la seule façon d’empêcher
125
la volonté de s’égarer, est de rectifier
le jugement qui la détermine.
La volonté n’est, comme nos
autres facultés, qu’un résultat de
notre organisation ; mais elle a cela
de particulier, que nous sommes
toujours heureux ou malheureux par
elle. Je puis bien avoir une sensation
ou un souvenir qui ne me fasse ni
peine ni plaisir. Lorsque je porte un
jugement, ce qui m’importe, à cause
des conséquences qui en résultent,
c’est de porter un jugement juste ; du
reste il m’est égal de sentir tel rapport
ou tel autre ; ni l’un ni l’autre ne me
sont par eux-mêmes agréables ou
désagréables à sentir. Le desir, au
contraire, exclut l’indifférence ; il est
de sa nature d’être une jouissance s’il
est satisfait, et une souffrance s’il ne
l’est pas ; ensorte que nécessairement
notre bonheur ou notre malheur en
dépendent : et même, si par erreur
nous nous avisons de desirer des
126
choses qui nous soient
essentiellement nuisibles, c’est-à-dire
qui nous conduisent inévitablement à
d’autres dont nous voudrions être
préservés, il est indispensable que
nous soyons malheureux ; car, de
quelque côté que la chance tourne, il
y a un de nos desirs qui n’est pas
satisfait. C’est là une propriété bien
remarquable dans la volonté.
Elle en a encore une autre bien
incompréhensible et bien importante ;
c’est qu’elle dirige les mouvemens de
nos membres et les opérations de
notre intelligence. L’emploi de nos
forces mécaniques et intellectuelles
dépend de notre volonté ; ensorte que
c’est par elle seule que nous
produisons des effets, et que nous
sommes une puissance dans le
monde. Quand je sens des sensations
ou des souvenirs, ce sont des
modifications que j’éprouve, elles
n’affectent que moi ; quand je porte
127
des jugemens sur ces sensations et
ces souvenirs, que j’y sens des
rapports, que j’y découvre des
vérités, ce sont encore des choses qui
se passent en moi, et n’influent que
sur moi ; mais quand, par suite de ces
jugemens, je ressens des desirs, et
qu’en conséquence de ces desirs
j’agis, alors j’opère sur tout ce qui
m’environne. C’est donc ma volonté
qui réduit en actes les résultats de
toutes mes autres facultés
intellectuelles. Je ne prétends pas dire
néanmoins que toutes nos pensées et
tous nos mouvemens soient
absolument volontaires : je sais que
beaucoup ont lieu à notre insu, et
même malgré nous ; et j’examinerai
quelque part jusqu’à quel point et
suivant quel mode toutes nos facultés
dépendent de notre volonté. Mais il
n’en est pas moins vrai que nous
faisons beaucoup d’actions quand
nous le voulons, et que, par différens
moyens, nous nous procurons aussi, à
128
notre gré, beaucoup d’idées, et
exécutons beaucoup d’opérations
intellectuelles.
C’est sans doute la considération
de ces effets de notre volonté qui
nous a conduits à croire que nous
étions plus essentiellement actifs
dans l’exercice de cette faculté que
dans celui des autres ; car si par être
actif on entend seulement agir, sentir
une sensation, un souvenir, un
rapport, est une action tout comme
sentir un desir ; ainsi nous ne sommes
pas plus actifs dans un cas que dans
l’autre. Si, au contraire, par être actif
on n’entend pas seulement agir, mais
agir librement, c’est-à-dire d’après sa
volonté ; et si par être passif on
entend agir forcément ou contre sa
volonté, il n’y a peut-être pas une
action dont nous soyons moins les
maîtres que de sentir ou de ne pas
sentir un desir : ainsi, à ce compte, il
n’y aurait pas en nous une faculté
129
plus passive que celle de vouloir.
Mais cela rentre dans la question que
je viens de promettre d’examiner
ailleurs : je ne veux pas la traiter ici,
parce qu’elle exige des explications
que je ne puis pas encore vous
donner, et parce qu’à présent je n’ai
pour objet que de vous faire connaître
ce que c’est que la volonté.
Une autre conséquence plus juste
que l’on tire généralement des effets
de la volonté, c’est le desir que nous
avons tous que la volonté des autres
soit conforme à la nôtre, nous soit
favorable, c’est-à-dire qu’ils nous
veuillent du bien, qu’ils nous aiment.
Ce desir est la source du plaisir que
nous goûtons dans l’amitié ; il est
très-raisonnable ; car la bienveillance
de nos semblables est pour nous une
grande source de bonheur, puisqu’ils
agissent d’après leur volonté.
Une suite encore très-juste de ce
desir de la bienveillance est celui de
130
l’estime ; car nous éprouvons tous
que nous sommes très-disposés à
vouloir du bien à ceux en qui nous
connaissons de bons sentimens et de
grands talens.
Et enfin, du desir de la
bienveillance et de l’estime des autres
naît, avec beaucoup de raison, le
bien-être que nous éprouvons quand
nous nous sentons animés de
mouvemens de bienfaisance, et le
malaise qui nous tourmente quand
nous nous reconnaissons travaillés de
passions haineuses, bien que l’un et
l’autre soit encore ignoré ; car nous
voyons très-bien en secret que, si
nous venons à être connus, dans le
premier cas tous les cœurs viennent à
nous, et que dans l’autre nous
sommes rebutés par tous nos
semblables ; et nous entrevoyons
confusément qu’il est impossible
qu’un jour ou l’autre nos dispositions
ne soient pas aperçues, ou du moins
131
soupçonnées. Aussi tous les hommes
bons ont l’habitude et les manières de
la candeur et de la sérénité, et les
méchans celles de la dissimulation et
de la défiance ; mais cela même les
fait reconnaître.
Ces observations, et un grand
nombre d’autres qui y tiennent,
demanderaient à être développées
avec beaucoup de détails ; mais cela
composerait un traité de morale,
c’est-à-dire de l’art de régler nos
desirs et nos actions de la manière la
plus propre à nous rendre heureux.
Ce n’est point ici le lieu
d’approfondir un pareil sujet ; je me
propose de le traiter quand nous
connaîtrons complètement notre
faculté de penser et toutes ses
opérations ; l’art d’employer toutes
nos facultés de la manière la plus
propre à nous conduire au bonheur
étant la plus belle application de la
connaissance de ces facultés, et ne
132
pouvant être, sans cette connaissance,
qu’une routine aveugle dénuée de
principes. Déjà vous voyez que cet
art consiste presque uniquement à
éviter de former des desirs
contradictoires, puisque ce sont des
sujets certains de chagrins ; à nous
préserver autant que possible des
maux physiques, puisque ce sont de
vraies souffrances ; enfin, à obtenir la
bienveillance de nos semblables, et à
nous concilier notre propre
approbation, puisque ce sont des
biens réels.
Pour le moment, retenez seulement
que de même que sans la faculté de
juger nous ne saurions rien, sans celle
de vouloir nous ne ferions rien ; que
nos desirs dirigent nos actions, et sont
la cause de presque tous nos plaisirs
et nos chagrins ; et que, puisqu’ils
sont la suite nécessaire des jugemens
que nous portons des choses, le seul
moyen de les bien régler est de porter
133
des jugemens justes et vrais.
Maintenant passons à autre chose :
voilà des préliminaires suffisans pour
aller plus loin.
Il semblerait que ce serait ici le
moment d’examiner jusqu’à quel
point nos autres facultés sont
soumises à notre volonté, et comment
notre volonté elle-même est
susceptible d’être influencée ; mais il
faut auparavant avoir vu les effets de
ces différentes facultés. Je reviendrai
ailleurs sur ce sujet.
134
CHAPITRE VI.
De la Formation de nos Idées
composées.
JEUNES GENS, nous voilà arrivés à
une époque de nos recherches qui
mérite que vous vous y arrêtiez un
moment. Vous avez vu avec moi que
nous sommes doués de sensibilité, de
mémoire, de jugement et de volonté ;
vous avez reconnu que sentir des
sensations, sentir des souvenirs,
sentir des rapports, et sentir des
desirs, c’est toujours sentir. Quoique
je ne vous l’aie pas encore démontré,
je vous ai annoncé que ces quatre
facultés composaient notre faculté de
penser tout entière ; et je crois qu’en
examinant les opérations de votre
esprit, vous éprouvez l’impossibilité
d’en découvrir une qui ne se rapporte
135
pas à une de celles-là ; et que cela
commence à vous persuader que je ne
vous ai pas trompés sur ce point. Je
vous ai fait connaître avec précision
ce qui appartient à chacune de ces
facultés, et ce qu’il ne faut pas lui
attribuer ; j’ai, pour ainsi dire, mis
sous vos yeux les traits qui les
caractérisent et les distinguent les
unes des autres ; ainsi, à proprement
parler, vous connaissez déjà toute
votre faculté de penser. Cependant,
ou je me trompe fort, ou vous ne
voyez pas encore la liaison de tout
cela avec toutes les idées qui
meublent vos têtes, avec toutes les
pensées qui occupent vos esprits ;
votre raison et votre conscience
intime vous disent bien qu’une
intelligence humaine ne peut pas faire
autre chose que sentir, se ressouvenir,
juger, vouloir, et agir en
conséquence ; et en même temps
vous sentez que vous faites une
quantité de choses qui ne vous
136
paraissent précisément aucune de
celles-là. Vous vous trouvez comme
pressés entre deux expériences toutes
deux constantes, et qui pourtant
semblent contradictoires ; vous
éprouvez un embarras singulier, et
vous ne savez pas encore comment
vous avez formé l’idée d’embarras ;
vous cherchez, vous réfléchissez, et
vous ne savez pas précisément ce que
c’est que réfléchir, ni comment on
réfléchit. Expliquons-le en passant ;
ce sera toujours une idée éclaircie, et
cela se retrouvera dans l’occasion.
Réfléchir, être réfléchissant, c’est
l’état de l’homme qui desire
apercevoir un ou plusieurs rapports,
porter un ou plusieurs jugemens ; qui,
en conséquence de ce desir, s’efforce
de se rappeler d’abord des faits entre
lesquels il puisse voir une liaison, et
ensuite d’autres faits, pour s’assurer
si cette liaison est bien réelle, si elle
est constante ; et qui examine jusqu’à
137
quel point on peut la généraliser, et
enfin ce que l’on en peut affirmer
sans se tromper ; voilà ce que c’est
que réfléchir. L’embarras est le
sentiment, la sensation interne
qu’éprouve cet homme quand les
faits lui manquent ou quand ils ne lui
reviennent pas, ou quand il ne voit
pas de liaison entr’eux, ou quand il
en aperçoit qui lui semblent
contradictoires, quand enfin il
manque de moyens pour asseoir le
jugement qu’il desire porter. Vous,
par exemple, si vous avez pris pour
sujet de vos méditations une pêche
dont vous avez goûté hier, vous
voyez bien qu’elle vous a donné les
sensations d’une belle couleur, d’une
bonne odeur, d’un goût agréable ; que
vous l’avez sentie molle au toucher,
que vous vous ressouvenez de tout
cela ; que vous en concluez que cette
pêche est mûre, qu’elle vous sera
salutaire, et qu’en conséquence vous
desirez la manger, et que vous allez la
138
chercher ou une autre pareille. Vous
reconnaissez que, comme nous
l’avons dit, il ne s’agit là que de
sentir des sensations, des souvenirs,
des rapports, des desirs, et d’agir en
conséquence ; mais vous ne démêlez
pas de même comment, avec ces
sensations, ces souvenirs et ces
rapports, vous vous êtes fait l’idée
complète de cette pêche ; comment
ensuite vous l’avez étendue à tous les
fruits semblables, et encore moins
comment vous avez composé les
idées plus générales encore de bonté,
de beauté, de mollesse ou de dureté,
de maturité, de salubrité, de
similitude, de passé, de présent et
d’avenir. C’est qu’effectivement ces
idées très-composées ne sont pas les
résultats d’une seule expérience ; il
faut en rassembler plusieurs ; et vous
ne devinez pas l’usage qu’il en faut
faire. Cela vous jette dans une grande
perplexité ; il est bon que vous l’ayez
139
éprouvée, mais il est temps de vous
en tirer.
Pour y réussir, il n’y a que trois
choses à vous expliquer, savoir,
comment nous apprenons que les
sensations que nous éprouvons sont
causées par un objet quelconque,
comment elles nous servent à former
l’idée complète de cet objet, et
comment nous tirons de plusieurs de
ces idées ce qu’elles ont de commun
pour en faire d’autres idées plus
générales. Il n’en faut pas davantage
pour que vous voyiez naître toutes les
idées possibles du petit nombre
d’élémens que nous avons examinés.
L’ordre chronologique et
généalogique de ces faits
demanderait que je vous rendisse
compte d’abord du premier.
Cependant, quoique le premier, et
précisément parce qu’il est le
premier, il est le plus difficile à
comprendre ; et comme il pourra
140
nous engager dans quelques
discussions, je le réserverai pour le
chapitre suivant, et traiterai d’abord
des deux autres, qui, pour ainsi dire,
n’en font qu’un. Retenez que, pour
être bien compris, il faut toujours
partir du point où sont les gens à qui
l’on parle, et des idées qui leur sont
les plus familières. Or, il y a longtems que vous n’en êtes plus à vos
premières sensations, et qu’une
longue habitude vous a fait perdre de
vue les premiers jugemens que vous
en avez portés. Je ne dois donc pas
me borner à vous tracer
historiquement la filiation des idées
d’un homme qui part de l’impression
la plus simple et la plus particulière
pour arriver à l’idée la plus composée
et la plus générale ; vous ne sauriez
vous mettre à sa place ; vous ne
pourriez reconnaître dans ce tableau
le portrait de ce qui s’est passé en
vous ; au contraire, vous avez déjà
une multitude d’idées qui sont
141
compliquées, généralisées,
combinées plus même que vous ne le
croyez. C’est donc dans cet état qu’il
faut vous prendre, ce sont ces idées
qu’il faut examiner ; et lorsque,
toujours en remontant, nous serons
arrivés jusqu’à la première, tout sera
débrouillé pour vous ; l’ordre et
l’enchaînement de leur formation ne
vous échappera plus.
J’ai déjà fait, dans mon
Introduction, des réflexions à peu
près semblables, dont celles-ci ne
vous paraîtront peut-être qu’une
répétition inutile ; mais j’aime à y
insister, parce qu’on en trouve
l’application toutes les fois qu’on a
une chose quelconque à expliquer,
soit de vive voix, soit par écrit, et
qu’elles sont la base de toute bonne
méthode.
D’après ces principes, j’ai
commencé par vous faire distinguer,
dans cette foule d’idées que vous
142
avez, des sensations, des souvenirs,
des jugemens, et des desirs. C’est
déjà une manière de les classer et de
s’y reconnaître : il ne s’agit plus que
de trouver comment ces élémens se
combinent.
Supposons d’abord que vous savez
comment vous êtes parvenus à
regarder vos sensations comme des
effets des différens êtres qui existent
dans la nature : cela nous est permis ;
car il n’est pas douteux que vous le
faites : et quand un fait est certain, on
peut, sans inconvénient, en différer
l’explication, et pourtant s’en servir
comme d’une chose non contestée. Il
ne nous reste donc plus qu’à voir
comment, par le moyen de ces
sensations, vous formez les idées
individuelles des êtres qui les
causent, et ensuite des idées plus
générales, de classes, de genres, et
d’espèces, et toutes celles qui
dérivent de celles-là.
143
Rappelez-vous que dans le chapitre
du Jugement, lorsque je voulais vous
prouver que dans tout jugement
quelconque vous ne comparez jamais
ensemble que deux idées, je vous
citai cette proposition, L’homme qui
découvre une vérité est utile à
l’humanité tout entière, et je vous
montrai que le sujet et l’attribut,
quoique composés tous deux de
beaucoup d’idées différentes, n’en
formaient pourtant chacun qu’une
seule qui était la résultante de toutes
les autres. Si vous aviez donné un
nom unique à chacune de ces deux
idées, elles seraient restées fixées à
jamais dans vos têtes, vous n’auriez
plus besoin de les refaire ; et toutes
les fois que l’occasion d’employer
l’idée d’homme qui découvre une
vérité, ou celle d’être utile à
l’humanité tout entière, se
représenterait à vous, vous vous
serviriez de ces deux noms comme de
tous les autres termes de la langue.
144
Eh bien ! C’est ainsi que de toutes les
sensations que vous cause un objet, et
de toutes les propriétés que vous lui
découvrez, vous faites un seul
groupe, une idée unique, qui est
l’idée de cet être, et que son nom
vous rappelle. Reprenons l’exemple
de la pêche : supposons que vous la
voyez pour la première fois, et que
vous n’en ayez pas vu d’autres ; elle
vous donne la sensation d’une
certaine couleur, d’un certain goût ;
vous reconnaissez qu’elle a une
certaine forme, qu’elle présente une
certaine résistance molle quand on la
presse, qu’elle est portée sur un arbre
fait d’une certaine manière, et situé
dans tel endroit. De toutes ces idées,
vous formez une idée unique, qui est
l’idée de cette pêche, et qui n’est
d’abord que l’idée de celle-là, et non
de toute autre pêche que vous ne
connaissez pas encore. Dans cet état,
cette idée est individuelle et
particulière : si vous n’avez l’usage
145
d’aucune langue, le signe de cette
idée est l’individu lui-même. Si vous
vous faites à vous-même un langage
qui vous soit propre, vous donnez à
votre idée le nom ou le signe que
vous voulez ; mais ce nom ne
représente que l’individu observé. Si
vous êtes avec des gens qui parlent
français, et c’est le cas où vous vous
êtes trouvés dans votre enfance, ils
vous disent que cela s’appelle une
pêche : mais ce mot pêche, qu’ils ont
déjà généralisé, et qui est pour eux le
nom commun à toutes les pêches
imaginables, n’est encore pour vous
que le nom de celle que vous voyez ;
il est purement individuel, comme le
serait celui que vous auriez créé
arbitrairement pour votre usage.
Cette opération de l’esprit, qui
consiste à rassembler plusieurs idées
pour n’en former qu’une seule, à
laquelle on donne un nom qui les
réunit, bien que très-commune
146
assurément, n’a point elle-même de
nom dans la langue française : on
peut l’appeler concraire, par
opposition à abstraire, nom que l’on a
donné à l’opération inverse dont nous
allons parler. C’est ainsi que l’on
appelle termes concrets les adjectifs,
tels que pur, bon, etc. qui expriment
une qualité considérée comme unie à
son sujet, tandis que l’on appelle
termes abstraits les mots pureté,
bonté, etc., qui expriment ces qualités
séparées de tout sujet. De même on
dit que trois mètres est un nombre
concret, et que trois tout court est un
nombre abstrait. Nous verrons bientôt
ce que nous devons penser de ces
dénominations. Continuons.
Voilà donc l’opération par laquelle
de plusieurs idées différentes nous
formons un groupe qui est l’idée
propre et individuelle de l’être qui en
est la cause. Voyons actuellement
celle par laquelle ces idées
147
particulières, et propres à un individu
seulement, deviennent générales et
communes à plusieurs. Revenons à
l’exemple de la pêche.
Après vous être formé l’idée de
cette première pêche, vous voyez
d’autres êtres qui ont à peu près les
mêmes qualités qu’elle, qui ont avec
elle beaucoup de caractères
communs, mais qui en diffèrent
cependant à bien des égards, car il
n’y a pas deux êtres absolument
semblables dans la nature. Toutes les
pêches n’ont pas exactement les
mêmes couleurs, la même figure, la
même grosseur, le même degré de
maturité ; elles diffèrent au moins par
le lieu, par le temps où vous les
voyez. Vous négligez ces différences,
vous les écartez, ou, comme on dit,
vous en faites abstraction ; vous ne
considérez ces dernières pêches que
par ce qu’elles ont de commun avec
la première que vous avez observée ;
148
vous prononcez que ce sont encore
des pêches : et voilà que l’idée de
pêche est devenue générale, et n’est
plus composée que des caractères qui
conviennent absolument à toutes les
pêches. Cette opération s’appelle
abstraire. Ce mot vient de l’ancien
mot traire, qui n’est plus d’usage, et
qui est synonyme de tirer[1] :
abstraire, c’est tirer de….
Effectivement, vous tirez de deux ou
plusieurs idées individuelles tout ce
qui les confond, en rejetant tout ce
qui les distingue, et vous en faites
une idée commune.
Il n’est pas inutile d’observer ici
que puisque l’on a tiré, abstrait,
certaines parties de l’idée particulière
pour la généraliser, elle n’est plus
exactement la même quand elle est
devenue générale que quand elle était
individuelle. C’est sur cette remarque
qu’est fondé le grand principe de
logique, qu’on ne peut pas conclure
149
du particulier au général. En effet, de
ce qu’une pêche est gercée, de ce
qu’un homme est malade, je ne peux
pas conclure que toutes les pêches
sont gercées, que tous les hommes
sont malades ; car ce sont là des
circonstances particulières de l’idée
individuelle qui n’ont pas été
conservées dans l’idée généralisée ;
au contraire, tout ce que je pourrai
affirmer de l’idée générale, je pourrai
l’affirmer des individus : car toutes
les idées qui ont été conservées dans
cette idée générale doivent se
retrouver dans toutes les idées
particulières dont elle est abstraite.
Cette opération d’abstraire, ainsi
que celle de concraire, est d’un trèsfréquent usage : nous leur devons
toutes nos idées composées ; mais
remarquez bien la différence
essentielle de leurs effets. L’opération
de concraire nous sert à nous former
l’idée des êtres qui existent, et celle
150
d’abstraire à composer des groupes
d’idées dont le modèle n’existe pas
dans la nature, et qui néanmoins nous
sont très-commodes pour faire de
nouvelles comparaisons et apercevoir
de nouveaux rapports entre les
résultats des rapports que nous
connaissons déjà. En effet, une telle
pêche existe réellement, telles et
telles autres existent aussi ; c’est par
l’opération de concraire les
sensations qu’elles nous ont données
que nous avons formé l’idée de
chacune d’elles. Mais une pêche en
général, abstraction faite des
circonstances particulières qui
distinguent chacun de ces individus
pêches, une telle pêche n’existe que
dans notre esprit, et c’est par
l’opération d’abstraire que nous en
avons formé l’idée : néanmoins cette
idée me sera très-utile si je veux, par
exemple, établir la différence entre
les pêches et les abricots ; car alors je
n’ai pas besoin de faire attention à
151
toutes les nuances qui différencient
les pêches entr’elles et les abricots
entr’eux ; je n’ai à considérer que ce
qui est commun à toutes les pêches,
et ce qui est commun à tous les
abricots. Je vois que ces deux
groupes d’idées sont différens en
certains points, et que par conséquent
ces deux classes d’êtres diffèrent
constamment à certains égards. Nous
traitons ces classes comme des
individus, quoique dans le fait il
n’existe réellement que des individus
isolés, c’est-à-dire qu’il n’y a que des
êtres individuels qui nous causent des
sensations, et qu’il n’existe nulle part
en réalité une telle chose, qu’une
classe qui puisse agir directement et
immédiatement sur nous.
Cette opération d’abstraire ne nous
sert pas seulement à grouper des
individus réels pour les ranger par
classes, à généraliser leur idée
particulière pour en faire une idée
152
commune à plusieurs ; elle nous sert
à en faire de même de chacune de
leurs qualités, c’est-à-dire de chacune
des impressions qu’ils nous causent
et de leurs circonstances. Ainsi, nous
sentons successivement que plusieurs
choses nous font du bien, nous disons
qu’elles sont bonnes. C’est déjà une
classification, une généralisation que
ces expressions bien et bonnes ; car
toutes ces choses ne nous font pas le
même bien, ne nous sont pas bonnes
de la même manière. Ainsi, ce sont
des impressions différentes entr’elles
que nous réunissons sous un même
point de vue par la ressemblance
commune qu’elles ont de nous faire
chacune un bien, de nous être
chacune ce que nous appelons bonne.
Mais nous ne nous en tenons pas là ;
de toutes ces choses qui sont bonnes,
nous extrayons l’idée de bonté, et
nous employons cette idée comme si
c’était une chose qui existât
indépendamment des êtres dans
153
lesquels elle se trouve ; de tout ce qui
est utile, nous extrayons de même
l’idée d’utilité ; de ce qui est beau,
l’idée de beauté. Ce sont ces termes
et ces idées qu’on appelle plus
communément termes abstraits, idées
abstraites. Effectivement, il y a une
abstraction de plus ; mais, à parler
rigoureusement, tout nom généralisé,
toute idée d’un individu étendue à
plusieurs est déjà un mot abstrait, une
idée abstraite ; car, dans l’usage
qu’on en fait, il y a déjà des
particularités de ses élémens qu’on a
négligées, et d’autres qu’on a
séparées, tirées dehors pour ainsi
dire, enfin qu’on a abstraites.
Remarquez même que ces deux
opérations opposées, concraire et
abstraire, se trouvent toujours
réunies, et sont nécessaires toutes
deux dans la formation de toute idée
composée quelconque ; car toutes les
fois que je forme une nouvelle idée
154
avec divers élémens pris çà et là, si je
sépare chacun de ces élémens de
circonstances que je néglige, parce
qu’elles ne sont pas nécessaires à
mon objet, si je les abstrais, en même
temps je les réunis, je les concrais
pour en former l’idée nouvelle. Ainsi
j’abstrais et je concrais en même
temps, ou plutôt ce que j’abstrais
d’un côté je le concrais de l’autre ;
c’est pourquoi je n’aime pas
beaucoup ces mots abstraire et
concraire. Mais on fait tant d’abus
des mots abstrait et abstraction, que
j’ai voulu vous faire comprendre ce
que l’on peut raisonnablement
entendre par abstraire et par son
opposé concraire.
Ne nous servons plus ni de l’un ni
de l’autre ; ne séparons plus deux
opérations intellectuelles qui, dans la
pratique, n’ont jamais lieu l’une sans
l’autre ; et, sans nous embarrasser de
vaines dénominations, rendons-nous
155
compte tout simplement de ce que
nous faisons quand nous formons nos
idées composées.
Je suppose que j’éprouve pour la
première fois la sensation que, dans
la suite, j’appellerai le rouge. Si je ne
sais ni d’où elle me vient, ni par où
elle me vient ; si je ne fais que la
sentir sans y mêler aucun jugement,
c’est une pure sensation que
j’éprouve, c’est une idée simple que
j’ai : nécessairement elle est
individuelle et particulière.
Si à cette sensation, à cette pure
impression, à cette idée simple, je
joins la sensation d’un rapport entre
un être dont l’existence consiste à me
causer cette sensation, et moi, dont
l’existence consiste à la sentir, cette
idée de rouge n’est déjà plus une idée
simple ; elle est composée d’une
sensation et d’un jugement ; mais elle
est encore individuelle, c’est-à-dire
particulière à ce seul fait. Je ne l’ai
156
pas étendue à toutes les sensations à
peu près pareilles que je puis recevoir
de différens autres êtres que je ne
connais pas encore.
Il en est de même de la saveur et
de l’odeur que peut me faire sentir ce
même corps. Si je ne fais que les
sentir, ce sont des idées simples ; si,
de plus, je juge d’où elles me
viennent, ce sont des idées
composées, mais toujours
particulières et pas encore
généralisées.
Maintenant, que je réunisse ces
trois idées, d’une certaine couleur,
d’une certaine saveur, d’une certaine
odeur, j’en forme l’idée de l’être qui
me les cause ; idée déjà plus
composée, mais toujours individuelle
et particulière ; car d’autres êtres
peuvent être capables de me faire les
mêmes impressions, mais je ne les
connais pas encore : ainsi je n’ai pas
étendu cette idée sur eux. Que je
157
désigne cette idée ou l’être qui me la
donne, ce qui est la même chose pour
moi, par le mot fraise, ce nom est
celui de cette fraise et non des fraises
en général, car je ne l’ai pas encore
généralisé.
Si je ne connais cette fraise que par
ces trois effets, son existence à mon
égard n’est composée que de ces trois
idées ; elle est, pour moi, un être
capable de me faire sentir ces trois
sensations, et rien de plus ; car,
remarquez-le bien, l’idée d’un être
quelconque n’est jamais pour nous
que l’assemblage des propriétés que
nous lui connaissons ; c’est ce qui fait
que le même mot n’a presque jamais
exactement la même signification
pour aucun de ceux qui le
prononcent ; il exprime pour chacun
d’eux plus ou moins d’idées, suivant
le degré de connaissance qu’ils ont
du sujet. Quand j’aurai observé que
cette fraise est de forme conique,
158
qu’elle vient à la suite d’une petite
fleur blanche, qu’elle est portée sur
une petite plante verte, qu’elle est
destinée à reproduire cette plante,
etc., je joindrai toutes ces propriétés
aux premières ; le mot fraise les
renfermera toutes, et mon idée de
cette fraise sera plus composée ; au
reste elle ne cessera point encore
d’être individuelle et particulière ;
seulement elle sera plus complète.
Quand cette fraise serait le premier
être existant qui eût frappé mes sens ;
quand, par conséquent, son idée serait
la première idée d’un pareil être que
je compose, elle me fournirait, sans
cesser d’être individuelle et
particulière, l’occasion de créer
plusieurs des idées que nous
exprimons par les mots appelés
adjectifs, et par les substantifs
nommés abstraits.
Par exemple, si j’ai appelé le rouge
une des sensations qu’elle m’a
159
causée, je dirai que cette fraise est
rouge, c’est-à-dire qu’elle est cause,
pour moi, de l’impression appelée le
rouge. Cet adjectif est l’expression
abrégée d’un des jugemens que j’ai
portés de cette fraise, d’un des
rapports que j’ai remarqués entre elle
et moi ; il me sert à exprimer que
cette fraise a ce rapport avec moi. Si,
ensuite, je fais attention que ce
rapport a une cause dans la fraise,
j’appelle cette cause rougeur de la
fraise ; c’est une de ses qualités, une
des idées qui composent l’idée de cet
être.
Si nous avions donné des noms
particuliers aux saveurs et aux odeurs
comme aux couleurs, je ferais de
même à l’occasion des rapports que
cette fraise a avec moi de me causer
une certaine odeur et une certaine
saveur ; car tout rapport donne
nécessairement lieu à trois idées,
celle du rapport lui-même, celle de
160
son effet, celle de sa cause ; si le plus
souvent nous ne formons pas ces
idées, ou si nous ne les désignons pas
distinctement par des noms
particuliers, c’est que cela ne nous est
pas utile, ou plutôt c’est que les noms
particuliers que nous leur avons
donnés d’abord, nous les avons
étendus à d’autres idées à peu près
semblables ; qu’ainsi ils sont devenus
communs et généraux, et que nous ne
nous sommes pas embarrassés de les
remplacer par d’autres qui soient
restés particuliers et spéciaux. Mais il
n’y a pas un des innombrables
rapports que chacun des êtres
existans ont avec nous, qui ne pût
être la source de trois idées
particulières, de trois mots
particuliers pour les exprimer.
Ainsi, par exemple, cette fraise a
avec moi les rapports de me faire
trois effets ; l’un que j’appelle me
faire plaisir, l’autre que j’appelle me
161
faire du bien, le troisième que
j’appelle me faire ou me rendre
service : j’exprime ces trois rapports
en disant qu’elle est belle, qu’elle est
bonne, qu’elle est utile, et les causes
de ces trois rapports, par les mots
beauté, bonté, utilité, qui représentent
trois propriétés de la fraise, trois des
idées qui composent l’idée de cet
être. Mais quand j’aurai généralisé
les mots plaisir, bien, service, qui
sont encore l’expression spéciale des
effets particuliers de cette fraise sur
moi ; quand je les aurai étendus à
d’autres effets produits par d’autres
êtres, effets qui sont analogues à
ceux-ci, mais qui ne sauraient être
exactement les mêmes, il ne me reste
plus de moyen d’exprimer
privativement le plaisir que me fait
cette fraise, le bien qu’elle me cause,
le service qu’elle me rend ; de dire la
manière particulière dont elle est
belle, bonne et utile ; de peindre le
genre spécial de la beauté, de la
162
bonté, de l’utilité qui lui sont propres.
Voilà à quoi nous sommes réduits
actuellement que toutes nos idées
sont si travaillées, que tous les mots
qui les expriment sont si généralisés.
Nous n’en avons plus pour exprimer
particulièrement chaque chose ; il n’y
a plus que les noms propres qui
désignent un être à l’exclusion de
tout autre. Cependant, vous devez
sentir que tant que cette fraise, que
j’ai prise pour exemple, est supposée
le seul être que j’aie examiné, nonseulement son nom est un nom
propre dans la force du terme, mais
toutes les idées qu’elle m’a donné
occasion de former ont ce même
caractère ; elles sont uniques dans
leur genre, les mots qui les expriment
ne s’appliquent qu’à un seul fait ; et
en même temps vous voyez que, sur
ce seul être, j’ai créé des idées de
bien des espèces. Nous trouverons
facilement la manière dont ces idées
particulières se généralisent.
163
J’ai beaucoup insisté sur ce
premier pas de notre esprit, parce que
si vous ne le compreniez pas bien,
vous n’entendriez jamais l’artifice de
la composition de nos idées, ni celui
du langage qui en est l’expression, ni
celui du raisonnement. La plus
grande difficulté que j’aie éprouvée
pour vous l’expliquer, c’est que les
mots manquent à tout moment :
comme, par un long usage, nous les
avons tous généralisés, on ne sait
comment s’y prendre pour obliger
l’auditeur à les prendre dans un sens
restreint et individuel qu’ils n’ont
plus ; et malgré tous mes soins, je ne
serais pas étonné de n’y être pas
complètement parvenu. Si à une
première lecture il vous était resté
quelque louche, je vous exhorterais à
en faire une seconde, en tâchant de
vous bien pénétrer de l’intention que
j’ai eue, et en vous reportant sans
cesse à la position où est un homme
qui forme ces premières
164
combinaisons ; car je ne puis pas
faire que nous ayons, pour exprimer
les idées de cet homme, d’autres mots
que ceux dont nous avons fait depuis
un tout autre usage que lui, et qui, par
conséquent, ont une autre valeur pour
nous que pour lui : et, encore une
fois, la science des idées est bien
intimement liée à celle des mots ; car
nos idées composées n’ont pas
d’autre soutien, d’autre lien qui
unisse tous leurs élémens, que les
mots qui les expriment et qui les
fixent dans notre mémoire. Nous
examinerons quelque jour les causes
et les conséquences de ce fait ; mais
en attendant, je puis parler d’une idée
et du mot qui la représente comme
d’une seule et même chose, car tout
ce qui arrive à l’un arrive à l’autre.
Voilà donc qu’en conséquence de
l’examen d’un seul être, j’ai formé et
séparé les unes des autres l’idée de
cet être, celles de ses rapports, celles
165
de leurs effets, celles de leurs causes ;
et toutes ces idées sont encore
particulières. J’ai créé, pour les
exprimer, des mots que nous
appelons un nom de substance, des
noms adjectifs, des noms substantifs
abstraits ; et tous ces mots sont
encore rigoureusement des noms
propres d’un tel être, d’un tel rapport,
et d’un tel effet ou d’une telle qualité.
Voyons comment ces idées et ces
noms vont se généraliser.
Après avoir vu cette fraise, j’en
vois d’autres ; je les examine : elles
lui ressemblent par des qualités
constantes, communes à toutes ; elles
en diffèrent par des circonstances
variables. Je retranche ces
circonstances variables et de l’idée de
la première fraise et de celles des
fraises que je vois ensuite ; je réunis
les qualités constantes, et voilà que
l’idée et le nom de fraise sont
devenus communs à bien des êtres, et
166
sont généralisés autant qu’ils peuvent
l’être.
Par la même raison, les mots belle,
bonne, utile, rouge ; plaisir, bien,
service, le rouge ; beauté, bonté,
utilité, rougeur, n’expriment plus les
rapports de cette première fraise avec
moi, leurs produits et leurs causes,
mais les rapports, les effets et les
qualités des fraises en général : ils
sont déjà généralisés aussi, mais pas à
beaucoup près autant qu’ils peuvent
l’être ; car dans la suite je les étendrai
à bien d’autres êtres, les uns plus, les
autres moins, d’après mes
observations.
En effet, après avoir vu ces fraises,
je vois une cerise ; je fais l’idée de
cette cerise comme j’ai fait celle de la
première fraise, et l’idée générale de
cerise comme l’idée générale de
fraise. Ces cerises sont aussi, pour
moi, belles, bonnes, utiles, rouges
d’une certaine manière ; mais cette
167
manière n’est pas exactement la
même que celle des fraises. Si, au
lieu de donner aux rapports que je
sens entre ces cerises et moi, des
noms particuliers et qui leur soient
propres, je leur applique ces noms-ci
que j’ai déjà donnés aux rapports des
fraises avec moi, il est clair que je ne
le puis qu’en écartant des uns et des
autres les circonstances qui les
différencient, et en ne conservant que
celles qui leur sont communes. Par
conséquent, chaque fois que je
généralise davantage un nom, que je
l’étends à un plus grand nombre
d’êtres, je retranche beaucoup des
idées qu’il renfermait dans son sens
plus restreint ; il en exprime
réellement beaucoup moins. À
proportion qu’une idée devient plus
générale, elle fait partie d’un plus
grand nombre d’êtres, mais elle est
une plus faible partie de chacun
d’eux.
168
C’est ce qui se voit bien clairement
dans la formation des idées
d’espèces, de genres, de classes, qui
se composent tout comme les
précédentes : la seule différence est
qu’un nom nouveau exprime chaque
degré de généralisation, et les fait
remarquer en les empêchant de se
confondre. Je vois un individu, je
reconnais toutes les qualités qui lui
appartiennent, toutes les propriétés
qui le caractérisent, en un mot toutes
les impressions qu’il me fait ; je
l’appelle Jacques. Il est clair que ce
nom propre est l’expression de l’idée
complète de cet individu, c’est-à-dire
de toutes les idées qui la composent ;
je le réunis avec un certain nombre
d’autres individus, différens de lui à
beaucoup d’égards, mais qui ont
aussi beaucoup de choses
communes ; j’en forme une classe
d’individus, que je désigne par le
nom de Parisiens ; je joins ces
individus à d’autres qui ont moins de
169
points de ressemblance, j’en forme
une seconde classe plus étendue, que
je désigne par le mot de Français : je
forme ainsi successivement les mots
et les idées d’Européen d’homme,
d’animal, et enfin d’être, qui est le
terme le plus général dont on puisse
s’aviser, puisqu’il s’étend à tout ce
qui existe. Il est clair que ces idées
très-composées vont toujours
renfermant un plus grand nombre
d’individus, ce qui constitue leur
extension, mais un moindre nombre
de circonstances de chacun d’eux, ce
qui constitue leur compréhension ;
car quand je dis de Jacques qu’il est
un être, je n’en dis qu’une seule
chose, c’est qu’il est capable de
m’affecter, sans désigner du tout
comment ; je dis qu’il existe, et rien
de plus ; quand je dis qu’il est un
animal, je dis de plus que je lui
connais vie et mouvement, qu’il se
nourrit, qu’il se reproduit, en un mot,
qu’il existe de toutes les manières qui
170
caractérisent un animal ; quand je dis
qu’il est homme, je dis de plus que je
sais qu’il est fait de telle ou telle
manière, qu’il a telle qualité qui m’a
frappé ; quand je dis qu’il est
Européen, Français, Parisien, j’ajoute
toujours quelque chose à l’idée ; et
enfin quand je dis qu’il est Jacques,
je dis implicitement tout ce que je
sais de lui, et même tout ce qui lui
appartient, quand même je ne le
connaîtrais pas encore ; car je puis
fort bien ignorer qu’il est fort, qu’il
est aimable, qu’il est malade : mais
quand je le saurai, ce sera seulement
de nouvelles idées que je devrai
ajouter aux nombreuses idées qui
composent pour moi celle de Jacques.
Cela rentre dans ce que j’ai dit plus
haut, qu’un nom signifie toujours
plus ou moins de choses pour ceux
qui le prononcent, à proportion qu’ils
connaissent plus ou moins le sujet
dont il s’agit ; mais cela ne change
rien à la vérité que j’ai établie, que
171
l’idée particulière d’un individu
renferme toutes les idées qui lui
appartiennent, et que l’idée d’un nom
de classe ne renferme que celles qui
sont communes à tous les individus
de la classe, et par conséquent un
nombre d’idées d’autant moindre,
que les individus sont plus nombreux
et la classe plus étendue.
C’est ainsi que des idées de cerise,
de fraise, d’abricot, etc., on fait l’idée
de fruit, qui ne renferme plus les
idées particulières à chacun de ces
êtres, mais seulement la propriété qui
leur est commune, d’être produits
d’une certaine manière par des
végétaux ; et si je généralise encore
plus le mot fruit, comme on fait dans
le sens métaphorique, en disant, par
exemple, que la science est le fruit du
travail, que les découvertes sont le
fruit de la réflexion, ce mot fruit ne
renferme plus que l’idée d’être
produit par un être quelconque, sans
172
aucune désignation de cause ni de
manière.
De même, des idées de verd, de
jaune, de rouge, en faisant abstraction
de leurs différences, je fais l’idée de
couleur, qui n’exprime plus que la
qualité commune à ces sensations
d’être senties par l’œil comme les
sons par l’oreille. Des idées de
couleur et de son je fais l’idée plus
générale de sensation, qui n’est que
celle d’être sentie, n’importe par
quelle voie.
De même encore, en revenant aux
adjectifs cités ci-dessus, ce mot
rouge, qui n’exprimait d’abord que la
manière d’être rouge de la fraise,
ensuite des fraises en général, puis
des fraises et des cerises, devient petit
à petit l’expression de ce que tous les
corps rouges ont de commun
entr’eux ; la même chose arrive au
mot bon. À chaque degré de
généralisation il y a des différences
173
négligées, le mot change réellement
de signification ; cela est si vrai, qu’il
est manifeste que la bonté d’un
homme, la bonté d’un fruit, la bonté
d’un cheval, la bonté en général ne
sont pas la même chose. Dans ces
quatre cas, les mots bon et bonté sont
appliqués à trois idées individuelles
différentes, et à une idée générale.
Les idées changeant, en rigueur les
mots devraient changer aussi, comme
les mots verd, jaune, rouge et
couleur ; mais aucune langue n’est
assez riche pour cela, parce que les
inconvéniens d’une telle abondance
surpasseraient ses avantages.
Cependant cela était bon à remarquer,
pour que vous ne soyez pas dupes des
mots, et qu’ils ne vous masquent pas
la génération des idées lorsqu’ils ne
la peignent pas fidèlement.
Quoi qu’il en soit, voilà que vous
connaissez comment se forment
toutes celles de nos idées que nous
174
exprimons par des substantifs et des
adjectifs. Je pourrais vous expliquer
de même la formation de celles qui
sont représentées par les autres
élémens du discours, tels que les
verbes, les prépositions, etc. ; mais
ces détails seront mieux placés quand
nous étudierons la grammaire, c’està-dire la science de l’expression de
nos idées. Qu’il vous suffise pour le
moment de savoir qu’elles dérivent
toutes de celles que nous avons
examinées, et qu’elles se forment par
les mêmes moyens. Vous voyez donc
qu’il ne s’agit jamais que de recevoir
des impressions, d’observer des
rapports, de les ajouter, de les
retrancher, de les réunir, de les
diviser, et d’en former de nouveaux
groupes ; et vous ne devez plus être
embarrassés de comprendre comment
tant de combinaisons si différentes
sont le produit du petit nombre de
facultés que nous avons distinguées
dans notre faculté de penser. C’était
175
le seul but que je me proposais dans
ce chapitre : nous pouvons
actuellement passer à un autre objet.
Observons seulement, en finissant,
que la marche que nous venons de
tracer à l’esprit humain dans la
formation de nos idées composées,
est celle que suivrait nécessairement
un homme isolé et sans secours, qui
formerait ces idées et leurs signes
pour son usage à lui tout seul. Elle est
méthodique, mais elle est pénible et
lente ; aussi certainement cet homme
ne composerait guère d’idées, et son
dictionnaire serait fort court. Toute
langue un peu riche n’a pu être le
résultat que des efforts de beaucoup
d’hommes et de bien des générations
successives. Mais ce n’est pas par ce
chemin que tant d’idées sont entrées
dans nos têtes, à nous, jetés dès notre
enfance au milieu d’hommes parlant
une langue perfectionnée. Nous
n’avons pas créé ces idées, nous les
176
avons reçues ; leurs signes ont
d’abord frappé notre oreille pêlemêle et au hasard, suivant que
l’occasion s’en est présentée ; nous
n’avons eu qu’à en démêler les
significations, et à les classer, en
profitant bien ou mal d’expériences
multipliées ; c’est sur les mots et
d’après les mots que nous avons
appris les idées. Cette opération est
souvent restée incomplète ; de là bien
des erreurs, bien des fausses liaisons,
une grande ignorance de
l’enchaînement de certains résultats.
On n’en sera pas surpris, si l’on
songe que dans un petit nombre
d’années de notre première enfance,
nous mettons dans nos têtes la plus
grande partie des idées qui ont été
créées depuis l’origine du genre
humain. Quand on fait des provisions
si précipitées, il est difficile de les
bien connaître et de les bien ranger.
Mais en voilà assez sur ce chapitre :
relisez-le quelquefois pour vous
177
familiariser avec ces combinaisons ;
et cependant occupons-nous de
chercher comment nous apprenons
que les sensations qui nous affectent
sont causées par un objet quelconque.
1. ↑ Tous deux viennent des mots latins
trahere, abstrahere, qui signifient tirer,
traîner, arracher.
178
CHAPITRE VII.
De l’Existence.
PENSER, c’est sentir ; et sentir, c’est
s’apercevoir de son existence d’une
manière ou d’une autre ; nous
n’avons pas d’autre moyen de
connaître que nous existons. Aussi, si
nous ne sentions rien, ce serait bien
pour nous l’équivalent de ne pas
exister. Une sensation est donc une
manière d’exister, une manière d’être,
et rien de plus ; et toutes nos
sensations diverses sont purement et
simplement différentes modifications
de notre être : une sensation est donc
une chose qui se passe uniquement en
nous. Il en est de même, à plus forte
raison, des souvenirs de ces
sensations, des rapports que nous
179
apercevons entr’elles, et des desirs
qu’elles font naître.
Mais une pure sensation
quelconque a-t-elle par elle-même la
propriété de nous avertir qu’elle nous
vient de quelque chose qui n’est pas
nous ? C’est une question que nous
avons déjà traitée dans le chapitre de
la mémoire, page 42 et suivantes ; et
nous nous sommes décidés pour la
négative, par cette considération sans
réplique, que sentir une sensation,
c’est sentir ; et que sentir d’où elle
nous vient, c’est sentir un rapport,
c’est juger. Ainsi, toute sensation que
nous rapportons à un être quelconque
n’est déjà plus une pure sensation,
elle est accompagnée d’un jugement.
Nous nous sommes demandé
ensuite si ce jugement est inséparable
de la sensation ; et nous avons vu
dans le chapitre du Jugement, pages
52 et 53, qu’il en est si peu
inséparable, qu’il est même
180
impossible que la faculté de juger
commence à agir aussitôt que la
faculté de sentir.
Il nous reste donc à trouver
comment nous avons été conduits à
juger que nos sensations sont
occasionnées par des êtres qui ne sont
pas nous, et si nous avons raison de
porter ce jugement. Nous appelons
corps ces êtres auxquels nous
attribuons d’être la cause de nos
sensations : pour que ce jugement
soit juste, il faut premièrement que
ces corps existent ; secondement,
qu’ils soient en effet les causes des
impressions que nous ressentons. La
première chose à examiner est donc
celle-ci, y a-t-il des corps ? Et la
seconde, comment le savons-nous ?
C’est ce dont nous allons nous
occuper.
Vous êtes certainement surpris
d’une pareille question : il ne vous est
jamais venu en tête qu’on imaginât
181
de la proposer, et qu’il pût être
incertain s’il y a des corps et si vous
en avez un ; ce doute vous paraît
impertinent ; cependant je suis bien
assuré qu’il vous est impossible de le
lever, et que, quelque inébranlable
que soit votre opinion à cet égard,
vous ne sauriez en démontrer la
vérité. Cela seul doit vous prouver
que le sujet mérite d’être approfondi ;
de plus, vous sentez que c’est la base
fondamentale de l’édifice entier des
connaissances humaines. Car si nous
nous trompons sur ce point capital, si
l’existence des corps est une illusion,
nous vivons entourés de fantômes, et
toutes nos connaissances ne sont que
des chimères. Or, en matière si
importante, il n’est pas permis de se
contenter d’un sentiment confus et
d’assertions sans preuves.
Je sais qu’un très-grand préjugé en
faveur de la réalité de l’existence des
corps est la croyance générale de tous
182
les hommes, qui n’en doutent pas, et
n’imaginent pas même qu’on puisse
en douter. Mais, premièrement, cette
croyance n’est pas sans exception ;
car plusieurs hommes, et de grands
hommes, ont pensé et ont soutenu
qu’il n’existe réellement rien de
semblable à ce que nous appelons des
corps, et que quand les corps
existeraient, nous n’avons en nous
absolument aucuns moyens de les
connaître : d’ailleurs, quand même
une opinion serait parfaitement
universelle, ce ne serait pas encore
une preuve sans réplique de sa
justesse, car le genre humain tout
entier peut fort bien se tromper, et ce
ne serait peut-être pas la première
fois que cela lui fût arrivé. Il faut
donc en revenir à examiner si
l’existence des corps est réelle, et
comment nous parvenons à la
connaître.
183
Avec un moment d’attention vous
pouvez vous apercevoir que nonseulement la solution de cette
question ne se présente pas d’ellemême à l’esprit avec évidence, mais
encore qu’elle est assez difficile à
trouver quand on y pense. En effet
vous venez de voir que toutes nos
idées composées ne sont autre chose
que des combinaisons de nos
sensations, de nos souvenirs, de nos
jugemens, et de nos desirs. Il est bien
évident que ces combinaisons se font
en nous sans aucune intervention
étrangère ; il ne l’est pas moins que
nos sensations de souvenirs, de
jugemens et de desirs sont aussi des
choses qui se passent uniquement
dans notre intérieur. Or, qu’est-ce qui
empêcherait qu’il n’en fût de même
de nos sensations proprement dites ?
et que, tandis que nous croyons voir,
entendre, goûter, sentir, toucher des
êtres réels et distincts de nous, ces
impressions ne fussent que des
184
modifications internes de notre
faculté de sentir, des manières d’être
produites en elle par des raisons
inconnues, mais sans aucune cause
extérieure, comme celles que nous
éprouvons dans certains rêves où
nous nous croyons actuellement
frappés par des corps qui bien
certainement sont alors fort éloignés
de nous, ou comme celles que nous
ressentons même éveillés, dans
certaines circonstances, ainsi que
nous en avons fait la remarque aux
chapitres de la Sensibilité et de la
Mémoire.
Cette supposition n’est point
absurde. Cependant, si elle était
conforme à la vérité, cette plume que
je crois tenir, ce papier sur lequel je
crois en ce moment tracer ces mots,
mon corps lui-même, que je crois
sentir et par lequel je crois sentir, ne
seraient que de vaines apparences
résultantes de diverses modifications
185
arrivées et combinées dans l’intérieur
de ma faculté pensante quelle qu’elle
soit et quelque part qu’elle existe ; et,
dans le fait, quand la chose serait
ainsi, pourvu que ces modifications et
leurs combinaisons suivent les
mêmes lois, qu’elles soient internes
ou externes, qu’elles viennent du
dedans ou du dehors, tout va de
même pour moi qui les éprouve. Que
vous, à qui je parle, soyez des êtres
existans ou idéals ; si, dans les deux
cas, il doit résulter des mots que je
profère que vous me présentiez les
mêmes aspects, si je dois suivre les
mêmes règles pour produire sur vous
les mêmes effets, rien n’est changé
pour moi ; et je n’ai, par conséquent,
aucun moyen de démêler ce qui en
est ; je n’ai certitude de rien que des
effets que j’éprouve.
À la vérité, actuellement que nous
sommes parvenus (nous verrons
quelque jour par quels moyens) à
186
nous comprendre réciproquement,
quand vous me dites que vous sentez
comme moi, quand je vous vois agir
spontanément comme moi, quand
vous m’assurez que c’est en vertu
d’impressions tout-à-fait semblables
à celles que je vous dépeins comme
existantes en moi, quand mille
expériences continuellement répétées
et toujours convaincantes me
prouvent la vérité de ces assertions, il
m’est bien difficile de vous refuser
d’être des êtres sentans et par
conséquent existans comme moi.
Mais si j’étais le seul être animé sur
la terre, et qu’un génie d’une espèce
supérieure, supposé doué du talent de
se faire entendre à moi, vînt me dire
que tout ce que je crois voir et
entendre, et tout ce que je crois faire,
n’est qu’une suite d’illusions ; que je
suis purement et uniquement une
vertu sentante, incapable de toute
autre chose que d’être affectée
successivement de mille manières
187
différentes ; que, quand je me meus,
je crois me mouvoir ; que, quand je
touche, je crois toucher : il est bien
vraisemblable que ce génie me
persuaderait ; il l’est surtout que,
quand j’oserais douter de sa
révélation, je ne saurais pas lui en
démontrer la fausseté.
Cela est si vrai, que, sans que ce
génie ait jamais apparu à personne, et
malgré toutes les lumières que fournit
l’état de société, des sectes entières
d’anciens philosophes, hommes
doués de beaucoup de pénétration,
après y avoir mûrement réfléchi, ont
prononcé qu’il nous est absolument et
complètement impossible d’être
jamais parfaitement sûrs de rien ; et,
à cet égard, la démonstration tant
vantée de Diogène, qui, lorsque
Zénon d’Élée niait le mouvement,
pour toute réponse, se promenait
devant lui, ne me paraît pas du tout
digne de sa réputation ; car il ne niait
188
pas que nous vissions une apparence
que nous appelons mouvement, mais
il niait que nous puissions être sûrs
que cette apparence ait quelque
réalité ailleurs que dans notre pensée.
