The Manuscript Found in Saragossa  

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The Manuscript Found in Saragossa (1805 and subsequent editions), is a frame-tale novel written in French by Polish Enlightenment author, Count Jan Potocki (1761–1815). It is narrated from the time of the Napoleonic Wars, and depicts events several decades earlier.

The novel was adapted into a 1965 Polish-language film The Saragossa Manuscript by director Wojciech Has.

Contents

Plot summary

The Manuscript Found in Saragossa collects intertwining stories, all of them set in whole or in part in Spain, with a large and colorful cast of Gypsies, thieves, inquisitors, a cabbalist, a geometer, the cabbalist's beautiful sister, two Moorish princesses (Emina and Zubeida), and others that the brave, perhaps foolhardy, Walloon Guard Alphonse van Worden meets, imagines or reads about in the Sierra Morena mountains of 18th-century Spain while en route to Madrid. Recounted to the narrator over the course of sixty-six days, the novel's stories quickly overshadow van Worden's frame story. The bulk of the stories revolve around the Gypsy chief Avadoro, whose story becomes a frame story itself. Eventually the narrative focus moves again toward van Worden's frame story and a conspiracy involving an underground — or perhaps entirely hallucinated — Muslim society, revealing the connections and correspondences between the hundred or so stories told over the novel's sixty-six days.

The stories cover a wide range of genres and subjects, including the gothic, the picaresque, the erotic, the historical, the moral, and the philosophic; and as a whole the novel reflects Potocki's far-ranging interests, especially his deep fascination with secret societies, the supernatural, and "Oriental" cultures. The novel's stories-within-stories sometimes reach several levels of depth, and characters and themes — a few prominent themes being honor, disguise, metamorphosis, and conspiracy — recur and change shape throughout. Because of its rich and varied interlocking structure, the novel echoes favorable comparison to many celebrated literary antecedents such as the ancient BCE Jatakas and Panchatantra as well as the medieval Arabian Nights and Decameron.

Textual history

The first several "days" of The Manuscript Found in Saragossa were initially published apart from the rest of the novel in 1805, while the stories comprising the Gypsy chief's tale were added later. The novel was written incrementally and was left in its final form—though never exactly completed—at the time of the author's suicide in 1815.

Potocki composed the book entirely in French. Sections of the original French-language manuscripts were later lost, but have been back-translated into French from a Polish translation that had been made in 1847 by Edmund Chojecki from a complete French-language copy, now lost.

The first integral French-language version of the work, based on several French-language manuscripts and on Chojecki's 1847 Polish translation, was edited by René Radrizzani and published in 1989 by the renowned French publishing house of José Corti.

Translations of the novel from the French rely, for the missing sections, on Chojecki's Polish translation. The most recent English-language edition, published by Penguin Books in 1995, was translated by Ian Maclean.

The most recent and complete French-language version to date was edited by François Rosset and Dominique Triaire and published in 2006 in Leuven, Belgium, as part of a critical scholarly edition of the Complete Works of Potocki. Unlike Radrizzani's 1989 edition of the Manuscript Found in Saragossa, Rosset and Triaire's edition is based solely on Potocki's French-language manuscripts found in libraries in France, Poland (in particular, previously unknown autograph pieces that they discovered in Poznań), Spain and Russia, as well as in the private collection of Potocki's heirs.

Rosset and Triaire identified two versions of the novel: one unfinished, of 1804, published in 1805; and the full version of 1810, which appears to have been completely reconceived in comparison to the 1804 version. Whereas the first version has a lighter, more skeptical tone, the second one tends toward a darker, more religious mood. In view of the differences between the two versions, the 1804 and 1810 versions have been published as two separate books; paperback editions were issued in early 2008 by Flammarion.

Pages linking in in 2023

Agadah, Alexandru Dabija, Alfred Józef Potocki, Alfred Wojciech Potocki, Artur Potocki, Culture of Poland, Edmund Chojecki, Egregore, Fantastique, Jan Potocki, José Corti, Julia Lubomirska, La Malinche, List of gothic fiction works, List of Napoleonic Wars films, List of Penguin Classics, List of Polish people, List of works published posthumously, Memoirs Found in a Bathtub, Micah Ballard, One Thousand and One Nights, Poland–Spain relations, Polish language, Polish literature, Potocki family, Robert Irwin (writer), Roman Potocki, Sierra Morena, Spanish Inquisition, Story within a story, The Arabian Nightmare, The Fractal Prince, The Saragossa Manuscript (film), Translation, Ukrainian science fiction and fantasy, Wandering Jew, Wind-Up Type

Characters

  • Alphonse van Worden, the narrator
  • The Sheikh Gomelez, mysterious focus of conspiracy
  • The twin sisters Emina and Zubeida
  • The hermit
  • Pacheco, demoniac servant of the hermit
  • Don Pedro Uzeda, a cabbalist
  • Donna Rebecca Uzeda, the cabbalist's sister
  • Ahasuerus, the Wandering Jew
  • Don Pedro Velasquez, a geometer
  • Don Avadoro, a gypsy chief
  • Don Toledo, an amorous knight
  • Busqueros, a nuisance
  • Zoto's brothers, a pair of bandits hanging from the gallows. Zoto himself is hiding somewhere in the nearby mountains.

See also

Full text of volume 3 in French

1509/3610. DIX JOURNÉES DE LA VIE D'ALPHONSE VAN-WORDEN. TOME TROISIÈME. de l'IMPRIMERIE DE J.-P. JACOB , A VERSAILLES. PARIS , GIDE FILS , LIBRAIRE , RUE S.T-MARC, N.º 20 , PRÈS CELLE richelieu. 1814. BRITISH JUN 1BR DIX JOURNÉES DE LA VIE D'ALPHONSE VAN-WORDEN. HUITIÈME JOURNÉE. L'ERMITE vint m'éveiller, s'assit sur mon lit , et me dit : « Mon enfant , » de nouvelles obsessions ont , cette » nuit , assailli mon malheureux er- » mitage. Les solitaires de la Thé- >> baïde n'ont pas été plus exposés » à la malice de Satan. Je ne sais non >>> plus que penser de l'homme qui » est venu avec toi , et qui se dit » cabaliste. Il a entrepris de guérir >> Pascheco , et lui a fait réellement Tome 111. I ( 2) C beaucoup de bien; mais il ne s'est >> point servi des exorcismes pres- >> crits par le rituel de notre sainte » église. Viens dans ma cabane , nous » déjeûnerons , et puis nous lui >> demanderons son histoire , qu'il »> nous a promise hier au soir » . Je me levai et suivis l'ermite . Je trouvai , en effet , que l'état de Pascheco étoit devenu plus supportable , etsafiguremoinshideuse. Ilparoissoit toujours borgne, mais sa langue étoit rentrée dans sa bouche. Il n'écumoit plus , et son œil unique sembloit moins hagard. J'en fis compliment au cabaliste , qui me répondit que ce n'étoit là qu'un très foible échantillon de son savoir faire . Ensuite l'ermite apporta le déjeûner , qui ( 3 ) consistoit en lait bien chaud et en châtaignes. Quand le déjeûner fut fini , l'ermite me dit : « Demandez à ce gen- >> tilhomme de vouloir bien nous » conter son histoire , qui paroit » devoir être intéressante ». Le cabaliste s'en défendit , en observant qu'il y auroit , dans son récit , bien des choses que nous ne pourrions pas comprendre ; cependant après avoir un instant réfléchi , il commença en ces termes. Histoire du Cabaliste. « On m'appelle en Espagne Don Pèdre de Uzeda, et c'est sous ce nom que je possède un joli château à ( 4 ) une lieue d'ici ; mais mon véritable nom est Rabi-Sadok-Ben-Mamoun , et je suisjuif. Cet aveu est , en Espagne , unpeu dangereux à faire ; mais outre que je mefie à votre probité , je vous avertis qu'il ne seroit pas très-aisé de me nuire. L'influence des astres sur ma destinée commençaà se maniféster dès l'instant de ma naissance , et mon père , qui tira mon horoscope , fut comblé de joie , lorsqu'il vît que j'étois venu au monde , précisément à l'entrée du soleil dans le signe de la vierge. Il avoit , à la vérité , employé tout son art , pour que cela arrivât ainsi , mais il n'avoit pas espéré autant de précision dans le succès. Je n'ai pas besoin de vous dire , que mon père Mamoun étoit le meilleur astro- ( 5 ) logue de son temps; mais la science des constellations étoit une des moindres qu'il posséda , car il avoit poussé celle de la cabale , jusqu'à un degré où nul rabbin n'étoit parvenu avant lui. » Quatre ans après que je fus venu au monde, mon père eut une fille qui naquit sous le signe des gémeaux. Malgré cette différence , notre éducation fut la même ; je n'avois pas encore atteint douze ans et ma sœur huit , que nous savions déjà l'hébreu , le chaldéen , le syrochaldéen , lé samaritain , le cophte , l'abyssin, et plusieurs autres langues mortes ou mourantes. De plus , nous pouvions , sans le secoursd'un crayon, combiner toutes les lettres d'un mot, ( 6 ) de toutes les manières indiquées par les règles de la cabale. >> Ce fut aussi à la fin de ma douzième année que l'on nous boucla , tous les deux , avec beaucoup d'exactitude ; et pour que rien ne démentît l'effet du signe sous lequel j'étois né , l'on ne nous servoit que des animaux vierges , avec l'attention de ne me faire manger que des mâles , et de ne donner que des femelles à ma sœur. >> Lorsque j'eus atteint l'âge de seize ans , mon père commença à nous initier aux mystères de la cabale schafiroth . D'abord il mit entre nos mains le Sepher Zoohar , ou livre lumineux , appelé ainsi parce que l'on n'y comprend rien du tout, ( 7 ) tant la clarté qu'il répand éblouit les yeux de la raison. Ensuite nous étudiâmes le Sipha Draniutha , ou livre occulte , dont le passage le plus clair peut passer pour une énigme. Enfin nous en vinmes a u Hadra Raba et Hadra Sutha ; c'est- à- dire au grand et petit Sanhedrin. Ce sont des dialogues , dans lesquels Rabbi Siméon , fils de Zohaï , auteur des deux autres ouvrages , rabaissant son stile à celui de la conversation achève d'instruire ses amis des choses les plus simples , et leur révèle cependant les plus étonnans mystères , ou plutôt toutes ces révélations nous viennent directement du prophète Elie , lequel quitta furtivement le séjour céleste , et assista à cette as-- ( 8 ) semblée sous le nom de Rabin Abba. Les personnes qui ne sont point initiées , croyent peut-être pouvoir acquérir quelqu'idée de tous ces divins écrits , par la traduction latine que l'on a imprimée avec l'original chaldéen, en l'année 1684, dans une petite ville de l'Allemagne , appelée Francfort; mais nous nous rions de la pré somption de ceux qui imaginent que pour lire , l'organe matériel de la vue suffit. Il pourroit suffire , en effet, à l'égard de certaines langues modernes ; mais dans l'hébreu , chaque lettre est un nombre , chaque mot uue combinaison savante , chaque phrase une formule épouvantable , qui , bien prononcée avec toutes les aspirations , les accens con- ( 9 ) venables , pourroit abîmer les monts et dessécher les fleuves. Vous savez assez qu'Adonaï créa le monde par la parole , ensuite il se fit parole lui-même. La parole frappe l'air et l'esprit ; elle agit sur les sens et sur l'âme. Quoique profane , vous pouvez aisément en conclure qu'elle doit être le véritable intermédiaire entre la matière et les intelligences de tous les ordres. Tout ce que je puis vous en dire , c'est que tous les jours nous acquérions non-seulement de nouvelles connoissances , mais unpouvoir nouveau ; et si nous n'osions pas en faire usage , au moins nous avions le plaisir de sentir nos forces , et d'en avoir la conviction intérieure . - Mais nos félicités ca- ( 10 ) balistiques furent bientôt interrompues par le plus funeste de tous les événemens : tous les jours nous remarquions , ma soeur et moi , que notre père Mamoun perdoit de ses forces ; il sembloit un esprit pur qui auroit revêtu une forme humaine , seulement pour être perceptible aux sens grossiers des êtres sublunaires. Un jour enfin , il nous fit appeler dans son cabinet : son air étoit si vénérable et si divin , que par un mouvement involontaire nous nous mîmes tous deux à genoux. Il nous y laissa; et nous montrant une horloge de sable , il nous dit : « Avánt que ce sable se soit écoulé >> je ne serai plus. Ne perdez au- » cune de mes paroles. ― Mon fils , BRITISH QUI INOW IBR JUN 11 )

