The Apology of Herodotus  

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Apologie pour Herodote (1566, English: The Apology of Herodotus) is a protestant satire of catholicism by French printer and classical scholar Henri Estienne.

Its full title reads Introduction au Traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou Traité préparatif à l'apologie pour Hérodote (English: Introduction to the conformity of ancient wonders with modern ones; or,. A preparatory treatise for an apology for Herodotus).

The work contained "insidious attacks upon the monks and priests and Roman Catholic faith, comparing the fables of Herodotus with the teaching of Catholicism, and holding up the latter to ridicule." (Books Fatal to their Authors).

It caused its author Henri Estienne (called the "Pantagruel of Geneva" by Bakhtin) to be burnt in effigy on the Place de Grève.

Amongst other things, it made fun of the Catholic obsession with relics:

"A monk of St. Anthony having been at Jerusalem, saw there several relics, among which were a bit of the finger of the Holy Ghost, as sound and entire as it had ever been; the snout of the seraphim that appeared to St. Francis; one of the nails of a cherubim; one of the ribs of the verbum caro factum (the word made flesh); some rays of the star which appeared to the three kings in the east; a phial of St. Michael’s sweat when he was fighting against the devil; a hem of Joseph’s garment, which he wore when he cleaved wood, &c."--(tr. via Curiosities of Literature).

In French:

Et en faisant un assez long discours de sa pérégrination, il dict entr'autres choses que le patriarche de Hiérusalem luy monstra outre plusieurs autres reliques, celles-ci : Un peu du doit du S. Esprit, aussi sain et aussi entier qu'il avoit jamais esté, et le museau du Séraphin qui apparut à S. François, et une des ongles du Chérubin, et une des costes du Verbum caro , et des habillemens de la saincte Foy catholique , et quelques rayons de Testoile qui apparut aux trois Rois en orient , et une phiole de la sueur de sainct Michel, quand il combatit le diable. Voilà quant aux reliques que ledict patriarche luy monstra. Mais voici celles qui ne luy furent seulement monstrées par luy, mais aussi doublées : Une des dens de saincte croix, et un peu du son des cloches du temple de Salomon : et la plume de Tange Gabriel, avec une des galoches de S. Guérard de gran-ville : et outre tout ceci des charbons sur lesquels fut rosti le bienheureux martyr monsieur S. Laurens. Et puis il dict : « Lesquelles choses j*apportay deçà dévotement » avec moy.

The text was mentioned by Voltaire in his Philosophical Dictionary:

"When Henry Stephens entitled his comic rhapsody The Apology of Herodotus, we know that his design was not to justify the tales of this father of history ..." (tr. William F. Fleming)

Contents

English translation

It was Englished as A World of Wonders by Richard Carew in 1607. D. N. C. Wood is of the opinion that the translation was done by Ralph Cudworth.

James Crossley first suggested that Carew might be the R C. who translated Henry Stephens's 'World of Wonders,' 1607 (Notes and Queries, 6th ser., viii. 247, 1877).

Reception

[the work] aroused the indignation of the Parisian authorities. This work was supposed to contain insidious attacks upon the monks and priests and Roman Catholic faith, comparing the fables of Herodotus with the teaching of Catholicism, and holding up the latter to ridicule. At any rate, the book was condemned and its author burnt in effigy. M. Peignot asserts in his Dictionnaire Critique, Littéraire, et Bibliographique that it was this Henry Stephens who uttered the bon mot with regard to his never feeling so cold as when his effigy was being burnt and he himself was in the snowy mountains of the Auvergne. Other authorities attribute the saying to his father, as we have already narrated. --Books Fatal to their Authors by Peter Ditchfield

See also

Full text[1]

APOLOGIE

POUR

HÉRODOTE


TOME I




APOLOGIE

POUR

HÉRODOTE

[Satire de la Société au xvi*^ siècle]

PAR

HENRI ESTIENNE

Nouvelle Édition, faite sur la première et augmentée de remarques

PAR

P. RISTELHUBER

Avec trois Tables



3^^0^


38


PARIS

Isidore LISEUX, Éditeur Rue Bonaparte, 11° 2

1879


INTRODUCTION


«'^oa^*



'N professeur dont nous nous honorons

d'avoir été l'élève, Léon Feugère, a publié, en i85o, la Précellence du langage français, accompagnée d'une étude sur Henri Estienne, qu'il prenait, trois ans après, pour sujet d'une publication spé- ciale destinée à faire mieux connaître Estienne comme littérateur, à rappeler ce qui avait été trop oublié dans ses productions et à remettre en circulation des idées enfouies dans des livres pres- que introuvables. Le complément de cette publi- cation fut le Traité de la Conformité du langage français avec le grec, enrichi, comme la Précel- lence, de notes philologiques et littéraires, mais où l'on regrette de ne pas trouver une table ana-

a


VI INTRODUCTION

lytique. Il paraissait à Feugère que ces deux livres étaient les seules des publications françaises de Fauteur qu'il fût urgent de réimprimer. Les édi- tions de VApologie d'Hérodote lui semblaient assez multipliées. C'est que Feugère était religieux comme un enfant, ne disputant jamais sur les choses de foi et se conduisant selon ses croyances. Déjà le titre de VApologie lui paraît captieux. Quant à l'œuvre elle-même, il y voit une attaque aussi violente qu'injuste contre le catholicisme et ses ministres, où le savant disparaît sous l'homme de parti. Il va plus loin : il accuse Estienne de flatter mille passions mauvaises, de se jouer de la morale et des bienséances ; quant au style, il est naturellement peu châtié et les périodes se prolongent sans fin. Les éloges que le timide professeur donne à Estienne ne compensent pas ces gros mots; il y a plus, le détracteur a fait école, et l'on voit, par exemple, M. Réaume (i) non -seulement répéter l'appréciation de Feu- gère, mais rééditer l'histoire de la persécution d'Estienne : « Réduit à se cacher dans les mon- tagnes d'Auvergne en plein hiver, il disait qu'il n'avait jamais eu si froid que pendant qu'on le brûlait à Paris. » C'est Tollius qui fait ce conte

(i) Les prosateurs français du xvi« siècle, 1869.


INTRODUCTION VH

dans son Appendice au livre de Pierius Vale- rianus De infelicitate litteratorum. Mais Aime- loveen soupçonne que Tollius a confondu Henri Estienne avec son père Robert, qui a été effe- ctivement brûlé en effigie pour avoir imprimé le livre Spécimen novarum glossarum ordinaria- rum, i554, in-fol. Outre le silence universel des auteurs, il est certain, dit Sallengre, qu'Estienne fit depuis divers voyages à Paris et dans les provinces de France; il mourut même à Lyon en 1598, On sent bien qu'Henri Estienne n'aurait pas été si imprudent que de retourner dans des endroits où on lui voulait faire un si méchant parti, et que, s'il y fût venu, on ne l'y eût pas souffert impunément. « Ce qu'il y a d'avéré, » dit Feugère, « c'est que le rigorisme de Genève fut offensé d'une audace qui, comme une épée à deux tranchants, blessait amis et ennemis à la fois. A travers les papistes, il lui sembla que le chri- stianisme était frappé : aussi peu s'en fallut-il que le Consistoire et le Conseil ne punissent cette satire protestante avec fureur. Au moins, ils la désavouèrent : des suppressions furent exigées et depuis ce temps Henri, suspecté et surveillé, passa dans la république de Calvin pour un auxiliaire compromettant. »

Il n'y a d'avéré, n'en déplaise à Feugère, que


VI II INTRODUCTION

les pièces d'archives, et voici ce qu'elles con- tiennent relativement au texte de V Apologie pour Hérodote (i) :

(Archives d'État, à Genève.)

Du 1 1 novembre 1 566. « Henry Estienne. A pré- senté requeste affin de luy permettre d'exposer en vente un petit livre qu'il a composé contenant la défense d'Hérodote. Arresté que (2) le seigneur Roset le voye et en communique à monsieur de Beze. »

(Reg. du Conseil, vol. 61, f" 109.)

Du 12 novembre i566. « Henry Estienne. Sur le livre par luy hier présenté, estant raporté que les ministres l'ont veu et qu'il y a certains feulletz où il y a des propos vilains et parlans trop évidemment des princes en mal, arresté suyvant leur advis qu'on luy commande de réparer lesdites feuUes avant que l'ex- poser en vente et pareillement qu'il fasse raporter ceux qu'il a mandés à Lyon, pour estre corrigés.

(/i., fo 109 verso.)

Du 19 novembre i566. « Henry Estienne. A pré- senté requeste affin d'avoir permission d'exposer en vente le livre par luy présenté dernièrement, attendu qu'il l'a corrigé jouxte l'advis des ministres, ce que estant raporté et qu'il luy peult estre permis, arresté de luy ottroier, avec déclaration que si, par cy après, il en survenoyt plaintif, ce sera à luy d'en respondre. »

\Id.~ fo 1 12 verso.)


(i) Que M. Théophile Dufour, directeur des Archives de Genève, veuille bien recevoir ici l'expression publique de notre vive recon- naissance.

{2) Le Secrétaire d'Etat avait d'abord écrit : qu'on le luy permet.


INTRODUCTION IX

Nous verrons plus loin ce quil faut entendre par cette formule : « propos vilains et parlans trop évidemment des princes en mal «; constatons seu- lement que la correction, ordonnée le 12, a été terminée le 1 9 novembre.

Autre chose est la question de la Table et de la défense sur son livre, c'est-à-dire de VAver- tissement. Mais pour la traiter, il faut donner cet Avertissement d'abord :

Avertissement de Henri Estiene, pour son livre intitulé Vlntî^oductioti au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, on Traité préparatif à l'Apolo- gie pour Hérodote.

Touchant ceux qui sans prendre garde à l'argument, en jugent et parlent à la volée : pareillement touchant ceux qui l'ont corrompu et falsifié depuis l'impression faicte par luy mesme.

Avec deux tables sur iceluy.

H. Estiene au lecteur :

Puisqu'un autre imprimeur a corrompu mon livre,

Ou estant ignorant, ou estant fol ou yvre,

Ne t'esbahi, lecteur, si tu ne l'entens bien :

Car moy qui suis l'auteur je n'y enten plus rien.

Il est avenu à mon livre intitulé Préparatif à l'Apo- logie pour Hérodote, non seulement ce que jecraignois,


X INTRODUCTION

mais aussi ce que je ne craignois et ne devois (selon raison) craindre aucunement. Car la peur que j'avois de mon livre estoit seulement qu'on dist du mal de luy, mais on est venu jusques à luy en faire. Quant à ceux qui ont blessé mon livre de la langue ou le vou- droyent blesser ci-après, je les prie de considérer (s'ils ont du jugement assez pour ce faire) que tel qu'il est à présent, il ressemble à un grand bastiment imparfaict, voire bien peu avancé : et duquel il n'y auroit rien d'achevé que le jeu de paume, et quelques galeries pour se pourmener, le plus nécessaire resteroit à faire. Que si je puisgangner ce point sur les lecteurs qui ne seront despourveus d'esprit et entendement, je me tien tout asseuré que je les garderay de précipiter leur censure touchant ce mien bastiment : et que s'ils n'attendent à asseoir leur jugement jusques au temps qu'ils verront la dernière pierre assise, pour le moins ils auront patience que la plus grand part d'iceluy soit mise à fin. Et cependant si en la massonnerie qui est ja faicte ils apperçoivent quelques fautes, telles qu'ont accoustumé d'estre en besongnes faictes à la haste, je désire qu'ils soyent avertis que le temps que j'ay osté à icelle, je l'ay employé en autres ouvrages tant Grecs que Latins, dont les hommes lettrez peuvent tirer autant de proufit qu'ils reçoivent de plaisir de cestuy-ci. Voila comment j'ay bonne espérance d'avoir bientost appointé avec ceux en l'entendement desquels raison trouve quelque place.

Mais quant à me mettre d'accord avec un tas de personnes fantastiques et bizarres, dont pas un ne peut s'accorder avec soymesme, ou avec un tas d'ignorans, qui lisent sans considérer quel est le but et l'intention de l'auteur, et, par manière de parler, ne prennent que l'escorce des escrits à la lecture desquels ils s'addonnent : quant à m'accorder avec telles gens (di-je) tant s'en


INTRODUCTION XI

faut que je m'en mette en peine, qu'au contraire ce que je voy cest ouvrage leur desplaire est le seul moyen de me le faire aucunement plaire. Car chacun sçait que c'est l'ordinaire que ce qui est trouvé mauvais par telles personnes, soit trouvé bon par ceux qui ont du sçavoir accompagné d'un sain jugement. Toutesfois je leur feray cest honneur de reciter ici les belles raisons de leur mescontentement.

J'ay escrit des contes, disent-ils. S'ils prennent ce mot de contes pour histoires, je le confesse : s'ils le prennent autrement, je leur nie. Voire di bien plus, qu'il y-a ici des histoires qui jamais auparavant n'avoyent esté rédigées par escrit, et neantmoins sont les unes plus plaisantes, les autres plus proufitables et de plus grande instruction que beaucoup de celles qu'on lit es principaux historiens tant Grecs que Latins.

Outreplus ils doivent considérer que les contes par moy recitez, ne sont point mon suject, mais servent comme de tesmoins au suject et argument que j'ay entrepris de traiter : et qu'il y-a grande différence de faire un ramas de contes pour seulement donner du passe-temps, ou d'en trouver de propres et convenables pour confirmer et comme signer ou cacheter un si grand nombre de tels discours.

Or ne se doivent-ils point esmerveiller si les contes n'ont si bonne grâce en papier qu'ils pourroyent avoir en la bouche de quelques-uns qui tant par gestes que par certains petis trais mignars, par des plaisantes et facétieuses rencontres, et diverses façons d'enrichisse- mens (dont on obtient aiseement licence es contes) affriandent les oreilles de leurs auditeurs. Mais on est contraint de se gouverner autrement à l'endroit des lecteurs qu'on ne le feroit à l'endroit des auditeurs. Comme aussi nous voyons que les historiens tant


XII INTRODUCTION

Grecs que Latins ont usé de language beaucoup plus simple en plusieurs contes qu'ils nous ont laissez par escrit, qu'ils n'eussent usé les recitans en devis fami- liers, La raison est assez évidente, c'est qu'en devisant on peut mesler le style comique parmi le style histo- rique : ce qu'on n'ose pas se permettre en ce qu'on couche par escrit, sinon en comédies ou dialogues. Ainsi voyons-nous qu'Aristophane et Plante entre les comiques, Lucian entre ceux qui ont escrit des dia- logues, usent souventesfois de language qui ne se trouve point es autres auteurs, et duquel eux-mesmes en autres escrits n'eussent osé se servir : car autant eust-il-eu mauvaise grâce es uns qu'il l'avoit bonne es autres. Comme, pour exemple, quand Plaute en une comédie appelle un larron, un homme de trois lettres, pource que ce mot Latin fur (qui signifie larron) n'ha que trois lettres, il est certain que ce trait a de la galanterie digne d'un comique et principalement d'un tel comique que luy, mais indigne d'un escrit auquel la plaisanterie seroit malplaisante. Et pour conclusion, en escrivant il faut user de discrétion pour s'abstenir des vocables et façons de parler qui tiennent de la gosserie trop vulgaire, et approchent des mots de gueux, ou des trais Rabelaitiques : au lieu qu'es devis familiers, tout se passe et est trouvé mettable pource qu'on n'a le loisir de le pezer. Tant s'en faut donc que je pense devoir estre accusé d'avoir usé de la simplicité susdicte en mon language, qu'au contraire je désire estre excusé de ce que quelquesfois par oubliance je m'en suis un peu eslongné. Combienque je sçache qu'au contraire la coustume soit aujourd'huy en tels escrits de s'en eslongner le plus qu'il est possible.

Les autres ne trouvent rien à redire au style, ou pour le moins le supportent et excusent tel qu'il est : mais s'attachent à la matière et en sont là, qu'ils


INTRODUCTION XIII

pensent faire beaucoup pour moy s'ils ajoustent foy à la moitié des histoires qui y sont racontées : comme si la reste estoit forgée à plaisir. Et dont leur procède ceste opinion? Faute (en partie) de considérer ce qu'eux-mesmes tous les jours, voire presque toutes les heures, oyent ou voyent à leurs portes conforme à ce que je raconte. En partie aussi faute d'avoir fréquenté les pays estranges, ou bien, en les fréquentant, d'avoir diligemment remarqué (à l'exemple de l'Ulysse d'Ho- mère) les mœurs d'iceux, et tout ce qui se presentoit à leurs yeux ou oreilles digne d'estre noté. Ou bien s'ils ont esté assez curieux de ceci en leurs voyages, mais ils n'ont eu les moyens de satisfaire à une si bonne curiosité tels que je les pourrois avoir eus , cela doivent-ils considérer, et non pas me vouloir faire rendre conte où j'en ay tant appris. Lesquelles choses je di non seulement pour l'esgard de ce livre , mais aussi pour les autres dont cestuy-ci est comme le traité preparatif.

Il-y-a encore une autre raison fort notable pour laquelle plusieurs tiennent pour incroyable ce qui autrement leur seroit aisé à croire. C'est qu'ils font leur naturel juge de ce qui leur est recité : et (comme nous disons communeement) jugent de leurcueur l'au- truy. Gomme, pour exemple, un Néron croira aiseement un acte cruel qui luy sera raconté, au contraire il semblera incroyable à un Tite. Voire mesmes un homme cruel souventesfois aura souspeçon de cruauté où il n'y en aura point. Ainsi en est-il de tous autres vices : combienque le proverbe François ne face men- tion que d'un, quand il dit, Il semble à un larron que chacun luy ressemble. Ce qui doit aussi estre entendu réciproquement. Qu'il semble à celuy qui n'est point larron, que chacun luy ressemble. Ainsi un desloyal et perjure ajoustera aiseement foy à ce qui luy sera

b


XrV INTRODUCTION

recité de quelque desloyauté et perjurement : ce que ne fera celuy duquel la conscience a un tel vice en horreur. Voire passera bien plus avant le perjure: c'est qu'oyant jurer, il luy semblera quantetquant ouyr perjurer, pource qu'il jugera de son cueur l'autruy. Et à ce propos, voici qui a esté dict de bonne grâce par un comique Grec nommé Antiphanes,

AécTîOtv', orav Ttç ôjxvûovTO; xaTatppovî), Û [xr) auvotoE rtpoTspov èjjtwpxrjxôxi, 05to; xavaçpoveîv tûv Oeûv èfxot ooxeÎ, Kai ;rpoT:epov ôfxôaas aùxôç èntwpxTjxèvai.

Lesquels vers j'ay ainsi traduits en Latin,

Jurantis ille verba qui temnit viri, Ciii nullius sit consciiis perjurii, ^ Mihi videtur esse contemptor deûm, Perjuriique conscium sibi reor. f

Et en François ainsi :

Quiconque le serment de quelque homme mesprise Lequel il ne sçait point s'estre onques perjuré, C'est luy, à mon avis, qui bien peu les dieux prise, Et qui a autresfois leur nom en vain juré.

Ce qui toutesfois ne doit estre entendu de celuy duquel des) a la conscience peut estre suspecte par quelques dicts ou faicts, encore qu'il ne soit venu jusques au perjure- ment.

Aucuns au contraire ne font difficulté de croire les contes par moy recitez : et ce toutesfois pour autre raison, à sçavoir pource qu'ils disent en sçavoir quelques autres encore bien plus esmerveillables. Or qu'ils en puis- sent sçavoir plusieurs autres, je leur accorde (car moy mesme en scay et sçavoisdès lors un grand nombre d'au-


INTRODUCTION XV

très) : mais que ceux qu'ils sçavent, soient beaucoup plus esmerveillables, je ne leur accorde point. Car entr'un grand nombre de contes appartenans à chacun point que j'avois à traiter, j'ay choisi ceux qui par l'opi- nion de plusieurs juges competens se trouvoyent les plus admirables (j'excepte seulement quelques endroits où je n'avois si bien à choisir.) Mais qui eust voulu contenter telles gens, il eut falu tout mettre, au lieu qu'au gré de quelques autres je scay en avoir trop mis, et trop au long. Et toutesfois, pour abbreger, j'ay serré en demie page tel conte qu'on avoit estendu en deux entières. J'ay regret toutesfois que je n'ay esté encore plus bref et plus retenu en quelques contes de lubricité, et que je me suis laissé porter si avant au fil du propos. Mais j'ay depuis changé la plus grand'part de tels passages par le conseil de quelques miens bons seigneurs et amis, en rimprimant les fueilles où telles choses se trouvoyent.

J'ay aussi entendu que certains médecins et chirur- giens avoyent esté offensez de quelques contes que j'ay faicts d'aucuns de leur art : mais je les prie considérer que quand on dit qu'il y-a quelques médecins ignorans, et autrement malversans en leur vacation, on donne à entendre que tous ne sont pas tels, ains qu'il y-en-a d'autres au contraire qui ont bon sçavoir et en usent bien. Et qu'ainsi soit que je ne vueille point de mal à l'art de médecine, et que je n'ay entendu de parler en gênerai de ceux qui en font profession, je leur en don- neray de bonnes enseignes en peu de temps (au plaisir de Dieu) par un ouvrage, lequel, comme j'espère, pourra aiseement faire ma paix avec eux : et cependant je me contenteray de trêves.

Je scay qu'il y-a d'autres objections qu'on fait contre mon livre : la principale desquelles ayant bien preveue, j'y ai respondu amplement en quelques endroits d'ice- luy : à-sçavoir à celle qu'on fait touchant aucuns exem-


XVI INTRODUCTION

pies de grandes meschancetez de nostre siècle par moy alléguez. En laquelle objection ou reprehension les uns se montrent bien plus impertinens que les autres. Car les uns en parlent comme si j'avois choisi pour mon plaisir tels contes plutost qu'autres. En quoy ils se dis- couvrent ou fort lourdaux, ou calomniateurs mani- festes : lourdaux, s'ils n'apperçoivent point que mon argument avoit besoin de tels exemples : calomniateurs manifestes, si l'appercevans, ils font semblant de n'en rien voir. Les autres confessent bien qu'ayant à traiter un tel argument, il m'en faloit venir là, mais qu'il valoit mieux ne le point entreprendre, à-fin de ne point renouveler la mémoire de telles histoires. Aus- quels je respondray ce mot seulement pour ceste heure, (les renvoyant quant au reste à la response qui est où je vien de dire) qu'ils ont en ceci à disputer contre plus forte partie qu'ils ne pensent : d'autant que telles histoires esquelles est dépeinte la meschanceté du cueur humain, ne se trouvent point seulement es auteurs profanes, mais aussi sont authentiquement enregistrées es saincts et sacrez livres de la Bible. Et pourtant il-y-a bien plus d'apparence en ce qu'aucuns objectent : c'est que je n'ay-pas mal faict d'escrire telles histoires, mais que j'eusse mieux faict si j'eusse ajousté de celles qui contiennent exemples des vertus. Lesquels je prie avoir souvenance de ce que j'ay dict au commance- ment de cest avertissement, où j'ay accomparé mon livre à un bastiment imperfaict, voire bien peu avancé : et considérer qu'en bastissant j'ay gardé la place au corps de logis qu'ils demandent, lequel, selon mon dessein, doit nécessairement estre à part.

Il y en a qui ne se plaignent d'aucuns des points mentionnez ci-dessus, mais de cestuy-ci : c'est qu'en quelques histoires je n'ay pas esté bien informé des circonstances par le menu. Ce que je pense bien se


INTRODUCTION XVII

pouvoir trouver vray en aucunes, toutesfois en peu. Mais il-y-a différence d'ignorer un faict, et d'ignorer une circonstance d'iceluy. Ce qui est d'autant plus pardonnable, que nous voyons aujourdhuy en France la certitude de plusieurs choses estre perdue et comme ensevelie du jour au lendemain. Sur quoy j'allegueray pour un exemple fort familier, ce mot Huguenot, qui trotte tant aujourdhuy par la bouche de plusieurs : et à grand' peine de cinq-cens qui en usent, les cinq sçauroyent-ils dire dont il est venu. Je laisseray ceux qui pensent que ce soit quelque mot Allemand, ou pris de quelque autre pays estrange : et viendray à ceux qui pensent parler plus pertinemment, et en rendre quelque bonne raison. Les uns croyent qu'il vient de Joannes Hus, les autres tiennent pour seur qu'il a son origine de Hugues Capet. Les autres disent qu'il est pris d'un nommé Hugues, en la maison duquel on commança à prescher secrettement à Tours : mais les autres main- tiennent que c'estoit le prescheur qui avoit ce nom. Aucuns disent que Hugues du nom duquel a esté forgé ce mot Huguenot, estoit un fol courant les rues en quelque ville de France. Il-y-a encore un'opinion qui est la moins divulguée, et qui toutesfois est la vraye : c'est que ce mot Huguenot est pris du roy Huguon, qui vaut autant à dire à Tours .'qu'à Paris le Moine bourré. Et celuy qui de Huguon dériva Huguenot, fut un moine, qui en un presche qu'il faisoit là, repro- chant aux Luthériens (ainsi qu'on les appeloit lors) qu'ils ne faisoyent l'exercice de leur religion que de nuict, dit qu'il les falloit doresnavant appeler Hugue- nots, comme parens du roy Huguon, en ce qu'ils n'al- loyent que de nuict non plus que luy. Que si il est tant malaisé de trouver la vérité d'une chose qui est non seulement de nostre temps, mais de fraische mé- moire, nous devons-nous tant formalizer pour des cir-


XVIII INTRODUCTION

constances de quelques faicts dont la mémoire est ja presque perdue, combien qu'ils soyent avenus seulement un peu devant nostre temps ou bien mesmes en iceluy ?

Je vien maintenant à celuy qui n'a pas dict du mal de mon livre, mais luy a faict du mal : voire tel mal qui pour l'avenir peut donner à plusieurs personnes nouvelles occasions d'en mesdire. Pour à quoy obvier, en tant qu'en moy sera, je suis contrainct d'avertir les lecteurs de ce qui luy est avenu : je di, à mon livre. Joinct qu'il est question du tort faict au public, et non à moy particulièrement : et pourtant ne peut en bonne conscience estre celé. Parquoy, ce que j'en diray, ce sera avec protestation d'oublier ce qui con- cerne mon particulier (comme aussi j'ay, grâces à Dieu, les reins assez forts pour porter un dommage beaucoup plus grand que celuy qu'on m'a pensé faire) et d'imputer ce qui a esté faict, à un' avarice aveuglée, plustost qu'à aucune malveillance. Et quand bien mesmes j'imputerois à malveillance le tort qu'on m'a pensé faire, et que j'oublirois quel est le devoir de Chrestien en tel cas, au moins devroy-je ensuivre la patience de Socrates, qui estant outragé par un gros piquebeuf et homme de néant, respondit à ceux qui luy conseilloyent de s'en faire faire raison. Prenez le cas qu'un asne m'ait frappé : me direz-vous que je m'en face faire raison? Mais pour ne perdre temps, voici de quoy il faut que vous lecteur soyez averti. Depuis environ un mois a esté publiée un'impression de mon livre susdict, intitulé : L'introduction au traité, etc., en la première page duquel on a mis les noms de la ville et de l'imprimeur, mais supposez : car il-y-a, Eyi Anvers par Henrich Wandellin : combien qu'il ait esté imprimé à Lyon par un que je ne nom- meray point, mais pour un qui a nom Claude Ravot,


INTRODUCTION XIX

qui y-a faict deux tables, l'une des chapitres, l'autre des matières. Or ce que j'ay à vous dire touchant cette impression, et dont j'ay à vous supplier humblement, c'est que vous n'estimiez point lire mon livre quand vous la lirez, et par conséquent que ne vous preniez point à moi des difficultez que vous trouverez en y lisant. Que di-je difficultez? voire énigmes et plus qu'énigmes : si ce n'est que vous puissiez mieux entendre ce livre, que moymesme qui en suis l'auteur. Outre ce que en plusieurs endroits on me faict parler un barragouin qui n'approcha jamais à soixante lieues près de mon pays. Mais le pis est en la table des matiè- res (car en la table des chapitres il n'y-a que quelques fautes des plus légères de ladicte impression, comme Vraysemblable et incroyable, pour Vraysemblable et croyable, et Premièrement au lieu de Particulièrement) laquelle me veut faire croire que j'ay dict des choses ausquelles je n'ay jamais pensé, voire aucuns mots dont je n'ouy jamais parler, ni peut-estre homme qui soit aujourd'huy en l'Europe, excepté celuy qui l'y a mis. Comme pour exemple en la première page de ceste belle table, Allenianus estant sur l'eschaufFaut dit le mesme. Qui fut le premier passage sur lequel je jettay ma veue en regardant ce beau chef-d'œuvre : et alors bien esbahi je pensay en moymesme si jamais j'avois eu en mes papiers un homme portant ce nom : mais en fin je trouvay que le language Ravotique appeloit Allenianus ce que le language François appelle Alle- mand. Je ne parleray point de ce mot Mesme qui porte à faux : mais viendray à monstrer comment ce Claude Ravot a trouvé des nouveaux moyens de faire des tables ou indices. Premièrement l'acte qui dedans le livre est attribué à l'un, en son indice est souvent attribué à l'autre : car aucunesfois quand il avoit leu au comman- cement d'une page un acte de quelcun, alors, pour


I


XX INTRODUCTION

avoir plustost faict, il chargeoit sur le dos de cestuy- la les actes des autres aussi. Et puis au lieu qu'une table doit renvoyer au livre, il semble en plusieurs lieux que du livre il vueille renvoyer à la table : comme s'il ne contenoit qu'un abbrégé des choses traitées plus au long en icelle. Ce qu'il ne fait cepen- dant sans mesler du sien, sans obscurcir ce qui est clair au livre, sans mettre force qui pro quo, bref sans bien mettre du brouillamini à mon povre livre. Item au lieu que les autres ayans extraict les propos qu'ils veulent mettre en un indice, les mettent sous les mots principaux d'iceux, ce gentil tabuliste les a mis sous le premier venu : comme pour exemple, ce propos : Il n'y-a pas trente ans qu'il se faloit cacher pour lire la Bible, au lieu qu'il devoit estre mis sous ce mot de Bible, il l'a mis sous ce mot II. Et c'est dont vien- nent en sa table tant de Celuy et de Celle : Celuy qui fit (ou dit) telle chose. Celle qui fit (ou dit) telle chose : au lieu de réduire un chacun des faicts et dicts au mot principal. Mais à propos des qui pro quo, par lesquels Ravot a monstre qu'il y avoit du vif-argent ou du sablon mouvant en sa teste, notez (pour exemple) qu'au lieu que j'avois dict, S. Medard me semble venir du mot Grec meidan, qui signifie Rire : il a mis en sa table, S. Medar en Grec, vaut autant à dire en François que S. Rire. Toutesfois ce passage n'est rien, ni plusieurs semblables, aupris de ceux o\x il équivoque si dangereusement que c'est assez pour luy faire faire son procès : et seroit assez pour me le faire faire aussi, si j'avois mis en mon livre ce qu'il dit. Comme (pour exemple) au lieu que j'ay dict Bible dont l'interprétation estoit faicte à poste, il met Bible faicte à poste : au lieu que j'ay dict qu'un homme du comté de Tonnairre fut mis sur la roue, il met que le comte de Tonnairre fut mis sur la roue. Avisez lecteur


INTRODUCTION XXI

(je vous prie) si j'ay tort de desavouer ce qu'a faict Claude Ravot : et considérez aussi que c'est d'avarice, qui aveuglant ses serviteurs les précipite en telles ignominies et tels dangers. De ma part il m'est venu fort mal à propos, maintenant que j'ay sur mes presses des ouvrages les uns en Hebrieu, les autres en Grec, les autres en Latin, de perdre le temps à me purger envers vous. Or d'autant que je ne me pouvois bien purger sans nommer le galand qui avoit faict le coup (duquel il s'est mesmes vanté comme de grande vail- lance), j'espère qu'il me pardonnera ce que j'ay esté contrainct de faire en mon corps défendant. Quant à moy, je luy pardonne volontiers, mais le prie d'estre plus sage pour l'avenir, et regarder mieux à qui il s'at- tache. Cependant je luy garde encore deux petis mots à dire en l'oreille (pour son proufit) quand je le ren- contreray : qui sera quand il plaira à Dieu. A la saincte grâce duquel je le recommande de bon cueur, et vous aussi, lecteur.

Cet avertissement ayant été imprimé sans li- cence, Estiennefut emprisonné, puis élargi, enfin, pour punition, privé de la cène, pour une fois, ainsi qu'en témoignent les pièces suivantes :

(Archives d'Etat, à Genève. — Procès et Infor- mations, I" série, no 1402.)

RESPONCES (i)

de M" Henry Estienne,

imprimeur, bourgeoys de Genève,

Détenu pour avoir imprimé sans licence la table et

(i) Contrairement à l'usage, les Registres du Conseil ne disent rien de cette poursuite.


XXII INTRODUCTION

défense sus son livre, où y a quelques poinctz cou- chez en telle sorte qu'ilz peuvent engendrer scan- dale, etc. A esté eslargi, moyennant bonnes remon- strances, et renvoyé en Consistoire; et en oultre défenses de point vendre de ladite table et défense, laquelle totesfois il pourra rimprimer par bon advis; le ix« de may 1 567.

I. Supplication de Henry Estienne, produite le xxix° april 1667.

Magnifiques et très honorez seigneurs,

Expose humblement Henri Estiene, bourgeois de ceste cité, qu'ayant esté apporté de Lyon un exem- plaire de l'impression qui y a esté faicte de son livre De la conformité à son grand dommage, après qu'il auroit veu iceluy estre gasté et corrompu en plusieurs sortes et mesmement qu'il y auroit un Indice ou Table sur iceluy contenant plusieurs choses fausses et au- cunes prises tout au rebours, il auroit pris grand pêne à la corriger, comme vous pourrez voir par aucuns fueilles qu'il vous exhibe restans dudict exemplaire. Et d'autant qu'il sçavoit que toutes telles fautes, dont mesmes aucunes estoyent fort dangereuses, luy se- royent mises à sus, comme si luy-mesme avoit faict réimprimer sondit livre en France sous un nom d'Henri supposé (i), il luy a semblé que le plus seur seroit de s'en purger envers ceux qui les pourroyent voir et par mesme moyen de s'excuser aux lecteurs du passé, à sçavoir des fueilles de sondit livre esquelles il se seroit donné trop de licence et leur déclarer comment depuis il les auroit rimprimées par l'avis de ceux ausquels il

(0 Allusion à l'édition d'Anvers, i567, chez Henrich Wandellin.


INTRODUCTION XXIII

devoit déférer, chose estant grandement à la descharge de tous ses bons seigneurs et amis. Pourtant a ajousté trois fueilles tant pour les raisons susdictes qu'aussi pour respondre à quelques objections légères, ce qu'il a espéré vous devoir estre fort aggréable, d'autant que ne voudriez aucunement qu'il fust accoulpé des fautes que pourrez voir audit exemplaire qu'il vous présente, d'autant aussi qu'il a faict mention nommeement des fueilles que luy avez faict rimprimer, désavouant tota- lement les autres. Sur laquelle espérance se fiant ledit Henri, et aussi en tant que lesdites trois fueilles n'estoyent œuvre nouvelle, mais annexées audit livre, il n'auroit estimé estre aucunement besoin d'en avertir Vos Excellences, à quoy il n'eust voulu faillir, comme aussi vous avez peu congnoistre combien il s'est tous- jours efforcé de faire son plein devoir en toutes choses qu'il a sceu estre de vostre vouloir. Or est-il ainsi que depuis il a entendu que pour quelques autres considé- rations lesdites fueilles vous ont despieu, et mesmement en tant qu'il seroit demeuré quelque chose en ladite table ou indice qui pourroit estre trouvé estrange par ceux qui ne voudroyent prendre la pêne d'aller voir le passage sur le livre. Voyant donc que sans y penser et mesmement en pensant bien faire et chose qui vous seroit aggréable, au contraire il vous a donné occasion d'estre offensez à l'encontre de luy, il vous supplie très humblement ne luy imputer ce que dessus à malice ni à rébellion, ainz plustost luy pardonner ce qu'il a faict par mesgarde et à bonne intention, comme a esté dict. Espérant que Dieu luy fera la grâce ci-aprés de ne tumber point en pareille faute, ains au contraire con- gnoistrez qu'il aura très bien faict son proufit de vos bénignes remonstrances. Et quant ausdictes fueilles, il en fera ce qu'il vous plaira en ordonner, comme aussi, depuis qu'il a entendu qu'elles ne vous plaisoyent, il


XXIV INTRODUCTION

n'en a voulu laisser sortir aucunes. Et au demeurant, vous l'obligerez de prier Dieu de plus en plus pour la prospérité de vostre Estât (i).

II. [Liste de 24 questions à adresser à H. Estienne.]

M" Henry Estiene

1. Soyt interrogé combien il y a de temps qu'il de-

meure en ceste cité.

2. Et s'il n'est pas bourgeoys et du Conseil des Deux

Cens.

3. Et s'il n'a pas juré d'observer les édictz et ce qui

appartient à la réformation de ceste cité et église d'icelle.

4. Et s'il n'a pas sceu qu'il a esté défendu aux impri-

meurs et aultres d'imprimer ou faire imprimer livres dont la copie n'eust esté présentée à Mess'» et qu'il fust permis de l'imprimer.

5. S'il n'a pas sceu que plusieurs ont esté appelles

devant Mess" et chastiéspour avoir contrevenu à cela.

6. Si par cy-devant luy-mesmes n'a pas esté appelle

devant Mess^ pour avoir contrevenu à telz édictz et mesmes touchant le livre De la conformité des merveilles.

7. S'il sçait pas bien qu'il en fut grand scandale.

8. Et si ne luy en fut pas parlé par les Spectables

ministres estant offensés et scandalisés dudit livre.

(1) Au dossier sont joints huit feuillets d'une Table alphabétique imprimée, couverts de corrections manuscrites de la main d'Henri Estienne. Ces feuillets comprennent une partie ou la totalité des lettres F, M, P à V.


INTRODUCTION XXV

g. S'il n'a pas esté adverty que l'on s'en scandalisoit en France et ailleurs, à cause mesmes de plusieurs propoz escriptz oudit livre et à cause qu'il avoit esté imprimé en ceste Eglise réformée selon la parolle de Dieu.

10. Si tout cela luy fut pas remonstré, tant par Mess'"*

que par lesdits Spectables ministres.

1 1 . S'il ne recongneut pas Ihors d'avoir failly en

cela.

12. Et s'il ne fut pas traicté doucement, en lieu de

ce qu'il méritoit pour avoir contrevenu aux édictz. i3. S'il ne fut pas adverty et promist pas de ne re- torner plus à telles fautes.

14. Si despuys il n'a pas imprimé d'autres livres sans

permission.

1 5. Et mesmes pour adjouxter audit livre.

16. Et touchant la table d'icelluy livre.

17. S'il n'a pas escript contre celluy qui l'avoit faict

imprimer autre part.

18. S'il ne l'a pas nommé et menacé.

19. Si par cela il a pas mis cestuy-là et l'imprimeur en

dangier des peines des édictz de France qui dé- fendent l'impression de telz livres.

20. S'il ne l'a pas menacé de luy dire quelque chose en

l'aureille et comme il l'entend.

2 1 . S'il ne sçait pas bien que c'est ung moyen de mettre

l'imprimeur et celuy qu'il a nommé en dangier de leurs vies et biens.

22. Si, en ladite table, il y a pas telz poinctz concer-

nans la Vierge Marie que les papistes et aultres gens de bien et moqueurs prendront en occasion de blasphème.

23. Si, luy ayant esté remonstré qu'en la déduction de

plusieurs comptes contenus en son livre il avoit


XXVI


INTRODUCTION


24.


excédé mesure, et totesfois il les a réitérez en la table, comme de dire que la vierge Marie a baillé ses tetins à manier et teter à un moyne, chose indigne à mettre par escript, encor qu'on les veuille extraire d'ung aultre livre. S'il ne confesse pas avoir failly à cela, veu le premier advertissement qu'il avoit heu de son livre.