Cette manière de résoudre la
difficulté ressemble beaucoup à celle
d’Alexandre qui coupe le nœud
gordien qu’on lui propose de
dénouer. Elle est bonne dans le
conquérant, car elle remplit son
objet ; mais je suis persuadé que le
philosophe cynique ne s’en fût pas
contenté s’il eût pu s’aviser d’une
meilleure.
Aussi, parmi les modernes encore,
Mallebranche, un de nos plus beaux
génies, a dit que les corps existent
réellement ; que nous n’en pouvons
douter, puisque Moïse nous a raconté
les circonstances de leur création ;
mais que nous n’avons pas d’autre
moyen de le savoir, et qu’il est
absolument impossible qu’aucune de
189
nos facultés intellectuelles nous en
procure une connaissance directe ; il
a même ajouté que ces corps
n’existent que dans la pensée de
Dieu, ce qui est bien toujours
n’exister que dans une pensée. Et
Berkeley, autre excellent esprit, a
soutenu que le récit de Moïse bien
entendu ne prouve pas l’existence des
corps, et qu’ils n’existent réellement
pas.
Sans exagérer le nombre des
sectateurs de cette singulière opinion,
je pourrais peut-être ranger encore
parmi ceux qui ont nié l’existence des
corps, ou qui en ont douté, tous les
partisans des idées innées, quand
même ils n’auraient pas tiré
expressément cette conséquence de
leur système ; car quand on pense (et
c’était l’opinion générale avant
Locke) que toutes nos idées existent
en nous au moment de notre
naissance, et que quand nous les
190
recevons ou les composons nous ne
faisons que nous en ressouvenir, il ne
paraît ni nécessaire, ni même naturel
de supposer que ces impressions
soient causées en nous par des êtres
réellement existans.
Quoi qu’il en soit, il est certain que
beaucoup de philosophes, et
nommément tous ceux qui ont
reconnu que nos sensations sont la
source de toutes nos idées, ont cru
fermement, comme le vulgaire, que
ces sensations sont excitées en nous
par l’action des corps sur nos
organes, et que ces corps et ces
organes sont des êtres bien réels ;
mais ils n’ont pas toujours été trèsheureux à expliquer comment nous
apprenons à reconnaître cette
existence, et pourquoi nous en
sommes certains ; on peut même dire
que cette question n’a encore jamais
été parfaitement éclaircie.
191
Le plus souvent on s’est contenté
de dire en général que nos sensations
ont la propriété de nous apprendre
d’où elles nous viennent, et que dans
la sensation la plus simple est
renfermée cette connaissance ; ce qui
est dire implicitement que l’action de
sentir, qui bien sûrement nous fait
connaître notre propre existence,
nous révèle aussi celle d’un autre être
et du rapport qu’il a avec nous, et que
ce jugement ou le sentiment de ce
rapport est inséparable de la sensation
simple. C’est là une assertion et non
pas une démonstration.
Aussi, quand on a voulu entrer
dans les détails, on a été fort
embarrassé de déterminer à quelles
sensations en particulier pouvait
s’appliquer cette maxime, et à quelle
espèce de sensations appartenait
réellement cette propriété de nous
apprendre l’existence des corps.
192
D’abord personne n’a songé à dire
que cela convînt à aucune des
sensations que nous avons nommées
internes : elles n’ont paru que de
simples affections de plaisir ou de
peine, qui à elles seules ne pouvaient
nous apprendre que notre propre
existence.
Ensuite, parmi nos sensations
externes, on est encore généralement
convenu que celles de l’odorat, de
l’ouïe et du goût, ne pouvaient nous
faire connaître par elles-mêmes
l’existence des corps extérieurs : il
est trop visible que nous éprouvons
souvent des affections de ce genre
sans l’intervention d’aucun corps
étranger, et que même, lorsque ces
corps en sont les causes, nous ne
connaissons pas le plus souvent d’où
elles nous viennent.
L’article de la vue a souffert plus
de difficulté ; la plupart des
idéologistes ont cru, il est vrai, que
193
quand des rayons de lumière frappent
notre œil, il nous est impossible de
méconnaître que l’objet qui nous
renvoie ces rayons est la cause de
cette impression, et que, puisque ces
faisceaux de lumière frappent
différens points de notre œil les uns à
côté des autres, et occupent ainsi une
certaine étendue dans notre organe,
nous sommes forcés de les rapporter
de même les uns à côté des autres
dans une certaine portion de l’espace,
et par conséquent de reconnaître que
l’objet qui nous les envoie est étendu,
est un corps.
Je ne peux pas ici discuter à fond
cette opinion, parce qu’il faudrait que
vous connussiez bien ce que c’est que
la propriété des corps appelée
l’étendue, dont ces philosophes ne se
sont jamais fait une idée bien nette, et
que vous ne pouvez le comprendre
complètement qu’après les
explications que je vais bientôt vous
194
donner de la manière dont nous la
connaissons. Mais je puis dès ce
moment vous faire part des deux
objections générales que l’on fait à
ceux qui prétendent que les
impressions de la vue nous
apprennent nécessairement
l’existence des corps et leur étendue.
Elles sont déjà, suivant moi, une
réfutation suffisante.
On leur a dit, premièrement, les
corps ne frappent pas l’œil plus
immédiatement que le nez et
l’oreille ; les rayons lumineux nous
arrivent au travers de l’air comme les
ondulations sonores et les particules
odorantes ; toute la différence, c’est
que ceux-là ne nous arrivent qu’en
ligne droite, tandis que celles-ci nous
parviennent par toutes sortes de
chemins. Or, ces particules odorantes,
ces ondulations sonores partent,
comme les rayons lumineux, de
différens points des corps ; elles
195
frappent différens points de l’oreille
et du nez, comme ceux-ci différens
points de l’œil : cependant, vous
convenez que ces émanations
odorantes et sonores ne sont pas
capables de nous faire juger qu’il y a
des corps, et des corps étendus. Il ne
paraît pas vraisemblable que la
particularité de venir à nous en ligne
droite donne cette propriété aux
rayons lumineux.
Secondement, on a ajouté, et ceci
est péremptoire, quand on vous
passerait ce premier point, vous n’en
seriez pas plus avancé ; car il est bien
manifeste que le même corps apparaît
à notre œil de mille manières
différentes, suivant qu’il est éclairé
d’une manière ou d’une autre, vu de
plus près ou de plus loin, ou de plus
haut ou de plus bas, ou d’un côté ou
d’un autre : or, laquelle de toutes ces
manières d’être vu est la vraie
manière d’être de ce corps ? il est
196
clair que la sensation visuelle seule
ne nous met pas à même de le
décider : elle ne nous ferait donc
jamais connaître l’existence réelle de
ce corps, quand même on vous
accorderait qu’elle nous apprend à
elle seule d’où elle nous vient.
Il y a quelque chose de plus
singulier encore dans le sens de la
vue, c’est que nous avons
l’expérience irrécusable que la
sensation visuelle nous trompe
quelquefois complètement ; elle nous
fait voir des corps où il n’y en a pas ;
les effets de la réfraction des
différens milieux et ceux de la
réflexion des miroirs nous font voir
réellement les objets où ils ne sont
pas ; ce bâton à demi plongé dans
l’eau n’est pas où je le vois ; ce beau
paysage n’est pas dans ma glace.
Dans les cabinets de physique, par
l’arrangement de quelques miroirs
concaves, on me fait voir un objet au
197
milieu de la chambre ; je passe la
main à l’endroit où cet objet paraît
être avec toutes ses formes et toutes
ses couleurs, et je m’assure qu’il n’y
a rien du tout dans cet endroit. Ce
n’est pas ici le moment d’expliquer
ces effets ; mais ils suffisent pour
prouver qu’un sens qui sur le même
être nous fait continuellement des
rapports différens, et qui crée souvent
pour nous des êtres absolument
imaginaires, n’est pas propre à nous
assurer de la réalité de ceux qu’il
nous montre.
Reste donc les sensations tactiles.
Tout le monde convient que ce sont
celles-là qui nous donnent des
connaissances vraies de l’existence
réelle des corps, et que ce sont elles
qui nous apprennent ensuite à
rapporter à ces mêmes corps les
impressions qu’ils font sur nos autres
sens, et à nous faire des idées justes
de ces rapports : je ne nie pas qu’il
198
n’en soit ainsi ; mais comment cela se
fait-il ? C’est ce qui mérite
explication.
En effet, il ne paraît pas que les
sensations tactiles aient par ellesmêmes aucune prérogative essentielle
à leur nature qui les distingue de
toutes les autres. Qu’un corps affecte
les nerfs cachés sous la peau de ma
main, ou qu’il produise certains
ébranlemens sur ceux répandus dans
les membranes de mon palais, de
mon nez, de mon œil, ou de mon
oreille ; dans les deux cas c’est une
pure impression que je reçois, c’est
une simple affection que j’éprouve ;
et l’on ne voit point de raison de
croire que l’une soit plus instructive
que l’autre, que l’une soit plus propre
que l’autre à me faire porter le
jugement qu’elle me vient d’un être
étranger à moi. Pourquoi le simple
sentiment d’une piqûre, d’une
brûlure, d’un chatouillement, d’une
199
pression quelconque me donnerait-il
plus de connaissance de sa cause que
celui d’une couleur, ou d’un son, ou
d’une douleur interne ? Il n’y a nul
motif de le penser. Tant que nous
sommes immobiles, que nous
n’agissons pas nous-mêmes, que nous
ne faisons que recevoir passivement
les impressions qui surviennent,
celles qui affectent notre tact ne nous
éclairent pas plus que les autres.
Voilà donc encore le toucher passif
reconnu aussi incapable que les
autres sens de nous faire soupçonner
l’existence des corps.
Au premier aperçu, on sent
confusément qu’il ne doit pas en être
de même quand, au contraire, c’est
nous qui agissons, qui nous mouvons,
qui allons, pour ainsi dire, chercher
les impressions ; mais on ne démêle
pas toujours bien les raisons de la
différence. En effet, cette condition
200
toute seule ne suffit pas encore pour
nous éclairer.
Car d’abord, supposons pour un
moment que nous ayons la faculté de
nous mouvoir comme nous l’avons,
mais sans que les mouvemens de nos
membres produisent en nous aucune
sensation interne, sans que nous les
sentions, sans par conséquent que
nous en soyons avertis et que nous en
ayons aucune conscience. Dans cet
état, je remue mon bras, ou plutôt
mon bras remue, mais je l’ignore. Il
va rencontrer un corps résistant, doué
d’inertie, mais je n’en sais rien.
J’éprouve bien, si l’on veut, de la part
de ce corps, l’effet que nous
nommons résistance ; mais cette
résistance n’est point pour moi une
opposition à ce que nous appelons
mouvement, puisque je ne sais pas ce
que c’est que le mouvement, ni que
j’en fais. Bien loin de là : elle n’est
pas même à mon égard, dans cette
201
supposition, la cessation du sentiment
intérieur que nous cause le
déplacement des parties de notre
corps, puisque, dans l’hypothèse, ce
sentiment n’a pas lieu, et que nous
nous mouvons sans rien éprouver,
sans être avertis de rien, sans avoir la
conscience de rien. Étant ainsi
organisé, l’impression que je
recevrais d’un corps résistant ne
pourrait donc consister que dans une
sensation de chaud, ou de froid, ou de
mouillé, ou dans toute autre sensation
uniquement relative au tact pur et
passif. Elle serait une impression
aussi simple et aussi peu instructive
que toutes les autres. Je n’en pourrais
encore rien conclure.
À la vérité, si vous ajoutez à cette
faculté de nous mouvoir, la
circonstance que chaque mouvement
de nos membres produise en nous
une sensation interne, vous verrez
naître un nouvel ordre de choses : car
202
dès que je sens quelque chose quand
mes membres se meuvent, dès que
j’éprouve une certaine manière d’être
pendant qu’ils se meuvent, je suis
nécessairement averti quand cette
manière d’être commence et quand
elle cesse. Rentrons donc dans
l’hypothèse réelle, et examinons
soigneusement les effets qui en
résultent.
Non-seulement nous nous
mouvons, mais nous sentons quelque
chose quand cela arrive. Quand un de
nos membres s’agite, nos nerfs sont
ébranlés, nous recevons une sensation
que nous avons nommée sensation de
mouvement. Quand le mouvement
cesse, la sensation cesse. C’est déjà
beaucoup, mais ce n’est pas encore
tout pour l’objet qui nous occupe. En
effet, mon bras se meut, je ne sais pas
encore que c’est mon bras, ni même
que j’ai un bras ; mais j’éprouve
quelque chose qui est la sensation de
203
ce mouvement. Mon bras rencontre
un corps qui l’arrête, ma sensation de
mouvement cesse, je n’éprouve plus
cette manière d’être ; j’en suis averti,
il est vrai ; mais ne sachant pas qu’il
y a des corps, je ne sais encore rien
du tout de la cause de cet effet ; ainsi
me voilà avec la faculté de me
mouvoir et la sensation que me cause
le mouvement, tout aussi ignorant
qu’avec les sensations tactiles
passives, et toutes les autres, que
nous avons déclarées insuffisantes
pour nous apprendre l’existence des
corps. Du moins il n’est pas prouvé
que je sois nécessairement conduit,
par ces changemens de manière
d’être, à reconnaître que ce qui cause
la cessation de ma sensation de
mouvement, est un être étranger à
mon moi. J’ai pensé jadis que cela
était ainsi, mais je crois que je
m’étais trop avancé.
204
Il faut donc, pour rendre cette
découverte inévitable, appeler encore
à notre aide une autre de nos facultés,
et c’est la faculté de vouloir. Avec
celle-là, il ne nous manquera plus
rien. Car lorsque je me meus, que je
perçois une sensation en me
mouvant, et que j’éprouve en même
temps le desir de percevoir encore
cette sensation ; si mon mouvement
s’arrête, si ma sensation cesse, mon
desir subsistant toujours, je ne puis
méconnaître que ce n’est pas là un
effet de ma seule vertu sentante ; cela
impliquerait contradiction, puisque
ma vertu sentante veut de toute
l’énergie de sa puissance la
prolongation de la sensation qui
cesse.
À la vérité, si je m’aperçois tout de
suite que la cessation de cette
sensation que je desire continuer,
n’est pas un effet de la puissance de
ma vertu sentante, de ma volonté, de
205
mon moi, je puis fort bien ne pas
m’apercevoir si promptement qu’elle
est l’effet de la puissance d’un autre
être, et ne pas découvrir tout de suite
l’existence de cet autre être. Mais
quand j’aurai fréquemment éprouvé
que très-souvent cette sensation se
prolonge autant que je le veux, et que
dans d’autres cas elle cesse
subitement en tout ou en partie
malgré moi, il est impossible que
plutôt ou plus tard je ne vienne pas à
soupçonner que ce dernier effet a une
cause, et à faire de cette cause un être
qui n’est pas moi. Je puis et je dois
sans doute me tromper fréquemment,
d’abord sur les circonstances
adjacentes, et porter ce jugement sans
beaucoup de discernement. Par
exemple, ne connaissant ni mon
corps ni les corps étrangers, ni leur
configuration, n’ayant même aucune
idée de forme ni d’étendue, je ne dois
pas distinguer quand mon
mouvement est arrêté uniquement par
206
la limite de l’extension possible à
mes muscles et par la disposition de
mes articulations qui s’y refusent, ou
quand il l’est par l’opposition d’un
corps tout-à-fait séparé du mien.
Mais dans les deux cas je porte un
jugement également juste, en
pensant, en sentant que la cessation
de ma sensation de mouvement est
l’effet d’un être différent de ma
volonté.
Ensuite dans tous les cas où cet
effet est produit, soit par un corps
absolument distinct du mien, soit par
un de mes membres qui s’oppose au
mouvement d’un autre, je ne puis
manquer à la longue de remarquer
que le sentiment de cette cessation de
mouvement est toujours accompagné
de diverses sensations tactiles, ou
visuelles, ou auriculaires, et
quelquefois olfactives, et de faire de
ces sensations les propriétés de l’être
qui cause, malgré ma volonté, la
207
cessation du sentiment de
mouvement que je voudrais
continuer. Enfin, je ne puis manquer
non plus de m’apercevoir que cette
cessation de mouvement n’est pas
toujours absolue, qu’elle n’éprouve
souvent que cette modification que
plus instruit j’appellerai changer de
direction, qu’il y a des limites à la
puissance de cet être qui s’oppose à
ma sensation de mouvement, que les
confins de sa puissance sont ce que
nous nommons sa surface, que ce
sont eux qui constituent ce que nous
appelons sa forme ; et que si je ne
puis pas franchir ces confins, et
passer au travers de ce corps, je puis
tourner autour et le circonscrire, et
par conséquent déterminer le mode
d’existence, ou ce que nous appelons
l’étendue de cet être, qui, ou est toutà-fait étranger à mon moi sentant et
voulant (ce sont les corps extérieurs),
ou quelquefois lui obéit (c’est notre
propre corps), mais toujours en est
208
distinct et agit sur lui de beaucoup de
manières.
Nous verrons dans la suite par
quelles expériences successives nous
distinguons le corps par lequel nous
sentons et qui obéit à notre volonté,
de tous ceux qui nous sont
entièrement étrangers ; comment
nous démêlons les propriétés de
celui-là et de tous les autres ; dans
quel ordre nous découvrons ces
propriétés, et quelles relations elles
ont entr’elles. Mais pour le moment il
nous suffit d’avoir bien reconnu que
la principale de ces propriétés, la
première connue et avérée, est celle
de s’opposer à la continuation du
sentiment que nous causent nos
mouvemens, malgré que nous
voulions le prolonger. Celle-là est
vraiment fondamentale ; car elle nous
assure, d’une manière certaine qu’il y
a là un être qui n’est pas nous : et elle
constitue l’existence réelle de cet
209
être. Cette existence devient pour
nous une conséquence immédiate et
nécessaire de notre sentiment de
vouloir, et de la contrariété qu’il
éprouve, deux choses dont nous
sommes bien assurés.
Il n’est pas du tout nécessaire, pour
la vérité de cette conclusion, que
nous puissions expliquer d’une part
ce que c’est que ce sentiment de
vouloir, et comment il se fait que
nous en soyons capables ; et de
l’autre, pourquoi tous les êtres qui
tombent sous nos sens sont doués
plus ou moins du pouvoir de résister
au mouvement, et en quoi consiste
cette puissance. Ce sont deux faits
incompréhensibles pour nous, et dont
les causes nous sont complètement
inconnues, mais deux faits bien
constans ; et il ne l’est pas moins
qu’être voulant et être résistant, c’est
être réellement, c’est être ; et que
l’être voulant, quoiqu’ignorant
210
encore qu’il y a du mouvement et des
êtres, quand il éprouve que souvent il
peut à volonté se donner la sensation
qui résulte du mouvement de ses
membres, et que souvent il ne le peut
pas quoiqu’il le veuille, doit, dans ce
dernier cas, conclure qu’il y a des
êtres résistans ; que cette conclusion
doit le conduire à une connaissance
plus détaillée de ces êtres, et que tout
lui prouve postérieurement que cette
première conclusion est légitime.
Cet effet de la réunion de notre
faculté de vouloir avec celle de nous
mouvoir et de le sentir, étant une fois
reconnu et avoué, on est tenté de
croire d’abord que toutes les autres
sensations de l’être doué de volonté,
peuvent le conduire à la connaissance
des êtres qui causent ces sensations,
tout comme celle de mouvement dont
nous venons de parler. Cependant je
ne le pense pas, parce qu’il y a là une
différence essentielle ; sans doute je
211
puis bien desirer de prolonger ou de
renouveler une sensation visuelle, ou
tactile, ou auriculaire, ou olfactive,
tout comme la sensation d’un
mouvement ; mais si je suis supposé
ignorer tout, et le mouvement, et les
êtres, et moi-même, je ne puis rien
faire en conséquence de ce desir ; car
je ne puis pas le satisfaire
immédiatement. Je ne saurais me
donner directement la sensation de
telle odeur, de telle couleur, de tel
son, ou de telle autre impression.
Tout ce que je puis, est de faire un
mouvement de ma main, ou de mes
yeux, ou de tout autre organe, pour
me la procurer. Mais pour cela il faut
que je sache que ces mouvemens sont
propres à produire cet effet. Or, qui
me l’apprendra d’abord ?
Au contraire, pour la sensation
directe qui résulte en nous des
mouvemens de nos membres, il n’y a
pas lieu à ce ricochet. Toute douleur,
212
toute souffrance, tout malaise
seulement, fait naître en nous le desir,
le besoin même de nous remuer, de
nous agiter. Ce sentiment de
mouvement est un soulagement, un
vrai bien-être. Nous jouissons tant
qu’il dure ; nous pouvons
ordinairement le prolonger à volonté.
Quand il est suspendu malgré nous,
ce n’est pas par nous. C’est donc par
quelque chose qui n’est pas nous, et
qui tantôt agit sur nous, tantôt n’y
agit pas ; et bientôt le mouvement luimême nous fait connaître ce quelque
chose par une multitude
d’expériences dont celle-ci est la
base. Il n’y a là ni cascade ni
embarras.
Les mouvemens vagues des enfans
nouveau-nés, bien observés, me
paraissent une preuve que les choses
se passent ainsi dans leurs têtes. On
les voit souvent s’agiter uniquement
pour le plaisir de remuer. C’est une
213
satisfaction pour eux, et ils sont trèsfâchés quand on les en prive. On les
voit aussi s’agiter quand ils éprouvent
de la douleur ; et ils se dépitent
violemment si quelque chose les en
empêche. Enfin, on les voit s’agiter
encore lorsqu’ils desirent quelque
chose, parce que tout desir non
satisfait est aussi une souffrance.
Mais leurs mouvemens n’ont pas
d’abord une direction plus
déterminée dans ce dernier cas que
dans les deux autres. Ils ne
commencent à prendre une tendance
marquée vers l’objet de leur desir,
que quand ils ont appris à démêler et
à distinguer les différens corps, à les
reconnaître pour les causes des
impressions qu’ils reçoivent, et à
sentir que ce n’est pas vaguement
telle impression qu’ils desirent
éprouver, mais tel objet, cause de
cette impression, qu’ils veulent
posséder et dont ils veulent jouir. Or,
je crois qu’ils n’arrivent à ce degré de
214
connaissance que par la route que
nous avons indiquée.
On pourrait dire, il est vrai,
qu’indépendamment de la sensation
interne que cause tout mouvement,
ces mouvemens fortuits peuvent leur
faire rencontrer par hasard une
sensation externe qui leur plaise, une
sensation visuelle par exemple ; que
ces mouvemens peuvent même se
trouver dirigés de manière à
prolonger cette sensation prête à
échapper ; à suivre, par exemple, une
lumière qui passe devant leurs yeux ;
et que cette expérience répétée peut
les conduire à faire avec intention ces
mêmes mouvemens exécutés d’abord
au hasard. On pourrait même le
soutenir avec plus d’avantage des
sensations tactiles. Un enfant étend
son bras uniquement pour l’étendre.
Il rencontre une chaleur douce qui lui
fait plaisir ; il retire ce bras et l’étend
de nouveau, il retrouve cette même
215
chaleur ; ou bien il le laisse étendu et
il ressent constamment cette
sensation agréable.
De cet effet, répété plusieurs fois,
il peut résulter, dira-t-on, qu’il
apprenne à étendre son bras dans
l’intention d’éprouver cette sensation,
ou à le laisser dans la position où il
l’éprouve afin qu’elle continue. Je
n’oserais pas affirmer qu’il soit
absolument impossible que cela
arrive ; mais je crois que c’est
extrêmement difficile, parce que je ne
vois pas quelle liaison cet enfant,
ignorant tout, peut établir entre cette
sensation qu’il éprouve et le
mouvement de ses organes nécessaire
pour se la procurer, à moins qu’il ne
s’aperçoive du mouvement de ces
mêmes organes ; et alors nous voilà
revenus à la nécessité du mouvement
senti. La sensation externe n’est plus
que la cause occasionnelle de l’action
de sa volonté ; la sensation interne du
216
mouvement est seule cause de la
connaissance du moyen de se
procurer cette autre sensation desirée.
D’ailleurs, je vois bien notre
nouveau-né arrivé à desirer une
sensation et à savoir, dans quelques
cas, se la procurer en commençant
par s’en donner une autre qu’il a
reconnu conduire à celle-là. Mais je
ne vois pas du tout comment il
parviendrait à apprendre que la
sensation qui est son but, et que celle
qui est son moyen, sont causées par
des êtres distincts de son moi, et à
découvrir qu’il y a des corps et qu’il
en a un. Il me semble qu’il ne peut y
réussir pour son propre corps que par
l’observation de la souplesse ou de la
rigidité de ses organes ; et, pour les
corps étrangers à lui, que par
l’application immédiate de ces
mêmes organes sur eux ; et alors nous
voilà encore revenus, non-seulement
à la nécessité d’un mouvement senti
217
et voulu, mais encore à celle d’un
sentiment de résistance éprouvé ; à
quoi il faut ajouter qu’on ne saurait
comprendre comment le mouvement
d’un organe pourrait être senti si ses
parties n’étaient pas douées d’une
certaine force de résistance au
mouvement.
Il me paraît donc prouvé, 1° que
nous sommes très-assurés de
l’existence des corps, c’est-à-dire
d’êtres qui ne sont pas notre moi
sentant et voulant, et qui lui obéissent
ou lui résistent plus ou moins ; 2° que
c’est à la faculté de vouloir, jointe à
celle de nous mouvoir et de le sentir,
que nous devons la connaissance de
ces corps et la certitude de la réalité
de leur existence ; 3° que, pour que
ces facultés produisent cet effet, il
faut que ces corps soient doués d’une
certaine force de résistance au
mouvement. Action voulue et sentie
d’une part, et résistance de l’autre ;
218
voilà, j’ose n’en pas douter, le lien
entre les êtres sentans et les êtres
sentis ; c’est là le point de contact qui
assure très-certainement ceux-là de
l’existence de ceux-ci, et je ne leur en
vois pas d’autre qui soit possible.
De cette vérité, si c’en est une,
comme je le crois très-fermement, il
résulte deux conséquences
singulières ; l’une, qu’un être
complètement immatériel et sans
organes, s’il en existe, ce que nous ne
pouvons savoir, ne peut absolument
rien connaître que lui-même et ses
affections, et ne saurait en aucune
manière se douter de l’existence de la
matière et des corps ; l’autre, que
pour nous à qui on a tant dit sans
preuves que si nous étions tout
matière nous ne pourrions penser, il
est démontré au contraire que, si nous
étions totalement immatériels et sans
corps, nous ne pourrions pas penser
comme nous faisons, et nous ne
219
saurions rien de tout ce que nous
savons. Peut-être saurions-nous des
choses toutes différentes. Mais qui
nous le dira ? et qui osera nous
apprendre comment nous serions si
nous étions d’une manière que nul de
nous n’a pu ni éprouver ni observer,
et dont nul de nous ne peut même
concevoir la possibilité ; et d’ailleurs
de quoi cela nous servirait-il ?
Tels sont, suivant moi, les résultats
incontestables de l’examen auquel
nous venons de nous livrer.
Maintenant il reste à voir s’il ne nous
laisse pas encore quelque chose à
desirer.
J’avais un double but à atteindre.
Je devais faire voir, d’une part, que
c’est à tort que l’on attribue à toutes
nos sensations proprement dites, ou à
certaines d’entr’elles, la propriété de
nous faire connaître les êtres qui les
causent ; et de l’autre, que cependant
nous avons un moyen certain de
220
connaître ces êtres, et que leur
existence n’est point une illusion. Il
s’agissait de prouver aux hommes
trop confians, que tant qu’on ne fait
que sentir des sensations on n’est
assuré que de sa propre existence ; et
aux hommes trop sceptiques, que
quand on sent que l’on veut, que l’on
agit en conséquence, et que l’on
éprouve une résistance à cette action
sentie et voulue, on est certain nonseulement de son existence, mais
encore de l’existence de quelque
chose qui n’est pas soi.
Le premier point sans doute n’est
pas sans intérêt ; car de nous former
une idée fausse de la nature de nos
sensations, nous ferait rencontrer
beaucoup d’obstacles à bien
connaître les propriétés des corps et
la génération de cette connaissance.
Cependant, quand je serais dans
l’erreur à cet égard, et quand nous
aurions bien plus de moyens que je
221
ne crois d’être assurés de l’existence
des êtres qui ne sont pas nous,
l’existence de ces êtres n’en serait
que plus certaine, et le fondement de
nos connaissances ne serait pas
ébranlé.
Le second point, au contraire, est
d’une toute autre importance ; car s’il
n’était pas vrai que quand je sens un
desir, quand je fais en conséquence
de ce desir une action que je sens
aussi, et quand j’éprouve une
résistance à cette action, je suis
certain d’une existence autre que
celle de ma faculté de sentir, j’aurais,
contre mon intention, prouvé que
nous ne sommes jamais sûrs de cette
seconde existence, en prouvant que
tous autres moyens de la connaître
sont insuffisans ; mais j’avoue que je
n’ai pas cette inquiétude, et que je
crois avoir établi ce second point
d’une manière incontestable ; car il
est bien constant que ma volonté
222
c’est moi, et que ce qui résiste à ma
volonté est autre chose que moi.
Toutefois l’on voit que pour que
cette résistance me soit connue pour
être une véritable résistance, il ne
suffit pas que je sente un desir ; il
faut que ce desir soit suivi d’une
action, que je sente cette action aussi
quand elle a lieu, et que tantôt elle ait
lieu librement, tantôt elle éprouve
une opposition. Voilà pourquoi, pour
avoir connaissance d’autre chose que
de ma vertu sentante, il fallait que
j’eusse la faculté de faire des
mouvemens, et pourquoi la première
manière dont les êtres autres que moi
m’apparaissent, c’est par la propriété
qu’ils ont de résister aux mouvemens
que je fais faire à la portion de
matière qui obéit à ma volonté et par
laquelle je sens.
Cette propriété fondamentale des
corps que nous nommons force
d’inertie est donc nécessairement la
223
première par laquelle nous les
apercevons. Elle est la base de toutes
celles que nous leur connaissons et
que nous joignons ensuite à celle-là
pour former l’idée complète de
chacun de ces êtres. Sans elle nous
n’aurions pas connu les corps
étrangers à nous, ni même le nôtre.
Nous ne nous serions pas seulement
aperçus de nos mouvemens ; car c’est
la résistance de la matière de nos
membres au mouvement, qui nous
occasionne cette sensation de
mouvement. Ainsi, si la matière avait
pu être non résistante, nous n’aurions
certainement jamais rien connu que
nous, et nous n’aurions connu de
nous que notre vertu sentante. Il n’est
même pas aisé de concevoir comment
nous aurions pu sentir quelque chose,
quoi que ce soit.
Autrefois j’ai été plus loin ; j’ai
soutenu que si nous ne connaissions
d’existence que celle de notre vertu
224
sentante, si nous ne connaissions pas
les autres êtres, nous ne ferions
éternellement que sentir des
impressions, et que nous ne
parviendrions jamais à sentir des
rapports et des desirs ; qu’ainsi, dans
cette supposition, nous n’aurions ni
jugement ni volonté. Je suis trèsconvaincu que j’avais tort. Cependant
cela mérite examen ; non pas
assurément que je pense que mes
opinions aient assez d’autorité pour
qu’une erreur de ma part vaille la
peine d’une discussion solennelle,
mais parce que ceux qui auraient
adopté mon ancienne opinion me
diraient : vous avez prouvé autrefois
qu’on ne peut vouloir que quand on
connaît les corps ; vous montrez
aujourd’hui qu’on ne peut connaître
ces corps qu’en vertu de mouvemens
sentis et voulus. Il s’ensuit que nous
ne pouvons jamais les connaître, et
que tout ce que vous avez dit làdessus porte à faux. Ce raisonnement
225
serait irréplicable. Aussi, quand j’ai
dit que notre volonté ne peut naître
tant que nous ne connaissons pas
l’existence des corps, j’ai soutenu en
même temps que des mouvemens
involontaires suffisent pour nous
apprendre cette existence.
Aujourd’hui que je conviens que ce
dernier point n’est pas prouvé, et que
je pense que des mouvemens voulus
sont nécessaires pour connaître
l’existence des êtres autres que nous,
je dois faire voir que nous pouvons
vouloir avant d’avoir cette
connaissance. Ce sera l’objet du
chapitre suivant ; ensuite nous
reviendrons à l’examen des diverses
propriétés des corps.
226
CHAPITRE VIII.
Comment nos Facultés intellectuelles
commencent-elles à agir ?
APRÈS nous être fait une idée
générale de la faculté de penser ou de
sentir, et des facultés qui la
composent ; après avoir reconnu par
quel emploi de ces facultés nous
formons nos idées composées, et
comment nous apprenons avec
certitude qu’il existe autre chose que
notre moi, il est temps d’examiner
comment ces facultés commencent à
agir. Je vais d’abord exposer
comment je raisonnais quand je
pensais que nous ne pouvions
commencer à sentir des desirs
qu’après avoir porté le jugement que
nos sensations nous viennent des
corps.
227
Je disais : il n’est pas douteux
qu’on ne peut avoir des souvenirs et
porter des jugemens avant d’avoir
reçu des impressions : ainsi la
sensibilité proprement dite est
nécessairement la première de nos
facultés intellectuelles qui commence
à agir.
D’un autre côté, il n’est pas moins
vrai qu’une sensation pure et simple
ne nous apprend rien que notre
propre existence. Quand on ne fait
uniquement que sentir, sans mélange
d’aucune connaissance, on reçoit une
impression quelconque, on éprouve
une certaine manière d’être : la vertu
sentante, l’existence personnelle est
modifiée d’une telle façon, et voilà
tout. Enfin, il est encore vrai que pour
porter un jugement il faut avoir à la
fois à comparer deux idées, et deux
idées différentes l’une de l’autre :
ainsi une première sensation ne peut
donner lieu à aucun jugement.
228
Maintenant, qu’à cette première
sensation il vienne s’en joindre une
autre, quelque différente de la
première qu’on la suppose pour nous,
qui connaissons leurs circonstances,
leurs propriétés, les corps qui les
occasionnent, les organes qui les
transmettent ; quand on ignore tout
cela, il est bien vraisemblable qu’on
n’est pas en état de séparer l’une de
l’autre ces deux sensations qu’on
éprouve en même temps : faute de
moyens de les distinguer, elles
doivent paraître à elles deux ne faire
encore qu’une sensation. Malgré tout
ce que nous savons d’avance,
quelque chose d’analogue à cela nous
arrive tous les jours, lorsque les
données nous manquent pour juger :
ainsi, par exemple, quand j’éprouve
le goût d’un sel, je ne distingue pas
ceux de l’acide et de l’alkali qui le
composent ; quand le noir et le blanc
se mêlent, j’ai la sensation de gris, et
je ne distingue pas les couleurs
229
composantes ; quand je sens un potpourri bien fait, je sens l’odeur du
pot-pourri, et ne discerne pas celle de
chaque fleur ; quand j’entends un
son, souvent je ne discerne pas
chacun des sons harmoniques qui le
composent ; quand je suis poussé par
une force, j’ignore si c’est une force
unique ou la résultante de plusieurs
autres ; quand enfin je sens une
douleur interne, il m’est impossible
de dire si elle est seule ou formée de
plusieurs, c’est-à-dire de la lésion de
plusieurs points sentans ; et si elle
change de nature, je ne saurais
affirmer si ce n’est pas plusieurs de
ces douleurs composantes qui
disparaissent, ou d’autres qui s’y
joignent.
Fondé sur ces motifs, on peut et on
doit donc croire qu’une seconde
sensation venant se joindre à la
première, ne donnera pas plus de
prise qu’elle à l’action du jugement,
230
et que toutes celles qui surviendront
se confondant de même ensemble,
jamais, par l’effet des sensations
simultanées, le jugement ne peut
commencer à agir tant que ces
sensations sont de simples
impressions dénuées de toute
connaissance de leurs causes.
À la vérité ces sensations peuvent
bien nous donner des souvenirs ;
mais il est manifeste que ces
souvenirs sont aussi de simples
impressions, et que s’ils viennent
plusieurs ensemble, ils feront le
même effet que les sensations dont ils
sont les images, ils se confondront de
même : ainsi point d’action encore de
la part du jugement.
À cette heure, supposons qu’à une
sensation simple actuellement
présente, vienne se joindre un
souvenir d’une sensation passée, se
confondra-t-il avec elle ou non ? Si
l’on songe qu’il n’y a rien dans la
231
nature de la mémoire qui nous
avertisse qu’un souvenir est un
souvenir, que nous-mêmes qui le
savons bien, il nous arrive pourtant
d’avoir des souvenirs sans savoir que
ce sont des souvenirs, on n’hésitera
pas à prononcer qu’un souvenir fera
le même effet qu’une sensation
actuelle, qu’il se confondra de même
avec la première sensation, et qu’il
n’y a encore rien à attendre de cette
combinaison pour la naissance de
l’action du jugement.
On doit donc conclure que tant
qu’on ne connaît pas les
circonstances, les causes, les moyens
de ses sensations ; tant qu’on ignore
l’existence des corps et celle de ses
propres organes, l’action du jugement
ne saurait commencer.
Or, on ne peut desirer qu’en
conséquence d’un jugement ; on ne
peut donc former un desir que quand
on a porté au moins un jugement :
232
ainsi tant qu’on n’a pas eu la
sensation de mouvement, on ne juge
ni ne desire, on sent son existence, et
voilà tout.
Mais qu’un hasard, quel qu’il soit,
me fasse faire un mouvement, je le
sens ; qu’une douleur quelconque me
fasse remuer le bras, j’ai le sentiment
que je me meus, j’éprouve la
sensation de mouvement ; mon bras
rencontre un corps, il est arrêté : je ne
sais encore ni ce que c’est que ce
corps, ni ce que c’est que mon bras ;
mais ma manière d’être change : au
lieu de la sensation de mouvement,
j’éprouve celle de résistance : je ne
puis les éprouver ensemble ; et elles
sont trop opposées pour que, quand
j’éprouve l’une et que je me rappelle
l’autre, je puisse confondre cette
sensation et ce souvenir. Je les
distingue donc ; je sens entr’eux un
rapport de différence, je porte un
jugement ; en conséquence de ce
233
jugement, j’en porte d’autres, je
forme des desirs, etc. Ainsi c’est à
cette époque que commence le
développement de toutes nos facultés,
et c’est à la seule sensation de
mouvement que je le dois.
On ne saurait nier que ce
raisonnement ne soit trèsconséquent ; mais il part d’un
principe qu’on ne peut établir par
aucunes preuves directes, et qui n’est
qu’un emploi abusif de deux idées
généralisées. On dit : Une sensation
pure et simple ne nous apprend rien
que notre propre existence[1]
. Sans
doute cela est vrai de l’action de
sentir en général, et de l’existence en
général ; c’est-à-dire que quand on ne
fait rien que sentir, on ne sent que sa
propre existence : c’est certain. Mais
une sensation réelle n’est pas l’action
de sentir en général ; elle est un fait
particulier ; elle ne nous fait pas
sentir notre existence en général,
234
mais une manière d’être déterminée ;
elle est opérée par un certain
mouvement de nos organes sentans,
de nos nerfs. Or, qui est-ce qui
pourrait assurer que dans le
mouvement de nos nerfs qui produit
en nous l’effet appelé une telle
sensation, il n’y a pas des
circonstances qui font que nous ne
pouvons confondre ce mouvement
avec un autre mouvement analogue,
et qui produisent en nous la sensation
d’un rapport de différence entr’eux,
c’est-à-dire ce que nous appelons un
jugement ? Assurément personne
n’oserait prononcer que cela n’est
pas.
Au contraire, chacun sait que
beaucoup de sensations ont par ellesmêmes la propriété de nous être
agréables ou désagréables. Or, qu’estce que trouver une sensation agréable
ou désagréable, si ce n’est pas en
porter un jugement, sentir un rapport
235
entre elle et notre faculté sentante ? et
sentir ce rapport entre une sensation
et nous, n’est-ce pas sentir en même
temps le desir d’éprouver cette
sensation ou celui de l’éviter ? Toutes
ces opérations peuvent donc se
trouver et se trouvent réellement
réunies dans un seul fait, dans la
perception d’une seule sensation
quelconque : j’ai donc eu tort de le
nier, et d’avancer que nos facultés de
juger et de vouloir ne peuvent
commencer à agir que quand nous
avons éprouvé la sensation de
mouvement et celle de résistance.
D’ailleurs, si on me l’accordait, je
me trouverais avoir prouvé une chose
absurde, c’est que jamais nous ne
pouvons commencer à juger ni à
vouloir. Car aucun fait direct ne
prouve que les deux sensations de
mouvement et de résistance doivent
faire une exception à la loi générale.
Il n’y a même pas sentiment de
236
résistance proprement dit, quand il
n’y a pas auparavant sentiment de
volonté. Dans cet état, il ne peut
exister que la sensation du
mouvement et celle de sa cessation ;
or, ces deux sensations, bien que trèsopposées, ne le sont guère plus que
celles de blanc et de noir, de chaud et
de froid ; et on ne paraît pas
suffisamment fondé à affirmer des
unes ce que l’on nie des autres.
Au contraire, un fait constant
démontre que le sentiment de vouloir,
que la sensation d’un desir, peut
précéder en nous la sensation de
mouvement ; car chacun de nous sait
qu’un résultat constant de notre
organisation, et probablement de
celle de tous les êtres sentans, c’est
qu’une douleur quelconque, sur-tout
si elle est vive, nous fait éprouver le
besoin de nous remuer, de nous
agiter, très-indépendamment de toute
connaissance de l’effet qui en
237
arrivera, et même malgré la certitude
que l’effet sera nuisible. Or, qu’est-ce
que ce besoin, si ce n’est un desir ? Il
est irréfléchi sans doute, mais il n’en
est pas moins un desir, et un desir
très-vif. Il n’y a donc pas à craindre
que nous ne puissions pas desirer de
nous mouvoir avant de savoir ce que
c’est que le mouvement ; et il est
très-possible que le premier de tous
les mouvemens faits par chacun de
nous ait été accompagné de volonté.
Mille faits viennent à l’appui de
ceux-là. Cette manière d’envisager
les objets nous met sur la voie de
comprendre comment certaines
circonstances de notre organisation,
provenant de la différence des
tempéramens, des âges, des maladies,
ont tant d’influence sur nos jugemens
et nos penchans, et de concevoir ce
que c’est que les déterminations
instinctives[2]
, qui autrement
sembleraient renverser toutes les
238
idées que nous nous faisons de la
manière d’agir de notre faculté de
penser. Mais nous en parlerons
ailleurs.
À cette heure concluons que ma
nouvelle théorie est fondée sur des
faits positifs, et que la première ne
portait que sur un rapport aperçu
entre deux idées généralisées, dont je
m’étais servi sans m’en douter,
comme si elles étaient deux êtres
réels. Cela doit vous montrer, jeunes
gens, combien il est aisé et dangereux
d’abuser de pareilles idées, quoiqu’il
soit utile et nécessaire de s’en servir.
Nous avons bien fait, sans doute,
pour étudier notre faculté de sentir,
de distinguer les différentes fonctions
que nous avons pu reconnaître en
elle, de considérer séparément la
sensation, le souvenir, le jugement, le
desir, en général ; mais il ne faut
jamais oublier que ce que nous avons
ainsi séparé par la pensée se trouve
239
souvent confondu et réuni dans le
même fait, et que c’est toujours des
faits réels dont il faut partir. Au reste
tout ce que nous venons de dire ne
détruit rien de ce que nous avions
établi précédemment au sujet de la
sensibilité, de la mémoire, du
jugement, et de la volonté : cela nous
montre seulement leurs effets sous
leur vrai jour.
Il reste donc constant que nous ne
voyons pas que les sensations sans
action nous prouvent certainement
une autre existence que la nôtre ;
Que le mouvement sans volonté ne
paraît pas suffisant non plus pour
nous donner cette certitude ;
Que la volonté peut précéder le
mouvement ;
Que le mouvement volontaire nous
donne seul un vrai sentiment de
résistance ;
240
Que le sentiment de quelque chose
qui résiste à une action que nous
voulons, nous prouve invinciblement
la réalité d’une autre existence que
celle de notre vertu sentante ;
Que nous savons donc avec
certitude qu’il y a des corps, et que la
première propriété que nous leur
connaissons est la force d’inertie.
Voyons actuellement comment
celle-là nous fait découvrir toutes les
autres, et nous fait composer
certaines idées dont on ne s’est
jamais bien rendu compte, faute de
connaître la manière dont nous les
formons : ce sera la meilleure preuve
que nous avons réellement trouvé la
base de toute existence réelle, et
l’origine de toute connaissance
certaine.
Je dois convenir auparavant que
j’aurais pu arriver plus promptement
aux résultats que nous venons de
trouver. Mais il s’agissait d’opinions
241
fort contestées ; j’avais à me réfuter
moi-même sur deux points ; j’ai cru
devoir donner un peu d’étendue à
leur examen, et je suis persuadé
d’ailleurs que cette discussion n’est
pas sans utilité à d’autres égards : au
reste on peut la passer si l’on veut ;
mais alors il ne faut pas lire l’un sans
l’autre les chapitres VII et VIII. Il
faut s’en tenir à ce résultat, que
quand un être organisé de manière à
vouloir et à agir sent en lui une
volonté et une action, et en même
temps une résistance à cette action
voulue et sentie, il est assuré de son
existence et de l’existence de quelque
chose qui n’est pas lui.
Voilà le lien entre notre moi et les
autres êtres ; c’est la volonté et
l’action sentie réunies. L’une sans
l’autre ne suffirait pas. Un être
sentant et même voulant qui n’agirait
pas, ne pourrait connaître que
luimême, que sa vertu sentante et
242
voulante ; et un être qui agirait, mais
sans le vouloir ou sans le sentir, ne
s’apercevrait pas encore que quelque
chose lui résiste, et par conséquent
existe.
1. ↑ Si je voulais stipuler les intérêts de mon
amour-propre, je pourrais dire que ce
principe hasardé n’est pas de moi ; qu’il se
trouve dans le Traité des Sensations, de
Condillac, et que je n’ai fait que le pousser
à l’extrême. Mais qu’importe à la science
que le germe d’une erreur soit de moi ou
d’un homme plus habile que moi ? Ce qui
est utile, c’est de voir ce qui a pu égarer cet
homme habile. D’ailleurs, si je voulais
rejeter sur lui une faute dans laquelle son
autorité a pu m’entraîner, je devrais
commencer par lui restituer tout ce que je
lui dois, c’est-à-dire presque tout ce que je
sais, et même ce qu’il ne m’a pas appris
directement, puisqu’il m’a mis sur le
chemin de le trouver.
2. ↑ Ce sont des sensations qui renferment
jugement et desir.
243
CHAPITRE IX.
Des Propriétés des Corps et de leur
Relation.
IL demeure donc convenu que tant
que nous ne faisons que sentir, nous
ressouvenir, juger, et vouloir, sans
qu’aucune action s’ensuive, nous
n’avons connaissance que de notre
existence, et nous ne nous
connaissons nous-mêmes que comme
un être sentant, comme une simple
vertu sentante, sans étendue, sans
forme, sans parties, sans aucune des
qualités qui constituent les corps.
Il demeure encore constant que dès
que notre volonté est réduite en acte,
dès qu’elle nous fait mouvoir, la
force d’inertie de la matière de nos
membres nous en avertit, nous donne
la sensation de mouvement, ce qui
244
peut-être ne nous apprend encore rien
de nouveau ; mais lorsque ce
mouvement, que nous sentons, que
nous voudrions continuer, est arrêté,
nous découvrons certainement qu’il
existe autre chose que notre vertu
sentante. Ce quelque chose c’est
notre corps, ce sont les corps
environnans, c’est l’univers et tout ce
qui le compose.
Sans doute nous ne savons pas
d’abord ce que c’est ; nous ne
distinguons dans le principe, ni les
corps étrangers à nous, ni notre
propre corps ; mais enfin nous
sommes assurés que nous existons, et
que quelque chose existe qui n’est
pas nous. Cette certitude est comprise
dans le sentiment même de
résistance.
La propriété de résister à notre
volonté est donc la base de tout ce
que nous apprenons à connaître ; et
nous ne la découvrons que par les
245
effets qui suivent notre volonté, par
nos mouvemens. Cette propriété est
la force d’inertie des corps, qui n’a
lieu et ne se découvre que par leur
mobilité.
Si la matière avait pu exister
parfaitement immobile, nous
n’aurions rien senti ; et quand nous
aurions senti, nous n’aurions pas agi,
nous n’aurions connu que notre
sentiment. Si la matière avait pu être
parfaitement mobile, absolument non
résistante[1]
, nous n’aurions rien senti
encore, puisque toutes nos sensations
sont le produit de la résistance de nos
organes à l’action des corps, et de la
résistance de ces corps à leur action
les uns sur les autres ; et quand nous
aurions pu sentir et agir, nous aurions
agi sans en être avertis ; nous
n’aurions jamais découvert
l’existence des corps ni celle de nos
organes.
246
Mais dès que nous pouvons agir et
nous en apercevoir, le vouloir et
éprouver résistance, l’univers va
naître pour nous. Semblable à ce
point animé qu’on observe dans l’œuf
les premiers jours de l’incubation, et
qui, imperceptible d’abord, se
développe, s’accroît, et devient un
animal parfait, nous allons voir notre
sentiment s’étendre, se répandre dans
tous nos membres, s’apercevoir de
leurs formes, de leurs limites, de
leurs fonctions, découvrir tout ce qui
l’entoure, le juger, le connaître, le
convertir à son usage, et le soumettre
à sa volonté.
La mobilité et l’inertie sont donc à
notre égard les deux premières
qualités des corps, celles sans
lesquelles notre organisation ne
saurait subsister, sans lesquelles nous
ne pouvons rien sentir, nous ne
pouvons rien connaître, sans
lesquelles nous ne pouvons pas même
247
concevoir ce que serait l’existence de
l’univers.
Observez cependant que ces deux
propriétés des corps en nécessitent
une troisième, c’est celle en vertu de
laquelle ces corps en mouvement ont
la puissance d’agir sur les autres
corps, de les déplacer ; c’est, pour me
servir des expressions de
d’Alembert[2]
, Cette force qu’ont tous
les corps en mouvement de mettre
aussi en mouvement les autres corps
qu’ils rencontrent. D’Alembert
reconnaît bien cette force pour être
une propriété des corps ; mais il ne
lui donne point de nom : je
l’appellerai la force d’impulsion ; et,
contre l’avis de d’Alembert, je la
reconnaîtrai pour une propriété du
premier ordre, c’est-à-dire générale et
invariable, et toujours existante,
quoiqu’elle ne s’exerce pas toujours,
parce que, comme l’inertie, elle se
retrouve toujours la même dans tous
248
les corps dans les mêmes
circonstances. Je dirai donc que
l’impulsion (prise ainsi comme
puissance et non pas comme effet) est
dans les corps cette propriété par
laquelle, lorsqu’ils sont en
mouvement, ils communiquent de
leur mouvement aux autres corps
qu’ils rencontrent ; de même que
l’inertie est cette propriété qui fait
qu’un corps ne reçoit jamais de
mouvement d’un autre corps qu’en le
dépouillant d’une quantité de
mouvement égale à celle qu’il en
reçoit. Ce sont deux qualités
correspondantes, dont l’une ne peut
exister sans l’autre, et ni l’une ni
l’autre n’aurait lieu sans le
mouvement.
La mobilité, l’inertie et l’impulsion
sont donc trois propriétés
inséparables. Nous verrons bientôt
comment nous apprenons à calculer
249
leurs effets ; nous ne faisons d’abord
que les sentir.
L’idée de mouvement n’est pas
d’abord pour nous cette idée
composée dont nous nous rendons
compte, en disant que le mouvement
est l’état d’un corps qui passe d’un
lieu dans un autre. Un lieu est une
portion de l’espace ; l’idée de lieu
dérive de celle d’étendue, que nous
n’avons pas encore. Le mouvement
n’est donc d’abord pour nous qu’une
sensation simple, une manière d’être.
Je me meus, je le sens, et voilà tout.
Voyons ce qui en arrive.
Je m’agite en divers sens, je
n’éprouve aucune opposition ; tout ce
que je rencontre, fût-ce un fluide
éthéré, de la lumière, de l’air même,
n’est rien pour moi, puisqu’il ne me
donne pas le sentiment de résistance
à ma volonté : c’est le néant absolu ;
je ne sais pas même que c’est là ce
qu’à tort ou à raison j’appellerai le
250
vide quand je connaîtrai le plein ; je
ne sais pas que je traverse ce vide,
puisque j’ignore qu’il est étendu et
qu’il y a au monde quelque chose qui
soit étendu.
Bientôt le mouvement que je
voudrais continuer, qui n’est qu’une
manière d’être que je voudrais
prolonger, cesse malgré moi ; ce qui
l’arrête n’est pas moi, mais c’est
quelque chose, c’est un être, et cet
être est un corps. J’ignore sans doute
que ce corps est étendu, qu’il a des
parties, une forme, une figure ; il ne
me semble qu’un point, qu’une vertu
résistante, comme je ne me parais à
moi-même qu’une vertu sentante : je
sais seulement de lui qu’il existe.
Je ne prétends pas même que ce
soit dès la première expérience que je
parvienne à ce faible résultat ; mais
que ce soit après une ou après mille,
peu importe, il suffit que j’aie trouvé
la route.
251
Parmi ces nombreuses expériences,
il y en aura sûrement une où, pressant
cet être et glissant sur sa surface, je
sentirai que je me meus sans cesser
de sentir cet être. Dès-lors cet être
cesse de n’être qu’un point ; je lui
reconnais des parties les unes à côté
des autres, je juge qu’il est étendu ;
car la propriété d’être étendu est bien
en elle-même la propriété d’avoir des
parties distinctes, des parties situées
les unes hors des autres ; mais c’est
par notre mouvement que nous la
connaissons ; elle est, par rapport à
nous, la propriété d’être touché
continuement pendant que nous
faisons une certaine quantité de
mouvement. Voilà donc l’étendue
connue ; c’est une nouvelle propriété
des corps dépendante de leur
résistance au mouvement, de leur
existence par rapport à nous. Elle en
est une conséquence si immédiate,
que, quand une fois nous la
connaissons, nous ne pouvons plus
252
concevoir rien qui en soit totalement
privé. Nous pouvons bien supposer
qu’un corps est excessivement petit,
admettre que son étendue est réduite
autant que possible, même jusqu’au
point d’être imperceptible à nos
sens ; mais nous ne pouvons
l’imaginer absolument nulle, sans
anéantir le corps lui-même. Jamais
aucun être humain ne comprendra
réellement comment existerait un être
qui n’existerait nulle part et n’aurait
point de parties. C’est s’abuser soimême que de se persuader qu’on
comprend pareille chose ; j’en
appelle à la conscience intime de tous
ceux qui scruteront de bonne foi leur
propre intelligence.