" » je m'adresse d'abord à vous. - Je >> vous ai destiné des épouses cé- » lestes , filles de Salomon et de la » reine de Saba. Elles ne devoient » être que de simples mortelles ;; >> mais Salomon avoit révélé à la >> reine le grand nom de celui qui » est. La reine le proféra à l'instant » même de ses couches : les génies » du grand orient accoururent et >> reçurent les deux jumelles avant » qu'elles eussent touché le séjour >> impur que l'on nomme terre. — » Ils les portèrent dans la sphère » des filles d'Elohim , où elles re- >> çurent le don de l'immortalité, » avec le pouvoir de le commu- » niquer à celui qu'elles choisi- » roient pour époux commun. — Ce ( 12 ) >>> sets. - » sont ces deux épouses ineffables » que leur père a eu en vue dans » son schir haschirim ou cantique >> des cantiques. Etudiez ce divin >> épithalame de neuf en neuf verPour vous , ma fille , je >> vous destine un hymen encore >> plus beau , les deux Thaminus , » ceux que les Grecs ont connus » sous le nom de Dioscures ; les » Phéniciens sous celui de Kabires ; >> en un mot, les gémeaux célestes , >> ils seront vos époux. —Que dis-je. Votre coeur sensible ...... Je Le sable >> » crains qu'un mortel. » s'écoule. je meurs. » -– » Après ces mots, mon père s'évanouit, et nous ne trouvâmes à la place où il avoit été , qu'un peu de ( 13 ) cendres brillantes et légères. Je recueillis ces restes précieux , je les renfermai dans une urne , et je les plaçai dans le tabernacle intérieur de notre maison , sous les ailes des Chérubins. » Vous jugez bien qne l'espoir de jouir de l'immortalité , et de posséder deux épouses célestes , me donna une nouvelle ardeur pour les sciences cabalistiques ; mais je fus bien des années avant d'oser m'élever à une telle hauteur ; et je me contentai de soumettre à mes conjurations quelques génies du dix - huitième ordre. Cependant , m'enhardissant peu à peu , j'essayai l'année passée un travail sur les premiers versets du Schir Haschirim. A peine en ( 14 ) ву paravois-je composé une ligne , qu'un bruit affreux se fit entendre , et mon château sembla s'écrouler sur ses fondemens. Tout cela ne m'effraya point ; au contraire , j'en conclus que mon opération étoit bien faite. Je passai à la seconde ligne ; lorsqu'elle fut achevée , une lampe que j'avois sur ma table sauta sur le quet , y fit quelques bonds , et alla se placer devant un grand miroir qui étoit au fond de ma chambre. Je regardai dans le miroir , et je vis le bout de deux pieds de femme très-jolis ; puis deux autres petits pieds. J'osai me flatter que ces pieds charmans appartenoient aux célestes filles de Salomon; mais je ne crus pas devoir ' pousser plus loin mes opérations. ( 15 ) >> Je les repris la nuit suivante , et je vis les quatre petits pieds jusqu'à la cheville ; puis la nuit d'après je vis les jambes jusqu'aux genoux ; mais le soleil sortit du signe de la Vierge , et je fus obligé de discontinuer. >> Lorsque le soleil fut entré dans le signe des gémeaux , ma sœur fit des opérations semblables aux miennes , et eut une vision non moins extraordinaire , que je ne vous dirai point , par la raison qu'elle ne fait rien à mon histoire . » Cette année-ci je me préparois à recommencer, lorsque j'appris qu'un fameux adepte devoit passer par Cordoue. Une discussion que j'eus à son sujet, avec ma soeur , m'engagea à l'aller voir à son passage. Je ( 16 ) partis un peutard , et n'arrivai ce jour là qu'à la Venta-Quemada. Je trouvai ce cabaret abandonné de ses maîtres, par peur des revenans ; mais comme je ne les crains pas , je m'établis dans la chambre à manger , et j'ordonnai au petit Nemraël de m'apporter à souper. Ce Nemraël est un petit génie d'une nature très-abjecte , que j'emploie à des commissions pareilles , et qui est trop heureux de me servir. » Il alla à Anduhar, où couchoit un prieur des bénédictins , s'empara sans façon de son souper, et me l'apporta. Il consistoit dans ce pâté de perdrix que vous avez trouvé avec tant de plaisir le lendemain matin. Quant à moi , j'étois fatigué et j'y touchai à peine. Je renvoyai " ( 17 ) Nemraël chez ma soeur , et j'allai me coucher. » Au milieu de la nuit , je fus réveillé par une cloche qui sonna douze coups. Après ce prélude , je m'attendois à voir quelque revenant, et je me préparois même à l'ecarter , parce qu'en général ils sont incommodes et fâcheux. J'étois dans ces dispositions , lorsque je vis une forte clarté sur une table au milieu de la chambre ; et puis parut un petit rabbin bleu de ciel , qui s'agitoit devant un pupitre , comme les rabbins font quand ils prient. Il n'avoit pas plus d'un pied de haut ; son habit étoit bleu de ciel , et son visage , sa barbe , son pupitre et son livre avoient la même couleur. Je reTome III.. 2 ( 18 ) connus bientôt que ce n'étoit pas là un revenant , mais un génie du vingt-septième ordre. Je ne savois pas son nom, et je ne le connoissois pas du tout. Cependant je me servis d'une formule qui a quelque pouvoir sur tous les esprits en général. Alors le petit rabbin bleu de ciel se tourna de mon côté , et me dit : « Tu as commencé tes opé- >> rations à rebours, et voilà pour- >> quoi les filles de Salomon se sont » montrées à toi les pieds les pre- >> miers : commence par les derniers >>> versets et cherche d'abord le " >> nom des deux beautés célestes. » - Après ces mois , le petit rabbin disparut. → Ce qu'il m'avoit dit étoit contre toutes les règles de ( 19 ) la cabale. Cependant j'eus la foiblesse de suivre son avis. Je me mis après le dernier verset de Schir - Haschirim ; et cherchant le nom des deux immortelles , je trouvai Emina et Zibeddé. J'en fus très-surpris ; cependant je commençai les évocations ; alors la terre s'agita sous mes pieds d'une façon épouvantable : je crus voir les cieux s'écrouler sur má tête , et je tombai sans connoissance. Lorsque je revins à moi , je me trouvai dans un séjour tout éclatant delumières , dans les bras de quelques jeunes gens plus beaux que les anges. L'un d'eux me dit : " Fils » d'Adam , reprends tes esprits ; tu >> es ici dans la demeure de ceux » qui ne sont point morts. Nous ( 20 ) ་ >> sommesgouvernés par le patriarche » Henoch , qui a marché devant » Hélohim , et qui a été enlevé de >> dessus la terre. Le prophète Elie >> est nôtre grand prêtre , et son » charriot sera toujours â ton ser- » vice , quand tu voudras te pro- >> mener dans quelque planéte. Quant » à nous nous sommes des Égregors, » nés du commerce des fils d'Hé- » lohim avec les filles des hommes. » Tu verras aussi parmi nous quel- » ques Népheliens , mais en petit >> nombre. Viens , nous allons te présenter à notre souverain. >> Je les suivis , et j'arrivai au pied du trône sur lequel siégeoit Henoch ; je ne pus jamais soutenir le feu qui sortoit de ses yeux , et je n'osois >> ( 21 ) élever les miens plus haut que sa barbe , qui ressembloit assez à cette lumière pâle que nous voyons au tour de la lune , dans les nuits humides. Je craignis que mon oreille - ne put soutenir le son de sa voix ; mais sa voix étoit plus douce que celle des orgues célestes. -Cependant il l'adoucit encore pour me dire : » Fils d'Adam , l'on va t'amener tes » épouses. » → Aussitôt je vis entrer le prophête Élie , tenant les mains de deux beautés , dont les appas ne sauroient être une conception mortelle. C'étoient des charmes si délicats, que - leurs âmes se voyoient à travers ; et l'on apercevoit distinctement le feu des passions , lorsqu'il se glissoit dans leurs veines et se mêloit dans ( 22 ) leur sang. Derrière elles , deux Népheliens portoient un trépied d'un métal aussi supérieur à l'or , que celui- ci est plus précieux que le plomb. On plaça mes deux mains dans celles des filles de Salomon et l'on mit à mon cou une tresse tissue de leurs cheveux. Une flamme vive et pure sortant alors du trépied , consuma , en un instant , tout ce que j'avois de mortel. Nous fûmes conduits à une couche resplendissante de gloire et embrâsée d'amour. - On ouvrit une grande fenêtre qui communiquoit avec le troisième ciel ; et les concerts des anges achevèrent de mettrele comble à mon ravissement . Mais vous le dirai-je , le lendemain je me ré- ( 23 ) veillai sous le gibet de Los-Hermanos, et couché auprès de leurs deux infâmes cadavres. » J'en conclus que j'ai eu à faire à des esprits très-malins , et dont la nature ne m'est pas bien connue. Je crains même beaucoup que toute cette aventure ne me nuise auprès des véritables filles de Salodont je n'ai vû que le bout mon , des pieds. › « Malheureux aveugle , s'écria l'er- >> mite , et que regrettes-tu ? . tout » n'est qu'illusion dans ton art fu- >> neste. Les maudites Succubes qui » t'ont joué , ont fait éprouver les >> plus affreux tourmens à l'infortuné » Pascheco ; et sans doute un sort » pareil attend ce jeune cavalier , ( 24 ) » qui , par un endurcissement fu- »> neste, ne veut point nous avouer >> ses fautes.. Alphonse, mon fils » Alphonse , répens- toi , il en est » encore tems >>.. » Cette obstination de l'ermite , à me demander des aveux que je ne voulois point lui faire , me déplut beaucoup. Je répondis assez froidement, que je respectois ses saintes exhortations ; mais que je ne me conduisois que par les lois de l'hon-- neur. Ensuite on parla d'autre chose. Le cabaliste me dit : « Seigneur » Alphonse , puisque vous êtes pour- >> suivi par l'inquisition , il vous im- >> porte beaucoup de trouver un » réfuge assuré ; je vous offre ( 25 ) t » mon château. Vous y verrez ma » sœur Rebecca, qui est presque aussi » belle que savante. Oui , venez; >> vous descendez des Gomélèz , et » ce sang adroit de nous intéresser » . Je regardai l'ermite pour lire dans ses yeux ce qu'il pensoit de cette proposition! Le cabalistė parut deviner ma pensée ; et s'adressant à l'ermite , il lui dit : « Mon père , » je vous connois plus que vous ne >> pensez. Vous pouvez beaucoup la foi. Mes voies ne sont pas » par >> aussi saintes ; mais elles ne sont » pas diaboliques. · Venez aussi 骡 chez moi avec Pascheco , dont 1 » j'acheverai la guérison ». gad L'ermite, avant de répondre , se mit en prière ; puis , après un instant Tome III. 3 ( 26 ) ' de méditation , il vint à nous d'un ' air riant , et dit qu'il étoit prêt à nous suivre. - Le cabáliste tourna sa tête du côté de son épaule droite , et ordonna qu'on lui amena des chevaux. Un instant après on en vit deux à la porte de l'ermitage avec deux mules sur lesquelles se mirent l'ermite et le possédé. Bien que le château fût à une journée , àce quenous avoit dit Ben-Mamoun, fumes en moins d'une heure . Pendant le voyage , Ben-Mamoun m'avoit beaucoup parlé de sa savante sœur , et je m'attendois à voir une Médée , à noire chevelure , une baguette à la main , et marmottant quelques mots de grimoire ; mais cette idée étoit tout-à-fait fausse . nous y ( 27 ) L'aimable Rebecca , qui nous reçut à la porte du château , étoit la plus aimable et la plus touchante blonde qu'il soit possible d'imaginer. Ses beaux cheveux dorés tomboient , sans art, sur ses épaules. Une robe blanche la couvroit négligemment , quoique fermée par des agraffes d'un prix inestimable. Son extérieur annonçoit une personne qui ne s'occupoit jamais de sa parure ; mais en s'en occupant davantage , il eut été difficile de mieux réussir. . - Rebecca sauta au cou de son -frère , et lui dit : « Combien vous >> m'avez inquiétée ; j'ai toujours eu de vos nouvelles , hors la première nuit. Que vous étoit-il donc arrivé ? » agu Je › vous conterai tout cela , ( 28 )