III. Responces de Henry, filz de feu M* Ro- bert Estienne, bourgeois de Genève, impri- meur, le viij* de may 1567.


Lect



Chapeauroge



Chevalier


Magistri


Chasteauneuf


Fabri


Villet


Chappuis


Botollier


Collanda


Chicand


Pitard


Roset


Ferra


Blondel


Chabrey


Baudichon



[syndics]


[conseillers


Defosses, auditeur.

Ayant juré etc., interrogé sus les articles suyvans :

Sus le premier, respond qu'il y a environ dix à douze ans.

Au second, le confesse.

Au 3«, respond qu'il a juré comme les aultres ju- rent.

Au 4«, le confesse, sinon qu'on communiquas! la copie es ministres, auquel cas il pensoit qu'il ne fust


INTRODUCTION XXVII

pas besoin de la présenter à Mess». Luy estant re- monstré que les édictz ne le portent pas, il a dict que c'est pour ce qu'il en faut tousjours venir aux ministres.

Au 5e, respond que non et n'en avoit jamais ouy parler.

Au 6®, respond et confesse que ouy.

Au 7e, respond qu'il ne sçait comme il est venu à scandale; bien sçait-il que Mess" le trouvarent mau- vais. Interrogé s'il le comu[ni]qua aux ministres re- spond que ouy, la plus part es S""* de Beze et Enoc, avant que l'imprimer.

Au viij^ le confesse tochant quelques poinctz qu'il a despuis changez.

Au ix«, respond qu'il ha entendu plus qui disoient > que ce livre édifioit plus qu'il ne scandalisoit, pour ce que par iceluy il remonstroit les abus que pro- filoit.

Au x", respond que Mess" l'advertirent tochant cer- tains passages qu'il a despuys changez.

A l'onziesme, le confesse pour le regard de ces pas- sages à luy remonstrez.

Au xije, respond qu'il n'y avoit jamais contrevenu volontairement et ce qu'il en avoit fait avoit esté par imprudence.

Au xiij'î, respond que ouy.

Au xiiij", le nye, pas qu'il sçache.

Au xv", respond qu'il y a adjouxté une table du livre.

Au xvi", le confesse comme dessus.

Au xvij«, respond qu'il s'est purgé des faultes qu'il avoit faites, lesquelles on luy heust mis à sus.

Au xviij, respond qu'il l'a nommé, mays ne croit pas qu'il s'y trouve ung seul mot de menaces.

Au xix, respond qu'il a entendu le contraire, mesmes


XXVIII INTRODUCTION

il en a quelque apercevance que ledict imprimeur ne s'en faict que moquer.

Au xxe, respond qu'il luy a bien promis que, s'il le trouvoit, il luy diroit quelque chose en roreill[e], en- tendant de le luy dire en secret et entre eulx deulx. Interrogé quel mot il prétendoit luy dire, respond qu'il n'en a pas maintenant souvenance.

Au xxj«, respond que non, car il y en a bien d'aul- tres qui en ont imprimé de semblables, desquelz il n'est point venu de fascheries.

Au xxij«, respond qu'il pense qu'il n'y a personne qui ayt accoustumé de lire des tables qui s'en puysse scandaliser, mesmes en de[s] livres de théologie, entre aultres de M' Calvin et de M"" Martyr, sus les œuvres duquel il y a entre aultres en une table : Item il y a trois dieux etc., mays que c'est à la discrétion des lecteurs de l'entendre sainement.

Au xxiij", respond que jamais il ne luy a esté remon- stré tochant ce poinct, mays seulement luy avoit esté remonstré quelques comptes qu'il faisoit de la royne de Navarre, et non point ce fait des moynes.

Au xxiiije, respond qu'il n'a point faict de faulte vo- lontairement et n'a pensé contrevenir, pour ce que c'estoit le mesme livre, et pensoit que Mess" trouve- roient cela fort bon, d'aultant qu'il corrigeoit les faultes que on trouvoit mauvayses.

Interrogé s'il veut pas recognoistre sa faulte, respond que devant Dieu il n'a point pensé contrevenir aux édictz, pour ce qu'il n'a point imprimé ung nouveau livre, ains seulement la table; que si Mess""» estiment que ce soit ung nouveau livre, il a faict faulte.

Interrogé si, par l'impression du livre, il a pas failly, respond que ouy, totesfois il ne le pensoit pas pour ce qu'il en avoit com[u]niqué es ministres ou à aucuns d'eulx, et luy a esté dict par W de Beze : Que s'il n'y


INTRODUCTION XXIX

avoit d'aultres choses que ce que j'ay veu, je croy qu'il ne sera pas besoing de le monstrer à Mess""*.

Interrogé s'il cognoit pas avoir failly en l'impression de la table, respond que c'est une addition et dépen- dence du mesme livre et sçait bien que ceulx qui ne sont pas accoustumez de lire tables en pourront estre offensez.

Interrogé derechef s'il a pas failly, respond que ouy ainsy que Mess^'s le preuvent, mays il ne l'entendoit pas et ne veut pas s'excuser qu'il n'ayt failly et mespris; néantmoings, il ne l'a pas faict par rébellion ou en mauvoyse conscience, ains seulement par faulte de bien penser ce que portent les édictz; et sçait bien que Mess" n'ont pas esté sans cause et sans bonnes consi- dérations; et desjà, par sa requeste, il avoit prié Mess" de luy pardonner sa faulte, laquelle il confesse avoir faicte et avoir mal faict.

Remis à ordonner.

(Archives du Consistoire de Genève.)

Du i3 mai iSôy. Henry Estienne, imprimeur, con- fesse avoir faict faulte en l'impression de la préface et advertissement, aussi de la table, cause pour laquelle il avoyt esté icy remis par Mess^. Attendu qu'il ne re- congnoist du tout sa faulte en tant qu'il ne la confesse à l'endroit de l'avoir faict imprimer sans le congé de Mess""*, a esté advisé de le renvoyer jusques à jeudy qu'il pensera mieulx en sa conscience et fera plus 'grande recongnoissance (i).

Du jeudi i5 mai iSôy. « Henry Estienne, remis dès mardy dernier, a comparu s'excusant de l'impression

(i) Ce passage a été reproduit, avec quelques erreurs de lecture, par M. A. Cramer. {Notes extr. des reg. du Cons. de Ge- nève, i833, p. i5i.)

d


t


XXX INTRODUCTION

du livre et de l'advertissement (i), disant ne l'avoir faict par malice, etc. Lequel ouy, et pour ce qu'il appert bien qu'il n'a pas faict cecy par innocence et que c'est une faulte bien pesante, a esté advisé de luy dire que la cène luy est deffendue pour l'humilier, et ce pour une foys. »

(Reg. du Consistoire, vol. de iSôj, fos 43 v», 46.)

Des pièces d'archives, nous passons aux notes des commentateurs et des bibliophiles. Le Duchat, dans son Rabelais de 171 1 (1. II, ch. vu, note 5j), s'exprime ainsi :

« On donna en France le nom de couillage à certain droit moiennant lequel, avant Luther, les Evêques ven- doient aux Curés et aux autres Ecclésiastiques leurs Diocésains, la liberté que le premier concile de Tolède leur avoit autrefois donnée d'avoir chacun une concu- bine. Agrippa, de la Vanité des sciences, ch. de Le- nonia, parle de ce tribut comme subsistant encore de son tems en Allemagne. Mais écoutons Henri Etienne dans la seule bonne à cet égard et non supposée édi- tion de son Apologie d'Hérodote, ch. 21, p. 280 de cette édition, qui est de i566 en 672 pages : «Mais, dit-il, etc. » Mais n'en déplaise à cet écrivain , couil- lage n'est devenu scandaleux que par sa ressemblance à un mot d'où il ne vient pas. C'est de couletage, col-

lectagiiim, qu'il s'est formé (2) Un si scandaleux

usage fait la matière du 75 et du 91 des Cent griefs

(i) Il est assez singulier de constater que le Secrétaire du Consi- stoire n'indique pas le titre du livre.

(2} Voy. à ce sujet Tome II, page 7, de la présente édition, note.


INTRODUCTION XXXI

que tout l'Empire en corps publia contre la cour de Rome au tems de l'empereur Maximilien I. »

Le Duchat, par cette note, avait donné lieu de croire qu'il existait une édition qui se distinguait des autres uniquement par un passage de la page 280. L'exemplaire de M. de Lurde, que possède aujour- d'hui M. le baron de Ruble, et qui est cité par Brunet comme n'ayant aucun carton, pernjet de constater qu'il a été fait des changements aux cha- pitres XV, xxi, XXXVI et XXXVIII. Ces changements concordent avec l'aveu déposé par Estienne dans son Avertissement : « J'ay regret toutesfois que Je n'ay esté encore plus bref et plus retenu en quel- ques contes de lubricité, et que Je me suis laissé porter si avant au fil du propos. Mais J'ay depuis changé la plus grand'part de tels passages par le conseil de quelques miens bons seigneurs et amis, en rimprimant les fueilles où telles choses se trouvoyent. » Mais si les propos vilains dont par- lent les registres du Conseil sont visés par ces corrections, il resterait à chercher la trace des propos parlans des princes en mal dont s'occupent les mêmes registres : à moins, ce qui est probable, qu'on n'y voie une simple formule de censure conçue en termes généraux (i).

(i) Cette formule était encore usitée en Italie dans les dernières


XXXII INTRODUCTION

Quoi qu'il en soit, la question n'avait pas été traitée clairement par les rédacteurs de catalo- gues.

Le Catalogue des livres rares et singuliers du cabinet de M. Filheul, Paris, Dessain, 1779, est précédé de quelques éclaircissements ; voici qui doit éclaircir la question de V Apologie : « Treize édi- tions de ce livre prouvent combien il fut goûté dans tous les temps; mais toutes sont altérées et défigu- rées, à l'exception de la première, qui fut supprimée avec soin, aussi est-elle devenue presque introu- vable. Elle est de i566 et contient 573 pages d'im- pression; et le ch. XXI, qui

se trouve toujours supprimé, est en entier dans cette édition, qui contient en outre tous 'les pas- sages qu'on a retranchés dans les éditions posté- rieures. La beauté du papier et son exécution ajoutent encore à son prix. Cette édition a été contrefaite sous la date et à la même quantité de pages, mais le ch. xxi n'est plus la même chose. »

Pour comprendre cette note, il faut boucher le vide que tiennent les points après « ch. xxi, » et lire sans doute : « le ch. xxi, contenant le passage du

années du xviii» siècle : l'approbation donnée au Teatro antico, Vetie^ia, lySS, pet. in-S», porte qu'il n'y a rien « contro la Santa Fedc Cattolica, e parimente, niente contro Principi, e buoni Costumi. »


INTRODUCTION XXXIII

couillage qui... » Mais le Catalogue a tort d^ap- peler contrefaçon Pédition courante.

Passons au Catalogue La Vallière, 1783, œuvre de De Bure et Nyon ; voici tout ce qu"'on y trouve : II 325. Conformité des merveilles anciennes, etc., sans nom de ville, i566, in-8 (édition contrefaite). — II 326. La même (avec une table alphabétique des matières manuscrite), bonne édition, mais avec un carton, sans nom de ville, i566, in-8.

Enfin, vient Renouard, une autorité bibliogra- phique! Il nous raconte qu'en 1840, ayant apporté à Paris son exemplaire, il le confronta avec un autre tout à fait primitif, et qu'il reconnut que huit pages avaient été réimprimées. Mais pour- quoi ne décrit-il pas cet exemplaire tout à fait primitif? cela aurait mieux valu que de compter dans une colonne de douze à quinze éditions, et dans la suivante de douze à treize (i).

Le Catalogue Armand Bertin (TQchQner, 1854) porte à son n" 1387 : Introduction, etc. Édition originale très-rare de 572 p. et avec les passages supprimés. Cet exemplaire « réputé intact » (Brunet) a été acquis au prix de 145 francs par M. Pierre Deschamps, qui Ta cédé à M. Potier, qui Ta cédé à M. Roger du Nord.

(i) Annales des Estienne, p. 137.


XXXIV INTRODUCTION

Le Catalogue Renouard (Potier, 1854) n'a ajouté à la mention du titre de V Apologie que la courte note : édition originale de 572 pages. En revanche, le Catalogue Giraud (Potier, 1 855) men- tionne un bel exemplaire de Téd. originale, dont le ch. XXI a été cartonné. Le Catalogue Potier, 1870, en complète la description en faisant remar- quer qu'il contient l'Avertissement de Henri Estienne, réimprimé par les soins de M. Turner, le possesseur du présent exemplaire.

La revue que nous venons de passer fera sentir la nécessité qu'il y a de remanier la liste des édi- tions de V Apologie donnée par Sallengre ; nous ne prétendons pas établir un classement définitif, nous n'aspirons qu'à faire preuve de bonne vo- lonté :

1. L'Introduction, etc. Marque : l'olivier avec la de- vise : Noli altum sapere, i566, au mois de novembre, pet. in-8 de 16 fif. et 572 p.; 39 lignes, 40 à plusieurs pages et notamment à la page 281 (Genève). Beau papier, caractère petit et net, point de tables.

2. L'Introduction, etc., en Anvers, par Henrich Wandellin, iSôy (voyez l'avertissement d'Estienne). Les pages sont partagées en quatre parties de dix li- gnes chacune, marquées à la marge 10, 20, 3o, 40, ce qui est aussi dans la table des matières, où après le nombre de la page, vous avez celui de la ligne. Cara- ctère comme dans la première édition.


INTRODUCTION XXXV

3. L'Introduction, etc. Marque : l'olivier avec la devise : Rami ut ego insererer defracti siint (Silvestre, Marques typographiques^ n^gôS); le personnage, qui est sous l'olivier se tient debout, et la devise s'enroule de haut en bas; Silvestre attribue cette marque à Fran- çois II Estienne, tandis que dans celle qui est attribue'e à Henri II (n*» 584), le personnage est agenouillé et la devise s'enroule de bas en haut; i566, au mois de no- vembre (antidaté), in-8 de 36 ff. prél, non chiffr. et 680 p, chiffr. Deux tables, vilain papier, gros caractère. (Bibl. de Genève, Hf. 212.)

4. L'Introduction^ etc., semblable à la troisième, si l'on excepte la marque qui est un rocher.

5. L'Introduction.^ etc., semblable à la troisième, si l'on excepte le titre où l'on a mis : Genève, par Pierre Chouet, i566, au mois de novembre.

6. i568, en Anvers, par Henrich Wandellin.

7. 1569. Lacroix du Maine ne donne pas de date, mais fait la remarque suivante : « L'auteur se plaint ailleurs, tant de ceux qui, depuis la première impres- sion, ont brouillé ce livre par les choses qu'ils y ont insérées, qu'aussi de ceux qui lisent là les histoires choisies par lui pour servir de témoignage à son pro- pos, sans les rapporter à leur but, qui est l'Apologie ou défense d'Hérodote. » Ant. du Verdier donne la date_ et ajoute que c'est un livre calvinique (i).


(i) On ne trouve dans V Apologie pour Hérodote ni calvinique ni calviniste. Calvinista se rencontre dans une lettre de Hotmann de i555, voy. Hctomannorum epistolœ, Amstelodami , 1700, in-4, p. 2. Plaçons ici le titre d'un opuscule d'Estienne que nous n'avons vu signalé nulle part : H. Stephani Parisiensis Carmen gratulato- rium ad senatum Argentoratensent de détecta expurgatoque suœ civitatis apostemate, Argentorati, iSgô, in-4». Nous avons relevé ce titre dans un ms. de Rœhrich : Literatur der elscessischen Reli- gionsgeschichte, 1827, in-40, appartenant à M. P- Muller, à Stras- bourg.


XXXVI INTRODUCTION

8. 1572, de l'imprimerie de Guillaume des Marescs; on a ajouté : reveue et augmentée de plusieurs notables histoires dignes de mémoire, s. I., in-8,i5 fF, non chif- frés, 656 p. chiffrées et 24 ff. de table non chiff"rés (Bibl. d'Oldenbourg; voy. Merzdorf, Bibliotheka- rische Unterhaltungen , Oldenbourg, 1844, 2 vol., t. I, p. i5o-i56). Cette édition est la plus suspecte de toutes : elle a tiré des histoires de Stumpf, d'Erasme, de Buchanan, de Fernel; elle s'est enrichie d'une Proso- popée en 32 vers et d'un huitain qui, selon Sallengre, est un peu trop libre, pour ne pas dire sale. Les quatre vers grecs qui sont au commencement du ch. iv se trouvent en caractères latins.

9. 1576, in-8. Nous avons trouvé cette mention dans un catalogue de l'honorable maison Labitte.

10. i579, au mois de mars, s. 1. Sallengre la croit de La Rochelle.

1 1 . 1 58o, chez Guill. des Marescs, semblable à celle de 1572, excepté qu'on a retranché le huitain.

12. i582. Marque : un rocher surmonté d'une sorte de nid, avec un aigle aux ailes éployées et trois petits aiglons. De chaque côté un personnage (probablement un moine), armé d'un pic ou d'une pioche, s'efForçant d'entamer le rocher. S. 1., in-8 de 32 ff". prél. non ch. et 572 p. Deux tables (Bibl. de Genève, Hf. 2126).

i3. 1592, réveil et corrigé de nouveau, avec deux tables (fleuron), à Lyon, par Benoist Rigaud, in-8 de 16 ff. prél, non ch., SgS p. ch. et i5 ff". fin. non ch. La table est imprimée sur deux colonnes.

14. 1607. Marque : un cerf lancé au milieu de sept arbres. Sur les Hasles, in-8 de 16 ff". prél. non ch., 546 p. ch. et 1 5 ff. fin. non ch. Table des chapitres avant le texte, table des matières après ( Bib. de Ge- nève, Hf. 2126 bis]. Le Cat. 26 de M. Chossonnery ajoute à la mention de l'année : à Montbelliard , par


INTRODUCTION XXXVII

Jaques Foillet. Le Cat. Luzarche (Claudin, 1868) avait déjà proposé cette attribution, Jacques Foillet , origi- naire de Tarare, vint établir une imprimerie à Mont- béliard en i586. C'est sur les halles, qui existent en- core, qu'il imprima tous ses livres jusqu'en 1619, époque de sa mort (i).

i5. 1733; avec remarques de Le Duchat, La Haye, chez Henri Scheurleer, 2 tomes en 3 vol. pet. in-8, avec 3 grav. « Les notes de M. L. D., m a dit Formey dans son Éloge de Le Duchat, « n'y sont pas en grand nombre... Il n'en a pas vu l'impression, les exem- plaires n'étant arrivez à Berlin que depuis sa mort. »

Nous sommes arrivé au bout de notre tâche bi- bliographique. Nous aurions aimé à nous arrêter un peu de temps au mérite littéraire d'Estienne : nous laisserons ce soin ou ce plaisir à ceux qui voudront bien parcourir notre édition, et termine- rons par une page d'un écrivain aussi religieux, mais moins étroit que Feugère, et dont TAcadémie porte encore le deuil :

« Tandis que Ronsard et les gens de son école se donnaient beaucoup de peine pour forger du français tout grec et ne réussissaient, par leurs pédantesques inventions, qu'à déshonorer leur talent et à se rendre illisibles, Fhellénisie le plus savant peut-être de son siècle, le déchifîreur des manuscrits antiques. Fauteur du Glossaire de la langue grecque, en un mot, donnait dans VApo-

(i) Communication de .M. Tuefferd, juge à Montbéliard.

e


XXXVIII INTRODUCTION

logîe pour Hérodote, cette satire si vive et si pi- quante du clergé, le premier modèle des Lettres provinciales... Cest que Henri Estienne avait Fesprit juste et le goût sain , tandis que Ronsard, malgré sa verve poétique, avait Tun et l'autre par- faitement faux. Henri Estienne est de la bonne école en fait de style, de Fécole de Rabelais et de Marot. Il faudra toujours remonter là quand on voudra bien parler et bien écrire, frapper sa phrase d'une empreinte vraiment française, posséder à fond les tours et les finesses de notre langue. Je ne connais pas de style plus net, plus vif, plus gai que celui de Henri Estienne. L'expression me plaît, elle est de lui. Il semble, en le lisant, qu'on se retrouve en pleine vieille France, dans une de ces salles où nos pères se réunissaient pour donner un libre cours à leur humeur, et d'où sortaient des mots d'un si bon sel. Je crois voir la malice écla- ter sous leurs épais sourcils, je ne sais quel mé- lange de raillerie et de tristesse, de franchise un peu rude et de bonhomie se peindre sur leurs fronts. Montaigne ne l'emporte que par l'art et par le profond calcul de sa naïveté : Henri Estienne est le vrai bourgeois savant et moqueur du xvi« siècle (i). « 

P. RiSTELHUBER.

(i) De Sacy, Variétés littéraires.


NOTE DE L'EDITEUR


  • ^o3g,*



'Apologie pour Hérodote, l'un des monuments les plus considérables de la langue et de la littérature Fran- çaises au xvie siècle, et, sous un titre affectant à dessein V érudition, le tableau satirique le plus vivant, le plus coloré, le plus complet de notre vieille société, parait ici pour la première fois, ostensiblement imprimée en France, dans toute l'intégrité de son texte primitif.

L'édition originale (la seule, selon toute appa- rence, qui soit sortie des mains de Henri Estienne) ne vit le jour à Genève, en i566, que mutilée par la censure du Conseil. A peine quelques exem- plaires intacts avaient-ils pu échapper à la rigou- reuse suppression qui en fut faite; et ils demeu- rèrent si longtemps cachés ou inconnus, que, sur


XL NOTE DE L EDITEUR

freqe éditions ou contrefaçons publiées après la première, dans les quarante années qui la suivi- rent, de iSôy à lôo-j, aucune ne reproduit le texte censuré. Quelques-unes de ces réimpres- sions, cependant, ont voulu se recommander par l'addition de morceaux inédits, mais apocryphes : elles eussent assurément donné les passages re- tranchés (bien authentiques ceux-là), si les édi- teurs en avaient eu connaissance.

En I j35 parut l'édition de La Haye, avec des notes de Le Duchat. Le libraire, Henri Scheur- leer, prétendit avoir travaillé sur la première; on l'avait, jusqu'à présent, cru sur parole, et son édi- tion passait pour la seule complète, parce qu'on y trouvait le fameux passage de la page 280, évi- demment cartonné dans l'édition originale. Là devait se borner, suivant l'opinion commune, la différence entre les exemplaires primitifs et les exemplaires cartonnés : nous-même partagions cette opinion, lorsque les procès-verbaux du Con- seil de Genève ( i ) , communiqués à M. Ristelhuber par le directeur actuel des Archives d'Etat et du Canton, M. Théophile Dufour, nous amenèrent à examiner de plus près la question.

Ces procès-verbaux établissent, d'une jnanière

(i) Voir ci-dessus, page viii.


NOTE DE L EDITEUR XLI

positive, que le Conseil avait obligé Henri Estienne à réimprimer certains feuillets, et à faire revenir de Lyon, pour être corrigés, les exemplaires qu'il y avait envoyés. Nous avions ainsi un indice suf- fisant de l'existence d'exemplaires échappés à la censure : car il était inadmissible qu'un livre nou- veau de cette importance, expédié à Lyon, n'eût pas trouvé immédiatement acheteur parmi les nombreux lettrés dont cette grande ville était alors remplie, et, conséquemment, que les exem- plaires reçus à Lyon eussent pu être tous renvoyés à Genève.

Il s'agissait de découvrir et de consulter l'un au moins de ces exemplaires. Le Manuel de Brunet en signalait deux, réputés intacts ou n'ayant aucun carton : le premier ayant fait partie de la vente Armand Berlin, le second appartenant à M. de Lurde.

M. le Comte de Lurde, mort il y a quelques années, a légué sa riche bibliothèque à M. le Baron Alphonse de Ruble. Nous nous sommes donc adressé à M. de Ruble qui, avec une bonne grâce parfaite, a bien voulu nous communiquer son exemplaire. Notre premier coup d'œil s'est naturellement porté sur la page 280 : elle contenait, comme nous nous y attendions, le fameux passage; mais nous re- connûmes aussitôt que huit pages avaient été réim-


XLII NOTE DE L EDITEUR

primées en cet endroit (i), et que, outre la page 280, il y avait encore des changements très- notables à la page 287. Obligé de nous borner là pour cette fois, nous obtînmes de M. de Ruble la permission d'examiner plus à loisir le précieux volume qui, d'après une règle invariable, ne devait pas sortir de son cabinet.

Cet examen a occupé plusieurs séances, dans l'espace de plus d'une semaine. Enfin, après une comparaison minutieuse de V exemplaire primitif et de l'exemplaire cartonné, nous avons constaté la réimpression, faite par Henri Estienne, de vingt- huit feuillets, soit cinquante-six pages.

L'exemplaire primitif dont il s'agit est ainsi décrit dans le Catalogue de la Bibliothèque du Comte de Lurde, parle Baron Alphonse de Ruble, Paris, i8'/5, in-8° (tiré à 60 exemplaires) :

« 370. L'Introduction au traité de la Confor- mité, ETC ...., in-S», mar. vert foncé, fil. à froid, tr. dor., chiffres sur le dos, doublé de mar. rouge, large dent, intérieure (Bauzonnet-Trautz).

') Edition originale; un des rares exemplaires non cartonnés, long- temps réputé unique; voyez le Manuel du Libraire. » Acheté à la vente AUard, relié depuis. »


(i) Ce carton de huit pages se reconnaît facilement à la couleur de l'impression, qui est plus noire et moins nette que dans les huit autres pages conservées de la feuille primitive. Nous nous en étions aperçu avant de pouvoir examiner l'exemplaire de M. de Ruble.


NOTE DE L EDITEUR XLIII

Les réimpressions qui distinguent l' exemplaire cartonné de cet exemplaire primitif se divisent en trois catégories :

1° Feuillets réimprimés sans changements. Le titre et les sept feuillets qui suivent, composant la première feuille des préliminaires, sous la signa- ture *%•, sont, dans V exemplaire primitif, d'une autre impression que dans V exemplaire cartonné; mais nous n'y avons relevé aucune différence de rédaction. Le caractère de la première ligne du titre : l'introdvction av traite, n'est pas identique dans les deux exemplaires. Le texte qui termine le titre : L'argument, etc. et les quatre vers aux lecteurs, sont, dans l' exemplaire primitif, placés symétriquement au milieu de la page, au-dessous de la ligne principale : de la conformité des, de manière à laisser sous cette ligne un blanc égal à droite et à gauche, comme on le voit dans notre fac-similé (i). Dans V exemplaire cartonné, ce texte et les quatre vers sont presque à l'alignement du premier mot de de la ligne principale, donnant ainsi un peu trop de blanc sur la gauche. Enfin la marque est moins nette que celle de V exemplaire cartonné; le bois était sans doute usé : elle a été

(i) Page I.


XLIV NOTE DE L EDITEUR

remplacée par une autre fraîchement gravée, d'un dessin d'ailleurs tout semblable.

Quant aux sept feuillets suivants, l'impression est aussi moins nette que dans l'exemplaire car- tonné, elle est trop noire, trop chargée d'encre, pareille en un mot à celle de la seconde feuille (signature ^^•J, qui est identique dans les deux sortes d'exemplaires.

Comme le texte n'offre aucune différence, il est probable qu Estienne a réimprimé la feuille de titre, uniquement parce que le livre se présentait mal avec ce tirage défectueux.

2° Feuillets réimprimés avec changements volon- taires. Quatre pages de la feuille a (i, 2, i5 et 16) ont été réimprimées dans le seul but de changer la rédaction du titre de départ. Ce titre est ainsi libellé dans l' exemplaire primitif :

APOLOGIE DE H. E.

POUR l'histoire d'hérodote

O V

Conformité des

merueilles anciennes avec

les modernes

I. LIVRE DE l'apologie

ou traicté préparatif

à l'Apologie

PRÉFACE DU I. LIVRE


NOTE DE L EDITEUR XLV

Tel était le titre que Henri Estienne avait eu d'abord l intention de donner à son ouvrage. Mais, dans le cours de l'impression, il adopta celui qui figure en tête des éditions ordinaires, et qui est devenu définitif. De là, nécessité de conformer le titre de départ au titre principal.

Notons ici qu'en réimprimant ces quatre pages, Estienne a laissé passer une faute d'impression asse:{ grave. Le premier paragraphe delà Préface, dans V exemplaire cartonné, se termine, au verso du titre, par les mots : « comme d'entrée au pré- paratif à l'Apologie pour Hérodote. » L'exem- plaire primitif porte : « comme d'entrée ou prépa- ratif à l'Apologie pour Hérodote, » ce qui est évi- demment la bonne leçon. Toutes les éditions subséquentes, y compris celle de La Haye (i), ont reproduit cette faute (2), et nous l'avons fait nous- même (3), n'ayant alors à notre disposition qu'un exemplaire cartonné de l'édition originale.

3° Feuillets réimprimés avec changements, comme Estienne le déclare, « par le conseil de quelques


(i) Preuve, entre autres, que l'éditeur ne possédait pas un exem- plaire intact de l'édition originale.

(2) On peut en inférer qu'Estienne n'a eu aucune part aux éditions subséquentes, car il eût, selon toute probabilité, rétabli le mot ou au lieu de au.

(3) Voir ci-après, page 42, ligne 12.

/


XLVI NOTE DE l'ÉDITEUR

miens bons seigneurs et amis (i) >^; en d'autres termes, feuillets censurés par le Conseil de Genève.

Feuille 1, pages i6i à ij6 (Chap. xv). Cette fpMille a été réimprimée tout entière. Il y a des changements à presque toutes les pages, et la réda- ction des pages lyi, ij2 et ijS est entièrement différente dans les deux sortes d'exemplaires.

Feuille s, pages 2y3 à 288 (Chap. xxi). Huit pages (2^3, 2'j4, 2'jg, 280, 281, 282, 28 j et 288) ont été réimprimées. C'est à la page 280 que se trouve le fameux passage du couilliage (2), seul relevé jusqu'à présent; page 28J, au lieu d'un conte coupé par la moitié et se terminant, dans l'exemplaire cartonné, par une profession asse\ inattendue de réserve et de respect pour les « chastes aureilles », se lisent tout au long les propos facétieux du Cordelier «. prescheur », mis en scène dans la onzième nouvelle de /'Heptaméron.

Feuille ¥, pages 44g à 464 (Chap. xxxvi). Quatre pages (45 1, 482, 461 et 462) réimpri- mées; le texte n'a été changé qu'aux pages 461 et 462.

Feuille I, pages 4g y à 5i2 (Chap. xxxviii).


(i) Voir ci-dessus, page XV.

(2) Orthographe d'Estienne; Le Duchat (voir ci-dessus, pagexxx), écrit couillage.


NOTE DE L EDITETIR XLVII

Huit pages (4g g, 5oo, 5oi, 5 02, 5oj, 5 08, 5og et 5 10) réimprimées. Il n'y a de changements qu'aux pages 5oo, Soi et 5o8.

La découverte de ces passages de l'édition ori- ginale, que personne, jusqu'à ce jour, n'avait eu l'occasion de signaler, a forcément retardé la pu- blication de nos deux volumes. Ils étaient, à ce moment même, complètement terminés et prêts à être mis en vente; nous n'avons toutefois reculé ni devant une perte de temps, ni devant une aggra- vation de frais, pour donner une édition conforme à celle que Henri Estienne avait présentée au Conseil de Genève. Nous avons réimprimé toutes les feuilles contenant les passages censurés, et nous y avons rétabli le texte primitif en l'accompa- gnant, sous forme de note, du texte de l'exem- plaire cartonné. Notre édition est donc bien défini- tivement la seule complète, car celle de La Haye ne donne que le passage de la page 280, plus quatre lignes de la page 166 et trois de la page 5 00, que l'éditeur a sans aucun doute imprimés sur une copie manuscrite fournie par le propriétaire de l'un des exemplaires primitif s (i).


(!) A la page 280, Henri Estienne cite un gentilhomme Espagnol, nommé Rhodoric (on avait à cette époque l'habitude de franciser les noms étrangers) : l'éditeur de La Haye, travaillant sur une copie fau- tive, ou la lisant mal, a mis à tort Rhodorio.


XLVIII NOTE DE l'ÉDITEUR

Avant de terminer notre travail, nous avons tenu à voir aussi l'autre exemplaire « réputé intact » d'après le Manuel de Brunet : celui d'Armand Bertin, acquis à sa vente par M. Pierre Des- champs, et aujourd'hui dans la bibliothèque de M. le Comte Roger du Nord, sénateur. M. Roger s'est obligeamment empressé de nous le communi- quer, et nous l'avons trouvé tout à fait semblable à celui de M. le Baron de Ruble.

Ainsi nous connaissons deux exemplaires de /'Apologie, échappés intacts à la censure Gene- voise : reste à en découvrir d'autres (i).

I. L.

Paris, i" Juillet 1879.


(i) M. Turner ne possède qu'un exemplaire cartonné, mais auquel est joint V Avertissement avec les deux Tables, publié par Henri Estienne en iSôy et aussi rigoureusement supprimé que les exem- plaires primitifs de Y Apologie. On sait que cet amateur distingué a fait à Londres, en 1860, une excellente réimpression en fac-similé, tirée à 5o exemplaires, de ce rare et très-curieux Avertissement : c'est d'après cette réimpression qu'il est donné ici (voir plus haut, page IX).



L'iNTRODVCTION AV TRAITE

DE LA CONFORMITE DES

merueilles anciennes auec les modernes.


ov,

TRAITE PREPARATIF

à l'Apologie pour Hérodote.

Largument ejt pris de l'Apologie pour Héro- dote, compofee en Latin par Henri Estiene, & eJt ici continué par luymefme.

Tant d'actes merueilleux en ceft œuvre lirez, Que de nul autre après efmerueillé serez. Et pourrez vous fçauans du plaifir ici prendre, Vous non fçauans pourrez en riant y apprendre



L'an m. D. LXVI, au mois de Nouembre.


I.


HENRI ESTIENE

AU LECTEUR


lî^OÎ^*



HUCYDiDE, en la préface de son Histoire [i), dit un propos qui mérite bien d'estre re- marqué et pezé, pour nous apprendre à condamner en nous-mesmes ce que nous voyons estre par luy condamné es anciens Grecs : à-sçavoir qu'ils parloyent à crédit de plusieurs choses avenues devant leur temps, et fondoyent leur créance sur le bruit incertain qui couroit, sans prendre la pêne de s'enquester plus avant : ce qui estoit cause que souvent le mensonge en leur endroit gangnoit la place de vérité. Par cest exemple (di-je) nous devrions estre enseignez de tenir la bride à nostre légèreté toutes et quantes fois qu'il est question de croire quelque chose à crédit, et principalement si elle est d'impor- tance. Mais ce mal est si fort enraciné en plusieurs,


(i) « Il est dangereux d'accueillir sans examen toute espèce de té- moignage, car les hommes se transmettent de main en main, sans jamais les vérifier, les traditions des anciens, même celles qui concer- nent leur patrie. » Thucydide, i, 20, trad. Bétant.


4 HENRI ESTIENE

que, pour leur oster, je crain qu'il ne fust besoing de les refondre, comme on dit en commun proverbe. Toutesfois les causes d'iceluy sont différentes ; car ce qui fait aucuns croire de léger, est qu'ils ne sont capa- bles de discourir en leur entendement sur les propos qu'ils oyent : les autres croyent de léger pource qu'ils ne prennent garde aux paroles qu'on dit, mais à la personne qui les dit, selon ce qu'a escrit Euripide (i) :

Si du povre et du riche un mesme mot tu oys, En ton endroit pourtant il n'est de mesme poids.


Laquelle sentence nous oyons souvent vérifier par ceux qui disent : Je croy telle chose pource que je la tien d'un tel jnonsieur, ou d'un tel seigneur : ou, d'un qui est en réputation (pour exprimer le propre terme d'Euripide). Or comme ainsi soit que ceste trop grande crédulité reçoive et approuve également toutes sortes de propos sans aucune discrétion, s'il faloit alléguer des exemples de chacune, ce seroit une chose non-seulement longue, mais infinie, et qui n'apporteroit ni grand proufit ni grand plaisir aux lecteurs ; et pourtant je me conten- teray d'amener de ceux d'une sorte, qui pourront


(i) Voy. Héciibe, v. 293-295, p. 7 de l'édit. Didot. Dans l'Epistre au Roy qui précède la Précellence, Estienne a traduit ces vers ainsi :

L'homme d'autorité, l'iiomme qui n'en a point, Venans à haranguer touchant un mesme poinct. Encore que tous deux tiennent mesme langage, Celuy de l'un sera bien pczé d'avantage.

Enfin dans le Proème ou la préface d'un œuvre de H. Estienne intitulé l'Ennemi mortel des calomniateurs, on lit :

Je sçay qu'on favorise un conseil d'avantage Qui est mis en avant par un grand personnage. D'un petit compagnon la vergongneuse voix En un mesme propos n'est point de mesme poids....


AU LECTEUR D

comme acheminer l'argument que j'ay entrepris de traiter ici.

Je di donc que comme la témérité des hommes est plus grande aujourd'huy qu'elle ne fut onques à juger des escrits des anciens auteurs , ainsi la témérité de croire à ceux qui en jugent ne fut jamais telle. Et quant à ces juges, les uns, qui sont retenus de quelque modestie, prononcent leur sentence entre leurs amis seulement, en leurs devis familiers : les autres, ausquels la présomption et la vaine gloire commandent, se lais- sans conduire à icelles, donnent leur sentence par es- crit, pour estre leue publiquement. De quoy nous avons un exemple en un Italien (i), qui a tellement jugé de quelques poètes Latins, que, si ce qu'il dit est vray, luy seul a veu clair entre tous les hommes studieux de poésie qui ont esté depuis plusieurs centaines d'ans, tous les autres ont esté aveugles. Et là-dessus que disent ces gentils croyeurs desquels il est question? Je croy qu'un tel poète ne soit pas bon poëte. Pourquoy? Pour- ce qu'un tel qui est sçavant homme et fort estimé, en a ainsi prononcé. Ainsi avons -nous veu des jugemens estranges qui ont esté faicts depuis quelques ans tou- chant les auteurs Latins, quand les uns ne donnoyent leurs voix qu'à trois (en matière de bon et pur lan- guage), les autres qu'à un. Car les uns vouloyent faire un triumvirat de Térence, Cicéron, César : les autres donnoyent la monarchie du language Latin à Cicéron. Et alors Dieu sçait les beaux je croy qu'on oyoit de ceux qui, pour toute raison, n'alléguoyent que ces gen- tils juges. Par despit desquels il y eut quelcun qui con- damna Cicero à estre banni perpétuellement, luy et


(i) Lilio Giraldi, né à Ferrare en 1479, "^of^ en i552, auteur de : Historice poetarum tant grœcorum qiiani latinorum dialogi decem, Basileœ, 1545, in-8-, voy. De Thou, Hist., liv. II.


6 HENRI ESTIENE

tout son Latin : mais il fut incontinent rappelé par un autre qui avoit plus de crédit ( i ). Voilà comment ces bons auteurs de la langue Latine ont esté pourmencz par ces dangereusement outrecuidez juges. Et les Grecs, quoy? sont-ils exempts de la censure de tels critiques? Non certes : car celuy duquel j'ay tantost parlé, n'a espargné non plus les poètes Grecs que les Latins. Et nous sça- vons outreplus comment ce tant vénérable personnage Aristote, avec toute sa philosophie, a esté fouetté par un régent de Paris (2).

Mais, pour approcher peu à peu de l'auteur duquel j'ay entrepris de parler, h-sçavoir Hérodote, je viendray aux historiens tant Grecs que Latins, comme estans ceux entre tous qui sont plus maniez de toutes sortes de gens par le moyen des traductions. Qui est donc aujourd'huy l'historien auquel ces juges faicts à la haste ne donnent quelque attache et quelque coup de bec? Hérodote ne faict que mentir : Thucydide sçait bien escrire des concions, et puis c'est tout : Xé- nophon n'est point semblable à soy-mesme en son Hi- stoire. Mais aucuns se monstrent encore plus ridicules, quand ils veulent asseoir jugement du style d'un histo- rien sur la traduction qu'ils en ont ; comme quand (pour exemple) ils disent : Je croy que Thucydide n'ha


(i) Ortensio Landi, né à Milan au commencement du xvi" siècle, mort vers i56o, est auteur de Cicero relegatus, Cicero revocatus, dialogi duo, Lyon, i534, in-8; Venise, i534, i539, in-8; réimp. à Berlin, 17 18, in-8, à la suite de la diss. de Vorstius : De latinitate selecta. Estienne attribuait le Revocatus à un autre.