Aussi quand j’ai dit que tant que
nous ne faisons que sentir sans agir,
nous ne nous paraissons à nousmêmes qu’un point, qu’une vertu
sentante, et que, quand nous sentons
résistance à notre volonté, l’être qui
253
s’y oppose ne nous semble d’abord
qu’un point, qu’une vertu résistante,
je me suis servi de deux mots
abstraits que nous sommes habitués à
employer comme des êtres réels, afin
de rendre ma pensée presque
sensible. J’ai voulu rendre manifeste
que nous sentions uniquement que
nous avions une volonté et que
quelque chose lui résistait, et que
nous ne savions rien de plus ; mais je
n’ai pas prétendu établir que nous
crussions être un point mathématique,
ni que nous nous fissions une idée
d’une vertu quelconque existante
sans appartenir à aucun être : cela est
impossible. C’est pourquoi, en
même-temps que nous découvrons la
propriété d’être étendu dans ce qui
résiste à notre volonté, nous la
découvrons dans notre moi qui sent ;
il s’étend et se répand, pour ainsi
dire, dans toutes les parties par
lesquelles il sent et qui se meuvent à
son gré. Nous apprenons l’étendue de
254
notre corps comme celle des autres
corps, et nous la circonscrivons par
les mêmes moyens. Il est même
vraisemblable que c’est la première
dont nous nous apercevons ; car le
corps qui nous appartient ne diffère
des autres, à notre égard, qu’en ce
que c’est par lui que nous sentons ;
du reste, il fait comme eux résistance
à nos mouvemens ; et il paraît bien
que quand un de nos membres
s’appuie et frotte contre un autre, la
double sensation que nous recevons
dans la partie qui se meut et dans
celle qui résiste, doit nous donner
plus d’avantage pour reconnaître ce
qui arrive dans cette occasion, que
quand il s’agit d’un corps étranger
qui ne nous rend rien. Cette
conjecture tirerait une nouvelle force
de l’examen physiologique de la
manière dont s’opèrent nos
sensations, et de la correspondance
qui existe entre les divers organes de
la sensibilité ; mais ce n’est pas ce
255
dont il est question actuellement :
nous y reviendrons quand il en sera
temps. Pour le moment, il suffit
d’avoir expliqué ce que c’est que
l’étendue de notre corps et des autres,
et montré que nous ne la connaissons
que par l’effet combiné de la mobilité
et de l’inertie des corps.
L’étendue, dans ce sens, est une
propriété des corps ; mais nous
donnons souvent une autre
signification au mot étendue. Lorsque
nous en faisons le synonyme du mot
espace, il exprime une autre idée ; il
semble alors que ces deux termes,
étendue, espace, représentent un être
réellement existant. Ce n’est
cependant véritablement qu’une idée
abstraite dont nous sommes dupes.
Voyons comment nous la composons,
c’est le seul moyen de la connaître et
de faire qu’elle ne nous égare plus,
car toute illusion disparaît quand on
se comprend.
256
Je fais une certaine quantité de
mouvement pour arriver d’un point
d’un corps à d’autres points du même
corps, je dis que ce corps est étendu.
Que l’on ôte ce corps, il me faudra
toujours la même quantité de
mouvement pour aller du lieu où était
un de ces points matériels à ceux où
étaient les autres ; je dirai qu’il y a la
même étendue, le même espace
entr’eux ; seulement, comme je puis
me mouvoir en tout sens dans cet
espace, ce que je ne pouvais faire
avant, j’ajouterai que cet espace est
vide au lieu d’être plein, comme je
dis d’un coffre qu’il est plein ou vide
suivant qu’il y a dedans quelque
chose ou rien. Mais un coffre consiste
dans les parois qui le composent,
indépendamment de ce qu’il
renferme, et l’espace n’a point de
parois. Or, qu’on me dise ce que c’est
qu’un coffre vide qui n’a point de
parois, si ce n’est le néant absolu.
Aussi avons-nous vu que tant que
257
nous nous mouvons sans résistance,
ce que nous rencontrons n’est
absolument rien. L’espace est donc la
propriété d’être étendu considérée
séparément de tout corps à qui elle
puisse appartenir : c’est une idée
abstraite ; c’est le néant personnifié
par la faculté que nous avons de nous
mouvoir quand aucune chose ne nous
en empêche, quand le rien nous le
permet : nouvelle preuve que c’est en
nous mouvant que nous découvrons
s’il existe quelque chose ou rien
autour de nous, autour de notre
faculté de sentir et de vouloir.
En voilà assez sur l’étendue :
passons à ses conséquences. Plusieurs
propriétés générales et communes à
tous les corps ne sont que des
dépendances nécessaires et
immédiates de celle d’être étendu : il
suffira de les indiquer. Telles sont
celles d’être divisible, d’avoir une
certaine forme, d’être impénétrable.
258
Dès qu’un être est étendu, il est
nécessairement divisible, car
puisqu’être étendu c’est avoir des
parties telles qu’il faille faire un
mouvement pour aller de l’une à
l’autre, on peut toujours s’arrêter au
milieu de ce mouvement, et par-là se
trouver entre une de ces parties et
l’autre, et par conséquent la séparer,
la diviser. La divisibilité, la
possibilité d’être divisé, résulte donc
inévitablement de la propriété d’être
étendu.
Il n’en résulte pas moins la
nécessité d’avoir une certaine forme,
ce qu’on appelle être figuré. Aucun
corps ne peut être étendu à l’infini,
car il n’en existerait pas d’autres.
D’ailleurs, nous ne pouvons nous
faire une idée réelle de l’infini dans
aucun genre ; c’est encore là une idée
abstraite qui ne peut avoir aucune
existence positive ; c’est celle d’un
bâton qui n’aurait qu’un bout, ou
259
même qui n’aurait pas de bouts. Tout
corps a donc des limites. Nous
appelons surface de ce corps
l’assemblage des points qui le
terminent, c’est-à-dire passé lesquels
il ne nous empêche plus de nous
mouvoir. La disposition de cette
surface constitue ce qu’on appelle la
forme ou la figure de ce corps. On
emploie ces deux mots
indifféremment, et on a tort ; on
devrait appeler exclusivement forme
d’un corps la manière d’être étendu
que nous lui reconnaissons par le tact
en nous mouvant autour de lui, et
réserver le mot figure pour
l’impression que cette forme fait sur
notre œil. La même forme présente
plusieurs figures, suivant qu’elle est
vue d’un côté ou d’un autre ; mais
elle fait toujours la même impression
sur le tact, ce qui prouve encore que
c’est-là sa vraie manière d’être, et
que c’est la résistance à notre
260
mouvement qui nous fait connaître la
manière d’être réelle des corps.
Puisqu’un corps est étendu ou n’est
rien, il faut absolument qu’il soit
impénétrable, c’est-à-dire qu’un autre
corps ne puisse pas occuper la
portion d’espace qu’il remplit, à
moins qu’il ne la lui cède ; car s’ils
occupaient tous les deux en même
temps le même lieu, ils ne seraient
plus que comme un, l’un des deux
serait anéanti, il n’y aurait pas
coexistence.
Aussi lorsque nous voyons deux
corps s’unir de manière qu’ils
occupent moins d’espace que
lorsqu’ils étaient séparés, nous en
concluons qu’un des deux ou tous
deux sont poreux, c’est-à-dire qu’ils
renferment entre leurs parties solides
ou réelles, des espaces vides dans
lesquels se sont logées les parties
solides ou réelles de l’autre corps.
C’est aussi ce que nous prouve
261
directement l’augmentation de poids
à volume égal, qui résulte toujours de
pareille union. Mille expériences
prouvent que tous les corps connus
sont poreux ; ainsi la porosité est
encore une propriété générale des
corps ; elle est une conséquence de
l’étendue, mais elle n’en est pas une
conséquence nécessaire ; car on peut
très-bien concevoir un corps dont les
parties ne laisseraient aucun
intervalle entre elles. Si cela n’arrive
jamais, il faut sans doute qu’il y ait
quelque raison ; mais elle nous est
inconnue.
Les corps sont donc poreux ; mais
ils pourraient ne pas l’être, au moins
suivant nos moyens de les connaître.
Au contraire, il faut absolument
qu’ils soient étendus pour que nous
les connaissions, puisque nous ne les
connaissons que par le mouvement.
Dès qu’ils sont étendus, il est
nécessaire qu’ils soient
262
impénétrables ; et c’est cette
impénétrabilité qui fait que l’un
résiste au mouvement de l’autre, ce
qui constitue l’inertie, et que l’autre
communique de son mouvement à
celui-là, ce qui constitue l’impulsion.
Tel est l’enchaînement des propriétés
principales que nous découvrons dans
les corps, à partir du premier moment
où nous sommes conduits
nécessairement à juger qu’ils
existent. Je vais maintenant expliquer
comment nous apprécions et
mesurons les uns par les autres les
effets sensibles de ces propriétés, et
cette explication me fournira de
nouvelles preuves que c’est bien ainsi
que nous apprenons à les connaître, et
que j’ai bien démêlé ce qu’elles sont
pour nous.
Auparavant, observons que ce que
j’ai dit de l’inertie de la matière ne
signifie pas du tout qu’elle soit
essentiellement passive et qu’elle ait
263
besoin, pour être mue, d’un principe
d’action étranger à elle, ni même
qu’elle ait plus de tendance au repos
qu’au mouvement. Je trouve, au
contraire, que les faits conduisent à
une conclusion opposée ; car, quand
même on ne regarderait pas la
production des êtres animés comme
une démonstration suffisante que
l’activité est propre à la matière et
inhérente à sa nature, et qu’elle ne
fait que se manifester par
l’organisation, on ne peut au moins
nier que l’attraction ne soit une
tendance au mouvement existante à
tous les instans dans toutes les
particules de la matière. J’entends ici
par le terme général d’attraction, nonseulement la force de gravitation en
vertu de laquelle tous les corps
célestes pèsent les uns sur les autres,
et tous les corps terrestres pèsent vers
le centre du globe, mais encore toutes
ces attractions particulières qui
produisent les combinaisons
264
chimiques, l’adhésion, la cohésion,
etc. Or, toutes ces forces toujours
agissantes et les phénomènes qu’elles
produisent, me montrent qu’il n’y a
nulle part de repos absolu dans la
nature, et qu’il n’y a même jamais de
repos relatif que par l’effet de forces
contraires qui se balancent ; d’où je
conclus que ce n’est pas le repos,
mais le mouvement, qui est l’état
naturel de la matière ; et si je n’avais
craint de trop choquer les idées
reçues, j’aurais mis l’activité à la tête
des propriétés des corps, et je
n’aurais regardé la mobilité que
comme une conséquence de
l’activité. Au reste, ce ne sont pas les
classifications que nous faisons qui
sont importantes ; ce qui est essentiel
est de bien voir les phénomènes, et
dans le cas présent de ne pas se faire
une idée fausse de l’inertie, laquelle
ne consiste qu’en ceci : c’est que
quand un corps reçoit du mouvement,
le corps qui lui en donne en perd une
265
quantité égale à celle qu’il lui
communique. Passons à une autre
observation.
La durée est encore une propriété
commune à tout ce qui existe, c’est-àdire à tout ce qui sent ou est senti.
Différente en cela de toutes les autres
propriétés des corps, elle pourrait
même appartenir à des êtres sans
étendue, si nous pouvions en
connaître ou même en concevoir de
tels (voyez l’Extrait raisonné). Par
cette raison, nous n’avons pas besoin
de connaître autre chose de nousmêmes que notre propre sentiment
pour nous faire l’idée de durée : notre
seule existence suffit. Je sens une
impression actuelle ; dès que je puis
porter le jugement que je l’ai déjà
sentie, je puis prononcer que j’existe
actuellement, que j’existais alors, et
que j’ai continué d’exister dans
l’intervalle. Tout cela est compris
dans l’acte de reconnaître cette
266
impression. Dès ce moment j’ai donc
l’idée de durée, qui n’est autre chose
que celle d’une succession
d’impressions. Lorsque je connais
d’autres existences que la mienne,
quand j’aperçois un objet et que je
m’assure que c’est bien le même que
j’ai déjà vu, je lui applique cette idée
de durée, je dis que cet objet a duré :
cela ne souffre pas de difficulté. Mais
si j’acquiers ainsi l’idée de durée, je
n’acquiers pas de même la possibilité
de mesurer cette durée ; car la
succession de mes impressions n’est
ni assez uniforme ni assez invariable
pour me servir de mesure. D’ailleurs
je n’ai aucun moyen pour constater
les limites de la durée de chacune. Je
n’ai donc pas l’idée de temps, qui
n’est que celle d’une durée
mesurée[3]
. Nous allons voir
comment elle nous vient, en
examinant comment nous mesurons
les effets sensibles des propriétés des
267
corps. Nous commencerons par
l’étendue.
1. ↑ On peut regarder comme
presqu’absolument non résistante la
matière de la lumière, celle des queues de
comètes et celle de la lumière zodiacale,
puisqu’elles ne font aucun obstacle sensible
au mouvement des corps célestes qui les
traversent. Voyez l’Exposition du Système
du Monde, de M. Laplace, page 286 de
l’édition in-4°. Cependant il faut bien que
ces matières soient capables d’une
résistance quelconque, puisqu’elles
produisent des sensations visuelles.
2. ↑ Art. Corps, ancienne Encyclopédie.
3. ↑ Cette définition du temps, qui m’a été
contestée, est celle de Locke. Essai sur
l’Entendement humain, liv. II, chap. 14.
268
CHAPITRE X.
Continuation du précédent ; de la
Mesure des Propriétés des Corps.
NOUS l’avons déjà dit, la propriété
d’être étendu consiste à pouvoir être
touché continuement par notre main
qui se meut. Un corps n’est étendu
que parce qu’il a des parties telles,
qu’il faut faire une certaine quantité
de mouvement pour aller des unes
aux autres. Mais comment évaluonsnous, mesurons-nous la quantité de
son étendue ? La manière en est
simple et directe. Nous comparons
cette étendue à une portion fixe et
déterminée d’étendue que nous
prenons pour terme de comparaison,
c’est-à-dire pour unité ; tels sont les
pieds et les mètres, et tous leurs
analogues, ainsi que toutes les
269
mesures de surface et de capacité ou
solidité qui en dérivent ; car ce que
nous appelons mesurer la longueur, la
surface ou la solidité d’un corps,
n’est autre chose que reconnaître la
quantité de mètres ou de parties de
mètres linéaires, carrés ou cubes que
contient ce corps ; et le premier
élément de toutes ces mesures est une
quantité fixe d’étendue en longueur,
telle qu’un pied ou un mètre. Or,
qu’est-ce pour nous qu’un pied ou un
mètre ? C’est la représentation
constante de la quantité de
mouvement que notre main a dû faire
pour se porter depuis l’extrémité de
ce mètre qui a commencé à lui faire
éprouver le sentiment de résistance,
jusqu’à l’autre extrémité où elle a
cessé d’éprouver cette résistance.
Concluons donc que nous mesurons
l’étendue par l’étendue même ; mais
n’oublions pas que l’unité
fondamentale de toutes ces mesures
nous est donnée par le mouvement, et
270
n’est autre chose que la
représentation permanente d’une
certaine quantité de mouvement.
Passons à la durée.
La durée est, comme nous l’avons
dit, une propriété commune à tout ce
qui sent ou est senti, et qui appartient
à tous les êtres, même
indépendamment de l’étendue. Il
s’agit maintenant de reconnaître
comment nous la mesurons. Sans
doute, nous ne la mesurons que par
elle-même ; car mesurer une chose
quelconque, c’est la comparer à une
quantité déterminée de cette même
chose, que l’on prend pour terme de
comparaison, pour unité. Ainsi,
mesurer, évaluer une longueur, un
poids, une valeur, c’est trouver
combien elles contiennent de mètres,
de grammes, de francs, en un mot,
d’unités de même genre ; et on ne
peut pas évaluer une distance en
grammes, ni un poids en francs, ni
271
dire qu’une valeur est plus grande ou
plus petite qu’un poids ou qu’une
distance, et réciproquement. Mesurer
la durée, c’est donc l’évaluer en
unités de durée. Mais nous avons déjà
remarqué que la propriété des êtres
appelée durée, bien différente en cela
de celle appelée étendue, ne nous
donne par elle-même aucun moyen
de constater d’une manière exacte et
durable les limites de chacune de ses
parties. Ces parties sont fugitives et
transitoires ; elles ne coexistent pas
ensemble ; leurs divisions ne sont
marquées par rien ; il n’y en a par
conséquent aucune qui soit
déterminée avec assez de précision
pour servir d’unité. Que faisons-nous
donc pour partager la durée en temps,
c’est-à-dire en quantités de durée
mesurées avec justesse ? Nous avons
recours au mouvement ; c’est lui, et
lui seul, qui nous rend perceptibles
les divisions de la durée. Aussi,
prenez-y garde, les temps sont
272
toujours marqués par quelques
mouvemens opérés ; leurs
subdivisions seraient arbitraires et
incertaines si elles ne se rapportaient
au mouvement de quelques astres ou
de quelques machines. Nous
mesurons donc la durée par ellemême comme toutes choses ; mais
c’est le mouvement qui nous la rend
commensurable.
Maintenant il reste à voir comment
le mouvement, qui est en lui-même
aussi fugitif, aussi transitoire, aussi
peu susceptible de divisions fixes et
permanentes que la durée, peut
devenir pour elle la base et le moyen
d’une mesure exacte ; car le
mouvement, sans doute, ainsi que
toute autre chose, ne se mesure que
par lui-même ; et s’il n’est pas
susceptible de divisions déterminées
et invariables, comment peut-il servir
d’échelle et de terme de comparaison
pour évaluer des quantités d’une
273
autre espèce ? C’est que le
mouvement s’opère dans l’étendue,
qu’il parcourt l’étendue, qu’elle le
représente et le constate. En effet,
comment voyons-nous qu’un jour,
une heure, une minute, une seconde,
sont écoulés ? C’est parce que le
soleil, une aiguille de montre, la
verge d’un pendule, ont parcouru un
certain espace ; parce que l’eau d’une
clepsydre, le sable d’une horloge, ont
laissé vide une certaine portion
d’étendue. Ainsi, par l’intermède du
mouvement, les parties de la durée se
trouvent manifestées par les parties
de l’étendue, et par là elles
participent à l’avantage inestimable
qu’ont celles-ci de pouvoir être
divisées et mesurées de la manière la
plus rigoureuse et la plus invariable.
Mais, me direz-vous, nous voyons
bien que c’est toujours un
mouvement opéré qui nous rend
sensible la quantité de durée écoulée,
274
et toujours une étendue parcourue qui
constate le mouvement opéré ; mais
cela ne suffit pas encore pour que
l’étendue soit la mesure fixe de la
durée ; il faudrait pour cela que la
même quantité d’étendue parcourue
répondît toujours exactement à la
même quantité de durée écoulée ; et
pour que cela arrivât, il faudrait que
nous n’eussions égard, dans la
mesure du temps, qu’à un seul
mouvement d’une vitesse connue et
uniforme.
Je réponds que c’est aussi ce que
vous faites sans vous en apercevoir.
En effet, prenez-y garde, dans la
mesure de la durée, l’unité c’est le
jour ; toutes les périodes plus longues
sont des multiples de celle-là, toutes
celles qui sont plus courtes en sont
des fractions : toutes sont plus ou
moins arbitraires, aussi toutes varient
à notre gré. L’année renferme plus ou
moins de jours, suivant que nous
275
préférons de la rapporter au soleil ou
à la lune ; le jour seul est un temps
qu’on ne peut ni augmenter ni
diminuer, parce qu’il est déterminé
par la nature des choses et ne dépend
pas de nos conventions. Or, à parler
rigoureusement, qu’est-ce qu’un
jour ? Ce n’est pas le temps qui
s’écoule entre deux levers du soleil
dans les climats où ce lever avance
ou retarde, c’est l’intervalle de deux
levers du soleil dans les pays où cet
intervalle est toujours le même ; c’est
le temps que la terre met à tourner sur
son axe ; c’est, par conséquent, le
temps qu’un point de son équateur
emploie à parcourir la totalité de ce
grand cercle de la sphère. Ainsi voilà
une durée, un mouvement et une
étendue qui sont toujours les mêmes
et qui se correspondent toujours
exactement. Voilà la véritable unité
qui peut servir et qui sert de terme
commun de comparaison pour la
mesure de ces trois espèces de
276
quantité. Il ne reste plus qu’à voir
comment nous l’employons pour
évaluer chacune d’elles.
Pour l’étendue, nulle difficulté,
nous l’avons déjà vu. Cette propriété
des corps a exclusivement à toute
autre le précieux avantage d’être
susceptible de la division la plus
commode, la plus durable, la plus
précise, la plus distincte, la plus
constante, la plus inaltérable, en un
mot, la plus inaccessible à toute cause
d’erreur. Aussi rien n’est-il plus aisé
que de la mesurer : on en prend une
portion quelconque et on y rapporte
toutes les autres. Il est avantageux et
satisfaisant que cette portion soit une
fraction connue de la circonférence
du globe terrestre ; cela sert à pouvoir
la retrouver toujours, si l’étalon en
était perdu ; mais quand elle serait de
pure convention, elle pourrait
toujours servir de mesure.
277
Pour la durée, c’est, comme nous
l’avons dit, par l’intermédiaire du
mouvement qu’on rapporte ses
parties aux parties de l’étendue ; et,
dans tous les mouvemens possibles,
c’est celui de la terre sur son axe qui
sert de type. Ainsi une heure, un
siècle, une minute, ne sont autre
chose que tant de milliers de lieues
parcourues par un point de l’équateur
de la terre dans sa révolution diurne.
Que les mouvemens plus ou moins
accélérés de toutes nos machines à
mesurer le temps ne vous fassent
donc pas illusion ; l’étendue qu’ils
parcourent sert, comme nous l’avons
dit, à constater qu’ils sont faits ; mais
qu’elle soit plus ou moins grande,
cela est fort indifférent, parce qu’elle
ne sert pas directement de mesure,
mais seulement à rapporter le
mouvement qu’elle constate à la
mesure commune de toute durée, le
mouvement de la terre sur son axe.
C’est pour cela qu’une heure est
278
également représentée et mesurée et
par l’aiguille qui fait le tour du
cadran pendant ce temps, et par celle
qui n’en fait que la douzième partie,
et par celle qui le parcourt soixante
fois tout entier ; car qu’est-ce qu’une
heure ? c’est la vingt-quatrième partie
de la révolution de la terre, c’est la
vingt-quatrième partie de sa
circonférence parcourue par un des
points de sa surface ; ainsi tout
mouvement qui s’opère vingt-quatre
fois pendant la durée d’un jour
marque exactement une heure, quel
que soit l’espace qu’il parcoure. Peu
importe la grandeur du cadran de ma
montre ; elle n’est destinée qu’à
m’apprendre que chaque fois que
telle aiguille en a fait le tour, la terre
a effectué la vingt-quatrième partie
de sa révolution, un point de
l’équateur a parcouru tant de millions
de mètres. Nous voyons donc
comment la durée est mesurée par le
mouvement, et comment il la rend
279
appréciable avec exactitude, parce
qu’il rapporte à une quantité
invariable d’étendue le temps qui sert
de terme de comparaison à tous les
autres. Cela nous fait déjà apercevoir
aussi comment nous mesurons
parfaitement le mouvement lui-même
malgré ses innombrables variétés.
C’est ce qui nous reste à développer.
La mobilité est une propriété des
êtres qui diffère essentiellement de la
durée, en ce point que, parmi les êtres
possibles, elle ne peut appartenir qu’à
ceux que nous appelons corps, c’està-dire à ceux qui sont étendus ; car
des êtres qui n’auraient aucune
étendue, s’il nous était possible d’en
concevoir de tels, n’occupant aucun
lieu, ne pourraient en changer.
Le mouvement est l’exercice de la
propriété appelée mobilité ; c’est un
effet des corps comme la couleur ou
la saveur ; je ne dis pas comme
l’attraction[1]
, l’inertie, ou
280
l’impulsion ; car de ces trois choses,
les deux premières ne consistent
qu’en tendance ou en résistance au
mouvement, et la troisième n’est que
sa communication ; ainsi elles ne sont
que des dépendances du mouvement,
et leur intensité ne s’évalue que par le
moyen du mouvement qu’elles
produisent ou empêchent : ce sont
donc des sujets de considérations
secondaires. Mais ici c’est le
mouvement lui-même qui nous
occupe. Comment se mesure-t-il ?
voilà la question qu’il s’agit de
résoudre.
On voit d’abord que cet effet des
corps appelé mouvement, est
parfaitement représenté par cet autre
effet des corps appelé étendue ; car
puisque la propriété d’être étendu
n’est pour nous que la propriété
d’être parcouru par le mouvement,
les parties de l’étendue répondent
très-bien et très-exactement aux
281
parties du mouvement fait pour les
parcourir. Ainsi la quantité d’étendue
parcourue constate rigoureusement la
quantité de mouvement fait.
Je dis que l’étendue constate et
représente très-bien les mouvemens
faits, mais non pas qu’elle mesure le
mouvement ; car, il ne faut jamais
l’oublier, mesurer une chose
quelconque, c’est la rapporter à une
quantité de cette même chose qui est
connue et déterminée, et qui sert de
terme de comparaison, de mesure. Le
mouvement ne saurait être excepté de
cette règle générale ; on ne peut pas
plus, quoi qu’on en dise, mesurer du
mouvement avec de l’étendue ou de
la durée, que celles-ci avec des
valeurs ou des poids. Mesurer le
mouvement, évaluer son intensité,
n’est et ne peut être que le rapporter à
un mouvement dont l’énergie soit
connue : c’est ce qu’on appelle
déterminer sa vitesse.
282
Les mathématiciens disent
cependant que la vitesse d’un
mouvement est le rapport entre
l’espace parcouru et le temps
employé ; mais on devrait leur
demander d’expliquer quel rapport ils
peuvent découvrir entre deux choses
d’une nature aussi différente, et par
conséquent aussi incommensurables
que l’étendue et la durée, et comment
il se fait que ce rapport soit
l’expression exacte de la mesure
d’une troisième chose totalement
différente des deux premières. Ils
prétendent qu’ils trouvent
l’expression de cette vitesse en
divisant l’espace par le temps ; mais
je leur demanderai comment ils s’y
prennent pour diviser l’une par
l’autre deux quantités concrètes
d’espèces différentes, et trouver au
quotient une quantité d’une troisième
espèce ; car ils savent bien qu’on ne
peut diviser une quantité concrète
quelconque que de deux manières, ou
283
par une quantité de même espèce, ce
qui donne pour quotient un nombre
abstrait qui exprime combien de fois
le diviseur est contenu dans le
dividende ; ou par un nombre
abstrait, auquel cas le quotient est un
nombre concret de l’espèce du
dividende, et qui y est renfermé
autant de fois que le diviseur contient
l’unité. Or, ils savent aussi que de
l’étendue ne peut pas renfermer de la
durée, et que le nombre qui
exprimerait un rapport si
extraordinaire ne peut pas être une
quantité de mouvement. Je n’ai pas
connaissance qu’aucun d’eux nous ait
donné la solution de cette difficulté,
qui cependant n’a pu manquer de les
frapper. Nous allons facilement
suppléer à leur silence au moyen des
observations que nous avons déjà
faites sur l’étendue et la durée.
En effet, nous avons vu, d’une
part, que le temps qui sert de mesure
284
commune à toute durée, et dont tous
les temps possibles ne sont que des
multiples ou sous-multiples, est celui
de la révolution diurne de la terre sur
son axe, et que les limites et les
divisions de ce temps appelé jour ne
deviennent perceptibles que par le
mouvement que fait un point de
l’équateur pendant ce temps ; d’une
autre part, que tout mouvement est
très-bien représenté par l’espace
parcouru. Rapporter l’espace
parcouru par un mouvement à la
portion de durée qu’il a employée,
c’est donc réellement comparer ce
mouvement au mouvement connu
d’un point de l’équateur pendant la
révolution diurne de la terre. Or,
c’est-là véritablement le mesurer ; car
mesurer une quantité quelle qu’elle
soit, c’est toujours la comparer à une
quantité connue de même espèce qui
sert de mesure commune. Voilà
pourquoi on peut dire sans erreur,
quoique ce soit une très-mauvaise
285
manière de s’énoncer, que l’on a la
vitesse d’un mouvement en divisant
l’espace par le temps, locution
vicieuse que l’on exprime par ces
caractères qui, en
l’abrégeant, déguisent encore
davantage le fond de la pensée.
Voulez-vous la preuve que cette
formule a réellement le sens que je
lui donne, quoiqu’elle ne le fasse pas
apercevoir d’abord ? Appliquons-la à
un cas particulier. Supposons qu’il
s’agisse d’un mouvement qui
parcourt dix mille mètres en six
heures, vous aurez pour expression
de sa vitesse cette fraction
, laquelle ne signifie absolument
rien ; ou si vous faites la division,
vous aurez le nombre 1666,66, qui
n’est ni des mètres, ni des heures, ni
du mouvement, et qui ne saurait
exprimer que des heures soient
286
comprises dans des mètres, car cela
est impossible. Ainsi il n’a réellement
aucun sens ; ainsi vous ne pouvez
rien conclure du tout de ces deux
expressions vagues, si ce n’est que ce
mouvement est double d’un autre qui
serait exprimé par cette fraction
, ou par ce nombre 833,
33, qui en est le quotient. Vous aurez
donc, par cette manière d’opérer, le
rapport de ces deux mouvemens ;
mais vous n’aurez jamais
l’expression de la valeur ni de l’un ni
de l’autre, quoique la formule vous
annonce qu’on trouve la vitesse d’un
mouvement en divisant l’espace par
le temps.
Au contraire, au lieu d’évaluer le
temps en heures, exprimez-le par
l’espace que parcourt pendant ces
heures un point de l’équateur
terrestre, vous aurez ces deux
fractions et
287
[2] ; et en faisant les
divisions vous trouverez ces deux
nombres abstraits 0,001 et 0,0005,
qui non-seulement vous donnent le
rapport de ces deux mouvemens
entr’eux, mais encore vous
apprennent la valeur réelle de chacun
d’eux, en vous montrant que l’un est
le millième et l’autre les cinq dixmillièmes du mouvement d’un point
de l’équateur, qui est la mesure
commune ou l’unité[3]
.
Je ne prétends pas dire, au reste,
que pour les objets qu’on se propose
dans la pratique, cette manière fût
aussi commode que celle dont on se
sert ; mais je l’ai exposée avec détail,
afin de bien développer le sens de
l’expression usitée et pour achever de
prouver ma thèse, savoir, qu’on ne
peut évaluer un mouvement, c’est-àdire déterminer sa vitesse, qu’en le
comparant à un mouvement connu, et
que c’est véritablement ce qu’on fait
288
en rapportant l’espace parcouru au
temps employé ; car c’est réellement
comparer ce mouvement au
mouvement de rotation de la terre,
qui, par cette opération, se trouve
devenir la mesure commune de tous
les autres, ou l’unité de mouvement,
comme le temps qu’il emploie, le
jour, est l’unité de durée.
Concluons de tout ceci que c’est
par sentiment que nous connaissons
le mouvement ;
Que c’est lui qui nous fait
connaître l’étendue ;
Que l’étendue se mesure par ellemême, sans intermédiaire, avec une
commodité extrême, à cause de la
netteté et de la permanence de ses
divisions ;
Que l’étendue représente
parfaitement le mouvement opéré,
puisque cette propriété des corps ne
consiste qu’en ce qu’ils peuvent être
parcourus par le mouvement ;
289
Qu’en conséquence de cette
circonstance le mouvement rend la
durée mesurable en rapportant ses
divisions à celles de l’étendue ;
Que, par la même raison, le
mouvement lui-même devient
mesurable ; mais que quand on croit
rapporter l’espace qu’il parcourt à la
durée, on le rapporte réellement à
l’espace parcouru par un mouvement
pris pour unité ;
Que l’unité d’étendue peut être
choisie arbitrairement, quoiqu’il soit
très-avantageux qu’elle soit une
portion connue de la circonférence de
la terre ;
Mais que l’unité de temps est
nécessairement le temps de la
révolution diurne de la terre, et
l’unité de mouvement le mouvement
d’un point de l’équateur pendant cette
révolution.
Concluons enfin que si nous
sommes parvenus à bien démêler
290
l’artifice de la mesure des effets
sensibles de ces trois propriétés des
corps, l’étendue, la durée et la
mobilité, il faut que nous ayons bien
reconnu ce qu’elles sont pour nous, et
comment nous les découvrons.
Jeunes gens pour qui j’écris, vous
trouverez peut-être que voilà un bien
faible résultat pour une si longue
discussion, et qu’il n’était pas besoin
d’un si grand appareil pour établir un
petit nombre de vérités si simples,
fondées sur des faits si constans et si
connus. Cependant, si vous saviez
combien on a divagué sur ces notions
d’espace, de temps, de mouvement,
d’existence, sur la matière et ses
propriétés, et combien les meilleurs
esprits et les plus grands philosophes
ont accumulé de raisonnemens
inintelligibles et d’hypothèses
absurdes sur de pareils sujets, vous
vous feriez une autre idée de la
facilité avec laquelle nous nous y
291
retrouvons, et vous sentiriez
vivement quel jour jetterait sur les
premiers principes de toutes les
sciences, une analyse complète de
nos facultés intellectuelles, si elle
pouvait être une fois parfaitement
bien faite, puisque la simple ébauche
que j’ai essayé d’en tracer dans cet
ouvrage, écarte déjà tant de
difficultés et dissipe tant d’obscurités.
Au reste, on peut tirer beaucoup de
conséquences précieuses du petit
nombre de vérités que nous venons
d’établir.
La première qui se présente, et qui
est principalement relative à la
pratique, c’est qu’il serait très-utile
que toutes les mesures de l’étendue
fussent des portions décimales de
l’équateur terrestre, et qu’il serait
aussi très-commode que l’unité de
temps, le jour, fût de même divisée
en parties décimales. Par là ces trois
espèces de quantités, si différentes
292
entr’elles, mais qui ont des relations
si multipliées, l’étendue, le
mouvement et la durée, seraient
toujours exprimées par des quantités
décuples ou sous-décuples les unes
des autres ; et toutes les
comparaisons que l’on est
perpétuellement obligé d’en faire se
réduiraient presque à ajouter ou à
retrancher quelques zéros ; cela aurait
d’ailleurs le très-grand avantage de
rappeler bien mieux les rapports que
nous avons reconnus entr’elles, et
même la nature de chacune d’elles.
Mais un autre sujet de réflexions
bien plus importantes, c’est cette
admirable propriété qu’a l’étendue de
pouvoir être partagée en parties
distinctes avec une précision, une
netteté et une permanence qui ne
laissent rien à desirer. C’est à cette
circonstance que doivent leur
certitude les sciences qui traitent de
l’étendue et de ses effets ; car d’abord
293
il en résulte qu’on peut la mesurer
avec la plus grande sûreté et la plus
extrême justesse ; et de cette
perfection de mesure il arrive qu’on
peut la représenter sans altération et
sans confusion, en en diminuant
prodigieusement toutes les
proportions. C’est-là l’effet de l’art
de lever des plans, et de tous les
genres de dessin. L’étendue est la
seule propriété des corps que l’on
puisse exprimer ainsi sur une échelle
de convention plus petite que la
réalité.
De la perfection de ces mesures il
arrive encore que l’on peut en évaluer
rigoureusement et commodément
toutes les circonstances, c’est-à-dire
les rapports et les propriétés des
angles, des figures, et des lignes qui
les coupent ou les terminent : c’est
l’objet de la géométrie pure. Aussi
voyons-nous que, seule entre toutes
les sciences, elle est d’une certitude
294
absolue, et que toutes les autres
participent plus ou moins à ce
précieux avantage, à proportion
qu’elles peuvent ramener une plus ou
moins grande partie des sujets
qu’elles traitent à être appréciables en
parties de l’étendue.
Ainsi le mouvement étant, comme
nous l’avons vu, très-bien représenté
par l’étendue, tout ce qui concerne sa
force, sa direction, les lois de sa
communication, est parfaitement
démontré, et la science qui en traite
est encore d’une certitude
géométrique.
Par la même raison, nous
connaissons et mesurons la durée
avec exactitude et sans crainte
d’erreur ; et tout ce qui, dans les
corps et leurs propriétés, peut
s’évaluer en durée, en mouvement, en
étendue, est parfaitement mesuré et
démontré, tandis que tout ce qui n’en
est pas susceptible reste toujours dans
295
une sorte de vague et d’incertitude
faute de mesures précises.
Dans un être quelconque, nous
pouvons déterminer avec justesse et
sûreté son âge, qui est la quantité de
sa durée ; sa figure et sa position, qui
sont des circonstances de son
étendue ; son volume, qui est la
quantité de cette étendue ; son poids,
qui est une tendance au mouvement ;
sa densité relative, qui est le rapport
entre son poids et son volume, et tous
les effets analogues à ceux-là ; nous
avons pour tout cela des mesures
précises qui toutes, en dernière
analyse, se rapportent à l’étendue ; et
tous les raisonnemens que nous
ferons sur l’accroissement, la
diminution ou les combinaisons de
ces propriétés, auront facilement le
caractère de la certitude, parce qu’ils
porteront sur des bases fixes ; mais il
n’en est pas de même de certaines
autres propriétés, comme la couleur,
296
la saveur, la beauté, la bonté, et mille
autres pareilles. Comment en fixer la
quantité avec précision ? Cela est
impossible. Il y aura donc toujours un
certain vague dans la détermination
de leurs élémens et de leurs rapports,
et tous les raisonnemens que nous
ferons sur les conséquences à en tirer
demanderont de grands ménagemens,
et ne seront susceptibles de certitude
qu’en les restreignant dans certaines
limites, et en ayant égard à une foule
de considérations.
Prenons pour exemple la lumière.
Sa vitesse, sa direction, ses
réfractions, ses réflexions, la
divergence et la coïncidence de ses
rayons, tout cela peut se mesurer
rigoureusement, et l’on en peut
conclure avec certitude les points où
ces rayons doivent se rencontrer, les
effets qu’ils doivent produire, la
grandeur et la position des images
qu’ils doivent former, etc. ; mais on
297
ne peut pas de même apprécier les
rapports des couleurs entr’elles. On
peut bien dire que l’une est plus vive
que l’autre ; que le bleu et le jaune
réunis font du vert ; mais comment
apprécier leurs nuances ? Comment
évaluer la quantité qu’il faut de deux
d’entr’elles pour en faire une
troisième ? Les mesures manquent ; il
y a du vague.
Il en est de même des sons ; la
vitesse de leur propagation, leur
direction, leur réflexion, la dispersion
ou la concentration de leur force qui
en résulte, se déterminent avec
facilité et sûreté : cela se rapporte aux
propriétés de l’étendue ; mais les
rapports harmoniques de ces sons
entr’eux, nous ne pourrions pas plus
les préciser que ceux des couleurs, si
nous n’avions pas découvert qu’ils
sont proportionnels à la longueur des
cordes qui les produisent, à la durée
de leurs vibrations. Par là les voilà
298
ramenés à des mesures d’étendue, et
ils se calculent rigoureusement.
La même chose se remarque dans
toutes les parties de la physique.
Toutes les fois que nous pouvons
peser ou mesurer, estimer en poids ou
en volume un être ou un effet
quelconque, nous avons l’expression
précise de leur quantité, parce qu’elle
est rapportée à l’étendue ; quand nous
ne le pouvons pas directement, nous
y arrivons encore si, par un artifice
quelconque, nous faisons que leur
existence se manifeste par quelques
mouvemens opérés dans l’étendue.
C’est ainsi que nous évaluons
l’électricité d’un corps par les degrés
de l’électromètre ; sa chaleur, par
ceux du thermomètre ou du
pyromètre ; son humidité, par ceux de
l’hygromètre. En effet, les parties des
mouvemens de ces machines sont
bien comparables entr’elles ; il n’y a
pas là d’ambiguité ; la seule
299
incertitude qui nous reste est de
savoir si ces portions de mouvemens
sont bien proportionnelles à la
quantité des matières mesurées
(l’électricité, le calorique et l’eau), et
à leurs autres effets. Prenons un autre
exemple qui rendra ceci encore plus
clair.
L’activité d’un médicament ne se
manifeste que par des mouvemens
opérés dans l’individu vivant qui l’a
pris ; mais personne n’a de mesure
juste pour apprécier la vertu
purgative de ce médicament ni son
rapport avec celle d’un autre
médicament ; cependant nous avons
une échelle approximative pour y
parvenir, c’est la quantité de volume
ou de poids de chacun d’eux
nécessaire pour produire les mêmes
effets ; et cette mesure serait
complètement satisfaisante, si les
effets purgatifs, bienfaisans,
malfaisans, etc. étaient constamment
300
proportionnels aux quantités relatives
à l’étendue auxquelles on les
compare ; alors il en arriverait
comme des valeurs des différentes
marchandises, qui, par elles-mêmes,
ne sont pas susceptibles de mesure
précise, mais qui, étant toutes
réduites en poids d’un même métal,
sont appréciées avec la plus grande
justesse.
Il en est de même dans les objets
dont traitent les sciences morales et
politiques. Nous n’avons point de
mesures précises pour évaluer
directement les degrés de l’énergie
des sentimens et des inclinations des
hommes, de leur bonté ou de leur
dépravation, ceux de l’utilité ou du
danger de leurs actions, de
l’enchaînement ou de
l’inconséquence de leurs opinions.
C’est ce qui fait que les recherches
dans ces sciences sont plus difficiles
et leurs résultats moins rigoureux.
301
Cependant les opinions, les actions,
les sentimens des hommes sont suivis
d’effets dont un grand nombre, tels
que les valeurs que nous venons de
prendre pour exemple, sont
appréciables d’après des mesures
parfaitement exactes ; et la juste
mesure des effets sert à estimer les
causes. D’ailleurs, dans tous les cas
où on n’arrive pas à une évaluation
qui ne laisse rien à desirer, et où par
conséquent il existe une latitude plus
ou moins grande où règne
l’incertitude, il y a aussi de certaines
limites en-deçà desquelles on est sûr
qu’est la vérité, et au-delà desquelles
on est certain de tomber dans l’erreur.
Ainsi, par exemple, il peut être
impossible de déterminer de combien
tel sentiment individuel ou telle
organisation sociale est préférable à
tel ou telle autre ; mais il est
impossible de méconnaître que l’une
conduit à des résultats absolument
mauvais, et l’autre à des résultats
302
absolument bons ; or, cela suffit pour
qu’on ne puisse pas dire que ces
sciences sont complètement
incertaines, sans déclarer que l’on en
est soi-même complètement ignorant.
Au demeurant, sans entamer la
question du degré de certitude des
différentes sciences, question qui est
du nombre de celles pour la solution
desquelles nous manquons de
mesures précises, l’on voit que toutes
ces sciences sont plus ou moins
certaines à proportion que les objets
dont elles s’occupent sont plus ou
moins réductibles à des quantités
appréciables par des mesures
parfaitement exactes, et que, de
toutes les espèces de quantités,
l’étendue est celle qui possède le plus
éminemment ce précieux caractère[4]
.
J’ai lu, il n’y a pas long-tems, dans
un ouvrage de métaphysique,
estimable à beaucoup d’égards, cette
phrase singulière : Le toucher, ce sens
303
vraiment géométrique, etc. On voit
que l’auteur a voulu dire que le
toucher est le sens qui nous procure
les mesures les plus exactes, et les
rapports les plus précis ; mais il aurait
dû ajouter que cela n’est vrai que
lorsqu’il est employé à la
connaissance de l’étendue ; car les
sensations des piqûres, des brûlures,
du froid, du chaud, des frottemens,
des chatouillemens, et bien d’autres
sont aussi des perceptions que nous
devons au sens du toucher ; et il n’est
pas plus aisé d’évaluer l’intensité de
ces sensations, et d’établir des
rapports exacts entr’elles, que
lorsqu’il est question des sensations
de couleurs, de saveurs, ou d’odeurs,
que nous devons à d’autres sens. Ce
métaphysicien aurait donc bien fait
de remarquer, si toutefois il s’en est
aperçu, que ce n’est pas le toucher
qui est un sens vraiment géométrique,
mais bien l’étendue qui est une
propriété éminemment métrique,
304
c’est-à-dire mesurable : cela aurait eu
un sens plus clair et plus instructif.
J’observerai à cette occasion que, si
les mots étaient bien faits, la science
de l’étendue ne s’appellerait pas
géométrie, qui veut dire mesure de la
terre, ce qui ne convient qu’à
l’arpentage, mais bien cosmométrie,
puisqu’elle sert à mesurer le monde
entier, ou mieux encore métrie tout
simplement, puisque de toutes les
sciences, c’est celle qui jouit le plus
complètement de l’avantage de
posséder des mesures parfaites, et
d’en fournir aux autres.
J’ai beaucoup insisté sur cette
propriété de l’étendue, parce qu’elle
n’a pas été assez remarquée jusqu’à
présent ; qu’on n’a pas encore fait
voir nettement en quoi elle consiste ;
qu’on n’a pas imaginé d’en déduire la
cause du degré de certitude des
diverses sciences, et qu’en général on
a été porté à attribuer ce plus ou
305
moins de certitude à la manière de
procéder de ces sciences que l’on
croyait fort différente, tandis que
nous verrons à l’article de la Logique
que la marche de l’esprit humain est
toujours la même dans toutes les
branches de ses connaissances, et que
la certitude de ses jugemens est
toujours de la même nature et a
toujours des causes semblables.
Après cette longue digression sur
la mesure des propriétés des corps, je
reviens à ce que j’ai dit de
l’enchaînement de ces propriétés. Je
pense que, pour les ranger dans un
ordre réellement méthodique, il
faudrait mettre au premier rang la
mobilité, non-seulement parce qu’elle
est la source de tous les effets que les
corps produisent les uns sur les
autres, et que, nommément dans les
êtres animés, elle est la cause de la
faculté de sentir et de se mouvoir,
mais encore parce que toutes les
306
autres propriétés des corps sont
nécessairement dépendantes de cellelà, puisqu’elles n’auraient pas lieu
sans elle ; ou y sont essentiellement
relatives, puisqu’elles ne nous sont
connues que par le mouvement.
On doit placer ensuite l’inertie et
l’impulsion, qui n’auraient pas lieu
sans la mobilité, et ne sont que des
circonstances de son existence.
Après, vient l’attraction, qui
n’aurait pas lieu non plus sans la
mobilité, mais n’en est pas une
conséquence nécessaire.
Je comprends sous ce nom général
d’attraction la gravitation céleste, la
pesanteur terrestre, et les affinités
chimiques avec leurs dépendances,
l’adhésion, la cohésion, etc. : ces
forces internes existantes dans
chaque particule des corps me
prouvent que la matière est
essentiellement active ; et si elle ne
l’était pas, je ne comprends pas
307
comment elle serait mobile, car je ne
puis concevoir d’où viendrait le
commencement d’un mouvement
quelconque.
Vient ensuite l’étendue, qui n’est
ni une circonstance ni un effet de la
mobilité, mais qui ne nous est connue
que par elle, et n’existe pour nous
que par sa relation avec le
mouvement.
De l’étendue dérivent
nécessairement la divisibilité, la
forme ou figure, et l’impénétrabilité,
comme aussi la porosité, qui en est
une conséquence générale, mais non
pas nécessaire.
Enfin vient la durée, propriété qui
est indépendante de la mobilité, dont
la seule succession de nos sensations
nous donne l’idée, mais que nous ne
pouvons mesurer que par le
mouvement, lequel n’est lui-même
constaté que par l’étendue qu’il nous
a fait connaître ; ensorte que
308
l’étendue, la durée et le mouvement
se servent réciproquement de mesure,
ou plutôt que la mesure de tous trois
s’exprime en parties d’étendue.
Tel est l’enchaînement que
j’aperçois entre les propriétés que
nous reconnaissons dans les corps. Je
suis persuadé que si les physiciens,
au lieu de les ranger à peu près
indifféremment, comme ils ont
toujours fait, s’étaient occupés de les
classer ainsi dans un ordre bien
systématisé, ils nous auraient donné
des idées plus nettes de ce que les
corps sont pour nous ; mais pour cela,
il aurait fallu remonter, comme nous
venons de le faire, à l’origine de nos
connaissances. Aussi l’enseignement
de toute science devrait-il réellement
commencer par nous expliquer
comment nous connaissons les objets
dont elle traite, ce qui prouve que
l’examen de nos opérations
intellectuelles est l’introduction
309
naturelle à tous les genres d’études.
On me dira peut-être qu’il n’est pas
nécessaire de remonter si haut pour
donner des notions exactes des
phénomènes particuliers ; cela se
peut. Cependant, si je voulais citer de
nombreuses erreurs en physique
provenant de fausses idées
métaphysiques, les exemples ne me
manqueraient pas ; et, même en
géométrie, je pourrais dire que si les
géomètres sont mécontens avec
raison de la plupart des définitions de
la ligne droite, et des démonstrations
des propriétés des parallèles, et du
peu de liaison qu’ont entr’elles
plusieurs des premières vérités de la
géométrie, la cause en est qu’ils ne se
sont pas fait une idée nette de la
nature de l’étendue, et de la manière
dont nous la connaissons. S’ils
étaient remontés jusque-là, ils
auraient vu tout dériver de l’idée
première de la ligne physique tracée
sur un corps par un autre corps qui se
310
meut d’un des points de ce corps à un
autre, en conservant toujours la
même direction ou en en changeant ;
et toutes leurs propositions
élémentaires sur les lignes droites, les
lignes brisées, les lignes courbes, les
angles et leur mesure, les parallèles et
leurs sécantes, les intersections des
cercles et des sphères, etc., se seraient
enchaînées d’elles-mêmes et liées
très-étroitement. À la vérité je ne puis
qu’indiquer ce que j’avance ici : pour
le démontrer, il me faudrait faire un
petit traité de géométrie élémentaire,
et cela m’éloignerait du sujet que je
traite ; mais je suis persuadé que les
personnes éclairées qui ont réfléchi
sur ces matières ne me dédiront pas.
D’ailleurs il n’est pas nécessaire de
démonstrations bien détaillées pour
prouver que quand à l’origine d’une
recherche quelconque on laisse un
point obscur quel qu’il soit, il n’est
pas possible qu’il n’en résulte
quelqu’inconvénient dans un moment
311
ou dans un autre : or, c’est à cette
assertion que je me borne, et elle me
suffit pour établir la nécessité
d’étudier nos facultés intellectuelles.
Revenons donc à cette étude, qui est
notre objet principal, et dont les
autres ne sont que des applications ;
et commençons par nous assurer que
nous ne nous sommes pas égarés
jusqu’à présent dans l’analyse que
nous avons faite de ces facultés. Pour
cela, comparons-la avec celle qui est
la plus généralement approuvée.
1. ↑ Je comprends toujours sous ce mot
générique, non-seulement la gravitation
céleste et la pesanteur terrestre, mais encore
toutes les attractions et affinités
particulières, en un mot, toutes les
tendances quelconques d’un corps vers un
autre.
2. ↑ J’observe que les dénominateurs de ces
deux fractions ne sont exacts qu’en
supposant l’équateur égal au méridien, ce
qui n’est pas exactement vrai ; mais je n’ai
pas tenu compte de cette différence, parce
qu’elle ne fait rien à mon raisonnement, et
que je voulais avoir des nombres ronds.
3. ↑ Ne pouvant attaquer directement la
preuve que je donne du peu d’exactitude
312
qu’il y a à dire qu’en divisant l’espace par
le temps on trouve la vitesse, on essaiera
peut-être de l’atténuer en disant qu’un effet
semblable a lieu lorsqu’on trouve la densité
d’un corps en divisant son poids par son
volume. Je réponds que ce second exemple
confirme encore mon assertion. En effet,
dans celui-ci on suppose que, la pesanteur
étant la même dans toutes les parties de la
matière, le poids d’un corps est
proportionnel au nombre de ses parties
matérielles. Considérant le volume comme
un nombre abstrait, on divise par lui le
poids de ce corps, et on trouve combien il
pèserait sur une quantité de volume prise
pour unité, et par-conséquent qu’il est deux
ou trois fois plus dense qu’un autre corps
qui pèse deux ou trois fois moins sous le
même volume. Ainsi, on a le rapport de
densité de ces deux corps, mais on n’a la
mesure réelle de la densité d’aucun des
deux. Pour cela il faudrait connaître un
corps parfaitement dense, savoir ce qu’il
pèserait sous pareil volume, prendre ce
poids pour unité, et y rapporter le poids des
deux autres corps comme nous rapportons
les divers mouvemens au mouvement d’un
point de l’équateur, quand nous croyons ne
les rapporter qu’à une quantité de durée.
On trouve la même chose dans tous les
exemples analogues, car il sera toujours et
éternellement vrai qu’on ne peut mesurer
des quantités quelconques que par une
quantité de même nature qu’elles, prise
pour unité.