» répondit Ben - Mamoun ; pour » le moment, ne songez qu'à bien » recevoir les hôtes que je vous » amène. Celui-ci est l'ermite de la vallée , et ce jeune homme est » un Gomélèz » . Rebecca regarda l'ermite avec assez d'indifférence ; mais lorsqu'elle eût jeté les yeux sur moi , elle rougît , et me dit « J'espère , » pour votre bonheur , que vous » n'êtes pas des nôtres »..

Nous entrâmes , et le pont-levis fut aussitôt fermé sur nous. Le château étoit assez vaste , et tout y paroissoit dans le plus grand ordre ; scependant nous n'y vîmes que deux domestiques ; savoir , un jeune mulâtre et une mulâtre du même " ( 29 ) âge. Ben-Mamoun nous conduisit d'abord à sa bibliothèque . C'étoit une petite rotonde qui servoit aussi de salle à manger. Le mulâtre vint mettre la nappe , apporta une ollapotrida et quatre couverts ; car la belle Rebecca ne se mit point à table avec nous. L'ermite mangea plus qu'à l'ordinaire , et parut aussi s'humaniser davantage. Pascheco , toujours borgne , ne sembloit d'ailleurs plus se ressentir de sa possession. Seulement il étoit sérieux et silencieux . Ben - Mamoun mangea avec assez d'appétit ; mais il avoit l'air préoccupé, et nous avoua que son aventure de la veille , lui avoit donné beaucoup à penser. Dès que nous fumes sortis de table , il nous dit : « Mes chers ( 30 ) » hôtes , voilà des livres pour vous » amuser, et mon nègre pour vous » servir en toutes choses ; mais per- >> mettez-moi de me retirer avec » ma sœur , pour un travail im- » portant. Vous ne nous reverrez » que demain à l'heure du diner ». Ben-Mamounse retira effectivement, et nous laissa , pour ainsi dire , les maîtres de la maison. L'ermite prit dans la bibliothèque une légende des pères du désert , et ordonna à Pascheco de lui en lire quelques chapitres. Moi , je passai sur la terrasse , d'où la vue se portoit sur un précipice , au fond duquel rouloit un torrent qu'on ne voyoit pas , mais qu'on entendoit mugir. Quelque triste que parut ce ( 31 ) paysage , ce fut avec un extrême plaisir que je me mis à le considérer , ou plutôt à me livrer aux sentimens que m'inspiroit sa vue. Ce n'étoit pas de la mélancolie , c'étoit presque un anéantissement de toutes mes facultés , produit par les cruelles agitations auxquelles j'avois été livré depuis quelques jours. A force de réfléchir à ce qui m'étoit arrivé , et de n'y rien comprendre , je n'osois plus y penser , crainte d'en perdre la raison. L'espoir de passer quelques jours tranquille dans le château d'Uséda , étoit , pour le moment , ce qui me flattoit le plus. De la terrasse je revins à la bibliothèque . Le jeune mulâtre ngus servit une petite collation de ( 32 ) fruits secs et de viandes froides parmi lesquelles il ne se trouvoit point de viandes impures. Ensuite nous nous séparâmes. L'ermite et Pascheco furent conduits dans une chambre , et moi dans une autre. Je me couchai et m'endormis. Mais bientôt après , je fus réveillé la belle Rebecca , qui me dit : « Seigneur Alphonse , par- >>> donnez - moi d'oser interrompre >> votre sommeil. Je viens de chez » mon frère ; nous avons fait les » plus épouvantables conjurations , >> pour connoître les deux esprits -)) - par 4 3 auxquels il a eu à faire dans la » Venta ; mais nous n'avons point. » réussi . Nous croyons qu'il a été » joué par des Baaluns , sur lesquels 33,-); >> nous n'avons point de pouvoir. >>> Cependant le séjour d'Enoch >> est réellement tel qu'il l'a vû. >>> Tout cela est d'une grande >> conséquence pour nous, et je vous >> conjure de nous dire ce que vous >> en savez ». - Après avoir dit ces mots , Rebecca s'assit sur mon lit , et sembloits uniquement occupée des éclaircissemens qu'elleme demandoit. Cependant elle ne les obtint point, et je me contentai de lui dire que j'avois engagé ma parole d'honneur de ne jamais en parler.. » Mais , seigneur Alphonse , reprit Rebecca , comment pouvez- » vous imaginer qu'une parole d'hon- >> neur , donnée à deux démons , >> puisse vous engager ? or , nous ( 34 ) >> savons que ce sont deux démons » femelles , et que leurs noms sont » Émina et Zibeddé. Mais nous ne » connoissons pas bien la nature de » ces démons , parce que dans notre » science , comme dans toutes les » autres , on ne peut pas tout sa- » voir ». Je me tins toujours sur la négative , et priai la belle de ne pas insister. Alors elle me regarda avec une sorte de bienveillance , et me dit : « Que vous êtes heureux » d'avoir des principes de vertu , >> d'après lesquels vous dirigez toutes >> vos actions , et demeurez tran- >> quille dans le chemin de votre » conscience ; combien notre sort » est différent. Nous avons voulu ( 35 ) » voir ce qui n'est point accordé >> aux yeux des hommes , et savoir » ce que leur raison ne peut comprendre. Je n'étois point faite pour » ces sublimes connoissances. Que » m'importe un vain empire sur » les démons ? Je me serois bien » bien contentée de régner sur le >> cœur d'un époux. Mon père » l'a voulu , je dois subir ma des- >> tinée. » En disant ces mots , Rebecca tira son mouchoir , et parut cacher quelques larmes ; puis elle ajouta « seigneur Alphonse , per- >> mettez-moi de venir demain à la >> même heure , et de faire encore >> quelques efforts pourvaincre votre >> obstination , ou comme vous l'ap- >> pelez , ce grand attachement à ( 36 ) >> votre parole . Bientôt le soleil >> entrera dans le signe de la vierge , >> alors il n'en sera plus temps , et >> il en arrivera ce qui pourra »> . J En me disant adieu , Rebecca serra ma main avec l'expression de l'amitié , et parut retourner , avec peine , à ses opérations cabalistiques. ( 37 ) NEUVIÈME JOURNÉE. Je me réveillai plus matin qu'à l'ordinaire , et j'allai sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise , avant que le soleil eût embrâsé l'athmosphère. L'air étoit calme. Letorrent sembloit mugiravec moins de fureur, et laissoit entendre les doux chants des oiseaux. J'entendis au loin une musique fort gaie , dont les sons. Jsembloient sortir d'uncôté de la montagne. Ils devinrent bientôt plus distincts , et j'aperçus une troupe joyeuse de Bohémiens , qui s'avançoient en cadence , chantant et ( 38 ) s'accompagnant de leurs son-ahhas et cascarras. Ils établirent leur petit camp-volant près de la terrasse , et me donnèrent la facilité de remarquer l'air d'élégance répandu sur leurs habits et leur bagage. Je supposai que c'étoient-là ces mêmes Bohémiens voleurs , sous la protection desquels s'étoit mis l'aubergiste de la Venta de Cardegnas , à ce que m'avoit dit l'ermite ; mais ils me paroissoient trop galans pour des brigands.Tandis queje les examinois, ils dressoient leurs tentes , mettoient leurs mets sur le feu, suspendoient les berceaux de leurs enfans aux branches des arbres voisins ; et lorsque tous les apprêts furent finis, ils se livrèrent de nouveau aux plaisirs ( 39 ) attachés à leur vie vagabonde , dont le plus grand , à leurs yeux , est la fainéantise. , Le pavillon du chefétoit distingué des autres , non seulement par le bâton à grosse pomme d'argent , planté à l'entrée ; mais encore parce qu'il étoit bien conditionné , et même orné d'une riche frange , ce que l'on ne voit pas communément aux tentés des Bohémiens. Mais quelle ne fut pas ma surprise , en voyant le pavillon s'ouvrir , et mes deux cousines en sortir , dans cet élégant costume que l'on appelle en Espagne, à la hitana Mahha. Elles s'avançèrent jusqu'au pied de la terrasse , mais sans paroître m'apercevoir. Puis elles appelèrent leurs ། ( 40 ) compagnes , et se mirent à danser le pollo , si connu sur les paroles. Quando me Paco me azze Las Palmas parae vaylar Me se puene el corpecito Como hecho de Mazzapan, etc. Si la tendre Emina et la gentille Zibeddé m'avoient fait tourner la tête , revêtues de leurs simarres moresques, elles ne me ravirent pas moins dans ce nouveau costume. Seulement je leur trouvois un air malin et mocqueur , qui , véritablement , n'alloit pas mal à des diseuses de bonne aventure ; mais qui sembloit présager qu'elles songeoient à me jouer quelque nouveau tour , en se ( 41 ) présentant à moi, sous cette formé nouvelle. Cependant elles ne parurent point s'occuper de moi , et s'éloignèrent après avoir dansé . Je rentrai dans la bibliothèque , où je trouvois sur la table un gros volume écrit en carac tères gothiques , dont le titre étoit : <« Relations curieuses de Hapelius ». Ce volume étoit ouvert et la

page pliée à dessein , sur le commencement d'un chapitre , où je lus l'histoire suivante. >> Histoire de Thibaud de la Jacquière, ༥ V Il y avoit autrefois à Lyon, en France , ville située sur le Rhône , • un très - riche marchand , appelé Tome III. 4 ( 42 ) Jacques de la Jacquière , qui n'avoit pris pourtant le nom de la Jacquière, que lorsqu'il eût quitté le commerce, et fût devenu prévôt de la cité , qui est une charge que les Lyonnois ne donnent qu'à des hommes d'une grande fortune , et d'une renommée sans tache. Tel étoit aussi le bon prévôt de la Jacquière charitable envers les : pauvres, et bienfaisant envers les moines et autres religieux. « Mais tel n'étoit point le fils unique du prévôt , messire Thibaud de la Jacquière, guidon des hommes d'armes du roi , gentil soudar et friant de la lance, grand piqueur de fillettes , rafleur de dez , casseur de vitres , briseur de lanternes, jureur et sa- ( 43 ) creur. Arrêtant mainte fois les bourgeois dans la rue , pour trocquer son vieux manteau contre un tout neuf, et son feutre usé contre un meilleur ; si bien qu'il n'étoit bruit que de messire Thibaud , tant à Paris , qu'à Blois , Fontainebleau et autres séjours du roi. Or done il advint que notre bon sire , de sainte mémoire, François I. , fut enfin marri des départemens du jeune soudrille , et le renvoya à Lyon , afin d'y faire pénitence dans la maison de son père, le bon prévôt de la Jacquière , qui demeuroit pour lors au coin de la place de Belle- Cour , à l'entrée de la rue Saint-Ramond. » Le jeune Thibaud fut reçu dans ( 44 ) joie , que la maison paternelle avec autant de s'il Ꭹ fût arrivé, chargé de toutes les indulgences de Rome. Non-seulement on tua pour lui le veau gras , mais le bon prévôt donna àses amis un banquet qui coûta plus d'écus d'or , qu'il ne s'y trouva de convives. On fit plus. On but à la santé du jeune gars , et chacun lui souhaita sagesse et resipiscence , mais ces vœux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d'or, la remplit de vin , et dit : « Sacre mort » du grand diable , je lui veux dans ce >> vin bailler mon sang et mon âme , » si jamais je deviens plus homme » de bien que je ne suis ». affreuses paroles firent dresser les