(2) P. Ramus, né en i5i5, égorgé lors du massacre de la Saint-Bar- thélémy. En i536, il s'appliqua dans une thèse à prouver que le phi- losophe de Stagyre, objet d'un culte universel, avait, et très-souvent, payé son tribut à l'erreur. Lorsqu'en 1543 il eut publié sa Dialectique et ses Remarques sur Aristote, on lui défendit de parler ou d'écrire contre ce philosophe sous peine de punition corporelle. Voy. le cata- logue de ses ouvrages dans : Ramus, sa vie, ses écrits et ses opinions, par Ch. Waddington, Paris, i855, in-8.


I


AU LECTEUR 7

point un style si grave et si exquis qu'on dit, car on I n'en apperçoit rien en la traduction Latine, ni en la Françoise, ni es autres (i). Lesquels me semblent parler avec aussi grande raison que celuy qui, voyant une per- sonne malade, laquelle auroit le bruit d'avoir esté fort belle, et mesmement avoir eu les joues vermeilles comme deux roses (ainsi qu'on parle communément, pour exprimer un beau tint), diroit : Je croy que le bruit qui a couru touchant la beauté de ceste personne, a esté faux : et principalement quant au beau tint , car elle l' auroit encores, ou pour le moins une partie. Et pour- quoy ay-je usé de ceste comparaison ? Pource que je n'en trouve point de plus propre. Car je di et maintien que la plus part des auteurs qui se portent fort bien en Grèce, et ont beau visage et bien couloré, sont fort malades, et par conséquent sont fort desfaicts, voire desfigurez, en France, en Italie, en Espagne, et es autres pays, pour le mauvais traitement qu'on leur fait par le chemin. C'est à dire (pour parler clairement et sans allégorie) que plusieurs auteurs, et principalement les Grecs, qui estans leus en leur language naturel par ceux qui en ont congnoissance suffisante, ont la meilleure grâce du monde, et donnent contentement non seule- ment à l'oreille, mais aussi à l'esprit, sont traduits si


(i) La traduction latine est de Valla, la française de Seyssel (iSay) comme Estienne le dira plus loin. En i533 parut une traduction alle- mande sans nom d'auteur, Augsbourg, Heinrich Stayner, in-fol.; en i563, une traduction italienne par Solde Strozzi, Venise, in-4; en 1564, une traduction espagnole par Diego Gracian, Salamanque, in-fol.

Claude de Seyssel, fils naturel d'un gentilhomme de Savoie, naquit à Aix vers 1460 et mourut archevêque de Turin en iSao, laissant une fille naturelle qu'il avait mariée avantageusement. Estienne et Huet ont pu relever les nombreuses fautes de ses traductions, mais Du Verdier le loue d'avoir esté un des premiers qui, commençant d'il- lustrer notre langue, a rappelé les bonnes lettres en France, et Pasquier le compte parmi ceux qui ont le plus utilement travaillé à la polisseure du langage. {Rech., viii, 3.)


8 HENRI ESTIENE

piètrement en François, en Italien, en Espagnol, qu'il y a autant de difTérence de lire leurs livres Grecs ou telles traductions d'iceux, qu'il y auroit de voir le visage d'une mesme personne, quand elle seroit en très-bonne disposition, ou quand, après fort longue maladie, elle commenceroit à rendre les derniers souspirs. Et dont procède ce mal? De ce que ceux qui les ont traduits en ces langues vulgaires, ont esté traducteurs des tradu- cteurs, c'est § dire ont traduict en ces langues les tra- ductions qui en avoycnt jà esté faites en Latin ; et n'ayans aucune congnoissance du Grec, non seulement ils ont retenu toutes les fautes de ces traducteurs, mais leur estant avenu souvent de ne les entendre point, sont aussi tombez en plusieurs autres encore plus lourdes et plus vilaines. De quoy j'ay donné des exemples en mon Thucydide (i) : où j'ay monstre comment Lau- rent Valle avoit deviné que vouloit dire Thucydide, et puis le traducteur François, Claude de Seyssel, évesque de Marseille, avoit deviné qu'avoit voulu dire Laurent Valle : mais comme Laurent Valle avoit mal deviné quell'avoit esté la conception de Thucydide, ainsi Claude de Seyssel avoit esté mauvais devin quant à la conception de Laurent Valle. Et d'autant plus grand nous voyons estre le nombre des auteurs ausquels ce tort a esté faict (il est vray qu'à Thucydide et Héro- dote (2) plus qu'à nuls autres), d'autant plus est obligé Plutarque aus deux personnages qui, pour le faire François, ne lui ont changé que la robbe, au lieu que


(i) Thucydidis Olori filii de Bello peloponnesiaco libri octo... lidem latine, ex interpretaligne Laurentii Vallœ ab H. Stephano reco- gnita ; i564, in-fol.

(2) Le traducteur d'Hérodote est Pierre Saliat, comme l'a remar- qué M. de Blignières, Essai sur Amyot, p. 166. M. Egger croit à tort qu'Estienne ne pensait pas à Saliat [CHellénisme en France, I, 194).


AU LECTEUR 9

tels traducteurs que ceux dont je vien de parler, chan- gent aux auteurs non seulement la robbe, mais aussi le moule de la robbe (i).

Mais il faut retourner à ceux qui ne jugent pas des auteurs par la traduction qu'ils en voyent, ains par quelque congnoissance qu'ils ont du language naturel d'iceux. Tels personnages (à dire la vérité) méritent un peu mieux d'estre escoutez, n'estans pour le moins si impudens que les autres : ni que fut rabbi Beda, quand pour destourner le roy François, premier de ce nom, de sa très-noble et très-vertueuse délibération touchant l'establissement des professeurs des langues, il luy allégua contre la Greque, en présence de feu mon- sieur Budé (qui au contraire par tous moyens à luy possibles encourageoit le Roy à ceste entreprise), qu'elle estoit la source des hérésies. Mais quand on trouva que Beda condamnoit un language duquel à grand' pêne congnoissoit-il la première lettre, Beda fut déclaré be- dier (2). Ceux-là (di-je) qui se fient à quelque congnois- sance qu'ils ont du language, ne sont si impudens que les autres : mais si le sont-ils beaucoup, en ce qu'ils jugent de tout un livre pource qu'ils en entendent quel- que partie. Mais, pour ne nous esmerveiller beaucoup de ceste témérité, il nous faut avoir mémoire d'une fort belle sentence du susdict Thucydide, que les moins en- tendus en quelque affaire sont les plus hardis à l'en-

(1) Les deux personnages sont Amyot et George de Selve. G. de Selve, évêque de Lavaur, publia en i535 les Vies de huit person- nages grecs et romains. Il mourut en 1542; c'était le frère de l'am- bassadeur de France à Venise, Odet de Selve, qui envoya Amyot au concile de Trente. La première édition des Vies d'Amyot fut publiée à Paris par Vascosan, 2 v. in-fol., iSSg; la seconde parut en i565. Le jugement que Méziriac a fait du Plutarque d'Amyot (Menagiana, H, 41 1) a paru trop sévère à la critique de notre siècle.

(2) Beda (Noël), né à la fin du xv« siècle dans le diocèse d'Avranches, mort le 8 janvier i536 au Mont-Saint-Michel, où il avait été enfermé pour SCS extravagances théologiques. Rabelais place dans la librairie


10 HENRI ESTIENF

treprendre. La raison est évidente : c'est qu'ils ne pré- voyent pas les difficultez d'icelle comme ceux qui l'ont sondée bien avant. Certainement ceste sentence qui est dicte ge'néralement, aujourd'huy aussi se trouve véri- table en toutes sortes d'entrepreneurs, mais en ceux principalement qui entreprennent ainsi de censurer les auteurs, chose autant hasardeuse qu'odieuse. Et de faict on voit que ceux qui, pour esgard de leur suffisance, en pourroyent le mieux venir à leur honneur, sont ceux qui moins s'en veulent entremettre.

Or (pour descendre du général au particulier) si le commun proverbe, De faux juge brefve sentence ( i), fut jamais vérifié en auteur Grec et Latin, nous pouvons dire que c'a esté en Hérodote. Car il est mis sur les rangs non seulement par ceux qui l'ont Icu en langue estrange, et non en la sienne, mais par ceux aussi qui ne leurent onques une seule syllabe de son Histoire, voire à grand' pêne sçavent le nom d'icelle. Et com- ment donc en parlent-ils? Après des autres, qui peut- estre n'en sçavent aussi que par ouirdire. Mais laissant tels juges, je m'adresseray à ceux qui n'en parlent point à crédit, ains semblent avoir de quoy payer. Je leur demande donc, quant aux histoires qu'il escrit, quelle raison ils ont de les condamner comme fabu-

de Saint-Victor : Beda de optimitate triparum. Au ch. dernier de V Anatomie de la Messe, i555, Bède est traité de gros soupier à cause de son gros ventre.

Bedier est encore employé par Estienné au ch. XXIX.

Deniers avancent les bediers

Et des premiers sont les derniers,

dit, à propos de la vénalité des charges, un vieux proverbe, p. 70 du

Recueil de Gab. Meurier, Lyon, 1677, in-16. Le Duchat croit pouvoir

Uàén\Qv à'abecedarius, becedarius, bedarius, bedier ?

(i) Dans la Precellence, éd. Feugère, p. 37 et 21 5, Estienné dit : De fol juge. Le proverbe sous cette forme se trouve dans Pierre Grin- gore, Contredicts de Songecreux, fol. IV, v». Cf. Naudé, Mascurat. p. 338, et De Méry, Hist. des Proverbes, III. 107.


AU LECTEUR II

leuses ? Oseroyent-ils dire qu'ils en sçavent des nou- velles plus certaines que luy? 11 ne leur reste pas si peu de honte. Qui les leur fait donc tenir suspectes ? C'est qu'elles ne sont point vraysemblables. Or considérons, lecteurs, je vous prie, s'ils parlent catégoriquement, quand ils infèrent que ces histoires ne sont vrayes, pource qu'elles ne sont vraysemblables.

Mais il y a bien d'avantage : c'est que je leur nie tout à plat ce qu'ils tiennent pour tout confessé et prouvé, à-sçavoir qu'elles ne sont vraysemblables. Et qu'ainsi soit, sur quelles raisons fondent-ils leur jugement? Sur deux raisons : car premièrement la desmesurée mes- chanceté qui se voit en quelques actes descrits par Hé- rodote, et la desmesurée sottise qui se voit en quelques autres, passe la mesure de leur créance. Secondement, voyans qu'une grand'part de ce que nous y lisons, ne se rapporte aucunement aux coustumes et façons de faire qui sont aujourd'huy, et n'ha aucune convenance avec icelles, ils estiment les anciennes histoires estre autant eslongnées de vérité que ce qu'ils y lisent est eslongné de ce qu'ils ont accoustumé de voir et ouïr. Quant à la première raison, qui consiste en deux points, j'y pense avoir assez suffisamment respondu en ce livre : car je n'ay point peur qu'entre les meschancetez desquelles on ne veut pas croire Hérodote, on en trouve de si grandes que plusieurs ici racontées, desquelles il nous a esté force de croire à nos yeux propres. Autant en di-je de la sottise : car, au lieu qu'elle sembloit si in- croyablement grande, j'ay bonne espérance que si on la confère avec celle de nos prochains prédécesseurs, on la trouvera aussi petite qu'un nain sembleroit petit auprès d'un géant. Car je sçay bien que les povres Egyptiens d'Hérodote sont fort mocquez quant à leur religion (si religion doit estre appelée), et ne nie pas que ce ne soit à bon droit, car on y voit de grans badi-


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nages : mais si nous venons aux philomesses (i) qui ont esté il y a environ soixante ans, et espluchons toute leur cabale, nous serons en danger de confesser qu'à comparaison il n'y a qu'honneur en la religion des Égyptiens. Notez bien, lecteur, je vous prie, que je di A comparaison : comme voulant de deux maux déclarer le moindre. Toutesfois, à-fin qu'on ne die que je parle des neges d'antan , parlons de ce que voyent encores aujourd'huy tous ceux qui ont des yeux. O les grans fols qu'estoyent ces Égyptiens d'Hérodote (dira quel- cun) en ce qu'ils adoroyent les bestes! Grans fols estoyent-ils, cela je confesse : mais c'est à la charge qu'on me confessera que ceux qui adorent une chose morte, sont plus fols que ceux qui adorent une chose vivante. Ce que m'ayant esté confessé, le procès des philomesses est tout faict. Car ils adorent et ce où il y a eu vie, mais n'y en a plus, et ce où il n'y en eut ja- mais. Et entre les choses qui n'ont eu jamais vie ni aucun sentiment, ils n'adorent pas seulement celles qui sont le plus en estime, mais aussi les choses viles et abjectes : c'est à-sçavoir, non seulement l'or et l'argent, mais aussi la pierre et le bois. Car encore s'ils ne se prosternoyent que devant l'or et l'argent, leur adora- tion seroit un peu plus honorable (comme aussi nous sçavons que les payens, quand ils vouloyent avoir un dieu qui eust quelque majesté, ils le faisoyent forger de l'un de ces deux métaux). Et puis ils pourroyent allé- guer que Jupiter s'est bien changé quelques fois en or ; en outre, que de tout temps, es pays mesmement où les images n'estoyent en usage, les avaricieux n'ont laissé d'avoir ces deux métaux pour leurs dieux : lesquelles

(i) Le Duchat traduit ce mot par amateurs de messes; Estienne, en le composant, n'a pas suivi la règle qui veut que le mot déterminant précède le mot déterminé; voy. Ad. Régnier, Traité de la formation des mots grecs, précédant le Jardin des Racines, Pans, 184S, in-12.


AU LECTEUR 1*3

choses on ne peut dire ni du bois ni de la pierre. Et toutesfois nous trouvons en ce mesme auteur un'histoire qui monstre en quel déshonneur peuvent tomber les adorateurs de l'or et de l'argent, aussi bien que les adorateurs du bois et de la pierre. Car nous lisons qu'Amasis, d'un bassin d'or qui avoit tousjours servi à laver les pieds, fit faire l'image d'un dieu. Et qui em- peschoit Amasis de faire un bassin ou un pot de cham- bre de ce dieu, aussi bien que de bassin il avoit esté fait dieu? Or je vous laisse penser quel crèvecœur doit estre à un homme, et combien il doit estre honteux quand il voit ce devant quoy il s'est prosterné, estre appliqué à des usages si ors et si sales qu'on a honte de les nommer. Sur quoy les Egyptiens ne faudroyent pas d'alléguer, que leur adoration (entant qu'ils ado- royent principalement les choses ayans vie, encore qu'ils eussent aussi des simulacres) n'estoit sujette au danger d'un tel déshonneur et telle infamie. Je laisse les rai- sons que le sens commun nous apprend quant à pré- férer une chose vive, quelle qu'elle soit, à une chose qui n'a plus de vie, ou qui n'en eut jamais, et vien à l'autre point : c'est que, puisque les Egyptiens estoyent moins fols en leur adoration , aussi estoyent-ils moins fols en ce qu'ils la soustenoyent. Et pourtant l'acte que raconte Diodore Sicilien, des Alexandrins qui ne vou- lurent point pardonner au Rommain qui avoit tué un de leurs chats (i), est plus excusable et supportable que les actes des philomesses que nous avons souventesfois


(i) « Le respect et le culte pour ces animaux étaient tellement enra- cinés, qu'à l'époque où le roi Ptolémée (Aulète) n'était pas encore l'allié des Romains et que les habitants recevaient avec le plus grand empressement les voyageurs d'Italie, de crainte de s'attirer la guerre, un Romain qui avait tué un chat fut assailli dans sa maison par la populace bravant la vengeance de Rome et ne put être soustrait à la punition, bien que son action eût été involontaire et que le roi eût en- voyé des magistrats pour le sauver. " 1, 83, tr. Hœter.


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veus de nostre temps : quand ils ont faict cruellement mourir ceux qui avoyent mutile' leurs images. Car la beste vivante mutilée en quelque membre, est empes- che'e de l'action naturelle dont ce membre luy estoit instrument : mais celuyqui coupe les jambes à un'image, la prive-il de l'action de cheminer? celui qui luy crève les yeux (s'il faut ainsi parler d'un'image), la prive-il de l'action de la veue ? Et toutesfois jamais les Égyp- tiens n'ont fait si cruelle vengeance du meurdre commis en leurs chats qu'on a veu faire de nostre temps de ceux qui avoyent ainsi mutilé quelque marmouset ou quel- que marionnette.

Mais, puisqu'il faut faire comparaison de la folie des uns avec la folie des autres, et que tous les philomesses n'adorent pas les images, parlons de ce qu'adorent tous universellement qui font profession de ceste religion, et qui est le principal point, et comme le fondement d'icelle, et lequel se maintient par tant de glaives et de feux. Considérons donc sans passion que nous dirions, si Hérodote ou quelque autre historien ancien nous racontoit qu'en quelque pays les hommes seroyent théo- phages (c'est à dire mangedieux), aussi bien qu'ils racon- tent de quelques anthropophages, éléphantophages, acridophages, phthirophages, et autres (i) : dirions-nous pas ceste théophagie estre incroyable, et que ces histo- riens auroyent controuvé cela de ces hommes, encore qu'au demeurant ils fussent barbarissimes? Et toutes- fois nous avons tous les jours certaines nouvelles des théophages, et (qui pis est) des théochèzes. Que di-je

(i) Acridophages— mangeurs de sauterelles; phthirophages — man- geurs de poux; de ceux-ci parle Strabon, éd. Didot, livre XI, ch. If, § 14 : Phthirophagos et Soanes aliasque exiguas gentes circa Cau- casum, puis § 19 : ic gentibiis quce Dioscuriadem conveniunt Phlhi- rophagi a sordibuset squalore nomen habentes. Au liv. XVI, ch. IV, § 12, il est question d'un peuple qui vit de sauterelles, mais le nom propre est à suppléer.


AU LECTEUR l5

certaines nouvelles? nous demeurons en mesmes pays, en mesmes villes, en mesmes maisons avec eux. Quant aux autres mystères morologiques et hyperbadinomo- rologiques, qui accompagnent ceste théophagie, je les laisse au jugement du lecteur auquel Dieu aura faict la grâce de luy oster le bandeau de devant les yeux : me tenant pour asseuré que, quand il les aura bien consi- dérez, il m'accordera ce que j'ay tantost dict : qu'à com- paraison d'iceux il n'y a qu'honneur en la religion des Égyptiens, c'est à dire es cérimonies ausquelles les Égyptiens donnoyent le nom de religion.

Je vien à la seconde raison pour laquelle on n'ajouste foy à Hérodote : c'est pource qu'une grand' part de ce que nous y lisons, ne s'accorde point avec les façons de faire qui sont aujourd'huy en usage. Car (comme j'ay dict ci-dessus) aucuns, sans avoir esgard au grand changement qui est presque en toutes choses entre ce temps-là et le nostre, veulent que le naturel et la ma- nière de vivre des hommes d'alors se rapporte tellement aux nostres , qu'ils n'ayent pris plaisir qu'à ce qui nous plaist. Et ne se contentans de ceci, veulent trouver convenance entre l'estat des républiques et des royau- mes d'alors, et autres gouvernemens de peuples, avec ceux que nous voyons aujourd'huy. Voire passent au- cuns encore bien plus avant en lisant les anciennes histoires, jusques à vouloir mesurer le climat des pays lointains par le nostre : tant ils y vont à la bonne foy. Et pour conclusion, plusieurs allèguent plusieurs rai- sons pour lesquelles ils ne trouvent point vraysembla- bles maintes choses racontées par Hérodote. Mais po- sons le cas qu'elles ne soyent point vraysemblables : quelle dialectique nous apprend un tel ergo? Ceci n'est point vraysemblable : il n'est donc point vray[\). Si cest

(i) t En histoire, » a dit Daunou commentant Boileau, « ce qui est


t


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argument avoit lieu, jamais nous ne verrions ni n'or- rions rien qui deust estre appelé merveilleux. Car de quoy avons-nous accoustumé de nous esmerveiller? De ce qui advient contre ce que nous eussions pensé. C'est à dire, de ce que nous trouvons estre vray, et toutesfois ne nous eust semblé vraysemblable, pour estre hors de coustume ou usage, ou pour estre contraire à nostre ratiocination, c'est à dire, à nostre discours fondé sur telles ou telles raisons. Or cependant considérons si ce n'est pas vouloir exercer une tyrannie sur les historiens, que de les vouloir assujettir à ne nous raconter que ce que nous pourrions trouver vraysemblable, sur pêne d'estre estimez et déclarez .mensongers, fabuleux, et resveurs.

Toutefois le plus expédient sera (ce me semble) de venir aux exemples. Hérodote donc raconte des choses fort merveilleuses et fort estranges. Cela je confesse, et di qu'il y en a de deux sortes : car en quelques hi- stoires nous nous esmerveillons des faicts de nature, en quelques autres des faicts des hommes. Et ne nous en esmerveillons pas simplement, mais jusques à les juger incroyables. Premièrement donc, quant aux faicts de nature, nous ne devrions trouver rien incroyable d'elle, si nous considérions que celuy qui la gouverne est tout-puissant. Ce seroit bien aujourd'huy pour nous rendre estonnez si 'le soleil s'arrestoit tout court, et n'y auroit celuy qui ne dist cela estre totalement contre nature : et toutesfois nous avons tesmoignage si authen- tique d'un tel cas, que nous n'en pouvons douter. Je di semblablement qu'il est vray que nature ne produit point aujourd'huy des géans ni des pigmées : mais s'en- suit-il qu'elle n'en ait point produit? Quant aux géans,

invraisemblable peut se prouver, s'établir, devenir croyable et même certain ; au théâtre, les faits sont jugés immédiatement et par leurs caractères intrinsèques. »


AU LECTEUR I7

cela aussi nous est authentiquement tesmoigné par le mesme livre, à-sçavoir par la bible : joint que les osse- mens qui se voyent encore tous les jours nous contrai- gnent de le croire. Quant aux pigmées, ainsi qu'ils sont descrits, ils n'estoyent pas fort diffe'rens des nains que nous voyons journellement. Nature n'entretient point aujourd'huy les hommes en vie plus de quatre-vints (quant à l'ordinaire) ou quatre-vints et dix ans : et toutesfois nous n'oserions nier que la vie de quelques anciens (sans comter Mathusalé) n'ait esté six, voire sept fois plus longue. Et outre ceux dont la bible fait men- tion, nous trouvons un grand nombre de ceux qui ont esté long temps depuis, avoir vescu si longuement (et toutesfois moins longuement que ceux dont il est parlé en la bible), qu'il n'y a aucune comparaison entre leur aage et l'aage des hommes de nostre siècle. Nature ne laisse aujourd'huy le fruict au ventre de la femme plus de neuf mois : et pourtant Hérodote doit estre renvoyé bien loin avec ses dix mois (i). Voilà qui necouste guères à dire à ceux qui tiennent cest auteur pour mensonger, adjoustans foy au bruit commun : mais voyons à com- bien d'autres auteurs ils s'attachent quant à ce mesme point. Si Hérodote ne doit point estre ouy quant à ce terme de dix mois, aussi ne le doivent estre ni Hippo- crat, ni Galien, ni Plutarque, ni Pline, ni plusieurs jurisconsultes : ni une grand'part des poètes, et entr'- autres, Théocrite, Plante, Cécile, Virgile, Properce.


(i) Il s'agit de l'histoire d'Ariston, VI, 61 ; elle est longuement com- mentée par Estienne dans YApologie latine : outre les auteurs qui sont rappelés ici, on y voit allégués Ménandre in Plocio, Fomponius in Hirnea, Aristote, Ulpien, Justinien ; Estienne fait même usage de souvenirs personnels : « Ad me quod attinet, honestissimam matro- nam Parisiis audivi, in frequenti cœtu, puerum quem ostendebat, undecitn menses a se in utero gestatiim affirmantem, ex certissimis enim signis fquce mulieribus scepius enixis cognita sunt) conceptus tempus compertum se habuisse ».


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Mais ceux qui condamnent Hérodote en cela, il est certain qu'ils ne l'ont leu ou n'ont mémoire de l'avoir leu en ces autres auteurs : et estans préoccupez de ceste opinion, que luy ne fait pas grande conscience de men- tir, ne daignent prendre la pêne de s'informer plus avant. Laquelle s'ils vouloyent prendre, ils trouve- royent, sans encores aller si loin, exemples de telle chose, voire de beaucoup plus grandes et plus esmer- veillables que toutes celles qui sont racontées par Hé- rodote, quant aux faicts extraordinaires de nature.

J'ajousteray un'autre sorte d'objection qui appar- tient à ce point. Ce que raconte Hérodote du territoire Babylonien (i) (qu'il estoit si fertile en blé, que coustu- mièrement un grain en rapportoit deux cents, et par fois trois cents), surpasse sans comparaison la fertilité que nature donne à nos terres : et pourtant cela n'est pas vra y-semblable, et ne faut douter qu'Hérodote en ceci n'ait beaucoup passé les limites de vérité. Respon- dez-moy, vous qui faites un argument si cornu : Nature peut-elle produire d'elle-mesme, non plus que le Cou- steau couper de soy-mesme? Vous m'accorderez que non : cela sçay-je bien. Je vous demande donc quelle est ceste main qui conduit. Vous n'oseriez nier qu'elle ne soit tout-puissante : et si vous le confessez, pourquoy estimez-vous luy estre impossible ce qui vous est là ré- cité par Hérodote ? Si vous m'alléguez que luy et autres historiens nous disent merveilles de la fertilité de quel- ques terroirs qui ne sont aujourd'huy fertiles que de disette, de misère et de povreté, et si cela le vous fait


(i) Liv. I, 193. « Placée entre l'Euphrate et le Tigre, la Chaldée offrait une admirable situation. Sans doute il avait fallu d'énergiques efforts pour mettre des bornes aux débordements du premier de ces Heuves : rude et forte école de travail et d'industrie. Les habitants durent d'abord conquérir leur sol, comme les peuples voisins du Nil, Ils le firent à l'aide de digues, de canaux, de lacs.., » Baudrillart, Le luxe des nations antiques.


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accuser de menterie, je vous averti que si vous le prenez là, vous enveloperez les sainctes escritures en ceste ac- cusation , sans y penser. Car elles attribuent fertilité à quelques lieux, de laquelle aujourd'huy il n'y ha nulle apparence. Mais si nous conside'rons ceste main qui s'estend quelquesfois, et quelquesfois se retire, qui en un temps donne sa bénédiction , en un autre sa malé- diction à un mesme pays : bref, si nous réduisons en mémoire ce que dit David en son pseaume 104, si, di-je, nous rapportons là un tel changement, nous trouverons la vraye solution d'une telle objection. Or ceux qui pour la raison susdicte ne veulent croire ce que dit Hérodote de la fertilité du territoire Babylonien, pour semblable raison ne croiront point ceste ville de Babylon avoir esté si grande qu'il raconte (i), à-sçavoir que ceux qui demeuroyent aux bouts de la ville estoyent pris avant que ceux qui demeuroyent au milieu en sceussent les nouvelles. Car si nous mesurons la grandeur de ceste ville par la grandeur des nostres, cela ne pourra estre trouvé vraysemblable.

Je vien à l'autre partie qui consiste es faicts des hommes. Et premièrement à propos de Babylon, comme


(i) Les calculs présentés par Hérodote et Diodore, jadis taxés d'exa- gération romanesque, se sont trouvés justifiés, mais en un sens qui leur ôte une portée trop littérale. Ces calculs s'appliquaient à toute l'enceinte des villes et non à leur portion habitée. « Il est hors de doute qu'une portion considérable de ce territoire fortifié était cultivée et abandonnée aux troupeaux, c'est-à-dire que ces grandes cités étaient des camps retranchés où l'on se ménageait toutes les ressources alimen- taires pour soutenir un long siège... La première enceinte, commencée par Nabopolassar, achevée par Nabuchodonosor, renfermait un espace de 5i3 kilomètres carrés, c'est-à-dire, on l'a remarqué, un territoire à peu près grand comme le département de la Seine, sept fois l'étendue qu'a aujourd'hui Paris; la seconde enceinte, plus restreinte, formait un espace de 290 kilomètres carrés, c'est-à-dire beaucoup plus grand que la ville de Londres. Quinte-Curce parle de 90 stades de pour- tour pour l'étendue couverte de maisons (le stade mesure 184 m. 80). » Baudrillart, op. cit.


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Hérodote est suspect en ce qu'il raconte de Babylon, qu'eir estoit si belle, si grande, si riche, et en un si bon territoire : aussi l'est-il en ce qu'il escrit de la puissance des rois de Perse, qui estoyent seigneurs de cette ville. Car combien y a-il de lecteurs qui se puissent persua- der qu'un roy de Perse ait mené une telle iirmée qu'ell'ait beu toute l'eau de quelques rivières, jusques à les tarir ? Je di rivières médiocres, lesquelles sont par luy nommées. Il est certain que tous ceux qui, en lisant ceci, n'auront esgard qu'à la puissance des rois qui sont maintenant, et voudront calculer selon icelle, tiendront Hérodote pour le plus grand donneur de bourdes qui fut jamais. Mais faire ceste comparaison, c'est demander (comme l'autre) si la mer est plus grande que le lac de Neufchastel ; c'est parler avec aussi bon jugement que celuy qui disoit (ainsi qu'on raconte) : Se le rey de France se fusse bin gouverna, è fusse maistre d'hosîa de nostrou seignou; c'est (di-je) com- passer les puissances au compas de celuy qui disoit : Mo, l'e pur matto'sto rè, à volerse ^uffar con san Marco. L'è perso. Che i signori ha deliberato di mettere in terra cinquecento cava i sottili (i). Car autant que ceux-ci abbaissoyent ce roy par tels propos, procédans d'ignorance, autant abbaissent un roy de Perse ceux qui veulent faire la comparaison que j'ay dicte. Mais comme celuy qui demandoit si la mer estoit plus grande que le lac de Neufchastel, n'eust pas faict ceste ques- tion s'il eust veu un Danube, ou un Nil, mais eust bien pensé (pour le moins eust deu penser) que si ces fleuves mesmement sont sans comparaison plus grans que ce lac, la mer, dedans laquelle entrent tous les fleuves.


(i) « n est fou, ce roi, de vouloir se mesurer avec saint Marc. II est perdu. Lui qui a délibéré de renverser nos seigneurs, il use de finesse. »


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doit estre estrangement grande et spatieuse : pareille- ment celuy qui seulement aura leu quelles forces assembla un certain Tamberlan un peu devant nostre temps, qui de son premier mestier estoit bouvier, il est certain que s'il ha un seul quart d'once de jugement, il congnoistra que les forces des roys de Perse surpas- sent celles des rois de nostre temps sans aucune com- paraison. Car nous lisons que ce Tamberlan avoit six cents mille hommes à pied et quatre cents mille à cheval, quand il combattit Pajazet, empereur des Turcs : et luy ayant desfaict deux cents mille hommes, l'em- mena prisonnier, lié de chaisnes d'or (i). Si Tamberlan avoit tant faict par ses bœufs qu'il estoit monté en une telle grandeur, en quel degré devons-nous penser qu'es- toyent montez les rois de Perse, qui desjà du ventre de leur mère apportoyent une puissance infiniment grande, et toutesfois entrans au tombeau la laissoyent de beaucoup augmentée ? Or comme ainsi soit qu'on puisse donner beaucoup de bonnes enseignes d'icelle, néantmoins je me contenteray de celles-ci, prises des historiens : c'est qu'un d'eux, nommé Xerxès, fit un présent à Themistocles de cinq bonnes villes : la pre- mière pour son pain, la deuxième pour son vin, la troisième pour sa pitance, la quatrième pour son vestir, la cinquième pour son coucher. Et qu'estoit cela à ce roy de Perse ? Non plus que seroit maintenant à un roy de donner un ou deux petis villages.

Ils disent aussi qu'il n'est vray-semblable que quel- ques rois ayent commis tels actes que raconte Hérodote, estans indignes non de leur personne seulement,


(i) L'Apologia ajoute : « Hic ille est Tamberlanes qui quemcunque locum oppugnatum venerat, prima die tentorio candido, secunda rubro, tertia nigro utebatur : candore pacem pollicente, rubore omnium puberum ccedem, nigredine loci illius excidium omniumque incolarum internecionem minitante. »


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mais de quiconque porte le nom d'homme. A quoi Je respon, que si c'estoit une chose nouvelle de voir faire aux rois des actes indignes d'eux, nous aurions quel- que raison de tenir suspect ce qu'en récite Hérodote : mais si c'est chose dont les petis enfants mesmement tiennent leurs propos, pourquoi n'ajoustera-t-on foy à Hérodote ? Et comment donc ? est-il croyable qu'un roy se soit tant oublié que de faire voir sa femme nue à un sien serviteur, comme Hérodote l'escrit du roy Candaules? (i) Si nous trouvions que ce Candaules eust esté le premier et le dernier roy qui auroit faict ce tour, encore nous pourrions-nous aucunement dispen- ser de ne croire ceste histoire (combien que leurs autres tours aussi vilains nous aideroyent bien à la croire) ; mais quand nous lisons en quelques autres historiens qu'on estime véritables, aucuns rois avoir faict le mesme que récite Hérodote, pourquoy son tesmoignage ne doit-il estre receu ? Voire non seulement nous en trouvons qui ont commis le mesme acte, mais qui ont encore bien passé plus outre. Il est vray que pour cest' heure ma mémoire ne me fournit que de deux exemples, l'un de celuy qui a faict le mesme, l'autre de celuy qui a faict pis. Quant au premier donc, voici que raconte Suétone en la vie de Caligula, parlant de ce que fit ce roy (dict empereur selon la façon de par- ler des Romains) à sa femme nommée Cesonia : Ut sœpe chlamyde peltaque et galea armatam, et juxta adequitantem, militibus ostenderit, amicis vero etiatn nudam. Si vous me répliquez que Caligula estoit un homme desbordé à toute vilanie, et dea pourquoy ne voulez-vous-pas que Candaules pareillement ait esté un vilain ? Toutesfois escoutez (qui sera le second exemple) comment un roy qu'on n'enregistre point

(i) Liv. I, 7-12.


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entre ceux qui ont commis des infametez, a faict encore bien pis que monstrer sa femme nue. Voici qu'escrit Baptiste Fulgose (i) : « Henri, roy de Castille, fils de Jan, ne pouvant faire d'enfans à sa femme, luy en fit faire un par un beau jeune homme du pays, nommé Beltramus Cueva. » Et qui ne me voudra croire, lise ledict Fulgose au chapitre m du livre ix. Il y a bien un autre point à noter, c'est que ce roy ne fit point ceci à la chaude, mais avec longue et meure délibéra- tion, ayant eslevé premièrement ce jeune homme de bas lieu en grans honneurs, jusques à luy donner une duché, pour en fin tirer de luy un tel service, en récompense de tant de bienfaicts. Que s'il estoit ques- tion de parler de personnes privées, je pourrois allé- guer des exemples de plusieurs autres qui ont eu la mesme humeur de ce roy, et ont esté cousins germains de celuy qui est rendu fameux par ce passage de Juvénal :

... Doctus spectare lacunar, Dodus et ad calicem vi^ilanti stertere naso (2).

Entre les histoires d'Hérodote ausquelles plusieurs s'attachent, les mettans au nombre des mensonges ridi- cules, est aussi celle qu'il escrit au premier livre, de ceux qui vindrent demander au roi Crœsus son fils, pour leur aider à prendre un sanglier desmesureement grand, qui gastoit le pays. Voilà quelque chose de beau et qui est bien de croire (disent-ils), que le fils d'un roy soit requis de faire tel office! Quant à moy, s'il faut que cest' histoire se rapporte à la façon de faire qui est


(i) Fulgose ou Frégose, né à Gênes vers 1440, auteur de : De dictis factisque tnemorabilibus, illis exceptis quœ V. Maximus edidit, Mediol. i3o9, in-fol.

(2) Sat. I, V. 56.


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aujourd'huy, je di qu'ils ont raison; car pour exemple, l'an 1 548 qu'un loup cervier, sorti de la forest d'Orléans, faisoit du mal infini au pays de Berri (comme aussi avoit faict ailleurs un' autre beste l'an 1 546), on n'avoit garde de venir demander au roy de France son fils (quand bien il eust esté en aage), pour aider à prendre cette beste. Mais si nous considérons ce qu'il faut considérer, à-sçavoir que les rois d'alors estoyent totale- ment jaloux de cest honneur, de faire de plus beaux coups en la chasse (et mesmement des plus furieuses bestes), qu'aucuns de leurs sujets, nous n'aurons occa- sion de trouver cest' histoire estrange. Et comment sça- vons-nous de ceste jalousie? En Ctésias (i), et en Xé- nophon (et en Hérodote aussi, si j'ay bonne mémoire) il nous est parlé des rois qui ont faict mourir quelques- uns de ceux qui leur faisoyent compagnie à la chasse, pource qu'ils avoyent donné le coup à la beste à laquelle on chassoit, et par ce moyen les avoyent frustrez de l'honneur qui leur appartenoit, selon leur jugement. Mais sans aller plus loin, nous congnoissons par cette mesme histoire comment ils désiroyent d'acquérir le renom de cest' habileté.

Il me souvient aussi d'avoir ouy mettre au nombre des fabuleuses histoires celle du mage, qui feignit estre roy et fut tenu pour tel l'espace de sept mois. Car comment est-il vraysemblable (disoyent-ils) que ceste


(i) « Quum egresso ad venationem rege (Artaxerxe) et eum adorto leone, Megaby\us beluam hanc in pedes se erigentem jaculo perçu- tiens interfecisset, succensens ei rex quod eam percussisset ante- quam ipse eam ullo ictu attigisset, caput abscindi imperavit. Sed Amystris et Amytis aliorumque precibus remissa ei tnortis pœna, ad urbem quondam nomine Cyrtce circa mare rubrum relegatur. » Ex Ctesiœ Persicis, à la suite de r//eroioie d'Estienne, ;i566. Pour Xénophon, voy. dans la Cyropédie, IV, 6, l'entrevue de Gobryas et de Cyrus ; enfin, dans Hérodote, il y a l'histoire de Cambyse et de Smerdis, III, 3o : mais ici le rapport est plus éloigné.


AU LECTEUR 7,5

fausseté ne fut descouverte en si long temps ? Et tou- tesfois on trouve plusieurs exemples de mesme sorte d'imposture, lesquels j'ay alléguez en ma préface La- tine qui est devant l'Hérodote (i), ajoustant aussi deux notables exemples d'imposture semblable (à- sçavoir de personnes qui ont semblablement joui du nom et de la place d'autres, comme estans celles-là mesmes), mais laquelle par raison devroit estre plus malaisée à croire ; et toutesfois est si authentiquement vérifiée qu'on n'en peut douter. L'un est de la papesse Janne (2), qui fut tenue pour pape Jan, jusques à ce que de son ventre sortit un papillon : l'autre est d'un Arnauld du Tilh, qui trouva les moyens de se faire recevoir pour mari par une qui estoit femme d'un nommé Martin Guerre, pour lors absent : je di de tenir la place de vray mari, par l'espace de trois ans, et plus, pendant lesquels il luy fit deux enfans, sans qu'elle pensast aucunement avoir la compagnie d'autre que de son vray mari, ni aussi que les parens et amis d'elle eussent autre opinion. En fin estant retourné le vray mari, mais n'estant point recongnu, intenta un grand procès pardevant la cour de parlement de Tholouse contre cest Arnaud, qui le troubloit si lourdement en sa possession, l'an iSSg, comme on peut voir parla procédure, qui a esté imprimée. Quant aux mœurs et diverses complexions et façons


(i) Ces exemples sont ceux du faux Mustapha, du faux Ariarathe, du faux Antiochus, du faux Néron, du faux Alexandre et du faux Baudouin.