313
4. ↑ Observez encore, je vous prie, que la
possibilité d’appliquer le calcul aux objets
des différentes sciences, est aussi
proportionnelle à la propriété qu’ont ces
objets d’être plus ou moins appréciables en
mesures exactes ; car, pour calculer un effet
quelconque, il faut l’exprimer en nombres,
et pour pouvoir l’exprimer en nombres, il
faut qu’il soit comparable à une mesure, à
une unité fixe, et que ses différens degrés
soient bien déterminés, sans quoi tous les
nombres qu’on y appliquerait ne
signifieraient absolument rien ; et on ne
peut se servir, pour l’évaluer, que des mots
plus, moins, peu, beaucoup, et autres
adverbes de quantité qui n’ont qu’une
valeur indéterminée. C’est ce qui se
remarque d’une manière bien pénible dans
la conversation des gens qui ont l’habitude
de s’exprimer d’une façon inexacte ; ils
vous disent qu’un homme a cent fois plus
de talent qu’un autre ; c’est comme s’ils
vous disaient seulement qu’il en a
beaucoup plus ; et le moment après ils vous
diront qu’un lieu est prodigieusement plus
éloigné qu’un autre : ils devraient vous dire
qu’il est deux, trois, quatre fois plus loin.
On me dira que, dans les nombres
abstraits, l’unité n’a aucune valeur
déterminée, d’accord ; aussi aucun nombre
abstrait n’a-t-il jamais une valeur
déterminée ; seulement les rapports de
chacun d’eux avec le nombre un sont fixés
de la manière la plus précise et la plus
314
invariable, et cela suffit pour les calculer,
c’est-à-dire pour les comparer ; car tous les
calculs que l’on fait sur les nombres
abstraits ne sont jamais que des
comparaisons établies entr’eux, et ces
nombres ne prennent une valeur réelle que
quand on en donne une au nombre un ;
mais pour adapter ces nombres à un effet
quelconque, il faut que les parties de cet
effet soient aussi nettement distinctes
entr’elles que ces nombres le sont entr’eux.
Il demeure donc vrai que la possibilité
d’appliquer le calcul aux objets d’une
science, est proportionnelle à la propriété
qu’ont ces objets d’être plus ou moins
appréciables en mesures exactes ; voilà
pourquoi la géométrie jouit éminemment de
cet avantage, et après elle graduellement
celles qui traitent plus ou moins de sujets
réductibles en mesures de l’étendue.
Cette remarque nous montre combien est
grande l’erreur de certains écrivains qui
croient donner une grande force à leurs
raisonnemens et augmenter beaucoup la
certitude d’une science, en introduisant une
multitude de chiffres et de calculs dans des
sujets qui n’en sont pas susceptibles. S’ils
avaient commencé par trouver le secret de
ramener le sujet qu’ils traitent à des
mesures précises, d’étendue, par exemple,
sans doute ils auraient fait un pas
immense ; mais sans celui-là tout ce vain
315
appareil mathématique est charlatanerie
pure.
Nous avons un exemple d’un genre bien
différent, mais qui confirme mon dire, dans
les efforts qu’ont faits nos grands chimistes
modernes pour exprimer en nombres
l’intensité de l’affinité de certains acides
pour certaines bases, afin de nous rendre
sensible le jeu des affinités doubles. Ils ont
usé des ménagemens les plus adroits dans
la détermination des nombres par lesquels
ils ont exprimé les affinités des différens
acides, afin qu’il arrivât toujours que les
sommes représentant les affinités
victorieuses fussent supérieures à celles des
affinités vaincues ; et à force de
tâtonnement ils sont parvenus à ce que les
nombres assignés aux diiférens acides ne
représentassent pas mal, au moins dans
beaucoup de cas, les degrés de puissance de
ces acides. Mais dans le fait, faute de
trouver des mesures exactes de ces degrés
de puissance, ils ne peuvent pas se servir de
ces nombres pour les calculer
rigoureusement ; et ils sont trop éclairés
pour l’entreprendre, et pour croire que
l’emploi de ces chiffres donne un nouveau
degré de justesse à leurs belles
observations, et de sûreté à leurs excellens
raisonnemens.
Une quantité quelconque est donc
calculable à proportion qu’elle est
316
réductible directement ou indirectement en
mesures de l’étendue, car c’est-là la
propriété des êtres la plus éminemment
mesurable.
317
CHAPITRE XI.
Réflexions sur ce qui précède, et sur
la manière dont Condillac a analysé
la Pensée.
MES jeunes amis, pour avancer
avec sûreté dans une recherche
quelconque, rien n’est plus utile que
de jeter de temps en temps un coupd’œil en arrière sur le chemin que
l’on a parcouru ; cela est d’autant
plus à propos en ce moment, que
nous sommes déjà plus avancés dans
notre carrière que peut-être vous ne le
croyez vous-mêmes.
En effet, après vous avoir donné
une idée générale de la faculté de
penser ou sentir, et du but que je me
propose en l’examinant, je vous ai
fait remarquer qu’elle consiste à
318
sentir des sensations, des souvenirs,
des rapports et des desirs.
Vous avez vu que ces impressions
premières suffisent à former toutes
nos idées les plus compliquées et les
plus abstraites, et à nous assurer de la
réalité de notre existence et de celle
de tout ce qui nous entoure.
Je vous ai même expliqué
comment ces facultés élémentaires
naissent les unes des autres, ou plutôt
qu’elles ne sont que des
modifications d’une faculté unique,
celle de sentir. C’est ainsi, je crois,
qu’il faut entendre le principe de
Condillac, que toutes les opérations,
ou, comme il dit souvent, toutes les
facultés de l’ame ne sont toujours
que la sensation transformée ;
principe profond et fécond, qui
jusqu’à présent donnait lieu à
beaucoup de discussions, parce que
cette manière de l’énoncer laisse
peut-être quelque chose à desirer.
319
Je vous ai montré de plus en quoi
consiste tout ce que nous savons des
propriétés des corps, et que la
manière dont je les considère
explique très-facilement la génération
et la nature de plusieurs idées qui ont
toujours beaucoup embarrassé les
métaphysiciens, et qui
n’embarrassent si peu les autres
hommes que parce qu’ils ne se
mettent pas en peine de savoir ce
qu’ils font quand ils pensent et qu’ils
raisonnent ; chose cependant assez
nécessaire pour bien penser et bien
raisonner, quelque sujet que l’on
traite.
Quoi qu’il en soit, il résulte de ce
petit nombre d’observations, que, si
nous ne nous sommes pas égarés,
nous avons déjà une idée nette de
l’instrument universel de toutes nos
découvertes, de ses procédés, de ses
effets, de ses résultats, et du principe
de toutes nos connaissances ; ce qui
320
n’était peut-être pas encore arrivé, et
ce qui ne peut être inutile aux progrès
ultérieurs de l’esprit humain.
Sans doute nous sommes loin
d’avoir fait une histoire complète de
l’intelligence humaine ; il faudrait
des milliers de volumes pour épuiser
un sujet si vaste, mais du moins nous
en avons fait une analyse exacte ; et
le peu de vérités que nous avons
recueillies est, si je ne me trompe,
dégagé de toute obscurité, de toute
incertitude, et de toute supposition
hasardée, ensorte que nous pouvons y
prendre une entière assurance : d’où
il arrive qu’étant certains de la
formation et de la filiation de nos
idées, tout ce que nous dirons par la
suite de la manière d’exprimer ces
idées, de les combiner, de les
enseigner, de régler nos sentimens et
nos actions, et de diriger celles des
autres, ne sera que des conséquences
de ces préliminaires, et reposera sur
321
une base constante et invariable, étant
prise dans la nature même de notre
être. Or, ces préliminaires constituent
ce que l’on appelle spécialement
l’idéologie ; et toutes les
conséquences qui en dérivent sont
l’objet de la grammaire, de la
logique, de l’enseignement, de la
morale privée, de la morale publique
(ou l’art social), de l’éducation et de
la législation, qui n’est autre chose
que l’éducation des hommes faits.
Nous ne pourrons donc nous égarer
dans toutes ces sciences qu’autant
que nous perdrions de vue les
observations fondamentales sur
lesquelles elles reposent.
Il paraîtrait, par ce résumé, que
nous n’avons plus rien à dire sur
l’Idéologie proprement dite : et
effectivement, si je n’avais égard
qu’à ma façon de voir, j’aurais bien
peu de choses à ajouter à ce qui
précède. Je me contenterais de vous
322
rappeler que ma manière de
décomposer la pensée satisfaisant à
l’explication de tous les phénomènes
qui sont explicables, vous ne pouvez
plus vous refuser à convenir qu’il n’y
a dans toutes nos idées que des
sensations, des souvenirs, des
jugemens et des desirs ; et après
quelques observations générales sur
les rapports de l’idéologie et de la
physiologie, je vous proposerais de
passer à l’étude de l’expression de
nos idées.
Mais vous avez pu remarquer que
dans l’établissement de ma théorie
idéologique, je ne me suis occupé que
des faits sur lesquels elle est fondée,
sans m’embarrasser des systèmes des
auteurs qui ont écrit sur ces matières,
et sans me mettre en peine d’en
discuter presque aucuns. Or, avant
d’aller plus loin, il est bon que vous
ayez une idée des opinions les plus
accréditées : pour cela il suffira que
323
nous examinions celle de Condillac,
parce qu’elle est le fond commun de
toutes les autres, qui n’en sont guère
que des variantes.
Vous saurez donc que ce
philosophe justement célèbre, que
l’on peut regarder comme le
fondateur de la science que nous
étudions, et qui jusqu’à présent en
tient le sceptre[1]
, a jugé à propos,
d’après Locke, de partager
l’intelligence de l’homme ou sa
faculté de sentir, en entendement et
en volonté ; puis il reconnaît comme
parties intégrantes de l’entendement,
l’attention, la comparaison, le
jugement, la réflexion, l’imagination,
et le raisonnement, auquel il joint
ensuite la mémoire, qu’il partage
même quelquefois en réminiscence,
mémoire proprement dite, et
imagination (dans ce cas le mot
imagination n’a pas le même sens
que ci-dessus); enfin, il distingue
324
dans la volonté le besoin, le malaise,
l’inquiétude, le desir, les passions,
l’espérance, et la volonté proprement
dite. On peut voir cette division dans
sa Logique, part. première, chap. 7 ;
dans les leçons préliminaires de son
Cours d’Études, art. 2 ; dans son
Essai sur l’origine des Connaissances
humaines, part. première, chap. 2 et
3, et dans plusieurs autres endroits de
ses ouvrages : elle n’est pas partout
exactement la même.
Voilà bien des parties distinctes
dans cette seule chose que nous
appelons la pensée. Les disciples de
Condillac, et Condillac lui-même, y
en ont quelquefois ajouté d’autres, et
souvent en ont retranché : ces
variations indiquent déjà qu’il y a de
l’arbitraire dans ces divisions, et
qu’elles ne sont pas manifestement
commandées par les faits ; mais pour
en être tout-à-fait certains, il nous
325
suffit de nous rendre un compte exact
de la signification de tous ces termes.
Je vois d’abord comme en parallèle
et presque en opposition
l’entendement et la volonté. Je
comprends bien que l’on exprime par
le mot volonté cette faculté, ce
pouvoir que nous avons de ressentir
des desirs, des penchans pour
certaines manières d’être, et de
l’éloignement pour d’autres : c’est
aussi l’usage que nous avons fait de
ce terme, et je le crois fondé ; mais je
ne vois pas de même pourquoi on
grouperait sous le seul mot
entendement des choses aussi
distinctes que sentir, se ressouvenir,
et juger.
En effet, on peut dire que nos
connaissances ne consistent
proprement que dans les jugemens
que nous portons des impressions que
nous recevons ; qu’ainsi,
rigoureusement parlant, il n’y a de
326
tout cela que le jugement qui
appartienne à l’entendement ; et qu’il
faudrait ne placer que lui sous ce
titre, tandis que la sensibilité, et
même la mémoire, iraient très-bien se
ranger avec le desir, qui est un effet
immédiat et nécessaire de
l’impression reçue.
D’un autre côté, si on considère
que sentir et vouloir sont des
modifications soudaines, et pour ainsi
dire forcées, et que se ressouvenir et
juger portent un caractère de plus de
réflexion, on pourrait ranger la
volonté avec la sensibilité comme en
étant une dépendance, et laisser
ensemble sous un autre nom, la
mémoire et le jugement, et tout ce qui
y tient ; ce qui produirait encore une
autre distribution. Peut-être pourraiton encore avec plus de raison
observer que la sensibilité et la
mémoire sont les facultés qui
fournissent au jugement et à la
327
volonté les sujets sur lesquels ils
s’exercent ; qu’elles sont intimement
liées ; et que sous ce point de vue il
convient de les réunir comme étant le
principe de tout, et de laisser
ensemble le jugement et la volonté,
les regardant comme des
conséquences.
Enfin, si l’on fait attention que tout
desir quelconque est le produit d’une
sorte de discernement des qualités
d’une chose, on trouvera que la
volonté elle-même appartient à
l’entendement plus que la sensibilité
et la mémoire ; et cela produira un
nouvel arrangement, ou détruira toute
division. Il y a donc, je le répète, bien
de l’arbitraire dans celle adoptée.
Le vrai est qu’il vaut mieux ne pas
réunir forcément sous des titres
fantastiques des choses aussi
différentes entr’elles que la
sensibilité, la mémoire, le jugement,
et la volonté, et que nous devons les
328
laisser aussi distinctes et séparées
dans nos nomenclatures qu’elles le
sont dans le fait[2]
.
Si de cette division générale nous
passons aux détails, je vois d’abord
l’attention à la tête des facultés qui
composent l’entendement : mais
l’attention est-elle donc une faculté
particulière ? consiste-t-elle dans une
opération de l’esprit distincte de
toutes les autres ? je ne le crois pas.
Être attentif à quoi que ce soit, c’est
apporter à une chose quelconque le
soin nécessaire au succès. L’attention
est l’état de l’homme qui veut
surmonter une difficulté ; c’est une
manière d’être, produite par l’énergie
de la volonté ; c’est un effet et non
pas une cause ; et je ne vois là aucune
action spéciale : j’aimerais autant
faire une faculté de la tristesse ou de
la fatigue. Mais, dit-on, quand je fais
attention à une sensation, j’en ai la
conscience, et toutes les autres
329
disparaissent. Hé bien ! les autres
sont nulles, et vous avez une
sensation : voilà tout. Vous auriez de
même la perception d’un souvenir,
d’un rapport, ou d’un desir. Aussi,
dit-on, l’attention devient
successivement tout cela. Dans ce
cas-là elle n’est rien par elle-même,
et il est inutile d’en parler ; c’est
aussi à quoi je conclus.
Vient ensuite la comparaison :
c’est, nous dit-on, une double
attention, une attention qui se porte
sur deux objets à la fois ; soit. J’ai
déjà dit ce que je pense de l’attention.
Mais comment comprendre la
comparaison séparée du jugement ?
Juger n’est-ce pas sentir un rapport
entre deux objets ? et sentir un
rapport entr’eux n’est-ce pas les
comparer ? Aussi ajoute-t-on que
nous ne pouvons comparer deux
objets sans les juger. Pourquoi donc
séparer deux choses inséparables ? Je
330
ne vois toujours là que deux actions,
sentir et juger. La comparaison est
jugement, ou n’est que sensation ;
elle n’est donc rien en elle-même.
Passons à la réflexion.
Nous avons déjà vu, chapitre VI, p.
76, ce que c’est que réfléchir ; il est
inutile de le répéter ici : il suffit de
remarquer que la réflexion n’étant
qu’un certain usage que nous faisons
de nos facultés intellectuelles, elle
n’est point elle-même une faculté
particulière.
J’en dirai autant de l’imagination,
qu’on fait consister à rassembler dans
un seul objet fantastique les qualités
de plusieurs objets réels. Cela n’a pas
besoin de preuves.
Quant à cette autre imagination qui
consiste à avoir des souvenirs si vifs,
que les objets semblent actuellement
présens, nous avons déjà observé, au
chap. III, qu’elle n’est que la
mémoire, ou l’effet de la mémoire,
331
qui va jusqu’à réveiller la sensation
même. Elle n’a donc pas besoin d’un
nom particulier, non plus que la
réminiscence, que l’on fait consister à
avoir des souvenirs et à sentir que ce
sont des souvenirs. Celle-là est la
mémoire unie à un jugement.
Reste donc le raisonnement, qui
est, dit-on, une suite de jugemens
implicitement renfermés les uns dans
les autres. J’en conviens ; et j’en
conclus que ce n’est là qu’une
répétition de l’action de juger, et non
une faculté particulière.
Voilà pourtant à quoi se réduisent
toutes ces subdivisions si multipliées
de ce qu’on appelle entendement. Je
n’y retrouve jamais, en les analysant,
que des sensations, des souvenirs et
des jugemens ; et je suis toujours plus
convaincu qu’elles ne sont propres
qu’à embrouiller la matière, en créant
des êtres imaginaires, et en en
332
confondant de très-réels. Voyons s’il
en sera de même de la volonté.
On place à la tête des opérations
intellectuelles que l’on rapporte à la
volonté, une affection nommée le
besoin, que l’on nous dit être une
souffrance. Quand cette souffrance
est faible, on l’appelle malaise ; et
quand elle nous prive du repos, on lui
donne le nom d’inquiétude. On nous
présente cela comme trois opérations
distinctes, et l’on fait intervenir la
réflexion et l’imagination pour
transformer ces opérations en une
quatrième, que l’on appelle le desir.
j’avoue que je ne comprends rien à
cette explication ; je ne vois encore là
que deux choses, souffrir, et desirer ;
et ces deux choses je les connais bien
par expérience. Souffrir, est une
manière d’être, un produit de la
sensibilité ; c’est l’effet d’une
impression reçue : et cette impression
est telle, qu’elle me fait porter le
333
jugement distinct ou implicite que je
dois l’éviter, d’où il suit que j’en
conçois le desir. Dans la puissance de
concevoir des desirs consiste
uniquement ce que j’appelle volonté.
Notre auteur, au contraire,
comprend encore parmi les
opérations dépendantes de la volonté,
les passions, l’espérance, la volonté
proprement dite, et jusqu’à la crainte,
la confiance, la présomption.
Il est vrai qu’il nous explique que
les passions sont des desirs devenus
habituels, que l’espérance est le desir
joint à un jugement, et que la volonté,
dans le sens restreint, est encore le
desir joint à un autre jugement. Ainsi
ce ne sont pas là des impressions
élémentaires, mais des affections
composées, dans lesquelles il n’y a
que le desir qui appartienne
réellement à la faculté appelée
volonté.
334
Pour la crainte, la confiance, la
présomption, etc., ce n’est pas la
peine de nous y arrêter : il est trop
manifeste que ce sont des manières
d’être, des états de l’homme,
résultans de l’emploi bon ou mauvais
de toutes ses facultés ; et que des
résultats si compliqués ne peuvent
jamais être regardés comme des
élémens.
Je persiste donc à penser que la
manière dont Condillac a décomposé
notre intelligence est vicieuse ; et que
plus on y réfléchira, plus on se
convaincra que la pensée de l’homme
ne consiste jamais qu’à sentir des
sensations, des souvenirs, des
jugemens et des desirs[3]
.
Au reste, l’examen auquel nous
venons de nous livrer peut nous
fournir des réflexions importantes. La
première qui se présente, c’est que le
grand idéologiste dont j’ose ici
combattre quelques idées, a le mérite
335
éminent d’avoir le premier bien
reconnu ce que c’est que penser.
Il dit dans vingt endroits, et
nommément dans ceux que je viens
de citer : Les facultés de l’ame
naissent successivement de la
sensation. Elles ne sont que la
sensation qui se transforme pour
devenir chacune d’elles. Toutes les
opérations de l’ame ne sont que la
sensation même qui se transforme
différemment, etc… Et, ce qui est
plus précis encore, il dit, dans sa
Logique, chapitre 7 : Toutes les
facultés que nous venons d’observer
sont renfermées dans la faculté de
sentir. Assurément c’est bien dire,
non-seulement comme Locke, que
toutes nos idées viennent des sens,
mais encore qu’elles ne sont que des
sensations de différentes espèces.
Cependant cela n’est pas
complètement net, et souvent les
explications subséquentes
336
obscurcissent encore ces traits de
lumière. J’aurais donc mieux aimé
qu’il dît : Sentir est un phénomène de
notre organisation, quelle qu’en soit
la cause ; et penser n’est rien que
sentir. Ce que nous appelons la
faculté de penser, la pensée, n’est
autre chose que la faculté de sentir, la
sensibilité prise dans le sens le plus
étendu. Toutes nos idées, toutes nos
perceptions sont des choses que nous
sentons, c’est-à-dire des sensations,
auxquelles nous donnons différens
noms, suivant leurs différens effets et
leurs différens caractères.
Alors, au lieu d’expliquer
péniblement comment la sensation
devient mémoire, jugement, volonté,
et mille autres choses, il aurait dit
tout simplement, comme nous, que
notre faculté de sentir ou penser
consiste à sentir des sensations
proprement dites, des souvenirs, des
337
rapports, des desirs, et tout ce qu’il
aurait jugé à propos d’y distinguer.
Je crois ces deux manières de
s’exprimer bien identiques.
Cependant, telle est la conséquence
de présenter la même idée sous un
aspect ou sous un autre, que quand,
par la suite de mes observations et de
mes réflexions, j’ai été conduit à
conclure que toutes nos idées ne sont
que des sensations diverses, et que
penser, sentir et exister ne sont pour
nous qu’une seule et même chose,
j’ai cru fermement ne l’avoir pas
appris de Condillac ; et peut-être
beaucoup de ses sectateurs ne
conviendront pas que je dise la même
chose que lui, ni par conséquent que
j’aie raison.
Il y a plus ; je suis persuadé que
s’il avait rédigé son propre principe
sous la forme que je lui donne, cet
excellent esprit qui lui a fait éliminer
tant d’idées fausses et vagues, l’aurait
338
amené nécessairement à ne plus
reconnaître dans la pensée toutes ces
opérations parasites qu’il y admet
encore, et qui ne font qu’embrouiller
l’analyse qu’il en a faite, ce qui a été
un vrai malheur pour la science. Au
reste, peut-être a-t-il cru s’être fait
entendre suffisamment ; peut-être
n’a-t-il pas voulu s’expliquer
davantage. Quoi qu’il en soit, je
persiste à soutenir qu’à lui seul
appartient l’honneur d’avoir
découvert que penser n’est rien que
sentir, et que toutes nos idées ne sont
que des sensations diverses dont il ne
s’agit que de démêler les différences
et les combinaisons. J’ai débarrassé
cette grande vérité de quelques
nuages qui l’obscurcissaient encore
un peu ; j’en ai tiré quelques
conséquences de plus, et voilà tout.
La réflexion que nous venons de
faire sur Condillac en amène
naturellement une autre plus
339
directement relative à la science,
c’est qu’il est bien extraordinaire que
depuis le temps que les hommes
pensent et cherchent à se rendre
compte de leurs idées, ce soit une
découverte nouvelle de savoir que
penser est la même chose que sentir ;
et qu’il est encore plus surprenant
que le même homme qui a été
capable d’apercevoir cette vérité, ait
pu ensuite se tromper sur le nombre
et l’espèce des opérations distinctes
qui composent cette faculté de sentir,
et des sortes de sensations réellement
différentes entre elles que nous lui
devons.
Il semble en effet, au premier
coup-d’œil, que rien au monde ne
devrait être plus aisé, sinon de
connaître les causes de la pensée, du
moins d’en observer les effets ; il
paraît que là il n’y a pas même
possibilité à l’erreur : car de quoi
s’agit-il pour chacun de nous ? de se
340
rendre compte de ce qu’il fait tous les
jours, à tous les momens ; d’en
examiner les détails, de s’en tracer un
tableau fidèle. Il n’est question de
rien combiner, de rien inventer,
encore moins de rien supposer. Il n’y
a que des faits à recueillir, et ces faits
se passent en nous ; chacun est pour
lui-même le champ le plus riche en
observations et le sujet de ses
expériences les plus instructives ;
enfin tout consiste à savoir ce que
l’on sent. Qui pourrait jamais croire,
s’il n’y était forcé par l’expérience de
tous les siècles et par la sienne
propre, que ce soit là une entreprise
dans laquelle aient échoué les
meilleurs esprits ? Cependant nonseulement la difficulté d’y réussir
n’est que trop certaine, mais même
elle est telle, qu’il faut déjà être fort
avancé pour voir nettement en quoi
elle consiste. Tout ce que nous avons
dit jusqu’à présent a pu nous mettre
sur la voie, mais ne suffit pas pour
341
bien éclaircir l’état de la question ; il
faut donc que nous considérions
encore notre pensée sous d’autres
aspects, et que nous examinions
quelques-uns des principaux
phénomènes qu’elle présente. C’est
ce que nous allons faire dans le
chapitre suivant.
1. ↑ Avant Condillac, nous n’avions guère, sur
les opérations de l’esprit humain, que des
observations éparses plus ou moins
fautives : le premier il les a réunies et en a
fait un corps de doctrine ; ainsi ce n’est que
depuis lui que l’idéologie est vraiment une
science. Il l’aurait encore bien plus
avancée, si, au lieu de disséminer ses
principes dans plusieurs ouvrages, il les
avait rassemblés dans un traité unique qui
contînt son système tout entier ; mais,
quoiqu’une mort prématurée l’ait empêché
de rendre cet important service à la raison
humaine, il n’en est pas moins le guide le
plus généralement suivi par tous les bons
esprits de nos jours, et il a la gloire d’avoir
puissamment contribué à les former.
2. ↑ On peut conserver la division
Entendement et Volonté ; mais alors il faut
ranger sous l’un de ces mots tout ce qui a
rapport à savoir et à connaître, et sous
l’autre tout ce qui est relatif à vouloir et à
agir. Mes trois premiers volumes sont un
342
traité de la première partie ; mon quatrième
est le commencement de la seconde, que je
n’ai pu terminer, et qui devrait aussi former
trois volumes, comme on peut le voir à la
fin de ma Logique.
3. ↑ Pour l’intelligence complète de cette
discussion, que j’ai tâché de resserrer,
j’invite le lecteur à relire l’Analyse de la
Pensée, par Condillac, dans un des endroits
cités ci-dessus, et sur-tout dans le chap. 7
de la première partie de sa Logique, où elle
est le plus détaillée, et que j’ai eu
principalement en vue.
343
CHAPITRE XII.
De la Faculté de nous mouvoir et de
ses rapports avec la Faculté de sentir.
MES jeunes amis, je vous ai montré
quels sont les élémens de nos idées ;
je vous ai expliqué comment ces
élémens forment toutes nos idées
composées, et je vous ai fait voir en
quoi consiste la réalité de l’existence
des êtres que ces perceptions nous
font connaître ; j’ai ajouté à ces
explications quelques applications et
quelques discussions qui me
paraissent satisfaisantes ; ainsi je
crois avoir rempli la tâche que je
m’étais imposée, de vous apprendre
ce que vous faites quand vous pensez.
Cependant, avant de quitter ce sujet,
je crois devoir encore examiner avec
vous quatre objets importans, savoir,
344
1° jusqu’à quel point notre faculté de
penser est dépendante de notre
volonté ; 2° quelles modifications
apporte dans notre pensée la
fréquente répétition de ses actes ; 3°
ce que, dans l’état actuel de la raison
humaine, la faculté de penser des
hommes en société doit au
perfectionnement graduel de
l’individu et à celui de l’espèce ; 4°
l’influence de l’usage des signes sur
ces deux espèces de
perfectionnement. Ces quatre
nouvelles manières de considérer nos
facultés intellectuelles nous
apprendront à les mieux connaître, et
nous donneront la solution de
plusieurs questions, et entr’autres de
celle que nous nous sommes proposé
dans le chapitre précédent, savoir en
quoi consiste la difficulté que tout
homme éprouve à se rendre compte
de ce qui se passe en lui quand il
pense.
345
Pour réussir dans ces recherches, il
faut agrandir le champ de nos
observations. Nous ne devons plus
nous borner à examiner notre faculté
de penser, isolée et abstraite des
autres circonstances de notre
existence, il faut considérer notre
individu tout entier et dans son
ensemble. Deux phénomènes
principaux s’y font remarquer ; l’un
est cette capacité, ce pouvoir que
nous avons de recevoir des
impressions, d’avoir des perceptions,
en un mot, d’éprouver des
modifications dont nous avons la
conscience. C’est ce que nous
appelons la faculté de penser ou de
sentir, en prenant ce mot dans le sens
le plus étendu.
L’autre est cette capacité ou ce
pouvoir que nous avons de remuer et
de déplacer les différentes parties de
notre corps, et d’exécuter une infinité
de mouvemens tant internes
346
qu’externes, le tout en vertu de forces
existantes au-dedans de nous, et sans
y être contraints par l’action
immédiate d’aucun corps étranger à
nous. C’est ce que nous appelons la
faculté de nous mouvoir.
Ces deux phénomènes sont
également le résultat de notre
organisation ; nous pouvons bien les
diviser par la pensée pour examiner
séparément et successivement les
effets de l’un et de l’autre ; mais,
dans la réalité, ils sont inséparables :
le premier, au moins, ne peut exister
sans le second ; car quoiqu’il soit vrai
qu’il s’opère beaucoup de
mouvemens en nous sans que nous en
ayons la conscience, sans qu’ils nous
causent la moindre perception, il est
certain que nous ne pouvons
concevoir aucune perception produite
en nous, même la plus purement
intellectuelle, sans un mouvement
quelconque opéré dans quelqu’un de
347
nos organes. Ainsi, à prendre les
choses telles qu’elles sont, nous ne
devons regarder l’action de penser ou
sentir que comme un effet particulier
de l’action de nous mouvoir, et la
faculté de penser que comme une
dépendance de la faculté de nous
mouvoir. Celle-ci mérite donc bien de
fixer notre attention.
J’ai dit que nous avons le pouvoir
de faire des mouvemens en vertu de
forces existantes au-dedans de nous,
et sans y être contraints par l’action
immédiate d’aucun corps étranger. Je
ne prétends pas pour cela qu’il existe
en nous un principe essentiellement
actif et vraiment créateur d’une force
absolument nouvelle, indépendante
de toutes celles qui existent dans le
monde, ensorte qu’en vertu de notre
énergie propre la quantité du
mouvement se trouve augmentée
d’un moment à l’autre dans l’univers
par notre action. Au contraire, et cela
348
est essentiel à remarquer, des
expériences rigoureuses prouvent que
quand un homme se suspend à la
corde d’une poulie, il n’agit sur elle
qu’en vertu de son poids, et ne peut
rien au-delà ; que quand il pousse
contre un mur ou contre un fardeau, il
réagit contre le terrain sur lequel il
s’appuie avec une force égale à celle
qu’il applique à la résistance ; qu’il
en est de même quand il soulève un
poids ; qu’enfin il n’agit jamais que
comme poids, ou comme ressort, ou
comme levier, à la manière des êtres
inanimés, et qu’il ne crée proprement
aucune force nouvelle. Cependant, il
n’est pas moins certain qu’un corps
vivant n’a pas besoin de l’application
immédiate d’un corps étranger pour
être mu, et que bien qu’il lui faille un
point d’appui pour opérer un effet
quelconque, et qu’ainsi son action ne
soit qu’une réaction, il a au-dedans de
lui le principe de cette action.
349
Il y a plus ; l’expérience prouve
aussi que nos muscles, dans l’état de
vie, soulèvent des poids de beaucoup
supérieurs à ceux qui seraient
capables de les déchirer dans l’état de
mort. C’est donc quelque chose que
la vie ; c’est elle qui fait aussi que
tant qu’un corps en est doué, il a la
force d’assimiler à sa substance les
corps avec lesquels il est en contact
d’une manière convenable, tandis que
dès qu’il est mort, ce sont tous les
élémens qui le composent qui se
dissolvent, se séparent, et vont former
de nouveaux mixtes avec les êtres
environnans, suivant de nouvelles
lois d’affinités. Cette force vitale,
nous ne savons pas en quoi elle
consiste ; nous ne pouvons nous la
représenter que comme le résultat
d’attractions et de combinaisons
chimiques, qui, pendant un temps,
donnent naissance à un ordre de faits
particuliers, et bientôt, par des
circonstances inconnues, rentrent
350
sous l’empire de lois plus générales,
qui sont celles de la matière
inorganisée. Tant qu’elle subsiste,
nous vivons, c’est-à-dire que nous
nous mouvons et que nous sentons.
Cette force vitale produit donc la
faculté de faire des mouvemens ;
mais comment s’exécutent ces
mouvemens ? c’est ce que nous
ignorons. Nous savons bien que les
muscles sont ceux de nos organes qui
en sont les instrumens immédiats, et
que quand une partie quelconque de
notre corps se meut, c’est par l’effet
de la contraction du muscle qui
l’attire de ce côté ; nous savons
encore que si ce muscle se raccourcit,
c’est par l’affluence des liqueurs dans
les nombreux vaisseaux qui
l’arrosent, lesquels se dilatent et
obligent la fibre à se raccourcir. Mais
qu’est-ce qui imprime cette direction
à ces fluides ? nous l’ignorons,
comme nous ignorons leur nature,
351
leur origine et le principe de la
circulation par laquelle ils
entretiennent notre vie. Toutefois il
reste certain que, tant que nous
sommes vivans, notre organisation,
au moyen de combinaisons la plupart
inconnues, produit beaucoup de
mouvemens apparens, et un bien plus
grand nombre de mouvemens
internes, qui n’ont pour cause
immédiate aucun corps étranger au
nôtre ; et que plusieurs de ces
mouvemens produisent en nous le
phénomène que nous appelons sentir,
tandis que d’autres ont lieu sans que
nous en ayons la moindre conscience.
Si de ces premières observations
sur la faculté de nous mouvoir, nous
passons à l’examen de ses rapports
avec celle de penser ou sentir, nous
voyons bien que c’est principalement
par nos nerfs que nous sentons ; et
que toutes les fois que nous avons
une perception quelle qu’elle soit, ce
352
n’est guère qu’en vertu d’un
mouvement quelconque opéré dans
l’intérieur de ces nerfs ou de
quelqu’un des principaux points dans
lesquels ils se réunissent. Mais qui
nous dira quelle est la nature de ce
mouvement et en quoi précisément il
consiste ? c’est assurément une
connaissance à laquelle nul homme
n’est encore parvenu. Tout ce que
nous avons pu faire jusqu’à présent, a
été de remarquer quelques
circonstances et quelques effets de
ces mouvemens.
À plus forte raison ne pouvonsnous pas déterminer la différence du
mouvement qui s’opère dans les nerfs
de notre œil lorsque nous voyons du
bleu ou du rouge, ni dans ceux de
notre oreille quand nous entendons
un son grave ou aigu, ni dans ceux de
notre nez quand nous sentons une
odeur ou une autre, ni dans ceux de la
peau de notre main ou d’une autre
353
partie de notre corps quand nous
sentons une piqûre ou une brûlure,
une douce chaleur ou un
chatouillement agréable ; mais nous
devons croire que toutes les fois que
le même nerf nous procure une
sensation différente, il faut qu’il ait
éprouvé un ébranlement différent et
qu’il se passe en lui et dans l’organe
cérébral un mouvement particulier ;
et aussi que chacun de ces nerfs a une
manière d’être mu et d’agir sur le
cerveau qui lui est propre, puisque
toutes ou presque toutes les
impressions produites par chacun
d’eux diffèrent entr’elles plus ou
moins, ensorte qu’aucune ou
presqu’aucune des perceptions qui
nous viennent par un nerf n’est
exactement la même que celle que
nous devons à un autre nerf. La
preuve en est qu’aucune de nos
différentes sensations, même de
celles qui ont le plus d’analogie
354
entr’elles, ne sont complètement
semblables.
Malgré ces différences
vraisemblables entre les divers
mouvemens nerveux qui produisent
chacune de nos sensations
proprement dites, ils ont ensemble un
point de ressemblance, c’est de partir
tous de l’extrémité de nos nerfs la
plus éloignée du centre commun, et
de se diriger vers ce centre, tandis
que ceux qui nous occasionnent les
perceptions que nous nommons
souvenirs, jugemens, desirs, sont
purement internes, et peut-être même
se portent du centre vers la
circonférence.
Raisonnant sur ceux-ci comme j’ai
fait sur les premiers, je suis conduit à
croire que le mouvement quelconque
en vertu duquel j’ai le sentiment d’un
souvenir, ne saurait être le même que
celui par lequel je perçois un
jugement, ni celui-ci le même que
355
celui qui me donne le sentiment d’un
desir ; et en outre, chaque perception
de chacune de ces classes doit être
produite par un mouvement
particulier. Elles sont trop différentes
entr’elles pour être les effets de
causes identiques. Je conçois donc
que toutes ces affections sont les
résultats d’autant de mouvemens
divers qui se passent en moi, et qui
sont si fugitifs et si fins, que je ne
puis les apercevoir que par leurs
produits, mes perceptions. On voit
par ces réflexions quelle prodigieuse
quantité de mouvemens différens
s’opèrent en nous, sans compter
même tous ceux, peut-être trèsnombreux aussi, qui ne sont la source
d’aucune perception.
Je ne pousserai pas plus loin ces
observations sur la faculté de nous
mouvoir ; elles sont suffisantes pour
l’objet que je me propose. Il s’agit
maintenant de voir quelle est
356
l’influence de notre volonté sur tous
ces mouvemens et sur les effets qu’ils
produisent.
357
CHAPITRE XIII.
De l’influence de notre Faculté de
vouloir sur celle de nous mouvoir, et
sur chacune de celles qui composent
la Faculté de penser.
VOUS avez vu, chapitre V, combien
elle est importante pour nous cette
faculté de former des desirs,
puisqu’elle est la cause de tous nos
plaisirs, et de toutes nos peines,
suivant que ces desirs sont ou ne sont
pas accomplis. Elle n’est pas moins
remarquable par cette heureuse
circonstance, que nos desirs exercent
souvent un grand pouvoir sur nos
actions et sur nos pensées. Il est donc
intéressant d’examiner la nature et les
limites de ce pouvoir, et jusqu’à quel
point il s’étend sur nos différentes
facultés. Les réflexions contenues
358
dans le chapitre précédent nous
permettant de ne regarder dorénavant
l’action de penser que comme une
circonstance qui accompagne souvent
celle de nous mouvoir, nous allons
d’abord parler du pouvoir de notre
volonté sur celle-ci, et ensuite nous
dirons en peu de mots quelle est son
influence sur chacune de nos facultés
intellectuelles.
On peut distribuer tous nos
mouvemens en plusieurs classes, en
égard aux degrés de dépendance où
ils sont de notre volonté. Ces espèces
de tableaux détaillés des phénomènes
de notre existence sont d’une grande
utilité pour nous en faire prendre des
idées justes, en nous accoutumant à y
remarquer des circonstances
auxquelles le plus souvent on ne fait
aucune attention.
Beaucoup de nos mouvemens
s’exécutent en nous sans que nous en
ayons jamais la moindre
359
connaissance. De ce nombre sont
presque tous les mouvemens qui
entretiennent et renouvellent à
chaque instant notre vie ; et ce sont
par conséquent les plus nécessaires à
notre existence. Nous étant
complètement inconnus, il n’y a pas
de doute que notre volonté n’a sur
eux aucun empire.
Il en existe d’autres dont
quelquefois nous avons la
conscience, et qui quelquefois aussi
s’exécutent à notre insu. Dans ce
dernier cas ils rentrent dans la
première classe ; mais lors même
qu’ils nous sont connus, tantôt ils
sont absolument volontaires, tantôt ils
s’exécutent sans que nous nous en
mêlions ; souvent même ils ont lieu
malgré notre volonté expresse de les
empêcher.
Il en est encore que nous faisons
toujours volontairement et d’autres
toujours malgré nous. Enfin, il en est
360
que notre organisation nous rend
constamment impossibles, même
lorsque nous desirons le plus de les
faire.
L’empire de notre volonté sur notre
faculté de nous mouvoir, est donc
très-différent dans les différens cas, et
souvent resserré dans des bornes trèsétroites. Remarquons encore, en
terminant cette énumération de nos
mouvemens, que ceux qui sont le
plus soumis à notre volonté, tels que
ceux qui consistent dans l’usage
ordinaire de nos membres, sont euxmêmes le produit d’une foule
d’autres mouvemens internes qui ont
lieu sans notre volonté expresse, ou
même sans que nous le sachions ;
ensorte que ce n’est proprement que
les résultats qui s’opèrent parce que
nous le voulons, mais que les
mouvemens qui y préparent
s’exécutent d’eux-mêmes, à quelques
nuances près, suivant les cas.
361
Si de la faculté de nous mouvoir
nous passons à nos facultés
intellectuelles, la réflexion
précédente y trouve encore bien plus
d’applications. Sans doute, comme
nous l’avons déjà dit, toutes nos
perceptions sont des produits de
mouvemens opérés au-dedans de
nous ; mais aucuns d’eux ne se
laissent apercevoir ; et quand nous
desirons réveiller en nous telle ou
telle perception, nous sommes
assurément bien incapables de faire
avec intention aucun des mouvemens
internes nécessaires pour la produire.
Ils nous sont même si complètement
inconnus, que nous n’en ferons
aucune mention ici. Nous allons
seulement indiquer en peu de mots
jusqu’à quel point et dans quel sens
on peut dire qu’il dépend de nous
d’éprouver telle ou telle impression,
d’exercer telle ou telle de nos facultés
intellectuelles. Commençons par la
sensibilité proprement dite.
362
Il ne dépend pas de nous de ne pas
percevoir les sensations, c’est-à-dire
de ne pas sentir les ébranlemens que
les corps extérieurs causent dans les
organes de nos sens, ou ceux que les
parties mêmes de notre corps excitent
les unes dans les autres par leur
action mutuelle. Il ne dépend pas de
nous davantage de modifier les
impressions qu’elles nous font, c’està-dire de trouver agréables ou
désagréables celles qui ne le sont
pas ; mais il dépend de nous, jusqu’à
un certain point, d’appliquer
tellement notre attention à quelquesunes de nos perceptions, que les
autres deviennent comme nulles pour
nous. Cela arrive souvent à tous les
hommes ; il y en a même chez qui ce
pouvoir est porté à un grand degré ;
ce sont ceux qui sont occupés de
passions violentes ou de méditations
profondes. C’est à quoi se réduit
l’influence de la volonté sur la
sensibilité proprement dite.
363
Quant à la mémoire, nous
éprouvons que le souvenir de
certaines perceptions nous vient
souvent, non-seulement sans que
nous le voulions, mais même quoique
nous desirions l’écarter ; mais nous
éprouvons aussi qu’il nous revient
lorsque nous cherchons à nous le
procurer. Ainsi, la mémoire est tantôt
indépendante, tantôt dépendante de la
volonté. Nous verrons dans la suite
quels sont les moyens d’augmenter le
pouvoir de la volonté sur cette
faculté ; pour le moment nous nous
bornons à l’énoncé des faits. Usonsen de même à l’égard du jugement.
Le jugement est indépendant de la
volonté en ce sens qu’il ne nous est
pas libre, quand nous percevons un
rapport réel entre deux de nos
perceptions, de ne pas le sentir tel
qu’il est, c’est-à-dire tel qu’il doit
nous paraître en vertu de notre
organisation, et tel qu’il paraîtrait à
364
tous les êtres organisés comme nous,
s’ils étaient exactement dans la même
position. C’est cette nécessité qui
constitue la certitude et la réalité de
tout ce que nous connaissons ; car s’il
ne dépendait que de notre fantaisie
d’être affectés d’une chose grande
comme si elle était petite, d’une
chose bonne comme si elle était
mauvaise, d’une chose vraie comme
si elle était fausse, il n’existerait plus
rien de réel dans le monde, du moins
pour nous ; il n’y aurait ni grandeur
ni petitesse, ni bien ni mal, ni faux ni
vrai : notre seule fantaisie serait tout.
Un tel ordre de choses ne peut pas
même se concevoir, il implique
contradiction. Notre jugement est
donc bien indépendant de notre
volonté en ce sens ; mais il en dépend
en ce que, comme nous l’avons vu,
nous sommes maîtres, jusqu’à un
certain point, de considérer telle
perception et de rappeler tel souvenir
plutôt que d’autres, et de donner
365
notre attention plutôt à un de leurs
rapports qu’à un autre. Ainsi c’est à
proportion que nous soumettons notre
sensibilité et notre mémoire à l’action
de notre volonté, que celle-ci devient
maîtresse des opérations de notre
jugement.
Enfin, on peut demander, et on
demande souvent, si notre volonté
elle-même est libre, si elle dépend de
nous, c’est-à-dire, à parler
exactement, si elle dépend
uniquement d’elle-même. Il est bon
de commencer par éclaircir cette
expression, et par voir pourquoi nous
mettons ainsi notre moi à la place de
notre volonté, et pourquoi nous nous
identifions davantage avec cette
faculté qu’avec toute autre, comme si
celles de percevoir des sensations,
des souvenirs, des rapports, celle de
faire des mouvemens, n’étaient pas
nous, ne nous appartenaient pas, ne
faisaient pas partie de notre moi
366
comme celle de former des desirs. La
raison en est simple. Jouir et souffrir
est tout pour nous ; c’est notre
existence tout entière, et nous ne
jouissons et souffrons jamais
qu’autant que nous avons des desirs
et qu’ils sont accomplis ou non. Nous
n’existons donc que par eux et par la
faculté d’en former. Quand quelque
chose se fait contre notre desir, nous
voyons bien que ce n’est pas nous qui
l’opérons. Nos desirs et toutes les
actions qui en sont les conséquences,
sont donc toujours la même chose
que nous ; et tout ce qui n’est pas eux
ou n’en dérive pas, est étranger à
nous, ne fait pas partie de notre moi.
La question proposée se réduit donc à
celle-ci : Notre volonté dépend-elle
uniquement d’elle-même ? ce qui est
la même chose que de demander,
pouvons-nous vouloir sans cause, et
uniquement parce que nous voulons
vouloir ? Ainsi présentée, cette
question n’est pas difficile à résoudre,
367
comme il arrive toujours quand les
questions sont bien posées, c’est-àdire que leurs vrais élémens sont bien
énoncés ; car pour résoudre une
question, il ne s’agit jamais que de
porter un jugement ; et quand les
deux idées à comparer sont connues
et présentes, le jugement est tout de
suite porté. Dans le cas actuel, il ne
s’agit que de voir s’il est dans la
nature de notre volonté d’entrer en
action sans être mue par rien, si un
desir peut naître en nous sans cause :
il est bien clair que non. En effet, si
nous considérons le desir
abstraitement, si nous n’y voyons
qu’une perception, nous ne pouvons
le concevoir que comme une
conséquence nécessaire du jugement
qu’une perception précédente est
pour nous bonne ou mauvaise à
éprouver, desirable ou non ; et ce
jugement, que comme la suite
inévitable de la manière dont nous a
affecté cette perception quand nous
368
l’avons éprouvée. Si, au contraire,
nous regardons nos desirs, ainsi
qu’ils sont en effet, comme les
résultats de certains mouvemens
inconnus qui se passent dans les
organes de l’être animé, et qui lui
font éprouver une manière d’être
qu’il appelle desirer, il est certain que
tout desir suit nécessairement du
mouvement des organes qui a la
propriété de le produire, et que ce
mouvement des organes n’est pas un
acte de la volonté, mais est lui-même
occasionné par d’autres mouvemens
antérieurs. Ainsi, ni sous le rapport
idéologique, ni sous le rapport
physiologique, il n’est possible de
concevoir le desir autrement que
comme une suite nécessaire de faits
antérieurs ; et en général il ne nous
est pas possible de comprendre un
acte quelconque qui soit son principe
et sa cause à lui-même. Ainsi, ceux
de notre volonté sont forcés et
nécessaires comme ceux de toutes
369
nos autres facultés, et comme ceux de
tous les autres êtres animés ou
inanimés qui existent dans la nature.
Cette vérité, au reste, ne fait pas
que nous ayons tort d’attribuer à la
faculté de vouloir l’extrême
importance que nous y attachons dans
nous et dans les autres, d’en porter
les jugemens que nous en portons et
de nous conduire comme nous le
faisons à son égard.
Nous n’avons pas tort de nous
identifier à notre propre volonté, et de
dire indifféremment, il dépend de moi
ou il dépend de ma volonté de faire
telle ou telle chose, je ne suis pas le
maître de cela, ou cela ne dépend pas
de ma volonté, car comme souffrir et
jouir est tout pour nous, et que nous
ne souffrons et jouissons jamais
qu’autant que notre volonté est
accomplie ou contrariée, elle est bien
un être identique avec notre moi.
370
Nous n’avons pas tort d’attacher
une extrême importance à la volonté
dans les autres êtres sentans et
voulans, et de l’identifier avec leur
moi ; et eux, à leur tour, n’ont pas tort
d’y attacher une extrême importance
en nous et de l’identifier avec notre
moi ; car notre volonté a la puissance
de diriger presque toutes nos actions,
et sur-tout toutes celles par lesquelles
nous influons sur eux. Ainsi, pour
eux, notre volonté ou nous c’est bien
exactement la même chose, excepté
dans certains cas qui forment des
exceptions assez rares.
Ils n’ont pas tort non plus
d’attacher une idée de mérite ou de
démérite, un sentiment d’amour ou
de haine à notre volonté éclairée ou
stupide, bienveillante ou malveillante
à leur égard ; car si nous n’avons pas
le pouvoir de vouloir uniquement
parce que nous voulons vouloir, nous
avons jusqu’à un certain point,
371
comme nous l’avons dit, celui
d’attacher notre attention à telle ou
telle perception, de multiplier et de
rectifier les jugemens que nous en
portons et en vertu desquels nous
avons des volontés. Or, que nous
soyons portés à ces recherches par le
ridicule pouvoir de les desirer sans
motifs ou par des circonstances
inconnues, peu importe à ceux qui ne
sont affectés que des résultats, et qui
ne peuvent accorder leur estime qu’à
la justesse qui y brille et leur amour
qu’au bien qui en résulte pour eux.
En effet, une chose quelconque n’est
ni estimable ni aimable par la cause
qui la produit, mais par l’effet qui en
résulte ; et si nous disons
communément que c’est l’intention
seule (c’est-à-dire la volonté) qui fait
tout le mérite d’une action, et que
c’est l’intention seule dont on peut
savoir bon ou mauvais gré, c’est
uniquement parce que, comme nous
l’avons déjà remarqué, nous
372
identifions avec raison les autres avec
leur volonté, comme nous nous
identifions nous-mêmes avec la
nôtre ; et cette expression ne signifie
autre chose si ce n’est qu’un individu
n’est estimable et aimable qu’à
proportion que sa volonté est éclairée
et bienveillante. Or, cela est tout aussi
vrai dans l’hypothèse que sa volonté
est l’effet nécessaire de causes
inaperçues, que dans la supposition
absurde qu’elle est un effet sans
cause.
Par la même raison, notre principe
ne détruit point la justice des
punitions et des récompenses ; au
contraire, il l’établit plus solidement ;
car si notre volonté est déterminée
nécessairement par des jugemens
antécédens, il est juste et raisonnable
de lui fournir des motifs de se porter
au bien ; au lieu que si elle naissait
sans cause, les punitions et les
récompenses n’auraient aucune
373
influence sur ses déterminations
futures, et les unes ne seraient qu’une
vengeance puérile, et les autres que
l’expression d’une reconnaissance
inutile.
Ce sont sans doute les motifs que
je viens de développer qui, aperçus
confusément par tous les hommes, les
ont conduits à porter tous, sur leur
volonté et celle de leurs semblables,
des jugemens qui sont très-justes au
fond, quoiqu’ensuite l’ignorance des
causes qui déterminent
invinciblement cette volonté, et
l’envie de ne pas se croire les
instrumens passifs des circonstances
environnantes, les ait portés à
imaginer que leur volonté est une
création qui se produit spontanément
en eux, et à ne jamais remonter à une
cause antérieure de leurs actions que
quand celle-là n’a pas lieu.
Concluons donc que notre volonté
n’a pas le pouvoir de former tel ou tel
374
desir sans motif et par un acte
purement émané d’elle ; mais
qu’ayant, jusqu’à un certain point
(quelle que soit la cause qui la mette
en action), le pouvoir d’appliquer
notre attention à une perception
plutôt qu’à une autre, de nous faire
retrouver un souvenir plutôt qu’un
autre, de nous faire examiner tel
rapport d’une chose plutôt que tel
autre, tous actes qui sont les élémens
de ses déterminations, elle influe, non
immédiatement, mais médiatement
sur sa direction ultérieure.
Je ne traiterai point ici à la manière
des scholastiques la question tant
débattue de la nécessité et de la
liberté ; je pense, avec Locke, qu’être
libre c’est avoir le pouvoir d’exécuter
sa volonté, et que toutes les fois
qu’on donne un autre sens à ce mot
on ne s’entend plus. Il ne peut donc
pas y avoir de liberté avant la
naissance de la volonté ; et il ne
375
pouvait être question que d’examiner
ce qui fait naître notre volonté. Je
pense que c’est ce que nous avons
fait suffisamment.
Je terminerai là ce chapitre, dans
lequel, comme dans le précédent, je
me suis borné à recueillir des faits
sans me permettre de remonter à
leurs causes, qui me sont inconnues,
ni d’en tirer des conséquences qui
auraient été prématurées.
Je sens qu’à la suite de ces
observations je devrais indiquer les
moyens de perfectionner notre faculté
de nous mouvoir, et ceux de bien
diriger notre faculté de vouloir, et
d’augmenter son influence sur toutes
les autres ; mais il faut auparavant
nous être munis des observations
dont nous allons nous occuper dans le
chapitre suivant.
376
CHAPITRE XIV.
Des effets que produit en nous la
fréquente répétition des mêmes actes.
NOUS venons de passer en revue
plusieurs circonstances importantes
de nos différentes opérations
physiques et intellectuelles ; mais il
en est encore une qui mérite de fixer
toute notre attention, c’est l’effet que
produit sur chacune de ces opérations
sa fréquente répétition. On appelle
habitude la disposition, la manière
d’être permanente qui naît de cette
fréquente répétition : c’est là le vrai
sens du mot habitude. Il est vrai que
dans l’usage ordinaire on confond
souvent la cause et l’effet ; et quand
on dit, j’ai une telle habitude, j’ai
l’habitude de telle chose, je suis
habitué à telle chose, cela veut dire
377
également ou que l’on fait souvent
cette chose quelconque, ou que l’on
éprouve la disposition qui résulte de
la fréquente répétition de cette action.