Ces ( 45 ) cheveux à la tête aux convives. Ils firent le signe de la croix , et quelques- uns se levèrent de table. » Messire Thibaud se leva aussi , et alla prendre l'air sur la place de Belle-Cour, où il trouva deux de ses anciens camarades , et grivois de même étoffe. Il les embrassa, les conduisit chez lui , et leur fit apporter maint flacons , sans plus s'embarrasser de son père et de tous les convives. » Ce que Thibaud avoit fait le jour de son arrivée , il le fit le lendemain et tous les jours d'après , si bien que le bon prévôt en eût le coeur navré. songea à se recommander à son patron, monsieur Saint-Jacques , et porta, devant son image, un cierge de dix livres , orné de deux anneaux Il ( 46 ) d'or, de cinq marcs chacun; mais comme le prévôt voulut placer le cierge sur l'autel , il le fit tomber, et renversa une lampe d'argent qui brûloit devant le saint. Le prévôt avoit fait fondre le cierge pour une autre occasion ; mais n'ayant rien plus à coeur que la conversion de son fils , il en faisoit l'offrande avec joie. Cependant lorsqu'il vit le cierge tombé et la lampe renversée , il en tira un mauvais présage , et s'en retourna tristement chez lui. » En ce même jour , le jeune Thibaud festoya encore ses amis. Ils sablèrent maint flacons ; et puis , comme la nuit étoit déjà avancée et bien noire, ils sortirent pour prendre l'air sur la place de Belle-Cour , et ( 47 ) lorsqu'ils y fûrent , ils se prirent tous les trois sous les bras et se promenèrent ainsi d'un air suffisant , à la manière des grivois , qui s'imaginent par là , attirer les regards des jeunes filles. Cependant, pour cette fois , ils n'y gagnoient rien , car il ne passoit ni fille ni femme, et l'on ne pouvoit pas non plus les apercevoir aux fenêtres , parce que la nuit étoit sombre , comme je l'ai déjà dit. Si bien donc que le jeune Thibaud, grossissant sa voix et jurant son juron coutumier , dit : « Sacre » mort du grand diable , je lui baille » mon sang et mon âme ; que si la 2: grande diablesse sa fille venoit à » passer, je la prierois d'amour , tant je me sens échauffé par le vin ». ( 48 ) -Ce propos déplut aux deux amis de Thibaud , qui n'étoient pas d'aussi grands pêcheurs que lui , et l'un d'eux lui dit : « Messire notre ami, » songez que le diable est l'ennemi >> éternel des hommes , et qu'il leur » fait assez de mal , sans qu'on l'ý » invite , et que l'on invoque son »> nom » . L A cela , Thibaud répondit : «<< Comme je l'ai dit , je le >>> ferai >> . » Sur ces entrefaites , les trois ribauds virent sortir , d'une rue voisine , une jeune dame voilée, d'une taille accorte , et qui annonçoit la première jeunesse. Un petit négre couroit après elle . Il fit un faux pas , tomba sur le nez , et cassa sa lanterne. La jeune personne parut fort ( 49 ) effrayée , et ne savoit quel parti prendre. Alors messire Thibaud s'approcha d'elle le plus poliment qu'il pût , et lui offrit son bras pour la reconduire chez elle. La pauvre dariolette accepta , après quelques façons , et messire Thibaud se refournant vers ses amis, leur dit à demivoix : « A donc vous voyez, que » celui que j'ai invoqué ne m'a pas >> fait attendre . Par ainsi , je vous >> souhaite le bonsoir ». Les deux amis comprirent ce qu'il vouloit et prirent congé de lui , en riant et lui souhaitant liesse et joie. } 1 » Thibaud donna donc le bras à la belle , et le petit nègre , dont la lanterne s'étoit éteinte , marchoit devant eux. Lajeune dame paroissoit Tome III. 5 ( 50 ) d'abord si troublée , qu'elle ne se soutenoit qu'avec peine , mais elle se rassura peu-à-peu , ét s'appuya plus franchement sur le bras de son cavalier. Quelquefois même, elle faisoit des faux-pas , et lui serroit le bras pour éviter de tomber. Alors le cavalier , voulant la retenir, poussoit son bras contre son cœur , ce qu'il faisoit pourtant avec beaucoup de discrétion , pour ne pas effaroucher le gibier. » Ainsi ils marchèrent , et marchèrent si longtemps, qu'à la fin , il sembloit à Thibaud qu'ils s'étoient égarés dans les rues de Lyon. Mais len fat bien aise , car illui parût qu'il en auroit d'autant meilleur marché de la belle fourvoyée. Cependant , voulant d'abord savoir avec ( 51 ) qui il avoit à faire , il l'a pria de vouloir bien s'asseoir sur un banc de pierre , que l'on entrevoyoit auprès d'une porte. Elle y consentit , et il s'assit auprès d'elle. Ensuite il prit une de ses mains , d'un air galant, et lui dit avec beaucoup d'esprit : « Belle étoile errante , puisque j'ai » été assez heureux pour vous ren- >> contrer dans la nuit , faites-moi » la faveur de me dire qui vous » êtes , et où vous demeurez » . — La jeune personne parut d'abord très - intimidée , se rassura peu à peu , et répondit en ces termes, Histoire de la gente Dariolette du chatel de Sombre. " Mon nom est Orlandine , au ( 52 ) moins c'est ainsi que m'appeloient le peu de personnes qui habitoient avec moi le chatel de Sombre , dans les Pyrénées. Là, je n'ai vû d'autres humains , que ma gouvernante , qui étoit sourde , une servante qui bégayoit si fort , qu'autant auroit valu qu'ellefut muette , et un vieux portier qui étoit aveugle. » Ce portier n'avoit pas beaucoup à faire , car il n'ouvroit la porte qu'une fois par an , et cela , à un monsieur, qui ne venoit chez nous, que pour me prendre par le menton , et pour parler à ma duègne en langue biscayenne , que je ne sais point. Heureusement je savois parler , lorsqu'on m'enferma au chatel de Sombre, car je ne l'aurois sûrement pas ( 53 ) appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier aveugle , je ne le voyois qu'au moment où il venoit nous passer notre dîner , à travers les grilles de la seule fenêtre que nous eussions. A la vérité , ma sourde gouvernante me crioit souvent aux oreilles , je ne sais quelles leçons de morale , mais je les entendois aussi peu, que si j'eusse été aussi sourde qu'elle ; car elle me parloit des devoirs du ma- maz riage , et ne me disoit pas ce que c'etoit qu'un mariage. Elle parloit de même de beaucoup de choses qu'elle ne vouloit pas m'expliquer. Souvent aussi , ma servante bégue s'efforçoit de me conter quelque histoire, qu'elle m'assuroit être fort ( 54 ) drôle. Mais ne pouvant jamais aller jusqu'à la seconde phrase , elle étoit obligée d'y renoncer, et s'en alloit én me bégayant des excuses dont elle se tiroit aussi mal que dé son histoire. » Je vous ai dit que nous n'avions qu'une seule fenêtre , c'est-à-dire , qu'il n'y en avoit qu'une qui donnât dans la cour du chatel. Les autres avoient la vue sur une autre cour qui, étant plantée de quelques arbres, pouvoit passer pour un jardin , et n'avoit d'ailleurs aucune autre issue , que celle qui conduisoit à ma chambre. J'y cultivai quelques fleurs , ce fut mon seul amusement. Je me trompe, j'en avois encore un, et tout aussi innocent. C'étoit un grand ( 55 ) miroir , où j'allois me contempler dès que j'étois levée , et même au saut du lit. Ma gouvernante , déshabillée comme moi , venoit s'y mirer aussi , et je m'amusois à comparer ma figure à la sienne. Je me livrois encore à cet amusement avant de me coucher , et lorsque ma gouvernante étoit déjà endormie. Quelquefois je m'imaginois voir dans mon miroir une compagne de mon âge , qui répondoit à mes gestes et par--- tageoit mes sentimens. Plus je me livrois à cette illusion , et plus le jeu m'en plaisoit. » Je vous ai dit qu'il y avoit un monsieur qui venoit tous les ans , une fois , pour me prendre par le men-- ( 56 ) ton , et parler basque avec ma gouvernante. Un jour , ce monsieur , au lieu de me prendre par le menton , me prit par la main , et me conduisit à un carrosse à soupentes , où il m'enferma avec ma duègne. Je peux bien dire qu'il m'enferma , car le carrosse ne recevoit de lumière que par en haut. Nousn'en sortîmes quele troisième jour, on plutôt que la troisième nuit , du moins la soirée étoit fort avancée. Un homme ouvrit la portière , et nous dit : « Vous voici » sur la place de Belle- Cour, à » l'entrée de la rue Saint-Raimond , » et voici la maison du prévôt de » la Jacquière. Où voulez-vous que » qu'on vous mêne » ? « Entrez ( 57 ) » dans la première porte-cochère , >> après celle du prévôt , répondit • » ma gouvernante ». » Ici le jeune Thibaud devint fort attentif, car il étoit réellement le voisin d'un gentilhomme , nommé le sire de Sombre , qui passoit pour être d'un caractère jaloux ; et ledit sire de Sombre s'étoit maintes fois vanté , devant Thibaud , de montrer unjour qu'on pouvoit avoir femme fidelle , et qu'il faisoit nourrir en son châtel , une dariolette qui deviendroit sa femme et prouveroit son dire ; mais le jeune Thibaud ne savoit pas qu'elle fût à Lyon, et se réjouit bien de l'avoir en ses mains. Cependant Or landine continua en ces termes, y » Nous entrâmes donc dans une ( 58 ) porte-cochère , et l'on me fit monter en de grandes et belles chambres; et puis , de là , par un escalier tournant, en une tourelle , d'où il me sembla qu'on auroit découvert toute la ville de Lyon , s'il eût fait jour ; mais le jour même on n'y eut rien vû, car les fenêtres étoient bouchées avec un drap verd très-épais. Au demeurant , la tourelle étoit éclairée parunbeau lustre de cristal , montéen émail. Ma duègne m'ayantfait asseoir sur un siège , me donna son chapelet pour m'amuser , et sortit , en fermant la porte à double et triple tour.. » Lorsque je me vis seule , je jetai mon chapelet , je pris des ciseaux que j'avois à ma ceinture , et je fis une ouverture dans le drap verd qui ( 59 ). bouchoit la fenêtre. Alors je vis une autre fenêtre fort près de moi , et à travers cette fenêtre , une chambre fort éclairée, où soupoient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles , plus beaux , plus gais , que tout ce que l'on peut imaginer. Ils chantoient , buvoient , rioient , s'embrassoient. Quelquefois même ils se prenoient par le menton ; mais c'étoit d'une autre façon que le monsieur du châtel de Sombre, qui pourtant ne venoit que pour