(2) «Aujourd'hui encore il est des protestants qui tournent et retour- nent en tous sens les vieux textes d'Anastase, de Platine, des chroni- queurs, afin d'en faire sortir l'exactitude d'une antique tradition que la plupart des Réformés eux-mêmes et tous les écrivains attachés à Rome placent au rang des fables. » G. Brunet, La papesse Jeanne, Paris, Gay, 1862. — Sur Arnaud du Tilh, voy. de Rocoles, Les Impos- teurs insignes, Bruxelles, 1728, t. I, p. 3 18.


26 HENRI ESTIENE

de faire de diver pays descrites par Hérodote, je trouve estrange qu'elles soyent trouvées si estranges qu'on ne les puisse croire : veu que si nous regardons quelle différence il y a entre les nostres et celles des peuples voisins, nous ne la trouverons guère moindre en son endroit : veu aussi qu'on voit le changement estre si grand es coustumes et manières de faire d'un mesme pays de siècle en siècle. Et s'il faut parler de la diffé- rence qui est entre nous et les peuples voisins, ne voyons-nous pas qu'en leur vivre, en leurs habits, en leurs actions ordinaires ils ne s'accordent point avec nous ? Si on voyoit en France un homme de qualité habillé de verd (i), on penseroit qu'il eust le cerveau un peu gaillard : au lieu qu'en plusieurs lieux d'Allemagne cest habit semble sentir son bien. Pareillement, si on voyoit une Françoise portant une robbe bigarrée de bandes larges, on penseroit qu'elle vousist jouer une farce, ou que ce fust par gageure : au lieu qu'en ce mesme pays-là on trouve cest habit fort honneste. Nous sçavons aussi qu'en France et en plusieurs autres pays on auroit très-mauvaise opinion d'une femme qui iroit par la ville ayant le sein descouvert jusques à la moitié des mammelles : au contraire qu'en quelques lieux d'Italie, et principalement à Venise, il n'est pas jusques aux vieilles tettasses qu'on ne mette en parade. Et à ce mesme propos des femmes, nous sçavons qu'en France et ailleurs elles vont au marché acheter leurs provisions : en Italie les maris font cela, tenans leurs femmes comme en pension. Outre plus, en France le


(i) t Eisdem vero (Gallo dico et Italo, ac Us guident potissimum qui in aliquo sunt dignitatis gradu locati) nihilo magis ut in patria sua cum viridi pallio quam ut nudi in publicum prodeant, persua- seris, non enim satis sanœ mentis haberentur. At Germants nulla hujusmodi de co quem ita vident amictum, oboritur suspicio... < Apologta.


AU LECTEUR 27

baiser entre gentils-hommes et genti-femmes, et ceux et celles qui en portent le nom, est permis et est trouvé honneste, soit qu'il y ait parenté, soit qu'il n'y en ait point : au-contraire tel baiser seroit scandaleux et dangereux en Italie. Et pour récompense, les Italiennes ne font point conscience de se farder : si font bien les Françoises, au moins celles qui ne sont Italianizées. Je me contenteray de ce peu d'exemples pour mainte- nant (qui peuvent estre comme un eschantillon de la matière qui sera quelque jour traitée plus amplement, au plaisir de Dieu), concluant que si entre peuples voisins et qui sont du mesme temps, les façons de faire sont si discordantes, nous ne devons trouver incroyable la différence entre nous et ceux dont parle Hérodote, estans si eslonguez de nous non seulement de distance de lieu, mais aussi de temps. Au demeurant, je ne donne point d'exemples de la diversité entre nos façons défaire et celles de nos prédécesseurs, pource qu'on s'en peut facilement aviser.

Mais voici qui est encores à noter quant aux façons de faire racontées par Hérodote, qu'aucunes qui d'en- trée semblent sottes et ridicules, et que pourtant on pense estre controuvées, si on les considère de près, se trouvent fondées sur quelque bonne raison. Entre les- quelles façons de faire peut estre mise ceste-ci des Ba- byloniens, récitée au premier livre (i). En chacune bourgade (dit-il) , une fois l'an ils assembloyent toutes les filles à marier, et les amenoyent en une place, où aussi s'amassoit grand nombre d'hommes alentour d'elles. Là estoyent ces filles vendues au plus offrant par un offi- cier; mais la plus belle de toutes estoit criée la pre- mière; et elle ayant esté achetée à bien haut pris, on crioit celle qui la secondoit en beauté : et puis ainsi les

(i) Liv. I, 196.


28 HENRr ESTIENE

autres consécutivement; et les vendoit-on à la charge qu'on les espouseroit et auroit pour femmes. Donc les plus riches de Babylone qui estoyent à marier, ache- toyent les plus belles, mettans l'enchère l'un sur l'autre : mais ceux du commun peuple qui aussi cerchoyent femmes, mais se pouvoyent bien passer d'avoir des belles, prenoyent des laides avec une pièce d'argent. Car quand l'officier avoit vendu toutes les belles, il venoit à la plus laide de toutes les autres , et mesme- ment à celle qui estoit borgne ou boiteuse, ou avoit quelqu'autre telle imperfection, et crioit : Qui la veut espouser pour une telle somme d'argent? Et en la fin eir estoit délivrée à celuy qui se vouloit contenter de moindre somme que les autres, pour l'espouser. Et cest argent qu'on donnoit pour le mariage des laides, estoit celuy qui estoit provenu de la vente des belles : et voilà comment les belles marioyent les laides, et mesmement celles qui avoyent quelque imperfection en leur corps. Et n'estoit permis à aucun de bailler sa fille à qui bon luy sembloit; ni aussi à celuy qui l'a voit achetée, de l'emmener devant que bailler respondant qu'il l'espouseroit. Cest'histoire, de prime face, semble fort estrange, voire fort ridicule : mais si nous mettons en considération ce qui mouvoit les Babyloniens à ce faire, nous trouverons qu'il y avoit plus de raison en ceste loy, et moins de péché, qu'en plusieurs qui ont esté forgées es cerveaux de ces grans philosophes Pla- ton et Aristote.

Or comme Hérodote récite des actes et façons de faire, partie où on voit une meschanceté, partie où on voit une sottise qui est trouvée incroyable, aussi récite-il des actes fort vertueux, et aucuns de si grande magna- nimité et prouesse qu'on ha bien raison de s'en esbahir. Mais toutesfois il n'y a rien qui en cest endroit aussi ne soit de croire, si nous lisons les autres historiens es-


AU LECTEUR 29

crivans de telles choses, et leur ajoustons foy. Car en iceux nous trouvons des actes de prouesse plus esmer- veillables sans comparaison. Et mesmement depuis que l'invention des bastons à feu (i) est venue, il a bien esté besoin que les hommes ayent comme redoublé leur hardiesse pour s'exposer à la furie d'iceux, comme nous voyons ordinairement. Et mesmes se font de jour en jour des actes qui nous contraignent de penser estre vray, ce qu'auparavant nous eussions estimé avoir esté controuvé. Comme (pour exemple) l'acte de Coclès qui, de tout temps, a esté trouvé si estrange, qu'on a eu grand' pêne à le croire, fut confermé dernièrement, a sçavoir l'an i562, par un Escoçois (2), qui estant poursuivi par des reystres dont il ne se pouvoit desve- loper, du Chef de Caux (qui est joignant le Havre de Grâce, dict Hable) se jetta en la mer, estant sur son cheval , et en revint avec iceluy. Qui est un' histoire confermée par un' infinité de tesmoignages. Je vous veux bien avertir aussi, lecteur, qu'aucunes


(i) Bâton, arme de fust et arme à feu, arme qffaiisive. Dict. de Monet. — Les arquebuses, les mousquets, les espingoles ont été dits de la sorte bâtons à feu. En 1499, les seigneurs d'Alègre et de Precy se plaignent que des écoliers sont venus assaillir leur hôtel avec piques et autres bâtons de guerre. Reg. du Parlement.

(2) Déjà, vers i55i, il n'était bruit en France que de la valeur de deux Écossais qui combattaient dans les rangs de l'armée française. L'un, frère du Laird de Barnbougall, appelé Arche Moubrey, s'était élancé, l'épée à la main, pendant le siège du château de Dinan, sur le couronnement du rempart et avait opéré sa retraite sans recevoir de blessure. L'autre, Normond Lesly, maître de Rothes et sûrement d'origine normande, avait mieux fait : il avait, au siège de Renty, chargé à la tête de trente de ses compatriotes soixante cavaliers armés d'arquebuses et en avait, avec sa lance, désarçonné cinq, jusqu'à ce qu'elle fût brisée ; ayant ensuite mis l'épée à la main, il s'était élancé au milieu d'eux sans faire la moindre attention aux coups de feu dirigés contre lui et avait encore mis quelques-uns de ses adversaires hors de combat. Ayant mis pied à terre, il fut criblé de blessures et succomba quinze jours après. Voy. Fr. Michel, Les Ecossais en France, Londres, 1863, I, 484.


3o HENRI ESTIENE

siennes histoires qui semblent fort estranges, et qu'on pourroit penser estre du tout incroyables, se trouvent confermées par le tesmoignage d'auteurs non suspects^ qui ont escrit ou long temps depuis, ou mesmes de nostre temps, ainsi que j'ay monstre en mon Apologie Latine. Et de ce nombre est celle des femmes de Thrace, qui s'entrebatoyent, quand leur mari estoit mort (car un homme avoit plusieurs femmes), à qui mourroit avec luy par compagnie : pource que le mari estant mort, chacune disoit qu'ell' avoit esté la mieux aimée ; et mesmes il y avoit grand' brigue des parens et amis, à-fin qu'eir eust cest honneur de l'accompagner; car celle qui l'emportoit, estoit estimée bien-heureuse : les autres en recevoyent grande infamie tout le reste de leur vie. Voici un' histoire qui (à dire la vérité) ne peut estre confermée par aucun exemple des femmes de ces pays : dont celles qui plus aiment leurs maris, se trou- veroyent fort estonnées quand on leur demanderoit si elles voudroyent faire le tour que fit Alcestis, de mou- rir en la place de son mari (qui estoit un acte fondé sur meilleure raison que celuy des Thraciennes) ; et croy qu'elles voudroyent avoir tant de trois jours d'avis et tant de termes à respondre, les uns après les autres, que jamais on n'en verroit la fin. Mais est-ce à dire pourtant que cela ait esté controuvé de ces femmes de Thrace? De ma part, quand bien il n'y auroit autre qui racontast cela qu'Hérodote, je ne la trouverois point incroyable, veu ce qui est raconté par Jule César ( i ) (dequoy font aussi mention aucuns autres historiens


(i) De Bell. galL, III, 22 : « Adiatunnus qui summam imperii tenebat cum DC devotis, quos illi Soldurios appellant (quorum hœc est conditio, uti omnibus in vita commodis una cum his friiantur, quorum se amicitice dederint ; si quid iis per vim accidat aut eumdem casum una ferant aut sibi mortem consciscant : neque adfiuc hominum memoria repertus est quisquam qui eo inter/ecto, cujus se amicitice devovisset, mortem recusaretj... »


AU LECTEUR 3l

plus anciens), de ceux qui mouroyent volontairement avec les rois d'Aquitaine ; car il dit que celuy qui estoit roy de ce pays-là avoit six cens hommes avec soy, qui estoyent tellement entretenus de lui qu'ils participoyent à la jouissance du royaume : mais c'esfoit à la charge que quand le roy mourroit, ils mourroyent avec luy. Ce qu'aussi ils mettoyent en exécution sans s'en faire aucunement prier. Cest' histoire (di-je) me garderoit de juger l'autre incroyable; mais, sans en venir là, nous trouvons cela mesme qu'escrit Hérodote des femmes de Thrace, récité par autres (que nous sçavons ne l'avoir pris de luy), et mesmes estre tesmoigné par aucuns qui disent l'avoir veu. II est vray qu'ils l'attri- buent aux Indiennes, et non aux Thraciennes.

Je passe encore plus outre : car je di que les autres historiographes , et ceux mesmement qui ont escrit les histoires modernes , racontent quelques choses plus estranges que tout ce qui a donné mauvais bruit aux escrits d'Hérodote : qui toutesfois ne sont point tenues suspectes, pource que les auteurs ne sont point su- spects. Mais ceux spécialement qui escrivent pour le jourd'huy les histoires des pays barbares, nous récitent aucunes merveilles desquelles n'approchent point celles d'Hérodote : j'enten merveilles tant es faicts de nature qu'es faicts des hommes, et en leurs mœurs et com- plexions. Dequoy nous voyons des exemples en ceux qui ont escrit de la Moschovie, qu'on appeloit ancien- nement Scythie : et entr'autres en Sigismundus Liber(i ). Cestuy-ci (à propos des complexions estranges) escrit


(i) Liber est une partie de la qualité de baron, rendue en latin, sur l'allemand Freiherr, par Liber Baro ; il s'agit de Sigismond, baron d'Herberstein, né en i486 à Vippach en Styrie, mort en i566, auteur de Rerum Moscovitarum commentarii. Vienne, 1549, in-fol. Voy. Fréd. d'Adelung, S. Freiherr von Herberstein, Saint-Pétersbourg, 18 18, in-8.


32 HENRI ESTIENE

une chose entr'autres laquelle semble plus qu'incroya- ble ; et quand bien tous les hommes du monde la croi- royent, je ne scay si une seule femme la pourroit croire : et toutesfois il n'en parle qu'à bonnes ensei- gnes. C'est d'une femme native d'un pays voisin à la Moschovie, qui recevant de son mari tout le bon trai- tement qu'il estoit possible de souhaiter, se persuada toutesfois qu'il ne l'aimoit point. Et le mari luy ayant demandé pourquoy elle se mettoit cela en la phantasie, elle respondit que c'estoit pource qu'il ne luy mon- stroit point le vray signe d'amour. Quand il falut venir à l'interprétation de ces mots : « Comment » (dict-elle) « voulez-vous dire que vous m'aimez, veu que depuis » le temps que nous sommes ensemble, vous ne m'avez » point batue ? » Le mari, estonné d'un si extraordinaire appétit qui prenoit à sa femme, luy promit de la rassa- sier de telle viande. Et l'essay estant faict, les deux parties commancèrent à avoir plus grand contentement que paravant; car elle se trouvoit bien d'estre batue, luy se trouvoit bien de la battre, pource qu'au lieu qu'on dit qu'au batre faut l'amour (i), au contraire au batre croissoit l'amour. Ainsi dura ce caressement assez long temps : mais en la fin un jour vint qu'il la


I. Ce proverbe fait l'objet d'un joli article des Matinées sénonoises : « Battues par leurs maris, les femmes russes les en aiment bien da- vantage (Experientia testatur fœminas Moscoviticas verberibus placari. Drex. de Jejunio, 1. I, c. 2). Malheur à un M. Robert qui s'aviseroit de mettre les holà ! La femme, mécontente de sa charité indiscrette, lui diroit, comme Martine battue par Sganarelle : « Voyez » un peu cet impertinent qui veut empêcher les maris de battre leurs » femmes ! » Chez nous, une chanson provençale et languedocienne attribue le même goût aux filles de Montpellier :

Lei castagniou don bra^ié Petoun kan soun pas mordudes : Leifiliou de Mounpelié Plouroun kan soun pas battudes

C'est-à-dire : les châtaignes qu'on met dans le feu pètent et crèvent


AU LECTEUR 33

caressa de coups si extraordinairement, qu'au batre il luy fit faillir l'amour avec la vie.

Encore me restent quelques autres points touchant Hérodote, lesquels je me contenteray d'avoir déclarez en mon Apologie Latine : et ici prendray congé de vous, non toutesfois sans vous avoir prié de m'excuser en ce que vous appercevrez sentir sa besogne faicte à la haste. Pour le moins, quant à mon stile, s'il n'est point limé, et mesmes si j'ay abusé de quelques termes, outre ce que la grand' variété des propos m'en doit excuser (des- quels la seule liaison eust bien requis plus grand loisir), ma profession aussi me servira d'excuse, comme j'e- spère : laquelle me contraignoit de distraire mon esprit, voire jusques à faire part bien souvent d'une mesme demie heure au language Grec, au Latin, et au Fran- çois. Toutesfois je ne veux pas nier d'autre part, que je ne sçay où désormais on se pourra fournir de language François qui soit mettable par tout, veu que de jour en jour les bons mots sont descriez entre ceux qui, s'es- coutans pindarizer (i) à la nouvelle mode, barbarizent aux oreilles de ceux qui suivent l'ancienne. Il est bien


quand elles ne sont pas fendues ; les filles de Montpellier pleurent

lorsqu'elles ne sont pas battues. G. Cousin cite un distique latin qu'il dit être connu de toute la terre

et qui revient à notre sujet :

Nux, asinus, mulier, simili sunt lege legati : Hcec tria nil rectifaciunt, si verbera cessent... »

Cf. Debay, Hygiène et physiologie du mariage, p. 267.

(i) « Pindarizer, formé de ntvSap^^civ , venant de IL'voapoç, comme ô[jnr)pt^£[v de "O[i.rjpoç. » Vocab. de la Conformité. Le mot a été créé par Ronsard :

Si dès mon enfance Le premier en France J'ay pindarisé. De telle entreprise Heureusement prise Je m'en voy prisé.

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HENRI ESTIENE AU LECTEUR


vray que j'ay moy-mesme usé d'aucuns mots nouveaux en ce livre, mais c'a esté où les vieils défailloyent : et puis ils sont tels qu'on voit bien que je les ay forgez à plaisir, pour parler ridiculement des choses ridicules, qui néanmoins par les povres abusez sont estimées fort sérieuses. Je sçay, lecteur, que j'oublie à faire quelques autres excuses touchant cest' édition ; desquelles je n'au- ray besoin si Dieu me fait la grâce d'y remettre la main : auquel je vous recommande.



HENRI ESTIENE

A UN SIEN AMI


    • ^-3ï^*



ONNANT le premier trait de plume à ce livre, auquel je descri plusieurs actes merveilleux, j'ay bien pensé que ceste mienne entreprise serait mise la pre- mière du comte des merveilles, par ceux qui sçavent en quelles occupations je suis ordinaire- ment emprisonné, dont le public (j'enten la commu- nauté des amateurs des lettres) peut recevoir moins de plaisir, mais plus de proujit que de cest œuvre. Et me tenant asseuré que vous serie^ du nombre d'iceux, je vous ay bien voulu oster hors de pêne (je di pêne, en- tant que l'admiration selon les philosophes est une passion), et vous rendre satisfaict quant au motif de ceste entreprise. Voici donc comme il en va. Ayant mis en lumière Hérodote de la traduction de Laurent Valle corrigée par moy, et ayant mis au devant une apologie pour Hérodote, je fu bientost après averti qu'on la vouloit traduire en François. Et ce qui mejît aiseement ajouster foy à tel avertissement, et crain- dre que telle chose n'avinst, fut la souvenance d'un


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36 HENRI ESTIENE

semblable tour qui me fut joué d'un mien petit livret il y a environ huict ans. Car il ne fut plustost publié qu'il rencontra un traducteur, lequel (comme je pense) besongna très-bien à son gré et à son contentement, mais bien loin du mien, et vrayement aussi loin qu'il s'estoit eslongné de mes conceptions, lesquelles je ne pouvois recongnoistre en icelle ; de sorte qu'il me sem- bloit que j'avois bien occasion de dire comme F Italien, à-sçavoir qu'il n'avoit pas faict office de traduttore, mais de traditore. Ce que toutesfois je luy ay par- donné, qui que ce soit (car il n'y a pas mis son nom), pource que je ne doute point qu'en faisant mal il n'ait faict du mieux qu'il a pu. Mais cependant craignant une telle venue en cest autre livre, je pensay qu'il se- roit bon de me tenir sur mes gardes ; et en fin ne me pu aviser de meilleur expédient, que de prévenir, et estre moy-mesme mon trucheman : sçachant que non seulement je pourrois mieux entendre mes conceptions quun autre, mais aussi je pourrois en mon interpré- tation user de liberté qui ne luy seroit ni séante ni permise.

Toutesfois l'issue fut autre que je ne pensois : car la traduction de mon livre que j'avois commencée, me despleut tellement que je la quittay ; et au lieu d'icelle, pour rendre mon esprit content, j'entrepri cest œuvre, ou plustost quelque chose ressemblant à cest œuvre. Car, pour dire la vérité, mon dessein n'estoit pas d'aller si avant ; mais en ne voulant que costoyer le rivage, je me trouvay incontinent porté en pleine mer : et alors me souvint du proverbe Grec, qui dit qu'on doit bien penser à soy avant que s'embarquer, mais depuis qu'on a commencé à faire voile, il n'est plus temps de mar- chander le vent. Néantmoins je suis enfin (Dieu merci) venu à port, sinon à celuy que je voulois, au moins à un duquel je me contente. Et pour parler sans allé-


A UN SIEN AMI Sy

gorie, ail lieu que ma délibération n'estoit point de passer outre les poincts traite:^ en la susdite Apologie Latine, peu à peu j'entray en quelques autres propos, la suite desquels a esté plus longue que ie ne pensois, et telle que vous la voye^ ici.

Or ay-je espérance que cest œuvre estant mis à chef apportera aux lecteurs du plaisir conjoint avec proufit. Et non seulement ils tireront proufit de la lecture de chacune histoire en particulier (duquel je parleray tantost), mais aussi apprendront par iceluy à confronter les histoires anciennes avec les modernes, et à consi- dérer la conformité d'icelles, et l'analogie (si les oreilles Françoises peuvent porter ce mot) (j). Et par consé- quent ils apprendront à parler avec plus grand respect des historiographes anciens. Aussi, par mesme moyen, seront enseigne:^ de ne laisser passer rien de notable par devant leurs yeux ou à travers leurs oreilles, sans estre remarqué, pour s'en servir en temps et lieu. J'ay dict : cest œuvre estant mis à chef ; pource que ceci n'est qu'un' introduction, et un traité préparatif comme aussi je l'ay intitulé : mais toutesfois ici mesmes on pourra voir desjà quelque expérience de ce que je vien de dire. Qui a esté cause de le me faire appeler Traité préparatif de l'œuvre, ou le premier livre de l'œuvre.

— Mais qui vous mut premièrement (me dire^ vous) de composer cette Apologie Latine sur laquelle vous fîtes vostre coup d'essay ? — Je le vous diray, sans rien desguiser. Le grand plaisir que m'avoit donné la lecture de cest historien en le lisant en son language

(i) Ce mot ne se trouve pas dans la Conformité, i565, mais dans la Précellence, iSyg : Le langage français i suit mieux une analogie que l'italien quant au changement des mots latins. » Edition Feugère, p. 73. Dans VApologie, Estienne essaie de le prendre dans un sens général que Richelet ne consigne pas même encore dans son Diction- naire : appuyé sur Vaugelas, il applique le mot uniquement au langage.


38 HENRI ESTIENE

Grec, non seulement m'avoit faict oublier la pêne que favois prise à rabiller plusieurs et presque infinis pas- sages de l'interprétation Latine, mais encore me sem- blait qu'il m'avoit tant obligé à soy par le grand con- tentement qu'il avoit donné à mon esprit, que je luy devais servir d'avocat contre ceux qui l'accusent d'avoir espargné la vérité : et que la crainte de mon insuffi- sance devait estre repoussée par le courage que j'avais de monstrer ma bonne affection, en attendant qu'im autre se présentast qui eust le pouvoir de ce dont j'avais eu le vouloir. Et pource que je n'ay délibéré de vous rien celer quant à ce propos, je confesse encore ceci, qu'entre autres choses qui m'ont faict prendre en amour ceste histoire Greque, y en a une pour laquelle cest amour me doit estre commun avec tous autres Fran- çois qui ont congnaissance de la langue Greque. C'est qu'outre ce que nastre language retient plus du Grec généralement qu'aucun autre (ainsi que j'ay monstre en mon livre (i) De la conformité du language Fran- çois avec le Grec), je di et maintien que particulière- ment il n'y a auteur Grec de ceux qui sont jusques à présent venus en lumière, ni de ceux qui se trouvent es meilleures bibliothèques de toute la France et l'Ita- lie, qui s'accorde si bien avec nostre language, voire à l'intelligence duquel la congnaissance de nostre lan- guage sait si proufitable.

Or, comme j'ay voulu estre l'avocat d'Hérodote, je vous prieray vouloir estre le ynien contre ceux qui ne

(i) La première édition, sans date et sans nom d'imprimeur, est sortie des presses de l'auteur lui-même et se rapporte à l'an i565 ; la seconde fut imprimée à Paris chez Robert Itstienne II, et dans l'année iSôg, comme l'indique le frontispice; l'une et l'autre de même format (pet. in-8) portent la marque des Estienne. La seconde présente des caractères un peu plus forts et, par ce motif, contient quelques feuillets de plus : on suppose qu'elle a été publiée en sociétéj avec un autre libraire, J. du Puis, dont le nom se voit sur une partie des


A UN SIEN AMI Sq

se contenteront de reprendre ce qui sera digne de ré- préhension en cest œuvre (car je ne doute point que je n'aye donné prise sur moy en plusieurs endroits), mais encore s'efforceront de calomnier ce qu'ils sçauront ne pouvoir estre justement repris. Je sçay qu'on estimera que j'aye enrichi plusieurs contes, mais vous pourre^ tesmoigner que je suis trop conscientieux pour ce faire. Tant s'en faut que je me sois donné ceste liberté, que mesmes où je trouvois mes auteurs ne s'accorder (qui ont esté pour la plus part gens de qualité), je laissois toutes les circonstances desquelles ils nestoyent d'ac- cord, et me contentois de la sustance du fait, laquelle estort hors de controverse. Aussi pourrez asseurer sur ma parole, que pourtant si je n'ay (que peu souvent) nommé les personnes dont fay récité les actes, ce n'a esté faute de savoir leurs noms, mais pource que je congnoissois cela estre chose odieuse, et sans laquelle la lecture de leurs actes ne laisseroit d'apporter aussi grand proufit. Et quel est-il ? Quant à ceux que je raconte en la première partie, ils tious servent de mi- roirs èsquels nous contemplons nostre naturelle per- versité, et que c'est que de nous quand nous it'avons la crainte de Dieu pour bride (lesquels propos sont plus amplement déduits es pages i56 et i5y); outreplus nous servent d'avertissemens pour nous donner garde de plusieurs sortes de ruses et tromperies. Qiiant aux faicts ou dicts récite^ en la seconde partie, ils nous monstrent de combien les hommes d'im siècle sont plus lourds et grossiers que ceux d'un autre : mais en par- ticulier ils nous sont autant de miroirs de leur Jiaturel aveuglement en ce qui concerne leur salut, et par con-


exemplaires. Ce qui distingue la première, c'est un certain nombre de pages ou de fins de pages laissées en blanc et en tête desquelles on Ht : place pour adjouster ce qui se trouvera omis. Réimprimée par L. Feugère en i853.


40 HENRI ESTIENE A UN SIEN AMI

séquent du besoin qu'ils ont d'estre illumine:^ d'enhaiit. Il est vray que là sont aussi déclarées les meschan- cete^ de ceux qui s'entretiennent gros et gras en en- tretenant le povre monde en cest aveuglement, et pro- phanent en toutes sortes cela mesmes que par abus ils font tenir pour religion : ausquels fay fait le procès avec telle ardeur, que je pourray m'estre oublié en quelque endroit, récitant aucuns de leurs propos indi- gnes d'autres oreilles que les leurs. Ce que je sçay que ni vous ni tous ceux qui me congnoissent n'inter- préteront autrement ; mais je vous prie aussi de faire (entant qu'en vous sera) qu'il soit ainsi interprété par les autres, entre lesquels vous vous trouvère:^. Sui- vant donc ceci (monsieur), je vous recommanderay ma cause, me recommandant aussi cependant à vostre bonne grâce, et priant Dieu vous tenir en la sienne. De nostre Hélicon, ce vj. de Novembre.



L'INTRODUCTION


AU


Traité de la Conformité

DES MERVEILLES ANCIENNES AVEC LES MODERNES

OU

TRAITÉ PRÉPARATIF

A l'Apologie pour Hérodote

Qui peut aussi estre appelé I. livre de l'Apologie pour Hérodote

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE PARTIE



OMME on voit plusieurs avoir l'honneur de l'antiquité en si grande recommendation et admiration, voire (s'il se peut dire) en estre tellement zélateurs, qu'ils semblent luy porter une révérence approchante fort de superstition : aussi d'autre part voit-on plu- sieurs, à l'endroit desquels tant s'en faut qu'elle tienne le lieu et degré qu'elle mérite, qu'au contraire son hon- neur, entant qu'en eux est, non seulement est abbaissé,

6


42 . APOLOGIE POUR HERODOTE

mais comme foulé aux pieds. Or qu'entre les anciens semblablement ces deux opinions, ou phantasies , ou humeurs ayent eu cours, j'en donneray bonnes ensei- gnes. Et pour mieux monstrer sur quoy se sont fondez les uns et les autres, j'ay pensé qu'il ne seroit imperti- nent de faire un discours général des vices et vertus de l'antiquité, la recerchant jusques au plus avant : pour, en la continuation d'iceluy, venir à l'examen du proverbe qui dit, par manière d'équivoque, que le monde va tousjours à l'empire (i); et, descendant par degrez, me servir d'aucuns exemples des mutations avenues en nostre temps, ou bien peu devant, comme d'entrée au préparatif à l'Apologie pour Hérodote.

Je commanceray donc par la description de Testât du premier siècle : la prenant toutesfois non de la Bible, mais des poètes , lesquels généralement, au regard de leur profession, luy sont contraires, c'est à dire autant menteurs comme elle est véritable. Mais la raison pour laquelle je m'adresseray premièrement aux poètes, c'est que les hommes quasi tous et de tout temps se sont addonnez à la lecture des poésies, alléchez et amorcez par leurs plaisantes menteries : lesquelles , estans dou- cement coulées en leurs oreilles, par succession de temps s'enfonçoyent bien avant en leurs entendemens, et jusques à y prendre racine. Voilà comment, en laissant les menteries gangner sur leurs esprits, ils se sont laissez persuader plusieurs choses estranges, la mémoire des- quelles a esté conservée et entretenue de père en fils. Au contraire les sainctes lettres ont esté incognues à la plus grand' part des hommes, et par conséquent à plu- sieurs tant de ces admirateurs et contempteurs excessifs,


(i) Ceci rappelle la Tour de Babylone de Mad. Pernelle. De Méry, dans son paragraphe sur les proverbes par équivoques, ne cite rien d'Estienne.


PRÉFACE DE LA PREMIERE PARTIE 48

que de ce dont j'ay à parler. Et d'un grand nombre de ceux qui en ont eu congnoissance, elles ont esté reje- tées comme plus fabuleuses que les fables mesme. Et qu'ainsi soit, nous voyons qu'aucunes fables des poètes, ayans leur source de la vérité descrite en la Bible (comme un faict vray en soy peut estre desguisé en plu- sieurs manières), ont eu à l'endroit de plusieurs plus d'apparence de vérité , que n'a eu la propre vérité qui est là contenue. Ce qui sera monstre par exemple au chapitre suyvant.



CHAPITRE I


J


Description de l'estat du premier siècle, nommé

SIÈCLE DE SATURNE ET SiÈCLE d'oR , PAR LES POETES (desquels aussi ELLE EST TIRÉe). COMMENT LES POETES ONT DÉGUISÉ TANT GESTE DESCRIPTION, Qu'auTRES HISTOIRES PRISES DE LA BIBLE.



"I donc nous voulons adjouster foy aux poètes Grecs et Latins, nous croirons que ce premier siècle, nommé par eux siècle d'or (i), a eu une telle et aussi grande féli- cité qu'il est possible de souhaitter. Caria terre, sans estre sollicitée, fournissoit toutes les commo- ditez de la vie humaine : lesquelles estoyent mises en commun, d'autant qu'on ne sçavoit que c'estoit à dire Mien et Tien. Et par conséquent aussi ne sçavoit-on que c'estoit de hayr, ni de porter envie, ni de desrob- ber ; encores moins de faire guerre. Pourtant n'estoit besoin de s'armer contre les hommes, mais seulement (selon l'opinion d'aucuns d'eux) contre les bestes sau- vages; et estoyent les murailles de bonne hauteur, par- dessus lesquelles ces bestes ne pouvoyent passer : et assez fortes, celles qu'elles ne pouvoyent abbalre. Je di,


(i) On ne croit plus aujourd'hui que le premier âge fut un âge d'or. Du reste, voy. Hésiod., Op. et di. 109 sqq.; Ovid., Metam., I, 89.


CHAPITRE I 45

selon l'opinion d'aucuns d'eux : pour ce que les autres n'ont point mis ceste exception, mais ont asseuré que les bestes sauvages estoyent lors plus douces aux hommes, que les privées mesme ne leur ont esté depuis. Aussi que celles qui ont depuis monstre par expérience qu'elles estoyent venimeuses, ne l'estoyent point alors. Mais leur laissant ceste dispute, et poursuyvant ma description quant aux poincts que tous d'un commun a\;cord tiennent pour résolus, je di que nous croirons d'avantage que comme il n'y avoit point de loy, aussi n'en estoit-il point besoin : d'autant qu'il ne prenoit envie à personne de faire mal, ni n'en estoit sollicité par aucune occasion. Au demeurant on ne sçavoit que c'estoit que maladie. Et comme ils estoyent riches de santé, pareillement ils l'estoyent de tous biens néces- saires à la vie humaine : combien qu'on ne sceust en- cores si l'or estoit verd ou gris, ni de quelle couleur estoit l'argent, ou le cuyvre, ou les autres métaux. Car la curiosité n'estoit point encore si grande, qu'on vou- sist fendre la terre pour sçavoir qu'elle avoit au ventre. Aussi laissoit-on volontiers la mer pour telle quelle estoit : et ne vouloit-on point expérimenter de quelle façon y souffloyent les vents. Mesmement chacun de- meuroit au lieu de sa naissance, sans estre curieux de sçavoir que faisoyent ses prochains voisins : non plus que le vieillard de Claudian (i), qui, demeurant à un quart de lieue de Véronne, ou environ, s'estoit passé toute sa vie d'y aller; non plus aussi que le gentil- homme Vénitien, lequel, approchant de quatrevingts et dix ans, n'eut jamais désir de sortir de Venise, sinon que depuis qu'on luy eut baillé la ville pour prison. Voici en substance ce que nous chantent les poètes de la félicité de ce siècle (car je laisse les rivières, les unes

(i) Epigr. de Sene Veronensi.


^6 APOLOGIE POUR HERODOTE

de laict, les autres de miel, et choses semblables) et de la preudhommie qui estoit lors, nonobstant une si grande fertilité : au contraire du proverbe qui a esté depuis et jà de long temps en usage, entre les Grecs mesmement, et de long temps aussi a esté trouvé véri- table : Bonne terre, mauvaise gent.

Or, que telle description du premier siècle, quant à la félicité, ne soit vraye en général (si nous considé- rons Testât du genre humain avant le péché), la Bible ne nous en laisse point doubter. J'enten vraye en gé- néral, sans s'arrester aux particularitez d'icelle. Mais les poètes font bien durer plus long temps ceste féli- cité que ne fait la Bible : laquelle, incontinent après la transgression du premier homme, nous parle (en- tr'autres choses) de manger nostre pain à la sueur de nostre visage. De laquelle transgression ces poètes aussi ont faict mention : mais desguisans l'histoire, ou (pour mieux dire) convertissans l'histoire en fable. Car premièrement ayans dict que celuy qui tenoit le premier lieu entre les dieux avoit créé le monde d'une grosse masse appelée chaos (dedans laquelle les élé- mens estoyent peslemesle), et puis que Prometheus (i) de terre destrempée en eau avoit créé les hommes à la semblance et figure des dieux, ils adjoustent que par luy-mesme fut desrobbé du feu au ciel et apporté en terre. Dequoy ce plus grand Dieu fut si fort offensé


(i) Deux opinions principales et d'époques diverses ont eu cours chez les anciens touchant Prométhée. La première, celle qui est de beaucoup la plus ancienne et qui a eu pour interprètes Hésiode et Eschyle, représente le fils de Japet comme le contempteur des dieux, le ravisseur du feu et l'instituteur du genre humain. La seconde fait de Prométhée, non-seulement le propagateur des arts, mais le créateur des horfimes, statues d'argile d'abord muettes et insensibles; voy. Apollodore, 1,7; Pausanias, X,4; Ovide, A/e^, 1,82 ; Hygin.,Fa6. 143; Fulgent., Myth., II, 9; Lucien, Prométh. — Dial. des Dieux, I; Strabon de Sardes, Anthol., II, 373.


CHAPITRE I 47

(pource que l'invention de tous arts, appelez mestiers, estoit procédée aux hommes de ce feu), que pour pu- nition il leur envoya une jeune fille, qui estoit de la facture de tous les dieux, d'autant que chacun y avoit mis sa pièce, les uns pour la rendre parfaicte en toute sorte de beauté, les autres, pour la rendre mignarde, affettée, fine et rusée (Vulcain toutesfois ayant aupara- vant formé le corps d'argille, et puis ayant mis l'esprit dedans), et l'adressa premièrement à Prometheus : le- quel estant bien-advisé n'eut guarde de la recevoir, se doutant de quelque trahison ; mais son frère Epime- theus mal-advisé la receut volontiers, et luy feit grand recueil. Mais de ce recueil il porta la pêne bien-tost après, avec tous les autres, et leur postérité. Car ceste fille ouvrit incontinent un vaisseau, duquel sortirent toutes sortes de maux, qui ont tousjours depuis accom- paigné le monde. Voilà les fables sous lesquelles sont desguisées les vrayes histoires de la création d'Adam et Eve, et de leur transgression : en prenant le premier homme forgé par Prometheus, pour Adam, et ceste jeune fille, nommée Pandore, pour Eve (laquelle, amenée à Adam, fut cause de son mal), et en inter- prétant que ce feu desrobbé du ciel, par le moyen du- quel les hommes vindrent à la congnoissance des arts méchaniques, soit le fruict donnant à Adam et Eve cognoissance du bien et mal.

Vray est que tous les poètes ne se sont contentez de ceci, mais (comme la coustume est d'enrichir les contes) ont ajousté que Prometheus, formant de terre le pre- mier homme, y mit un peu du naturel de chacune des bestes (car elles estoyent jà créées), et entr'autres choses mit un morceau de la cholère du lion en l'es- tomach de cest homme. Quoy qu'il en soit, ce bon Prometheus n'a sceu eschapper les répréhensions de plusieurs d'entr'cux, comme ayant mal avisé à tout ce


48 APOLOGIE POUR HERODOTE

qui estoit nécessaire à un corps humain : et entr'au- tres choses de ce qu'il n'y avoit faict des petites fenes- tres, pour veoir si ce qui seroit en sa bouche, seroit aussi en son cœur : d'autant que la plus part dit d'un et pense d'autre. Aussi, au lieu que les uns ont escrit que la première femme fut ceste Pandore, de laquelle nous venons de parler, les autres ont maintenu que Prometheus forma quelque nombre de femmes, incon- tinent après avoir formé des hommes. Et de ce second ouvrage le blasment encore plus que du premier, di- sans qu'en formant les femmes il devoit avoir plusieurs considérations lesquelles il n'a pas eues : et entr'autres fautes allèguent ceste-ci, de leur avoir faict la langue aussi grande qu'aux hommes. Car (disent-ils), encore qu'elles n'eussent eu sinon demie langue, elles n'eus- sent parlé que trop. Mais si Prometheus me prenoit pour son advocat, il me semble que je ne serois pas despourveu de responce ; et sans en estre par luy re- quis, je respondray au moins ce petit mot, qu'il ne sçavoit pas que les femmes deussent aimer à parler plus que les hommes : comme aussi il ne pouvoit pas deviner que la bouche tant d'elles que de nous deust dire d'un, et le cœur penser d'autre : et pourtant qu'il ne se faut esbahir s'il n'a remédié à ces incon- véniens, veu qu'il ne les prévoyoit point.