Ce manque de précision dans le
langage vient sans doute de ce que
peu de gens ont réfléchi avec
attention sur les habitudes et sur leurs
causes, car l’inexactitude des
expressions naît toujours de la
confusion des idées ; voilà pourquoi
les langues se perfectionnent à
mesure que les connaissances se
débrouillent. Conformons-nous
cependant à l’usage ; mais occuponsnous de nous faire des idées nettes de
nos habitudes, et de démêler les effets
qu’elles produisent sur nos
différentes facultés, et commençons
par la faculté de nous mouvoir, qui,
prise dans son sens le plus étendu,
renferme toutes les autres.
Personne n’ignore que plus nous
répétons souvent le même
378
mouvement, quel qu’il soit, plus nous
l’exécutons avec facilité et rapidité.
C’est d’après cette observation
constante et générale, que, lorsque
nous voulons réussir à faire une
action quelconque, nous nous y
exerçons le plus possible, et que,
quand on veut qu’un ouvrage se fasse
très-vite, on a soin de partager le
travail de manière que chaque ouvrier
n’ait qu’un petit nombre de
mouvemens et toujours les mêmes à
exécuter : c’est-là le grand avantage
de la division du travail dans les
manufactures. Ce principe est donc
connu de tout le monde.
Mais tout le monde ne remarque
pas de même que plus un mouvement
est facile et rapide, moins il est senti,
ensorte que souvent il finit par ne
plus donner lieu à aucune sensation,
par être tout-à-fait inaperçu : cela est
pourtant très-vrai.
379
Une observation non moins juste, à
laquelle on fait encore plus rarement
attention, c’est que, lorsqu’il s’agit
d’un mouvement volontaire, pour
parvenir à le faire avec rapidité, il ne
suffit pas que l’organe moteur
immédiat contracte la souplesse
nécessaire pour l’exécuter sans peine,
il faut encore que nous apprenions à
former promptement et sans désordre
les différens desirs successifs en
vertu desquels le mouvement doit
s’effectuer. C’est une chose qui
s’observe d’une manière trèsmarquée les premières fois que l’on
s’étudie à produire quelque
mouvement un peu compliqué.
Lorsque je commence à prendre des
leçons de danse ou de clavecin, par
exemple, il faut que mon maître me
fasse connaître en détail les différens
mouvemens partiels que mes jambes
ou mes doigts doivent exécuter, et
dans quel ordre je dois les vouloir ; il
faut qu’il me les décompose, c’est-à-
380
dire qu’il m’enseigne chaque
jugement et chaque desir particulier
que je dois former, et dans quel ordre
ils doivent se succéder ; il faut que
l’opération intellectuelle devienne
aussi facile que l’opération
mécanique ; la preuve en est que ce
n’est que quand la première s’exécute
avec régularité et sans peine, que j’ai
ce qu’on appelle mon pas de danse
dans la jambe ou ma pièce de
clavecin dans la main ; et que si elle
éprouve dérangement, confusion ou
hésitation, l’opération mécanique se
fera irrégulièrement et mal. C’est
pour cela que presque toutes nos
actions, même celles où nous
paraissons le plus purement
machines, portent, jusqu’à un certain
point, l’empreinte de l’état où sont
nos facultés intellectuelles.
Ajoutons encore une réflexion à
celle-ci, c’est qu’il arrive à ces
jugemens et à ces desirs que nous
381
sommes obligés de former pour faire
certains mouvemens, précisément la
même chose qu’à ces mouvemens
eux-mêmes ; c’est-à-dire que tant
qu’ils sont pénibles et lents, nous les
distinguons tous et nous en avons une
conscience détaillée, et dès qu’ils ont
été répétés assez souvent pour naître
avec facilité et rapidité, ils ont lieu
presque sans que nous nous en
apercevions, ou même totalement à
notre insu. C’est ce que nous allons
voir plus en détail en parlant des
effets de la fréquente répétition de
nos opérations intellectuelles.
Puisque toutes nos opérations
intellectuelles, nos perceptions, sont
des effets de mouvemens qui
s’opèrent dans nos organes, il est
nécessaire qu’elles participent aux
modifications qu’apporte dans tout
mouvement la circonstance d’être
fréquemment répété ; mais comme
les conséquences n’en sont pas
382
exactement les mêmes pour nos
différentes espèces de perceptions, il
faut les considérer séparément.
Commençons par les sensations
proprement dites.
Le mouvement qui a lieu lorsque
nous percevons une sensation,
devient plus rapide et plus facile
quand il a été fréquemment répété ; il
doit donc se faire qu’une sensation
souvent éprouvée soit moins vive
pour nous : c’est aussi ce qui
s’observe. Elle ne produit plus en
nous ce sentiment de surprise[1] qui
nous excite si vivement les premières
fois ; plus elle se renouvelle souvent,
moins elle attire notre attention ; et si
enfin elle est trop fréquente ou trop
prolongée, elle finit par n’être plus
aperçue, comme lorsque nous sentons
trop longtemps la même odeur ou le
même goût, ou le même degré de
lumière ou de température[2]
. Quand
l’effet contraire arrive, comme
383
lorsqu’une douleur nous devient plus
insupportable à mesure qu’elle se
renouvelle ou se prolonge, c’est
toujours parce qu’elle finit par
déranger ou détruire l’organe qu’elle
affecte, ou parce que le mouvement
organique qui la produit, en se
répétant et se prolongeant, met en jeu
d’autres organes sensitifs et y excite
des mouvemens qui n’avaient pas eu
lieu d’abord, ce qui, dans les deux
cas, rend le mal réellement plus
grave, ou plutôt multiplie réellement
les causes de douleur. Il est même à
remarquer que si nos douleurs
deviennent plus poignantes à la
longue, il n’en est jamais de même de
nos plaisirs ; ce qui pourrait tenir
non-seulement à ce que tout plaisir
disparaît dès que le sentiment de
fatigue survient, mais encore à ce
que, dans l’accroissement de la
douleur par la fréquence ou la durée,
il y entre de l’action de notre
jugement, qui nous irrite contre cet
384
état pénible, et nous le fait trouver
plus insupportable.
Il est donc vrai en général que nos
sensations trop répétées deviennent
moins senties, comme le mouvement
sensitif qui les produit devient plus
facile ; mais puisque ce mouvement
de l’organe lui devient plus facile, la
sensation doit donc devenir plus
facile aussi, c’est-à-dire n’avoir pas
besoin d’un stimulant aussi fort pour
être excitée : c’est aussi ce qui arrive.
Il est d’observation constante que la
délicatesse de nos sens s’accroît par
l’exercice, même indépendamment
de la part qui doit être attribuée à
l’action du jugement dans ce
progrès ; et quand le contraire a lieu,
c’est qu’il y a eu lésion dans l’organe
par le trop grand usage qu’on en a
fait.
Maintenant, de même que
l’observation attentive de ce qui
arrive à nos mouvemens en vertu de
385
leur fréquente répétition nous a
conduits à trouver quel devait être
l’effet de la même cause sur nos
sensations, et à reconnaître que les
phénomènes sont tels que nous
avions jugé d’avance qu’ils devaient
être, de même aussi l’examen que
nous venons de faire de la sensation
nous fait déjà prévoir ce qui arrive à
la mémoire.
En effet, quand nous percevons
une sensation, le mouvement
quelconque opéré dans l’organe
affecté en produit un autre dans le
centre nerveux, que nous concevons
comme le siége de la perception, et
qui en est l’organe propre. Quand
nous percevons un souvenir, ce n’est
pas ce premier mouvement qui
recommence ; aussi le souvenir d’une
sensation n’est pas la sensation ellemême. C’est le mouvement de
l’organe propre de la perception qui
se renouvelle. Or, ce mouvement est
386
comme tous les autres ; plus il a eu
lieu souvent, plus il se renouvelle
avec facilité et promptitude, et moins
est vive la perception qu’il nous
cause ; tel est aussi ce que nous
éprouvons. Plus nous avons eu
souvent une perception quelconque,
plus nous en avons aisément le
souvenir ; mais aussi moins ce
souvenir nous frappe et nous émeut.
S’il est plus vif quand la sensation a
été longue et profonde, c’est
uniquement parce que son impression
sur les organes a été plus forte ; mais
cela ne tient pas à ce sentiment
d’étrangeté (qu’on me passe ce terme
presque synonyme de celui de
nouveauté) qui naît de la difficulté
qu’éprouve l’organe à se plier à un
mouvement qu’il n’a pas encore
exécuté.
Mais nul de nos mouvemens
internes n’est isolé ; ils se tiennent et
s’enchaînent, comme tous les
387
mouvemens de la nature, par une
multitude de rapports et de
combinaisons ; et plus ils se répètent,
plus ils mettent en jeu tous les
mouvemens adjacens, et les rendent
faciles, quoique moins sensibles.
Ainsi plus un souvenir se renouvelle,
plus il réveille aisément tous les
souvenirs collatéraux, quoiqu’ils
deviennent moins frappans. C’est
ainsi que s’établit cette liaison des
idées, phénomène idéologique si
important, dont l’observation a été si
justement vantée, puisqu’elle jette le
plus grand jour sur nos opérations
intellectuelles, et qui n’est lui-même
que la liaison mécanique ou chimique
des mouvemens organiques qui
produisent nos idées.
Ce que nous avons dit des
sensations et des souvenirs s’applique
complètement et parfaitement à nos
jugemens, non-seulement parce que
l’on ne peut juger que ce que l’on
388
sent, et que tout ce qui arrive aux
matériaux, aux sujets de nos
jugemens, influe nécessairement sur
eux, mais encore parce que nos
perceptions de rapports elles-mêmes
ne sont, comme nos autres
perceptions, que des effets de certains
mouvemens dans nos organes ; aussi
participent-elles à toutes les
modifications qu’éprouve tout
mouvement par l’effet de sa
fréquente répétition. Il est manifeste
que plus nous avons porté souvent le
même jugement, plus nous le portons
facilement, rapidement, moins il nous
frappe et plus il réveille aisément, et
sans que nous nous en apercevions,
tous ceux qui y tiennent de près. Cela
va même jusqu’à faire toutes ou
presque toutes ces opérations à notre
insu, ou du moins sans que nous en
ayons une conscience distincte.
Il doit en être, et il en est de nos
desirs absolument comme de nos
389
jugemens, puisqu’ils ne sont comme
ceux-ci que des effets de mouvemens
organiques. Plus nous avons formé
un desir, plus nous sommes disposés
à le former, plus la moindre chose
l’excite, plus il réveille de sentimens
environnans. Mais en général il
s’alanguit après la première
explosion. Si cela n’arrive pas
toujours, c’est parce que les
opérations qui l’occasionnent, étant
devenues plus faciles par leur
fréquence, ou ayant laissé des traces
plus profondes par leur durée, sont
répétées plus souvent et à l’occasion
de plus de circonstances diverses. Si
enfin au lieu de diminuer il
augmente, on peut et on doit en dire
ce que nous avons dit des sensations,
dont tout desir émane, et dans
lesquelles il est implicitement
renfermé : c’est que par sa fréquence
et sa durée, il met en jeu d’autres
organes sensitifs qui n’agissaient pas
d’abord, ce qui augmente le besoin
390
primitif ; ou il rend plus fréquent le
jugement que son accomplissement
nous est nécessaire, ce qui rend plus
énergique la souffrance de n’y pas
parvenir.
Telle est, je crois, l’histoire exacte
et scrupuleuse des effets qu’une
fréquente répétition ou une durée
prolongée produit sur nos
mouvemens, tant ceux qui ne
consistent que dans le déplacement
de quelque partie de notre corps, que
ceux qui produisent nos diverses
espèces de perceptions ou opérations
intellectuelles. Elle est fondée sur des
observations faites avec soin ; et
parce que du développement délicat
de leurs circonstances les moins
aperçues on tire des raisons diverses,
dont les unes sont propres à expliquer
un résultat, et les autres un résultat
fort différent, ne vous persuadez pas,
jeunes gens, que cette analyse soit
fantastique et inventée seulement
391
pour s’accommoder aux faits : avec
cette prévention on trouverait trèsmauvaise l’explication du physicien
qui dit : Si la fumée tombe dans le
vide et s’élève dans l’air, c’est
toujours la pesanteur qui en est
cause ; et pourtant il a parfaitement
raison. Sans doute il vaudrait mieux
qu’il pût vous dire à priori pourquoi
la pesanteur fait tomber un corps
grave, et que je pusse vous montrer
les raisons mécaniques et chimiques
qui font que nos mouvemens tant
sensibles qu’insensibles s’opèrent de
telle ou telle façon, et produisent telle
ou telle nuance de perception ; mais
c’est ce que ni lui ni moi ne saurions
faire : tout ce que nous pouvons, c’est
d’examiner les différentes façons
dont les choses se passent, et d’y
découvrir quelques lois générales,
c’est-à-dire quelques manières
constantes d’agir. Si après cela les
faits se trouvent toujours tels qu’ils
devraient être, en supposant ces lois
392
réelles, cela prouve qu’on ne s’est pas
trompé en les remarquant, et non pas
qu’on les a imaginées à plaisir, pour
ensuite forcer les faits à s’y
accommoder ; et moins ces lois sont
multipliées, et plus les faits qu’elles
expliquent, c’est-à-dire qui ne les
contredisent pas, sont nombreux, plus
on est près du but ; car la perfection
de la science serait de voir tous les
faits possibles naître d’une seule
cause.
Je crois donc que c’est une loi
générale de tous nos mouvemens, que
plus ils sont répétés, plus ils
deviennent faciles et rapides ; et que
plus ils sont faciles et rapides, moins
ils sont perceptibles, c’est-à-dire plus
la perception qu’ils nous causent
diminue, jusqu’au point même de
s’anéantir, quoique le mouvement ait
toujours lieu. Je crois en outre que
cette seule observation, en ayant
égard à la manière particulière dont
393
elle s’applique à chacune de nos
facultés, suffit pour nous rendre
raison de tous les effets de la
fréquente répétition de nos
perceptions. Nous venons déjà de
l’appliquer avec succès à nos
perceptions élémentaires ; essayons
actuellement de la rapprocher de
perceptions qui soient plus
composées, et par conséquent
d’habitudes qui seront plus
compliquées : ce vous sera une
nouvelle occasion de remarquer
combien il nous est utile et commode
d’avoir su ranger la foule immense de
nos idées sous un petit nombre de
classes, ou plutôt d’avoir pu les
décomposer en un petit nombre
d’élémens toujours les mêmes ; car
nous allons reconnaître dans les
modifications apportées à ces idées
par leur fréquente répétition, le
produit des changemens particuliers
qu’elle apporte à ce petit nombre de
perceptions élémentaires.
394
Ne craignons pas de prodiguer les
exemples. Un homme vous paraît
dans une situation fâcheuse, et il a
l’air content ; il vous dit qu’on
s’habitue à la peine : le guerrier vous
dira de même qu’on se fait au danger.
Demandez à cet autre, qui montre
tant de répugnance à avaler un
breuvage désagréable, s’il a eu autant
de peine à s’y résoudre les jours
précédens ; il vous dira que non, mais
que chaque jour il lui devient plus
insupportable : cependant s’il est peu
sensible à un spectacle agréable, c’est
qu’il l’a beaucoup vu.
S’il ne se rappelle pas qu’on s’est
servi d’une expression singulière,
c’est qu’il l’a déjà beaucoup
entendue, il n’en est plus frappé ;
pourtant il vous récitera un long
passage d’une langue qu’il ne
comprend pas, et ne s’y trompera pas,
uniquement parce qu’il l’a entendu et
répété mille fois.
395
Si dans la conversation il place à
tout moment le même mot, quoiqu’il
ne soit pas toujours à propos, c’est
encore par la même raison.
Si vous êtes surpris de la vitesse et
de la justesse avec laquelle vous
calculez des chiffres sans presque y
penser, vous vous dites, c’est
l’habitude : si vous êtes frappé de la
facilité avec laquelle vous combinez
des notes de musique, ou des
caractères, et en trouvez l’expression,
sans songer à la valeur de chacun
d’eux en particulier, sans réfléchir sur
leurs différens rapports, en pensant
même à autre chose, vous dites
encore, c’est l’habitude.
Si un homme voit tout de suite
dans un parti qu’on lui propose de
prendre, un grand nombre de
conséquences qui ne vous frappent
pas, et qu’il sent déjà, quoiqu’il ne
puisse encore ni les démêler ni en
rendre compte, il vous dira que c’est
396
l’effet de l’habitude qu’il a de
pareilles affaires : s’il est à l’instant
saisi d’une multitude de beautés ou
de défauts d’un morceau de poésie,
ou de musique, ou d’un tableau, il
vous en donnera la même raison.
Si vous le voyez vivement touché
d’une marque d’attachement, soyez
sûr qu’il a l’habitude des affections
tendres ; tandis que s’il est peu
sensible à une prévenance à laquelle
il n’a pas droit de s’attendre, c’est
qu’il est trop habitué à en recevoir
qui ne l’ont pas ému.
Au contraire, s’il se montre
profondément révolté d’une légère
injustice, ou presque insensible à une
noire trahison, c’est peut-être dans les
deux cas qu’il a déjà beaucoup
souffert des vices des hommes ;
l’habitude qu’il en a l’a cabré ou
blasé.
Prenons encore des exemples d’un
autre genre : regardez ce claveciniste,
397
ce danseur, cet écuyer, ce maître
d’escrime ; ils exécutent des
mouvemens très-difficiles, ils les font
non-seulement avec facilité, mais
très-précisément selon leur volonté,
et sans s’apercevoir de toutes les
volontés partielles qu’ils sont
cependant obligés d’avoir pour
arriver aux résultats : les deux
derniers, de plus, jugent avec une
promptitude et une sagacité extrêmes,
des mouvemens imperceptibles de
leur cheval ou de leur adversaire, ils
les prévoient même, et en tirent
d’avance des conséquences trèséloignées et très-fines, dont ils n’ont
pas même la conscience, et contre
lesquelles ils se défendent avec une
justesse admirable ; autant d’effets de
l’habitude.
Cependant si un homme répète
continuellement un geste sans
expression et sans effet, s’il a un
mouvement en apparence absolument
398
involontaire, uniquement convulsif,
en un mot ce que l’on appelle un tic,
c’est encore le plus souvent un effet
de l’habitude.
Enfin, si un homme se dégoûte
d’une liaison qui faisait son bonheur,
c’est l’habitude qui en a flétri les
charmes ; et en même temps si un
attachement, un goût l’a entièrement
subjugué, si pour le satisfaire, il agit
contre les lumières mêmes de sa
raison, voyant clairement qu’il a tort,
c’est que l’habitude lui a fait un
besoin de ce sentiment ou de ce
plaisir.
Voilà un bien grand nombre
d’exemples d’habitudes : j’en
pourrais citer mille autres ; mais je
n’ai pas réuni ceux-ci sans choix et
au hasard : il y en a à peu près de
toutes les espèces, ils sont tous
différens, et plusieurs même
paraissent diamétralement opposés.
Vous y voyez tous les genres de la
399
sensibilité attiédis ou exaltés ; la
mémoire engourdie ou rendue trèsvive ; les mouvemens devenus
toujours très-faciles, mais tantôt
dépendans de la volonté à un point
extrême, tantôt absolument
involontaires ; des jugemens d’une
finesse singulière, mais si peu
distincts, qu’on n’en a pas même la
conscience ; la volonté prendre tantôt
une direction, tantôt une autre tout
opposée, et sa détermination paraître
même quelquefois sans motifs, ou, ce
qui est plus fort, contraire à des
motifs évidens.
Cependant on a raison de dire que
ce sont autant d’habitudes diverses,
c’est-à-dire autant de manières d’être,
produites par la répétition fréquente
de certains actes : mais il faut
convenir que quand on n’entre point
dans plus de détails, et quand on se
borne à cette explication sommaire,
elle n’est pas très-satisfaisante, et elle
400
n’apprend pas du tout comment cette
fréquente répétition a pu produire des
résultats si opposés. Si, au contraire,
vous rapprochez de ces effets
compliqués nos observations sur les
propriétés de nos mouvemens, tant
internes qu’externes, tant moteurs
que sensitifs, et sur les conséquences
de ces propriétés dans l’exercice de
chacune de nos facultés
intellectuelles élémentaires, vous
démêlerez facilement les causes
prochaines de tous ces effets ; et vous
reconnaîtrez qu’il suffit de faire
attention que nos mouvemens
fréquemment répétés deviennent
faciles, rapides, et peu sentis, pour
trouver la raison très-plausible de la
production de tous ces phénomènes.
Citons-en pour preuve un de ceux
qui paraissent les plus
incompréhensibles. Un homme,
emporté par une passion violente qui
le domine, agit pour la satisfaire
401
contre les lumières les plus évidentes
de sa raison : nous contenteronsnous, comme le vulgaire, de dire
vaguement que c’est l’effet de la
force de l’habitude ? cela est vrai,
mais cela n’apprend rien : irons-nous
supposer, avec tant de philosophes,
que l’homme est sous le joug de deux
principes qui se font une éternelle
guerre, d’Oromaze et d’Arimane ? ou
qu’il a une ame livrée à la
concupiscence, et une autre plus
intellectuelle et plus pure ? ou
comme on dit, qu’il obéit tantôt aux
appétits de la chair, tantôt aux
lumières de l’esprit ? Vous sentez le
vide et le néant de toutes ces
prétendues explications, qui ne
consistent qu’à redire d’une manière
inintelligible la chose observée. Nous
irons donc plus droit au fait ; nous
remarquerons que pendant que cet
homme porte avec réflexion quelques
jugemens sensés qu’il perçoit
nettement, précisément parce qu’il les
402
porte avec peine, il en porte en même
temps un grand nombre d’autres dont
il s’aperçoit à peine, justement parce
qu’ils lui sont extrêmement familiers,
et qui, par cette raison-là même,
réveillant une foule d’autres
impressions, l’entraînent en sens
contraire.
C’est ce qui faisait dire à une
femme de beaucoup d’esprit : La
raison éclaire et ne conduit pas :
ajoutez, quand les décisions
contraires aux siennes sont devenues
habituelles. Avec cette addition, cette
maxime qui n’est que trop souvent
vraie, mais qui paraît épigrammatique
et paradoxale, se trouve expliquée ; et
elle nous apprend combien il est
important de rendre habituels les
jugemens justes. C’est là l’éducation
morale tout entière, tant celle des
hommes que celle des enfans.
Voici encore un phénomène qui
vient bien à l’appui de cette
403
explication, car il en développe toutes
les circonstances et les justifie. La
lune nous paraît plus grande à
l’horizon qu’au zénith, quoique par la
réfraction et la distance elle fasse
réellement dans notre œil un angle un
peu plus petit : la cause de cela est
que les objets terrestres, interposés
entre elle et nous, nous la font juger
plus loin, et que nous pensons, sans
nous en apercevoir, que le corps qui
de si loin nous envoie des rayons qui
forment un si grand angle, doit être
bien grand. Lorsque nous nous
sommes bien démontré que la lune
n’est pas plus grande dans un cas que
dans l’autre, l’apparence fausse
subsiste toujours : c’est que le
jugement de la grandeur par la
distance présumée, et de la distance
par le nombre des objets interposés,
est profondément habituel ; et il
l’emporte sur le jugement produit par
la démonstration. La preuve que c’est
bien là ce qui se passe, c’est que
404
regardez tout de suite cette lune à
l’horizon, au travers d’un tube qui
supprime les objets interposés, vous
la voyez sur-lechamp plus petite ;
tandis que le moment d’avant, si vous
l’avez prise pour la flamme d’un
incendie, comme il arrive quelquefois
à son lever, elle vous a paru plus
grande encore qu’à l’ordinaire.
Au contraire je vois de loin sur un
toit un objet immobile ; d’après la
distance présumée je le juge de deux
pieds de haut, et c’est en effet ce qu’il
devrait avoir : bientôt cet objet se
meut, je reconnais que c’est un
homme ; à l’instant l’apparence
change pour moi, et je vois
réellement cet homme haut d’environ
cinq pieds, tout comme, en dépit de la
diminution des angles, je lui vois
toujours environ ses cinq pieds de
hauteur, qu’il soit à dix pieds de
distance de moi ou à vingt. C’est que
le jugement qu’un homme a environ
405
cinq pieds de haut est plus habituel
encore et plus frappant que celui qui
déduit telle grandeur de telle distance
dans un cas particulier.
Si nous avions touché et toisé
maintes fois la lune comme un
homme, si sa grandeur réelle nous
était aussi manifestement connue, je
ne doute pas que nous nous
conduirions de même à son égard, et
qu’au lieu de lui voir, comme nous le
faisons, des grandeurs différentes
sous le même angle (ou même plus
de grandeur sous un angle plus petit),
nous tomberions dans l’excès
contraire, et, comme à l’homme, nous
lui verrions souvent la même
grandeur malgré des angles visuels
considérablement différens. De même
lorsque nous sommes dans un bateau,
c’est le rivage qui nous paraît se
mouvoir. Mais si une secousse ou une
attention forte nous fait apercevoir
que c’est nous qui cheminons, nous
406
voyons à l’instant le rivage
immobile ; et bientôt après il nous
paraît de nouveau se mouvoir, parce
qu’il nous est extrêmement habituel,
lorsque nous voyons du mouvement
sans en sentir, de juger que ce n’est
pas nous qui en faisons.
Dans tous ces cas il est manifeste
qu’il y a simultanéité et conflit de
jugemens, les uns aperçus, les autres
inaperçus, et que ce sont toujours les
plus habituels qui l’emportent,
souvent à tort. C’est bien là, je crois,
l’image des combats de nos passions
contre notre raison, et la preuve que
nous avons saisi tous ces phénomènes
sous leur vrai point de vue.
Il est vrai que, pour goûter cette
manière de voir, il faut consentir à
admettre qu’il se passe en nous
continuellement un nombre
prodigieux de mouvemens, et qu’à
chaque instant il s’y exécute presque
simultanément une quantité
407
incroyable d’opérations
intellectuelles, dont nous n’avons pas
même la conscience. Cette
supposition effraie l’imagination :
cependant, jeunes gens, il faut y
accoutumer votre raison, puisque les
faits prouvent que c’est la vérité. En
effet, vous ne pouvez pas douter de la
célérité et de la complication
vraiment merveilleuse de tous les
mouvemens qui servent à l’entretien
de votre vie, et de tous ceux que vous
faites lorsque vous vous livrez à
certains exercices.
Réfléchissez à ce qui se passe en
vous quand vous lisez un livre ; il
n’est pas douteux que quand vous
avez appris à lire, il a fallu que vous
ayez une connaissance distincte et
sentie de la figure de chaque lettre,
du son qui la représente isolément, de
la manière de la lier et de la fondre
avec les autres pour former les
syllabes et les mots ; quand vous avez
408
appris la langue dans laquelle est
écrit ce livre, il a fallu de même que
vous sentiez fortement et
péniblement la valeur de chaque mot,
et de tous les signes grammaticaux et
orthographiques qui expriment leurs
rapports : et quand ensuite vous lisez
ce livre avec rapidité et facilité, en
croyant ne vous occuper que du sens,
il est pourtant impossible que tous
ces innombrables jugemens ne se
fassent pas dans votre tête à votre
insu ; il est impossible encore que
chaque mot exprime pour vous une
idée, sans réveiller en vous une foule
d’idées composantes de chacune de
ces idées composées. Enfin, vous ne
sauriez avoir aucune opinion ni sur la
manière dont le sujet est traité, ni sur
la difficulté de la composition, ni sur
le mérite du style, sans qu’un nombre
vraiment prodigieux d’autres
systèmes d’idées ne soit ressuscité en
vous successivement et presque
simultanément : sans doute vous ne
409
vous en apercevez pas ; mais puisque
la chose est indispensable, elle existe
quoiqu’à votre insu. Tous ces
mouvemens, toutes ces opérations
dépendant nécessairement les unes
des autres, si une seule avait manqué,
la chaîne eût été rompue ; il faut donc
absolument qu’elles se soient
effectuées toutes : seulement elles se
sont opérées d’une manière
imperceptible dans la stricte
signification du mot.
Il en est de même de l’homme qui
écrit ses idées à course de plume ; et
il faut en outre que toutes les
opérations intellectuelles nécessaires
pour conduire ses doigts aient lieu
aussi ; sans ces deux conditions, il
n’exprimerait aucun sens suivi, et ne
tracerait aucuns caractères distincts.
Nous ne saurions trop nous
familiariser avec ces merveilles de la
nature : ce n’est point du tout le
merveilleux qui doit nous révolter,
410
c’est l’absurde. Qui de nous pourra
jamais comprendre la prodigieuse
petitesse des globules du fluide qui
circule dans les nerfs d’un insecte, ou
l’excessive ténuité des particules
odorantes d’un corps qui en remplit
continuellement un grand espace
pendant des années sans perdre une
quantité appréciable de son poids ?
Qui se fera jamais une idée de
l’effrayante multitude des rayons
lumineux qui partent d’un corps
éclairé dont chaque point en renvoie
un faisceau tout entier à chacun des
points de l’espace ? et qui pourra
jamais concevoir l’inappréciable
subtilité des molécules de cette
matière qui se croise et se pénètre,
pour ainsi dire, dans tant de milliards
de sens différens, sans se causer le
moindre obstacle ni le plus petit
dérangement ? Personne cependant
n’est tenté de nier ces faits, parce
qu’ils sont avérés, et parce qu’encore
une fois, qu’une chose soit
411
incompréhensible, ce n’est point du
tout une raison de lui refuser notre
assentiment quand son existence est
prouvée. Nous ne sommes fondés à
nier constamment que ce qui est
démontré impossible, et il n’y a de
démontré impossible que ce qui
implique contradiction ; du reste tout
est miracle dans ce monde pour nos
faibles moyens de connaître[3]
.
N’ayons donc aucune peine à
convenir avec nous-mêmes que
l’homme est encore mille fois plus
admirable que nous ne nous en étions
doutés après un examen superficiel ;
qu’il s’opère en lui mille et mille fois
plus de choses que nous n’en avions
découvert à un premier aperçu ; qu’il
n’est affecté et averti que des effets
les plus rares et les plus grossiers de
son organisation[4]
, tandis qu’une
infinité d’autres échappe à sa
perception ; et qu’enfin la propriété
qu’il remarque dans tous ses
412
mouvemens et dans toutes ses
opérations intellectuelles de devenir
plus rapides, plus faciles, et moins
sentis à mesure qu’ils sont répétés,
que cette propriété, dis-je, bien
avérée, bien constatée, bien
incontestable, est portée jusqu’à un
point incalculable, et qu’elle est la
cause de tous les phénomènes qui
nous apparaissent sous le nom
d’habitudes.
Cette manière de considérer les
choses, que je crois la vraie, nous
conduit, non pas à expliquer, mais à
voir avec moins d’étonnement et un
peu plus d’intelligence, ce que nous
appelons en général les
déterminations instinctives, et
nommément celles de certains
animaux qui, dès le moment de leur
naissance, font des actions qui
paraissent exiger un grand nombre de
combinaisons, et même quelques
connaissances acquises ; car, soit que
413
nous regardions ces déterminations
comme des effets mécaniques et
chimiques de combinaisons qui nous
sont inconnues, soit que nous y
voyions les résultats d’opérations
intellectuelles, qui, dans ces animaux,
s’exécuteraient dès le premier
moment avec la même incroyable
promptitude que la plupart
d’entr’elles n’acquièrent chez nous
que par leur fréquente répétition, il
n’y aurait là rien de plus étonnant que
tout ce que nous venons d’observer
en nous ; cela ne ferait guère, dans les
deux cas, que nous porter à admettre
que la célérité des mouvemens du
fluide nerveux égale la prodigieuse
vitesse de la lumière : c’est peutêtre à
quoi l’analogie toute seule aurait dû
nous conduire. Là, comme partout, ce
ne sont pas les phénomènes les plus
rares, mais bien les plus communs,
qui sont les plus surprenans.
414
Observez cependant, jeunes gens,
que quoique ces réflexions tendent à
diminuer votre admiration pour ces
faits extraordinaires qui suivent
immédiatement la naissance de
certains animaux, cela ne doit pas
vous porter à croire légèrement leur
existence : il en est certainement de
très-singuliers, qui sont bien
constatés ; mais la plupart de ceux
que l’on raconte, même depuis la plus
haute antiquité, mériteraient d’être
observés de nouveau, et soumis à un
examen rigoureux, qui peut-être en
ôterait bien du merveilleux ; ce serait
même rendre un grand service à la
science qui nous occupe. Au reste, je
ne veux point traiter ici de l’idéologie
comparée ; je croirai avoir assez fait
si j’ai établi sur des bases solides
l’idéologie de l’homme ; le surplus
m’éloignerait également et du cercle
de mes connaissances et de l’objet de
mon ouvrage : je fais des vœux pour
qu’un savant professeur, qui a fait
415
preuve de la capacité nécessaire et de
l’étendue d’esprit suffisante[5]
,
remplisse à cet égard les espérances
qu’il nous a données.
Pour revenir à notre sujet, il reste
donc convenu que nos mouvemens et
nos opérations intellectuelles
deviennent plus rapides, plus faciles
et moins sensibles, à proportion
qu’ils ont été plus fréquemment
répétés : c’est-là la source de nos
progrès et de nos erreurs. Il faut
actuellement examiner les uns et les
autres.
1. ↑ N’entendez ici par ce mot que la surprise
pour ainsi dire mécanique, et non pas cette
espèce de surprise réfléchie ou
d’admiration qui est l’ouvrage du
jugement, et qui, par conséquent, augmente
avec les connaissances. Nous en parlerons
en son lieu.
2. ↑ Je ne serais pas surpris du tout que ce fût
là une des raisons, et peut-être la principale,
pour laquelle nous n’avons aucune
conscience des mouvemens qui sont
nécessaires à l’entretien de notre
organisation, et qui s’opèrent
continuellement pendant tout le temps de
416
notre existence ; et je suis très-tenté de
croire que, dans les premiers momens où
nous commençons à sentir, nous avons un
sentiment très-marqué, et peut-être assez
distinct, de chacun de ces mouvemens, qui
deviennent insensibles dans la suite.
Beaucoup de faits observés dans les enfans,
leurs ris, leurs pleurs sans cause apparente,
autorisent cette conjecture, qui ne répugne
pas à la raison. Au reste, je dis un sentiment
assez distinct, et non pas très-distinct, parce
qu’à cette époque l’action du jugement
étant encore nouvelle et rare, et par
conséquent lente et pénible, elle doit laisser
dans la confusion beaucoup d’impressions
que dans la suite elle démêlerait aisément si
on les sentait encore.
Peut-être aussi, dans le cas de la
prolongation continue, y a-t-il presque
cessation du mouvement organique,
l’organe restant dans l’état où l’a mis le
commencement de l’impression sensible.
3. ↑ Je ne puis me refuser à citer ici un
exemple bien frappant de ces choses qui
paraissent inadmissibles à un premier
aperçu, et que des recherches plus
approfondies rendent vraisemblables. Y a-til rien qui étonne plus l’imagination que de
concevoir que les corps les plus denses de
notre globe renferment tant de vide, que les
molécules qui les composent sont aussi
éloignées les unes des autres, à proportion
de leur grosseur, que les différentes étoiles
qui forment une nébuleuse le sont
417
entr’elles ? Cependant un de nos plus
grands géomètres ne trouve aucune raison
pour rejeter cette supposition, et voit même
plusieurs motifs de l’admettre. Voyez
l’Exposition du Système du Monde, de M.
Laplace, page 287 de l’édition in-4°.
Si on s’en était toujours tenu aux
premières vraisemblances, on n’aurait
jamais cru le mouvement de la terre.
4. ↑ Nous éprouvons aujourd’hui en idéologie
ce qu’on a éprouvé en chimie lors de sa
rénovation, c’est que jusque-là on ne s’était
aperçu que des élémens les plus grossiers
des êtres analysés, et qu’une foule d’autres
plus subtils avaient échappé à
l’observation.
5. ↑ M. Draparnaud, professeur de Grammaire
générale à l’école centrale du département
de l’Hérault.
Il est fâcheux, au lieu de pouvoir se
livrer à ces espérances, d’avoir à déplorer la
perte prématurée d’un homme aussi
intéressant. C’est un grand malheur pour la
science. (Note de la seconde édition.)
418
CHAPITRE XV.
Du Perfectionnement graduel de nos
facultés intellectuelles.
IL est difficile, peut-être même
impossible, de concevoir une
sensation, une impression sensible
quelconque existante en nous, sans
qu’elle donne lieu à quelque
jugement et à quelque desir, au moins
au jugement qu’elle est agréable ou
désagréable, et au desir de l’éprouver
ou de l’éviter : ces perceptions
paraissent faire pour ainsi dire partie
de la sensation elle-même, et en
naître nécessairement et presque
simultanément.
Mais on peut fort bien imaginer un
ordre de choses tel, que ces
sensations, jugemens, ou desirs,
n’imprimeraient aucune trace durable
419
en nous, et nous laisseraient, lors de
leur disparition, absolument comme
nous étions avant de les avoir
éprouvés. Dans ce cas, nous
n’aurions aucune espèce de
mémoire ; car le souvenir est l’effet
d’une disposition demeurée dans nos
organes après une perception,
disposition en vertu de laquelle le
mouvement éprouvé se renouvelle au
moins en partie, lorsque quelque
circonstance l’excite. La preuve en
est qu’il n’y a qu’une impression déjà
éprouvée qui puisse être excitée ainsi.
Même lorsque nous faisons ce que
nous appelons imaginer, nous ne
créons rien d’absolument neuf, nous
ne faisons que nous rappeler ce que
nous avons déjà éprouvé, et en
former de nouveaux composés. La
mémoire est donc le premier résultat
de cette capacité qu’ont nos organes,
de recevoir une disposition
permanente à l’occasion d’une
impression passagère. Elle nous est
420
bien nécessaire cette faculté de nous
ressouvenir ; sans elle le passé ne
serait rien pour nous, nous serions
toujours comme au moment de notre
première sensation, et tout progrès
ultérieur serait impossible.
Mais ces progrès seraient encore
bien faibles, si nous ne retirions
d’autre fruit de l’exercice de nos
facultés intellectuelles, que la
possibilité de nous rappeler les
impressions reçues, et s’il n’en
résultait pas une beaucoup plus
grande facilité dans les différentes
opérations de ces facultés.
Heureusement il n’en est pas ainsi ; et
nous avons vu que tous nos
mouvemens deviennent et plus
faciles et plus rapides quand ils ont
été souvent répétés, et qu’il en est de
même de nos opérations
intellectuelles. Nous avons vu que
cette rapidité et cette facilité sont
susceptibles d’un accroissement
421
incalculable, et nous avons eu bien
des occasions de remarquer que toute
action que nous faisons pour la
première fois, nous paraît d’une
difficulté qui nous surprend nousmêmes dans la suite, quand nous en
avons pris l’habitude, ou, comme on
devrait dire, quand nos organes ont
contracté l’habitude qui résulte de la
fréquente répétition de cette action.
Nous en devons conclure, qu’au
moins dans l’espèce humaine, quand
même l’individu naîtrait avec l’entier
développement de tous ses organes, il
n’en serait pas moins réduit d’abord à
un degré bien borné d’intelligence et
de capacité ; tous ses mouvemens,
tous les actes de sa pensée seraient
lents et pénibles : c’est dans tous les
genres que nos commencemens sont
faibles. Mes jeunes amis, méfiezvous des poètes, et des philosophes,
qui, comme eux, raisonnent d’après
leur imagination, et non d’après les
faits ; ce sont d’aimables
422
enchanteurs, mais de très-dangereux
séducteurs. L’âge d’or, tant vanté, est
le temps de la souffrance et du
dénuement ; et l’état de nature est
celui de la stupidité et de l’incapacité
absolue[1]
.
Nous ne tenons de cette nature si
admirable, c’est-à-dire de notre
organisation, que la possibilité de
nous perfectionner, et cela nous
suffit ; mais en sortant de ses mains,
non-seulement nous sommes dans
une ignorance complète, mais encore
nos moyens de connaître sont dans un
engourdissement total ; nous n’en
possédons, pour ainsi dire, que le
germe ; il faut que l’exercice les
élabore, les perfectionne, les
développe. Ainsi nous sommes
entièrement les ouvrages de l’art,
c’est-à-dire de notre propre travail ;
et nous ressemblons aussi peu
aujourd’hui à l’homme de la nature, à
notre manière d’être originelle, qu’un
423
chêne ressemble à un gland, et un
poulet à un œuf.
Nous devons donc bien nous
garder de croire que nos facultés
intellectuelles aient toujours été ce
qu’elles sont, et que, dans toutes les
circonstances, elles eussent fait les
mêmes progrès ; et il serait trèscurieux de démêler, dans l’état où
nous les voyons, ce qu’elles doivent
au perfectionnement de notre
individu et à celui de l’espèce
humaine en général : tâchons d’y
parvenir. Nous ne saurions jamais
nous considérer sous trop d’aspects
différens ; c’est le moyen de nous
mieux connaître.
La seule manière de savoir
parfaitement à quoi s’en tenir sur ce
point, serait de pouvoir observer des
hommes qui n’auraient jamais eu de
communication avec aucun de leurs
semblables : car les questions de fait
ne sont pleinement résolues que par
424
l’expérience ; mais celle-ci n’est pas
en notre pouvoir. L’homme ne naît ni
ne vit isolé ; il ne peut subsister de
cette manière, et ne saurait passer son
premier âge sans secours étrangers :
ainsi toujours il a été influencé par
l’état de société ; toujours il a
participé plus ou moins au degré de
perfection où était l’espèce humaine
au moment de sa naissance. Nous
avons, à la vérité, quelques exemples
d’enfans et de jeunes gens des deux
sexes qui ont été rencontrés dans des
forêts où ils paraissent avoir existé
plus ou moins de temps seuls. Un
savant naturaliste, dans un petit
ouvrage qu’il a publié à l’occasion du
dernier de ces enfans trouvés[2]
, en
cite jusqu’à onze, sur lesquels il nous
donne des renseignemens précieux.
Mais, d’une part, ces individus,
quelque étrangers qu’ils nous
paraissent à toute société et à tout
langage, ont nécessairement vécu
avec des hommes, au moins dans leur
425
premier âge ; et sous ce rapport, si
nous les prenions pour terme de
comparaison, ils nous donneraient
une trop haute idée du degré de
perfectionnement auquel peut
atteindre un homme absolument et
totalement livré à lui-même. D’une
autre part, on a remarqué avec
beaucoup de sagacité[3]
, que presque
tous ces enfans ainsi séquestrés de la
société devaient ou s’être perdus par
stupidité, ou avoir été l’objet de
violences qui avaient pu altérer leur
raison, ou avoir été abandonnés et
égarés exprès par leurs familles,
parce que les vices de leur
organisation physique et morale
faisaient desirer d’en être débarrassé ;
il a même été prouvé positivement
que plusieurs d’entr’eux étaient dans
l’un de ces cas : ainsi, sous cet
aspect, ils pourraient nous faire
tomber dans une erreur contraire à la
première, en nous portant à trop
restreindre ce développement de
426
l’homme isolé. D’ailleurs aucun
d’eux jusqu’à présent n’a été observé
avec les précautions nécessaires et les
détails suffisans, l’idéologie étant de
toutes les parties de la physique
animale, celle qui exige les
observations les plus scrupuleuses et
les plus circonstanciées. Nous ne
pouvons donc tirer aucune conclusion
bien certaine de ces expériences.
Mais si nous n’avons aucun moyen
direct de savoir jusqu’à quel point de
développement arriverait notre
intelligence, par ses propres forces,
nous en avons un bien facile de
reconnaître le terme qu’il lui serait
certainement impossible de dépasser,
et même d’atteindre ; nous n’avons
qu’à jeter les yeux sur les hommes
qui composent les sociétés les moins
avancées en civilisation. Car enfin les
plus bruts d’entre les sauvages
doivent beaucoup à leurs semblables ;
ils en ont reçu beaucoup d’idées, de
427
connaissances, de traditions, un
langage surtout : et nous verrons
bientôt combien un langage, quelque
imparfait qu’il soit, est utile et même
nécessaire pour combiner ses idées.
Or, quiconque réfléchira un moment
sur l’énorme différence qu’il y a entre
apprendre et inventer, sur-tout pour
un être qui ne sait encore rien, pas
même se servir de son esprit, sentira
tout de suite qu’à dispositions égales,
l’homme qui n’aurait de ressources
qu’en lui-même, resterait encore bien
loin en arrière du faible degré de
perfectionnement du sauvage le plus
stupide[4]
. Cette simple réflexion
suffit pour nous faire sentir de quel
triste état le genre humain est parti, et
nous pouvons juger combien il a fallu
de temps et de peines pour l’amener à
celui où nous le voyons, puisque nous
avons continuellement sous les yeux
des exemples de l’extrême difficulté
avec laquelle on découvre la vérité
qui paraît la plus simple, et de celle
428
avec laquelle la masse des hommes
reçoit des améliorations, qui semblent
non-seulement très-aisées, mais
même pour ainsi dire inévitables.
Observez encore que cette
incapacité de l’homme dans son état
primitif, ou, si l’on veut, dans l’état
de nature, ne consiste pas seulement
dans le peu d’étendue de ses
connaissances, mais principalement
dans la lenteur et la difficulté de ses
opérations intellectuelles, au moins
de toutes celles qui ne lui sont pas
habituelles. Il n’en fait qu’un petit
nombre, toujours les mêmes, celles
qui sont nécessitées par ses besoins
indispensables. Ces besoins
renaissant sans cesse, les
combinaisons d’idées qui s’y
rapportent sont continuellement
répétées ; elles deviennent bientôt
très-faciles et très-rapides : n’étant
mêlées à aucune autre, elles s’opèrent
sans perturbation : elles sont de plus
429
très-motivées et très-justes, parce
qu’elles ne sont point fondées sur des
ouï-dire ni sur des idées incomplètes,
mais sur l’expérience même de
l’individu ; elles sont inventées et
non apprises : mais toutes les autres
restent dans un engourdissement
total, et par conséquent d’une
difficulté extrême.
Tel est l’état de l’homme primitif ;
tel est aussi le spectacle que nous
offrent les animaux. Privés
presqu’absolument de moyens
commodes de communication
intellectuelle avec leurs semblables,
réduits à leurs propres combinaisons,
que des inventions ingénieuses ne
facilitent pas comme les nôtres, ils
atteignent plus ou moins vite, mais
toujours assez promptement, le degré
de développement de leur
intelligence, sans lequel ils ne
pourraient subsister ; mais ils ne le
passent presque plus. Leur instinct est
430
également remarquable par sa
promptitude à se former, sa rectitude,
sa sûreté, et par son peu d’étendue et
son immutabilité. Ils nous
surprennent continuellement et
presque en même temps par leur
finesse et par leur stupidité. L’esprit
des sauvages, proportion gardée,
nous cause les mêmes impressions, et
a à peu près les mêmes qualités. Ils
nous donnent souvent lieu d’admirer
que des hommes si peu éclairés
fassent des combinaisons si fines, et
que, les faisant, ils soient tout-à-fait
incapables d’en faire d’autres qui
nous paraissent moins difficiles. Dans
les sociétés civilisées, la classe qui a
les communications les moins
étendues et les moins variées offre
des phénomènes analogues. Les
paysans des campagnes écartées,
ceux des montagnes, sont
remarquables par la rectitude d’un
petit nombre de combinaisons,
l’ignorance absolue d’une foule
431
d’autres, et leur incapacité à en faire
de nouvelles. Enfin, dans tous les
degrés d’instruction et de
perfectionnement, il est d’observation
que plus un homme est isolé et ne
doit ses connaissances qu’à luimême, plus ses idées sont profondes
et justes, mais moins elles embrassent
avec succès des objets divers, et plus
il est incapable de les modifier et de
les étendre. Partout les mêmes causes
produisent les mêmes effets ; et la
cause générale du perfectionnement
de l’homme et de l’accroissement de
sa capacité, est cette propriété qu’ont
ses organes de recevoir une
disposition permanente à l’occasion
d’une impression passagère, et de
devenir capables de faire trèspromptement et très-facilement ce
qu’ils avaient d’abord exécuté avec
beaucoup de peine.
Nous ne pouvons comprendre le
commencement de rien, pas plus
432
celui du genre humain que celui du
monde ou de toute autre chose. Peutêtre l’homme est-il une combinaison
des élémens qui le composent qui a
passé par des transformations lentes
et nombreuses avant d’arriver à
l’organisation que nous lui voyons :
c’est ce que nous ne pouvons savoir.
Mais ce dont nous sommes sûrs, c’est
que le premier homme, quand il serait
né adulte et aussi bien organisé que
nous, n’en aurait pas moins été
d’abord dans une ignorance absolue,
puisque nous ne connaissons rien que
par nos sensations ; et ayant toutes
ses facultés dans un état de rigidité
que l’exercice seul aura fait
disparaître plus ou moins
promptement, puisque nous
éprouvons que tout ce que nous
faisons pour la première fois nous ne
l’exécutons qu’avec peine.
Nous somme sûrs encore que s’il
eût vécu isolé, il serait resté bien au-
433
dessous du degré de capacité du
sauvage le plus brut, puisqu’il
n’aurait eu l’usage d’aucune langue,
et qu’il n’aurait pu profiter de
l’expérience, de l’exemple, des
connaissances, ni des secours
d’aucun être semblable à lui.
Nous voyons avec une égale
certitude que, même en supposant les
premiers hommes vivant ensemble,
comme ils n’ont pu manquer de le
faire, leurs premiers progrès ont dû
nécessairement être très-lents, nonseulement parce que, dominés par
leurs premiers besoins, ils n’ont pu
avoir le temps de réfléchir, nonseulement parce que tous leurs
moyens de recherches étaient
informes et défectueux, mais encore
parce que toutes nos opérations
intellectuelles se tenant et
s’enchaînant les unes les autres, il est
d’expérience constante que moins on
en a fait, et moins on est apte à en
434
faire de nouvelles ; et qu’au contraire,
arrivé à un certain degré
d’avancement, on est à portée d’une
multitude indéfinie de combinaisons ;
ensorte que notre disposition à nous
perfectionner croît dans une
proportion bien plus rapide que notre
perfectionnement.
Enfin, il est vrai que si les premiers
pas de l’intelligence humaine sont
lents et pénibles, du moins ils sont
sûrs, tandis que bientôt après elle est
continuellement en danger de
s’égarer ; 1° parce que quand ses
opérations sont devenues faciles et
rapides, un grand nombre d’entr’elles
demeurent inaperçues, et nous avons
vu ce qui en résulte ; 2° parce que les
signes par lesquels nous représentons
nos idées, et par le moyen desquels
nous les combinons, malgré leur
prodigieuse utilité, sont souvent une
cause d’erreur, comme nous le
verrons bientôt ; 3° parce que, quand
435
la multitude des combinaisons qui
s’opèrent en nous et des mouvemens
internes qu’elles nécessitent, est
devenue vraiment innombrable, il est
bien difficile que ces combinaisons
ne se nuisent pas tout en
s’entr’aidant, et qu’il ne s’établisse
pas entr’elles des liaisons vicieuses.
Je suis convaincu même que cette
dernière circonstance est une des
causes qui fait qu’en général c’est
chez les nations les plus éclairées,
dans l’âge où l’on combine le plus
d’idées, et dans la classe des hommes
qui ont le plus exercé leur esprit, que
l’on trouve les exemples les plus
fréquens de démence ; et que l’on
observe que les hommes les plus
sujets à ce malheur sont ceux qui se
livrent le plus avidement aux
impressions qu’ils reçoivent, tandis
que ceux dont l’occupation habituelle
est de se rendre un compte soigneux
de leurs pensées en sont presque
entièrement exempts[5]
.
436
Je n’irai pas plus loin en ce
moment. Après avoir montré quel est
l’état primitif de l’intelligence
humaine, et en quoi consiste son
perfectionnement actuel, je
n’examinerai point jusqu’où il peut
s’étendre à l’avenir. Je renverrai cette
discussion à la fin de la partie logique
de cet ouvrage, parce que, pour faire
voir que notre faculté de penser est
perfectible indéfiniment, il faut avoir
montré comment elle parvient à
découvrir sûrement la vérité, et que
sa marche est la même dans tous les
genres de recherches. Je m’aperçois
même, jeunes gens, que vous n’avez
pas pu bien comprendre ce que je
viens de vous dire des signes par
lesquels nous représentons nos idées,
et sentir parfaitement les motifs de
l’importance que j’ai attachée à leurs
avantages et à leurs inconvéniens,
parce que je ne vous en ai pas encore
entretenu. Mais les réflexions que
nous venons de faire sur les progrès
437
de nos facultés suivaient si
naturellement de ce que nous avions
dit de la fréquente répétition de leurs
opérations, que je n’ai pas dû les en
séparer. Actuellement je reviens aux
signes de nos idées ; et quand je vous
aurai expliqué leur origine, leur usage
et leurs propriétés, je crois que nous
aurons envisagé sous toutes ses faces
la manière dont se forment nos idées,
et que la première partie de notre
cours sera terminée.
1. ↑ Il y a pourtant une cause à ce préjugé
universel du bonheur de l’âge d’or et de la
perfection de l’état de nature, comme il y
en a à toutes les erreurs et à toutes les
maladies de l’esprit humain, et la voici.
Pour tout vieillard, le plus beau temps dont
il se souvienne est celui de sa jeunesse ;
c’est-là pour lui le temps par excellence,
celui des beaux jours et du bonheur ; il le
vante sans cesse. Élevé dans le respect de
son père, qui faisait de même, il croit
facilement que le temps de la jeunesse de
ce père était encore supérieur, et que celui
de la jeunesse du monde était au-dessus de
tout. La masse des hommes, en général
mécontente de son sort, croit volontiers à
cette supériorité des temps antérieurs, qui
438
lui est continuellement attestée par des gens
qui les ont vus. D’ailleurs, elle remarque
qu’ordinairement les hommes un peu âgés
sont les plus sages ; elle se persuade
aisément que les temps où ils sont nés et où
ils se sont formés étaient les plus
réellement éclairés, et elle s’accoutume
ainsi à la folle opinion que tout va
dégénérant, sans s’apercevoir qu’il y a là
un véritable renversement d’idées ; car si
les hommes les plus âgés sont en général
les plus éclairés, c’est grâce aux bienfaits
de l’expérience, et la même raison fait que
ce sont les temps les plus récens où il y a le
plus de lumière, puisque ce sont les siècles
les plus anciens qui sont vraiment l’enfance
du monde. C’est ainsi qu’une idée fausse
s’accrédite d’âge en âge, et qu’elle devient
la source d’une infinité d’autres dont
l’observation attentive de nos facultés doit
nous préserver.