cela. De plus, ces cavaliers et ces demoiselles se déshabilloient toujours un peu plus , comme je faisois le soir devant mon grand miroir , et en vérité cela leur alloit à merveille. ( 60 ) >> Ici Messire Thibaud vit bien qu'il s'agissoit d'un souper qu'il avoit fait la veille avec ses deux amis. Il passa son bras autour de la taille souple et ronde d'Orlandine et la serra contre son cœur.. « Oui , lui dit-elle , voilà juste- >> ment comme faisoient ces jeunes » cavaliers. En vérité , il me sem- » bloit qu'ils s'aimoient tous beau- » coup. Cependant ne voilà-t -il pas » qu'un de ces jeunes gars dit qu'il >> savoit mieux aimer que les autres. >> Non, c'est moi , c'est moi , dirent les >> deux autres. C'est lui. — C'est » l'autre , dirent les jeunes filles. >> Alors , celui qui s'étoit vanté d'ai- » mer le mieux , s'avisa , pour prou- ( 61 ) » ver son dire , d'une singulière in- >>> vention. » >> Ici Thibaud qui se rappela ce qui s'étoit passé , faillit d'étouffer de rire. « Eh bien , dit- il , belle Orlan- » dine , quelle est cette invention >> dont s'avisa le jeune homme ? » Ah ! reprit-elle , ne riez pas , monsieur , je vous assure que c'est une très - belle invention , et j'y étois fort attentive , lorsque j'entendis ouvrir la porte. Je me remis aussitôt à mon chapelet , et ma duègne entra. » Elle me prit encore par la main , sans me rien dire , et me fit entrer dans un carrosse , qui n'étoit pas fermé comme le premier , et j'aurois bien pu voir la ville dans ( 62 ) celui-là ; mais il étoit nuit close , et je vis seulement que nous allions bien loin , bien loin , si bien que nous arrivâmes enfin dans la campagne tout au bout de la ville . Nous nous arrêtâmes dans la dernière maison du faubourg : ce n'étoit qu'une cabane pour l'apparence , et même elle est couverte de chaume , mais bien jolie en dedans , comme vous le verrez si le petit nègre en sait le chemin; car je vois qu'il a trouvé de la lumière et rallume sa lanterne. >> Orlandine ayant cessé de parler , Messire Thibaud baisa sa main et lui dit : <« Belle fourvoyée , faites- » moi le plaisir de me dire si vous >> habitez toute seule cette jolie >> maison. » ( 63 ) » Toute seule , reprit la belle , avec ce petit nègre et ma gouvernante ; mais je ne pense pas qu'elle puisse revenir ce soir au logis. Le monsieur qui me prenoit par le menton, m'a fait dire de venir le trouver chez une de ses soeurs avec ma gouvernante ; mais qu'il ne pouvoit envoyer son carrosse qui étoit allé chercher un prêtre. Nous y allións donc à pied. Quelqu'un nous a arrêté pour me dire qu'il me trouvoit jolie. Ma duègne qui est sourde , a cru qu'il me disoit des injures , et lui en a répondu. D'autres gens sont survenus et se sont mêlés de la querelle. J'ai eu peur , et je me suis mise à courir le petit nègre a couru après moi , il est tombé , sa lanterne s'est ( 64 ) brisée ; et c'est alors , beau sire , que pour mon bonheur je vous ai rencontré. >> Messire Thibaud , charmé de la naïveté de ce récit , alloit répondre quelque galanterie , lorsque le petit nègre rapporta sa lanterne allumée , dont la lumière venant à donner sur le visage de Thibaud , Orlandine s'écria : «< Que vois-je ! c'est le même >> cavalier qui s'avisa de la belle in- >> vention. >> « C'est moi- même , dit Thibaud , » et je vous assure que ce que j'ai » fait alors , n'est rien auprès de ce » que pourroit attendre de moi une » accorte et honnête demoiselle ; » car celles avec qui j'étois n'étoient >> rien moins que cela. >> ( 65 ) << Vous aviez bien l'air de les >> aimer toutes les trois ? dit Orlan- >> dine. >>> «C'est que je n'en aimois au- » cune , répliqua Thibaud. » a >> Si bien , dit-il ; si bien , dit- elle , que tout en marchant et dévisant , ils arrivèrent au bout du faubourg à une chaumière isolée , dont le petit nègre ouvrit la porte avec une clef qu'ilavoit àsa ceintnre. Certes , l'intérieur de la maison n'étoit pas celui d'une chaumière ; on y voyoit belles tentures de Flandre à personnages et pourtraits si bien ouvrés , qu'ils sembloient vivans ; des lustres à bras en argent fin et massif ; de riches cabinets 鬼 en ivoire et ébène ; des fauteuils en velours de Gènes , garTome III. 6 ( 66 ) nis de franges d'or , et un lit en moire de Venise. Mais tout cela n'occupoit guère Messire Thibaud ; il ne voyoit qu'Orlandine , et eut bien voulu en être à la fin de l'aventure. » Sur ce , le petit nègre vint couvrir la table ; et Thibaud s'aperçut que ce n'étoit pas un enfant comme il l'avoit cru d'abord , mais une espèce de vieux nain tout noir et d'une figure affreuse. Cependant le petit homme apporta quelque chose qui n'étoit point laid : c'étoit un bassin de vermeil , dans lequel fumoient quatre perdrix appétissantes et bien apprêtées , et sous le bras il avoit un flacon d'ypocras. Thibaud n'eut pas plutôt bu et mangé , qu'il lui sembla qu'un feu circuloit dans ( 67 ) ses veines. Pour Orlandine , elle mangeoit peu et regardoit beaucoup son convive, tantôt d'un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si pleins de malice , que le jeune homme en étoit presqu'embarrassé. >> Enfin , le petit nègre vint ôter la table : alors Orlandine prit Thibaud par la main, et lui dit : « Beau >> cavalier , à quoi voulez-vous que >> nous passions cette soirée ? » Thibaud ne sut que répondre. « Il me vient une idée , dit encore >> Orlandine, voici un grand miroir , >>> allons Ꭹ faire des mines comme. » j'en faisois au châtel de Sombre ; je m'y amusois à voir que ma gou- >>> vernante étoit faite autrement que » moi. A présent , je veux savoir si ( 68 ) >> je ne suis >> vous. »> - pas autrement faite que Orlandine plaça leurs chaises devant le miroir , après quoi elle détacha la fraise de Thibaud , et lui dit : « Vous avez le ' cou fait à » peu près comme le mien ; les » épaules aussi ; mais pour la poi- >> trine , quelle différence ! la mienne >> étoit comme cela l'année passée ; » mais j'ai tant engraissé que je ne >> me reconnois plus. Otez-donc >> votre ceinture. Défaites votre » pourpoint. Pourquoi toutes ces » aiguillettes ?....... Thibaud ne se >>> possédant plus , porta Orlandine » sur le lit de moire de Venise , » et se crut le plus heureux des T >> hommes.... ?? - » Mais bientôt il changea de pen- ( 69 ) sée , car il sentit comme des griffes qui s'enfonçoient dans son dos. « Ór- >> landine ! Orlandine ! que veut dire >> ceci ? »>> » Orlandine n'étoit plus. Thibaud ne vit à sa place qu'un horrible assemblage de formes hideuses et inconnues. « Je ne suis point Orlan- » dine , dit le monstre d'une voix » épouvantable , je suis Belzébut. » » Thibaud voulut invoquer le nom de Jésus , mais satan qui le devina , lui saisit la gorge avec les dents , et l'empêcha de prononcer ce saint nom. >> Le lendemain matin , les paysans qui alloient vendre leurs légumes au marché de Lyon , entendirent des gémissemens dans une masure ( 70 )` abandonnée , qui étoit près du che min et servoit de voierie. Ils y allèrent , et trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi- pourrie. Ils le prirent et le placèrent en tra-- vers sur leurs paniers , et ils le por tèrent ainsi chez le prévôt de Lyon... Le malheureux la Jacquière recon-- nut son fils . >> Ce jeune homme fut mis dans un lit : bientôt après , il parut reprendre un peu ses sens ; et d'une voix foible et presque inintelligible , il dit : « Ouvrez à ce saint ermite. >>> D'abord on ne le comprit pas ; enfin on ouvrit la porte , et l'on vit entrer un vénérable religieux , qui demanda qu'on le laissa seul avec Thibaud. Il fut obéi , et l'on ferma ( 71 ) la porte sur eux. Long - temps on entendit les exhortations de l'ermite , auxquelles Thibaud répondoit d'une voix forte : « Oui , mon père , je me >> repens , et j'espère en la miséri- >> corde divine . » Enfin , comme l'on n'entendoit plus rien , on crut devoir entrer. L'ermite avoit disparu , et Thibaud fut trouvé mort avec un crucifix entre les mains. >> Je n'eus pas plutôt achevé cette histoire , que le cabaliste entra , et sembla vouloir lire dans mes yeux l'impression que m'avoit fait cette lecture. La vérité est qu'elle m'avoit singulièrement ému ; mais je ne voulus pas le lui témoigner et je me retirai chez moi. Là , je réfléchis surtout ce qui m'étoit arrivé , et ( 72 ) jen vins presque à croire que des démons avoient , pour me tromper, animé des corps de pendus , et que j'étois un second la Jacquière . On sonna pour le dîner , le cabaliste ne s'y trouva point. Tout le monde me parut préoccupé parce que je l'étois moi-même. Après le dîner , la jeune israélite me prit à part, et me dit : « Alphonse , >> vous avez regardé ce matin très- >> attentivement les Bohémiens qui » dansoient au pied de cette ter- ›› rasse ; leur avez-vous trouvé quel- » que ressemblance frappante avec » d'autres personnes ? » -Je la priai de ne point me faire de questions sur ce sujet. Elle me répondit : « Estimable étranger , je le vois , - 1: ( 73 ) » votre réserve ne se dément ja- >> mais heureux qui peut trouver » un confident tel que vous ! Nos » secrets sont de nature à n'être » connus que de gens qui ne vous >> ressemblent guères ; mais nous » avons besoin de vous. Mon frère » vous prie de passer dans le camp » des Bohémiens , et d'y rester même quelques jours ; il pense que vous >> y trouverez des informations sur >> les aventures de la Venta ; elles » doivent vous intéresser autant que » lui. Voici les clefs d'une grille qui » est au pied de la terrasse , et qui >>> vous ouvrira le chemin de la cam- » pagne , du côté où les Bohémiens » ont placé leur camp. Ne vous >> refusez pas à nous rendre ce ser- >> Tome III. " 7 ( 74 ) » vice : observez les filles du chef, >> et tachez de répandre quelque » jour sur un mystère qui trouble » les nôtres , et va peut- être déci- >> der nos destins. Ah ! que n'ai je >> eu la vie de la plus simple mor- » telle ! j'eusse été plus à ma place » que dans ces sphères attérées où >> l'on m'a transporté malgré moi. » »