Mais, pour retourner aux argumens que tous les poëtes d'un commun accord ont traictez (les ayans tirez de la Bible), nous sçavons qu'ils ont aussi parlé fort amplement des géans (i), qui estoyent après à

(i) Voy. Virgile, Georg., I, 277; Horace, Carm., II, 19,111,4; Ovide, Fast., V, 35, Metam. , I, i5i ; Lucilius jun., Ailtn., 48; Gratius, Cjneg., 63; Claudien, De rapt., Il, 255; Sidoine Apoll., Carm., VI, 21; Lact. Placidus, Narr. fab., I, 5, et Myth. Vat., I, 63 , et II, 53. L'entassement des montagnes par les géants est emprunté à la légende des Aloades, sur lesquels voy. Homère, Odyss., XI; non-


{


CHAPITRE I 49

mettre les plus hautes montagnes les unes sur les autres , pour leur servir d'eschelles à monter au ciel : au lieu que la Bible nous raconte de ceux qui vouloyent édifier une tour de laquelle le sommet touchast jusques au ciel. Toutesfois ceux-ci ne sont point appelez par la Bible géans, combien qu'elle face mention d'eux auparavant. Pareillement quant au de'luge, c'a esté aux poètes une matière fort com- mune; et mesme se sont accordez avec la Bible touchant la cause d'iceluy : à-sçavoir qu'il estoit envoyé pour la punition des péchez du genre humain. J'ay bien voulu, à propos de Testât du siècle d'or, passer un peu plus outre, jusques à ces autres fictions poétiques, pour monstrer (en attendant de m'en servir en temps et lieu) que si les narrations mesme les- quelles sont fables qualifiées, qui portent le nom de fables , et sont reçues pour telles , ont toutesfois quelque vérité cachée, quand on les veut esplucher songneusement, nous ne devons légièrement con- damner les histoires anciennes (et celles mesmement ausquelles les autheurs anciens ont expresseement apposé leurs noms) comme n'ayans aucun traict de vérité. Ce-pendant je confesse bien que comme les poètes ont desguisé, voire falsifié plusieurs histoires de la Bible, aussi ont faict aucuns historiens, comme nous voyons en Josèphe (i), et en Eusèbe en sa Prépa-


seulement ce sont les mêmes montagnes que dans cette légende, mais Horace, au second passage cité, et Virgile font précisément soulever les montagnes par Otus et Ephialte :

Magnum illa terrorem intulerat Jovi Fidens jttventus horrida brachiis, Fratresque tendentcs opaco Pelion imposuisse Olympo.

(i) « Josèphe veut composer un livre agréable. Il n'a pas d'autre raison que Varillas ou le P. Berruyer pour imaginer ou adopter un roman sur Caïn, chef de brigands, inventeur des poids et mesures;


5o • APOLOGIE POUR HÉRODOTE

ration évangélique. Il me souvient aussi d'avoir leu en une librairie d'Italie un fragment de l'histoire de Dio- dore Sicilien, auquel il accoustre Moyse de toutes façons. Et qu'ont dict plusieurs de l'origine et de la religion des Juifs ? Qu'ont-ils dict mesme de nostre seigneur Jésus- Christ ? Mais combien que je confesse toutes ces faulsetez, je ne confesseray jamais qu'il faille condamner une histoire (quelle qu'elle soit) par présumption; ni qu'il soit raisonnable que, comme on dit les bons patir pour les mauvais, aussi les véritables histoires portent leur part de la peine des menson- gères. Je revien au siècle d'or.


sur les connaissances stratégiques de Jacob disposant son arrière- garde et son avant-garde pour aller à la rencontre de son frère; sur la jeunesse de Moïse dont il fait, longtemps avant l'auteur de Moïse sauvé, une pastorale élégante... Josèphe a soin d'éliminer tout ce qui peut blesser les Romains civilisés; il supprime, par exemple, les singularités de l'histoire de Jonas, il ne parle ni du veau d'or ni de l'étrange ex-voto des cinq bijoux en or qui eussent fait rire les philosophes, ni de l'envoi des soixante trophées de la circoncision dont l'explication est difficile à donner en bon français... » Ph, Chasles, De l'autorité historique de Flavius Josèphe, 1841.




CHAPITRE II

Autre description de l'estat du premier siècle (appelé

PAR LES POETES SIECLE DE SATURNE, ET SIECLE d'or) TEL qu'il NOUS EST REPRÉSENTÉ EN LA BIBLE, APRES LA TRANSGRESSION DU PREMIER HOMME. ItEM, EN QUEL SENS NOTRE SIECLE PEUT AVOIR CES DEUX TITRES DU PREMIER SIECLE.


ES poètes (comme j'ay tantost dict) don- nent bien plus long terme à ceste félicité et preudhommie descripte au chapitre préce'dent, que ne fait la Bible : d'autant >que l'homicide de Gain est sans compa- raison plus ancien que celuy de Romulus, et qu'aucun autre par eux mentionné. Toutesfois il nous faut con- fesser, si nous nous en rapportons à la Bible (comme de vray nous le devons faire, si nous sommes Chrétiens) qu'après la transgression la simplicité ne laissa de con- tinuer long temps, sinon pareille, au moins beaucoup plus grande que depuis; et que les hommes ne furent si desbordez du premier coup; ains, quant à la malice, estoyent comme seroyent aujourd'hui les paysans, demeurans en leur naturel, à comparaison de ceux des villes. Tellement que l'homicide de Gain devoit estre trouvé pour lors estrange, au regard du temps, ne plus ne moins qu'encores pour le jourd'huy un tel homicide commis par un villageois seroit trouvé plus estrange



52 APOLOGIE FOUR HERODOTE

que s'il estoit commis par un de la ville. Pour le moins il est certain que les desbordemens n'ont esté tels à beaucoup près en toutes sortes d'excez et superfluitez (tant pour tant), au commencement de l'aage du monde, qu'on les a veus vers le milieu, et qu'on les veoit main- tenant vers la fin. Je di, vers la fin,, selon l'apparence, et selon l'opinion de plusieurs qui peuvent estre juges plus compétens de telles questions que moy : d'autant que Dieu les a rendus plus capables de telles spécula- tions. Mais cependant, sauf meilleur jugement, je jette- ray ce mot comme à la traverse, c'est qu'il me semble qu'il advient à l'aage du monde ce qui advient à l'aage des hommes. Car si on considère de près les façons de faire d'aujourd'huy, qui ne dira que le monde radottc? s'il est licite d'ainsi parler. Or s'il radotte, en cela re- tient-il vraycment du siècle du bon vieillard Saturne, et se peut emparer de ce beau titre du règne Satur- nicque. D'autre costé il se peut attribuer le nom' de siècle d'or, au mesme sens qu'Ovide donnoit ce nom au sien, chantant ainsi (i) : •

Aurea mine vere sunt secula : plurimiis auro Vcenit honos, auro conciliatur amor.

C'est-à-dire,

Vrayment ce siècle-ci, siècle d'or se peut dire : L'or donne honneurs, amis, et tout ce qu'on désire.


(i) De artc amandi, II, 277.


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CHAPITRE III

Comment il nous appert qu'aucuns ont beaucoup et

PAR trop déféré a l'antiquité, LES AUTRES AU CON- TRAIRE l'ont eue en trop grand mespris.


-OYONS maintenant si, par la description que nous avons faicte de Testât du pre- mier siècle, nous pourrons cognoistre sur quoy se sont fondez tant les trop grands admirateurs que les trop grands contem- pteurs de l'antiquité. Et premièrement examinons les tesmoignages que les uns et les autres nous ont laissez de leurs opinions.

Je di donc que la trop grande révérence qu'aucuns ont porté à l'antiquité, nous est tesmoignée par quel- ques façons de parler, desquelles est ceste-ci, Nihil an- tiquius habiii (c'est à dire, mot pour mot, Je n'ay rien en plus antique), au lieu de dire, Je n'ay rien eu en plus grande recommandation. Ou, J'ay eu plus grand seing de cela que de toute autre chose. Et, Nihil mihi est antiquius illa re, Je n'ay rien plus cher, Je ne tien rien plus prétieux. Aussi Plaute voulant donner ce los à un jeune homme d'estre bien moriginé, dit qu'il ha les meurs antiques (i). Item, nous voyons que les

(1) Illc dcmiim anliquis est adolcscens moribiis. Captivi, A. f, se. i. ' l'uisque nous en sommes, » écrit M. Duruy, « à clicrclier les idées


54 APOLOGIE POUR HERODOTE

Latins appellent la foy antique ce que nous disons la bonne foy. Et Cicero semble avoir appelé hommes antiques, qui avaient une simplicité antique, et comme nous dirions, qui y alloyent tout à la bonne foy. Or maintenant la question est sur quoy se sont fondez ceux qui, par telles façons de parler, ont faict si grand honneur à l'ancienneté. Je di donc que quant à ceux qui ont esté autheurs de celles-ci, à-sçavoir d'appeler les bonnes meurs, meurs antiques; la bonne foy, foy antique : qu'il n'y a point de doute qu'ils n'ayent eu esgard à la description de Testât du siècle d'or, con- tenue ci-dessus, au second chapitre : laquelle, entr'autres choses lui rend témoignage d'une grande preudhom- mie. Mais quant à ceux qui ont mis en usage cette façon de parler, Nihil antiquius habui, c'est à dire, Rien ne m'a été plus antique, pour dire, Je n'ay rien eu en plus grande recommandation, etc., il est certain qu'ils ont reguardé à autre chose. Aucuns disent qu'ils ont eu esguard à l'honneur qu'on portoit aux vieilles gens. Ce qui aurait bien plus d'apparence quant à l'origine du mot Grec Presbyteron, respondant au Latin en semblable manière de parler. Car ce mot Grec se dit aussi des personnes : mais non pas le Latin Aritîquus, au lieu de dire Vieillard. Pourtant mon opinion est (sous correction) que ceste phrase-là est prise de l'estime qu'on faisoit des ouvrages antiques, et principalement ceux des peintres et sculpteurs. Car quand on parloit d'un tableau ou d'une statue d'ou- vrage antique, on entendoit d'un ouvrage exquis ; et par conséquent qu'on tenoit fort cher, et qui estoit de grand pris. Et toutesfois ceci ne s'entendoit seulement


sous les mots, remarquons que ce mot antiquité avait, outre son sens propre, celui de chose préférée : nihil mihi antiquius est, disait Cicéron. » Histoire des Romains, t. V.


CHAPITRE nr 55

des tableaux d'Apelles et de Zeuxis, et des statues de Scopas, Myron, Praxiteles, et quelques autres de ce temps-là (desquels les ouvrages estoyent encores en beaucoup plus grande estime que ne seroyent main- tenant ceux de Durer, Raphaël, Michel l'Ange), mais aussi des ouvrages de plusieurs autres qui avoyent esté long temps depuis. Or y avoit-il aucuns si curieux de telles choses, qu'Horace parle d'un nommé Dama- sippe comme d'un homme auquel l'ardeur de cette curiosité ostoit le sens et entendement (i). Je vous laisse penser qu'il diroit des acheteurs d'antiquailles (2), des- quels le monde est plein aujourd'huy : aux dépens des- quels maints trompeurs font grand' chère. Car tant s'en faut qu'ils sçachent discerner l'antique du moderne, qu'à grand' peine entendent-ils le mot qui leur fait si sou- vent mettre la main à la bourse : lequel, tel qu'il est, nous a été apporté il n'y a pas longtemps par quelque misser Fricasse (3). Et me semble que le Savoyard n'eut pas mauvaise grâce, lequel, voulant donner la trousse à un sot et sottement curieux de telles choses, après s'estre bien faict faire la cour, en la fin pour une belle antiquaille luy monstra sa femme aagée de quatrevingts ans. Mais (pour retourner à mon propos), plusieurs ont

(i) Satir., Ub. II, 3.

(2) Le mot antiquaille a été employé par Amyot dont les Vies de Plutarque sont de iSSg : « Je me suis estudié de recueillir des choses... que j'ay retirées de quelques antiquailles. » Nicias, 2. Régnier se sert du mot dans le sens d'antiquité :

Les Latins, les Hébreux et toute l'Antiquaille.

A M. Rapin, Sat. IX.

Enfin voici ce que dit Marguerite Buffet dans ses Nouvelles obser- vations de la langue française, 1668, in- 12 : « Estimant quelque chose qui ne sera pas nouveau, par exemple un, Uvre ou quelque ouvrage de la main, on dit : vous aimei l'antiquaille. Ce mot d'antiquaille est bien reçu, on le fait nouveau, d

0) Fricasse, comp. le Fracassus de Rabelais. 1. II, chap. 1.


56 apologie: pour hi':rodote

eu le temps passé ceste mesme humeur en matière de poëmes : dequoy nous lisons une plainte au second livre des Épigrammes Grecs. Horace pareillement s'en plaind fort, disant entr'autres choses :

Si meliora dies, ut vina, poemata reddit, Scire velim pretiiim chartis quotus arrogct annus. Scriptor abhinc annos centum qui decidit, inter Perfectos veteresque referri débet, an inter Viles atque novos?

C'est à dire :

Si le long temps donne aux vers la bonté,

Ainsi qu'aux vins, quelle est la quantité

Qu'il leur faut d'ans pour estre en bonne estime?

A-sçavoir mon si bon poëte on estime (r) ,

Celuy qui jà depuis cent ans est mort,

Ou rien de bon de sa vene ne sort?


Il fait beaucoup d'autres argumens sur ce propos, lesquels on pourra veoir en la première Épistre du second livre. Mais pose' le cas (dira quelqu'un) que ceste façon de parler, Je n'ay rien en plus antique, soit venue de la grande réputation en laquelle estoyent les ouvrages antiques, je demande qui les faisoit estre tant estimez. A quoy je respon (laissant les poèmes), qu'il semble que d'autant qu'anciennement il y avoit eu des excellens voire parfaicts ouvriers, on avoit opi- nion que selon que leurs successeurs approcheroyent


(i) « /l sçavoir mon si, etc. Ce que les Grecs disent parce mot [xtov. » Dictionaire françois-latin de Robert Estienne, 1540 et 1549, in-fol. « Mon, comme asçavoir mon si, etc.; [J.t7iv. » Conformité, de H. Estienne, éd. Feugère, p. 21 5. « Mon, particule interrogatoire. an,num.» Montt, Abbregé du parallèle des langues françoise cl latine. Genève, Gamonet, i635, in-8.

Poëte avL xvi" siècle fut tantôt dissyllabe, tantôt trissyllabe; mais dès 1548, Sibilet avait assimilé la diérèse àa poëte à celle de Noé.


CHAPITRE III 57

plus près de leur temps, ils retiendroyent d'avantage de leur perfection. Mais aussi pourroit-on bien peut- estre alléguer une autre raison, concernant la preud- hommie des anciens de laquelle nous avons parlé ci- dessus : c'est qu'ils usoyent de meilleure foy et de plus grande loyauté en leurs ouvrages que n'ont usé leurs successeurs. Et ce qui m'a faict adviser de ceci, a esté principalement la massonnerie antique : laquelle nous voyons estre du fer, voire de l'acier, à comparaison de la nostre. Je parle de ce qui est cimenté. Sur quoy je sçay qu'on aura la response toute preste, à-sçavoir que la façon de ce ciment est perdue. Mais aussi ma ré- plicque sera preste : c'est que la nonchalance et le peu de souci qu'on a eu d'user de bonne foy et loyauté es ou- vrages, l'a laissé perdre. Toutesfois qui ne voudra prendre ceste seconde raison en payement, pourra se tenir à la première : laquelle je n'ay voulu alléguer quant aux poèmes, pource qu'elle ne seroit générale. Car quand on auroit dict que ce qui donnoit bruit aux anciens poèmes Grecs, estoit la réputation qu'avoit ac- quise Homère, pource qu'il sembloit que ceux qui ap- procheroyent le plus près de son temps, retiendroyent le plus de ceste perfection; quand (di-je) on auroit allégué ceste raison touchant les poëmes Grecs, on seroit bien empesché de la soutenir quant aux Latins ; et n'y seroit-on empesché seulement, mais (comme on dit en commun proverbe) on y perdroit son Latin (1). Car qui pourra nier que Virgile n'ait surmonté ceux qui auparavant avoyent escrit des vers héroicques? que Tibulle et Ovide n'ayent emporté le pris par dessus


(i) Cette expression s'employa déjà au xiv» siècle : le Vœu du héron (Mons, iSSg. in-8), commence ainsi : '

Ens el mois de setembre, qu'estes va à déclin. Que cil oisillon gay ont perdu lou latin....


58 APOLOGIE POUR HERODOTE

tous les poètes élégiacques ? qu'Horace n'ait osté le bruit aux autres lyricques ? Et (s'il est licite de mesler l'exemple des poètes de notre temps), ne feroit-on pas tort aux poètes François de la Pléiade (i) qui sont pour le jourd'huy, de préfe'rer leurs ancestres à eux ? Quant à moy, je suis en ceste opinion, qu'autant grand tort leur feroit-on, comme eux font à plusieurs autres de leur temps, en ce qu'ils se préfèrent h eux, pource seulement que les muses de ceux-là ne courent pas ainsi à bride avalée : comme aussi ne couroit pas celle de Joachim du Bellay. Mais ceci soit dict comme par parenthèse : et soit la conclusion de ce propos, que la raison que j'ai alléguée des ouvrages de manifacture (2) antique, pourquoy ils estoyent tant prisez, ne seroit valable universellement quant aux poèmes. Pourtant en faut-il trouver une autre : mais je la laisseray cercher à ceux qui auront meilleure provision de loisir. Ayans maintenant à parler de l'adverse partie des admirateurs de l'antiquité, sçavoir est, des mespriseurs ou contempteurs d'icelle, ainsi que nous avons com- mencé le propos de ceux-là par la langue Latine, ainsi entrerons-nous en propos de ceux-ci par la Grecque. Car, comme nous avons dict que quelques locutions Latines nous rendoyent bon tesmoignage de la révé- rence qu'on souloit porter à l'antiquité, aussi se trouve- il des mots Grecs qui tesmoignent le mespris auquel on l'avoit. Car ceux qui font profession de ce language, ne peuvent, au moins ne doiverit ignorer que par Archœos et Archaïcos (qui proprement valent autant à

(i) Ronsard, J. du Bellay, P. de Tyard, Jodelle, Belleau, Baïf et Dorât, par imitation de la pléiade grecque composée de Lycopliron, Théocrite, Aratus, Nicandre, Homère le jeune, Apollonius et Callimaque.

(2) « Manifacture ou manufacture, c'est la façon de quelque ouvrage faict à la main. » Nicot.


CHAPITRE III 59

dire que Antique ou Ancien) ils signifient un homme par trop simple ; voire mesme appellent quelquesfois ainsi celuy qui est du tout niais. Or est-il fort aisé d'en- tendre sur quoy ceux-ci se sont fondez. Car il n'y a point de doute que ils n'ayent appelé archœous (c'est à dire proprement antiques) ceux qui estoyent par trop simples, niais, grossiers, lourds, pource qu'ils esti- moyent que les plus anciens (et principalement ceux du premier siècle) avoyent esté tels, à comparaison de leur postérité. Nous voyons donc que l'antiquité a esté en admiration aux uns et en mespris aux autres pour divers respects : comme encores il sera déclaré ci- après.

Mais, pour clorre ce chapitre, il me semble qu'il ne sera pas mauvais d'examiner aussi quelques façons de parler ordinaires en nostre language, lesquelles servent à mon propos. C'est que le plus souvent, quand nous parlons d'un ouvrage faict à l'antique (qui vaut autant à dire qu'à la mode ou façon antique), nous le disons par mespris, tout au rebours des Latins : comme si nous disions, faict lourdement, et comme disent aujourd'huy les nouveaux parleurs de François), goffement (i). Le vulgaire de Paris dit aussi grosso modo. Toutesfois, d'autre costé, nous faisons honneur à l'antiquité quand nous l'appelons le bon temps. Car quand nous parlons ainsi, Ceux qui ont esté du bon temps, n'ont pas veu les mondanité^ que nous voyons aujourd'huy, il est certain que nous entendons les anciens. Ce mesme honneur faisons-nous aux vieilles personnes quand nous les ap- pelons bon homme, bonne femme. Tellement que quel- quesfois nous oyons que celuy auquel on dira qu'il

(1) De l'italien goffamente; à l'italien goffo répondent l'espagnol gofo et l'anglais patois gof ( Halliwell). La glose d'Isidore : bigcra « vestis gufa vel villata » ne lève pas le voile de son origine, mais le bavarois goff, imbécile, paraît connexe au vocable roman.


60 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

est bon homme, respondra (faisant allusion à cette seconde signification) : Je nevaypas encores au baston. Aussi ay-je dict parcidevant que ce que les Latins appel- lent l'antique foy, nous l'appelons la bonne foy.J'adjous- teray encore un mot : C'est que les Grecs signifient une mesme chose par euithis (c'est à dire proprement, Qiii est de bonnes mœurs) et par arcH/EOs (c'est à dire antique). Car ils entendent tant par l'un que par l'autre, Un homme qui est trop simple. Et convient fort bien cest euithis à ce que nous disons, Qiiy va à la bonne fqy, ou Qui va trop à la bonne foy. Dequoy nous voyons des exemples es villageois (lesquels j'ay dict nous représenter aucunement la simplicité du vieil temps); mais en un besoin on en pourroit trouver assez es villes, sans aller aux villages, Tesmoin l'ambas- sadeur Allemand envoyé au Pape par un prince d'Alle- magne : car en prenant congé, le Pape luy ayant usé de ce language (parlant Latin) : Vous dire-^ à notre très cher fils, il entra en si grande cholère qu'il approcha un démentir à deux doigts près de sa saincteté, luy disant que son maistre n'étoit point fils d'un prestre (entendant par conséquent, fils de putain) (i). Aussi alloità la bonnefoy celuyqui ayant charge de porter une lettre à la roine de Navarre dernière défuncte, et de baiser la lettre avant que la luy présenter, pource qu'on luy avoit dict ambiguement : Porter luy cette lettre, et avant que l'a luy présenter, baise:(-la, plustost ne fut arrivé qu'il donna un baiser à la roine (qui ne se doutoit de telle chose), et puis luy présenta la lettre telle qu'elle sortoit de sa main. Nous appelons


(Les moines)... touts nudz, ressemblent un homme Tout par tout pères on les nomme : Et, de faict, plusieurs foys advient Que ce nom trèsbien leur convient.

C. Marot, la Vierge mesprisant mariage.


CHAPITRE III 6l

aussi Aller à la bonne foy quand une personne, sans penser à mal, use de propos qui seroit trouvé mauvais d'un autre : comme la damoiselle qui dict au Roy François premier de ce nom, qu'en le voyant en tel habit, il luy sembloit qu'elle voyoit un des neufs lépreux, selon qu'on avoit accoustumé de les peindre : pensant signifier preux par ce mot lépreux (i). On peut bien ajouster l'exemple du povre Savoyard, lequel, ne prenant en gré la sentence par laquelle on le con- damnoit à estre pendu, disoit : Héla, messiour , t^e vo prio per la pareile, fade me pleto coppa la testa. Car en ce qu'il ajoustoit Pour la pareille, il y alloit à la bonne foy. Il est aisé de trouver plusieurs autres exemples de telle simplicité. Mais il faut faire distin- ction entre ceux qui font ou disent une sottise, et ceux dont nous venons de parler (combien qu'ils soyent cousins germains), si nous voulons avoir esgard à ce que les Grecs ont regardé quand ils ont appelé ceux- là antiques. Car tous ceux qui sont sots en leurs faicts ou en leurs dicts, il est certain qu'ils y vont à la bonne foy : mais on peut bien aller à la bonne foy sans mé- riter d'estre appelé sot : comme aussi toute rusticité ou incivilité n'est pas sottise, s'il n'y a de la lourderie; encore quelle ne soit si grande que de celle qui, estant reprise par sa mère de ce quelle ne remercioit point son fiancé quant il buvoit à elle, pource que sa mère luy avoit dict : « Un'autre fois dites, Je l'aime de vous {2), » grosse beste : » pensant avoir bien appris sa leçon,


(i) Voy. le Triumphe des neuf preux auquel sont contenus tous les fais et proesses quil^ ont achevei durant leurs vies, avec l'ystoire de Bertran de Guesclin. Imprimé en la ville d'Abbeville par Pierre Gérard et finy le pénultième jour de may, 1487, in-fol. goth. à 2 col.

(2) « Grand mercy, dist Panurge, le présent n'est de refus et l'ayme de vous. » Rabelais, II, 3o.


62 APOLOGIE POUR HERODOTE

n'oublia pas, quant il but derechef à elle, de luy dire : « Je l'aime de vous, grosse beste. » Aussy n'alloit seule- ment à la bonne foy, mais faisoit un vray acte de maistre sot celuy qui mangea la recepte du médecin, c'est à dire le papier auquel elle estoit escrite, pource qu'il luy avoit dict : « Prenez cela. » Je crois que j'auray bien congé de mettre en ce roole un certain Suisse (et pense que je ne luy feray point de tort), lequel à toute force demandoit récompense de la vérole qu'il avoit gangnée au service du roy. Et si j'osois parler aussi des Escoçois (qui se font tous cousins du roy) (i), j'en mettrois volontiers un de ceste confrairie, lequel n'ayant veu en son pays que les jeunes hommes des meilleures maisons apprendre le language François, s'estonnoit merveilleusement de voir en France les povres demander l'aumosne en François, et les petits enfans aussi parler ce language. Mais à fin qu'on ne die que j'espargne ceux de ma nation, faisant bon marché de l'honneur des autres, il faut que le povre Limosin vienne en jeu: lequel ayant veu vendre "'à


(i) L'un des auteurs de la Satyre Ménippée, se faisant l'interprète de ces prétentions plus ou moins fondées, dit, dans la harangue de M. d'Aubray pour le tiers état, que le roi de France,

Pour sa garde d'Escossois, N'est assisté que de princes Et de barons des provinces.

On disait encore sot à la grand'paye en jouant de sot à scot, et par allusion à la solde élevée que recevaient ces étrangers au service de la France. {Rabela-siana, \°sot.) Fier comme un Ecossais était ane expression qui avait déjà cours du temps de Rabelais (V, 19) et que l'on retrouve plus tard dans la suite du Virgile travesti en vers burlesques de Jacques Moreau (XI, 194), comme dans ]e. Dissipateur, de Destouches, et en d'autres endroits (V. Leroux de Lincy, Livre des prov. français, I, 190). Oudin a recueilli cette locution prover- biale (Curiosités francoises, Rouen, i656, in-8, p. 173), comme deux autres également relatives à notre ancienne alliée : pain bénit d'Ecosse, pour dire du foie de bœuf, et percé à jour comme un poignard d'Ecosse, pour exprimer : tout plein de trous.


CHAPITRE III 63

Lyon un fort petit chien quatre escus, s'en retourna tout court en son pays , pour amener des gros mastins qu'ilyavoit laissez: faisant son calcul combien devoit va- loir un chien de tel qualibre et de tel poids, si un si petit se vendoit si chèrement (i). Or faut-il user de grande discrétion pour bien rapporter semblables faicts ou dicts à leurs titres. Car nous oyons tous les jours parler de plusieurs actes qu'on rapporteroit de prime face au ti- tre de sottise, au lieu qu'ils doivent estre rapportez au titre de folie : d'autant qu'ils passent plus outre . Car le fol est sot quand et quand, mais tout sot n'est pas fol. Je di donc (pour exemple) que l'Évesque estoit non seulement sot mais fol, lequel, ayant fort tourmenté par procès ses chanoines , craignant qu'après sa mort ils ne pissassent sur sa teste par vengeance, ordonna par sa dernière volonté que sa tumbe fust eslevée debout en l'église . Aussi estoit fol celuy qui faisoit esteindre la chandele, à fin que les puces ne le voyans point ne le pussent mordre. Aussi méritoit ce nom celuy (de quelque pays qu'il fust) qui, ayant faict faire trop grand feu, et par conséquent se brûlant, n'eut pas l'avise- ment de se reculer, mais envoya quérir les massons pour reculer la cheminée. Lequel aussi ayant veu cra- cher sus du fer, pour essayer s'il estoit encore chaud, crachoit pareillement en son potage pour esprouver s'il estoit chaud. Ce mesme ayant receu un coup de pierre par le dos, estant monté sur sa mule, mettoit à-sus à ceste povre beste qu'elle luy avoit baillé un coup de pied (2). Je sçay qu'il est aisé de trouver plu- sieurs autres exemples de telles gens (dont il est plus

(1) Cf. d'Ouville, Simplicité d'un Normand, r» édition, p. 180.

(2) Voy. Pogge, notre édition, Paris, Lemerre, 1867, p. io3 : d'un cheval rétif. Cf. le Facétieux Réveil-matin des esprits métancoli- (}ues, Leyde, Lopez de Haro, 1643, in-12, p. 106 ; Menagiana — La Monnaye, Paris, Delaulne, 1715,4 V. in-12, II, 282.


64 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

qu'il ne seroit de besoin, et à meilleur marché qu'on ne voudroit) ; mais il me semble que ces exemples peuvent suffire pour monstrer la distinction que je fay et pense devoir estre faicte en ceci . Et estoit nécessaire , pour la suite de mon propos, de venir jusques à ce discours. Je ne nie pas toutesfois qu'on ne se puisse trouver bien empesché en certains faicts, pour sçavoir auquel de ces trois titres ou lieux communs on les doit rapporter , et principalement en quelques-uns qui semblent parti- ciper de la sottise et de la bonne foy. (Je pren tous- jours la bonne foy en la façon que dessus, et comme en ceste manière de parler, // y va bien à la bonne foy.) Pourtant j'en laisseray le jugement aux lecteurs; adjoustant seulement ce mot, à-sçavoir que je confesse bien estre plus grande injure en François d'appeler sot, que d'appeler fol, nonobstant ce que j'ay dict ci- dessus; mais il faut considérer qu'ordinairement, quand on dit à un homme qu'il est un sot, on le dit à bon escient: quand on l'appelle fol, on le dit par iro- nie, ou en se jouant ; et voilà dont vient que on ne le prend pas si mal (i).

Mais puisque je suis tombé sur le propos de ceste façon de parler Françoise, je mettray en avant encore ceste considération : que la langue Françoise ne pou- vant appeler /o/ autrement que /o/( sinon que ma mé-

(i) « On peut dire à quelqu'un sans l'offenser, vous êtes un fou, mais on ne peut pas lui dire sans l'outrager, vous êtes un sot. » Littré, Dictionnaire.

« Fol, de œauXoi;, selon aucuns; les autres le déduisent de /o///x, comme aussi on dit venfosMS par métaphore.» Con/ormiYe, p. 212. « Je doute si on pourroit point dire aussi que /o/ soit de ceux qui nous sont demeurez depuis ce temps-là, lequel est du nombre de ceux que les Italiens nous ont tirez : car Pétrarque mesmement en use, où il dit : O caducité speran^e, o pensier folli! Je sçay bien toutesfois qu'aucuns estiment que « fol soit venu de oauXoç, autres de <Do\%6i ; et ne trouve point contre raison qu'estant' des Gaulois, il eus't néant- moins esté pris des Grecs : si ainsi est qu'on trouve apparence en l'une ou l'autre de ces etymologies. » Precellence, p. 299.


CHAPITRE III 65

moire soit en cest endroit trop courte), au contraire ha grand nombre de termes pour exprimer un sot. Car les frères, ou pour le moins cousins germains de sot sont, niais (que le vieil François disoit nice), fat, badaut (que le vulgaire en quelques lieux appelle badlori) (i),«i- gaud, badin, et plusieurs autres. Nous usons aussi de quelques noms propres par dérision , et pour exprimer la mesme chose, comme quand nous disons, C'est un benest (car alors on le prononce ainsi, et non pas Benoist). Quant à Joannes, c'est un peu autre chose : car quand on dit, C'est un Joannes, cela vaut autant que ce que maintenant on appelle un pédant. Et quand on dit. Un bon Jannin (que le vulgaire prononce Genin)., cela s'entend proprement d'un pitaut qui prend bien en patience que sa femme luy face porter les cor- nes. Aussi nous usons de ce mot de grue en ceste mesme signification de sot. Car C'est une grue, vaut autant que C'est un sot, C'est un niais. Il est vray que celuy qui estoit poursuyvi devant la Cour de parlement en matière d'injures, pour avoir dict, Tu es un bel oyseau, et puis vint à parler de grue, se guarda bien d'adjouster l'exposition, mais la laissa à la discrétion des juges. Car son adverse partie se plaignant de ce qu'en l'appelant bel oyseau, il l'avoit tacitement appelé oison , comme le taxant d'estre coquu : « Messieurs » (respondit-il), « je » confesse l'avoir appelé bel oyseau; mais je ne confesse » pas avoir pensé à un oison : comme aussi il n'est vray- « semblable, veu qu'il y a tant d'autres oiseaux beaucoup » plus beaux qu'un oison, par sa confession mesme :

(i) « C'est proprement, » dit Le Duchat, « un fantasque qui pousse la singularité jusqu'à porter au lieu d'épée un badelaire ou coutelas turc, pendant à deux longes de cuir et qui lui bat contre le jarret. » Puis, dans ses additions à Ménage, Dictionn., éd. de lySo, I, 128, il dit : « En quelques lieux de France , badlori est un synonyme de badaut. • N'est-il pas plus simple de lui donner la même origine qu'à celui-ci ? •


66 APOLOGIE "POUR HERODOTE

» et ne fust-ce qu'une grue. » Surquoy les juges se prindrent si fort à rire (voyans que en leur présence il y alloit de si bonne grâce, qu'il picquoit son adverse partie encore mieux que paravant, sans qu'elle en sentist rien), qu'il leur fut force de desloger sans pouvoir dire qui avoit perdu ou gangné. Voilà quant à sot. Quant à ce que j'ay dict de fol, je sçay bien qu'on me répli- quera que nous signilions un homme estre fol , sans user de ce mot (et de faict je confesse que pour dire honnestement // tient du fol, on dit Jl ha le cerveau gaillard, ou // ha le cerveau un peu gaillard; au lieu que aucuns disent, // 7rha pas le cerveau bien faict, ou // n'ha pas la teste bienfaicte, on II y a de la lune, ou II y a de l'humeur), mais j'enten de pouvoir rendre mot pour mot . Car Innocent (quand on dit C'est un povre innocent) emporte moins; transporte', incensé, et autres tels, emportent plus, d'autant qu'ils appro- chent de la signification de fureur. Or, dont vient que nous exprimons l'une de ces imperfections en tant de sortes que nous voulons, l'autre en une seule manière (au moins pour parler proprement), j'en laisse la ques- tion à d'autres : sinon que ce soit pource qu'il est plus de sots que de fols. Mais j'adjousteray encores une observation touchant les premiers desquels nous avons parlé : c'est qu'il me semble avoir pris guarde que nous usons de ce mot de mouton par translation, non pas tant pour un sot , que pour un qui ha ceste simplicité antique, et y va à la bonne foy, et (comme on dit par proverbe) qui se laisse mener par le ne^. Qui nous est une façon de parler commune avec les Grecs , et de laquelle use Lucian entr'autres (i) : ormis qu'il dit traîner, non pas mener. Mais il y a d'avantage : c'est


(i) Voy. Dial. des Dieux: 6, Junon et Jupiter, 3; le Pêcheur, 12 Hermotime, yS.


CHAPITRE III 67

que cest autheur en mesme signification use d'un autre proverbe, qui est comme qui diroit : Tu vas après un tel comme le mouton après celuy qui luy monstre un rameau . Ce qui est pour confermer l'usage de ceste translation en nostre langue . Toutesfois il n'est jà be- soin de s'aider de ceste authorité de Lucian , attendu que Eschyle (qui est quasi des plus anciens poètes Grecs) a usé de la mesme translation.

Au demeurant, outre la façon de parler alle'gue'e ci- dessus, laquelle nous monstre évidemment un mespris de l'antiquité, nous en verrons ci-après quelques-unes, quand nous viendrons sur le propos de ceux qui, au contraire des autres, estimoyent que leur siècle leur estoit une heureuse rencontre, au pris que si leur fust escheu de naistre en un autre temps. J'avois bien tou- tesfois délibéré d'adjouster telles manières de parler à la fin de ce chapitre, n'eust esté que je voy qu'il passe desjà mesure. Mais j'ay mon excuse toute preste : c'est qu'on n'a jamais faict quand on s'attache à des sots ou à des fols .



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CHAPITRE IV



COMMENT ET POURQUOY AUCUNS POETES ONT FORT REGRETTÉ LE PREMIER SIECLE.


ES poëtes (lesjescrits desquels en plusieurs endroits nous sont comme miroirs des affections ou passions humaines), faisans comparaison de la façon de vivre de leur temps avec celle du premier siècle, ne se peuvent tenir de le regretter . Dequoy nous voyons un exemple en TibuUe : car ayant faict un récit de la féli- cité de ce siècle (lequel, entr'autres choses, estoit exempt de guerre, comme nous avons dict), vient à s'escrier :

Tune tnihi vita foret, vulgi nec tristia nossem Arma, nec audissem corde micante tubam (i).

C'est-à-dire :

Las pleust à Dieu que j'eusse esté né lors, Sans essayer de Mars les durs efforts, Et sans ouïr la trompette sonner, Qui de frayeur me fait tout frissonner!

Et ne se faut point esbahir de ce souhait que lait ici (0 Eleg,ï, 10.


CHAPITRE IV 69

TibuUe, veu que Hésiode, qui a vescu tant de centaines d'ans devant luy, en gémissant dit ainsi :

Mtjxe't' ïrzzix' tocpEiXov i-fù né^LK-zo'.ai ji.£T£îvat AvSpaaiv, àXX' t\ r.pôi^t Oaveîv ^ ÏTîstTa Yev^aOat (i).


C'est à dire :

Las quel malheur ce m'est de vivre au cinquième aage! Naistre après ou devant, m'estoit grand avantage.

Mais le povre homme se trompe fort en ce qu'il estime que son malheur eust esté moindre s'il eust vescu au siècle suyvant le sien. Car ce n'est pas d'aujourd'huy, qu'on commence à dire (en équivocquant sur le mot de pire) que le monde va tous] ours à l'empire. Tesmoin un autre poëte Grec, nommé Arat (2), qui au mesme poëme duquel sainct Paul allègue quelque passage, chante les deux vers qui s'ensuyvent :

OtTjv y^puaeioi 7:aT£p£; yEVErjv iXijrovio

X£lpO"C£'pi[]V • U[X£ÎÇ âà XaXtiJT£pa T£Ç£'!£(j9£.

C'est à dire :

Depuis le siècle d'or, hélas, quel changement! Mais encor vos enfans vivront plus meschamment.


(i) Oper. et dies, I.

(2) Phcenom., 5. Cf. Act.Apost., XVII, 28. ■ Peut-être fut-ce dans quelque cérémonie religieuse ou dans quelque discussion philoso- phique que Paul entendit l'hémistiche :

Tou Y*P '^ Y^vo; £(T[xev,

emprunté à l'hymne de Cléanthe à Jupiter ou aux Phénomènes d'Aratus, et qui était d'un usage fréquent dans les hymnes religieux. » Renan, Saint Paul, p. 176.


yO APOLOGIE POUR HÉRODOTE

A l'imitation duquel semble que Horace ait escrit :

jEtas parentum, pejor avis, tulit Nos nequiores, mox daturos Progeniem vitiosiorem. (ij

C'est à dire :

De nos pères jadis fut la meschanceté Plus grande que des leurs n'avoit oncques esté : Et nous, dignes estans de plus grand vitupère, Laisserons des enfans pires que nous derrière.

Mais dont vient ceci (dira quelqu'un) que nos pères estoyent pires que leurs pères et ayeulx, ces ayeulx semblablement pires que leurs pères, et ainsi tousjours en montant par degrez: nous pareillement passons nos pères en meschanceté, et tous nos ancestres : et tou- tesfois encores valons-nous mieux que ne vaudront nos enfans? Il me semble que la cause de ce malheur est évidente. Car comme il est nécessaire par raison que l'héritier universel d'un homme riche , ou de plu- sieurs, auquel, outre ceste sucession, viennent. -enco- res des biens d'ailleurs , soit en la fin plus riche que celuy ou ceux desquels il est héritier : aussi ne se peut- il faire que ceux qui sont héritiers de tous les vices de leurs prédécesseurs, depuis le plus petit jusquesau plus grand, et outre ceux-là en acquièrent de jour en jour de nouveaux , ne soyent en la fin plus vitieux que ceux ausquels ils succèdent . Si donc il se trouve par les hi- stoires certaines que entr'autres vices et péchez , ceux mesmes contre lesquels nous avons les menaces ex- presses de Dieu, estoyent communs et ordinaires dès le premier siècle , et si depuis on a tousjours augmenté

(I) oi., m, 6.