2. ↑ Voyez la Notice historique sur le Sauvage
de l’Aveyron et sur quelques autres
individus qu’on a trouvés dans les forêts à
différentes époques ; par P.-J. Bonnaterre,
professeur d’histoire naturelle à l’école
centrale du département de l’Aveyron. À
Paris, chez la veuve Pankouke, an 8.
3. ↑ M. Roussel, physiologiste philosophe,
auteur du Système physique et moral de la
Femme.
4. ↑ C’est avec bien de la raison que de
l’adjetif idio, qui signifie propre,
particulier, comme dans les mots
idiopathique, idio-électrique, on a fait le
439
mot idiot pour désigner un homme d’une
intelligence très bornée ; car tel serait bien
effectivement l’état de celui qui n’aurait
que des idées qui lui seraient propres, c’està-dire qui n’en aurait reçu aucune de ses
semblables. Tel serait l’état d’un sourd et
muet de naissance à qui on n’aurait
absolument jamais rien fait comprendre par
des gestes. Encore aurait-il vu les actions
des autres hommes, qui au moins l’auraient
fortement excité à penser.
5. ↑ Cette réflexion m’est suggérée par la
lecture du Traité de l’Aliénation mentale,
qu’a publié M. Pinel : on ne saurait trop en
recommander la lecture. En expliquant
comment les fous déraisonnent, il apprend
aux sages comment ils pensent ; il prouve
que l’art de guérir les hommes en démence
n’est autre chose que celui de manier les
passions et de diriger les opinions des
hommes ordinaires ; il consiste à former
leurs habitudes. Ce sont les physiologistes
philosophes, comme M. Pinel, qui
avanceront l’idéologie. Mais il n’a pas
seulement la gloire d’avoir fait un livre
utile, il a encore celle d’en avoir recueilli
les matériaux par une longue suite de
bonnes actions.
Au reste, j’ai vu avec satisfaction que les
phénomènes qu’il décrit dans une grande
perfection, confirment la manière dont j’ai
envisagé la pensée, et se trouvent mieux
expliqués sous le rapport idéologique, par
notre façon de considérer nos facultés
440
intellectuelles, que par celles en usage
jusqu’à présent.
Tous les hommes commencent par
l’idiotisme enfantin, finissent par la
démence sénile, et ont dans l’intervalle plus
ou moins de manie délirante, suivant le
degré de perturbation de leurs opérations
intellectuelles les plus profondément
habituelles.
Le traitement moral que M. Pinel
emploie pour guérir les esprits égarés, est,
avec raison, précisément l’inverse des
procédés que l’art oratoire emploie pour
ébranler l’imagination et entraîner
l’assentiment des hommes.
441
CHAPITRE XVI.
Des Signes de nos Idées, et de leur
effet principal.
JEUNES GENS, vous savez tous que les
mots que nous prononçons sont les
signes de nos idées, et n’ont de valeur
que par le rapport qu’ils ont avec
elles ; sans cela ils ne seraient qu’un
vain bruit. L’assemblage des mots
dont se sert une nation constitue ce
qu’on appelle une langue : on ne
connaît aucune société d’hommes,
quelque peu avancée qu’elle soit en
civilisation, qui n’ait un langage de
cette espèce plus ou moins grossier.
C’est sans doute cette observation,
jointe à l’impossibilité de se rendre
raison de la manière dont les hommes
avaient pu commencer à se faire un
langage, et étaient parvenus à en
442
avoir de si perfectionnés, qui avait
porté Rousseau à croire que ce ne
pouvait être là une invention
humaine, et que la création des
langues exigeait nécessairement
l’intervention de la Divinité, c’est-àdire d’un être supérieur à l’homme.
Une telle idée dans un homme d’un
mérite aussi éminent que le
philosophe de Genève, montre que
malgré ce qu’avaient déjà écrit Locke
et Condillac, la théorie de nos
langues et celle de nos opérations
intellectuelles étaient encore des
connaissances bien peu répandues ; et
l’on est tout étonné qu’il y ait à peine
quarante ans de cette époque.
L’étonnement redouble quand on
songe que la langue la plus belle au
jugement des connaisseurs, la langue
grecque, existait dans toute sa
splendeur depuis deux mille ans ;
qu’une foule de rhéteurs,
métaphysiciens, grammairiens,
avaient écrit des ouvrages pleins de
443
sagacité ; que l’art de s’exprimer en
prose et en vers avait été porté
maintes fois, dans différens temps et
dans différens pays, à un degré de
perfection qu’il sera peut-être
éternellement impossible de
surpasser ; et que Rousseau lui-même
est souvent le modèle d’une
éloquence admirable. Assurément
rien ne prouve mieux que la pratique
d’un art peut être portée à un trèshaut degré de perfection, quoique sa
théorie soit encore complètement
ignorée : aussi est-ce un phénomène
que l’esprit humain nous montre
constamment dans toutes les
branches de ses connaissances ; et
tout surprenant qu’il nous paraît, il
est facile de s’en rendre compte.
En effet, l’homme commence
toujours par observer des faits ; mu
par ses besoins, il en tire d’abord des
conséquences pratiques ; il les varie,
il les modifie, il les combine, il en
444
fait mille applications ingénieuses,
c’est-là ce qui constitue l’art ; et il
jouit long-temps de ses succès avant
de songer à rapprocher les uns des
autres ces faits principaux, à les
comparer, à examiner leurs rapports,
à y découvrir des lois constantes, et à
remonter par elles à des faits
antérieurs moins nombreux, dont tous
les autres ne soient que des
conséquences. Or, c’est-là en quoi
consiste la théorie : il faut avoir du
temps de reste pour s’en occuper ;
car, si elle donne de grands avantages
pour l’avenir, elle ne pourvoit pas
aux besoins du moment. Souvent les
fruits utiles qu’elle peut produire sont
impossibles à prévoir ; et on ne s’en
aperçoit que quand elle est
découverte, quelquefois même longtems après.
Ainsi, par exemple, l’homme
observe que le bois flotte sur l’eau, il
en profite pour faire successivement
445
un radeau, un canot, nager, naviguer,
pêcher : il aura déjà des vaisseaux
assez bien construits, il aura déjà tiré
de cette observation mille inventions
utiles avant d’avoir rattaché ce
premier fait à d’autres, avant d’avoir
reconnu que c’est la même cause qui
fait que la pluie tombe et que la
fumée monte dans l’air, avant enfin
d’en avoir déduit les lois générales de
l’hydrostatique.
De même il a des fardeaux à
remuer : il s’aperçoit promptement
qu’à l’aide d’un bâton employé d’une
certaine manière il déplace des
masses que toutes ses forces
appliquées directement ne pourraient
ébranler. Il se sert donc du levier, il
en varie l’usage de cent façons fort
adroites, avant de découvrir
l’analogie et la liaison de ce fait avec
la force du choc des corps en
mouvement, et de s’élever aux
principes généraux de la mécanique.
446
Il ne le peut même pas sans avoir
perfectionné les moyens
d’observation, ceux de calcul, et les
méthodes de raisonnement, c’est-àdire sans avoir fait beaucoup d’autres
découvertes dans des genres très
différens.
De même encore, dans le cas qui
nous occupe, un homme fait d’abord
un cri, peutêtre sans projet ; il
s’aperçoit qu’il frappe l’oreille de son
semblable, qu’il attire son attention,
qu’il lui donne une notion de ce qui
se passe en lui ; il répète ce cri avec
l’intention de se faire entendre ;
bientôt il en fait d’autres qui ont une
autre expression ; il s’applique à
varier ces expressions, à les rendre
plus distinctes, plus circonstanciées,
plus déterminantes ; il modifie ces
cris par des articulations ; ils
deviennent des mots auxquels il fait
subir diverses altérations pour
indiquer leurs rapports ; il en forme
447
des phrases dont la tournure varie
suivant les circonstances, les besoins,
l’objet qu’on se propose, le sentiment
dont on est animé : voilà une langue.
D’observations en observations sur
les effets de cette langue, on parvient
au talent le plus exquis pour exprimer
les idées les plus fines, exciter les
sentimens les plus véhémens et
procurer les plaisirs les plus délicats :
on en prescrit même les règles.
Cependant on n’a pas encore démêlé
jusque dans leur principe les causes
de l’analogie des formes différentes
que cette langue sait prendre, les lois
générales qui les régissent, les effets
qu’elle produit dans l’esprit de celui
même qui s’en sert, ni la théorie de la
formation des idées de celui qui parle
et de celui qui entend.
Il en est de même de l’art du
raisonnement, presque identique avec
celui de la parole. Combien de temps
on a raisonné, et souvent
448
parfaitement, sans être remonté
jusqu’aux causes de la certitude et à
la saine théorie de l’art d’y parvenir :
elle ne fait que de naître de nos
jours ; elle n’est même encore ni
complète ni exempte d’erreurs.
Il est donc fort naturel que la
pratique souvent très-perfectionnée
précède toute bonne théorie ; cela ne
peut pas même être autrement, car on
ne saurait comparer des faits qu’après
les avoir connus, et on ne peut
découvrir les lois générales qui
régissent ces faits, qu’après les avoir
comparés entr’eux. Cela nous
explique aussi pourquoi la science
qui nous occupe, celle de la
formation des idées, est si nouvelle et
si peu avancée ; puisqu’elle est la
théorie des théories, elle devait naître
la dernière. Ceci, au reste, ne doit pas
faire conclure que les théories en
général, et notamment l’idéologie,
soient inutiles ; elles servent à
449
rectifier et épurer les diverses
connaissances, à les rapprocher les
unes des autres, à les rattacher à des
principes plus généraux, et enfin à les
réunir par tout ce qu’elles ont de
commun. Mais revenons aux signes
de nos idées, sans lesquels nous
n’aurions jamais fait de pareils
progrès.
Nous l’avons déjà dit, les mots
dont nous nous servons sont les
signes de nos idées ; leur réunion
forme une langue, et toutes les
nations connues ont un langage de ce
genre, c’est-à-dire une langue parlée.
Cela prouve que les hommes ont
senti unanimement que de tous leurs
moyens de communication avec leurs
semblables, l’organe de la voix est
celui qui leur fournit le plus de
ressources pour exprimer ce qui se
passe en eux, et que dans les autres,
l’organe de l’ouïe est celui qui leur
offre le plus d’avantages pour leur
450
faire éprouver des impressions
variées et distinctes. C’est notre
organisation elle-même qui détermine
cette juste préférence ; mais cela ne
veut pas dire que nous ne puissions
pas avoir des signes d’une autre
espèce ; au contraire, il est manifeste
que par nos gestes, par des figures
tracées quelconques, par des
mouvemens produits, quels qu’ils
soient, nous pouvons affecter le sens
de la vue de nos semblables ; par des
attouchemens, nous pouvons nous
adresser à leur tact. Il n’y a que les
sens du goût et de l’odorat sur
lesquels nous ne puissions guère
produire des impressions utiles pour
cet objet ; encore si nous étions
convenus d’attacher certaines idées à
telle odeur ou telle saveur bien
distinctes, elles pourraient en devenir
les signes jusqu’à un certain point.
Tout ce qui représente nos idées est
donc un signe, et tout système de
signes est une langue ou un langage,
451
et peut être nommé ainsi en prenant
ces mots dans le sens générique et
non dans le sens spécifique, et en
faisant abstraction de la particularité
qu’ils ont de dériver du nom des
organes de la parole. C’est ainsi qu’il
est reçu de dire la langue
hiéroglyphique, le langage d’action
ou celui des gestes, et même le
langage des sourds et muets.
Nous devons donc regarder comme
de vraies langues les assemblages de
gestes par lesquels les pantomimes,
les muets parviennent à exprimer,
non-seulement des sentimens trèsfins, mais même des idées trèsabstraites. Les gestes du comédien et
de l’orateur, et même ceux des
hommes qui causent le plus
simplement, sont aussi une langue,
car ils contribuent à expliquer leurs
pensées ; mais une langue qui est
surajoutée à leur langue parlée, qui
toujours la modifie, qui souvent
452
exprime toute autre chose que ce
qu’elle dit, qui quelquefois même la
contredit formellement.
Les divers systèmes de
mouvemens télégraphiques, ceux des
signaux dont on fait usage sur les
flottes ou dans les armées, et dans
diverses autres occasions, sont encore
autant de langues plus ou moins
riches, plus ou moins étendues,
puisque ce sont des assemblages de
signes qui représentent les idées
qu’on est convenu d’y attacher, et qui
les transmettent comme feraient les
mots eux-mêmes.
La peinture et tous les genres de
dessin sont une autre classe de
langues, sur-tout quand on s’en sert
comme les Mexicains, dont les
annales étaient une suite de tableaux
représentant les événemens, ou
comme nos architectes, nos
naturalistes et nos géomètres. Car
qu’est-ce qu’un plan, un dessin ou
453
une figure de géométrie, si ce n’est
une description abrégée d’un
monument, d’une plante, d’un animal
ou d’une certaine combinaison de
lignes et de surfaces, description qui
tient lieu d’une longue suite de mots
et remplit absolument le même
objet ?
Les hiéroglyphes, symboles,
emblêmes, attributs, etc. etc., sont
encore des langues ou parties de
langues du même genre, car ce sont
des peintures plus ou moins altérées,
ou dont la signification a été
transportée du sens naturel au sens
figuré. Quand je dessine un épi pour
exprimer l’abondance, ou un coq
pour rappeler l’idée de vigilance,
n’est-ce pas comme si je prononçais
ces mots, abondance, vigilance ? Et
l’usage détourné que je fais dans ce
cas de la figure du coq et de celle de
cet épi, pour rendre une autre idée
que celles qu’elles réveillent
454
naturellement, n’est-il pas
exactement le même que celui que
nous faisons souvent des mots,
comme lorsque nous disons qu’un
homme est le coq de son village, ou
le lien qui unit sa société ?
Jeunes gens, remarquez en passant
que cet attrait que nous avons pour
employer les symboles et les
emblêmes, est un vestige des temps
grossiers où nous ne savions pas
peindre les mots eux-mêmes, ou un
effet du goût qui nous entraîne vers la
métaphore et l’allégorie, goût
dépravé qui nuit beaucoup à la
justesse du raisonnement, comme je
vous le démontrerai lorsque nous
traiterons de la logique. Il vaut
toujours mieux dire tout simplement
sa pensée quand on le peut ;
nécessairement elle est rendue avec
plus d’exactitude[1]. Mais revenons.
Nous devons encore ranger parmi
les langues de ce genre, les écritures
455
soi-disant savantes des Chinois, des
Japonais et de quelques autres
peuples des extrémités de l’Asie, car
ce sont de vrais hiéroglyphes
dégénérés ; leurs caractères peignent
directement les idées qu’on y a
attachées comme toutes les peintures
et tous les dessins : ce sont donc des
signes dont l’ensemble forme une
langue.
Observez qu’on n’en peut pas dire
autant de l’alphabet et des caractères
alphabétiques ; ils ne peignent point
les idées, ou du moins ils ne les
peignent pas directement. Ce sont les
sons qu’ils peignent directement ;
c’est aux sons et non pas aux lettres
qui les représentent que les idées sont
attachées. La preuve en est que la
même réunion de lettres peut
exprimer une idée dans une langue et
une autre idée dans une autre langue ;
par conséquent elles ne sont pas des
signes proprement dits, et l’alphabet
456
n’est point une langue, mais
seulement l’écriture commune de
toutes les langues parlées. Voilà
pourquoi les caractères alphabétiques
sont si peu nombreux ; il suffit qu’il y
en ait assez pour rendre toutes les
intonations et les articulations de la
voix humaine, au lieu qu’il y a autant
de caractères chinois que nous avons
de mots, parce qu’il en faut autant
que d’idées différentes. Au reste, ceci
sera plus développé quand nous
parlerons de l’écriture et de
l’orthographe. Continuons
l’énumération des diverses espèces
de langues.
Les chiffres et les caractères
algébriques forment encore une
langue ou portion de langue de la
même nature que celles dont nous
venons de parler. En effet, les chiffres
ne peignent pas les sons du nom
qu’ils portent dans les langues
parlées ; ils représentent directement
457
l’idée de quantité qu’exprime ce
nom ; ils l’expriment comme ce mot
lui-même. De même, quoique
l’algèbre emploie des caractères
alphabétiques, ils ne sont pas là
comme lettres, mais comme signes ;
a ne représente pas le son a, mais
l’idée d’une quantité connue dont on
ne spécifie pas la valeur ; x ne
représente pas le son x, mais l’idée
d’une quantité inconnue ; et ax ne
représente pas le son ax, mais l’idée
de ces deux quantités multipliées
l’une par l’autre, etc. Les chiffres et
les caractères algébriques sont donc
de vrais signes directs des idées, et
l’arithmétique et l’algèbre forment
une vraie langue ou portion de langue
qui s’adresse à la vue. Quand on la
prononce, il est vrai qu’elle s’adresse
à l’ouïe ; mais cet effet ne s’opère
que par une véritable traduction et
non par une simple lecture ; aussi ne
suffit-il pas de savoir épeler pour lire
une équation algébrique, car les sons
458
des mots dont on est obligé de se
servir ne sont point indiqués par la
plupart des caractères, et ce n’est que
par hasard qu’ils le sont par
quelques-uns. L’algèbre ne serait pas
moins de l’algèbre si, au lieu des
lettres alphabétiques, on employait
des figures de convention auxquelles
on serait obligé de donner un nom
quelconque pour les traduire dans une
langue parlée.
Enfin, on peut regarder comme des
langues ou portions de langues
s’adressant au sens du tact, la
collection de certains attouchemens
convenus, au moyen desquels on se
communique au besoin différentes
idées, comme on fait en francmaçonnerie et dans d’autres
associations mystérieuses, et comme
les enfans font souvent dans leurs
jeux.
Vous trouverez peut-être, jeunes
gens, que j’ai un peu fait violence à
459
l’usage, en étendant ces mots langue
et langage à tant de systèmes de
signes si différens ; j’en conviens, et
je ne vous exhorte pas à m’imiter : il
me suffit que vous sentiez que j’y
suis autorisé par la similitude de leurs
effets, et que par conséquent j’ai
raison en théorie, c’est-là l’essentiel ;
ensuite, dans la pratique, il faut
suivre la routine reçue, jusqu’à ce que
la rectification des idées la fasse
changer. Quoi qu’il en soit, si vous
ajoutez à cette longue liste les
langues parlées, vous aurez, non pas
une énumération complète de tous les
systèmes de signes dont les hommes
se servent ou peuvent se servir pour
représenter leurs idées, car cela n’a
point de bornes, mais des exemples
de tous les différens genres auxquels
on peut rapporter ces divers
systèmes.
Maintenant, remarquez, je vous
prie, que tous ces langages sont, au
460
moins dans leurs détails, absolument
de convention ; car la peinture même,
quand vous la supposeriez assez
parfaite, ce qui est impossible dans
l’enfance de l’art, pour imiter la
nature de manière à ne laisser rien à
desirer, elle parviendrait seulement à
donner une idée exacte et complète
de la chose représentée ; mais il est
hors de son pouvoir de peindre les
impressions que fait sur vous cette
chose, ou les motifs qui vous portent
à en tracer l’image ; en un mot, elle
ne saurait, pas plus que les autres
langages, exprimer ce qui se passe en
vous qu’à l’aide de quelques signes
convenus. Mais deux personnes ne
peuvent faire une convention
quelconque qu’auparavant elles ne
soient déjà parvenues à se
comprendre : il faut donc
qu’antérieurement à tout langage, il y
ait en nous un moyen de nous
entendre réciproquement, pour ainsi
dire malgré nous ; et ce moyen ne
461
peut être qu’un résultat de la nature
même de notre être, qu’un effet
nécessaire de notre organisation.
C’est aussi ce qui est, comme nous
allons le voir.
En effet, nous ne pouvons atteindre
une chose que nous desirons qu’en y
portant la main, si nous en sommes
près, et en marchant ou courant vers
elle, si nous en sommes éloignés.
Quand nous éprouvons le besoin du
repos, nous sommes forcés de nous
asseoir ou de nous coucher ; la
douleur nous arrache certains cris ; la
joie ou la surprise nous en inspirent
de très-différens ; nous frappons
rudement ce qui nous irrite ; nous
caressons avec douceur ce qui nous
plaît, ou du moins nous saisissons
avec précaution ce que nous voulons
ménager : tout homme éprouve ces
effets en lui ; et quand il les observe
dans ses semblables, il ne peut
manquer de deviner ce qui se passe
462
en eux. Voilà donc un
commencement de langage
inévitable ; et nos actions sont les
signes naturels et nécessaires de nos
sentimens et de nos pensées ; si elles
n’en restent pas les signes uniques,
elles en seront toujours les plus
irrécusables et les plus sûrs.
C’est donc avec beaucoup de
raison que les idéologistes qui ont
entrepris d’expliquer l’origine et les
conséquences de ce premier langage,
lui ont donné le nom de langage
d’action ; il comprend les gestes, les
cris, les attouchemens ; il parle à
l’œil, à l’oreille et au tact ; par
conséquent il renferme le germe de
tous les langages possibles ; et, s’il
est de toutes les langues la moins
fine, la moins riche, et la moins
développée, il demeure toujours la
plus énergique et la plus véhémente,
et la seule dont nous conservions
l’usage dans l’excès de la passion, et
463
lorsque la violence de nos sentimens
nous prive de la réflexion nécessaire
pour les exprimer par des moyens de
pure convention.
Ce langage naturel et nécessaire,
on l’a rendu artificiel et volontaire,
c’est-à-dire qu’on a refait avec
l’intention de peindre une pensée ou
un sentiment, les mêmes actions que
ce sentiment ou cette pensée font
faire nécessairement ; ensuite, par
l’usage, ce langage d’action est
devenu chaque jour plus fin, plus
varié, et plus circonstancié.
Cependant, tous les signes qui le
composent ne sont pas également
susceptibles de se perfectionner et
d’être modifiés par des conventions
expresses ; les attouchemens restent
toujours à peu près les mêmes,
excepté dans certains cas particuliers
dont nous avons fait mention cidessus. Mais les gestes sont déjà
propres à recevoir de grands
464
développemens et à former une vraie
langue savante ; et les sons
deviennent à tel point des signes
artificiels, que, dans l’usage que nous
en faisons, il n’y a plus guère que les
interjections qui soient des restes du
langage primitif, encore ne nous sontelles pas toutes données par la nature,
ou ne conservent-elles souvent leur
signification originaire
qu’extrêmement altérée et modifiée ;
mais, pour les autres mots, tout ce
que peut faire l’étymologiste le plus
sagace, au risque même de se tromper
souvent, est de retrouver dans leurs
syllabes radicales quelques vestiges
de l’impression première produite par
l’objet ou le sentiment qu’ils
représentent, et de légères traces de
leur forme originelle. Néanmoins, on
peut dire avec vérité que tous les
langages artificiels dont nous nous
servons ne sont jamais que le langage
naturel prodigieusement étendu et
perfectionné ; et même que l’on
465
retrouve toujours dans ceux-ci,
quelque polis qu’ils soient, toutes les
espèces de signes qui composent le
premier. Les attouchemens ne
peuvent en être totalement bannis ;
toujours et éternellement ce sera un
moyen très-sûr de faire comprendre à
un homme que l’on veut qu’il se
porte quelque part, que de le pousser
ou de le tirer de ce côté. Quoique les
sons soient devenus sans
comparaison notre manière de nous
exprimer la plus riche et la plus
féconde, cependant nous n’avons
point renoncé aux gestes, et ils
resteront à jamais plus ou moins unis
aux mots et aux discours comme un
auxiliaire indispensable et un
accessoire nécessaire. Ainsi, malgré
que cela puisse paraître bizarre à un
observateur superficiel, il est constant
que, même dans les sociétés les plus
civilisées, tout homme emploie
concurremment, et souvent
simultanément, trois langues ou
466
systèmes de signes, savoir, les
attouchemens, les gestes, et les mots,
lesquels ne sont que les trois
branches plus ou moins
perfectionnées du langage naturel et
primitif, que les idéologistes ont
appelé le langage d’action ; car il
n’est pas douteux que quand d’une
main j’entraîne un homme vers un
but, que de l’autre je lui montre ce
but, et qu’en même temps je lui dis
d’y aller, je lui exprime de trois
manières différentes la même idée ou
la même volonté, et je m’adresse à
trois de ses sens à la fois, je lui parle
réellement trois langages divers.
On pourrait même dire que chacun
de ces langages se partage encore en
plusieurs dialectes qui se confondent
sans que nous nous en apercevions ;
car il est constant que le même mot
ou le même geste a souvent une
valeur bien différente, suivant les
circonstances dans lesquelles nous
467
l’employons et les impressions dont
nous sommes affectés : il exprime
donc réellement des idées qui ne sont
pas les mêmes. Or, à parler
rigoureusement, c’est bien changer de
langage que de rendre des idées
différentes par le même signe. Mais
ces réflexions nous mèneraient trop
loin ; elles seront mieux placées
lorsque nous traiterons des finesses
de l’art de la parole.
Quoi qu’il en soit, telle est
l’origine et l’état actuel des différens
systèmes de signes qui représentent
les idées auxquelles on les a attachés.
Nous avons appelé langues ou
langages tous ces systèmes de signes
en donnant à ces deux mots leur
signification la plus étendue ; et c’est
au moyen de ces langues que nous
communiquons avec nos semblables.
Telle a été, sans doute, l’intention
qu’on a eue en les composant : un
homme isolé n’aurait jamais conçu
468
l’idée de se faire une langue ; il n’en
aurait pas éprouvé le besoin ; il
n’aurait pas deviné que cela pût lui
être d’aucun avantage. Cependant la
transmission des idées est bien loin
d’être la seule utilité des langues ;
elle n’en est pas même la principale.
Elles ont une propriété bien plus
précieuse, quoique bien moins
remarquée, et dont nous avons retiré
les plus grands avantages pendant
bien des siècles, sans nous en
apercevoir. C’est ainsi qu’il arrive
souvent à l’homme en tendant vers
un but d’en atteindre un autre
beaucoup plus important sans s’en
douter ; un homme de génie arrive,
qui lui montre ce qu’il a déjà fait et
ce qu’il peut faire encore.
Condillac est, je crois, le premier
qui ait observé et prouvé que sans
signes nous ne pourrions presque pas
comparer nos idées simples, ni
analyser nos idées composées ;
469
qu’ainsi les langues sont aussi
nécessaires pour penser que pour
parler, pour avoir des idées que pour
les exprimer, et que sans elles nous
n’aurions que des notions très-peu
nombreuses, très-confuses et trèsincomplètes : c’est ce qui lui a fait
dire que les langues étaient des
méthodes analytiques qui guidaient
notre intelligence dans ses calculs.
C’est là vraiment un trait de génie qui
ne pouvait naître que de l’étude trèsapprofondie de l’intelligence
humaine, et qui jette le plus grand
jour sur le mécanisme de nos
opérations intellectuelles. Mais,
suivant moi, Condillac aurait dû
énoncer différemment sa découverte,
et dire que tout signe est l’expression
du résultat d’un calcul exécuté, ou, si
l’on veut, d’une analyse faite, et qu’il
fixe et constate ce résultat ; ensorte
qu’une langue est réellement une
collection de formules trouvées, qui
ensuite facilitent et simplifient
470
merveilleusement les calculs ou
analyses qu’on veut faire
ultérieurement. C’est bien là ce
qu’est l’algèbre : aussi l’algèbre estelle une langue, et les langues ne sont
elles-mêmes que des espèces
d’algèbres.
En effet, nous avons vu dans tout
le cours de cet ouvrage, et
nommément dans les chapitres II, IV
et VI, que notre faculté de penser tout
entière consiste à recevoir des
impressions, à observer leurs
qualités, c’est-à-dire leurs rapports à
nous et leurs rapports entr’elles ; à les
classer ou les réunir de mille
manières différentes d’après ces
rapports ; à en former divers groupes
qui constituent les idées que nous
avons, soit des êtres individuels et
réels, soit des propriétés et des
affections de ces individus, soit des
êtres généralisés et abstraits ; et enfin
à examiner sous tous leurs aspects
471
ces idées déjà composées, et à en tirer
de nouvelles vues et de nouveaux
sentimens. On ne peut pas nier cette
vérité qui est constante.
Mais nous avons observé de plus
que nos idées composées, c’est-à-dire
toutes nos idées, excepté la simple
sensation, n’ont pas d’autre soutien,
d’autre lien qui unisse leurs élémens,
que le signe qui les exprime et qui les
fixe dans notre mémoire, et que par
conséquent, sans l’usage de ces
signes, toutes ces réunions seraient
aussitôt dissoutes que formées,
aussitôt perdues que trouvées ; que
nos premières conceptions seraient
toujours à refaire, et que notre esprit
resterait dans une éternelle enfance :
c’est-là encore un fait certain ;
néanmoins il faut le prouver par des
exemples, et en indiquer les causes
par quelques réflexions sur nousmêmes.
472
La preuve générale que sans les
signes nous ne pouvons presque pas
nous rappeler nos idées ni les
combiner, c’est que chacun de nous
éprouve que, lorsqu’il réfléchit sur un
sujet quelconque, ce n’est pas
directement sur les idées qu’il
médite, mais sur les mots ; nous
répétons ces mots, nous les
retournons, nous en faisons divers
arrangemens, nous sentons les
nuances de leur signification, nous
les prononçons tout bas, comme pour
nous frapper nous-mêmes par une
impression qui ne soit pas purement
intellectuelle. À la vérité, quand
l’objet est présent il tient à un certain
point lieu de son nom, il devient luimême signe de l’idée qu’il fait
naître ; mais nous fixons toujours
notre attention sur les mots qui
expriment la qualité qu’il s’agit
d’examiner en lui, l’effet qu’elle a
produit, la circonstance à laquelle il
faut avoir égard, le but où tend notre
473
recherche, etc.… on pourrait croire
que cette manière d’opérer tient au
long usage que nous avons des mots,
et que notre esprit, accoutumé dès
long-temps à se servir de ce moyen,
s’en est fait une nécessité qui n’est
pas réelle : mais un exemple frappant
va nous montrer que ce n’est point là
uniquement un effet de l’habitude,
qu’il y a autre chose dans ce
phénomène, et qu’il est fondé sur la
nature même de l’opération
intellectuelle qui s’exécute.
Nous avons tous l’idée de l’unité,
peu importe pour le moment
comment nous l’avons acquise : nous
savons que l’adjectif un exprime la
qualité d’un être isolé, considéré
séparément de tout autre comme
n’étant ni répété ni divisé. C’est déjà
un signe précieux que ce mot un ; il
fixe dans nos têtes une idée qui, sans
son secours, demeurerait très-vague.
Si à lui tout seul il ne nous donne
474
point encore les idées des différens
nombres, à coup sûr sans lui nous ne
les aurions jamais ; car tous les
nombres possibles ne sont que l’unité
répétée plus ou moins. Le mot un est
donc le germe de toutes les idées de
nombre, et c’est un grand pas que de
l’avoir créé. Cependant supposons
que nous n’avons point d’autre nom
de nombre, et essayons avec le seul
mot un de faire le plus simple de tous
les calculs, une addition très-bornée.
Pour y réussir, je ne puis faire autre
chose que de dire un plus un, plus un,
plus un, plus un, plus un, plus un ; et
ni moi qui parle, ni vous qui
m’écoutez, n’avons aucune idée nette
dans la tête. Pourquoi cela ? c’est que
rien ne nous indique combien de fois
nous avons répété ce mot un, ni quel
rapport il y a entre ce nombre primitif
et le nombre total. Maintenant, que
quelqu’un me compte un plus un,
plus un, plus un, plus un, plus un, et
me propose de retrancher ce nombre
475
du premier ou de l’y ajouter, que
voulez-vous que je fasse ? quel
rapport puis-je saisir entre ces deux
nombres ? quelle proportion puis-je
sentir entre l’un d’eux et le reste ou le
total demandé ? Quand je n’ai aucun
moyen de déterminer aucun des
termes de la comparaison,
évidemment je ne puis asseoir un
jugement ; j’aurai beau dire un, un,
un, un, un, un, un, moins un, un, un,
un, un, un, ou plus un, un, un, un, un,
un, je ne saurai où je dois arrêter cette
fastidieuse répétition ; et quand, par
impossible, je ne l’étendrais ni trop ni
trop peu, le reste ni le total, je le
répète, ne me présenteraient aucune
idée déterminée. Mais, me dira-t-on,
vous compterez par vos doigts ou
avec des cailloux, comme l’indique
l’étymologie du mot calcul ;
d’accord : mais mes doigts ou mes
cailloux sont des signes, chacun
d’eux représente le mot un ; l’action
de le joindre à la masse, ou de l’en
476
ôter, constate l’opération que je fais,
et sauve du moins une cause d’erreur.
Néanmoins, quoiqu’alors cette masse
soit ce qu’elle doit être, si je n’ai
point de nom collectif pour la
sommer, je ne pourrai pas encore
venir à bout de m’en faire une idée
nette, et de juger son rapport avec
l’unité ou avec une autre masse
quelconque.
Au contraire, que profitant de la
commodité du signe un pour réfléchir
sur l’idée un, et étant venu à
l’imaginer ajoutée à elle-même, je
m’avise d’appeler deux cette nouvelle
idée, ce second signe fixe dans mon
esprit le résultat de l’opération que
j’ai faite, il me rend présente et
sensible l’idée d’un plus un ; bientôt
il fait naître celle de deux plus un, je
l’appelle trois ; continuant de même,
je conçois trois plus un, je l’appelle
quatre ; quatre plus un, je l’appelle
cinq ; cinq plus un, je l’appelle six ;
477
six plus un, je l’appelle sept ; sept
plus un, je l’appelle huit, et ainsi de
suite ; et tout cela pour avoir eu le
signe un et m’en être servi à créer le
signe deux. Alors je vois clairement
que tous ces nombres sont à la même
distance les uns des autres, et que
cette distance est égale à l’unité ;
chacun de ces noms est un point de
repos pour ma pensée ; il fixe le
rapport observé entre l’idée qu’il
représente et les idées antérieures et
postérieures ; il constate des
comparaisons faites que je ne suis
plus obligé de recommencer, et
desquelles je pars pour en faire
d’autres : je n’ai plus besoin d’avoir
actuellement le souvenir vif de
l’impression que faisaient sur mon
œil six corps rangés à côté les uns des
autres, je vois distinctement que six
est entre cinq et sept ; qu’il est cinq
plus un, et sept moins un : qu’on me
propose de le retrancher de sept, je
reconnais nettement qu’il me restera
478
un ; si je veux l’ajouter à sept, je puis
le faire partiellement ; il m’est aisé de
sentir qu’en disant huit j’ai ajouté un
à sept, qu’en disant neuf j’y ai ajouté
deux, qu’en disant dix j’y ai ajouté
trois, qu’en disant dix-un ou onze j’y
ai ajouté quatre, qu’en disant dixdeux ou douze j’y ai ajouté cinq, et
enfin qu’en disant dix-trois ou treize
j’y ai ajouté six. Voilà donc que je
puis calculer, dès que chacun de ces
nombres porte un nom qui le
différencie, et que chacune de ses
parties composantes se trouve
exprimée avec précision par les noms
des nombres inférieurs : car le grand
avantage des signes est qu’ils
distinguent les idées qu’ils
représentent, et qu’ils les
décomposent réciproquement de
mille manières différentes ; trois et
deux, quatre et un décomposent cinq,
etc.
479
Il est bien vrai, et cela provient de
la même cause, que si tous ces
nombres se suivaient long-temps,
comme font les seize premiers dans
la langue française, toujours désignés
par des noms qui n’eussent entr’eux
ni analogie ni relation, je perdrais
bientôt de vue les rapports mutuels
des plus éloignés, c’est-à-dire la
quantité d’unités qui les sépare.
Pourquoi cela ? précisément parce
que cette quantité ne me serait plus
rappelée par les noms qui chacun
expriment seulement qu’ils sont
séparés de leurs deux voisins par la
quantité un. C’est à ce rapport
exprimé que je serais continuellement
obligé d’avoir recours pour retrouver
la valeur des distances plus grandes ;
et à chaque opération je serais
toujours forcé de compter un à un,
comme je viens de le faire, pour
ajouter six à sept, et découvrir que
cela m’amène au nom de nombre
treize. Il n’est pas douteux que je
480
réussirais par cette voie ; car dès que
l’on part d’un point connu, et que
tous les intermédiaires sont connus
aussi, on sait avec certitude où l’on
arrive et en quoi consiste le nouveau
composé. Mais ce moyen, fort utile
déjà, et qui est uniquement dû à
l’institution de ces premiers signes,
serait cependant encore long et
pénible, et par conséquent insuffisant
pour des opérations compliquées et
étendues ; c’est pourquoi l’esprit de
l’homme, qui a besoin de points de
repos, et qui est fatigué de conserver
présente à la fois une chaîne d’idées
trop longue, a imaginé de partager la
série des nombres en différens
groupes ; il a fait ces groupes égaux
entr’eux, afin que ce qui est vrai de
l’un soit vrai de l’autre ; il a donné
aux nombres qui les terminent des
noms vingt, trente, qui, comparés à
ceux qui les précèdent et à ceux qui
les suivent, avertissent que la période
finit et va recommencer. D’un
481
nombre de ces périodes égal à celui
des unités de chacune, il forme une
période plus grande, et au
commencement de chacune il place
un nom qui en avertit. Pour plus de
commodité encore, les noms de ces
dixaines et de ces centaines, vingt,
trente, quarante, deux cents, trois
cents, quatre cents, sont tels, qu’ils
établissent entr’elles les mêmes
rapports qui existent entre les unités
simples. C’est ainsi qu’une idée
conduit à une autre quand elle a été
fixée par un signe. Sans tous ces
mots, ces rapports seraient demeurés
inaperçus ou bientôt perdus de vue ;
mais une fois déterminés et constatés
par des noms, je m’en sers comme de
choses convenues, et je puis
combiner tous ces nombres, sans les
décomposer, jusque dans leurs
élémens primitifs à chaque
opération ; car ils ont été
suffisamment analysés d’avance.
J’opère sur trente et quarante, sur
482
trois cents et quatre cents, comme sur
trois et quatre : de là de nouvelles
facilités et une possibilité bien plus
étendue de calculer ; facilités,
possibilité qui sont dues uniquement
à ce nouvel état des noms de nombre
qui constate des analyses
postérieures. C’est sans doute un
grand perfectionnement ; mais
observez toutefois
qu’indépendamment de cette
amélioration, et par le seul fait de
leur institution, je puis aisément
retenir les différences caractéristiques
de la valeur des seize premiers noms
de nombre, tandis que je serais bien
loin de pouvoir distinguer de même
les idées qu’ils expriment, si elles
n’étaient représentées que par la
répétition continuelle du mot un ; et
ce serait bien pis encore si je n’avais
pas même le mot un ; car ce mot est
déjà un signe et un signe très-utile,
comme nous l’avons observé en
commençant.
483
Au surplus, je n’ai exposé que les
propriétés des noms de nombre, et
n’ai point du tout parlé de celles des
chiffres, qui sont d’une utilité
incomparablement plus grande. La
prodigieuse supériorité de ceux-ci sur
les premiers tient premièrement à ce
que ce sont des signes permanens, de
sorte que l’impression qu’ils font
peut se renouveler ou se prolonger à
volonté ; secondement, à ce qu’ils
indiquent une multitude de rapports
entr’eux par leur seule position
respective. Nous examinerons la
valeur de la première de ces
circonstances quand nous parlerons
des écritures, et celle de la seconde
quand nous traiterons de la syntaxe et
des constructions ; mais ici il ne
s’agissait que de bien faire sentir
l’effet des signes en général sur
l’action de la pensée ; et si, entre tous
les signes, j’ai choisi les mots, et
parmi les mots les noms de nombre,
c’est que c’est le cas où l’effet en
484
question est le plus frappant. La
raison en est d’abord que de tous les
signes qui ne sont pas permanens
(circonstance particulière qu’il fallait
écarter dans des considérations
générales), les mots sont ceux qui
analysent le mieux nos idées ; ensuite
que de tous les rapports existans entre
nos idées, les rapports de quantité
sont les plus exactement
appréciables, étant toujours composés
de la même valeur, celle de l’unité
répétée plus ou moins de fois ; ce qui
fait que l’on voit nettement jusqu’où
l’on peut aller avec tel signe ou avec
tel autre.
Il n’est donc pas aussi aisé de faire
voir l’effet des mots sur la
combinaison des rapports de nos
idées, qui ne sont pas des rapports de
quantité, c’est-à-dire qu’il n’est pas
possible de marquer avec autant de
précision le point où l’esprit
s’arrêterait faute d’un mot, et celui
485
jusqu’où il va au moyen de tel mot ou
de tel autre. Cependant, nous savons
que toutes nos connaissances sont le
produit de nos jugemens, et que tous
nos jugemens sont l’effet de la
comparaison de deux idées ; or, il est
bien manifeste que deux idées un peu
composées ne seraient jamais assez
présentes à la fois à notre esprit avec
leurs circonstances, pour être
comparées ensemble, si le résultat
des jugemens antérieurs qui ont servi
à les former n’était fixé et rendu
sensible par les signes qui les
expriment. Sans ces signes, ces
jugemens subséquens et toutes les
connaissances qui en dérivent
n’auraient donc jamais lieu.
Reprenons pour exemple la
proposition que nous avons déjà citée
plusieurs fois : L’homme qui
découvre une vérité est utile à
l’humanité toute entière. Il n’y a là
que deux idées comparées, savoir,
l’homme qui découvre une vérité et
486
être utile à l’humanité toute entière.
Il serait très-commode, et nous
l’avons déjà observé, que chacune de
ces idées fût exprimée par un seul
mot. Si cela était, et que l’une fût
représentée par a, l’autre par b, et
l’idée d’affirmation par c, la phrase
se réduirait à a c b, ou, en conservant
le génie de la langue, qui est de
joindre le signe d’affirmation à
l’attribut commun, elle serait a est b,
et nous nous servirions de a comme
de tous les autres substantifs, et de b
comme de tous les autres adjectifs.
Ces deux mots n’existent pas dans la
langue : elle est pauvre à cet égard ;
cependant elle fournit des ressources.
Ne pouvant peindre chacune des deux
idées dont il s’agit par un seul signe,
on exprime l’une à l’aide de six mots
et l’autre à l’aide de sept. Ces deux
groupes forment chacun un ensemble,
et nous avons dans la tête deux idées
nettes et complètes que nous pouvons
comparer ; mais nous ne les aurions
487
pas sans ces signes subsidiaires, qui,
dans le cas présent, sont des signes
du second ordre par rapport aux deux
qui nous manquent et qu’ils
suppléent.
Maintenant examinons ces signes
eux-mêmes qui représentent les idées
composantes, nous découvrirons
aisément qu’ils sont de différens
genres, qu’ils n’ont pu être inventés
que successivement. On voit bien
qu’il a fallu désigner les choses avant
de donner des noms aux qualités
qu’on y remarquait ou aux actions
qu’on voulait leur faire éprouver, et
exprimer ces actions ou ces qualités
relativement aux choses, avant de les
considérer abstraitement. Ainsi, les
noms des objets existans ont été
inventés les premiers, les verbes et
les adjectifs ensuite, et les substantifs
abstraits postérieurement. À plus
forte raison, on sent que les mots qui
expriment des relations très-
488
générales, comme le relatif qui et la
préposition à, ou des circonstances
très-fines, comme l’article le, sont
des créations plus récentes encore et
des productions d’esprits plus
exercés. Il y a plus ; nous avons déjà
observé, et ne l’oublions pas, que ces
substantifs, ces adjectifs, ces verbes
sont d’abord des noms particuliers et
propres à la chose qu’ils expriment,
et qu’ensuite ils ont été généralisés
par des réflexions subséquentes. En
outre, chacun de ces mots principaux,
par les différentes désinences qui
constituent sa déclinaison ou sa
conjugaison, exprime diverses
circonstances de nombre, de genre,
de temps, de personne, qui font de
chacune de ses formes une idée
distincte. Tout cela c’est autant de
résultats d’analyses successives, qui
graduellement rendent possibles
celles qui les suivent ; vous y
observez la même progression et des
degrés plus nombreux encore que
489
dans la formation du mot un et dans
celle des premiers noms de nombre,
puis des noms de dixaines, de
centaines, etc. ; et vous reconnaissez
que, dans un cas comme dans l’autre,
il n’a d’abord été possible de faire
qu’un petit nombre d’opérations, et
que la capacité de combiner et celle
de calculer se sont également accrues
en proportion de la perfection de
leurs instrumens.
Pour rendre cette vérité plus
frappante encore, faites un essai bien
simple ; représentez-vous où vous en
seriez si, pour exprimer la
proposition que nous avons prise
pour exemple, au lieu d’employer les
treize mots qui la composent, vous
substituiez à chacun d’eux la
description complète de toutes les
idées partielles qu’ils renferment, des
points de vue sous lesquels on les a
envisagées pour les réunir, et de leurs
relations avec celles comprises sous
490
les autres mots ; il est bien clair qu’il
en résulterait un verbiage
épouvantable, au milieu duquel il
vous serait impossible de saisir le
sens général de la proposition.
Cependant toutes ces analyses
préliminaires sont faites, il ne s’agit
plus de les découvrir ; vous n’auriez
qu’à les retracer, et vous ne le
pourriez même qu’à l’aide de
beaucoup de mots que vous leur
devez déjà. Que font donc ces treize
mots ? rien autre chose que présenter
à votre pensée, d’une manière plus
commode, les résultats d’opérations
antérieures. C’est aussi ce que font
les caractères algébriques, quand à la
place d’une expression trèscompliquée on met une simple lettre
à l’aide de laquelle on fait des
combinaisons nouvelles, qui, sans
cette abréviation, seraient devenues
inextricables, sauf ensuite à aller
rechercher l’expression plus détaillée
lorsqu’il en est besoin, comme nous
491
faisons nous-mêmes en parlant quand
l’état de la discussion fait sentir la
nécessité d’une définition ou d’une
description plus ou moins
circonstanciée de notre idée.
Nous sommes donc fondés à
conclure que ce que nous avons
remarqué des noms de nombre et des
idées de quantité, est vrai des autres
mots et des autres idées, et que ce que
nous avons dit des mots s’applique
plus ou moins à toutes les espèces de
signes ; et nous pouvons regarder
comme prouvé que l’effet général des
signes est, en constatant des analyses
antérieures, de rendre plus faciles les
analyses subséquentes ; que cet effet
est exactement celui des caractères et
des formules algébriques ; et que, par
conséquent, les langues sont de vraies
instrumens d’analyse, et l’algèbre
n’est qu’une langue qui dirige l’esprit
avec plus de sûreté que les autres,
parce qu’elle n’exprime que des
492
rapports plus précis et qu’un seul
genre de rapports. Les règles
grammaticales font juste le même
effet que les règles du calcul ; dans
les deux cas, ce ne sont que des
signes que nous combinons ; et, sans
nous en apercevoir, nous sommes
conduits par les mots comme par les
caractères algébriques[2]
. Tout ceci
était bon à éclaircir, et je crois qu’il
n’y reste plus d’obscurité.
Tel est donc l’effet général et
principal des signes comme
instrumens de la pensée ;
actuellement il faudrait tâcher de
trouver les causes de cet effet.
Malheureusement cela n’est pas trèsfacile ; il semble même au premier
coup-d’œil que cet effet n’a point de
cause, ou, en d’autres termes, qu’il ne
devrait pas exister ; il semble que la
difficulté de comparer nos idées
consistant uniquement dans celle de
les bien connaître, et celle de les bien
493
connaître dans celle de se bien
rappeler les idées qui les composent
et leurs rapports avec celles qui les
avoisinent, toutes ces opérations
intellectuelles doivent être les
mêmes, soit que ces idées soient
revêtues d’un signe, soit qu’elles en
soient dénuées. Il paraît que le son du
mot pain et du mot bon ne saurait
m’exempter d’avoir présentes à
l’esprit toutes les idées composant
l’idée de pain et l’idée de bon, pour
pouvoir juger si le pain est bon, et
qu’ainsi ces mots ne devraient m’être
d’aucune utilité. Cependant
l’expérience est constamment
contraire ; elle montre que ces signes
font en moi une impression qui n’est
pas exactement celle de toutes les
idées qu’ils représentent, mais qui en
est comme la résultante, c’est-à-dire
qu’il y a quelque chose de plus dans
l’effet que nous fait un signe que
dans celui que produit en nous l’idée
composée que ce signe exprime ; la
494
preuve en est que nous faisons, par le
moyen de ce signe, beaucoup de
combinaisons ultérieures que nous ne
pouvions pas faire avec l’idée ellemême. Mais, je le répète, il n’est pas
aisé d’assigner avec précision la
cause de cette différence entre le
signe et l’idée, et on ne l’a jamais
déterminée nettement, au moins que
je sache. Je crois pourtant que nous
allons la trouver tout naturellement
dans une observation que nous avons
déjà faite sur les caractères et les
propriétés de nos opérations
intellectuelles et des mouvemens
internes qui les produisent.
Nous avons remarqué qu’en
général ceux de ces mouvemens dont
résultent nos souvenirs et nos
jugemens, ou perceptions de rapports,
ébranlent moins fortement notre
machine, sont moins nécessairement
accompagnés de peine ou de plaisir,
et par suite laissent des traces moins
495
vives, moins distinctes, moins
durables que les mouvemens
purement sensitifs ; qu’en
conséquence les souvenirs et les
jugemens sont des perceptions plus
légères, plus fugitives, et qui
produisent des impressions moins
profondes sur notre organisation que
la sensation proprement dite. C’est ce
qui fait que les idées abstraites et
éloignées des sens sont celles que
nous avons le plus de peine à fixer et
à ne pas perdre de vue, et que les
sujets où elles se trouvent en plus
grand nombre sont ceux où il nous est
le plus difficile d’éviter l’obscurité et
la confusion ; c’est ce qui fait encore
que le moindre bruit, la moindre
douleur ou le moindre plaisir actuel,
nous distraient souvent de la
méditation la plus profonde, et nous
font perdre de vue le souvenir qui
nous occupe le plus. En général, tout
prouve que la sensation a une tout
autre énergie que le souvenir et le
496
jugement, lesquels sont, par leur
nature, des perceptions légères et
transitoires. Maintenant si nous nous
rappelons que toutes nos idées sont
extrêmement composées ; que par
conséquent toutes sont des
assemblages d’une foule de souvenirs
et de jugemens ; que même, si l’on en
excepte les sensations simples, dont il
n’est pas question en ce moment,
elles ne sont toutes, à proprement
parler, que des souvenirs
d’impressions reçues et de
combinaisons opérées, nous en
conclurons qu’elles sont toutes
essentiellement fugitives ; que, par
leur nature même, elles doivent ne
faire que paraître et disparaître, et que
le véritable changement qu’y apporte
le geste ou le mot, en un mot le signe
quelconque qui nous les représente,
en frappant nos sens, est de les
associer à une sensation, de les
rapprocher du caractère de ce genre
de perceptions, et de leur en donner
497
toute l’énergie. De là seul naît, je
pense, la différence qui existe entre
les propriétés du signe et celles de
l’idée qu’il représente : j’en suis
d’autant plus persuadé, que, si l’on y
fait bien attention, on verra que cette
seule circonstance suffit pour
expliquer tous les effets des signes.
En effet, quand une idée est une
fois intimement liée à une sensation,
elle nous frappe aussi souvent, aussi
facilement, aussi vivement que cette
sensation elle-même ; elle est aussi
distincte de toutes les autres idées qui
sont liées à d’autres sensations, que
ces sensations le sont entr’elles. Pour
ne pas la confondre avec elles, nous
n’avons plus besoin d’en examiner
tous les élémens, d’en rechercher la
génération ; ce n’est plus, pour ainsi
dire, les rapports très-déliés de ces
idées que nous avons à considérer,
mais les rapports bien plus frappans
de ces sensations. Voilà pourquoi les
498
signes secourent la mémoire, rendent
les habitudes plus fortes, servent de
point de repère à l’esprit ; pourquoi
ils constatent réellement les
opérations intellectuelles qui ont eu
lieu ; pourquoi les idées de classes,
de genres, d’espèces, et toutes les
idées généralisées que nous
conservons par leur moyen, une fois
qu’elles sont faites, nous sont si
commodes ; voilà aussi pourquoi il
est si utile et si agréable que les
signes aient de l’analogie avec la
chose qu’ils expriment, et qu’il existe
entr’eux des relations
correspondantes à celles des idées
qu’ils représentent : d’un autre côté
l’on voit que la sensation du signe
étant une sorte d’étiquette de l’idée, à
peu près comme les titres de certains
chapitres et de certains paragraphes
qui en expriment le sens en abrégé, et
se mettant pour ainsi dire en nous à la
place de cette idée, elle doit nous en
faire perdre de vue les détails. De là
499
vient sans doute que nous avons
souvent la conscience du sens d’un
mot sans pouvoir l’expliquer, et que
nous sommes exposés à bien des
erreurs en nous en servant ; de là
vient apparemment encore qu’il nous
arrive souvent d’être frappés de la
vérité d’une proposition long-temps
avant de pouvoir nous en rendre
compte, ou révoltés de la fausseté
d’un sophisme quoique nous ne
puissions pas la démontrer. Il serait
facile de multiplier et de développer
ces faits, qui tous se présentant
comme des conséquences de notre
principe, le rendraient toujours plus
plausible ; mais ceux-ci suffisent, je
crois, pour conclure qu’il est trèsprobable que la réunion de la
sensation à l’idée est la vraie cause de
l’effet des signes : quoi qu’il en soit,
ce qui est certain c’est que cet effet
est le même dans tous les signes que
dans les signes algébriques, et qu’il
consiste à constater les opérations
500
intellectuelles que nous avons faites,
et à nous donner la facilité d’en faire
des combinaisons qui seraient
impossibles sans ce secours. C’est là
ce qu’il était important de bien
éclaircir.