Après ce discours , Rebecca s'éloigna ; elle paroissoit émue. Je

m'habillai à la hâte ; je jetai ma cape sur mes épaules , je pris mon épée ; et , passant par la grille de la terrasse , je m'avançai dans la campagne vers les tentes des Bohémiens. Je vis de loin le chefde la bande ; il étoit assis entre deux jeunes filles , qui me parurent avoir quelque res- ( 75 ) semblance avec mes cousines ; mais elles rentrèrent dans la tente avant que j'eusse le temps de les examiner. Le vieux chef s'avança vers moi , et me dit d'un air malin : « Savez- » vous bien , seigneur cavalier , que » vous êtes au milieu d'une troupe » de gens dont on dit du mal dans » ce pays ; n'avez-vous pas quelque >> peur de nous ? » Au mot de peur , j'avois mis la main à la garde de mon épée ; mais le Bohémien me dit affectueusement en me tendant la main : « Pardon , seigneur cava→ >> lier , je n'ai pas voulu vous offen- » ser ; j'en suis si éloigné , que je >> vous prie de passer quelques jours >> avec moi. Venez dans ma tente , ( 76 ) >> elle sera votre demeure comme » la meilleure que nous ayons. » Je ne me fis pas prier il me présenta ses deux filles ; mais , à ma grande surprise , je ne leur vis plus aucune ressemblance avec mes cousines. Nous nous promenâmes dans le camp jusqu'à ce que l'on vint nous avertir que le souper étoit servi. Le couvert avoit été mis sous un arbre d'un épais feuillage ; la chère fut bonne , surtout en gibier ; le vin délicieux ; et voyant le chef en train de causer , je lui témoignai le désir de le connoître plus particulièrement. Il ne fit pas difficulté de me conter son histoire ; cet homme s'appeloit Avadoro , et la première partie ( 77 ) de ses aventures a été déjà donnée au public ( 1 ): 1 Un Bohémien vint nous interrompre. Après qu'il eût entretenu son chefen particulier , celui-ci me dit: <<< Il ne convient pas que nous nous >> établissions ici ; demain , de grand >> matin , nous quitterons ces lieux. » Nous nous séparâmes pour regagner nos tentes . Mon sommeil ne fut point interrompu comme il l'avoit été la nuit précédente. (1 ) Quatre volumes in- 12 , chez Gide fils rue Saint-Marc , n.º 20 . ( 78 ) DIXIÈME JOURNÉE. Nous fumes à cheval long-temps avant l'aurore , et nous nous enfonçâmes dans les vallons déserts de la Siera Morena. Au lever du soleil nous nous trouvames sur un sommet élevé , d'où je découvris le cours du Guadalquivir , et plus loin le gibet de Los- Hermanos. Cette vue me fit tressaillir , en me rappelant une nuit délicieuse et les horreurs dont mon réveil avoit été suivi . Nous descendîmes de ce sommet dans une vallée assez riante , mais très - solitaire , où nous devions nous arrêter. On planta le piquet , on déjeûna à ( 79 ) Ia hâte ; et puis, je ne sais pourquoi, je voulus revoir de près le gibet , et savoir si les frères Zoto y étoient. Je pris mon fusil ; l'habitude que j'avois de m'orienter , fit que je trouvai aisément le chemin , et j'arrivai à la demeure patibulaire en peu de temps. La porte étoit ouverte ; les deux cadavres se voyoient étendus sur la terre , entre eux une jeune fille , que je reconnus pour Rebeeca. Je l'éveillai le plus doucement qu'il me fût possible ; cependant la surprise que je ne pus lui sauver entièrement , la mit dans un état cruel elle eut des convulsions , pleura et s'évanouit. Je la pris dans mes bras , et la portai à une source voisine ; je lui jetai de l'eau au visage et la fis , ( 80 ) insensiblement revenir . Je n'aurois point osé lui demander comment elle étoit venue , sous cette potence ; mais elle en parla elle-même. « Je » l'avois bien prévu , me dit- elle , » que votre discrétion me seroit fu- » neste ; vous n'avez pas voulu nous » conter votre aventure , et je suis >> devenue comme vous la victime » de ces maudits vampires , dont » les ruses détestables ont anéanti , >> en un clin- d'oeil , les longues pré- >>> cautions quemon père avoit prises » pour m'assurer l'immortalité. J'ai » peine à me persuader les hor- >> reurs de cette nuit je vais ce- » pendant tâcher de mes les rappe- >> ler et de vous en faire le récit ; )) mais , pour que vous me com-

( 81 ) >> preniez mieux , je reprendrai d'un >> peu plus haut l'histoire de ma >> vie. Histoire de Rebecca. « Mon frère en vous contant son histoire , vous a dit une partie de la mienne . On lui destinoit pour épouse les deux filles de la reine de Saba , et l'on prétendit me faire épouser les deux génies qui président à la constellation des gémeaux. Flatté d'un alliance aussi belle , mon frère redoubla d'ardeur pour les sciences cabalistiques . Ce fut le contraire chez moi épouser deux génies me parut une chose effrayante ; je ne pus prendre sur moi de composer deux lignes de cabale ; chaque jour

( 82 ) je remettois l'ouvrage au lendemain , et je finis par oublier presque art , aussi difficile que dangereux. cet » Mon frère ne tarda pas à s'apercevoir de ma négligence , il m'en fit d'amers reproches , me menaça de se plaindre à mon père. Je le conjurai de m'épargner ; il promit d'at» tendre jusqu'au samedi suivant ; mais ce jour-là , comme je n'avois encore rien fait, il entra chez moi à minuit , m'éveilla, et me dit qu'il alloit évoquerl'ombre terrible de Mamoun. Je me précipitai à ses genoux , ïl fut inexorable. Je l'entendis proférer la formule , jadis inventée par la Baltoive d'Endon. Aussitôt mon père m'apparut assis sur un trône d'ivoire , un œil menaçant m'inspiroit la ter- ( 83 ) 1 83 reur : je craignis de ne pas survivre au premier mot qui sortiroit de sa bouche. Je l'entendis cependant , il parla , Dieu d'Abraham ! il prononça des imprécations épouvantables. Je ne vous répéterai pas ce qu'il me dit....>> Ici la jeune Israélite couvrit son visage de ces deux mains , et parut frémir à la seule idée de cette scène cruelle. Elle se remit cependant et continua en ces termes : « Je n'entendis la fin du dis- pas cours de mon père ; j'étois évanouie avant qu'il fût achevé. Revenue à moi , je vis mon frère qui me présentoit le livre des Schafirosh. Je pensai m'évanouir de nouveau ; mais il fallut se soumettre. Mon frère qui se doutoit bien qu'il faudroit avec ( 84 ) moi en revenir aux premiers élémens , eut la patience de les rappeler peu à peu à ma mémoire. Je commençai par la composition des syllabes ; je passai à celle des mots et des formules. Enfin , je finis par m'attacher à cette science sublime. Je passois les nuits dans le cabinet qui avoit servi d'observatoire à mon père , et j'allois me coucher lorsque la lumière du jour venoit troubler mes opérations ; alors je tombois de sommeil. Ma mulâtre Zulica me déshabilloit presque sans que je m'en aperçusse ; je dormois quelques heures , et puis je retournois à des occupations pour lesquellesje n'étois point faite , comme vous l'allez voir. Vous connoissez Zulica , et vous ( 85 ) avez pu faire quelque attention à ses charmes , elle en a infiniment : ses yeux ont l'expression de la tendresse , sa bouche s'embellit par. le sourire ; son corps a des formes parfaites. Un matin , je revenois de l'observatoire , j'appelai pour me déshabiller , elle ne m'entendit pas. J'allai à sa chambre qui est à côté de la mienne ; je la vis à sa fenêtre , penchée en dehors , à demi-nue , faisant des signes de l'autre côté du vallon , et souflant sur sa main des baisers que son âme entière sembloit suivre. Je n'avois aucune idée de l'amour : l'expression de ce sentiment frappoit, pour la première fois, mes regards. Je fus tellement émue et surprise , que j'en restai aussi immobile qu'une ( 86 ) statue. Zulica se retourna , un vif incarnat perçoit à travers la couleur noisette de son sein, et se répandit sur toute sa personne. Je rougis aussi , puis je pâlis , j'étois prête à défaillir. Zulica me reçut dans ses bras , et son coeur , que je sentis palpiter contre le mien , y fit passer le désordre qui régnoit dans ses sens. » Zulica me déshabilla à la hâte : lorsque je fus couchée , elle parut se retirer avec plaisir , et fermer sa porte avec plus de plaisir encore. Bientôt après j'entendis les pas de quelqu'un qui entroit dans sa chambre ; un mouvement aussi prompt qu'involontaire me fit courir à sa porte , et attacher mon œil au trou de la serrure. Je vis le jeune mulâtre ( 87 ) Tanzaï ; il apportoit une corbeille remplie des fleurs qu'il venoit de cueillir dans la campagne. Zulica courut au-devant de lui , prit les fleurs à poignée , et les pressa contre son sein. Tanzaï s'approcha pour respirer leur parfum, qui s'exhaloit avec les soupirs de sa maîtresse. Je vis distinctement Zulica éprouver , dans tous ses membres, un frémissement qu'il me parût ressentir avec elle . Elle tomba dans les bras de Tanzaï , et j'allai dans mon lit cacher ma foiblesse et ma honte. >> Ma couche fut inondée de mes larmes. Les sanglots m'étouffoient , et dans l'excès de ma douleur, je m'écriai : « O ! ma cent et douzième >> ayeule , de qui je porte le nom, ( 88 ) >> douce et tendre épouse d'Isaac , si » du sein de votre beau-père , du » sein d'Abraham , si vous voyez » l'état où je suis , appaisez l'ombre » de Mamoun, et dites-lui que sa fille » est indigne des honneurs qu'il lui destine » . » Mes cris avoient éveillé mon frère ; il entra chez moi , et me croyant malade , il me fit prendre un calmant. Il revint à midi , me trouva le pouls agité , et s'offrit à continuer pour moi mes opérations cabalistiques. J'acceptai, car il m'eut été impossible de travailler. Je m'endormis vers le soir , et j'eus des rêves bien différens de ceux que j'avois eu jusqu'alors. Le lendemain , je rêvois toute éveillée , ou du moins ( 89 ) pu j'avois des distractions qui auroient le faire croire. Les regards de mon frère me faisoient rougir sans que j'en eusse de motif. Huit jours se passèrent ainsi . >> Une nuit mon frère entra dans ma chambre. Il avoit sous le bras le livre des Shéfiroth , et dans sa main unbandeau constellé , où se voyoient écrits les soixante-douze noms que Zoroastre a donnés à la constellation des gémeaux. « Rebecca , me dit - il , » Rebecca, sortez d'un état qui vous » déshonore. Il est temps que vous >> essayez votre pouvoir sur les >> peuples élémentaires. Et cette >> bande constellée vous garantira de » leur pétulance . Choisissez sur les » monts d'alentour le lieu que vous Tome III. 8 ( 90 ) » croirez le plus propre à votre opé- >> ration. Songez que votre sort en dé- - Après avoir ainsi parlé , ((' - » pend monfrère m'entraîna hors de la porle du château, et ferma la grille sur moi. >> Abandonnée à moi - même , je rappelai mon courage. La nuit étoit sombre , j'étois en chemise , nus pieds , les cheveux épars , mon livre dans une main, et mon bandeau magique dans l'autre. Je dirigeai ma course vers la montagne qui étoit la plus proche. Un pâtre voulut mettre la main sur moi, je le repoussai avec le livre que je tenois , et il tomba mort à mes pieds. Vous n'en serez pas surpris , lorsque Vous saurez que la couverture du livre , étoit faite avec du bois de ( 91 ) l'arche , dont la propriété étoit de faire périr tout ce qui la touchoit. >> Le soleil commençoit à paroître , lorsque j'arrivai sur le sommet que j'avois choisi pour mes opérations. Je ne pouvois les commencer que le lendemain à minuit. Je me retirai dans une caverne ; j'y trouvai une ourse avec ses petits. Elle se jeta sur moi; mais la reliure de mon livre fit son effet , et le furieux animal tomba à mes pieds. Ses mamelles gonflées me rappelèrent que je mourois d'inanition , et je n'avois encoreaucun génie à mes ordres , pas même le moindre esprit follet . Je pris le parti de me jeter à terre à côté de l'ourse , et de sucer son lait. Un reste de chaleur que l'animal' ( 92 ) conservoit encore , rendoit ce repas moins dégoûtant ; mais les petits oursons vinrent me le disputer. Imaginez Alphonse , une fille de seize ans , qui n'avoit jamais quitté les lieux de sa naissance , et dans cette situation ; j'avois en main des armes terribles ; mais je ne m'en étois jamais servie , et la moindre inattention pouvoit les tourner contre moi. >> Cependant l'herbe se desséchoit sous mes pas , l'air se chargeoit d'une vapeur enflammée , et les oiseaux expiroient au milieu de leur vol . Je jugeai que les démons avertis commençoient à se rassembler. Un arbre s'alluma de lui-mème ; il en sortit des tourbillons de fumée ( 93 ) qui , au lieu de s'élever , environnèrent ma caverne , et me plongèrent dans les ténèbres. L'ourse étendue à mes pieds parut se ranimer ; ses yeux étincelèrent d'un feu qui , pour un instant , dissipa l'obscurité. Un esprit malin sortit de sa gueule , sous la forme d'un serpent aîlé. C'étoit Nemraël , démon du plus bas étage , que l'on destinoit à me servir. Mais bientôt après j'entendis parler la langue des Égregores , les plus illustres des anges tombés. Je compris qu'ils me feroient l'honneur d'assister à ma réception dans le mondedes êtres intermédiaires . Cette langue est la même que celle que nous avons dans le livre d'Enoch, ou- ( 94 ) vrage dont j'ai fait une étude particulière. >> Enfin Sémiaras , prince des Égregores, voulut bien m'avertir qu'il étoit temps de commencer. Je sortis de ma caverne , j'étendis en cercle ma bande constellée ; j'ouvris mon livre , et je prononçai à haute voix les formules terribles que , jusqu'alors , je n'avois osé lire que des yeux. Vous jugez bien seigneur Alphonse , que je ne puis vous dire ce qui se passa en cette occasion , et vous ne pourriez le comprendre. Je vous dirai seulement que j'acquis un assez grand pouvoir sur les esprits , et qu'on m'enseigna les moyens de me faire connoître des gémeaux célestes. Vers ce temps- > ( 95 ) là mon frère aperçut le bout des pieds des filles de Salomon. J'attendis que le soleil entra dans le signe des gémeaux , et j'opérai à mon tour. Je ne négligeai rien pour obtenir le succès complet; et pour ne point perdre le fil de mes combinaisons , je prolongeai mon travail si avant dans la nuit , qu'enfin , vaincue par le sommeil , je fûs obligée de lui céder . » Le lendemain , devant mon miroir, j'aperçus deux figures humaines qui sembloient être derrière moi. Je me retournai , et je ne vis rien . Je regardai dans le miroir , et je les revis encore. Au reste , cette apparition n'avoit rien d'effrayant. Je vis deux jeunes gens dont la ( 96 ) stature étoit un peu au-dessus de la taille humaine ; leurs épaules avoient aussi plus de largeur, mais une rondeur qui tenoit de celle de notre sexe. Leurs poitrines s'élevoient aussi comme celles des femmes ; mais leurs seins étoient comme ceux des hommes. Leurs bras arrondis et parfaitement formés , étoient couchés sur leurs hanches , dans l'attitude que l'on voit aux statues égyptiennes. Leurs cheveux , d'une couleur mêlée d'or et d'azure , tomboient grosses boucles sur leurs épaules. Je ne vous parle pas des traits de leurs visages ; vous pouvez imaginer si des demi dieux sont beaux ; car enfin c'étoient-là les gémeaux en ( 97 ) célestes. Je les reconnus aux petites flammes qui brilloient sur leurs têtes. >> Commentces demi dieux étoient- » ils habillés ? demandai- je à Rebecca. ་ ་ ས་ » Ils ne l'étoient pas du tout , me répondit - elle. Chacun avoit quatre aîles , dont deux étoient couchées sur leurs épaules , et deux autres se croisoient autour de leurs ceintures. Ces aîles étoient , à la vérité , aussi transparentes que des aîles de mouche ; mais des parties de, pourpre et d'or , mêlées à leur tissu diaphane , cachoient tout ce qui auroit pû être alarmant pour la pudeur. ol