CHAPITRE IV 7

le nombre, se faut-il esmerveiller de les veoir aujour- d'huy estre innumérables? Je di : dès le premier siècle, suyvant la Bible, laquelle (comme j'ay dict ci-devant) ne fait durer si long temps la félicité et preudhommie de laquelle nous avons parlé, que font les autheurs profanes : mais seulement autant que le premier homme demeura en l'estat auquel Dieu l'avoit créé . Et entre ceux-ci mesme les uns luy donnent un terme beaucoup plus court que les autres; comme nous oyons que Juvénal dit (i) :

Antiqiiiim et vêtus est alienum, Posthume, lectum Concutere, atque sacri gcnium contemnere fulcri. Omne aliud crimen mox ferrea protuUt cetas; Viderunt primos argentea sœcula mcechos.

C'est à dire :

Jà du vieil temps c'estoit un ordinaire Faire coquus tous ceux qu'on pouvoit faire. D'autres péchez le grand nombre et amtts Jusques au temps de fer ne sortit pas : Mais dès le temps d'argent vint la misère De s'addonner à commettre adultère.

Mais qui pourroit croire cela? que dès le siècle d'ar- gent les hommes eussent commencé à commettre adul- tère, et néantmoins que tout autre vice eust tardé de venir jusques au siècle de fer? quand mesme nous n'aurions point le tesmoignage de la Bible au con- traire, en ce que elle nous parle de l'homicide de Gain? Je pense donc que ce poëte a ainsi parlé, pour monstrer que la paillardise, et mesmement l'adultère, est d'entre tous les vices celuy auquel de tout temps les hommes ont esté plus enclins. Et comment les payens

(1) S<^^, VI, 21.


72 APOLOGIE POUR HERODOTE

eussent-ils faict grande conscience de commettre tels actes, quand encores aujourd'huy plusieurs Chrestiens n'en font point de scrupule ? Je ne parle de ceux qui sont entachez aussi bien d'autres vices , et qui y sont addonnez, mais de ceux qui au demeurant sont quasi irrépréhensibles devant les hommes.

Toutesfois, comment qu'il en soit, il est certain que ce n'a esté sans raison qu'on a regretté le premier siè- cle. Car quelque corruption qu'il y peust avoir, il est vraysemblable quelle estoit petite à comparaison de celle qui est ensuyvie, veu que tousjours depuis elle a monté comme par degrez. Il est bien vray que comme nous, considérans la corruption qui est aujourd'huy, ne croyons point qu'elle puisse croistre, ainsi ont jugé nos prédécesseurs de celle de leur temps. Car desjà Juvénal, parlant de son siècle, dit qu'il est tant dépravé, qu'il n'est plus question de le penser nommer du nom de quelque métal (i) : comme voulant signifier qu'on luy feroit trop d'honneur de l'appeler siècle de fer, si on fait comparaison de la meschanceté de l'un avec la meschanceté de l'autre. Pareillement, quand Ovide parle de l'avarice de son temps, « Je ne scay, » dit- il, « comment il sera possible qu'elle aille plus avant. » Mais si Ovide s'abusoit bien en ce qu'il pensoit que la meschanceté de son temps fust montée jusques au plus haut degré, encore plus s'abusoit Hésiode, qui a vescu plusieurs siècles devant. Mais la corruption estoit desjà si grande, qu'il pense qu'il fust eschappé à meil-, leur marché s'il eust esté né ou devant ou après le cin- quième siècle : comme jugeant que tant s'en falloit qu'il en peust venir un pire, que mesme il n'estoit possible

(i) Nona (Xtas agitur pejoraque scecula ferri

Temporibus; quorum sceleri non invenit ipsa Nomen et a nullo posuit natura métallo.

Sat., XIII, 28.


CHAPITRE IV 70

qu'il en veint un autre qui le secondast en meschan- ceté. Tout ainsi doncques que, nonobstant les louanges du premier siècle qui nous sont chantées par les poètes, nous ne devons pas estimer qu'il ne se soit senti de la corruption : aussi, d'autre costé, nonobstant les grandes plaintes qu'ils font de Testât dépravé et perverti des siècles d'après, nous ne devons pas douter que quelques scintilles du premier n'y fussent demourées, sinon par tout, au moins en quelques lieux. Comme (pour exem- ple) nous voyons que ce qui nous est raconté par Juvénal (i) entre les louanges du siècle d'or, à-sçavoir que on eust estimé un crime capital, si un jeune homme, quelque riche qu'il fust, ne se fust levé de sa place devant un vieil, nonobstant qu'il fust povre, a esté pratiqué long temps après par les Lacédémoniens, punissans une telle faute sinon de mort, au moins de griève punition. Aussi lisons-nous en Valère du re- spect et de l'honneur que les Romains souloyent ancien- nement porter à vieillesse (2).


(i ) Credebant hoc grande nef as et morte piandum Si juvenis vetulo non assurrexerat et si Barbato cuicunque puer, licet ipsc videret Plura domi fraga et majores glandis acervos.

(Sat., XIII, 54.) (2) Voy. Valerii Maximi Dictorum factorumque memorabilium exemplar, LutetiîE, ex off. Rob. Stephani, 1544, in-8, II, 9.




fi§§§§sf §§§§§§


CHAPITRE V

Que tout ce que les poètes ont dict de la perversité DE leur siècle, se pouvoit desja dire du siècle pro- chain au nostre.



^OMBiEN que la coustume des poètes soit d'user de telles amplifications qu'il semble quelquesfois qu'ils vueillent faire d'une mousche un éléphant, et pourtant leur tesmoignage puisse estre suspect, je di toutesfois que quant aux descriptions qu'ils nous ont laissées de la perversité de leurs siècles, ils n'ont rien dict que nous devions tenir suspect, si nous venons à faire comparaison avec le nostre. Or si les poètes ne nous doivent estre suspects en cest endroit, encores moins les historiens, lesquels n'usent de si grande liberté, et tou- tesfois nous descrivent aussi des actes si exécrables qu'ils semblent incroyables. Comme nous en lisons en Thucydide, où il descrit bien au long la pestilence qui emporta un nombre infini de personnes en Athè- nes (i). On trouvera là (à dire la vérité) des desborde- mens enragez d'aucuns, lesquels se servoyent de ce tant horrible fléau comme d'une occasion d'exercer leurs meschancetez. Mais qui ne les pourra croire, s'in-


(i) Liv. II, 47<


1


CHAPITRE V 75

forme de ce qui a esté faict à la dernière peste qui a esté à Lyon (ville de Chrestiens, et non de payens, comme Athènes) principalement par les soldats delà citadelle: et alors non seulement il adjoustera foy aux actes que Thucydide raconte, mais les jugera estre quasi pardon- nables au pris de ces autres-là. Et ( pour le faire court) à quelle meschanceté pensons-nous que ne se soyent desbordez ceux qui faisoyent un ordinaire d'aller violer les filles et les femmes pestiférées, mesmes alors qu'elles estoyent sur le poinct de rendre l'esprit? Se trouvera-il en aucune langue (non pas mesmes en la Grecque, qui est la plus riche et la plus abondante de toutes celles qui ont esté et qui sont) un mot suffisant pour expri- mer une si brutale, si désespérée, si enragée meschan- ceté ? Doutons-nous que si les Turcs avoyent ouy parler de telle chose, ils n'en eussent horreur, plus que de chose qu'ils ayent jamais ouye ? et qu'ils ne redoublas- sent la haine et inimitié qu'ils nous portent à cause de nostre religion ?

Mais il sera expédient à mon advis, avant qu'entrer plus avant en ce propos, et discourir plus amplement du train de nostre siècle, s'informer de quel pied mar- choyent nos prédécesseurs, je di ceux qui estoyent il y a soixante ou quatrevingts ans (en quoy faisant je don- neray un peu plus court terme à ce mot de siècle, qu'on ne luy donne ordinairement); puisque, comme nous avons entendu parcidevant, la nature du monde est d'aller tousjours de mal en pis. A qui donc nous adresserons-nous pour faire telle enqueste? Aux pres- cheurs qui estoyent lors, et entr'autres, pour la France, à frère Olivier Maillard et frère Michel Menot; pour l'Italie, à frère Michel Barelete, ou soit de Bareleta. Lesquels (i), combien qu'ils ayent falsifié la doctrine

i) O. Maillard naquit en Bretagne et mourut près de Toulouse le


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APOLOGIE POUR HERODOTK


Chrestienne par toutes sortes de songes et de resveries, et par plusieurs meschans propos, les uns procédans d'ignorance, les autres de pure malice, si est-ce toutes- fois qu'ils se sont assez vaillament escarmouchez contre les vices d'alors, comme on pourra congnoistre par ce qui s'ensuit. Je commenceray donc chacun propos (quand l'occasion se présentera) par Olivier Maillard, pource qu'il est plus ancien que Menot; puis viendray à Barelete, qui est d'une autre nation. Or le premier propos sera cestuy-ci ( s'accordant fort bien avec ce que j'ay tantost dict) : que chacun d'eux trouve lameschan- ceté de son siècle si desmesure'e qu'il estime qu'elle surpasse sans comparaison celle de tous les autres siè- cles. Voici donc les mots d'Olivier Maillard, fueil- let 96. col. 3 (i) : Audeo tamen asserere qiiod multi sunt pejores in quarto anno nunc quam alias in septimo : et nunc in septimo quam alias in cetate perfecta. Et aupara- vant, à-sçavoir au fueillet 81 . col. 2 : Et qiium nunquam


i3 juin i5o2 ; on a de lui : Sermones de adventu, f-494' s- 1., in-80. — Parisiis, ap. Ant. Caillant et Lud. Martineau, 1497, in-4. — Quadra- gesimale, Paris, per Ant. Caillaut, 1498, in -40. — Sermones de adventu, etc. Opéra Joh. de Vingle, Lugduni, 1498, in-40, 2 col. — Parisius, Phil. Pigouchet, i5oo, in-8".~ Novum diversorum sermonum opus, Paris, Jehan Petit, s. a., in-8.

M. Menot naquit vers 1440 et mourut à Paris en iSyS, auteur de ; Sermones quadragesimales, Paris, i5i9, i525,in-8.

Gabriel Bareletta, prédicateur dominicain du xv« siècle, est auteur de : Sermones quadragesimales et de sanctis, caracteribus Jacobi Britannici Brixiani, Brixiœ, 1497-98, in-40 goth. à 2 col. — Lyon, i5o2, in-8. — Venise, Somaschus, 1571, in-8.

Les sermons de ces trois prédicateurs, tels que nous les avons, ne sont qu'un précis de ceux qu'ils faisaient au peuple dans leur langue maternelle : c'est le sentiment de La Monnoye et de Le Duchat, contraire à l'opinion de Voltaire, mais confirmé par Gérusez, Hist. de l'éloquence politique et religieuse, II, 79, et Lecoy de La Marche, La Chaire française au moyen âge, p. 243.

(i) L'édition qui a fourni à Estienne les nombreux passages inter- calés dans V Apologie est celle de Strasbourg, Knobloch, i5i2, in-40. Elle a beaucoup contribué à faire connaître Maillard des étrangers. Gesner ne cite qu'elle dans sa Bibliotheca, 1 574.


CHAPITRE V 77

fuerint majores liixiirice , injiistitiœ et rapince, qiiam mine, ideo, etc. Pareillement au fueillet 217:0 Deus meus, credo qiiod ab incarnatione Domini nostri Jesti Christi non regnaverunt tôt luxuriosi in toto miindo, sicut niinc Parhisius. Autant en dit Menot (qui a esté quelques ans après) usant de ces mots : Legatis histo- rias, et non invenietis qiiod mimdus fiicrit ita deprava- tus sicut mine est. Et il me semble qu'outre les autres propos de Maillard que je vien d'alléguer, s'accordans à cestuy-ci, il s'en trouve un non seulement ayant le mesme sens, mais aussi les mesmes termes. Ce mesme Menot, en un autre passage, reproche à ses auditeurs qu'ils vont tousjours en empirant. Venons à Barelete: Nunquam (dit-il, fueil. 26 1 . col. i .) mundus fuit tam malus ut nunc, neque tam separatus a Dei amore et proximi, ut nunc est. Voilà comment tous trois comme d'un commun accord et d'un consentement, en divers pays, font une mesme plainte de la meschanceté de leur siècle, comme outrepassant tout le desbordement et toute la corruption des siècles précédents. Voyons maintenant comment aussi tous trois font une mesme reproche (i) aux Chrestiens de ce que les Turcs et autres infidèles ne sont point si meschans en leur vie à beaucoup près. Maillard doncques ayant raconté qu'à Tours, du temps du roy Louys huitième, les Juifs reprindrent des Chres- tiens, de ce que disans Jésus Christ estre mort pour eux, toutesfois ils le blasphémoyent , vient à dire: Audeo di- cere quod plures insolentiœ fiunt in ecclesia Christiano- rum quam Judœorum. Et au fueillet 147. col. 2, il dit


(1) Reproche est masculin dans Joinville, Montaigne, Amyot, Loysel, féminin dans Calvin et dans Malherbe, tr. des Bienfaits de Sénèque. Vaugelas et Laurent Chifflet le font masculin au singulier et féminin au pluriel. « Aujourd'hui, » dit Richelet, « il est masculin aussi bien au pluriel qu'au singulier. » Diez ne veut pas de l'étymo- logie reprobare, bien que le provençal et le vieux français donnent reprovier.


78 APOLOGIE POUR HERODOTE

avoir fréquenté avec les Maures, mais les avoir trouvez beaucoup plus gens de bien que les Chrestiens qui es- toyent pour lors au royaume de France. Or n'en dit pas moins frère Michel Menot : Siint Jttdcei (dit-il) in Avi- nione, et sunt pagani in patria sua: sed firmiter credo quod secluso lumine fidei perfectius moraliusque vi- vunt quam hodie plures Christiani , nec tantce iniserice fiunt inter eos sicut inter nos . Nescio de quo vobis ser- viat nomen Christianitatis , et fides Christi quam rece- pistis in baptismo . Oyons maintenant ce que dit Bare- lete aux Italiens sur ce mesme propos, fueillet24.col.i : Non est plus erubescentia tenere publiée concubinas, accipere sacramenta falsa, et omnia illicita perpetrare. A Saracenis, ab Agarenis, ab Arabis, ab Idumœis , a Mahometanis , abarbaris, a Judceis ^ ab injidelibus, false Christiane, hcec accepisti.



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CHAPITRE VI

Comment le siècle prochain au nostre a esté repris par les susdicts prescheurs de vices quasi de toutes sortes.


iL nous tault veoir maintenant comment les susdicts prescheurs, parlans ainsi gé- néralement de la perversité de leur siè- cle, particulièrement aussi le reprennent ^_ de vices quasi de toutes sortes. Donc, pour tenir quelque ordre, je commenceray par le vice que Juvénal nous veult faire croire estre plus an- cien qu'aucun des autres, et notamment d'autant plus ancien que le siècle d'argent est plus ancien que celuy de fer. Qui est ce vice? La paillardise : qu'on appejle aussi luxure, et lubricité. Car ce que dit Juvénal de l'adultère, a plus forte raison doit estre entendu aussi de la simple paillardise. Mais pour avoir plustost faict, j'allégueray les propos de ces pre- scheurs par lesquels ils reprennent la paillardise en général, l'appelans luxuriant. Ce sera toutesfois sans mesler celle des ecclésiastiques avec celle des séculiers (ce que i'observeray es autres vices aussi), afin qu'on ne die que je mesle la spiritualité avec la temporalité , et ( selon le proverbe Latin ) les choses sacrées avec les profanes. Je prieray donc nostre mère saincte Église avoir un peu de patience que j'aye faict avoir aux sécu-


8o APOLOGIE POUR HERODOTE

liers leur despesche par ces trois bons personnages ; car je luy feray puis-après cest honneur de luy laisser tenir son chapitre à part.

Escoutons donc Olivier Maillard, se faschant fort en- tr'autres choses concernantes cest article de paillardise , que les damoiselles faisoyent porter les cornes à leurs maris; fueill. 8i. col. 2 : Et vos, domicellce, quce habetis tunicas apertas, nunquid mariti vestri siint cornuti, et ducunt vos ad banqueta? Sur quoy il raconte que le roy d'Angleterre , ayant une fois mis en délibération par devant son conseil s'il faloit faire la guerre aux Fran- çois ou non, il fut conclu qu'il la faloit faire, d'autant qu'il leur appartenoit d'estre les fléaux pour punir les péchez des François. Et là-dessus, il adjoute : Et quum nunquam fuerint majores hixuriœ, injusticiœ et rapince quam nunc,ideo decretum fuit ut venirent . Nous avons veu aussi tantost le passage auquel il dit, parlant son Latin : « O mon Dieu, je ne croy point que depuis l'in- carnation de nostre seigneur Jesus-Christ la luxure ait autant régné en tout le monde qu'elle règne mainte- nant à Paris. » Il se plaind aussi (fueill. 1 36. C0I.4.) des bourgeois de la ville qui donnoyent leurs maisons à louage aux putains, maquereaux et maquerelles. Item, qu'au lieu que le roy S . Louys avoit faict bastir une mai- son aux putains hors la ville, alors les bordeaux estoyent en tous les coings de la ville. Item, au fueil . suyvant , parlant à ceux de la justice : Ego non habeo nisi lin- guam : ego facio appellationem, nisi deposueritis ribal- das et meretrices a locis secretis . Habetis lupanar fere in omnibus locis civitatis . Item, au fueil. 84. col. 4 : « Où sont » (dit-il) « les ordonnances du Roy S. Louys ? Il avoit ordonné que les bordeaux ne fussent point auprès des collèges : au. lieu que maintenant la première chose que rencontrent les escholiers au sortir du collège, c'est le bordeau. » Il dit bien en un autre endroit que ce roy


CHAPITRE VI 8l

avoit voulu chasser toutes les paillardes hors du royaume: mais que pour éviter plus grand scandale, il avoit esté advisé de les laisser demeurer en quelque lieu hors la ville. Et de faict il monstre bien évidem- ment en un autre passage qu'il est de ceste opinion ; de sorte que luy qui réforme les autres , comme prescheur, ha bon besoin d'estre réformé en cest endroit, comme il sera déduict plus à plein ci-après . Maintenant, pour- suyvant mon propos, je di que ce prescheur se plaind aussi que les macquereaux (qu'il appelle pour ceste oc- casion sacrilèges) faisoyent leurs marchez avec les pail- lardes dedans les églises; et adjoute qu'il s'esbahit (qui est un propos pour rire, combien qu'il y aille à la bonne foy) que les saincts qui reposent là, ne se lèvent pour leur arracher les yeux. Aussi n'espargne-il pas les mères qui sont macquerelles de leurs propres filles ; au fueil.24: Suntne hic maires illce macquerellœ filiarum suarum, quce dederunt eus hominibiis de curia, ad lucran- dum matrimonium siium? Et au fueil. 35. col. 4, ayant dict : « Estes-vous ici, messieurs de la justice ? quelle pu- nition faites- vous des macquereaux et des rufians (i) de cette ville ? » et ayant monstre qu'ils laissent tels larrons impunis, au lieu qu'ils punissent bien les larrons ordi- naires, vient à parler de ce macquerelage qui est encore beaucoup plus horrible, à-sçavoir de celles qui font gangner à leurs filles leur mariage à la peine et sueur de leur corps : Et faciunt eis ( dit-il ) lucrari matrimo- nium suum ad pœnam et sudorem sui corporis. Item , aufueillet i25. col. 2 : « Ne trouvez-vous pas de celles-là en ceste ville, qui en leur jeunesse tiennent le bordeau,


(i) Littré dit rufien et allègue Eust. Deschamps, Montaigne (qu met deux f) et Balzac. Le sens primitif est teigneux, rogneux, car on trouve dans le milanais : ruff, dans le piémontais : rufa, dans le romagnol : rofia, teigne, rouille du blé, dans le vieux français : roife; \oy. M.con, Nouveaux fabliaux, 11,88,


82 APOLOGIE POUR HERODOTE

et puis, estans vieilles, sont macquerelles? J'en appelle de vous, messieurs de la justice, qui ne faites point punition de telles personnes. S'il y avoit en ceste ville quelqu'un qui eust desrobbé dix solds, il auroit le foit pour la première fois; s'il y retournoitpour la seconde, il auroit les oreilles coupées, ou le corps mutilé en quelque autre sorte (car il dit, esset 7nutilatus in cor- pore); s'il desrobboit pour la troisième fois, il seroit mis au gibbet : or dites-moy , messieurs de la justice, qui est pire, desrobber cent escus, ou bien vendre une fille? »

Oyons Menot (fueillet 1 5. col. 3, de la seconde impres- sion, laquelle je suy) : Nunc œîas jiivenum est ita dedita liixurice, qiiod non est nec pratum, nec vinea nec domiis, quœ non sordibus eoriim inficiatur .Voyez aussi au fueillet 148, col. I : Nunc aqiia îuxurîce transit per mona- steria, et habetis usque ad os, loquendo de ea. Et un peu après. In suburbiis et per totam villam non videtur alia mercatura, autre marchandise. In cameris exer- centiir luxiiriœ, in senibus, juvenibus, viduis, itxoratis, fiUabus, ancillis, in tabernis, et consequenter in omni statu. Il est vray qu'il se trouve un peu empesché en une question laquelle il vient à mouvoir comme de la part des jeunes gens nouveaux-mariez, lesquels, pour raison du train qu'ils mènent, sont contraints d'aller souvent sur les champs; fueillet 189, col. 4 : Cogno- scitis quod non possumiis, etc. Vous sçavez que nous ne pouvons pas avoir tousjours nos femmes auprès de nous pendues à nostre ceinture, ou plustost les porter en nostre manche : et cependant nostre jeunesse ne se peut pas passer de femmes. Nous venons â des tavernes, hosteleries, estuves, et autres bons lieux : nous trou- vons là des chambrières faites au mestier, et qui ne valent pas beaucoup d'argent : à-sçavoir-mon si c'est mal faict d'en user comme de sa femme. Voilà (di-je


CHAPITRE VI 83

une question qu'il fait en la personne de quelques bons compagnons : par laquelle nous pouvons cognoistre le peu de scrupule qu'on faisoit pour lors de tel cas. Car luy-mesme, au lieu de respondre vivement à telle question, et de trencher le mot sur le champ, y respond comme un homme qui estime que la question mérite bien qu'on y pense, avant qu'en donner la décision : toutesfois il en sort à la fin assez à son honneur (i). Item il crie (comme frère Olivier Maillard) de ce que les maquerelages et toutes autres meschantes traffic- ques et meschants complots se font es églises (fueillet 94, col. 2) : Si sit quœstio facere et tractare mercatum de aliqua filia rapienda, aiit alio malo faciendo, oportet quœrere magnas ecclesias, etc. Item autre-part il dé- clare comment toutes les assignations se donnoyent là (2). Toutesfois il n'y a qu'une chose laquelle le fait pleurer, c'est que les mères vendent leurs propres filles (fueillet 97, col. 4). Et qtiod plus est (quod et flens dico) nunqiiid non sunt quœ proprias filias vemm- dant lenonibus?

Barelete pareillement se plaind (fueillet 28, col. i) : Non est amplius verecundia publiée tenere concubinas : sinitur uxor, et nutritur putana cum manicis rubeis. Et en plusieurs autres endroits il fait la mesme plainte. Mais il parle, entr'autres paillardises, de celle des non- nains (de laquelle je n'ay encore rien trouvé en Mail-


(i) II en sort par trois considérations qu'il énumère : Fidei fractio, sui ipsius diffamatio, sexus conditio, et la troisième commence ainsi : Si mulier quœlibet ex adulterio habet filium, sine compara- tione plus peccat quant vir...

{2) Les poètes ne ménagent point leurs traits satiriques contre cette profanation du sanctuaire :

Varlects et paiges avez après la queue, Aux églises il vous font les messages, Macquerelages sans craindre Dieu ni mages, Dont tels oultrages faut que viennent en veue,


84 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

lard ni en Menot), disant au fueillet 42, col. i : Ad mo- niales conventuales, quce habent filios spurios.

Venons aux autres meschancetez, à-sçavoir aux in- cestes, sodomies, et autres péchez de paillardise contre nature. De celles-ci je n'ay souvenance d'avoir guère leu en Menot; mais Maillard dit généralement, au fueillet 278, col. 3 : Taceo de adulteriis, sttipris et incestibus, et peccatis contra naturam. Et au fueillet 3oo, col. I : Si credant fures, falsarii, fallaces, adulteri et incestuosi, etc. Quant à la sodomie particulièrement, ce mesme prescheur en parle bien au fueillet 262, col. 2, mais il n'en parle point comme d'une chose de laquelle on feist mestier et marchandise : ains seule- ment (après avoir parlé de ce qui est récité en la Bible touchant ceste meschanceté) vient à dire qu'il se trouve beaucoup de Chrestiens si aveuglez qu'ils soustiennent telles meschancetez comme licites. Mais Barelete, ayant à faire aux Italiens, crie souvent contre ce vice : comme au fueillet 58, col. 2 : O quot sodomitce, quot ri- baldi! Aussi, au fueillet 72, col. i, il adjouste à ceste malheurté (i) encore l'autre : Hoc impedimento im- pedit diabolus linguam sodomitce, qui ciim pueris rem turpem agit. O natiirœ destructor! Impeditur ille qui cum uxore non agit per rectam lineam. Impeditur qui cum bestiis rem agit turpem. Obestia deterior! Il y a


Sortez en rue, ne craignez d'estre veue, Car place deue nest le temple de Dieu, Pour tel cas faire faut sercher autre lieu.

(La Réformation des Dames de Paris par les Lyonnaises.)

... En quel lieu Fut premier ta pensée esprise De son amour?

— En une église.

(C. Marot, Dial. nouveau.) (i) « Grande malheureté, miseria miserrima. » Rob. Estienne.


CHAPITRE vr 85

aussi un passage au fueillet 24, col. i, auquel il con- joint sodomias avec cardinalitates : soubs lequel mot je ne doute point qu'il n'y ait quelque grand mystère caché; mais je le laisseray descouvrir aux autres. Le passage est tel : Quis te conducit ad inhonestates, et ad libidines, et cardinalitates, et ad sodomias? Quoy qu'il en soit, il est certain qu'il a voulu signifier quelques grandes vertus cardinalicques, par ce mot cardina- lite^, en le mettant entre paillardises et sodomies (i). Les larrecins pareillement sont fort repris par tous trois, et les rapines, ou pilleries; mais ils s'arrestent bien plus (en quoy ils ont bonne raison) aux larrecins qui ne sont point tenus pour tels, et desquels on ne fait aucune punition, qu'aux autres : et principalement à ceux des usuriers. Premièrement donc Maillard, ayant allégué ceste distinction de Thomas d'Aquin entre larrecin et rapine, que rapine est de ceux qui desrobbent sans que celuy qui est desrobbé s'en apper- çoive, vient toutesfois puis-après à monstrer un autre usage de ce mot, disant que rapine se fait en public, et le larrecin (qu'il appelle fiirtum) en secret. Il estime donc rapine quand un homme qui ha pouvoir et authorité oste le bien à un autre qui n'ha pas tels moyens; aussi quand un prince ou un gentilhomme prend par force le bien de ses subjects; item dit que la façon de des- robber de laquelle usent les gensdarmes, est rapine. On appelle aussi rapine (dit-il) qui proprement se doit appeler concussion, quand le maistre retient le salaire de son serviteur, la maistresse de sa chambrière, etc. Or parle-il de toutes ces rapines, comme n'ayans faulte d'exemples. Mais venons à autres plus grosses pilleries, et en premier lieu à celles des usuriers. Il dit


(i) Vere cardinales isti sunt carnales, dit Gui Patin, éd. Réveillé- Pariset, I, 494.


86 APOLOGIE POUR HERODOTE

donc qu'outre l'usure qui est toute évidente, il y en a aussi une qui s'appelle usure palliée; et en donne tels exemples. C'est (dit-il) comme quand un qui ha néces- sité d'argent, vient trouver un thésaurier sur lequel il a eu assignation de mille escus : le thésaurier luy re- spond qu'il les luy baillera, mais non pas devant quinze jours, auquel temps il doit recevoir argent. Le povre homme respond qu'il est pressé, et ne peut attendre. Le thésaurier luy dit : « Et bien donc, je » vous bailleray une partie en argent, et l'autre en » marchandise. » Et puis la marchandise qui vaut cent escus, il la luy conte pour deux cens. Il met encore cest exemple (entr'autres) d'usure palliée : Un qui fait train sur la mer emprunte cent francs : mais ils luy sont prestez à la charge que si sa marchandise vient à bon port, outre les cent francs, il donnera la moitié du proffit; sinon, il ne laissera de rendre pour le moins les cent francs. Et puis il adjouste : Et sic quotiens ponitur capitale in lucro, et liicrum sub dubio, ibi est usiira palliata. Il met encore quelque autre exemple. Mais je revien aux thésauriers, ausquels il s'attache en plusieurs autres passages : comme au fueillet 83, col. 4. « Et quant à vous autres, clercs des finances et thésau- riers, les capitaines ne vous donnent-ils pas dix escus afin d'avancer leur payement? Cela est usure. Vous dites que vostre office vaut peu, mais que les practi- ques sont bonnes. A tous les diables telles practiquesl (ad omnes diabolos taies practicœ!){i) Vous dites aussi que vostre office vous couste beaucoup, et qu'il se faut récompenser et rembourser. Tout ceci ne vaut rien : et toute telle façon est fort dangereuse (2). Et vous, femmes,

(i) « L'acheteur leur aiant le dos tourné, est moqué et monstre au doigt, comme aians bien exploité : ad ontnes mille diabolos telle sorte de gens, disoit Menotus. » Du Fail, Contes d'Eutrapel, XXXL 2) A partir de i533, le Journal d'un Bourgeois de Paris (p, 438


CHAPITRE Vr 87

ne portez-vous pas les belles fourrures et les ceinctures d'or de ces deniers? Il le vous faut rendre, ou estre damnées. » Item au fueillet 87, col. 3, parlant du guain deshonneste : Ceci, dit-il, touche les femmes des rece- veurs, des argentiers, et telles gens. Car quand on doit estre payé par eux de quelque somme, avant qu'on puisse tirer argent il faut faire présent a leur femme de quelque belle robbe, ceincture ou aneau. Il reproche aussi au fueillet 83, col. 4, aux gens d'église, qu'ils baillent à usure le blé qu'ils ont de leurs bénéfices; et aux changeurs, qu'ils prestent dix escus sur une terre, pour en jouir ce-pendant; et aux marchands qui pre- stent de la marchandise, au lieu d'argent, contans ce- pendant la marchandise pour deux fois autant qu'elle vaut; comme nous avons tantost ouy qu'il reprochoit aux thésauriers.

Menot pareillement crie fort après les usures tant couvertes et palliées (ainsi qu'il parle), comme pu- blicques et toutes manifestes : comme où il dit : Hodie siint pxiblicce iisurœ, non coopertce, vel palliatœ, sed omnino manifestce, ita ut videamur esse sine lege. Et en un autre passage dit qu'on endure des usures plus énormes que n'ont jamais esté celles des Lombards (i)


et 440) enregistre de nombreuses condamnations contre les mar- chands convaincus de faire l'usure et contre ceux qu'on désignait alors sous le nom de courtiers d'usure. On ne pouvait invoquer contre eux que les dispositions d'une ordonnance remontant à i5io et relative à la réformation de la justice. (Isambert, X«c. lois franc., XI, 578, art. 64, 65, 66.) Cf. Rabelais, III, 3.

(i) Jacques de Vitry, légat du Saint-Siège en 1228, nous a laissé, au chapitre VII de son Histoire occidentale, un catalogue des déno- minations injurieuses que se renvoyaient les écoliers; on y lit : Lom- bardos avaros, maliciosos et imbelles.

Sor trestoutes les autres ars Moult i ot chevaliers lombars, Que Rectorique ot amenez, Dars ont de langues empanez


88 APOLOGIE POUR HERODOTE

et des Juifs, pour lesquelles toutesfois ils ont esté chassez de France (fueil. loo, col. 3) : Fuerunt alias Longobardi et Judœi expulsi a regno Franciœ, quod totam terrant inficiebant usuris : sed nunc permittuntiir crassiores diaboli usurarii quant unquam fuerint Lon- gobardi sive Judcei. (Et à propos de ce qu'il dit ici, il faut noter un mot qui est en Maillard : Vos dicitis quod illi qui tenent banquos ad usuram, sunt de Lont- bardiaj. Il adj ouste : Et adhuc quod fortius et vehe- mentius lœdit cor meunt, sunt illi qui dicuntur sapien- tiores. Or ha-il telle opinion de ces usuriers, qu'il dit que si mille diables descendoyent de l'air en terre, ils ne feroyent point tant de dommages aux biens des povres gens qu'un seul gros diable d'usurier en une paroiçe (fueil. 1 7, col. 3) : Crédite ntihi, si mille dia- boli descenderent de aère in terram ad perdendum bona pauperum, non tôt mala facerent quanta unus grossus diabolus usurarius in una parochia. Et taies sunt fu- giendi sicut diaboli. Et descouvrant leur meschanceté, au fueil. 96, col. i, il dit que si ces maudictes gens lisent une pronostication qui die qu'on aura cherté de bled ou de vin , ils enlèvent tout ce qui en vient au marché; et depuis qu'ils l'ont serré, n'en donneront à quelque povre que ce soit sinon en payant au double : tellement que par telle tyrannie le povre peuple abboye

Por percier les cuers des gens nices Qui vienent jouster à lor lices...

{Bataille des VII Arts.)

Je les ayme tout d'ung tenant, Ainsi que faict Dieu le Lombart.

(Villon, Gr. Testament, LXIV.) Les Lombards résidèrent d'abord à Montpellier, Nimes et Cahors ils ne prêtaient que sur gage, à vingt pour cent d'intérêt, et si au bout de six mois on ne retirait pas son gage, il était perdu. Partout on les excommuniait, on les chassait, mais avec quelques sommes distribuées à propos aux Souverains, ils trouvaient bientôt le moyen de se faire rappeler.


CHAPITRE VI 89

à la faim, et meurt sans miséricorde. Et au fueil. iio, col. 4 : « Ces gros diables d'avaricieux ont tellement rongé le povre peuple pendant la cherté, qu'il n'ha plus de quoy vivre, sinon qu'il s'escorche, et qu'il vende sa peau. » Et faut noter qu'il use de ceste façon de parler, la rapportant à ce passage qu'il a allégué : Pelli mece consumptis carnibus adhœsit os meum. Car il monstre que les povres ont bien occasion de dire cela. Item au fueil. 8, col. 2 et 3 : O vos miseri usurarii, per vestras usiiras destruitis pauperes, et ponitis eos nudos in magna miseria : homines sine misericordia et ratione. Vos habetis hoc anno vestrum paradisum, qiiod videtis hoc anno esse magnam indigentiam bladi : ideo vestrum patiperibus venditis in duplo plusquam emistis. Vestra horrea plena sunt, et populus famé cruciatur. Et au fueil. 32, col. 3 : Sic faciunt isti grossi usurarii, qui volunt decipere pauperem, dando ei bladum, ut tandem possint habere suam hereditatem. Mais il déclare ceci bien plus au long en un autre passage, monstrant comment, alors que le bled est à bon marché, ils disent aux povres gens qui leur en apportent ce qu'ils doivent, qu'ils le vendent et se servent de l'argent, et qu'eux n'en ont pas encores besoing; et ce faisans espient ces povres gens au passage, sçavoir est à les faire payer tous ces arriérages de bled alors qu'il est fort cher. A quoy ne pouvans fournir, sont contrains au lieu du bled donner leurs héritages en payement. Et à ce qu'on peut voir par ce mesme prescheur, ces galans se fioyent sur cela mesme que nous voyons encores aujourd'huy plusieurs d'eux se fier : à-sçavoir de fonder quelque chapelle, ou quelque autre lieu, ou autrement faire quelque bien à l'église, à leur mort (fueill. 5, col. 1) : Vos usurarii putatis evadere, dicentes : Ego committam usuras, sed hoc est cum intentione fundandi unam ca- pellam.


qO APOLOGIE POUR HERODOTE

Barelete aussi s'attache bien quelquefois aux usu- riers; et mesmement à propos de ce que nous avons tantost ouy de Menot, que les Juifs avoyent esté chassez de France pour raison de leurs usures, mais qu'entre ceux qui se disoyent Chrestiens, il se trouvoit de plus vilains usuriers que n'avoyent jamais esté les Juifs. On n'ha plus de honte (dit-il) de bailler à usure, non pas mesme d'en faire trafficque avec les Juifs. Et mesmement il fait un presche exprès De usuris et restitutione rei alienœ, où il allègue plusieurs raisons pour lesquelles l'usure ne doit estre tolérée : et en- tr'autres choses il vient à s'escrier : « O combien y a-il de telles gens qui depuis quelques ans de grande po- vreté sont venus à grandes richesses, par fus et nef as! Tel povre homme a acheté un fourmage, duquel il n'a jamais gousté; tel a acheté du drap, duquel il ne s'est jamais vestu. O vous qui estes les femmes de ces usu- riers, si on mettoit vos robbes sous le pressoir, le sang des povres en sortiroit. » Il parle aussi au fueill. 63, col. 4, des usuriers qui pour dix qu'ils prestent, font mettre seize, ou autre nombre, sur l'instrument. Et sur ce propos raconte la punition qui fut faicte de son temps à Crème, d'un usurier lequel, prestant du blé, pour dix mesures feit mettre quinze sur l'instrument; dont le notaire fut puni de la perte de la main, laquelle on luy couppa; l'usurier de la perte de tous ses biens, qui luy furent confisquez.

Je croy que souvent aussi ils devoyent estre enrouez de force de crier après les larrecins et pilleries qui se commettent par ceux qui sont appelez gens de justice, procureurs, advocats, juges et autres. Quant aux advocats, Maillard dit (i) qu'ils prennent a dextris et a


(\) Sermones dominicales, Paris, i5ii ,i53o, XX» sermon, dim. de l' Avant.


CHAPITRE VI


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simstris : et fait un fort plaisant conte d'une procédure tenue entre deux advocats du temps du roy Louys dernier (i), en une ville de France. Un bon paysan vint prier l'un d'eux d'estre son advocat en un procès qu'il avoit en la cour de Parleraient : ce qu'il accepta. Au bout de deux heures vient la partie adverse, qui estoit un homme riche; et le prie semblablement d'estre son advocat en une cause contre un certain paysan. Ce qu'il accepta aussi. Le jour que la cause se devoit tenir, le paysan vint la ramentevoir à son ad- vocat, lequel luy fit response : — « Mon ami, l'autre fois » que vous vintes, je ne vous di rien, pour raison des » empeschemens que j'avois : maintenant je vous » adverti que je ne puis estre vostre advocat, estant » celuy de vostre partie : mais je vous bailleray lettres » adressantes à un homme de bien. » Alors escrivit à l'autre advocat ce qui s'ensuit : « Deux chappons gras me sont venus entre les mains, desquels ayant choisi le plus gras, je vous envoyé l'autre : je plumeray de mon costé, plume!^ du vostre (2). » Et au fueil. 75, col. i : « Vous, messieurs les advocats, n'alléguez-vous pas les loix pour renverser le droict jugement? ne corrompez-

(i) Louis XII. Il avait une aversion générale contre les avocats; les avocats, disait-il, s'attribuent impudemment l'artifice des cordon- niers, lesquels allongent et tirent le cuir avec les dents; ainsi font les avocats en la dilatation des lois. Cf. Arlotto (notre édition), XV; Des Périers, XCIX; d'Ouville (notre édition), LXXX.