Actuellement que nous avons vu
quels sont nos différens langages ou
systèmes de signes représentatifs de
nos idées, et en quoi consiste la
propriété fondamentale de ces signes
considérés comme moyen de penser,
nous pouvons examiner avec sûreté
les diverses circonstances de
l’influence de ces signes sur la
pensée : c’est ce que nous allons faire
dans le chapitre suivant.
1. ↑ Ne croyez pas cependant que, par ce
principe, je préfère condamner toute
locution par laquelle, en exprimant bien
une idée principale, on lui donne une
nouvelle force en réveillant d’autres idées
qui ont avec elle plus ou moins de rapport.
C’est ce qui se verra mieux quand nous
parlerons des figures grammaticales et
oratoires.
501
2. ↑ Il y a pourtant, entre la langue algébrique
et les autres langues, une différence
singulière dont il faut saisir la cause avec
précision, parce qu’elle met bien à
découvert l’artifice des raisonnemens
ordinaires et de ceux appelés spécialement
calculs, et qui n’en sont pas moins des
raisonnemens comme les autres.
La langue algébrique ne s’applique qu’à
des idées de quantité, c’est-à-dire à des
idées d’une seule espèce, qui ont entr’elles
des rapports très-fixes et très-précis ; ils
sont toujours composés de l’unité ou de ses
multiples ; et elle ne sert à combiner ces
idées si distinctes et si immuables, que sous
un seul rapport, celui de leur augmentation
ou de leur diminution, rapport qui est luimême une idée de quantité et en a toutes les
précieuses propriétés.
Par ce moyen, il n’y a jamais ni
incertitude, ni obscurité, ni variation dans
la valeur des élémens du discours de cette
langue, et il en résulte un effet tout
particulier, c’est qu’on n’a jamais besoin de
songer à la signification de ces signes
pendant tout le temps qu’on les combine :
on est toujours sûr de la retrouver quand on
voudra ; elle n’aura souffert de changemens
qu’en plus ou en moins, et ils auront tous
été marqués par les changemens de formes
ou de positions qu’auront éprouvés les
signes. Pourvu qu’on ait observé
scrupuleusement les règles de la syntaxe de
502
cette langue, qui ne sont autre chose que les
règles du calcul, on est certain d’arriver à
une conclusion juste, c’est-à-dire
exactement qu’on n’a eu nul besoin de
savoir ce qu’on disait pendant tout le temps
qu’on a raisonné : aussi ne le sait-on
jamais. Un calcul algébrique ressemble
parfaitement et rigoureusement au discours
d’un homme qui commencerait par une
proposition vraie et finirait par une autre
proposition vraie, et aurait toujours parlé
dans l’intervalle d’une manière
inintelligible pour les autres et pour luimême, et sans faire de faute de langue ;
mais la conclusion d’un tel personnage,
bien que vraie par hasard, ne serait pas
prouvée, au lieu que celle de l’algébriste
l’est ; et voici pourquoi.
Les mots sont bien, comme nous l’avons
dit, des formules qui peignent d’une
manière abrégée les résultats de
combinaisons antérieurement faites, et qui
dispensent la mémoire de l’obligation
d’avoir ces combinaisons incessamment
présentes dans tous leurs détails. Ainsi,
nous les combinons bien jusqu’à un certain
point indépendamment des idées dont ils
sont les signes, et même cet effet a lieu
beaucoup plus que nous ne croyons,
comme nous venons de le voir ; mais les
résultats que ces mots expriment ne sont
pas d’une nature aussi simple ni aussi
précise que ceux que représentent les
503
caractères algébriques ; et les modifications
que nous leur faisons éprouver dans le
discours, soit en joignant un adjectif à un
substantif, soit en donnant un attribut à un
sujet, sont bien plus variées et bien moins
mesurables que celles que font éprouver
aux caractères algébriques les signes
multiplié par, ou divisé par, ou le signe
égale, qui équivaut à l’attribut verbal, ou
les coefficiens, ou les exposans, ou les
signes radicaux. Ces modifications des
caractères algébriques sont toutes
appréciables en nombres ; celles des mots
ne le sont pas, et c’est-là une différence
immense.
D’ailleurs, nous modifions nos
substantifs, non-seulement dans leur
compréhension, c’est-à-dire dans le nombre
des idées qu’ils renferment, mais encore
dans leur extension, c’est-à-dire dans le
nombre des objets auxquels nous les
appliquons ; et ce qui est vrai en leur
donnant telle extension, ne le serait plus en
leur donnant telle autre. Or, que serait-ce
que de l’algèbre dont les caractères nonseulement ne seraient pas toujours
complètement abstraits, mais même
seraient concrets, tantôt d’une manière,
tantôt d’une autre, c’est-à-dire
s’appliqueraient tantôt à un certain nombre
d’objets, tantôt à un autre ? Certainement
on ne pourrait pas suivre le calcul sans
songer à tout moment à ce qu’il représente :
504
c’est aussi ce qui arrive dans toutes les
autres langues.
De tout cela il suit que nous nous fions
bien aux mots comme à des formules
trouvées ; que nous sommes bien obligés de
nous en servir en cette qualité, puisque
c’est-là leur seule utilité en tant que
moyens d’analyse ; que nous nous en
reposons beaucoup sur eux, souvent même
avec trop de confiance ; mais que
cependant cette sécurité ne peut jamais être
telle, que nous perdions absolument de vue
leur signification, et que nous ne soyons
pas obligés de nous la rappeler au moins en
masse chaque fois que nous les employons,
à chaque modification que nous leur
faisons subir, et à chaque conclusion que
nous voulons en tirer. La preuve en est que
quand le souvenir de cette signification
devient trop confus on inexact, le seul
moyen d’éclaircir et de rectifier nos
raisonnemens, est de substituer la
description détaillée de l’idée au signe qui
la représente en abrégé ; et ce moyen, s’il
est bien employé, suffit toujours pour
trouver d’où vient l’équivoque ou l’erreur.
Enfin, comme l’a dit très-énergiquement
M. Maine-Biran, quand nous nous servons
de toutes nos langues (excepté l’algèbre),
nous sommes toujours obligés de porter à
la fois le double fardeau du signe et de
l’idée[3]
. Nous y sommes également
505
obligés, même pour combiner des idées de
quantité, quand nous entreprenons de le
faire par le moyen des signes de nos
langues ordinaires, sans employer ceux de
l’algèbre. Aussi, alors ne pouvons-nous pas
pousser le calcul jusqu’au degré de
complication auquel nous atteignons à
l’aide des signes de l’algèbre. Il y a plus ;
c’est que, même en nous servant de ceuxci, nous ne sommes complètement
dispensés de songer à l’idée que dans les
momens où une formule trouvée et des
règles de calcul démontrées nous guident
mécaniquement ; mais dans tous ceux où il
s’agit de se décider pour une opération
plutôt que pour une autre, de reconnaître le
sens et la valeur de l’expression d’un
résultat, de découvrir les propriétés
instructives ou commodes qu’elle peut
avoir acquises ou perdues dans ses
différentes transformations, il n’en est pas
de même ; alors le signe ne suffit plus ; il
faut bien remonter à l’idée, et il s’exécute
là des opérations intellectuelles qui ne
consistent ni à multiplier ni à diviser,
qu’aussi les signes algébriques ne peuvent
pas peindre, qu’on ne peut représenter que
par ceux des langues vulgaires, et qui
pourtant n’en font pas moins partie de la
chaîne du raisonnement et en sont même la
partie la plus essentielle. La langue
algébrique n’est donc pas une langue
complète ; elle ne peint jamais un
506
raisonnement d’un bout à l’autre ; elle est
toujours entremêlée de temps en temps de
quelques phrases d’une langue ordinaire, àpeu-près comme dans les intermèdes la
danse succède au chant, qui a appris ce que
celle-ci n’aurait pas pu exprimer.
Seulement, dans toutes les parties de la
série des idées où l’algèbre s’applique, elle
l’abrège singulièrement, et par la met
l’esprit en état de la suivre beaucoup plus
loin. C’est-là sa véritable utilité.
Mais pourquoi peut-elle sans
inconvénient abréger à cet excès la chaîne
d’un raisonnement ? cela tient à la nature
des idées de quantité. Pourquoi nous
conduit-elle ainsi avec une sûreté complète
et sans que nous ayons besoin de savoir ce
que nous faisons ? c’est encore grâce à la
nature des rapports de quantité auxquels
seuls elle est applicable.
C’est donc une grande erreur de croire
que l’on peut transporter la langue
algébrique dans d’autres matières. Pour
s’en assurer, il suffit de voir que, même
dans les raisonnemens sur les idées de
quantité, il y a des momens où elle ne peut
pas servir.
Ce n’est pas moins s’abuser que
d’imaginer qu’en perfectionnant les autres
langues il est possible de leur donner toutes
les propriétés de la langue algébrique. Sans
doute il est possible d’améliorer les signes
507
dont se composent ces langues et de
régulariser leur syntaxe, et cela serait trèsavantageux ; mais on ne peut pas faire que
toutes les idées que ces langues élaborent
aient le même degré de fixité et de
précision, et que tous les rapports sous
lesquels on considère ces idées soient
également simples et déterminés. Or, ce
n’est que dans ces deux cas que ces langues
peuvent se transformer en langage
algébrique, lequel en définitif n’est autre
chose qu’une collection d’abréviations dans
les termes et d’ellipses dans les phrases.
Enfin, c’est une idée encore plus fausse
de vouloir, par des formes syllogistiques,
produire le même effet qu’avec des
formules algébriques et arriver au même
degré de certitude. C’est confondre toutes
les notions. L’un ne répond point à l’autre.
Il n’y a rien dans le calcul qui soit analogue
aux prétendus principes logiques.
La langue algébrique, répétons-le, est
une langue comme une autre. Ses
caractères sont les élémens du discours. Les
règles du calcul sont les lois de sa syntaxe,
qui enseignent quel usage on doit faire de
ces élémens, et quelles modifications on
doit leur faire subir pour marquer les
liaisons qu’on a établies entr’eux et les
opérations intellectuelles qu’on a exécutées
par leur moyen. C’est-là tout ce qui existe
dans toute langue, et l’acte du raisonnement
508
est le même dans toutes. Les formes
syllogistiques sont une espèce de
superfétation dont on aurait pu embarrasser
les calculs tout comme les autres
raisonnemens, si, dans ce cas, leur inutilité
n’avait pas été plus manifeste que dans les
autres. C’est un surcroît de précaution que
l’on a cru propre à guider nos jugemens et à
en augmenter la sûreté, mais qui réellement
ne fait que les gêner et cacher les causes de
leur justesse ou de leur fausseté.
Le vrai est que, dans tous nos
raisonnemens quelconques, il ne s’agit
jamais que d’idées revêtues de signes ;
ainsi il ne peut pas y avoir d’autres
principes de logique que la connaissance de
ces idées et de leurs signes, c’est-à-dire
l’idéologie et la grammaire, ou, si l’on
veut, la connaissance de la valeur de ces
signes isolés et celle du mode de leur
liaison, c’est-à-dire le vocabulaire et la
syntaxe du langage dont on se sert. La
logique proprement dite est un pur néant,
une idée radicalement fausse, une vraie
chimère, comme j’espère le faire voir en
son lieu.
Je sens combien cette longue discussion
est déplacée ici. Pour qu’elle fût
complètement satisfaisante, il faudrait
qu’elle ne vînt qu’après tout ce que nous
avons à dire dans le chapitre suivant, dans
la Grammaire et dans la plus grande partie
509
de la Logique. Elle est presque la
conclusion de l’ouvrage. C’est pour cela
que je l’avais supprimée dans la première
édition de ce volume ; mais, par réflexion,
je l’ai crue utile pour provisoirement
appuyer ce qui vient d’être dit, en indiquant
ce qui suivra. C’est ainsi qu’en traitant ces
matières, qui ont été si complètement
embrouillées et dénaturées, on est toujours
froissé entre la crainte, si l’on suit loin son
idée, d’avancer des choses dont on ne peut
pas encore développer toutes les preuves, et
celle, si l’on s’arrête, de laisser subsister
des préventions qui résistent aux assertions
les mieux fondées et qui sont la base des
autres. C’est ce qui m’est arrivé
continuellement en écrivant ces deux
chapitres des signes, qui cependant me
paraissent ici à leur place naturelle et
nécessaire.
Quoi qu’il en soit, concluons qu’en
raisonnant nous sommes conduits par les
mots comme par les caractères
algébriques ; que leur utilité est de nous
dispenser en partie d’avoir présentes les
idées qu’ils représentent ; que s’ils ne font
pas cet effet aussi complètement que les
caractères algébriques, et s’ils ne le font
pas sans danger comme eux, cela tient
uniquement à la nature des idées
représentées ; et que si toutes nos idées
étaient susceptibles d’abréviations et
d’ellipses aussi fortes que les idées de
510
quantité, sans que la confusion s’y
introduisît, nous aurions pour toutes des
langages analogues à l’algèbre, et nous
suivrions nos déductions plus loin et plus
sûrement ; comme aussi si toutes ces idées
étaient encore plus fugitives et moins
déterminées, nous serions obligés, dans nos
langues ordinaires, de nous servir de termes
moins généraux et de locutions plus
développées et plus traînantes, et nous
serions encore moins capables de
déductions sûres et étendues. Je crois que
l’on doit commencer à trouver cette
manière de voir juste et vraie, et que l’on
en sera toujours plus persuadé à mesure que
nous avancerons.
3. ↑ Voyez son excellent Mémoire intitulé :
Influence de l’habitude sur la Faculté de
penser.
C’est, je crois, un des meilleurs ouvrages
qui aient jamais été écrits sur ces matières.
511
CHAPITRE XVII.
Continuation du précédent. Des
autres effets des signes.
VOUS voyez donc, mes jeunes amis,
que nos actions sont les signes
naturels et nécessaires de nos idées,
puisqu’elles les représentent, en
masse à la vérité, mais trèsfidèlement, sans que nous en ayons
l’intention, et même quand nous ne le
voudrions pas : c’est ce qu’on appelle
le langage d’action, parce que tout
système de signe est un langage.
Ces signes naturels et nécessaires
deviennent artificiels et volontaires,
c’est-à-dire que nous les refaisons
avec l’intention de faire connaître nos
idées à nos semblables ; et le langage
d’action devient la source de tous les
autres, qui, comme lui, s’adressent au
512
tact, à l’œil, ou à l’oreille, et que nous
pouvons varier à l’infini. Nous en
avons indiqué plusieurs.
À la longue, ces signes artificiels et
volontaires, sur-tout ceux qui
s’adressent à l’oreille, deviennent
très-détaillés et trèscirconstanciés, et
nous les rendons capables d’exprimer
d’une manière distincte des idées
très-peu différentes les unes des
autres, et qui ne sont séparées que par
des nuances très-fines.
Cet effet est dû sans doute à la
souplesse des organes d’où émanent
les signes, et à la délicatesse de ceux
auxquels ils s’adressent, et il est
proportionné à ces qualités ; mais il
ne se produit que graduellement, et il
ne peut avoir lieu qu’autant que nous
combinons nos premières
perceptions, que nous en formons des
idées composées, que nous percevons
entr’elles des rapports qui sont euxmêmes de nouvelles idées, que nous
513
les analysons, les comparons, les
modifions, les envisageons sous
toutes leurs faces, enfin que nous les
soumettons à tous les calculs dont
elles sont susceptibles. Or, c’est à
cela même que les signes nous aident
très-puissamment, en constatant les
résultats de chacun de ces calculs ; et
nous avons prouvé par des exemples,
que sans leurs secours nous serions
arrêtés dès les premiers pas : ainsi à
mesure que les signes se
perfectionnent, et même à chaque
nouveau degré de perfection qu’ils
acquièrent, ils sont cause du
perfectionnement des idées qu’ils
représentent, et par conséquent ils ne
nous servent pas moins à former nos
idées qu’à les communiquer.
Enfin, il paraît qu’ils doivent cette
précieuse propriété à ce que l’effet du
signe est d’associer l’idée qu’il
représente à la sensation qu’il
produit, et de faire ainsi participer des
514
perceptions très-fugitives, telles que
nos souvenirs et nos jugemens, aux
propriétés de la sensation, qui, par sa
nature, est une perception très-vive,
très-forte et très-distincte.
Voilà, en peu de mots, le résumé de
ce que nous avons dit jusqu’à présent
des signes, de leur origine, de leurs
différentes espèces, de leurs progrès,
de leur effet principal et fondamental,
et de la cause vraisemblable de cet
effet. Munis de ces préliminaires,
nous pouvons actuellement entrer
dans quelques détails : ils nous feront
encore mieux sentir l’influence des
signes sur l’état actuel de la raison
humaine ; et, nous fournissant
l’occasion de faire usage de nos
observations sur nos opérations
intellectuelles et sur la formation de
nos idées, ils nous procureront de
nouvelles preuves que nous avons
bien trouvé le fil de ce labyrinthe.
515
On demande souvent si nous
pouvons penser sans signes. Cette
question me paraît plus curieuse
qu’utile ; mais puisqu’elle a été
agitée, il ne faut pas négliger de la
résoudre ; d’ailleurs, elle nous
mènera à d’autres. Je crois que nous
devons d’abord distinguer entre les
signes naturels et les signes
artificiels.
Nous avons vu que nos actions
sont les signes naturels et nécessaires
de nos idées, c’est-à-dire que, même
malgré nous, elles manifestent avec
plus ou moins de détails nos pensées
et nos sentimens. Je ne connais pas
d’autres signes naturels ; car les
objets matériels sont bien les causes
de nos perceptions, mais ils ne les
manifestent pas, ils n’en deviennent
le signe et la représentation qu’autant
que nous les désignons à cet effet par
un cri, par un geste, en un mot, qu’en
vertu d’une institution expresse.
516
Quand je montre un fruit et ma
bouche pour exprimer cette idée, je
veux manger, le fruit et ma bouche
font partie de mon geste ; à eux seuls
ils n’eussent jamais exprimé mon
idée. Les objets matériels peuvent
donc devenir signes artificiels et
volontaires plus ou moins imparfaits,
mais ils ne sont pas signes naturels et
nécessaires ; il n’y a de signes
naturels de nos idées, que nos
actions.
Demander si nous pouvons penser
sans signes naturels, c’est donc
demander si nous pourrions posséder
la faculté de sentir, d’avoir des
perceptions, sans celle d’agir et de
manifester ces perceptions par des
actions. À cela il est impossible de
répondre par une expérience directe ;
seulement l’on peut dire que la
faculté de sentir et celle d’agir étant
distinctes, l’on peut concevoir un
ordre de choses tel, que les
517
mouvemens internes qui produisent
nos perceptions auraient lieu, quoique
nous fussions incapables de tout
mouvement apparent qui les
manifestât, et que dans ce cas nous
penserions effectivement, mais que
nos connaissances seraient bien
bornées. Au reste, cette solution ne
jette aucun jour sur l’exercice de
notre faculté de penser telle qu’elle
est, et ne fournit aucun moyen de
déterminer jusqu’où elle irait sans
l’usage des signes, dans un homme
constitué comme nous le sommes.
Demande-t-on, au contraire, si
nous pouvons penser sans signes
artificiels et volontaires ? la réponse
dépend du sens que l’on attache au
mot penser. Pour nous, qui avons
donné le nom d’idée ou de perception
généralement à tout ce que nous
sentons, depuis la plus simple
sensation jusqu’à l’idée la plus
composée, et qui avons appelé penser
518
avoir des perceptions quelconques, et
par là en avons fait le synonyme de
sentir, la question n’en est pas une ;
car il est bien manifeste que nous
sentons avant d’avoir des signes
artificiels, et que si, premièrement,
nous ne sentions rien, nous n’aurions
ni besoin ni moyen d’instituer aucun
signe. Aussi quand quelques
idéologistes ont prononcé que les
signes sont absolument nécessaires
pour penser, pour avoir des idées,
c’est qu’ils ne comprenaient pas sous
le nom d’idées la simple sensation, ni
sous celui de penser l’action de
percevoir cette sensation ; ils
n’appelaient proprement idées que ce
que nous avons appelé idées
composées, et ils ne donnaient le nom
de penser qu’à l’action de combiner
nos perceptions premières. Dans ce
sens je ne m’éloignerais pas
beaucoup de leur avis ; mais j’avoue
que je n’aime pas cette façon de
s’exprimer, car je ne vois pas ce que
519
peut être l’action de percevoir une
sensation, si elle n’est pas une des
opérations particulières de la faculté
de penser ; ni ce que peut être
l’action de penser, si elle n’est pas
toujours celle de sentir, modifiée de
mille manières. Dans notre langage
nous devons donc dire, sans hésiter,
que nous commençons à penser avant
d’avoir des signes artificiels.
Il n’est pas aussi aisé de
déterminer précisément jusqu’où irait
notre faculté de penser si elle n’avait
le secours d’aucun de ces signes, je
ne vois même point de moyen de le
savoir avec certitude ; mais, d’après
tout ce que nous avons dit
précédemment, il n’y a nul doute que
sans les signes toutes les réunions
que nous faisons de nos idées seraient
aussitôt dissoutes que formées ; que
les rapports que nous remarquons
entr’elles seraient aussitôt évanouis
que perçus, et que par conséquent
520
toutes combinaisons ultérieures nous
deviendraient impossibles, et nous
serions toujours arrêtés dès les
premiers pas : nous en avons même la
preuve directe dans l’impossibilité où
nous sommes de faire les moindres
calculs sans noms de nombre. Ainsi
nous pouvons prononcer avec les
idéologistes que je citais tout à
l’heure, que sans signes nous ne
penserions presque pas.
La question qui suit celle-là dans
l’ordre naturel des idées, est encore
plus délicate ; c’est de savoir jusqu’à
quelle classe d’idées et à quel degré
de combinaison peut nous conduire
chaque espèce de signe. Plusieurs
auteurs ont décidé qu’il n’y a que les
signes articulés, les mots, qui
puissent nous élever jusqu’aux idées
abstraites : mais je crois que cet arrêt
mérite examen. D’abord nous avons
vu que ces opérations qu’on appelle
abstraire et concraire sont toujours
521
réunies dans la formation de toute
idée composée, et que l’une n’est pas
plus difficile que l’autre ; ensuite
nous avons observé que toute idée
qui n’est pas individuelle est une idée
abstraite, car il n’existe dans la nature
que des individus ; enfin, nous savons
que toute perception de rapport est
aussi une idée abstraite, car un
rapport n’est qu’une vue de l’esprit et
non pas une chose existante par ellemême. Il faudrait donc, dans ce
système, soutenir que sans les mots
nous ne pourrions avoir que des idées
individuelles, ou même que nous ne
pourrions porter aucun jugement : or,
j’avoue que cette opinion me semble
impossible à défendre, et qu’au
contraire il me paraît prouvé en
rigueur qu’il a fallu avoir porté
beaucoup de jugemens avant d’avoir
créé un seul signe articulé. D’ailleurs
je ne vois pas pourquoi un geste ou
un cri n’exprimeraient pas une idée
abstraite tout comme un mot : nous
522
en voyons même tous les jours des
exemples ; et quoique ces exemples
se trouvent dans les gestes des gens
qui ont déjà l’usage des signes
articulés, ils n’en prouvent pas moins
par le fait que la chose est possible.
Je pense donc, sur la question
proposée, que les signes artificiels, de
quelque genre qu’ils soient, peuvent
représenter et constater des idées de
toute espèce, et que le degré de
complication des idées qu’ils nous
mettent à même de former, et des
combinaisons qu’ils nous donnent la
possibilité d’en faire, ne dépend pas
de la nature même des signes, mais
de leur degré de perfection, qui les
rend capables d’exprimer des
nuances plus ou moins fines, et de
constater des analyses plus ou moins
délicates.
Cette dernière observation
commence à nous faire entrer plus
avant dans notre sujet. Il s’agirait
523
actuellement de rechercher dans tout
langage quelconque jusqu’à quel
degré de connaissance nous
conduirait chaque degré de perfection
des signes qui le composent : mais
cette entreprise est évidemment
impossible à exécuter ; il ne faudrait
rien moins que refaire, depuis leur
origine, tous les systèmes de signes
imaginables ; et, quand cela se
pourrait, il serait encore impossible
de juger les effets des différens états
de ces systèmes de signes que nous
ne sommes pas habitués à employer.
Les divers degrés de perfection des
langues parlées sont moins difficiles
à reconnaître et à apprécier : nous
pouvons, jusqu’à un certain point,
nous représenter ce que serait une de
ces langues, d’abord si on lui ôtait
toute conjugaison et toute
déclinaison ; puis si on la privait
successivement d’articles, de
pronoms, de prépositions, de
conjonctions, etc. ; et enfin si, réduite
524
à des substantifs et des verbes
invariables, on retranchait encore de
ces mots tous les dérivés et les
composés, et qu’on ne conservât que
les primitifs. Nous ne saurions, il est
vrai, même dans ce cas, répondre
encore pleinement à la question
proposée, et assigner avec justesse le
degré précis de connaissance auquel
nous conduirait cette langue dans ces
différens états ; mais nous voyons
clairement qu’après chacun de ces
retranchemens successifs elle
deviendrait toujours plus difficile à
manier, moins capable de nous guider
dans l’acte du raisonnement, moins
propre à rapprocher nos idées les
unes des autres, à les combiner, à les
réunir sous tous les aspects dont nous
avons besoin, à constater des
différences légères entr’elles ; et
qu’enfin, dans le dernier état où nous
la mettons, elle ne pourrait plus
représenter que quelques groupes
principaux d’idées fortement distincts
525
entr’eux, et donner lieu qu’à quelques
jugemens très-grossiers et presque
palpables que nous en porterions.
Elle est alors, malgré les avantages
des signes articulés, réellement
inférieure à un système de gestes qui
serait perfectionné. Cependant ce
dernier état auquel nous l’avons
réduite est l’état primitif de cette
langue parlée et de toute autre. Un
langage quelconque ne peut jamais
avoir plus de signes que ceux qui
l’instituent n’ont d’idées : il en a
d’abord très-peu. Ce petit nombre de
signes aide à travailler ce petit
nombre d’idées ; il y fait découvrir de
nouvelles circonstances, de nouvelles
vues qui font sentir le besoin de
nouveaux signes pour les exprimer ;
et ces nouveaux signes servent à
apercevoir de nouvelles
combinaisons qu’il faut encore
représenter. C’est ainsi que le langage
satisfait d’abord les besoins de la
pensée, puis lui en fait contracter de
526
nouveaux en favorisant son action, et
qu’alternativement l’idée fait naître le
signe, et le signe fait naître l’idée. Ce
sont ces innombrables actions et
réactions successives qu’il faudrait
pouvoir saisir pour être en état de
répondre pleinement à la question
que nous nous sommes proposée au
commencement de ce paragraphe :
elle est donc absolument insoluble
dans ses détails. Mais nous voyons
bien en masse que les connaissances
et les langages marchent toujours de
front ; que le niveau se rétablit à
chaque instant entre l’idée et le signe,
et que par conséquent la langue la
plus perfectionnée est toujours celle
employée par les hommes les plus
éclairés ; et si elle n’est pas plus
parfaite, c’est parce que leurs idées
ne sont pas plus avancées.
Je dis que les connaissances et les
langues marchent toujours de front, et
que dans cette marche progressive le
527
niveau se rétablit à chaque instant
entre l’idée et le signe. Cela n’est vrai
toutefois qu’autant que le signe est de
nature à se bien prêter à ces
accroissemens et à ces modifications
successives : or, je crois que c’est une
propriété qui n’appartient
complètement qu’aux signes
articulés ; et je suis persuadé que tous
les autres systèmes de signes qui sont
étendus, perfectionnés, raffinés à un
certain point, si je puis m’exprimer
ainsi, ne l’ont point été par leur vertu
propre, par l’action directe des idées
sur eux, mais ont été composés par
des hommes qui avaient l’usage des
signes articulés, dont l’esprit avait été
développé par ces signes, et qui ont
composé d’autres langages sur celuilà et d’après celui-là[1] ; en un mot
que ces systèmes de signes ne sont
que des traductions d’un système de
signes articulés, et non pas des
ouvrages originaux composés
directement d’après les idées elles-
528
mêmes. Cette réflexion nous amène
naturellement à l’examen des qualités
particulièrement propres aux signes
articulés ; examen important, puisque
ces signes prédominent
universellement dans l’usage
ordinaire, qu’évidemment ce sont eux
qui ont provoqué, dirigé, et fixé la
marche générale de l’esprit humain
dans ses combinaisons et dans ses
recherches, et que leur histoire est en
même temps celle de nos idées et de
nos raisonnemens. Encore une fois, la
grammaire, l’idéologie, et la logique,
ne sont qu’une seule et même chose :
je ne connais point de moyen de
séparer ces trois sciences dès qu’une
fois on sait ce qu’elles sont.
Le premier avantage des signes
articulés est de marquer, de constater
facilement des nuances trèsnombreuses et très-fines, et par
conséquent d’exprimer distinctement
des idées très-multipliées et très-
529
voisines les unes des autres. Mais cet
avantage ne leur est pas
exclusivement propre ; je crois qu’il
serait téméraire de prononcer que des
gestes[2] ne sont pas susceptibles de
combinaisons aussi variées et aussi
distinctes que les sons articulés :
ainsi, à cet égard, je ne vois pas à ces
derniers une supériorité assez
marquée pour être la cause de la
préférence universelle qu’ils ont
obtenue.
Je pense qu’elle est due,
premièrement, à ce qu’il est dans la
nature de l’homme de produire des
sons quelconques dès qu’il est
affecté : c’est un effet si nécessaire de
notre organisation qu’il a lieu même
malgré nous ; et ces sons sont tels,
qu’ils peignent très-bien nos diverses
affections, ce qui les en rend les
signes naturels les plus certains et les
plus distincts. Secondement, à ce que
de tous les signes artificiels dérivant
530
directement des signes naturels, les
sons sont les plus commodes à
employer ; ils n’exigent ni espace ni
liberté de ses membres comme les
gestes et les attouchemens : dans
quelque position que l’on soit,
estropié, malade, agissant, on peut
produire ces signes ; on les entend de
même de jour comme de nuit, de loin
comme de près, sans se déranger,
sans se tourner vers eux, sans s’en
occuper, sans même le vouloir.
Ces deux propriétés qu’ont les sons
d’être les plus naturels et les plus
commodes de tous les signes, font
que de tous ils sont ceux qui nous
deviennent les plus profondément
habituels par l’usage, et qui se lient et
s’unissent le plus intimement en nous
aux idées qu’ils représentent[3]
. Or, si
nous nous rappelons ce que nous
avons dit et des effets de l’habitude et
de l’effet principal des signes, nous
sentirons que cet avantage est
531
immense, et suffit seul pour les faire
préférer universellement, et pour que
ce soit eux qui secourent le plus
efficacement les opérations de
l’intelligence humaine.
Les sons cependant ont encore une
propriété très-précieuse, c’est de
pouvoir devenir des signes
permanens. Au moyen de l’écriture,
ils demeurent fixés sous nos yeux
comme les hiéroglyphes, les dessins
et tous les autres signes durables, et
peuvent comme eux réveiller en nous
à tout instant les idées dont ils nous
ont affectés passagèrement, et nous
rappeler celles que nous pourrions
avoir oubliées et qui servent de
liaison nécessaire aux autres.
Voulons-nous apprécier l’importance
de cet effet ? pensons à la différence
de l’impression que fait sur nous un
ouvrage en l’entendant lire, ou en le
lisant nous-mêmes, sur-tout si le
raisonnement est un peu serré, ou si
532
le sujet ne nous est pas familier. Je
pourrais bien citer un exemple encore
plus frappant, c’est la différence qu’il
y a entre calculer de tête et calculer
par écrit ; mais dans ce cas, il faut
attribuer la plus grande partie de cette
différence à celle qui existe entre la
langue des noms de nombre et la
langue des chiffres ; ces derniers
représentant par leurs places seules
une multitude de rapports, c’est-àdire de jugemens que n’expriment
pas les noms même écrits. Je m’en
tiens donc au premier fait ; il suffit
pour prouver l’utilité des signes
permanens, à ne considérer même
que leur effet actuel, et sans parler de
la propriété qu’ils ont encore de
conserver pour d’autres temps et
d’autres lieux des suites d’idées qui
sans eux seraient impossibles à
perpétuer et à transporter. Les sons,
au moyen de l’écriture, acquièrent
donc tous ces avantages, et seuls,
entre tous les signes passagers, ils ont
533
cette prérogative ; car tous les signes
quelconques peuvent bien être
traduits, mais nuls, excepté les sons,
ne peuvent être écrits. Pour que vous
entendiez bien ceci, jeunes gens, il
faut que je vous fasse voir nettement
en quoi consiste l’opération de
traduire et celle d’écrire. J’ai
commencé à vous en donner une idée
lorsque je me suis refusé à regarder
les alphabets comme des langues, et
les caractères alphabétiques comme
des signes[4] ; mais cela ne suffit pas,
et c’est ici le lieu de compléter cette
explication.
Traduire est une opération par
laquelle on unit aux signes d’un
langage les idées qui étaient jointes à
ceux d’un autre langage ; à une
première association elle en substitue
une seconde, et par conséquent elle
nécessite de les avoir toutes deux
présentes à la fois à l’esprit. Cette
opération a lieu toutes les fois que
534
nous transportons nos idées d’une de
nos langues parlées dans une autre ;
mais elle n’a pas moins lieu quand
nous exprimons des signaux par des
gestes, des gestes par des
hiéroglyphes ou autres figures, ces
figures par des mots, ou seulement
quand nous substituons un système
de signes de chacune de ces espèces à
un autre système de la même espèce :
en général, il y a traduction dès que
nous mettons un langage à la place
d’un autre. Cette opération de
traduire se fait également dans nos
têtes, soit que nous émettions des
idées, soit que nous les recevions, dès
que la langue dans laquelle nous les
recevons ou les émettons n’est pas
celle avec laquelle nous les formons,
celle à laquelle elles sont intimement
liées en nous. La peine qu’elle nous
coûte est exactement proportionnée
au plus ou moins d’habitude que nous
avons d’associer nos idées aux signes
de la langue dans laquelle ou de
535
laquelle nous traduisons : si cette
seconde langue pouvait nous être
aussi familière que celle dans laquelle
nous pensons, si nos idées pouvaient
être également liées aux signes de
l’une et de l’autre, si enfin nous
pensions indifféremment dans toutes
deux, la peine de la traduction serait
nulle, ou plutôt il n’y aurait pas
traduction. Mais je ne crois pas que
cette parfaite égalité puisse exister
dans une tête humaine ; et si elle a
lieu, ce ne peut être qu’entre deux
langues parlées, entre deux systèmes
de signes vocaux : car nous avons vu
qu’aucune autre espèce de signes ne
peut devenir aussi profondément
habituelle que les sons. L’opération
de traduire dérange donc toujours la
liaison de nos idées à certaines
sensations.
Il n’en est pas de même de l’action
de lire et d’écrire. L’effet de l’écriture
est de nous rappeler un son fugitif par
536
le moyen d’un signe durable. Si les
hommes étaient raisonnables, il n’y
aurait qu’un alphabet pour toutes les
langues parlées, et dans cet alphabet
qu’un caractère pour chaque voix et
chaque articulation : tout le reste
n’est qu’un amas de variantes
inutiles. Il n’y a nulle relation directe
entre le caractère et l’idée ; aussi,
pour écrire ou lire des mots,
abstraction faite des irrégularités de
l’orthographe, il n’est pas nécessaire
d’en comprendre le sens ; il suffit de
savoir que tel caractère répond à tel
son : dès que cela est connu, la
sensation visuelle réveille le souvenir
de la sensation orale, et voilà tout.
C’est, si l’on veut, une traduction ou
plutôt une translation du signe, mais
non pas une traduction de l’idée ; ce
qui est bien différent, puisque cela ne
dérange pas la liaison habituelle entre
telle idée et telle sensation, le mot
écrit ne faisant encore une fois que
rappeler le mot prononcé et rien de
537
plus. Vous voyez donc que les
caractères alphabétiques ou
syllabiques ne sont que des signes de
signes, et non des signes d’idées, et
qu’à parler exactement, eux seuls
méritent le nom d’écriture. Tous les
autres caractères étant des signes
d’idées, forment de vraies langues
qu’on peut traduire dans une langue
parlée comme dans toute autre, mais
qu’on ne saurait lire, dans le sens
rigoureux du mot ; la preuve en est
qu’on ne peut les prononcer sans les
comprendre, tout comme en sens
contraire on ne peut écrire des gestes
sans savoir ce qu’ils signifient.
J’ai donc eu raison d’avancer qu’il
n’y a que les signes vocaux qui
puissent être écrits et lus, et que par
conséquent seuls entre tous les signes
passagers, ils ont la propriété de
devenir permanens sans cesser d’être
eux-mêmes ; ainsi, outre qu’ils sont
très-variés et très-distincts, ils sont de
538
beaucoup les plus naturels et les plus
commodes à employer ; ces deux
circonstances les rendent habituels à
un point dont nulle autre espèce de
signes ne peut approcher : de plus, ils
deviennent permanens quand on le
veut, ce qui accroît beaucoup leur
utilité ; et alors ils frappent deux sens
au lieu d’un, ce qui augmente encore
extrêmement la force de leur liaison
avec les idées.
En voilà plus qu’il n’en faut, je
pense, pour rendre raison de la
préférence universelle que l’on a
donnée aux signes vocaux, pour
montrer qu’il n’y a aucune
comparaison à faire entre cette espèce
de signes et toute autre, et pour
prouver qu’eux seuls ont
efficacement secouru l’intelligence
humaine ; et que, dans l’intention de
connaître l’influence des signes sur la
formation de nos idées, ce sont ceuxlà, exclusivement à tous les autres,
539
qu’il nous faut étudier. Nous aurons
donc tout ce qu’il peut être
intéressant de savoir de l’histoire des
signes, en traitant celle des sons
articulés : c’est aussi à quoi je me
bornerai dans la seconde partie de cet
ouvrage, et ma Grammaire ne sera
guère que l’analyse des langues
parlées, quoiqu’elle soit la grammaire
de tous les langages. En examinant
les différentes espèces de mots dont
ces langues sont composées, et les
lois de leur formation et de leur
réunion, nous verrons plus en détail
comment elles dirigent notre
intelligence. En attendant, je crois
que nous pouvons nous en tenir aux
réflexions précédentes, et terminer ici
ce que nous avions à dire des effets
généraux des signes et des effets
particuliers de certains signes sur la
formation de nos idées : il nous reste
à les considérer comme moyen de
transmettre ces mêmes idées à
d’autres.
540
Quelqu’importance que soit cette
seconde propriété, nous ne nous y
arrêterons pas long-temps ; les
conséquences qui en résultent sont si
frappantes, qu’il suffira de les
indiquer, ou plutôt nous n’aurons
presque qu’à recueillir ce que nous en
avons déjà dit en différens endroits. Il
est aisé de voir que cette propriété
qu’ont les signes d’être un moyen de
communication avec nos semblables,
est l’origine de toutes nos relations
sociales, et par conséquent a donné
naissance à tous nos sentimens et à
toutes nos jouissances morales. Il
n’est pas moins évident que sans elle
chaque homme serait réduit à ses
forces individuelles pour agir et pour
connaître ; et nous avons déjà
observé que dans cet isolement forcé
il resterait fort au-dessous des
sauvages les plus stupides, car les
plus bruts d’entr’eux doivent encore
beaucoup d’idées à l’état de société ;
même les animaux sont, jusqu’à un
541
certain point, instruits par leurs
semblables, et ne sont pas tout-à-fait
livrés à leur seule expérience
personnelle. Enfin, quand on voudrait
beaucoup étendre la possibilité du
développement intellectuel de chaque
individu, au moins serait-on toujours
obligé de convenir que ses progrès
seraient perdus pour l’espèce, et que
le genre humain serait condamné à
une éternelle enfance.
Il n’est donc pas douteux que nous
devons tout ce que nous sommes à la
possibilité de communiquer avec nos
semblables ; la seule chose qui mérite
examen, c’est de savoir comment
cette communication d’idées agit sur
nous ; mais il n’est peut-être pas si
aisé de s’en rendre raison qu’il le
paraît d’abord. En effet, on voit bien
au premier coup-d’œil qu’il est plus
facile d’apprendre une chose que de
l’inventer, et que dès que les hommes
peuvent se transmettre leurs idées les
542
uns aux autres, ils profitent tous des
observations et des réflexions de
chacun d’eux, et il semble que dèslors tout est expliqué. Cependant on
sait qu’une idée toute faite est une
chose absolument intransmissible ;
que pour en avoir réellement la
conscience, lorsqu’on entend ou que
l’on voit le signe qui la représente, il
faut nécessairement, si c’est une
simple sensation, l’avoir éprouvée ;
la preuve en est qu’on parlerait
éternellement de couleur à un
aveugle-né, qu’il ne saurait jamais ce
dont il s’agit. Si c’est une idée
composée, il faut avoir connu et
rapproché tous les élémens qui la
composent ; il est évident que sans
cela nous ne connaissons pas la
signification d’un mot, et que c’est ce
qu’on nous fait faire plus ou moins
bien quand on nous le définit. Enfin,
si cette idée est un jugement, la
proposition qui l’exprime est vide de
sens pour nous, n’est qu’un vain
543
bruit, comme celui d’une langue
étrangère, si nous ne connaissons pas
ses deux termes, si nous n’avons pas
fait sur chacun d’eux les opérations
que nous venons de décrire, et si
ensuite nous ne faisons pas nousmêmes l’acte de la pensée qui
consiste à percevoir le rapport énoncé
entr’eux. Tout cela est incontestable,
et pourtant, quand on y songe, on est
tenté d’en tirer une conséquence toute
contraire à celle qui paraissait
évidente tout-à-l’heure, et de croire
que les signes émis par un autre ne
nous épargnent aucune difficulté,
puisqu’il faut que, pour les
comprendre, notre intelligence fasse
les mêmes opérations que pour
former les idées qu’ils expriment.
C’est ainsi que presque tous les
phénomènes idéologiques renferment
des circonstances si multipliées et si
diverses, que l’on en porte des
jugemens tout différens suivant
l’aspect sous lequel on les a
544
envisagés, et que pour les connaître
réellement il faut les avoir considérés
sous toutes leurs faces. Dans le cas
présent, il y a un milieu à prendre
entre les deux extrêmes ; d’une part,
il n’est pas douteux que chacun n’a
que les idées qu’il s’est faites, et que
personne ne peut penser pour un
autre ; mais, de l’autre, il n’est pas
moins certain que chacun agit et
réfléchit de son côté, et qu’il fait part
aux autres des impressions que ses
actions lui ont procurées et des
combinaisons qu’il en a faites. Les
premiers élémens de ces résultats et
de ces combinaisons sont bien connus
des hommes à qui il s’adresse,
puisque ce sont les sensations
communes à tous ; c’est même à
cause de cela qu’il est compris par
eux, et à cet égard il ne leur apprend
rien ; mais les combinaisons de ces
premiers élémens, les conséquences
qu’on en peut tirer, les analyses
qu’on en peut faire sont infiniment
545
variées : la plupart ne pourraient
avoir lieu sans certaines
circonstances. Il s’en faut donc
prodigieusement que toutes puissent
se présenter à tous ; au lieu que, par
le bienfait de la communication des
idées, chacun se trouve agir, réfléchir
et choisir pour tous ; tout ce qui est
découvert devient un bien commun,
source de nouveaux progrès, et le tout
est exprimé et consigné par les signes
qu’on invente à mesure, et par les
associations durables qu’on en fait.
C’est ainsi, comme nous l’avons déjà
dit, que, dans les premières années de
notre existence, en recevant les
impressions de tout ce qui nous
frappe et étudiant les signes de tous
ceux qui nous entourent, nous
apprenons les quatre-vingt-dix-neuf
centièmes de toutes les idées qui sont
jamais entrées dans la tête des
hommes, et nous sommes tout de
suite à même d’en faire des
546
combinaisons innombrables et
nouvelles.
Ces dernières réflexions nous
rappellent celles de ce genre que nous
avons faites dans les chapitres VI,
XIV et XV, en parlant de la formation
de nos idées composées, des effets de
l’habitude et du perfectionnement de
nos facultés ; car tous ces objets se
tiennent et toutes les parties de ce
traité se correspondent et
s’expliquent l’une l’autre. Il est
même nécessaire d’avoir présent à
l’esprit ce que nous avons dit sur ces
sujets, pour comprendre réellement
ce que nous venons de dire sur les
propriétés et les effets des signes, et
ce qui nous reste à dire sur leurs
inconvéniens. C’est par là que nous
allons terminer leur histoire.
Quelque grands que soient les
avantages des signes, il faut convenir
qu’ils ont des inconvéniens ; et si
nous leur devons presque tous les
547
progrès de notre intelligence, je les
crois aussi la cause de presque tous
ses écarts.
D’abord nous avons déjà remarqué
que quand une fois l’usage des signes
est introduit entre les hommes, nous
n’en inventons presque plus, nous
n’en faisons plus d’après nos idées
propres, nous les recevons tout faits
de ceux qui s’en servent avant nous,
et nous avons presque toujours la
perception du signe avant celle de
l’idée qu’il est destiné à représenter.
À la vérité, ce signe n’a aucune
signification pour nous avant que
nous ayons acquis la connaissance
personnelle de cette idée ; mais
lorsque l’idée est fort composée, et
c’est le plus grand nombre, cette
connaissance est souvent difficile à se
procurer ; elle exige un travail long,
qui ordinairement reste imparfait.
Nous pouvons rarement y parvenir
par des expériences directes ; nous
548
sommes réduits le plus souvent à des
conjectures, à des inductions, à des
approximations ; enfin, nous n’avons
presque jamais la certitude parfaite
que cette idée, que nous nous
sommes faite sous ce signe par ces
moyens, soit exactement et en tout la
même que celle à laquelle attachent
ce même signe, celui qui nous l’a
appris et les autres hommes qui s’en
servent. De là vient souvent que des
mots prennent insensiblement des
significations différentes, suivant les
temps et les lieux, sans que personne
se soit aperçu du changement : ainsi
il est vrai de dire que tout signe est
parfait pour celui qui l’invente, mais
qu’il a toujours quelque chose de
vague et d’incertain pour celui qui le
reçoit ; or, c’est le cas où nous
sommes presque toujours. C’est donc
avec cette imperfection que nous y
attachons nos idées, et qu’ensuite
nous les manifestons.
549
Il y a plus ; je viens d’accorder que
tout signe est parfait pour celui qui
l’invente, mais cela n’est
rigoureusement vrai que dans le
moment où il l’invente, car quand il
se sert de ce même signe dans un
autre temps de sa vie, ou dans une
autre disposition de son esprit, il n’est
point du tout sûr que lui-même
réunisse exactement sous ce signe la
même collection d’idées que la
première fois ; il est même certain
que souvent, sans s’en apercevoir, il y
en a ajouté de nouvelles, et a perdu
de vue quelques-unes des anciennes.
Ainsi, lorsque j’apprends le mot
amour et celui de mer, sans avoir
ressenti l’un ni vu l’autre, je leur
adapte à chacun un groupe d’idées
formé par conjectures, qui ne peut
manquer de différer de la réalité ;
lorsqu’ensuite j’ai ressenti l’amour et
vu la mer, j’assemble sous ces mots
une foule de perceptions réellement
éprouvées, mais je ne suis pas du tout
550
sûr qu’elles soient exactement les
mêmes que celles éprouvées par celui
qui m’a appris ces mots ; et enfin, ni
moi ni celui-là même qui m’a
enseigné l’usage de ces mots, ne
sommes sûrs qu’au bout d’un certain
temps ils réveillent en nous les
mêmes perceptions, dans le même
nombre, et avec les mêmes
accessoires ; ou plutôt nous sommes
certains que l’âge, les circonstances,
les événemens, les dispositions
morales et physiques, les effets des
habitudes les ont nécessairement
altérées, ensorte que réellement et
inévitablement, le même signe nous
donne d’abord une idée trèsimparfaite ou même tout-à-fait
chimérique, ensuite une idée
différente de celle des autres hommes
qui emploient aussi ce signe, et enfin
une idée souvent fort éloignée de
celle que nous y avons attachée nousmêmes dans un autre moment.
551
L’observation de ces trois
inconvéniens des signes nous montre,
1°. en quoi consiste la rectification
successive des premières idées, ou ce
qu’on appelle le progrès de la raison
dans les jeunes gens ; 2°. l’origine de
la diversité et de l’opposition des
opinions des hommes sur les idées
exprimées par certains mots ; 3°. la
cause de la variation de ces opinions
aux différentes époques de la vie. Ces
phénomènes paraissent inexplicables
quand on songe que l’organisation
des hommes est telle, que tous, à tous
les âges, et dans tous les temps,
perçoivent toujours le même rapport
de la même manière dès qu’il est
réellement le même et à leur portée ;
mais quand on pense que réellement,
et rigoureusement parlant, sans nous
en apercevoir nous avons chacun un
langage différent, que tous nous en
changeons à chaque instant, et que
c’est avec ces langages si mobiles
que nous pensons, doit-on être surpris
552
que nous ne nous entendions pas
nous-mêmes, et que par conséquent
nous ne soyons souvent ni de l’avis
des autres ni de celui qui a été le
nôtre ?
Ces inconvéniens des signes sont
inhérens à leur nature, ou plutôt à
celle de nos facultés intellectuelles ;
ils rentrent dans tout ce que nous
avons dit des opérations de ces
facultés et des effets de leur fréquente
répétition. Ils sont donc impossibles à
détruire totalement ; seulement ils
s’atténuent à mesure que, les idées
s’élaborant et se débrouillant, les
signes expriment et constatent des
analyses plus parfaites et plus fines,
et sur lesquelles on varie moins. Mais
il existe beaucoup d’autres défauts
dans les signes tels que nous les
employons, qu’ils ne doivent qu’à
l’ignorance des temps dans lesquels
ils ont été institués, et dont il serait
possible de les purger : telles sont les
553
anomalies de leur dérivation, la
manière maladroite dont ils
s’enchaînent, leurs liaisons souvent
contraires à celles des idées qu’ils
expriment, les embarras inutiles
qu’ils apportent dans l’expression de
la pensée. Je n’entrerai point ici dans
ces considérations ; elles seront
mieux placées quand nous aurons
examiné en détail les élémens des
langues parlées, et que nous aurons
vu l’usage que nous faisons de nos
idées et de leurs signes dans nos
déductions : alors nous pourrons dire
quelles seraient les conditions qui
rendraient une langue parfaite, et
comment nous pourrions en
rapprocher celles dont nous nous
servons[5]
. Actuellement, il me suffit
de vous avoir montré les effets
généraux des signes, ceux particuliers
à certaines espèces, et sur-tout aux
langues parlées ; de vous avoir fait
sentir leurs avantages, leurs
inconvéniens, et qu’ils sont
554
également cause des progrès de notre
intelligence et de ses écarts : à quoi il
faut ajouter cette réflexion, que c’est
par leur influence et par la
communication des idées, dont ils
sont l’unique moyen, qu’il arrive que,
quoique toutes nos idées nous
viennent par les sens et soient
élaborées par nos facultés
intellectuelles, la perfection des sens,
et même celle de ces facultés, est
cependant bien loin d’être la mesure
de la capacité des esprits, comme elle
le serait dans des individus isolés, et
qu’au contraire nous sommes presque
entièrement les ouvrages des
circonstances qui nous environnent.
Je vous laisse à juger, jeunes gens, de
l’importance de l’éducation, à
prendre ce mot dans toute son
étendue. Je m’en tiendrai là ; et ce
sera aussi la fin de la première partie
de mon ouvrage. Je vais vous en
présenter un extrait raisonné qui, en
rapprochant les idées, en fera mieux
555
sentir la liaison, et qui pourra servir
de Table analytique.
FIN.
1. ↑ C’est ainsi que tous les instituteurs de
sourds et muets ont composé leurs
systèmes de gestes pus ou moins bien,
suivant leur plus ou moins de connaissance
des langues et de celle des idées.
2. ↑ Je ne parle point ici des figures tracées,
parce que ce sont des systèmes de signes
artificiels secondaires qui n’ont pu être
composés que d’après les signes artificiels
primitifs qui dérivent immédiatement des
signes naturels.
Ces signes secondaires ne sont que des
traductions des signes primitifs.
3. ↑ Une autre circonstance qui contribue
puissamment à produire cet effet, c’est
l’intime correspondance qui existe entre
l’organe vocal et l’organe auditif.
M. Maine-Biran a eu grande raison d’en
faire la remarque dans l’ouvrage ci-dessus
cité.
4. ↑ Voyez page 312.
5. ↑ Voyez la Grammaire, chap. 6.
556
EXTRAIT RAISONNÉ
DE L’IDÉOLOGIE,
SERVANT DE TABLE
ANALYTIQUE.
PRÉFACE
L’IDÉOLOGIE est une partie de la
zoologie.
Locke est, je crois, le premier qui
l’ait envisagée sous cet aspect ; aussi
en a-t-il fait une partie de la
physique.
Condillac est vraiment le créateur
de cette science ; mais il n’en a point
donné de traité complet.
Je me suis proposé d’y suppléer.
Ceci est un premier essai, qui ne
557
saurait être exempt de graves
imperfections.
Tout ce que je désire, c’est qu’on
discute la théorie exposée dans ces
élémens.
J’espère aussi qu’ils pourront être
utiles à l’enseignement.
J’ai publié cette première partie,
qui traite de la formation des idées,
sans attendre celles qui traiteront de
leur expression et de leur déduction,
afin d’avoir le temps de recueillir les
avis des hommes éclairés et de
modifier mes opinions, s’il y a lieu.
INTRODUCTION.
C’est sur-tout aux jeunes gens que
je m’adresse, parce qu’ils n’ont point
encore d’opinions fixées, et aussi
parce qu’ils supportent sans
impatience qu’on les arrête sur des
détails que les hommes plus avancés
en âge croient tous connaître,
558
quoique souvent ils ne les aient pas
examinés suffisamment.