Les voilà donc , dis - je en moi-même, les époux célestes auxTome III. 9 . ( 98 ) quels je suis destinée. Je ne pûs m'empêcher de les comparer inté 韭 rieurement au jeune mulâtre qui adoroit Zulica. J'eus honte de cette comparaison. Je regardai dans le miroir , je crus voir que les demidieux me jetoient un regard plein de courroux , comme s'ils eussent lu dans mon âme , et qu'ils se trouvassent offensés de ce mouvement involontaire. » Je fus plusieurs jours sans oser lever les yeux sur la glace. Enfin je m'y hazardai. Les divins gémeaux avoient les mains croisées sur la poitrine ; leur air plein de douceur m'ôta ma timidité. Je ne sayois cependant leur dire. Pour sortir que d'embarras , j'allai chercher un vo- ( 99 ) lume des ouvrages d'Édris , que vous appelez Atlas ; c'est ce que nous avons de plus beau en fait de poésie. L'harmoniedes vers d'Édris a quelque ressemblance avec celle des corps célestes. Comme la langue de cet auteur ne m'est pas très-familière craignant d'avoir mal lu , je portois à la dérobée les dans la glace , yeux pour y voir l'effet que je faisois sur mon auditoire ; j'eus tout lieu d'en êtrecontente. Les Thamimsseregardoient l'un l'autre, et sembloient m'approuver , et quelquefois ils jetoient dans le miroir des regards que je ne rencontrois pas sans émotion. » Mon frère entra , et la vision s'évanouit. Il me parla des filles de ( 100 ) Salomon , dont il avoit vu le bout des pieds. Il étoit gai ; je partageai sa joie. Je me sentois pénétrée d'un sentiment qui , jusqu'alors , m'avoit été inconnu. Le saisissement intérieur que l'on éprouve dans les opérations cabalistiques , faisoit place à je ne sais quel doux abandon , dont jusqu'alors j'avois ignoré les charmes. » Mon frère fit ouvrir la porte du château ; elle ne l'avoit pas été -depuis mon voyage à la montagne. Nous goutâmes le plaisir de la promenade la campagne me parut émaillée des plus belles couleurs. Je trouvai aussi dans les yeux de mon frère , je ne sais quel feu¦ trèsdifférent de l'ardeur qu'on a pour l'étude, Nous nous enfonçâmes dans 1 ( IOT ) un bosquet d'orangers. J'allai réver de mon côté , lui du sien ; et nous rentrâmes encore tout remplis de nos rêveries.; 7 >>> Zulica, pour me coucher, m'ap porta un miroir. Je vis que je n'étois pas seule ; je fis emporter la glace , me persuadant , comme l'autruche ; que je ne serois pas vue dès què je ne verrois pas. Je me couchai et m'endormis ; mais bientôt des rêves bizarres s'emparèrent de mon imagination. Il me sembla que je voyois dans l'abîme des cieux deux astres brillans qui s'avançoient majestueusement dans le zodiaque. Ils s'en écartèrent tout-à-coup, et puis revinrent , ramenant avec 6 eux la petite nébuleuse du pied d'Auriga. ( 102 ) » Ces trois corps célestes continuèrent ensemble leur route éthérée; et puis ils s'arrêtèrent, et prirent l'apparence d'un météore igné. Ensuite , ils m'apparurent sous la forme de trois anneaux lumineux qui , après avoir tourbillonné quelque temps , se fixèrent à un même centre. Alors , ils s'échangèrent en une sorte de gloire ou d'auréole , qui environnoit un trône de saphir. Je vis les gémeaux me tendant les bras , et me montrant la place que je devois occuper entr'eux. Je voulus m'élancer; mais , dans ce moment , je crus voir le mulâtre Tanzaï, qui m'arrêtoit en me saisissant par le milieu du corps. Je fus en effet fort saisie , et je m'éveillai en sursaut. ( 103 ) » Ma chambre étoit sombre , et je vis par les fentes de la porte , que Zulica avoit chez elle de la lumière. Je l'entendis se plaindre , et la crus malade ; j'aurois dû l'appeler , je në le fis point. Je ne sais quelle étour derie me fit encore avoir recours au trou de la serrure. Je vis le mulâtre Tanzai , prenant avec Zulica des libertés qui me glacèrent d'horreur; mes yeux se fermèrent , et je tombai évanouie. » Lorsque je revins à moi , j'apereus près de mon lit , mon frère aved Zulica. Je jetai sur celle- ci un regard foudroyant , et lui ordonnai de ne plus se présenter devant moi. Mon frère me demanda le motif de ma sévérité. Je lui contai , en rou- ( 104 ) gissant , ce qui m'étoit arrivé pendant la nuit. Il me répondit qu'il les avoit mariés la veille ; mais qu'il en étoit fâché , n'ayant pas prévu ce qui venoit d'arriver. Il n'y avoit eu, à la vérité , que ma vue de profanée ; mais l'extréme délicatesse des Thamims lui donnoit de l'inquiétude. Pour moi, j'avois perdu tout sentiment , excepté celui de la honte , et je serois morte plutôt que de jeter les sur un miroir. inda yeux » Mon frère ne connoissoit pas le genre de mes relations avec les Thamims ; mais il savoit que je ne leur étois plus inconnue ; et voyant que je me laissois aller à une sorte de mélancolie , il craignit que je ne négligeasse les opérations que ( 105 ) j'avois commencées. Le soleil étoit prêt à sortir du signe des gémeaux , et il crut devoir m'en avertir. Je me réveillai comme d'un songe. Je tremblai de ne plus revoir les Thamims , et de me séparer d'eux pour onze mois , sans savoir comment j'étois dans leur esprit , et même tremblanté de m'être rendue toutà-fait indigne de leur attention . • » Je pris la résolution d'aller dans une salle haute du château , qui est ornée d'une glace de Venise , de douze pieds de haut. Mais pour avoir une contenance , je pris avec moi le volume d'Edris , où se trouve sonpoème sur la création du monde. Je m'assis très loin du miroir , et me mis à lire tout haut. Ensuite , ( 106 ) m'interrompant et élevant la voix , j'osai demander aux Thamims s'ils avoient été témoins de ces merveilles ? Alors , la glace de Venise quitta la muraille , et se plaça devant moi. J'y vis les gémeaux me sourire avec un air de satisfaction , et baisser tous les deux la tête , pour me té→ moigner qu'ils avoient réellement assisté à la création du monde , et que tout s'y étoit passé comme le dit Edris. Je m'enhardis davantage ; je fermai mon livre , et je confondis mes regards avec ceux de mes divins amans ; cet instant d'abandon pensa me coûter cher.Je tenois encore de trop près à l'humanité , pour pouvoir soutenir une communication aussi intime. La 2 ( 107 ) Hamme qui brilloit dans leurs yeux pensa me dévorer ; je baissai les miens , et m'étant un peu remise , je continuai ma lecture. Je tombai précisément sur le second chant d'Édris , où ce premier des poëtes décrit les amours des fils d'Élohim, avec les filles des hommes. Il est impossible de se faire , aujourd'hui , une idée de la manière dont on aimoit dans ce premier âge du monde. Les exagérations que je ne comprenois pas hien moi - même , me faisoient souvent hésiter. Dans. ces momens-là , mes yeux se tournoient involontairement vers le miroir ; et il me sembla voir que les Thamims prenoient un plaisir toujours plus vif à m'entendre. Ils ( 108 ) me tendoient les bras ; ils s'approchèrent de ma chaise . Je les vis déployer les brillantes aîles qu'ils avoient aux épaules ; je distinguai même un léger flottement dans celles qui leur servoient de ceinture. Je crus qu'ils all'oient aussi les déployer, et je mis une main sur mes yeux. Au même instant je la sentis baiser ainsi que celle dont je tenois mon livre . Au même instant aussi , j'entendis que le miroir se brisoit en mille éclats . Je compris que le soleil étoit sorti du signe des gémeaux , et que c'étoit un congé qu'ils prenoient de moi. » Le lendemain j'aperçus encore dans un autre miroir, comme deux ombres , ou plutôt comme une légère , ( 109 ) esquisse des deux formes célestes. Le sur lendemain , je ne vis plus rien du tout. Alors , pour charmer les ennuis de l'absence , je passois les nuits à l'obervatoire , et l'œil collé au télescope , je suivois mes amans jusqu'à leur coucher. Ils étoient déjà sous l'horizon, et je croyois les voir encore. Enfin , lorsque la queue du cancer disparoissoit à ma vue , je me retirois , et souvent ma couche étoit baignée de pleurs involontaires, et qui n'avoient aucun motif.