(2) Voici ce qu'on lit au second vol. des Mots dore^ de Ca- thon (i533) :

Parlons des mauuais aduocatz

Jamais n'entendront à vous catz

Silz nont argent plains la main

Plustost aujourdhuy que demain.

Villon dit avec plus de détails :

Je vis là tant de mirlifîcques. Tant d'ameçons et tant d'afficques, ' Pour attraper les plus huppez; Les plus rouges y sont gruppez


g2 APOLOGIE POUR HERODOTE

VOUS pas le tesmoignage tant qu'il vous est possible? ne formez-vous pas les appellations contre Dieu et contre vostre conscience, pour destruire l'adverse partie? ne requérez-vous pas le juge de donner sentence contre l'équité? ne prenez-vous pas argent des deux costez? » Et un peu après : « Entre vous, damoiselles qui estes mariées à des advocats, vous portez les ceinctures d'or, qui proviennent des tromperies de ces diables vos maris, et des chaînes d'argent, et des rubans : avec les patenostres d'or, ou de geet. Il vous vaudroit mieux avoir espousé des bouviers. » Item au fueil. i85, col. 3 : « Vous, femmes de tels conseilliers, advocats, maistres des requestes, il vous vaudroit mieux estre les femmes d'un bourreau. » Et au fueil. 42, col. 3 : O domini de parlamento, qui datis sententiam per antiphrasin, me- lius esset vos esse mortuos in uteris matrum vestra- rum. Et au fueil. Sg, col. i, il descouvre une autre fort grande meschanceté : « Et vous , advocats , n'irez- vous pas à celuy qui est en prison, luy dire : Mon ami, vous avez une maison et deux arpens de vigne : si vous les voulez quitter à un tel président, vous eschap- perez. » Menot aussi parle amplement et en plusieurs lieux

A l'ung convient vendre sa terre; Maint, sans sainctir, là se detterre, Partie ou peu en demourra...

(Préambule des Repeues franches.) ... Ce mordant que l'on oyt si fort bruyre, De corps et biens veult son prochain destruyre; Ce grand criard, qui tant la gueule tort. Pour le grand gain tient du riche le tort.

(C. Marot, l'Enfer.) « On a, » dit'Cellini dans ses Mémoires, VI, 11, « coutume en France de compter^ ^gner un procès contre toute personne qui semble mettre de la négligence à se défendre. Dès qu'une de ces affaires présente quelque avantage, on trouve à la vendre. On a même vu des gens dont la profession consiste à acheter des procès ou à en accepter pour dot. »


CHAPITRE VI 93

des larrecnis qui se commettent en justice par les pro- cureurs et advocats, et principalement par ceux qui vendent aux riches le droict des povres, c'est à dire, arrachent des povres tout ce qu'ils peuvent, et cepen- dant les trahissent envers leurs adversaires, qui foncent mieux à Tappointement et leurs enflent mieux les bourses. « Après » (dit-il, fueil. g5, col. 3) « qu'un procès aura duré quatre ou cinq ans, l'advocat viendra dire au riche plaidant contre le povre, qui ha le droict : Il faut que vous accordiez avec vostre partie : car en la fin vous seriez condamné. Alors cest advocat tient ce language au povre : Mon ami, vous vous destruisez : ce n'est pas vostre cas de mener un procès contre un tel personnage. Il faut que vous accordiez avec luy, et que vous luy quittiez l'héritage, en recevant cent escus : autrement il est délibéré de vous faire coquin (i) du tout. Alors le povre homme, craignant d'avoir pis, condescend à bailler pour cent escus l'héritage qui en vaut mille. » Item au fueil. 204, col. i, voici que dit un advocat à quelque bonhomme : O amice, oportet quod tu accordes cum isto : quia aliter nunquam habebis pacem : nam tu vides qu'il n'ha rien, et que c'est une verde teste ; et est homme pour te faire tout plein d'ennuy. Dicam tibi, tu non perdes totum : tu dicis quod ipse débet tibi centum scuta : habebis decem, et eris contentus, si placet. Tune dicet ille bonus homo : O quomodo possem facere illud? Nescirem : quia ego perdam rem meam nimis miserabiliter : ego non possem facere. O (dicet ille) mon ami, melius est quod tu hoc habeas quam tu perdas totum : quia dicitur commu-

(i) Comp. au ch. XXII, le proverbe a qui dit qu'il n'est vie que de coquins quand ils ont assemblé leurs bribes. » Des Périers parle d'un curé « jaloux de sa gibecière comme un coquin de sa poche. » Nouv. LXXIX. « Quant au mot de coquin, c'est un mendiant volon- taire qui halene ordinairement les cuisines, que les Latins nomment coquinas. » Pasquier, Rech., p. 890.


94 APOLOGIE POUR HERODOTE

niter que quand on a perdu toute sa vache, et on en peut recouvrer la queue, encores est-ce pour faire un tirouoir à son huis. Mais il ne se faut point esbahir de ceci, veu ce que nous oyons de la cour de parlement qui estoit lors. Car il dit que le parlement souloit estre la plus belle rose de France, mais que ceste rose a esté depuis teincte au sang des povres, crians et plorans après eux. Et à-fin qu'on ne pense que j'adjouste une seule syllabe du mien, voici ses mots, fueil. 104, col. i : Dico quod est pulchrior rosa qtice sit in Francia quam parlamentum : id est quod habet videre et super eccle- siam et super brachium seculare. Sed ista rosa (i) versa est in sanguinem : sic quod est omnino tincta sanguine pauperum clamantium et plorantium hodie post eos. Non mentior. Puis il adjouste que tel povre homme aura demeuré dix ans à Paris à soliciter son procès, et encores au bout de dix ans n'en aura l'expé- dition : laquelle ils luy eussent peu bailler au bout de huict jours, s'ils eussent voulu. Or un peu auparavant avoit-il parlé généralement à messieurs de la justice, lesquels font trotter une infinité de povres gens après les queues de leurs mules, sans leur daigner bailler aucune audience, combien qu'il soit question de tout leur bien : de sorte que souvent il advient que ces povres gens, mourans à la poursuite, laissent leurs enfants destruicts ; et faut que leurs filles, au lieu d'estre mariées, s'abandonnent. Pareillement, au fueil. 17,


(i) Le Duchat croit que cette métaphore désigne proprement la Grand'Chambre, laquelle, par son grand vitrail à la gothique avec croisillons et nervure de pierre, forme un compartiment en manière de rose. La couleur qui domine dans le verre de cette rose étant un gros rouge sanguin, Menot suppose que ce qui a donné cette couleur à la rose, ce sont les injustices et les cruautés qui s'y commettent contre^ le pauvre et l'innocent. Cette rose, ajoute Menot, a vue tant sur l'Église que sur le bras séculier. C'est que toutes les affaires qui regardent soit les matières ecclésiastiques, soit les grandes pairies, sont du ressort de cette Chambre.


CHAPITRE VI 95

col. 2, il dit qu'on voit des riches maisons desquelles le maistre et la maistresse, après avoir employé six ou sept ans à la poursuite d'un procès, n'en ont peu avoir la fin, mais y ayans consumé tout leur bien, ont esté finalement contraints de s'en aller tous nuds avec un baston blanc en la main (i) (car il use de ces termes : Et exieruni omnino nudi cum baculo albo in manu). Ou bien en la fin ils ont perdu leur procès, et ont esté mesme condamnez aux despens, de sorte qu'il leur a esté force de quitter le pays. Item au fueil. go, col. i : Sic hodie vos procuratores, judices et advocati, facitis currere pauperes cum processibus vestris post caudas mularum vestrarum : manutenetis eos in his diabolicis processibus, ut semper possitis arripere pecunias, atraper deniers. Un peu après il parle des procès qui ont duré 20 ou 3o ans, de sorte que deux ou trois ayans employé et leur vie et leurs biens à la poursuite, et n'ayans laissé à leurs héritiers dequoy poursuyvre, les procès sont pendus au croq, ou au clou. Et au fueill. 1 14, col, 4 : Domini de justitia, qui tenetis ho- mines à Tabboy, clamantes. Sunt très menses vel très anni quibus habetis sententiam jam in capite vestro quam potestis uno die ferre : sed semper ad augendum lucrum vestrum, facitis eos siccare post vos, ut incan- tatos sortilegio, et currere post caudas mularum vestra- rum cum suis sacculis. Ce qui s'accorde bien avec ce que Maillard reproche aux juges et advocats, lesquels, nonobstant toute leur grande crierie qu'ils font en la


(i) Anciennement, lorsqu'on laissait sortir la garnison d'une place qui avait été rendue à l'ennemi, on stipulait quelquefois dans la capi- tulation que les soldats qui la composaient se retireraient portant, au lieu de leurs armes qu'ils déposaient, un bâton à la main : « Les Anglois s'en estoient allez en Normandie, avec un baston en leur poing... » Alain Chartier, Hist. de Charles VII, p. 72. « Il fut permis aux hommes d'armes de sortir avec un bâton à la main. » De Barante, Hist. des ducs de Bourgogne, t. IV, p. 404.


96 APOLOGIE POUR HERODOTE

cour, prolongent un procès jusques a quatre ans, pour un disner qu'on leur aura donné. Je revien à Menot, qui reprend, au fueil. i25, col. i, les advocats qui en- tretiennent les enfants en procès contre leurs mères estant vefves. Il crie aussi en quelques endroits contre les advocats qui conseillent aux parties de nier fort et ferme le debte, quand le créditeur n'ha ni tesmoins, ni cédule. Ce mesme prescheur (à propos de ceux qui s'enrichissent aux despens du povre peuple) se plaind en quelquesjlieux'des princes qui griefvent leurs subjects de tailles et gabelles; comme au fueill. 170, col. i : Quantum ad populum, miseria in qita est, talis est : Mo- ritur famé, qtiod nunc patitur tallias, gabellas, rosiones, excoriationes ; et nisi dimittat pellem, non poterit am- plius aliquidpati. Et au fueill. 108, col. i : O utinam illud attenderent domini justitiarii, qui favore principum, ut eis obtempèrent, obediunt nefandis eorumprœceptis, pau- perem populum rodentes, excoriantes pupilles et viduas, novas quotidie exactiones suscitantes. Mais toutesfois encores dit-il que messieurs de la justice font plus de dommage à un povre homme menant un procès de six blancs, que toutes les tailles, impositions, et gabelles, et que tous les gensdarmes qui luy pourroyent venir en un an : tellement qu'il dit que messieurs de la justice (qu'il appelle autrement les officiers du roy) establis pour la protection du povre peuple, sont comme le chat qui guarde que les souris ne viennent ronger le fourmage : mais s'il se rue une fois dessus, il en em- portera plus en un seul coup de dents, que les souris ne feroyent en vingt. Il crie aussi contre messieurs de la justice de ce qu'ils permettent les usures et les bor- deaux; et mesme reproche à messieurs de Parlement que quelques-uns d'eux ne font conscience de louer leurs maisons à des rufians, à des macquereaux et macquerelles. 11 parle aussi de plusieurs autres mes-


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chancetez qui se commettoyent par autres officiers de justice; comme au fueill. 128. Et s'adressant générale- ment à tous ceux et toutes celles qui s'enrichissent par moyens indeus, il dit : « Vous, messieurs et mesdames, qui avez tous vos plaisirs, et portez les robes d'escar- latte, je croy que si on les serroit bien au pressoir, on en verroit sortir le sang des povres gens dedans lequel elles ont esté teintes. » Laquelle hyperbole est quasi mot pour mot semblable à celle de Barelete que nous avons tantost ouye. Lequel Barelete n'oublie pas les gens de justice (et principalement les advocats) non plus que les deux autres : mais toutesfois il en parle bien peu au pris d'eux. Au feuill. 109, col. 3 : O per- sequutores vidiiarum, lupi rapaces, crudeles advo- cati! Voyez aussi ce qu'il dit au fueill. 262.

Je vien aux autres larrecins et pilleries d'autres estats, repris par ces prescheurs, et principalement par Mail- lard : lesquels se commettent par tromperie, soit en falsifiant ce qu'on vend, soit en décevant quant au poids (i), ou à la mesure, ou autrement. Il dit donc au fueill. 70, col. 2 : Vos domini notarii, fecistisne de- ceptiones in literis? Unde dicitur communiter in com- miini proverbio : De trois choses Dieu nous guarde, de caetera de notaires, de qui pro quo d'apothicquaires, et de bouquon de Lombards frisquaires (2). Et en plu- sieurs autres endroits il crie contre ce qui pro quo des apothicquaires. Et au fueill. 27, col. 2, et 66, col. 3, il se courrouce à plusieurs d'entr'eux qui meslent le gin-


(1) L'orthographe de poids par un d s'est introduite au xvi« siècle par la fausse étymologie de pondus : poids vient de pensum. (2) De plusieurs choses Dieu nous garde : De toute femme qui. se farde, D'un serviteur qui se regarde, Et d'un bœuf salle sans moutarde ; De petit diner qui trop tarde, De lances aussi de dards,

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APOLOGIE POUR HERODOTE


gembre avec la canelle pour faire des espices, et qui mettent les baies de gingembre, poyvre, safran, ca- nelle, et autres drogues en la cave, pour les faire plus peser. Il parle aussi outre cela des apothiquaires qui meslent de l'huile parmi le safran, pour luy donner couleur, et afin qu'il pèse d'avantage (fueill. 68, col. 3). Entr'autres il n'oublie pas les marchans qui mettent de l'eau en leurs laines, ni ceux qui font ramoitir le drap, afin qu'il s'estende mieux. Il reprend plusieurs autres tromperies en diverses marchandises : jusques aux taverniers qui brouillent et sophistiquent les vins, voire jusques aux bouchers qui soufflent la chair, et qui meslent le suif de porceau parmi l'autre. Mais il en veult fort à ceux qui achètent à grande mesure et à grand poids, et puis revendent à petite mesure et à petit poids; et encore plus à ceux qui en pesant donnent du doigt sur la balance pour la faire descendre. Et quando ponderatis aliqiiid {dit-'û), datis de digito super stateram, ut descendat. Il parle aussi des marchans qui se perjurent pour mieux vendre, merces suas plus perjiiriis onerando quam pretiis; et de ceux qui par leurs monopoles couppent la gorge au povre peuple. Où il faut entendre monopoles (selon sa propre signification) pour cestc façon de faire qu'ont quelques-

De la fumée des Picards

Avec les boucons des Lombards;

De et cœtera de notaire,

De qui pro quo d'apoticaire. .

(Mots dorés de Caton, iSyy.) Boucon est tiré de l'italien, boccone, bouchée, morceau. La grosseur cartilagineuse placée à la partie antérieure du cou de l'homme et appelée pomme d'Adam par le ^ peuple, qui la considère comme un morceau du fruit présenté par Eve à notre premier père, se nomme de l'autre côté des Alpes boccon d'^iowîo, morceau d'Adam. De mor- ceau à appât, la transition est facile : esser giunto al boccone, c'est être pris au trébuchet. Le sens de morceau empoisonné ne devait guère se faire attendre dans un pays où l'on faisait un si terrible usage des poisons.


CHAPITRE VT


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uns de mettre entre leurs mains toute la marchandise arrivant au lieu où ils sont, de quelque espèce qu'elle soit, et puis de la vendre à leur mot, soit le pris rai- sonnable ou non. Dequoy j'adverti pource que monopole et monopoler (i) se prennent ordinairement en autre sens. Mais pour retourner aux perjuremens des mar- chands, il leur reproche, en la page 33 1, col. 2, qu'ils ne se soucioyent point de se damner en se perjurant pour un blanc (qui vault cinq deniers tournois). Estis hic (dit-il) qui pro une albo estis contenti damnari? Menot parle des marchands qui se perjurent encores pour moins, à-sçavoir pour un liard; et monstre bien que dès lors on surfaisoit fort la marchandise, jusques à laisser pour un douzain ce dequoy on avoit demandé dix. Mais il en veult bien aussi aux marchands, qui ne se contentans pas de sçavoir des meschantcs traffiques et de s'en aider tous les jours, les apprennent à leurs enfans, estans encores fort jeunes, comme s'ils crai- gnoyent qu'ils n'eussent pas assez d'esprit pour s'en adviser d'eux-mesmes. Et entr'autres choses parle de ceux qui leur monstrent le tour de la balance, men- suram parvi ponderis : les mcnaçans que leurs enfans, ainsi enseignez par eux, serviront en enfer de tisons pour les brusler (au fueil. 11 5, col. 3, et en un autre lieu). Barelete ne se tait pas non plus que ces deux autres, de l'abus qui se commettoit au faict de mar- chandise par ceux qui estoyent transportez d'avarice : et mesmes allègue un proverbe sur ce propos. Je feray (dit-il) ce que dit le Florentin : Bras de fer, ventre de fourmi, ame de chien. C'est à dire : Pour devenir

(i) Voy. Conformité, p. 2i5. Oresmcdit : « quand un tout seul vent aucunes choses en une cité ou pays, c'est monopole. ■) D'Aubigné parle de particuliers « accusez et convaincus d'avoir fait des trailtés et mo- nopoles contre la France. » Vie, CXL'V. Dans ce second sens, mo- nopole ainsi que monopoler vieillissaient à la fin du xvn° siècle. Voy. Dict. de l'Ac. française, 1654.


lOO APOLOGIE POUR HERODOTE

riche, j'endureray tant de travail que mon corps en pourra porter; je me passeray aux plus petis despens qu'il me sera possible; de conscience j'en auray autant qu'un chien. Lequel dernier point s'accorde assez bien avec cest autre proverbe : Pour devenir bien-tost riche, il faut tourner le dos à Dieu. Lesquels proverbes nous sont certains tesmoignages de la meschanceté qui a pris de long temps possession des coeurs humains; mais il est certain que particulièrement ils s'adressëht aux marchands.

Les blasphèmes ne sont point moins vivement repris par eux que la reste (i) (dequoy il vient assez bien à propos de parler, après avoir traicté des perjuremens ausquels l'avarice poulse plusieurs); et premièrement par Maillard au fueil. 271, col. i : « O meschans (dit-il) qui ne cessez de blasphémer par la chair, par le sang, par le corps, par la teste, par les playes, par la mort, en renonceant Dieu! » Et en un autre lieu il en met encores autres sortes : En despit de Dieu soit faict cela. Je renie Dieu. Et les joueurs (dit-il) ont accous- tumé de dire : En despit de Dieu. Toutesfois il use de ces mots, in mala gratia sit hoc factum : je désavoue Dieu (Gallicé). Il reproche mesmes aux femmes leur coustume de dire : que le diable les emportast, qu'elles ne peussent jamais entrer en paradis, qu'elles fussent damnées, au cas qu'elles eussent faict ou dict ceci ou cela. Et mesmement quand leurs maris les surpre- noyent devisants avec quelques-uns qui leur estoyent

(i) Le dict. fr. latin de Rob. Estienne donne les exemples suivants : la reste du temps, rcliquum omne temptis; appreste la reste qu'il fault, adorna cœterum quod opus est; faire la reste à quelqu'ung, parler bien à luy, calefacere aliquem. D'Aubigné fait reste tantôt masculin, tantôt féminin. Richelet ne le donne comme féminin que dans l'expression adverbiale : à toute reste, totis viribus. Re- marquons que le provençal et l'italien resta, pause, repos, sont féminins.


CHAPITRE VI lOI

suspects, alors c'estoit leur coustume (comme il leur reproche en deux ou trois endroits) de dire : Le diable m'emporte si cestuy-là m'a parlé de telle chose. Il crie aussi contre les blasphèmes qui contiennent propos monstrans une grande impie'té, voire (s'il est loisible d'ainsi parler) une vraye athéisterie : comme de ceux qui disent, Je voudrois que Dieu guardast son paradis, et qu'il nous laissast vivre en nos plaisirs (au fueill. 1 25, col. 3). Et de là il vient à parler des juremens blasphé- matoires, semblables à ceux desquels nous avons parlé ci-dessus : « Et vous, Chrestiens infâmes, qui jurez par les playes de Christ, par le corps et le sang, n'est-ce pas là le language d'enfer? » Et au fueil. 140, col. i, il raconte que portoit la loy de S. Louys, roy de France, contre les blasphémateurs : à-sçavoir que pour la pre- mière fois ils fussent un mois en prison, et après fus- sent mis au pilier (car il parle ainsi, ponerentur in pilario, au lieu dequoy Menot dit Au carquan, ou au collier) ; pour la seconde fois, qu'ils eussent la langue percée d'un fer chaud ; pour la troisième fois, que on leur perçast aussi la lèvre de dessoubs; pour la qua- trième, qu'on leur coupast la langue et toutes les deux lèvres. Aussi nous faut-il souvenir de ce qu'il dit en un autre passage (que nous avons allégué ci- dessus), à-sçavoir que certains Juifs qui estoyent à Tours du temps du roy Louys huitième, oyans les Chrestiens blasphémer Jésus Christ, vindrent à dire qu'ils s'es- merveilloyent comment, s'ils croyoyent qu'il fust mort pour eux, ils luy faisoyent tel oultrage.

Menot pareillement se courrouce fort contre les blasphémateurs qui estoyent lors, disant que c'est comme si on crachoit en la face de Dieu, et alléguant de sainct Chrysostome qu'aussi griefvement pèchent ceux qui blasphèment Jésus Christ régnant au ciel, que ceux qui l'ont crucifié estant en terre. Et, outre ce


102 APOLOGIE POUR HERODOTE

propos de sainct Chrysostome, il allègue aussi plusieurs raisons pour lesquelles on doit avoir en horreur ce péché plus que nul autre : voire jusques à dire, O miseri, nunquam diaboli aiisi fuenint facere qiiod fa- citis. Et puis il vient à remonstrer quelle honte c'est que les blasphèmes soyent punis entre les Turcs et les Sarrasins, et demeurent impunis entre les Chrestiens. Et puis : « Autresfois » (dit-il) « on les mettoit au car- quan, ou au collier, ou en prison, ou bien estoyent condamnez à une grosse somme d'argent; et du temps de S. Louys ils avoyent la langue percée, suyvant l'or- donnance qu'il en avoit faicte (i). Mais le contraire se fait aujourd'huy : car ceux qui devroyent faire justice des blasphémateurs, sont les plus entachez de ce vice, et disent qu'il n'appartient pas à un vilain de renoncer Dieu : qiiod non pertinet ad rurales renunciare Deum. Et ego dico tibi quod ad te non pertinet intrare para- disum. Et je te di qu'il ne t'appartient pas d'entrer en paradis. » Il fait aussi mention autre part d'un auquel ledict roy sainct Louys fit non pas percer, mais coupper la langue (fueil. i83, col. i) : Sic sanctus Lu- dovicus de uno blasphematore Parisius, qui fecit ei abscindere linguam. A propos dequoy nous venons d'ouïr l'ordonnance dudict roy S. Louys, de la bouche de Maillard.

Barelete ne fait pas moins son devoir de crier après ses Italiens pour ce vice, que les deux autres après ceux de leur nation : disant au fueil. 120, col. 2 : « O Italie, infectée d'un si grand vice ! o peuples souillez d'une si grande meschanceté! je crain que la vengeance de Dieu ne vous accable tout en un coup. » Et entr'autres choses,


(i) Le 18 décembre 1647, le Parlement renouvela toutes les peines atroces du moyen âge contre ceux qui blasphémaient, peines qui avaient été supprimées, de fait, sous Richelieu. Voy. Recueil des anciennes lois françaises, t. XVil, p- 65.


CHAPITRE VI I03

sçait très-bien faire son prouffit de l'ordonnance du roy S. Louys contre les blasphémateurs, alléguée par les deux autres, comme nous avons veu ci-dessus. Mais il dit d'avantage, qu'entre les Sarrasins il y a eu une coustume que qui blasphémoit Jésus-Christ ou sa mère, on le faisoit mourir estant enserré entre deux ais. Il parle aussi d'une loy assez ancienne par laquelle le blasphème et le péché de luxure contre nature se punissoyent d'une mesme peine. « Et n'est-ce pas grand pitié ? » (dit-il) « le duc Galeace fit bien pendre un homme pour avoir seulement murmuré contre luy; autant en fit le duc de Mantoue : et celuy qui blasphème Dieu, demeure impuni? » Et pour monstrer comment ce péché est moins pardonnable qu'aucun autre, il dit un propos qui se trouve aussi en Menot : c'est qu'on est incité à commettre les autres péchez par le plaisir charnel : comme le paillard par le plaisir qu'il prend à la paillardise, le gourmand, par le plaisir qu'il prend aux bons morceaux et au bon vin, et ainsi des autres : mais quel plaisir peut recevoir le blasphé- mateur de son blasphème? Il dit aussi qu'il y a une considération particulière quant à ce péché : c'est qu'au lieu que tous les autres cesseront après la mort, cestuy-ci continuera. Sur quoy il allègue ce passage de V Apocalypse, chap. 16 [i) : Et les hommes blasphé- mèrent le nom de Dieu qui ha puissance sur ces playes. Et un peu après : Et à cause de leurs douleurs et pour leurs playes ont blasphémé le Dieu du ciel. Et puis encores en la fin du chapitre. Bref, il fait son devoir par tous moyens desquels il se peut adviser (au moins ce semble) de les destourner de ce péché : et mesme- ment en leur proposant exemples de la vengeance de Dieu contre iceluy, tels que sensuyvent. A Mantoue il

(1) Cap. XVI, 9.


104 APOLOGIE POUR HERODOTE

advint qu'ainsi que quelques joueurs se furent mis à blasphémer Jésus Christ, leurs yeux tombèrent sur la table. A Rome un enfant en l'aage de cinq ans, blasphé- mant le nom de Dieu, fut emporté par les diables d'entre les bras de ses père et mère. Il en dit encores un autre : c'est qu'à Ragouse un nautonnier blasphémant fort cruellement le nom de Dieu, tomba en la mer; et ne fut veu sinon que quelques jours après au rivage, où le corps fut trouvé entier, excepté la langue. Or allègue-il des exemples de blasphèmes Italiens, comme quand ils appellent Dieu traistre, et la vierge Marie putain. Car voici ses mots (au fueil. ii8, col. i) : Clamant Deum traditorem, virginem putanam. Ce que j'ay bien voulu adjouster, pour ceux qui n'ont point esté en Italie. Car ceux qui y ont conversé, et principalement qui y ont faict long séjour, et mesmement se sont promenés par tout le pays (ce qui m'est advenu), oyans ces deux, se pourront incontinent souvenir de plusieurs autres en- core plus horribles : sinon que Dieu leur ait faict plus de grâce qu'à moy, sçavoir est de les avoir oubliez. Aussi se peut-il bien faire (et mesme le croy ferme- ment) que depuis le temps de Barelete les blasphèmes soyent creus de beaucoup et en quantité et en qualité. Car je sçay bien que la dernière année que je parti d'Italie, j'en ouy que je n'avois point ouys auparavant : et mesmement j'en oyois à Boulongne, lesquels je n'avois point ouys à Venise, ni à Padoue, ni à Vin- cence, etc. ; à Florence, que je n'avois point ouys à Boulongne, ni à Lucques; et ainsi d'autres particuliers à Romme, à Naples, etc. Toutesfois le plus horrible que j'ay jamais ouy, ni duquel j'ay jamais ouy parler, fut à Romme, de la bouche d'un prestre qui avoit esté mis en cholère par une putain : lequel pour ceste heure ne sortira de ma bouche. Or, pour retourner à Bare- ' lete, il en raconte un plaisant d'un bon compagnon


CHAPITRE VI I05

Italien, lequel avoit accoustumé de dire : Vienne la caquesangiie (i) à l'asnesse qui porta Jésus Christ en Jérusalem! Je di plaisant, si aucun blasphème doit estre trouvé plaisant; mais ce propos est plustost gau- disserie que blasphème : et toutesfois s'il est dit en intention de blasphe'mer, il y a bien à disputer; ne plus ne moins que quand ceux de ceste mesme nation disent : Per la potta de telle ou de telle, et le disent en cholère, au lieu qu'ils ont accoustumé de dire : Per la potta de la virgine Maria, ou bien par exclamation : Potta de la virgine Maria! ou sans adjouster Maria, comme s'eniendant assez. Ne plus ne moins aussi que quand nous disons en cholère Vertubieu, et quand les Alemans en leurs mauldissons (2) (pour lesquels nous les appelons dastipoteurs (3), faute de les bien entendre) desguisent le mot Gott. Mais pour conclusion de ce propos j'aurois grande envie (n'estoit la promesse que j'ay faicte ci-dessus) de réciter ce que j'ay leu es ser- mons de ce mesme prescheur nommé Barelete, tou- chant un certain Évesque, qui avoit si bien accoustumé de jurer et blasphémer, que ce prescheur estant allé l'admonester de ceste mauvaise manière de faire, et luy ayant dict : « Révérend père, plusieurs m'ont ad-


(i) Dyssenterie, de l'italien caca-sangue ; » accident de peste appelé caquesangue, qui est un flux de ventre qui ulcère et corrode les intes- tins. )i A. Paré, XXIV, 3o. « Que la caquesangue vienne, disoit l'autre jour le libraire B., au lunatique et misantrope A., qui avec sa mé- chante traduction me fait prendre avec lui le chemin de l'hôpital. » Richelet, Dictionnaire.

(2) Malédictions : Brantôme et La Boétie écrivent : maudissons.

(3) De l'allemand : dass dich pots, où pots remplace Gottes; de même qu'en français bleu remplace Dieu : têtebleu, corbleu, etc. La phrase complète serait, par exemple : dass dich Got\ Lung schend : que le poumon de Dieu te fasse honte! phrase qu'on rencontre dans Geiler de Kaysersberg, Nav. fatuorum, LXXXIII. — Sûnden des Munds, 20. — Evangelibuch, 3-j. Comp. Dacheux, Jean Geiler. Paris, 1876, p. 69. Voy. aussi Brantôme, Sermens et juremens espaignols, éd. de la Soc. de l'Hist. de France, t. VIL

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I06 APOLOGIE POUR HERODOTE

» verti que vous ne sçauriez dire un mot sans jurer et » sans nommer le diable, » incontinent le prélat, pour bien monstrer que cela estoit faulx : — « Au nom du » diable ! » (dit-il) a et qui est-ce qui a rapporté cela de » moy? Par le corps de Christ? cela n'est pas vray. » Alors luy respondit ce prescheur : — « Révérend père, je » vous en pren maintenant vous-mesme à tesmoin. » Et si quelqu'un veult avoir les propres mots de l'au- theur, les voici : Exemphim prœlati, quem novi Januce, qui loqui nesciebat nisi per corpus et nomen diaboli. Quum nemo auderet monere, ego Gabriel officium su- scepi, dicens : « Pater révérende, plures de vestris » nobis dicunt quod nescitis loqui sine juramento et » noynine diaboli. » At episcopus in impatientiam versus ait : — « In nomine diaboli! et qui s de me iîa » dicit? Per corpus Christi ! non est verum. » Cui respondi : — « Révérende domine, a vobis testimonium » capio. » Sicque cum ritbore discessit. Et sur le propos de ceste malheureuse accoustumance de jurer et blasphémer, il n'y a qu'un jour qu'un fort honneste gentilhomme et de bon lieu, incontinent que je luy eu faict ce conte, m'eh rendit autant que je luy en avois donné, me fournissant en eschange d'un conte tout semblable; mais il est de fraische mémoire, au lieu que le mien est un peu vieil. Car il contoit qu'ayant dict à un gentilhomme, son ami familier, que le coup d'espée qu'il avùit receu luy devoit servir d'adver- tissement pour se guarder de jurer et blasphémer, comme il avoit accoustumé : — « Par le corps de Dieu ! » (luy respondit cest autre gentilhomme) « je me veux » désormais guarder de jurer. »

Des homicides aussi nous trouvons estre faictes grandes plaintes par ces trois prescheurs; et mesme le plus souvent, parlans des meschancetez de leur temps, mettent ces trois des premières, les paillardises, les


CHAPITRE Vr 107

larrecins, les homicides. Mais ce de quoy ils se tour- mentent le plus, c'est qu'ils demouroyent impunis. Si (dit Menot) on vient advertir messieurs de la justice qu'il y a eu un homme tué en tel lieu la nuict passée, ils n'en partiront jà de leurs places, sinon qu'ils sça- chent qui est celuy qui se fait partie, et par conséquent qui payera les despens. Or dit-il ceci en deux ou trois passages. En quelque autre il se plaind que personne ne s'esmeut de veoir tuer un homme de bien en pleine rue. Barelette semblablement dit : Occiditur homo, et adhuc male/actor stat in terminis patriœ sine pavore : quia non est justifia.

Mais il y a d'autres sortes d'homicides ou meur- dres (i) desquels ils se lamentent : et entr'autres ceux que commettent les femmes quand elles se font avorter. Et qui est bien pis, il y avoit (ainsi que dit Maillard) des prestres qui persuadoyent aux femmes qu'en ce faisant elles ne péchoyent point mortellement (au fueill. 74, col, 2) : Suntne ibi mulieres et sacerdotes qui diciint quod mulieres comedentes venenum ad expellendum materiam de matrice sua, ne fœtus veniat ad portam, antequam anima rationalis introducatur, non peccant mortaliter? En ce mesme endroit il parle des enfans qu'on jettoit es rivières et es retraicts des maisons : Utinam haberemus aures apertas, et audi- remus voces puerorum in latrinis projectorum et in fluminibus! Barelete pareillement crie contre ceste meschanceté (fueill. 262, col. 2) : O quot luxurice, quot sodomiœ, quot fornicationes! clamant latrinœ, latibula ubi sunt pueri suffocati. Pontanus aussi raconte un exemple de ceste cruauté infâme, laquelle il dit estre beaucoup plus ordinaire aux nonnains qu'aux autres.


(i) Villehardouin et Beaumanoir écrivent murdres (sing.), D'Au- bigné et Montaigne meurtre; du goth. maûrthr.


Ig8 apologie pour HÉRODOTE

Je me contenteray de ces passages, estimant qu'ils suffisent pour monstrer sommairement Testât du siècle voisin prochain du nostre. Car suivant le proverbe qui dit, A bon entendeur il ne faut qu'un mot (i), les mes- chancetez ici descrites pourront faire penser à plusieurs autres, desquelles il est vray-semblable que celles-ci ayent esté accompagnées. Comme (pour exemple) com- bien que nous n'ayons point parlé de la gourmandise et de l'yvrongnerie d'alors, n» pensons pas que la paillardise n'ait eu ces deux pour compagnes : veu mesmement ce que dit le proverbe ancien, Sine Cerere et Baccho friget Venus (2). Aussi se trouve un vers Grec, lequel en forme de proverbe dit que quand on est bien saoul, c'est alors qu'on pense à Vénus, et non pas devant. Ce qui est assez conforme au proverbe François, Après la panse vient la danse. Car danse se prend ici généralement. Ovide nous dit aussi : Non

(i) « A bon entendeur il ne faut qu'un mot, est ce quedict Térence : Dictum sapienti sat est. » Precellence, p. 243. Cf. Phormio, III, m, 8. Et ce soufflse à. bon entendant, Hist. litt., XXII, 727. Aujourd'hui on dit : A bon entendeur, salut.

(2) Molinet, dans une des strophes de ses Neuf Preux de gourman- dise, développe ainsi cet aphorisme :

le suis Loth qui eschappay

Des cinq citez qui fondirent,

Tant horriblement chappay

Par le vin que ie happay

Que mes cinq sens me faillirent.

Mes deux filles m'assaillirent

Qui i'engrossay dhabondance.

De la pance vient la dance.

Rabelais tourne le nom de Bacchus en tous sens; ainsi, V, 45, il ait dire à Panurge :

Trinquons, de par le bon Bacchus, Ho, ho, ho, ie voyray bas culz.

Enfin, Clément Marot, dans le Temple de Cupido :

Bacchus,

A qui Amour donne puissance De mettre guerre entre bas culz.


CHAPITRE VI 109

habet iinde suiim paupertas pascat amorem. Aussi ne devons-nous douter qu'il n'y eust toutes sortes de somptuositez et dissolutions en habits, desquelles on se pouvoit adviser. Car mesmes Olivier Maillard se courrouce de ce que les femmes des advocats, ausquels, après avoir acheté leurs offices, ne restoyent pas dix francs de rente, estoyent pompeuses comme princesses. Et tant luy que Menot reprochent aux femmes qu'il ne faut autres tesmoins de leur lasciveté que leurs habillemens; et, entr'autres choses, en ce qu'elles ne cachoyent point ce que l'honnesteté leur commandoit cacher (fueill. 61, col. 2) : Vos juvenes mulieres, quœ aperitis pectora vestra ad ostendendum mamillas. Menot pareillement, en deux ou trois endroits, est fort indigné de ce qu'elles avoyent leurs robbes tellement ouvertes qu'on les voyoit jusques au ventre (i). Ce mesme les reprend de plusieurs façons de faire dés- honnestes, et entr'autres de ceste-ci : « Si mademoi- selle » (dit-il) « est en l'église, et arrive quelque gen- tillastre, il faut (pour entretenir les coustumes de noblesse), encore que ce soit à l'heure qu'on est en la plus grande dévotion, qu'elle se lève parmi tout le peuple, et qu'elle le baise bec à bec. A tous les diables » (dit-il) « telle façon de faire! Ad omnes diabolos talis modus faciendi! » Mais il est temps d'ouïr comment

(i) De femmes qui monstrent leurs sains, Leurs tetins, leurs poictrines froides, On doit présumer que telz sainctz Ne demandent que chandelles roides.

(Coquillart, les Droits nouveaulx.) Elle vous auoit puis après Mancherons descarlatte verte, Robe de pers large et ouuerte (l'entends à l'endroict des tetins), Chausses noires, petits patins...

(C. Marot, Dialogue nouveau.) Voyez encore Epigramme CLXXVI, De Barbe et de Jaquette.


IIO


APOLOGIE POUR HERODOTE


ces mesmes prescheurs chantoyent la leçon aux gens d'Église, ou plustost la réprimende qu'ils leur faisoyent : si toutesfois la réprimende des foibles peut valoir contre les forts, et si la voix de ceux qui crient peut entrer aux oreilles mieux bouche'es que ne furent oncq celles d'Ulysse, de peur d'ouïr le doucement mieleux ou le mieleusement doux chant des sirènes : s'il m'est permis ici de pleïadizer, c'est à dire contrepéter le language de messieurs les poètes de la pléiade.



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CHAPITRE VII

Des vices repris es gens d'église par les susdits prescheurs.


ouR tenir la promesse faicte n'a-guères, il faut donner ce chapitre à messieurs les ecclésiastiques; et pour guarder l'ordre tel que dessus, il nous faut commencer par leur paillardise : mais ce ne sera sans parler tout d'un train de leurs larrecins, par le moyen desquels ils souloyent (comme encores aujour- d'huy) entretenir leurs dissolutions. Escoutons donc premièrement Olivier Maillard, comme aussi parcide- vant nous luy avons tousjours faict cest honneur de donner audience à luy premier. Fueill. 327, col. i : « Avez-vous point ici de ces grands personnages aus- quels leurs femmes font porter les cornes? Il est grand nombre de telles gens : et pourtant on peut bien dire que la chanson du coquu est venue jusques à la cour du Pape. » Mais pour ne venir si tost aux prélats, escoutons un peu quelle meschanceté des simples prestres il descouvre : « Ils escoutent » (dit-il) « les con- fessions des femmes; et puis congnoissans celles qui se meslent du mestier, ils courent après. » Ce qui me fait souvenir de ce que j'ay leu en quelque lieu, touchant certains prestres, qui vouloyent mettre ceste ceustume


I 1 2 APOL,OGIE POUR HERODOTE

que ceux et celles qui viendroyent se confesser à eux, leur monstreroyent les parties du corps par lesquelles ils avoyent commis les péchez dont ils se confessoyent. Je revien à Maillard, lequel ha ordinairement ces mots en la bouche, sacer dotes concubinarii, ou fornicarii; aussi religiosi concubinarii. Il parle aussi de ceux qui les ont en leurs chambres à pain et à pot (i), comme au fueill. 6i, col. 3 : Siint ne hic sacerdotes tenentes concubinas à pain et à pot? Au lieu dequoy Menot dit A pot et à cueillier.