Je crois les jeunes gens trèscapables d’étudier cette science, qui
n’est pas plus difficile que bien
d’autres, et qui est même nécessaire à
la pleine et facile intelligence de
beaucoup de choses qu’on enseigne
aux enfans.
Seulement il faut partir de ce qu’ils
connaissent, les prendre au point où
ils sont, et sur-tout ne pas commencer
par vouloir leur définir les termes les
plus généraux et les plus abstraits ;
car quand ils seront en état de bien
comprendre ces définitions, c’est-àdire de bien voir toutes les idées
comprises dans la signification de
chacun de ces mots, ils sauront
complètement la science.
Ce ne doit donc pas être là le début
des leçons. La première chose à faire
est de faire remarquer aux élèves ce
qui se passe en eux lorsqu’ils pensent
559
et qu’ils raisonnent, soit qu’ils jouent,
soit qu’ils étudient.
CHAPITRE PREMIER.
Qu’est-ce que penser ?
La faculté de penser consiste à
éprouver une foule d’impressions, de
modifications, de manières d’être
dont nous avons la conscience, et qui
peuvent toutes être comprises sous la
dénomination générale d’idées ou de
perceptions.
Toutes ces perceptions, toutes ces
idées, sont des choses que nous
sentons. Elles pourraient être
nommées sensations ou sentimens, en
prenant ces mots dans un sens trèsétendu, pour exprimer une chose
sentie quelconque. Ainsi, penser c’est
toujours sentir quelque chose, c’est
sentir.
Penser ou sentir, c’est pour nous la
même chose qu’exister ; car si nous
560
ne sentions rien, nous ne sentirions
pas notre existence ; elle serait nulle
pour nous, bien qu’elle pût être sentie
par d’autres.
De ces idées ou perceptions, les
unes sont des sensations proprement
dites, les autres des souvenirs,
d’autres des rapports que nous
apercevons, d’autres enfin des desirs
que nous éprouvons.
La faculté de penser ou d’avoir des
perceptions renferme donc les quatre
facultés élémentaires appelées la
sensibilité proprement dite, la
mémoire, le jugement et la volonté.
Et si de l’examen de ces quatre
facultés il résulte qu’elles suffisent à
former toutes nos idées, il sera
constant qu’il n’y a rien autre chose
dans la faculté de penser.
CHAPITRE II.
De la Sensibilité et des Sensations.
561
La sensibilité proprement dite est
cette propriété de notre être en vertu
de laquelle nous recevons des
impressions de beaucoup d’espèces,
appelées sensations, et en avons la
conscience ; nous la connaissons par
expérience en nous-mêmes, et nous la
reconnaissons dans nos semblables et
dans les autres êtres par analogie, à
proportion qu’ils nous la manifestent.
Nous ne pouvons ni l’affirmer ni la
nier dans ceux qui n’ont pas de
moyens de nous l’exprimer.
Les nerfs sont en nous les organes
de la sensibilité. Leurs principaux
troncs se réunissent en différens
points, et sur-tout dans le cerveau,
dans lequel ils se perdent et se
confondent.
Par toutes celles de leurs
extrémités qui se terminent à la
surface de notre corps, nous recevons
les sensations que nous confondons
sous le nom général de sensations
562
tactiles, mais qu’un examen plus
scrupuleux pourrait faire partager en
plusieurs classes ; car chacune d’elles
varie suivant les diverses parties
qu’affecte une même cause ; ainsi, à
proprement parler, le sens du tact est
composé de beaucoup ce sens
distincts.
Indépendamment de ces sensations
générales, nous en recevons de
particulières par les extrémités des
nerfs qui se terminent à certains
organes placés aussi à la surface de
notre corps ; ce sont celles de la vue,
de l’ouïe, de l’odorat et du goût.
Toutes ensemble forment ce que nous
appelons les sensations externes.
Mais outre ces sensations externes,
nous recevons encore, par les
extrémités de nos nerfs qui
aboutissent aux différentes parties de
l’intérieur de notre corps, une foule
de sensations que nous nommons par
cette raison sensations internes.
563
Telles sont celles qui résultent des
fonctions ou de la lésion des
différentes parties de notre corps.
Telles sont encore celles que
causent les mouvemens de nos
membres.
Telles sont enfin toutes les
affections de plaisir ou de peine qui
résultent de certaines dispositions de
notre individu et des passions qui le
modifient.
Toutefois les passions elles-mêmes
ne doivent pas être rangées parmi les
sensations simples, parce que toutes
renferment en outre un desir
quelconque, et qu’un desir est un
effet de la faculté appelée volonté ;
ainsi, dans la passion, est renfermé
l’exercice de deux facultés distinctes,
la sensibilité et la volonté. L’état de
souffrance ou de jouissance dans
lequel elle nous met, appartient seul à
la sensibilité proprement dite.
564
CHAPITRE III.
De la Mémoire et des Souvenirs.
La mémoire est une seconde
espèce de sensibilité particulière, ou
une seconde partie de la sensibilité en
général. Elle consiste à être affecté du
souvenir d’une impression éprouvée.
Le souvenir est une sorte de
sensation interne, mais différente de
celle dont nous venons de parler, en
ce qu’il est l’effet d’une certaine
disposition demeurée dans le cerveau,
et non celui d’une impression actuelle
dans un autre organe.
Il n’est pas dans la nature de la
perception appelée souvenir, que
nous reconnaissions en l’éprouvant
que c’est un souvenir, non plus qu’il
n’est dans la nature de la sensation
que nous reconnaissions d’où elle
nous vient et ce qui la cause : ce sontlà des actes du jugement.
565
La preuve en est que nous avons
souvent des souvenirs que nous ne
savons pas être des souvenirs, que
nous prenons pour des idées
nouvelles, et il est vraisemblable que
nous sentons nos premières
sensations sans savoir encore que
nous avons des organes par où elles
nous arrivent.
D’ailleurs, quand cela ne serait
pas, quand ces connaissances seraient
inséparablement liées à nos
sensations et à nos souvenirs, il n’en
serait pas moins vrai que sentir une
sensation est un effet de la sensibilité,
que sentir un souvenir est un effet de
la mémoire, et qu’y joindre un
jugement quelconque est un effet
d’une troisième faculté dont nous
allons parler.
Ce sont-là des distinctions qu’il ne
faut jamais perdre de vue sous peine
de tout confondre dans l’analyse de la
pensée.
566
CHAPITRE IV.
Du Jugement et des Sensations de
rapports.
La faculté de juger ou le jugement
est encore une espèce de sensibilité ;
car c’est la faculté de sentir des
rapports entre nos perceptions.
Ces rapports sont des vues de notre
esprit, des actes de notre faculté de
penser, par lesquels nous rapprochons
une idée d’une autre, par lesquels
nous lions ces idées et les comparons
ensemble d’une manière quelconque.
Ces rapports sont des sensations
internes du cerveau, comme les
souvenirs.
La faculté de sentir des rapports est
une conséquence presque nécessaire
de celle de sentir des sensations ; car
dès qu’on sent distinctement deux
sensations, il s’ensuit naturellement
qu’on sent leurs ressemblances, leurs
différences, leurs liaisons, etc. ; mais
567
elle en est une conséquence et ne
saurait la précéder ni exister sans elle.
De cette faculté viennent toutes
nos connaissances ; car si nous ne
percevions aucuns rapports entre nos
perceptions, si nous n’en portions
aucuns jugemens, nous ne ferions
éternellement qu’être affectés et nous
ne saurions jamais rien.
Pour percevoir un rapport, pour
porter un jugement, ce qui est la
même chose, il faut avoir en mêmetemps deux idées distinctes ; mais il
n’en faut jamais que deux.
Aussi une proposition, qui n’est
autre chose que l’énoncé d’un
jugement, n’a jamais que deux
termes, le sujet et l’attribut. Le verbe
est une partie de l’attribut ; il n’est
pas un troisième terme ; ce n’est pas
lui qui exprime l’acte de l’esprit qui
juge ; la preuve en est que quand il
est au mode infinitif, il n’y a pas de
jugement énoncé dans la phrase.
568
Il n’y a pas de jugement négatif ;
tout jugement est nécessairement
positif, puisqu’il est une perception ;
car on ne peut percevoir une chose
qui n’est pas.
Aussi n’y a-t-il pas de propositions
réellement négatives. Celles qui
paraissent telles, ne le sont que par la
forme : au fond elles renferment une
affirmation.
L’affirmation de toute proposition
se réduit toujours à celle-ci, que
l’idée totale de l’attribut est comprise
toute entière dans l’idée du sujet et en
fait partie ; car tout jugement ne
consiste toujours qu’à sentir qu’une
idée est une des idées composantes
d’une autre, en fait partie.
C’est à tort que l’on a appelé
l’attribut le grand terme de la
proposition.
À la vérité, il est toujours une idée
plus générale que le sujet, et par
conséquent susceptible d’une
569
extension plus grande ; mais dans
l’énoncé d’un jugement, l’attribut
n’étant jamais dit que des objets
auxquels s’applique le sujet, son
extension est déterminée par celle du
sujet et réduite de manière à n’être
jamais plus grande qu’elle.
D’autre part, précisément parce
que l’attribut est une idée plus
générale, sa compréhension est moins
grande.
Ainsi, il est toujours égal au sujet
en extension, et il lui est toujours
inférieur en compréhension[1]
.
CHAPITRE V.
De la Volonté et des Sensations de
desirs.
La volonté est une quatrième
espèce de sensibilité ; c’est la faculté
de sentir des desirs.
Nos desirs sont des conséquences
de nos autres perceptions et des
570
jugemens que nous en portons ; mais
ils ont cela de particulier, que nous
sommes toujours heureux ou
malheureux par eux, suivant qu’ils
sont accomplis ou non.
Ils ont encore une autre
particularité remarquable ; c’est que
l’emploi de nos forces mécaniques et
intellectuelles dépend en grande
partie d’eux, ensorte que c’est par
eux que nous sommes une puissance
dans le monde.
De là vient que nous confondons
plus notre moi avec cette faculté
qu’avec toute autre, et que nous
disons indifféremment, cela dépend
de moi ou cela dépend de ma volonté.
De là vient aussi l’importance que
nous attachons à posséder la volonté
des autres, à ce qu’elle nous soit
favorable, à ce qu’ils aient pour nous
de la bienveillance.
Du desir de leur bienveillance naît
avec raison le desir de leur estime, et
571
du desir de leur bienveillance et de
leur estime naît tout aussi justement
le bien-être que nous éprouvons
quand nous nous sentons animés de
mouvemens de bienveillance, et le
malaise qui nous tourmente quand
nous nous reconnaissons travaillés de
passions haineuses.
Une autre conséquence des
propriétés de la volonté, c’est qu’il
nous est très-important de la bien
régler ; c’est que le moyen d’y
parvenir est de rectifier nos
jugemens, puisque nos desirs en sont
la suite, et que le but à atteindre est
d’éviter de former des desirs
contradictoires, c’est-à-dire des desirs
dont l’accomplissement nous
conduirait à des manières d’être que
nous souhaitons éviter, car dans ce
cas notre bonheur est impossible.
CHAPITRE VI.
572
De la Formation de nos Idées
composées.
Voilà donc quatre facultés
distinctes dans notre faculté de
penser, et quatre espèces différentes
parmi nos perceptions ; et de ces
quatre, les trois dernières sont des
conséquences de la première,
n’auraient pas lieu sans elle.
Mais aucune des innombrables
idées ou perceptions qui sont dans
nos têtes ne sont des idées simples,
c’est-à-dire ne sont l’effet d’un seul
acte intellectuel ; toutes sont
composées, c’est-à-dire n’ont été
formées que par l’intervention de
plusieurs de ces facultés
élémentaires.
Voyons donc comment, avec ces
élémens, sensations, souvenirs,
jugemens et desirs, nous formons
toutes nos idées composées.
Quand nous avons éprouvé pour la
première fois une sensation, si nous
573
n’avons fait uniquement que la sentir,
cette sensation a été pour nous une
idée absolument simple, un seul acte
intellectuel.
Si nous y avons joint tout de suite
le jugement qu’elle était produite en
nous par un tel être, dès-lors elle a
cessé d’être une idée simple, elle est
devenue une idée composée de
l’action de sentir et de celle de juger ;
mais elle a encore été particulière à
un seul fait.
Quand ensuite nous avons éprouvé
une sensation pareille à l’occasion
d’autres êtres, le souvenir de cette
sensation est devenu une idée
générale et commune à toutes les
sensations semblables, dans laquelle
ne sont pas comprises les
circonstances de temps et de lieu, et
autres particulières à chacune d’elles.
C’est ainsi que l’idée de rouge
n’est plus pour nous le souvenir de
l’impression causée par tel corps
574
rouge, mais de celle produite
également par tous les corps rouges ;
de même que l’idée de bonté n’est
plus celle de la qualité de tel être bon,
mais de tous les êtres bons.
Il en est de même de nos idées des
êtres réels : celles-là sont toujours
composées. Nous les formons de la
réunion de toutes les impressions
qu’ils nous font.
De la réunion d’une certaine odeur,
d’une certaine saveur, j’ai formé
l’idée de la première fraise que j’ai
vue. Aujourd’hui l’idée de fraise est
pour moi une idée généralisée et
commune à tous les êtres à peu près
semblables auxquels je l’ai étendue,
en écartant les petites différences
qu’il y a entr’eux.
C’est donc en réunissant plusieurs
de nos idées ou perceptions
élémentaires, que nous formons nos
idées composées individuelles, et en
retranchant de celles-ci quelques
575
circonstances, que nous les
généralisons.
Ces deux opérations suffisent à
former toutes nos idées composées, et
elles ne renferment jamais d’autres
élémens que des sensations, des
souvenirs, des jugemens et des desirs.
Il est seulement à remarquer qu’il
n’existe réellement que des individus,
et que nos idées générales ne sont
point des êtres réels existans hors de
nous, mais de pures créations de
notre esprit, des manières de classer
nos idées des individus.
Il s’ensuit encore que plus une idée
est générale, plus est grand le nombre
des individus dont elle est extraite, ce
qui constitue son extension ; mais
moins elle retient des particularités de
chacun d’eux, car elle ne demeure
composée que de celles qui leur sont
communes : c’est ce qui compose sa
compréhension.
576
Cela fait que nous pouvons
affirmer de chacun de ces individus
tout ce que nous pouvons affirmer de
l’idée générale, tandis que nous ne
pouvons pas affirmer de celle-ci les
circonstance particulières à chaque
individu qui ne sont pas entrées dans
sa formation ; mais cela ne fait pas
que ce soit l’idée générale qui soit la
cause de la vérité de l’affirmation ;
c’est, au contraire, des faits
particuliers que vient toujours la
certitude.
CHAPITRE VII.
De l’Existence.
Tout ce que nous avons dit jusqu’à
présent est l’histoire de nos
modifications intérieures, des
créations de notre pensée, abstraction
faite de ses relations avec tous les
êtres qui ne sont pas elle, et de la
manière dont elle apprend l’existence
de ces êtres.
577
Il nous reste maintenant à trouver
comment nous avons été conduits à
juger que nos sensations sont
occasionnées par des êtres qui ne sont
pas nous, et si nous avons raison de
porter ce jugement.
Il n’y a pas de doute que nos
sensations internes ne nous
apprennent rien que notre propre
existence.
Il en est de même sans contredit
des saveurs, des odeurs et des sons.
On en doit dire autant des
sensations visuelles ; car,
indépendamment de beaucoup
d’autres raisons, comme il est
constant que le même être produit sur
notre œil des impressions différentes
suivant les circonstances, les
positions et les distances, il est
manifeste que ce n’est aucune de ces
impressions qui nous apprend
l’existence réelle et permanente de
cet être.
578
Les sensations tactiles que nous
éprouvons sans faire nous-mêmes
aucun mouvement, n’ont pas plus de
pouvoir à cet effet que les
précédentes ; comme elles, elles nous
font bien sentir notre sensibilité,
notre propre existence ; mais elles ne
sauraient nous apprendre ce qui la
met en jeu.
La sensation que nous éprouvons
lorsqu’un de nos membres s’agite
fortuitement, paraît, au premier coupd’œil, plus propre à nous instruire sur
ce point ; car quand elle cesse par
l’effet d’un obstacle, nous en sommes
avertis : cela est vrai ; cependant rien
ne nous indique encore ni pourquoi
elle cesse, ni ce qui s’y oppose, ni si
nous avons des membres, ni ce que
c’est que leur mouvement.
Mais si à cette sensation de
mouvement nous ajoutons la
condition qu’elle soit volontaire,
qu’elle soit accompagnée du désir de
579
l’éprouver encore, nous sommes sûrs,
lorsqu’elle cesse, que ce n’est pas de
notre fait. Nous sommes certains en
même temps de l’existence de nous
qui voulons et de celle de quelque
chose qui résiste ; ou si nous
n’apercevons pas dès le premier
instant cette seconde existence,
bientôt une foule d’expériences nous
en assure, en nous montrant que
beaucoup d’impressions de differens
genres cessent constamment quand ce
sentiment de résistance s’évanouit, et
reparaissent de même dès qu’il se
reproduit ; car alors nous jugeons
avec sûreté que ces impressions sont
autant d’effets des qualités de cet être
dont la principale propriété est
toujours d’être résistant à notre désir
d’éprouver la sensation de
mouvement.
En un mot, quand un être organisé
de manière à vouloir et à agir sent en
lui une volonté et une action, et en
580
même temps une résistance à cette
action voulue et sentie, il est assuré
de son existence et de l’existence de
quelque chose qui n’est pas lui.
Action voulue et sentie d’une part, et
résistance de l’autre, voilà le lien
entre notre moi et les autres êtres,
entre les êtres sentans et les êtres
sentis.
Il suit de là que si la matière avait
été non résistante nous n’aurions pu
éprouver aucune sensation, et quand
nous en aurions éprouvé, nous
n’aurions pu connaître que notre
propre existence ; et que même la
matière étant douée de résistance au
mouvement, un être qui ne ferait
point de mouvement, ou qui en ferait
sans le sentir et le vouloir, ne
connaîtrait encore rien hors de lui.
Enfin, il suit de là encore qu’un
être totalement immatériel et sans
organes ne pourrait rien connaître que
lui-même, et que nous, si nous
581
n’étions pas, au moins en partie,
composés de matière, nous ne
pourrions pas penser comme nous
faisons, et nous ne saurions rien de
tout ce que nous savons.
CHAPITRE VIII.
Comment nos Facultés intellectuelles
commencent-elles à agir ?
Ce chapitre est destiné à réfuter
une opinion que j’ai émise autrefois.
Je disais, tant que nous ne
connaissons que l’existence de notre
moi sentant, toutes nos perceptions se
confondent nécessairement les unes
dans les autres à mesure qu’elles
nous arrivent. Plusieurs simultanées
ne nous paraissent qu’une ; nous
n’avons aucun moyen d’en distinguer
nettement deux en même temps.
Donc nous ne pouvons porter aucun
jugement, encore moins former des
desirs, encore moins exécuter des
mouvemens en vertu de ces desirs.
582
Tout cela supposé vrai, il s’ensuivrait
que si des mouvemens volontaires
étaient nécessaires pour nous
apprendre l’existence d’êtres autres
que notre moi, nous ne l’apprendrions
jamais. Aussi, quand je pensais ainsi
je croyais en même temps que des
mouvemens fortuits étaient suffisans
pour nous faire découvrir l’existence
des corps.
Aujourd’hui je crois que des
mouvemens voulus peuvent seuls
nous conduire à cette connaissance ;
mais en même temps il me paraît
prouvé par la théorie et par les faits,
que, par cela seul que nous percevons
une sensation, nous pouvons porter
au moins le jugement qu’elle est
agréable ou désagréable d’une
certaine manière, et par conséquent
former le desir de l’éprouver ou de
l’éviter ; et qu’ainsi, sans connaître
d’autre existence que celle de notre
moi sentant, nous pouvons concevoir
583
le désir d’éprouver la sensation de
mouvement.
Donc aussi la simple sensation, le
seul sentiment de notre moi sentant
d’une certaine manière, la seule
conscience de notre existence
sentante, suffit pour faire naître
souvenirs, jugemens et desirs, pour
mettre en action la mémoire, le
jugement et la volonté.
CHAPITRE IX.
Des Propriétés des Corps et de leur
Relation.
Il demeure donc convenu que tant
que nous ne faisons que sentir, nous
ressouvenir, juger et vouloir sans
qu’aucune action s’ensuive, nous
n’avons connaissance que de notre
existence, et nous ne nous
connaissons que comme un être
sentant, comme une simple vertu
sentante, sans étendue, sans forme,
584
sans parties, sans aucune des qualités
qui constituent les corps.
Il demeure encore constant que,
dès que notre volonté est réduite en
acte, dès qu’elle nous fait mouvoir, la
force d’inertie de la matière de nos
membres, la propriété qu’elle a de
résister au mouvement avant d’y
céder, nous en avertit, nous donne
une sensation qui peut-être ne nous
apprend encore rien de nouveau ;
mais lorsque ce mouvement que nous
sentons, que nous voudrions
continuer est arrêté, nous découvrons
avec certitude qu’il existe autre chose
que notre vertu sentante. Ce quelque
chose c’est notre corps, ce sont les
corps environnans, c’est l’univers et
tout ce qui le compose.
La propriété de résister à notre
volonté de nous mouvoir, est donc la
base de tout ce que nous apprenons à
connaître. Un être qui ne serait pas
résistant du tout, ne pourrait nous
585
donner aucune sensation. Il serait le
néant absolu pour nous.
Cette propriété est la force
d’inertie des corps, qui n’a lieu et ne
se découvre que par leur mobilité.
La mobilité et l’inertie sont donc à
notre égard les deux premières
qualités des corps, celles sans
lesquelles notre organisation ne
saurait subsister, sans lesquelles nous
ne pourrions rien connaître, rien
sentir même, sans lesquelles enfin
nous ne pouvons pas seulement
concevoir ce que serait l’existence de
l’univers.
Ces deux propriétés en nécessitent
une troisième, c’est celle en vertu de
laquelle les corps en mouvement ont
la puissance d’agir sur les autres, de
les déplacer ; je l’appelle la force
d’impulsion.
La mobilité, l’inertie et l’impulsion
sont donc trois propriétés
inséparables et corrélatives ; nous ne
586
faisons d’abord que sentir leurs effets
sans savoir ce que c’est que le
mouvement.
Nous apprenons que le mouvement
consiste à changer de place en
éprouvant que les obstacles qui
s’opposent à nos mouvemens ont la
propriété d’être sentis continuement
par nous pendant que nous faisons du
mouvement. C’est en cela que
consiste la propriété d’être étendu.
L’étendue est donc pour nous la
propriété d’être parcouru par le
mouvement. Ce qui est senti ainsi est
un être existant, réel. Ce qui ne nous
donne aucune sensation pendant que
nous nous mouvons n’est rien, est le
néant, le vide.
L’idée de l’espace vide ou plein est
une idée abstraite de ces deux-là,
l’être et le néant, rapprochées sous le
rapport de leurs relations avec nos
mouvemens.
587
L’étendue est une propriété sans
laquelle nous ne pouvons concevoir
aucune existence réelle ; car nous ne
pouvons comprendre comment
existerait un être qui n’existerait nulle
part.
De la propriété d’être étendu
dérive nécessairement celle d’être
impénétrable, c’est-à-dire de ne
pouvoir céder sa place sans en
occuper une autre ; d’être divisible,
c’est-à-dire d’être composé de parties
existantes dans des places
différentes ; d’avoir une certaine
forme, c’est-à-dire d’être circonscrit
dans certaines limites.
On ne devrait pas confondre les
mots forme et figure. La forme, que
nous reconnaissons par le tact à un
corps, est toujours la même ; elle
présente à notre vue différentes
figures, suivant les circonstances et
les positions.
588
La porosité est une propriété
générale de tous les êtres étendus
connus, et ne pourrait avoir lieu sans
l’étendue ; mais elle n’en est pas une
conséquence nécessaire.
Observez que l’inertie ne prouve
pas que la matière ait plus de
tendance au repos qu’au mouvement ;
et quand l’existence des êtres animés
ne suffirait pas pour prouver qu’elle
est essentiellement active, toutes les
attractions, toutes les propensions à
des mouvemens spontanés que nous
observons dans les êtres qui, étant
inorganisés, n’ont aucun moyen de
nous manifester leur action interne,
devraient nous faire conclure qu’ils
n’ont besoin d’aucune impulsion
étrangère pour être mus.
Observez encore qu’aucune des
propriétés ci-dessus énoncées ne
pourrait avoir lieu dans des êtres
privés d’étendue.
589
La durée, au contraire, pourrait
appartenir à des êtres inétendus, si
nous pouvions en connaître ou même
en concevoir de tels.
Le seul sentiment de notre
existence, la seule succession de nos
sensations, suffit pour nous donner
l’idée de la durée ; mais si nous ne
connaissions rien autre chose, nous
n’aurions aucun moyen de la
mesurer. Nous ne pourrions avoir
l’idée de temps, qui est celle d’une
durée mesurée.
Pour former celle-ci, il faut
connaître le mouvement et l’étendue ;
car nous ne mesurons la durée que
par le moyen du mouvement, lequel
est représenté par l’étendue ; et
ensuite la durée et l’étendue
combinées nous servent à mesurer le
mouvement lui-même. Nous allons
voir dans le chapitre suivant
comment cela se fait.
590
CHAPITRE X.
Continuation du précédent. De la
Mesure des propriétés des Corps.
Mesurer une quantité quelconque,
ce n’est autre chose que la comparer
à une quantité connue d’avance qui
sert d’unité, de terme de
comparaison ; c’est voir combien de
fois elle renferme cette unité.
Pour cela, il faut premièrement que
cette unité soit de même nature que la
quantité qu’on lui compare. On ne
peut mesurer des mètres par des
francs ni des francs par des
grammes ; car des mètres ne
renferment pas des francs ni des
francs des grammes.
Secondement, il faut que cette
unité soit déterminée d’une manière
précise et constante ; car si le terme
de comparaison était incertain ou
variable, tout calcul serait
hypothétique et vague.
591
Il suit de là qu’aucune quantité
n’est mesurable qu’à proportion
qu’elle est susceptible de divisions
nettes et durables.
L’étendue a éminemment ces
qualités. Ses parties sont distinctes et
permanentes ; on en prend une
portion qu’on appelle une toise ou un
mètre ; on y rapporte toutes les
autres : il n’y a jamais de difficulté à
la mesurer.
Il n’en est pas ainsi de la durée ;
ses parties sont en elles-mêmes
transitoires et confuses. Nous avons
cependant trouvé moyen de nous
faire une unité de durée, et cette unité
c’est le jour. Toutes les autres
périodes sont des multiples ou des
sous-multiples de celle-là.
Mais qu’est-ce qui nous rend
sensibles les limites et les parties de
cette unité de durée ? C’est un
mouvement, c’est celui de la terre sur
son axe, ou ce sont d’autres
592
mouvemens que nous rapportons à
celui-là.
Le mouvement cependant est
composé, comme la durée, de parties
transitoires et confuses. Cela est vrai ;
mais il est fidèlement représenté par
les parties de l’étendue, puisque la
propriété d’être étendu n’est pour
nous que la propriété d’être parcouru
par le mouvement.
La durée est donc mesurée par
elle-même comme toute quantité,
mais représentée par le mouvement,
et le mouvement par l’étendue. Ainsi
les parties transitoires et confuses de
la durée sont manifestées par les
parties distinctes et permanentes de
l’étendue : aussi sont-elles mesurées
très-rigoureusement.
Il en est de même du mouvement ;
il est représenté par l’étendue ; mais
il ne peut être mesuré que par luimême, comme toute autre chose.
L’étendue parcourue manifeste le
593
mouvement opéré ; mais pour
mesurer l’énergie de ce mouvement,
ce qu’on appelle sa vitesse, on a
recours à la durée ; c’est-à-dire qu’on
le compare au mouvement qui
constate toutes les durées, à celui
d’un point de l’équateur dans la
révolution diurne. C’est-là l’unité de
mouvement à laquelle on les rapporte
tous.
Le mouvement comme la durée est
donc, ainsi que toutes les quantités
possibles, mesuré par une unité de
son espèce ; mais il est comme elle
évalué en parties d’étendue, ce qui
fait qu’il est susceptible de mesures
très-précises et très-certaines.
Les effets de plusieurs autres
propriétés des corps sont de même,
par divers moyens, rapportés à des
mesures d’étendue, ce qui rend
possible de les apprécier exactement ;
d’autres n’en sont pas susceptibles,
594
ce qui réduit à ne les évaluer que par
approximation.
En général, remarquez que de
toutes les espèces de quantités,
l’étendue est la seule dont les
divisions soient faciles, précises et
permanentes, ce qui la rend la plus
éminemment mesurable. De là vient
que, seule entre toutes les autres, elle
a la possibilité d’être représentée
fidèlement sur une échelle plus petite
que nature. C’est l’objet de l’art du
dessin.
De là vient aussi la facilité que l’on
a en géométrie d’arriver à la vérité et
à la certitude. Les autres sciences
participent plus ou moins à cet
avantage, à proportion que les objets
dont elles traitent sont plus ou moins
réductibles en mesures de l’étendue.
Observez encore que la possibilité
d’employer le calcul dans ces
sciences, suit exactement la même
proportion. Les distances entre les
595
nombres étant déterminées avec une
précision rigoureuse, on ne peut les
appliquer qu’à des quantités dont les
divisions sont très-précises aussi.
Pour celles qui ne sont susceptibles
que d’évaluations approximatives, on
ne peut employer que les mots plus,
moins, peu, beaucoup, et autres
adverbes de quantité.
C’est donc à la nature des objets
qui varient et non à celle des
opérations intellectuelles, qui sont
toujours les mêmes, que les diverses
sciences doivent leurs différens
degrés de clarté et de certitude.
Il n’y avait que l’étude approfondie
de nos facultés intellectuelles qui pût
nous faire découvrir cette vérité.
CHAPITRE XI.
Réflexions sur ce qui précède, et sur
la manière dont Condillac a analysé
la Pensée.
596
Voilà donc qu’au moyen des quatre
facultés élémentaires que nous avons
reconnues dans la faculté de penser,
nous avons démêlé nettement,
Comment nous connaissons notre
existence,
Comment se forment toutes nos
idées composées,
Comment nous sommes assurés de
l’existence des êtres qui les causent,
Comment nous découvrons les
propriétés de ces êtres,
Comment nous mesurons leurs
effets,
Et pourquoi les uns sont plus
difficiles à apprécier et à calculer que
les autres.
Nous sommes donc en droit
d’assurer que nous avons bien
analysé la pensée et que nous l’avons
décomposée dans ses véritables
élémens. Cependant montrons
encore, par quelques exemples, que
597
certaines facultés qu’y ont reconnu
d’autres analystes, ou ne sont point
des facultés, ou sont composées de
celles que nous avons regardées
comme élémens primitifs.
L’attention, par exemple, c’est
l’état de l’homme qui veut sentir,
juger ou agir ; c’est un effet de la
volonté ; mais ce n’est point une
faculté ni une perception particulière.
Il en est de même de la
comparaison. Comparer deux idées,
c’est les sentir toutes deux ou sentir
leur rapport ; c’est sentir ou juger.
La réflexion, c’est l’état de
l’homme qui se sert de sa sensibilité
et de sa mémoire pour arriver à porter
un jugement.
Le raisonnement, c’est la répétition
de l’action de juger.
L’imagination, dans le sens
d’invention, c’est l’emploi de toutes
598
nos facultés intellectuelles pour
former de nouvelles combinaisons.
L’imagination, dans le sens de
mémoire vive qui prend ses souvenirs
pour des impressions actuelles et
réelles, c’est la mémoire unie à un
jugement erroné.
La réminiscence, que l’on fait
consister à avoir des souvenirs et à
sentir que ce sont des souvenirs, c’est
encore la mémoire unie à un
jugement, mais à un jugement vrai.
Enfin, toutes les passions sont de
pures affections, de simples
sensations internes, ou ces sensations
unies à un desir, et quelquefois à un
jugement.
Sans multiplier davantage ces
citations, concluons de nouveau que
penser n’est rien que sentir, et se
réduit à sentir des sensations
proprement dites, des souvenirs, des
rapports et des desirs.
599
Mais si c’est-là une vérité, comme
j’ose le croire, comment se fait-il
quelle ait été méconnue jusqu’à
présent et qu’elle ait été difficile à
observer ? C’est-là ce qu’il s’agit de
trouver.
CHAPITRE XII.
De la Faculté de nous mouvoir, et de
ses rapports avec la Faculté de sentir.
Ici commence un nouvel ordre de
choses. Jusqu’à présent nous avons
examiné la pensée en elle-même,
séparée des autres propriétés de nos
individus, et pour ainsi dire
abstraitement. Maintenant il faut la
considérer dans ses relations avec
notre organisation, et sur-tout comme
unie à la faculté de nous mouvoir.
C’est par le moyen de nos nerfs
que nous sentons, c’est par celui de
nos muscles que nous nous mouvons.
600
Comment s’opèrent ces deux effets ?
Nous l’ignorons.
Nous savons bien qu’il ne se
produit en nous aucune force
nouvelle, c’est-à-dire que quand nous
faisons un effort quelconque, nous
n’agissons contre l’obstacle que
comme poids, ou comme ressort, ou
comme levier, à la manière des êtres
inanimés ; mais il n’en est pas moins
vrai que, tant que nous vivons, nos
muscles sont capables de soulever
des poids dont une portion suffirait à
les faire rompre dans l’état de mort,
et que notre corps assimile à sa
substance les corps avec lesquels il
est en contact, tandis qu’après la mort
ce sont tous les élémens qui le
composent qui se dissolvent et se
séparent, et vont former de nouveaux
mixtes avec les corps environnans.
C’est donc quelque chose que la
force vitale. Nous pouvons nous la
représenter comme le résultat
601
d’attractions et de combinaisons
chimiques qui, pendant un temps,
donnent naissance à un ordre de faits
particuliers, et bientôt, par des
circonstances inconnues, rentrent
sous l’empire de lois plus générales,
qui sont celles de la matière
inorganisée. Tant qu’elle subsiste,
nous vivons, c’est-à-dire que nous
nous mouvons et que nous sentons.
Il s’opère beaucoup de mouvemens
en nous sans que nous en ayons la
conscience, sans qu’ils nous causent
la moindre perception ; mais nous ne
pouvons avoir aucune perception
sans qu’il s’exécute quelques
mouvemens dans nos organes. Ainsi,
l’action de sentir est un effet
particulier de l’action de nous
mouvoir.
Nous en devons conclure que,
quoique nous ne puissions pas
déterminer la différence de chacun de
nos mouvemens nerveux, quoique
602
nous ne puissions en voir aucun,
cependant toutes les fois que le même
nerf nous procure une sensation
différente, il faut qu’il ait éprouvé un
ébranlement différent, et qu’il se
passe en lui et dans l’organe cérébral
un mouvement particulier ; et aussi
que chacun de nos nerfs a une
manière d’être mu et d’agir sur le
cerveau qui lui est propre, puisque
toutes les impressions produites
diffèrent entr’elles plus ou moins. On
voit quelle quantité prodigieuse de
mouvemens divers s’opèrent en nous,
sans compter même tous ceux, trèsnombreux aussi, qui ne sont la source
d’aucune perception.
CHAPITRE XIII.
De l’influence de notre Faculté de
vouloir sur celle de nous mouvoir et
sur chacune de celles qui composent
la Faculté de penser.
603
Tous ces mouvemens sont soumis
à notre volonté à des degrés différens,
c’est-à-dire sont plus ou moins
dépendans de ceux qui produisent en
nous la perception d’un desir.
Ceux qui ne sont la source
d’aucune perception, qui sont
absolument inaperçus, sont par cela
même totalement indépendans de
notre volonté, c’est-à-dire de notre
desir de les effectuer.
Ceux dont il résulte des sensations
internes ou externes, nous ne
pouvons pas faire qu’ils existent en
nous indépendamment de leurs
causes, ni que l’impression que nous
font ces causes soit autre qu’elle
n’est ; seulement nous pouvons faire
des actions qui nous mettent dans le
cas d’éprouver ou d’éviter cette
impression, et qui la fortifient ou
l’atténuent.
Il en est de même de ceux dont
résultent des souvenirs, à la
604
différence près que souvent, par
l’effet de notre desir, les souvenirs
nous viennent.
Ceux dont résultent des jugemens
sont dans le même cas. Un jugement
naît nécessairement des impressions
qui en sont l’objet ; mais ces
impressions, il est jusqu’à un certain
point des moyens de les éprouver ou
de les éviter à volonté.
Quant aux mouvemens dont l’effet
est le déplacement de quelques-uns
de nos membres, ils sont souvent
dépendans de nos desirs, quoique les
moyens par lesquels ils s’opèrent
nous soient inconnus.
Enfin, les mouvemens internes
dont résultent nos desirs, ne sont pas
soumis à nos desirs eux-mêmes.
Ceux-ci ne peuvent ni faire ni
empêcher que ces mouvemens
naissent, ni changer leur effet ; mais
comme ils sont le produit
d’impressions antérieures sur
605
lesquelles notre volonté a l’espèce
d’action que nous venons d’observer,
il s’ensuit que des desirs précédens
influent médiatement sur des desirs
subséquens. C’est pour cela que nous
avons raison d’attacher à la volonté
de nos semblables l’importance que
nous lui accordons, et d’employer les
moyens dont nous nous servons pour
agir sur elle.
CHAPITRE XIV.
Des effets que produit en nous la
fréquente répétition des mêmes actes.
Une propriété générale et
commune à tous ces mouvemens,
c’est qu’indépendamment de l’effet
momentané qu’ils produisent, ils
laissent dans nos organes une
disposition, une manière d’être
permanente, en un mot, ce qu’on
appelle une habitude.
606
Cette habitude est telle, que plus
les mouvemens sont répétés, plus ils
deviennent faciles et rapides, et que
plus ils sont faciles et rapides, moins
ils sont perceptibles, c’est-à-dire plus
la perception qu’ils nous causent
diminue, jusqu’au point même de
s’anéantir, quoique le mouvement ait
toujours lieu.
L’observation de ce seul
phénomène suffit pour rendre raison
de tous les effets qui naissent en nous
de la fréquente répétition des mêmes
actes, quoique ces effets soient trèsvariés et semblent même quelquefois
contraires les uns aux autres.
Elle nous fait voir la cause de
plusieurs faits qui, sans elle,
paraissent absolument
incompréhensibles.
Elle nous explique même pourquoi
un homme dominé par un desir
devenu habituel, agit pour le
satisfaire contre les lumières les plus
607
évidentes de sa raison. C’est que
pendant qu’il porte avec réflexion
quelques jugemens sensés qu’il
perçoit nettement, précisément parce
qu’il les porte avec peine, il en porte
en même temps un grand nombre
d’autres dont il ne s’aperçoit presque
pas, justement parce qu’ils lui sont
extrêmement familiers, et qui, par
cette raison-là même, en excitent une
foule d’autres, et l’entraînent en sens
contraire.
Il y a en lui simultanéité et conflit
de jugemens, les uns aperçus, les
autres inaperçus, et ce sont toujours
les plus habituels qui l’emportent,
parce qu’ils réveillent un bien plus
grand nombre d’impressions
adjacentes. Il est vrai que pour goûter
cette explication, il faut consentir à
admettre qu’il se passe en nous en un
instant un nombre prodigieux de
mouvemens, et qu’il s’y exécute
presque simultanément une quantité
608
incroyable d’opérations
intellectuelles dont nous n’avons pas
même la conscience ; mais mille faits
prouvent qu’il en est ainsi. Par
exemple, n’est-il pas évident qu’il
s’opère en un clin-d’œil une
multitude innombrable de
mouvemens et de combinaisons
inaperçues dans l’homme qui lit
rapidement un livre qu’il comprend,
et plus encore dans celui qui écrit ses
idées à course de plume ? Et
d’ailleurs y a-t-il quelque chose de
révoltant à supposer, quand tout porte
à le croire, que le fluide nerveux
égale ou surpasse le fluide lumineux
en subtilité et en vitesse ?
Cette manière de voir nous conduit
à comprendre comment se produisent
les déterminations instinctives en
général, et nommément celles de
certains animaux qui, dès les
premiers instans de leur existence,
font des actions qui paraissent exiger
609
un grand nombre de combinaisons, et
même quelques connaissances
acquises. Pour s’en rendre compte, il
suffit de concevoir que dans ces
espèces une foule de combinaisons se
font dès le premier moment avec la
même incroyable rapidité qu’elles
n’acquièrent en nous que par
l’exercice.
Quoi qu’il en soit, il est avéré que,
par leur fréquente répétition, nos
mouvemens et nos opérations
intellectuelles deviennent plus
rapides, plus faciles et moins
sensibles, jusqu’à un degré vraiment
prodigieux.
CHAPITRE XV.
Du perfectionnement graduel de nos
Facultés intellectuelles.
Cette capacité de nos organes de
recevoir une disposition permanente
à l’occasion d’une impression
610
passagère, est la source de tous nos
progrès et de toutes nos erreurs.
Elle est la cause de tous nos
progrès, car sans elle nous n’aurions
absolument aucuns souvenirs.
En effet, on sent bien que si nos
perceptions, lors de leur disparition,
nous laissaient absolument comme
nous étions avant de les avoir
éprouvées, il nous serait impossible
de nous les rappeler. Or, sans
souvenirs, tout progrès ultérieur serait
impossible.
Cependant ces progrès seraient
encore bien faibles sans
l’accroissement de facilité qui a lieu
dans nos fonctions. Quand on songe
combien toute opération nouvelle est
pour nous pénible et lente, on
reconnaît bien vite que l’homme brut
et l’esprit cultivé diffèrent encore
bien plus par l’aptitude à faire des
combinaisons que par le nombre de
leurs connaissances.
611
Mais cette disposition qui demeure
dans nos organes est aussi la cause de
nos erreurs, 1° parce que beaucoup
d’opérations intellectuelles
s’exécutent à notre insu, et nous
avons vu ce qui en arrive ; 2° parce
que devenant vraiment innombrables,
il est difficile qu’elles ne se causent
pas réciproquement des perturbations
et qu’il ne s’établisse pas entr’elles
des liaisons vicieuses. Aussi la
démence absolue est-elle plus
fréquente dans les esprits très-exercés
et très-actifs.
De tout cela il résulte que quand
l’homme naîtrait avec l’entier
développement de ses organes, il n’en
serait pas moins réduit d’abord à un
degré bien borné d’intelligence et de
capacité.
Jusqu’à quel point l’individu isolé
et livré à lui-même se perfectionnerat-il par ses propres forces ? c’est ce
qu’il est impossible de déterminer
612
avec précision ; mais si l’on pense à
la prodigieuse différence qu’il y a
entre inventer et apprendre, on peut
prononcer qu’il n’égalerait jamais le
sauvage le plus brut, car celui-là
même a déjà beaucoup reçu de ses
semblables.
Ceci nous amène naturellement à
l’examen de l’usage des signes. Nous
y trouverons de nouvelles causes de
progrès et d’erreurs.
En attendant, concluons que le
premier état de la race humaine,
même en la supposant dès l’origine
organisée comme aujourd’hui, a dû
être la stupidité et l’engourdissement,
et que ses premiers progrès n’ont pu
être qu’excessivement lents.
CHAPITRE XVI.
Des Signes de nos Idées et de leur
effet principal.
613
La plus précieuse des inventions
des hommes, est celle d’exprimer
leurs idées d’une manière
incomparablement plus parfaite
qu’aucune autre espèce d’animaux.
Non-seulement depuis bien longtemps on parle, mais encore depuis
bien long-temps aussi on a parlé
quelquefois avec une perfection
admirable. Cependant l’origine et les
propriétés des signes de nos pensées
ne sont que très-nouvellement et trèsimparfaitement connues. Cela prouve
bien qu’un art peut être porté à un
très-haut degré, quoique sa théorie
soit encore ignorée. C’est dans tous
les genres que l’homme est obligé
d’agir provisoirement avant de
connaître toutes les causes et tous les
moyens, et qu’il agit souvent trèsbien avant de démêler complètement
pourquoi.
C’est ce qui fait que dès longtemps il a maintes fois raisonné
614
parfaitement, quoique l’Idéologie soit
encore une science nouvelle et
naissante. Il ne s’ensuit pas qu’elle
soit inutile ; elle peut conduire à faire
sûrement et toujours ce qu’on n’a fait
que par hasard et rarement.
Les signes de nos idées sont de
diverses espèces ; nous en avons qui
s’adressent à la vue et au tact ; nous
pourrions en avoir qui affectassent
l’odorat et le goût. Mais les plus
généralement usités, parce qu’ils sont
les plus commodes et les plus
susceptibles de perfection, sont ceux
qui partent de l’organe vocal et
s’adressent à l’organe de l’ouïe.
Tout système de signes peignant
directement les idées, est une vraie
langue ou langage.
Les écritures hiéroglyphiques,
symboliques, arithmétiques,
algébriques, sont de vraies langues ;
elles représentent immédiatement les
idées.
615
Les écritures alphabétiques et
syllabiques ne sont point des
langues ; elles ne représentent point
immédiatement les idées ; elles
représentent les sons d’une langue
parlée ; elles rendent visuels des
signes oraux, et rien de plus.
Lire celles-ci, ce n’est que les
prononcer ; lire les premières, c’est
les traduire.
Un alphabet unique, une
orthographe unique, une langue
parlée unique, seraient suffisans et
plus commodes ; mais eussions-nous
une langue parlée universelle, les
langues arithmétique et algébrique
auraient encore des avantages
particuliers qui devraient les faire
conserver, ainsi que les plans et les
figures de géométrie, parce qu’elles
n’ont plus ces avantages quand elles
sont traduites dans une autre langue
quelconque.
616
Tous nos systèmes de signes, tous
nos langages, sont
presqu’entièrement de convention,
pour peu qu’ils soient perfectionnés ;
mais ils ont tous pour base commune
les actions que nous font faire
nécessairement nos pensées, et qui,
par cela même, les manifestent et en
sont les signes naturels.
Le langage d’action est donc le
langage originaire ; il est composé de
gestes, de cris, d’attouchemens ; il
s’adresse à la vue, à l’ouïe, au tact.
Dans nos langages perfectionnés,
nous employons toujours plus ou
moins ces trois moyens, quoique
celui qui s’adresse à l’ouïe soit
prédominant de beaucoup, excepté
dans les momens où la violence de la
passion nous donne le besoin de
produire un effet subit, et nous ôte la
capacité de faire des combinaisons
réfléchies.
617
Mais l’effet de tous ces signes
n’est pas seulement de communiquer
nos idées. Leur propriété la plus
importante est de nous aider à
combiner nos idées élémentaires, à en
former des idées composées et à fixer
ces composés dans notre mémoire.
Nous avons vu que nous n’avons
plus dans nos têtes que des idées
abstraites et généralisées, et qu’elles
n’ont pas d’autre soutien dans notre
esprit que le signe qui les représente.
C’est-là un fait dont on peut
donner mille preuves, et entr’autres
celle-ci : c’est que sans noms de
nombres nous pourrions à peine avoir
nettement l’idée de six. Or, que l’on
songe qu’il n’y a presqu’aucune de
nos idées qui ne soit plus composée
que celle de six, et l’on verra où nous
en serions sans les signes, et où nous
en étions avant de les avoir un peu
perfectionnés.
618
La cause de cet effet des signes me
paraît être que nos perceptions
purement intellectuelles sont trèslégères, et par là même très-fugitives,
parce que les mouvemens internes
par lesquels elles s’opèrent ébranlent
très-peu le système nerveux ; or, le
signe en s’y joignant, les fait
participer à l’énergie de la sensation
dont il est la cause. Il constate et fixe
le résultat d’opérations intellectuelles
dont le sentiment disparaît. Il devient
une formule que nous nous rappelons
facilement, parce qu’elle est sensible,
et que nous employons dans des
combinaisons ultérieures, quoique
nous ayons oublié le mode de sa
formation.
Ainsi, nous sommes aussi réellement
conduits par les mots dans nos
raisonnemens que l’algébriste par ses
formules dans ses calculs. Si le
résultat n’est pas complètement le
même dans les deux cas, la différence
619
tient à la nature des idées, mais le
mécanisme est pareil.
CHAPITRE XVII.
Continuation du précédent. Des
autres effets des Signes.
Il suit de ce qui précède, non pas
que nous ne pouvons pas avoir
d’idées sans signes, car il est bien
évident que l’idée doit précéder le
signe institué pour la représenter ;
mais qu’à mesure que nous faisons de
nouvelles combinaisons de nos idées,
le nombre de nos signes augmente, et
que plus ils expriment de nuances
délicates, plus nos analyses
deviennent fines et parfaites.
Les signes ont aussi la propriété
d’accroître beaucoup les effets bons
et mauvais qui résultent en nous de la
fréquente répétition des mêmes
opérations intellectuelles.
620
Tels sont leurs avantages et leurs
inconvéniens principaux comme
moyens de former nos idées.
Comme moyens de communiquer
ces idées, ils ont beaucoup d’autres
effets que je ne rappellerai ici que
sommairement.
Il est manifeste que nous leur
devons toutes nos relations sociales et
la possibilité de jouir de toutes les
connaissances acquises par nos
semblables ; mais il ne l’est pas
moins que ces connaissances nous
arrivent souvent bien indigestes et
bien désordonnées.
Il est encore certain qu’apprenant
le plus souvent les signes avant de
connaître par nous-mêmes les
élémens des idées qu’ils représentent,
nous composons d’abord ces idées
d’une manière incomplète ou fausse ;
que, dans un autre temps, nous
perdons souvent de vue quelques uns
des élémens que nous y avons fait
621
entrer avec raison, et qu’enfin nous
ne sommes jamais complètement sûrs
que ceux à qui nous parlons
comprennent absolument les mêmes
combinaisons que nous sous les
mêmes signes ; ensorte qu’en nous en
servant, souvent nous nous abusons
nous-mêmes et nous n’entendons pas
les autres.
De là naît en grande partie la
rectification graduelle que nous
remarquons dans nos idées pendant le
premier âge, le changement de notre
manière d’envisager les mêmes
objets dans les différentes époques de
notre vie, et la différence des
opinions des hommes sur les idées
exprimées par certains mots.
Quant aux avantages et aux
inconvéniens particuliers aux signes
vocaux et aux moyens de les
améliorer, je ne m’y arrêterai pas.
Cette explication sera mieux placée
quand nous traiterons de la
622
Grammaire et de la Logique, qui ne
sont presque qu’une seule et même
chose, puisque c’est toujours des
mots que nous combinons quand
nous raisonnons.
Ici je n’ai dû parler des signes
qu’eu égard à leur influence générale
sur la formation de nos idées, le
développement de nos facultés et
l’accroissement de nos
connaissances. Sans cet examen,
notre but n’aurait été rempli
qu’imparfaitement, au lieu qu’au
moyen de ces considérations, je crois
que nous avons fait une histoire assez
complète de la pensée.
En effet, nous avons vu en quoi
consiste la faculté de penser ;
Quelles sont les facultés
élémentaires qui la composent ;
Comment elles forment toutes nos
idées composées ;
623
Comment elles nous font connaître
notre existence, celle des autres êtres,
leurs propriétés et la manière de les
évaluer ;
Comment ces facultés
intellectuelles se lient aux autres
facultés résultantes de notre
organisation ;
Comment les unes et les autres
dépendent de notre faculté de
vouloir ;
Comment toutes sont modifiées
par la fréquente répétition de leurs
actes ;
Comment elles se perfectionnent
dans l’individu et dans l’espèce ;
Et enfin quels secours leur fournit
et quels changemens y apporte
l’usage des signes.
C’est bien là, je crois, ce qui
constitue l’Idéologie. Seulement je
regrette de ne l’avoir pas liée plus
intimement à la Physiologie ; mais
624
c’aurait été sortir également des
bornes de mon plan et de celles de
mes connaissances. J’attends tout à
cet égard de nos savans
physiologistes philosophes, et surtout de M. Cabanis, dont les travaux
précieux jettent un jour tout nouveau
sur ces matières. Pour moi, je me
contente qu’aucune de mes
explications ne soit en contradiction
avec les lumières positives que
fournit l’observation scrupuleuse de
nos organes et de leurs fonctions.
C’est une justice que j’espère que
l’on me rendra.
Fin de la Table analytique.
1. ↑ On aurait pu insister davantage sur ce
principe fondamental qui réduit la faculté
de juger, que nous définissons la faculté de
sentir des rapports, à n’être jamais que la
faculté de sentir un seul rapport toujours le
même ; mais cette vérité sera bien mieux
comprise quand on aura vu comment se
forment nos idées composées, et elle
viendra encore plus à propos dans la
625
Grammaire, et dans la Logique, dont elle
constitue à elle seule toute la théorie.
626
Introduction
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
627
Discours préliminaires
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
628
À propos de cette
édition
électronique
Ce livre électronique est issu de la
bibliothèque numérique
Wikisource[1]
. Cette bibliothèque
numérique multilingue, construite par
des bénévoles, a pour but de mettre à
la disposition du plus grand nombre
tout type de documents publiés
(roman, poèmes, revues, lettres, etc.)
Nous le faisons gratuitement, en ne
rassemblant que des textes du
domaine public ou sous licence libre.
En ce qui concerne les livres sous
licence libre, vous pouvez les utiliser
629
de manière totalement libre, que ce
soit pour une réutilisation non
commerciale ou commerciale, en
respectant les clauses de la licence
Creative Commons BY-SA 3.0[2] ou,
à votre convenance, celles de la
licence GNU FDL[3]
.
Wikisource est constamment à la
recherche de nouveaux membres.
N’hésitez pas à nous rejoindre.
Malgré nos soins, une erreur a pu se
glisser lors de la transcription du
texte à partir du fac-similé. Vous
pouvez nous signaler une erreur à
cette adresse[4]
.
Les contributeurs suivants ont
permis la réalisation de ce livre :
Yann
Marc
Le ciel est par dessus le toit
Caton
Bely
Grondin
630
ThomasV
Hsarrazin
90.0.6.28
Pikinez
Matisk
Zaran
1. ↑ http://fr.wikisource.org
2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/bysa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑
http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_
une_erreur