» Cependant , mon frère plein d'amour et d'espérance , s'adonnoit plus que jamais à l'étude des sciences occultes. Un jour il vint chez moi, et me dit qu'à certains signes qu'il avoit aperçus dans le ciel , il jugeoit ( 110 ) qu'un fameux adepte devoit passer à Cordoue, le 23 de notre mois Thybi, à minuit et quarante minutes. Ce célèbre cabaliste vivoit depuis deux cents ans dans la pyramidé de Saophis , et son intention étoit de s'embarquer pour l'Amérique. J'allai lė soir à l'observatoire. Je trouvai que mon frère avoit raison , mais mon calcul me donna un résultat un peu différent du sien. Mon frère soutint que le sien étoit juste, et comme il est fort attaché à ses opinions , il voulut aller lui-même à Cordoue , pour me prouver que la raison étoit de son côté. Il auroit pâ faire son voyage , en aussi peu de temps que j'en mets à vous le raconter , mais il voulut jouir du 1 ( 11 ) plaisir de la promenade , et suivre la pente des côteaux , choisissant la route où de beaux sites contribueroient le plus à l'amuser et à le distraire. Il arriva ainsi à la VentaQuemada. Il s'étoit fait accompagner par le petit Nemraël , cet esprit malin qui m'avoit apparu dans la caverne. Il lui ordonna de lui apporter à souper, Nemraël enleva le souper d'un prieur de Bénédictins, et l'apporta dans la Venta. Ensuite mon frère me renvoya Nemraël comme n'en ayant plus besoin. J'étois dans cet instant à l'observatoire, et je vis dans le ciel des choses qui me firent trembler pour mon frère. J'ordonnai à Nemraël de retourner à la Venta, et de ne plus quitter son ( 112 ) maître. Il y alla, et revint un instant. après , me dire qu'un pouvoir supérieurausien l'avoit empêché de pénétrer dans l'intérieur du cabaret. Mon inquiétude fut à son comble; enfin , je vous vis arriver avec mon frère. Je démêlai dans vos traits une assurance. et une sérénité , qui me prouvèrent que vous n'étiez pas cabalişte. Mon père avoit prédit que j'aurois beaucoup à souffrir d'un mortel , et je craignis que vous nefussiez ce mortel. Bientôt d'autres soins m'occupèrent , mon frère me conta l'histoire de Pascheco , et ce qui lui étoit arrivéà lui-même ; mais il ajouta , à ma grande surprise , qu'il ne savoit pas à quelle espèce de démons il avoit eu affaire. Nous attendîmes la nuit ( 113 ) avec la plus extrême impatience , et nous fimes les plus épouvantables conjurations. Ce fut envain ; nous ne pûmes rien savoir sur la nature des deux êtres , et nous ignorions si mon frère a réellement perdu avec eux ses droits à l'immortalité. Je crus · pouvoir tirer de vous quelques lumières. Mais fidèle à je ne sais quelle parole d'honneur , vous ne voulûtes rien nous dire. " » Alors pour servir et tranquilliser mon frère , je résolus de passer moi- même une nuit à la VentaQuemada. Je suis partie hier , et la nuit étoit avancée , lorsque j'ar rivai à l'entré du vallon. Je rassemblai quelques vapeurs dont je composai un feu follet , et je lui Tome III. $ ΙΟ ( 114 ) ordonnai de me conduire à la Venta. C'est un secret qui s'est conservé dans notre famille , et c'est par un moyen pareil , que Moïse , propre frère de mon soixante- troisième ayeul , composa la colonne de feu qui conduisit les Israélites dans le désert. >> Mon feu follet s'alluma très-bien , et se mit à marcher devant moi ; mais il ne prit pas le plus court chemin. Je m'aperçus bien de son infidélité , mais je n'y fis pas assez d'attention. » Il étoit minuit lorsque j'arrivai . En entrant dans la cour de la Venta, je vis qu'il y avoit de la lumière dans la chambre du milieu, et j'entendis une musique fort harmo- ( 115 )

nieuse. Je m'assis sur un banc de pierre. Je fis quelques opérations cabalistiques qui ne produisirent aucun effet. Il est vrai que cette musique me charmoit , et me distrayoit au point, qu'à l'heure qu'il est , je ne puis vous dire si mes opérations étoient bien faites , et je soupçonne y avoir manqué en quelque point essentiel. Mais alors je crus avoir procédé régulièrement , et jugeant qu'il n'y avoit dans l'auberge ni démons ni esprits , j'en conclus qu'il n'y avoit que des hommes , et je me livrai au plaisir de les entendre chanter. C'étoient deux voix , soutenues d'un instrument à cordes , mais elles . étoient si mélodieuses , si bien d'accord, qu'aucune musique sur la ( 116 ) terre , ne peut entrer en comparaison. » Les airs que ces voix faisoient entendre , inspiroient une tendresse si voluptueuse , que je ne puis en donner aucune idée. Longtemps je les écoutai assise sur mon banc , mais enfin , je me déterminai à entrer , puisque je n'étois venue que pour cela. Je montai donc, et je trouvai dans la chambre du milieu , deux jeunes gens, grands, bienfaits , assis à table , mangeant , buvant et chantant de toutleur coeur. Leurcostume étoit oriental , ils étoient coiffés d'un turban, la poitrine et les bras nus , et de riches armes à leur ceinture.zi . » Ces deux inconnus , que je pris pour des Turcs, se levèrent, m'ap- ( 117 ) prochèrent un chaise , remplirent mon assiette et mon verre , et se mirent à chanter, en s'accompagnant d'un théorbe , dont ils jouoient tour à-tour. >> Leurs manières libres avoient quelque chose de communicatif. Ils ne faisoient point de façons , je n'en fis point. J'avois faim , je mangeai. Il n'y avoit point d'eau , je bus du vin. Il me prit envie de chanter avec les jeunes Turcs , qui parurent charmés de m'entendre. Je chantai une seguedille espagnole. Ils répondirent sur les mêmes rimes. Je leur demandai? où ils avoient appris l'espagnol. • >> L'un d'eux me répondit : « Nous sommes nés en Morée, et marins 1 ( 118 ) - » de profession , nous avons faci- >> lement appris la langue des ports » que nous fréquentions . Mais lais- > sons-là les seguedilles , écoutez les >> chansons de notre pays ». Leurs chants avoient une mélodie , qui faisoient passer l'âme par toutes les nuances du sentiment , et lorsqu'on étoit à l'excès de l'attendrissement , des accens inattendus, vous rame noient à la plus folle gaîté. » Je n'étois point dupe de tout ce manège. Je fixois attentivement les prétendus matelots , et il me sembloit trouver à l'un et à l'autre, une extrême ressemblance avec mes divins gémeaux. « Vous êtes Turcs , leur » dis- je , et nés en Moréé » ? » Point du tout , me répondit ( 119 ) - celui qui n'avoit point encore parlé, « Nous sommes Grecs , nés à Sparte. » Ahl divine Rebecca, pouvez vous » me méconnoître , je suis Pollux et >> voici mon frère » ! La frayeur m'ôta l'usage de la voix , les gémeaux prétendus déployèrent leurs ailes , et je me sentis enlever dans les airs. Par une heureuse inspiration ; je prononçai un nom sacré , dont mon frère et moi sommes seuls dépositaires . A l'instant même, je fus précipitée sur la terre , et tout à fait étourdie de ma chûte. C'est vous , Alphonse, qui m'avez rendu l'usage de mes sens, un sentiment interne m'avertit que je n'ai rien perdu de ce qu'il m'importe de conserver , mais je suis lasse de tant de mer- ( 120 ) veilles , je sens que je suis née pour rester simple mortelle ». ་ Rebecca termina là son récit. Mais il ne fit pas sur moi l'effet qu'elle en attendoit. Tout ce que j'avois vu et entendu d'extraordinaire, pendant les dix jours qui venoit de s'écouler, ne m'empêcha pas de croire qu'elle avoit voulu se moquer de moi. Je la quittai assez brusquement, et me mettant à réfléchir sur ce qui m'étoit arrivé depuis mon départ de Cadix , je me rappelai alors quelques mots échappés à Don Emanuel de Sa, gouverneur de cette ville , qui me firent penser qu'il n'étoit pas tout-à-fait étranger à la mystérieuse existence des Gomélèz, C'étoit lui qui m'avoit donné mes deux valets ( 121 ) Lopez et Moschito. Je me mis dans la tête que c'étoit par son ordre qu'ils m'avoient quitté à l'entrée désastreuse de Los-Hermanos . Mes cousines , et Rebecca elle-même , m'avoient souvent fait entendre que l'on vouloit m'éprouver. Peut-être m'avoit- on donné , à la Venta , un breuvage pour m'endormir, et ensuite , rien n'étoit plus aisé que de me transporter pendant mon som meil sous le fatal gibet. Pascheco pouvoit avoir perdu un oeil par un tout autre accident , que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus , et son effroyable histoire pouvoit être un conte. L'ermite , qui avoit cherché toujours à surprendre mon secret , étoit sans doute un agent Tome III. II ( 122 ) des Gomélèz , qui vouloit éprouver ma discrétion. Enfin Rebecca , son frère , Zoto et le chefdes Bohémiens, tous ces gens-là s'entendoient peutêtre pour ébranler mon courage. Ces réflexions, comme on le sent bien , me décidèrent à attendre , de pied ferme , la suite des aventures auxquelles j'étois destiné, et que le lecteur connoîtra , s'il accueille favorablement la première partie de cette histoire. el shoova bers FIN DU TROISIÈMEEE ET DERNIER TOME.





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