Je retourne aux prélats : ausquels parlant Maillard dit (fueill. 22, col. 4) : « O gros goddons (2) damnez infâmes, escrits au livre du diable, larrons et sacrilèges (comme dit S. Bernard), pensez-vous que les fondateurs de vos bénéfices vous les ayent donnez pour ne faire autre chose que paillarder et jouer au glic? (3) » Et au fueill. 107, col. I : « Et vous, messieurs les ecclésias- tiques avec vos bénéfices, qui en nourrissez des che- vaux, des chiens, des paillardes. » Il adjouste encores histriones. Item en la page 84, col. 2 : « Demandez à S. Estienne s'il a eu paradis pour avoir mené telle vie que vous menez, faisans grand' chère, estans tousjours parmi les festins et banquets; en donnant les biens de l'église et du crucefix aux paillardes; nourrissans des chiens et des oiseaux de proye du bien des povres. Il vous vauldroit mieux estre morts aux ventres de vos


(i) (1 Enfants mariés sont tenus pour hors de pain et pot (éman- cipés). 1) Loysel, Inst., 56. <> Il y a déjà dix à douze jours qu'il est ici à pot et à rôt dans la maison. » Dancourt, Galant Jardinier, se. I.

(2) Goddon, homme riche qui prend toutes ses aises. Lacomhe, Dicl. du vieux langage, 1766. Selon Diez, du kymr. god, luxure, exubérance.

(3) De l'allemand Gluck, bonheur, chance. A Metz, dit Le Duchat, on appelle glic, au jeu de Dixcroix, le hasard qui arrive lorsqu'un des joueurs a trois ou quatre rois, dames ou valets, et on l'appelle de la sorte, comme une bonne fortune, parce que la glique, comme on parle, vaut plusieurs points.


CHAPITRE VU I l3

mères que mener tel train (i). » Or adjouste-il ici pa- reillement histrionibus après meretricibus. Et chacun peut sçavoirque signifie en Latin ce mot; mais pource que (comme il est aisé à veoir) tant ce prescheur que les deux autres font du Latin ce que bon leur semble, usans des mots à tors et à travers, je me doute qu'il ait voulu signifier moriones par histriones : ce qui est vray-semblable, si nous reguardons à la façon d'au- jourd'huy. Il dit aussi en quelque lieu que les prélats en leurs banquets ne parlent que de paillardise. C'est luy-mesme (si j'ay bonne mémoire) qui dit qu'au lieu que les prélats du temps passé donnoyent de l'argent pour marier les jeunes filles qui estoyent destituées de moyens, ceux de son temps leur font gangner


(i),Un poëte a placé des plaintes analogues dans la bouche même de l'Eglise :

Vous consumez mes biens en dez pelus,

En ieux damnés, en estais dissoluz,

En chiens, oiseaux, grans chenaux et banquetz;

Vous me semblez, en vos habitz poluz,

A menestriers et non à clerc solutz,

A gaudisseurs en oyant vos caquetz.

Bagues portez, bouquetz et affiquetz.

Vos heures sont dictes par grant contraincte :

Dautres y a qui tiennent femme enceinte

Avecques eulx comme gens mariez.

(La Défloration de l'Église militante, par Jean Bouchet.)

Voici une boutade populaire sur le même sujet :

Ces gros chanoines de leurs biens,

Quoy qu'on en parle cest en vain,

Nourriront paillardes et chiens,

Et les poures mouront de fain.

fPrenostication nouvelle.) Troisième témoignage :

Tout plein de soing qu'il me fault prendre Pour ma maison : faire la court, Mon service qui n'est pas court, Chevaulx, oàiienz, oyseaulz, choses telles.

(C. Marot, L'Abbé et la femme savante.)

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114' APOLOGIE POUR HERODOTE

leur mariage auprès d'eux à la sueur de leur corps. Oyons maintenant parler le gentil Menot, qui lave la teste à ces galans aussi bien que nul autre, et d'aussi bonne grâce (fueill. 144, col. 2) : « J'en dis autant de ancillis sacerdotum, quitus non licet dure hoc sacra- mentum eucharistiœ : quod certe non sunt de grege Dei, sed diaboli. » Et au fueill. 82, col. 3 : « Est filia se- ducta, quœ fuit per annum inclusa cum sacerdote ciim poto et cochleari, à pot et cueillier : hodie venit, etc. Il dit aussi en quelque endroit que quand les gensdarmes entroyent es villages, la première chose qu'ils cer- choyent, c'estoit la putain du curé, ou vicaire. Mais au regard des prélats (à ce qu'on peut juger parce qu'en dit ce prescheur), on eust bien faict d'advertir depuis un des bouts de la ville jusques à l'autre : Guarde^ bien vostre devant, madame, ou madamoiselle. Car outre celles qu'ils entretenoyent en leurs maisons, ils avoyent leurs chalandes par tous les endroits de la ville ; mais ils prenoyent plaisir à faire les conseilliers cornus, sur tous. Et le bon estoit qu'il faloit tousjours que les grosses maisons eussent un prélat pour compère : de sorte que souvent il advenoit que le mari prioit pour compère celuy qui estoit jà père, sans qu'il en sçeust rien. Mais il appelle en son Latin, Facere placitum domini episcopi, paillarder avec un évesque; comme fueill. 18 : O domina, quœ facitis placitum domini epi- scopi. Et au fueill. 110, col. 2 : « Si vous demandez comment cest enfant de dix ans a eu ce bénéfice, on vous respondra que sa mère estoit fort privée de l'évesque, et pour les congnoissances dédit ei. » Il nous monstre aussi la ruse de laquelle usoyent ces messieurs pour jouir de celles qu'ils pretendoyent (si autre occasion ne se présentoit) : c'est qu'ils les invitoyent à quelque festin parmi une autre grande compagnie de dames, entre lesquelles il y en avoit beaucoup d'honnestes et qui


CHAPITRE VII I I 5

avoyent bon bruit. Et pour conclusion, il monstre que de son temps les prélats avoyent les filles, les femmes mariées, les veufves à leur commandement. Or nous avons tantost ouy comment Maillard les appeloit (après S. Bernard) larrons et sacrilèges : oyons maintenant ce que dit Menot de leurs larrecins et leurs simonies : combien-que pour le jourd'huy on ne face que rire de telles choses. Premièrement donc au fueill. 70, col. i : O domini ecclesiastici qui roditis ossa mortuorum, et bibitis sanguinem cnicijixi, audite. Et au fueill. 5, col. 3 : Non est cauda prœlatorum, qui hodie post se ducunt canes, et mangones indutos ad modum arinige- rorum, sicut Suytenses : qui nullo modo curant de grege sibi credito. Et bien peu après : Quid dicetis, domini ecclesiastici et prcelati, qui comeditis bona hujus pau- peris qui pcndet in cruce, ducendo vestras vanitates? Item au fueill. i32, col. i : O si non viderentur magni luxus, les grandes bragues (i), simoniœ, magnce usurœ patentes, notoriœ luxurice, quœ sunt in ecclesia, populus non esset scandali^atus, nec vos imitaretur. O qualis rumor! dico secundum puram veritatem, O quel es- clandre ! j'en di à la pure et réale vérité : Mille prcelati sunt causa quod pauper et simplex populus peccat et qucerit in/ernum, que le povre et simple peuple pèche et se damne : ad omnes diabolos! Et au fueill. 118, col. I, il donne à tous les diables le mesnage des pré- lats, en ce sens qu'on a qccoustumé de les louer d'estre bons mesnagers. Nunc (dit-il) si aliquem eorum vis laudare, hoc modo laudes. Est bonus paterfamiliœ, c'est un bon mesnager : bene aliter facit quam suus


(i) Bragues traduit luxus et forme une variante de braies. Comme cette partie du vêtement distinguait les gens riches, le mot brague fut employé pour désigner le luxe dans les habits, et comme ce luxe annonce l'ostentation, parfois la fanfaronnade, les idées accessoires prirent la place de l'idée principale.


I 1 6 APOLOGIE POUR HERODOTE

prcedecessor. Ad omnes diabolos taie menagium! Mena- gium pro animabiis est magis necessarium et princi- pale. Et quand il parle de leur élection, au fueill. 98, col. I : Videmus quod hodie intrant ecclesiam ut boves stabulum cornibus elevatis : ut multi qui intrant non per spiritum sanctum, sed vi armorum et strepitu armigerorum et militum, à force d'armes, par la poincte de l'espée. Item au fueill. 1 10, col. i : Sed unde provenit hoc? quia certe spiritus sanctus est hodie expulsus de concilio, synagoga etcapitulis episcoporum, et electionibus prcelatorum. Quia, ut videtur, hodie puero decem annorum datur parochia in qua sunt quin- genti ignés : et pro custodia assignatur quandoqiie un gentilhomme de cour, unus nobilis curiœ, qui post Deum nil odit nisi Ecclesiam. Heu! Deus scit quomodo hodie dantur bénéficia ecclesiastica. Si quœritis quo- modo puer iste habuit beneficium, sciunt responsionem : Mater sua erat familiaris episcopo, sa mère estoit fort privée de l'évesque, et pour les congnoissances dédit ei. Nam hodie verificatur et completur prophetia Esaice, 3 : Populum meum exactores sui spoliaverunt^ et mulieres dominatœ sunt eorum. Videmus hodie super mulas, habentes duas abbatias, duos episcopatus [Gal- lice, deux crosses, deux mitres), et adhuc non sunt con- tenti. Item en un autre lieu : « Entre vous, mes- dames » (dit-il), « qui faites à monsieur l'Évesque le plaisir que vous sçavez, et puis dites, O, o, il fera du bien à mon fils : ce sera des mieux pourveus en l'Eglise. » Item au fueill. m, col. 2 : Quod hodie non dantur bénéficia, non, non : sed venduntur. Non est meum dure vobis. Antiquitus dicebantur Prœbendœ, a Prœbeo, prœbes : sed hodie dici debent Emendœ, ab Emo, émis : quod non est meum dare vobis. Et cette allusion me fait souvenir d'une autre qui est au fueill. 100, col. 4 : Secundo erit prior, abbas, commen-


CHAPITRE VU 117

datarius, et potins comedatarius, qui omnia comedit. Outreplus il les taxe souvent de simonie (à laquelle pourroyent bien aussi estre rapportées aucunes des choses susdictes), comme au fueill. 94, col. i : Nonne reputatis sitnottiain, quando pro episcopatu valente novem millia facitis fasciciilum pliirium beneficiorum ascendentium iisque ad summam novem millium, et datis hoc pro recompensa? Ad omnes diabolos talis recompensa! Pareillement au fueill. 8, col. 3 : Sic isti protonotarii qui habent illas dispensas ad tria, immo ad quindecim bénéficia, et sunt simoniaci et sacrilegi : et non cessant arripere bénéficia incompatibilia : idem est eis. Si vacet episcopatus, pro eo habendo dabitur iinus grossies fasciculiis aliorum beneficiorum. Primo accumulabuntur archidiaconatus, abbatice, duo prio- ratus, quatuor aut quinque prœbendce, et dabuntur hcec omnia pro recompensatione. Et au fueill. 100, col. 2 : Die de abusibus qui fiunt quando isti qui habent béné- ficia, dant illa fratri uxoris, ut illa portionem hceredi- tatum fratris habeat. J'adjousteray ici ce qu'il dit au fueill. 124, col. 3, touchant les moines aussi estans ordinairement en la poursuite de quelques procès au palais de Paris : de sorte que quasi des quatre qu'on rencontre, l'un est moine; et si on leur demande qu'ils font là, un clericus respondra : — Nostre chapitre est bandé contre le doyen, contre l'évesque, contre les autres officiers ; et je vay après les queues de messieurs pour ceste affaire. — Et toy, maistre moine, que fais-tu ici? — Je plaide une abbaye de huict cents livres de rente pour mon maistre. — Et toi, moine blanc? — Je plaide une petite prioré (i) pour moy. — Et vous, mendians, qui n'avez terre, ni sillon, que battez-vous ici le pavé? — Le roy nous a octroyé du sel, du bois,

(i) Calvin di\t prieuré {Inst. 875).


I 1 8 APOLOGIE POUR HERODOTE*

et autres choses : mais ses officiers les nous dénient. Ou bien : Un tel curé, par son avarice et envie nous veult empescher la sépulture et la dernière volonté d'un qui est mort ces jours passez : tellement qu'il nous est force d'en venir à la cour.

Barelete ne s'attache pas si souvent à ces deux vices des ecclésiastiques que les autres; mais en un endroit il fait un conte fort plaisant d'un docteur Vénitien, lequel, ayant été surpris sur le faict avec une esclave, par la maistresse d'icelle, et par ce prescheur Barelete (que la maistresse avoit envoyé quérir pour voir le passetemps, car il preschoit lors à Venise) estant repris du péché qu'il commettoit avec grand scandale, ne donna autre response, sinon qu'il estoit si amoureux de ceste esclave qu'il doutoit s'il estoit homme ou beste. Ce prescheur crie aussi contre les nonnains qui font des bastards : dequoy les deux autres ne parlent point, que je sçachç. Mais Pontanus (i) nous raconte nommeement des monastères de nonnains à Valence en Espagne, qu'il n'y avoit point de différence en- tr'iceux et les bordeaux. Et à-fin qu'on ne tienne suspect ce que je di, voici ses propres mots, en son traicté De immanitate, chap. 1 7 : Valentice in Hispania citeriore, cèdes qucedam sacrœ Vestaliumque monasteria ita quidem patent amatoribus ut instar lupanariorum sint. Mais il adjouste bien d'avantage : c'est que les nonnains (parlant en général) ou font mourir leur fruict estant encore en leur corps, par le moyen de quelques breuvages, ou bien estranglent leur enfant si

(ij Pontanus, ne au château de Ponte, près Cerreto, en 1426, mort en i5o3. L'édition la plus complète de ses œuvres est celle de Bàle, i556, 4 V. in-80. On trouve, dans le t. VIII des Mémoires de Niceron, les titres des ouvrages dont elle se compose. Robert de Sarno a donné sa Vie en latin, Naples, 1761, in-40. On en trouve une analyse dans Suard, Var. littéraires, t. I. Voyez une notice sur Pontanus, par M. Rosselli del Turco, dans la Rivista universale de déc. 1877.


CHAPITRE VII I 19

tost qu'il est sorti, et puis le vont ensevelir en quelque retraict (1).


(1) Avant Pontanus, Nicolas Clémangis exhalait avec douleur les plaintes suivantes : « De monialibus multa dicere verecundia pro- hibet, ne non de cœtu virginum Deo dicatarum, sed magis de Itipa- naribus, de dolis et procacia meretricum, de stupris et incestuosis operibus sermonem prolixe trahamus. Nain quid, obsecro, aliud sunt hoc tempore pucllariim monasteria nisi qucedam, non dico Dei sanctuaria, sed Vcneris execranda prostibula, sed lasciviorum et impudicorum juvenum ad libidines explendas receptacula ? Ut idem hodie sit puellam velare quod et publiée ad scortandum exponere. » (R. Hospinianus, De origine monachatus, f" 235, v».) — On trouve aussi la trace de ces dérèglements dans les poésies populaires de l'époque :

Se moines et nonnains se joingnent, Se ne seront pas les nouveaulx, Car selon que plusieurs tesmoignent Les truyes ayment les pourceaulx.

(Prenost. nouvelle.)

Enfin Marot

Parmy ces pucelles Se trouvent grand nombre de celles Qui de meurs ressemblent Sapho Plus que d'entendement.

Ho, ho! (La Vierge mesprisant mariage, d'ap. Erasme.)



CHAPITRE VIII


Comment les susdicts prescheurs ont remonstré quelques abus en la doctrine aussi, principale- MENT CONCERNANS l'avarice des ECCLÉSIASTIQUES.



|U DEMEURANT Ics susdicts prcschcurs re- monstrent quelques abus en la doctrine (combien qu'ils fussent bien abusez eux- mesmes en beaucoup de choses, et que nous devions juger d'eux selon le pro- verbe qui dit que le borgne est roy au pays des aveu- gles), outre la meschante vie des gens d'Église : mais il faut noter que ce sont abus aidans à faire bouillir la marmite. Et premièrement Maillard, au fueill. 25, col. 3, crie souvent contre les porteurs de reliques; comme au fueill. 25, col. 3 : Estis hic, domini bulla- tores et portatores reliquiarum? Puis au fueill. 35, col. 3 : Dixi hodie marte de lingiia fraudulatoria : et credo quod les jargonneurs Gallice, portatores reli- quiarum, caphardi, et mensuratores vulttium imagimim scepe comedunt de isto pastillo. Item au fueill. Sy, col. 3 : Estis hic portatores bullariim? nunquid linitis auditores vestros ad capiendas bursas eorum? Item au fueill. 45, col. I : Et vos, portatores reliquiarum et indidgentiarimi, nunquid jactatis vos de malis quce


CHAPITRE Vlir 121

facitis in villagiis? (i) Mais avant que passer outre, je feray une petite glose sur ce mot de pastillo, c'est-à- dire pasté : laquelle sera prise de l'auteur mesme. Il faut donc sçavoir que ceci se rapporte à un conte qu'il a faict au fueill. 24, col. 4. On dit que le diable estant une fois malade, les médecins luy demandèrent à quoy il prendroit appétit, aux poissons d'eau douce ou à la marée. Il respondit que ni aux uns ni aux autres. Ils luy demandèrent s'il voudroit donc manger de la chair de porc, ou de beuf, ou de veau. Il dit qu'il ne vou- loit point de tout cela. — « Et bien donc, » (luy dirent les médecins), « auriez- vous point envie de manger » des poulets, ou des perdris, ou de quelque venai- » son ? » Il fit responce qu'il n'en vouloit point non plus que du reste; mais que seulement il mangeroit volontiers de la viande que mangent les femmes quand elles sont es bains des accouchées : à-sçavoir d'un pasté de langues. Ce qu'oyans les médecins l'interro- guèrent à quelle sause il voudroit manger ce pasté de langues. — « Je voudrois » (dit-il) « qu'elles fussent pre- » mièrement frites, et puis mises en paste. » Or lais- serai-je veoir la déduction et accommodation de ce propos à ceux qui auront le livre, puisque je leur ay cotté l'endroit où ils le pourront veoir. Mais ceux qui se sont trouvez quelquesfois au caquet des femmes quand elles ont les pieds chauds, pourront faire con- jecture quel est leur bec alors qu'elles se baignent


(i) Grup, grup sur ces gens de village, dit Cl. Marot dans son Grup, éd. Guiffrey, p. 43g du t. Il, les gens de village figurant ici pour leur trop grande facilité à se laisser exploiter. On trouve dans la Taxe des parties casuelles de la bou- tique du pape, par A. du Pinet, l'énumération de tous les cas de conscience tarifés chacun à son prix. Dans un pamphlet de l'époque, intitulé : Qiiœstiones Pasquilli disputandœ in futuro concilia, on lit : « An monachi et totus grex papistarum sint mercatores illi de quitus loquitur Apocalypsis? »


122 APOLOGIE POUR HERODOTE

chaudement ensemble au bain d'une gisante : qui est aussi une circonstance à noter. Et de faict il n'y a pas d'apparence qu'elles ayent alors le bec gelé : pour le moins j'en respon pour celles de Paris, qui ne se sont peu tenir d'appeler des cacquetoires (i) leurs sièges; sur lesquels, après avoir becquette leurs maris, leurs frères et seurs, parens et amis (je compren leurs amou- reux, qu'on appelle maintenant serviteurs), en la fin viennent à s'entrebequetter : voire à s'entredonner de si grands coups de bec que leurs maris en portent les cornes. Mais je revien à mon propos de bonne heure, avant qu'on die que les femmes facent que je m'ou- blie. Et toutesfois ce ne sera pas pour les quitter en- core : car l'abus duquel je doy maintenant parler, repris par Maillard, les concerne ; c'est que, nonobstant la glose qui dit que si on voit un prestre baiser une femme, on doit présumer que le prestre fait cela pour luy imprimer au visage la bénédiction, on peut en bonne conscience juger que cela est un préparatif pour jouer quelque autre mystère; et principalement s'ils sont seuls et en lieu suspect. Il parle aussi assez hardiement (pour son temps) contre les indulgences, ou pardons; et tellement toutesfois qu'il semble n'en dire pas tout ce qu'il en pense. Mais cependant il con- damne bien tout à plat ceux qui les portent (lesquels il appelle, comme autre-part, bullatores), en ce qu'ils disoyent que s'ils sçavoyent que leur père n'eust pas pris telles indulgences, ils ne prieroyent jamais Dieu pour luy. Et dit entr'autres choses : An creditis quod uniis magmis iisurarius, plenus vitiis, qui habebit mille millia peccata, dando sex albos trunco, habeat remis-


(i) Quaquetoire, une petite chaire pour deviser, Borel, Trésor, ire add. Petit fauteuil ainsi nommé parce qu'il était commode pour causer auprès du feu, Lacurne. Chaise basse à dos très-élevé et sans bras, ce que nous nommons causeuse, Littré.


CHAPITRE VI 11 123

sionem omnium peccatorum suoriim? Certe diirum est mihi credere, et duriiis prœdicare. Outreplus, il reprend ceux qui ne preschoyent que pour le gain. « Estes-vous ici » (dit-il), « messieurs les prescheurs du quaresme, qui ne preschez que pour l'espérance de faire grande queste, et, ayant receu force argent, dites le jour de Pasques que vous avez faict un bon quaresme? » En quoy il veut qu'on les compare aux adultères, et ad- jouste la raison : Adiilteri enim de malo conciibitii re- cipiunt prolem : ita et vos pecuniam. Et au fueill. 33 1, col. I : Videte, magistri reveretidi, habuistis bonum. quadragesimale : lucrati estis centum francos ; congre- gastis multum : -vos reddetis compiitum. Il se plaind aussi de ce que l'église vend tout : jusques à ne vouloir enterrer une personne au temple s'il ne paye un franc. Je vien à Menot, lequel appelle porteurs de roga- tons, portatores rogationum, ceux que Maillard nomme (comme nous avons tantost ouy) portatores reliquiarum et indulgentiariim, et bullatores. « Ainsi font » (dit Menot, au fueill. i3i) « ces porteurs de rogatons (i), qui donnent à entendre aux povres femmes veufves qu'elles doivent plustost se laisser mourir de faim avec leur famille, que de faillir à gangner les pardons. « Et au' fueill. 147, col. 3 : « Voulez-vous que je vous die un mot : jamais les théologiens ne se sont meslez de ces pardons, ou bien peu. » Et incontinent après : « Mais seulement les cafars leâ ont preschées, avec une infinité de mensonges, pour décevoir le peuple. Les-


(i) De rogatum, demande. Après le sens de demande, rogatitm prit celui de chose demandée, en retour des indulgences, et, finalement, il devint une chose de peu de valeur. Comp. cli. XXII : « Porteurs de rogatons, pource qu'ils ne vivent que des aumônes des gens de bien...» Calvin, Avert. sur les reliques, dit : « Saint Augustin... se complaignant d'aucuns porteurs de rogatons. » Les Essais de Malhurine : i< La né- cessité l'avoit mis si bas qu'il ne se pouvoit gratter, d'où lors il fit pro- fession de porteur de rogatons. »


124 APOLOGIE POUR HERODOTE

quels sont souvent petis diables, estans en une taverne : car il n'est question que de jouer et paillarder. » Ce mesme prescheur, au fueill. 12, col. 4, fait mention de certains trompeurs, qui, ayans engagé leurs reliques en la taverne, vindrent puis à monstrer un tizon et le faire adorer, comme estant de ceux qui avoyent servi à rostir sainct Laurens. Lequel conte pourra estre faict plus au long ci-après.

Barelete aussi (si j'ay bonne mémoire) reprend quel- ques abus, mais en un mot et sans s'y arrester. Au demeurant il ne se faut point esmerveiller si tant luy que ses deux compagnons ont laissé passer tant d'au- tres abus, sans en rien dire : mais au contraire, c'est une chose admirable comment ils en ont peu descou- vrir aucun, veu les fondements qu'ils prenoyent. Tou- tefois nous devons considérer une chose, c'est que quelque ignorance qui ait esté aux siècles passez, tous- jours la doctrine qui directement servoit à l'entretène- ment de la cuisine, a esté suspecte à plusieurs; et c'est pourquoy dès le commencement se sont trouvez des gens qui n'ont point voulu adjouster foy aux indul- gences. Joinct qu'ils considéroyent (au lieu que leurs esprits devoyent monter plus haut, pour trouver les raisons péremptoires) que si elles avoyent lieu, les hommes auroyent trop bon marché de leurs péchez. Or ay-je dict. Qui servoit directement à cela : pource qu'à dire la vérité il n'y a point un seul iota de la doc- trine Romanesque qui ne tende à ce but; mais il y a certains articles qui y tendent directement, les autres obliquement, et plus couvertement. Quoy qu'il en soit, les anciens proverbes mesmement nous tesmoignent l'avarice des ecclésiastiques, et ne fust-ce que ce- stuy-ci :

Trois choses sont tout d'un accord, L'église, la cour, et la mort.


CHAPITRE Vlir 125

L'église prend du vif, du mort : La cour prend le droict et le tort : La mort prend le foible et le fort (i).

Il se trouve aussi un certain proverbe qui dit qu'il y a trois choses insatiables, les prestres, les moines, la mer. Duquel Barelete m'a faict souvenir, disant : Presbyteri et fratres et mare nunquam satiantiir. Mais j'ay ouy quelquesfois des vieilles gens qui mettoyent ces trois, les prestres, les femmes, la mer : comme aussi les moines se peuvent bien comprendre sous le nom de prestres. . ,


(i) Comp. ch. XXXIX. Se trouve dans les Mots dorés de Caton, par Grosnet, p. i35. On voyait autrefois scellée dans le mur de la porte blanche de Strasbourg une pierre avec une inscription allemande qu'on peut traduire ainsi :

De Dieu la miséricorde,

Des prêtres l'avidité

Et des paysans la méchanceté;

Nul ne les pénètre, ma foi, 1418.

Ce genre de proverbes rentre dans la forme poétique appelée par le moyen âge allemand, Priamel, contraction du pluriel neutre latin prœambula, l'énumération des diverses pensées qui composent la pièce étant considérée comme le préambule du trait final.




CHAPITRE IX


Comment, d'autant que la meschanceté du siècle dernier passé est plus grande que des siècles

PRÉCÉDENS, d'autant LA MESCHANCETÉ DE NOSTRE SIÈCLE OUTREPASSE CELLE DUDICT DERNIER : COMBIEN QUE LES VICES SOYENT MIEUX REMONSTREZ ET REPRIS ,

ET QUE Dieu envoyé plus grands chastiemens que

JAMAIS.


I L est aisé à juger, par les plaintes et do- léances que font les trois prescheurs sus- dicts, qu'ils voyoyent devant leurs yeux le monde aller de jour en jour en empi- rant. Car il ne nous faut point douter qu'ils n'ayent omis plusieurs autres grands vices régnans alors, ou pour ne les avoir congnus, ou pour ne s'en estre souvenus : mais devons faire nostre conte que les hommes de leur temps n'estoyent seulement bons guardiens des vices desquels leurs prédécesseurs les avoyent laissez héritiers, mais aussi fort songneux d'en amasser de nouveaux. Et mesmement je confesse que je n'ay pas si diligemment moissonné ni vendangé leurs livres que je n'y aye beaucoup laissé à glaner et à grapiller, à ceux qui auront meilleure provision de loisir. Je di donc que qui voudra esplucher diligem- ment et avec loisir les sermons de ces trois docteurs,



CHAPITRE IX 127

pourra trouver un assez bon nombre de meschan- cetez que j'ay omises : dont mesmes aucunes ont esté remonstre'es par les anciens poètes. Prenons pour exemple ce que dit Menot : « Le fils maintenant vou- droit avoir arraché les yeux au père à-fin d'avoir ses biens; et je croy que le livre auquel les fils estudient le moins, et qui les ennuyé le plus, c'est La vie des pères » (ce qu'il dit faisant une allusion au livre ^insi intitulé, contenant la vie de quelques anciens person- nages, qu'on estimoit avoir vescu sainctement) (1). Il avoit dict aussi auparavant : « Hélas! comment seroit-il possible de trouver maintenant amitié entre les enne- mis, quand elle ne se trouve pas entre les parens? non pas entre le père et le fils, le frère et la sœur? » Que doncques telle meschanceté soit ancienne, il appert par Hésiode (2), à l'imitation duquel Ovide a ainsi chanté :

Vivitur ex rapto, non hospes ab hospite tutus, , Non socer a genero : fratrum quoque gratia rara est. Imminet exitio vir conjugis, illa mariti. Lurida terribiles miscent aconita novercœ.

C'est à dire, selon la traduction de Marot :

On vit desjà de ce qu'on emble et oste. Chez l'hostelier n'est point asseuré l'hoste, Ne le beau-père avecques le sien gendre. Petite amour entre frères s'engendre; Le mari s'offre à la mort de sa femme; Femme au mari fait semblable diffame. Par maltalent les marastres terribles Meslent souvent venins froids et horribles.


(i) Voy. ch. XXrV..

(2) Op. et dies, I. Ovide, Metam. I, v. 144. Marot, Le premier livre de la Métamorphose d'Ovide, v. 283.


128 APOLOGIE POUR HERODOTE

Et puis il adjouste touchant les enfans qui hayent fort d'estudier au livre de la Vie des pères :

Filiiis ante diem patrios inquirit in annos.

C'est à dire :

Le fils, à-fin qu'en biens mondains prospère, Souhaite mort avant ses jours son père.

Il est vray que ces mots, A fin qu'en biens mondains prospère, ne sont au Latin; mais ils sont adjoustez bien à propos, comme chacun peut congnoistre ; et c'est aussi suyvant ce que Menot a dict, que le fils voudroit avoir arraché les yeux au père pour jouir de ses biens. Or, comme on se plaignoit desjà anciennement des meschancetez qui se commettoyent, aussi se plai- gnoit-on de la povre justice qui s'en faisoit. Car ce proverbe est fort ancien (si nous reguardons le sens plustost que les mots) : Les gros larrons pendent les petis. Et c'est ce que Juvénal a dict en ce vers :

Dat veniam corvis, vexât censura columbas (i). C'est à dire :

Aux corbeaux un chacun pardonne. Mais aux couloms le tort on donne.

Et ceci se rapporte fort bien à ce que disoit ce grand

(i) Juvénal (sat. II, v, 63) met ce vers dans la Couche de Lauronie, qui en fait la conclusion d'un énergique plaidoyer en faveur de son sexe attaqué par les stoïciens. Dans les Animaux malades de la peste, La Fontaine dit:

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Piron, dans la préfac; de la Métromanie, applique le vers ancien à la critique moderne.


CHAPITRE IX


129


législateur Zaleucus ( i ), que les ioix estoyent semblables aux toiles des araignes. Car comme la petite mousche y demeure, mais la grosse en sort par force : ainsi les povres ou ceux qui ne sçavent pas bien babiller, de- meurent enfilez dedans les Ioix; mais ceux qui sont riches, ou sçavent bien jouer du plat de la langue, rompent leurs filets. Aussi se rapporte à ce que nous lisons en Térence :

... Quia non rete accipitri tenditiir neque milvio,

Qui maie faciunt nobis : illis qui nihil faciunt , tenditur.

Quia enim in illis fructus est, in illis opéra luditur (2).

Ce qui est dict par un escornifleur (autrement, tondeur de nappes) appelé par ce poëte du mot Grec, parasite : lequel s'estant vanté qu'il frappe à tors et à travers qui bon luy semble, sans qu'on luy en ose mot dire, et estant interrogué dont luy vient ceste hardiesse, re- spond : Pource qu'on ne tend point la rets au sacre ni au milan, qui nous font du mal : mais on la tend à ceux qui n'en font point. Et la raison est, qu'à ceux-ci il y a du proffit, à ceux-là c'est autant de peine perdue. Il est vray que le poëte (ce que je diray en passant) use d'un mot lequel, selon aucuns, signifie généralement tout oiseau de proye, soit esprevier, faulcon, ou autre : mais j'ay mieux aimé user de ce mot sacre, ayant esguard à ce que nous disons ordinairement, et comme par proverbe, Cest un sacre, au lieu de dire, Cest un dissipateur de biens, C'est un gouffre d'argent. Il se prend aussi pour un gourmand, ou sac à vin (3). Or

(i) Voy. Stobée, Flor., XLV, 25. Plutarqiie, Solon, V, attribue ce dicton à Anacharsis, et Valère-Maxime aussi, VII, 2, 14. Diogène- Laërce, I, 2, Solon, le met dans la bouche de Solon lui-même.

(2) Phormio, acte II, se. II, v. 33o.

(3) (i Nostre language se sert, par métaphore, du nom d'un autre oiseau de proye, asçavoir du sacre; car nous disons c'est un sacre ou c'est un merveilleux sacre, de celuy qui, en quelque lieu qu'il puisse

17


l3o APOLOGIE POUR HERODOTE

n'a pas oublié le bon Menot de reprendre ce vice (fueill. i38, col. i), de ceux qui accusent le povre, et se taisent du riche. Car, examinant l'histoire de ceste femme qui ayant esté surprise en adultère fut amenée à nostre seigneur Jésus-Christ : « Dont vient » (dit-il) « qu'ils n'amènent point aussi bien l'homme adultère? Possible » (respond-il) « pour-ce-que cestuy-ci estoit un des messieurs. » Ainsi en fait-on aujourd'huy : on accusera le povre, mais on se taira du gros goddon. Lequel mot j'ay bien voulu expresseement retenir, comme estant un très-bon mot François (combien- qu'aujourd'huy il soit quasi du tout hors d'usage), et duquel mesmement use aussi son prédécesseur Olivier Maillard (fueill. 22, col. 4) : O gros goddons, damnati infâmes, et scripti in libro diaboli, fures et sacrilegi. Mais, pour retourner au propos des grosses et des pe- tites mousches, aucuns font un philosophe nommé Anacharsis auteur de ceste comparaison, disans que par icelle il vouloit donner à entendre à Solon (qui estoit législateur comme Zaleucus) qu'il perdoit la peine qu'il prenoit à faire des loix. Il est vray qu'au lieu que ceux qui attribuent ce dicton à Zaleucus, racontent (s'il faut rendre mot pour mot) qu'il disoit que comme la


mettre les mains, happe tout, rifle tout ; et, en somme, auquel rien n'échappe. Et en ceci nous ne parlons pas sans raison : car aucuns tiennent le sacre pour le plus hardi et vaillant entre les oiseaux de proye qu'on appelle aussi oiseaux de rapine. Quoy qu'il en soit, j'ai opinion que ce mot sacre, ainsi que nous en usons par métaphore, peut signifier autant tout seul que ces trois d'Horace, tempestas, per- nictes, barathrum, oh il dit : tempestas et pernicies, barathrumque macelli. Plaute, usant de même hardiesse que nous, a appelé un homme accipiter: mais le trajet est d'autant plus hardi qu'il adjouste un génitif (comme il est adjouste par Horace après ces trois vocables), disant accipiter pecuniarum. Car, encore que la fauconnerie ne fust lors en usage, le naturel de l'oiseau nommé accipiter estoit comme en proverbe: lequel nom toutesfois on n'estime pas avoir esté baillé au sacre seulement, mais aussi aux autres oiseaux de proye ou pour le moins aux principaux. » Precellence, p. i3i.


CHAPITRE rx l3l

mousche et le mouscheron tombans en la toile d'arai- gne, y sont retenus, mais la mousche à miel et la mousche guespe la rompent, et puis s'envolent : ainsi les povres, etc., au lieu (di-je) de cela, ceux qui attri- buent ce dicton au philosophe Anacharsis, pour des petites et grosses mousches (signifians les povres et les riches) font mention d'une chose fort le'gère et foible, et d'une un peu forte et pesante : ce qui ne semble pas avoir si bonne grâce. Pour le moins, nous voyons la mousche estre aussi employée en une autre compa- raison, qui ne vient pas mal à propos ici : c'est une par laquelle Métrodore conseille à ceux qui ont à de- mourer en une républicque, qu'ils reguardent de tenir tel lieu qu'ils n'y soyent ni comme un moucheron, ni comme un lion : car on foule aux pieds le moucheron du premier coup, et on espie tousjours l'occasion de surprendre le lion à son advantage.

Nous oyons aussi comment les prescheura susdicts crient contre les pompes des femmes, et comment Maillard de sa part les appelle femmes à la grand'- gorre, et femmes gorrières : leur reprochant, entr'au- tres choses, les longues queues de leurs robbes, les fourrures de martres, l'or qu'elles portent à la teste, au col, à la ceinture; et comment Menot dit : « Les povres meurent de froid par les rues : toy, madame la pompeuse, madame la braguarde, tu as sept ou huict robbes en ton coffre que tu ne portes pas trois fois l'an ; et penses-tu que tu ne rendras point conte de ceste vaine surperfluité devant le jugement de Dieu? Je ne sçay quelle excuse pourra trouver une dame, laquelle voyant un povre nu, et criant pour le froid qu'il en- dure, ce-nonobstant traine deux ou trois aulnes de velours après elle. » Or, que de tout temps les femmes ayent aimé à estre braves (autrement braguardes), les poètes le nous déclarent assez : qui, comme scrvans de


l32 APOLOGIE POUR HERODOTE

prescheurs en leur endroit, leur remonstrent très-bien la folie de leurs somptuositez. Que si nous ne sommes contens des tesmoignages des poètes, n'en avons-nous pas plusieurs es historiens? Ne lisons-nous pas en Tite Live comment les femmes de Rome (voire les plus nobles, et qu'on tenoit pour les plus femmes de bien) s'eslevèrent contre ceux qui ne leur vouloyent per- mettre de retourner à leurs pompes, jusques à sembler estre désespérées ou enragées? Et mesmement pour- quoy auroyent esté mises autrefois des loix contre la somptuosité des femmes, si dès lors elles n'eussent eu besoin de bride pour les retenir, au moins pour tascher à les retenir? Aussi y a-il un mot en Menot qui me fait souvenir d'un passage de Térence, parlant de la peine que prenoyent les femmes à se parer et s'attifer. Car comme Menot dit par une hyperbole qu'on auroit plustost nettoyé une estable où il y auroit eu quarante chevauxj. qu'une femme n'auroit mis toutes ses espin- gles et tous ses atours, ainsi avoit dict Térence il y a longtemps, Diim comimtur, anniis est (i). Ce mesme prescheur se courrouce fort et souvent contre celles qui s'habilloyent de si bonne grâce qu'on les voyoit seulement jusques au ventre. Et voici ses mots en un passage, fueill. 25, col. i : Habebit magnas manicas, caput dissolutiim, pectus discoopertum usque ad ven- trem, ciim pectorali albo, per quod quis clare potest videre. Lesquels derniers mots me réduisent en mé- moire ce que dit Horace :

Altéra nil obstat Cois tibi : pêne videre est Ut niidam (2).

(i) Heautontimorumenos, act. II, se. I, v. 240. (3) Sat. I, 2, V. loi. Dans l'édition stéphanienne d'Horace la leçon principale est :

Altéra nil obstat; Cois tibi pêne videre est Ut nudam.


CHAPITRE IX l33

Or quelqu'un me pourra dire : Quant à ceste façon lascive de s'habiller, j'approuve bien qu'elle soit mise au nombre des meschancetez; mais la somptuosité et magnificence, pourquoi en soy méritera-elle d'estre mise de ce conte ? Je respond que vrayement en quel- ques personnes elle n'est point à reprendre; et toutes- fois telle somptuosité a toujours esté condamnée, à cause que pour une qui l'entretient à ses dépens, il y en a cent qui l'entretiennent aux dépens de ceux qui n'en peuvent mais (tesmoins Barelete et Menot), en- core que les deniers sortent de la bourse de leurs ma- ris : ou bien aux despens de la foy qu'elles leur ont promise. J'allègue Barelete pour le passage que nous avons desjà veu ci-devant : « O vous autres qui estes les femmes de tels, si vos habillemens estoyent mis sous un pressoir, le sang des povres en sortiroit. » J'al- lègue aussi Menot pour ce passage, contenant non-seu- lement la mesme sentence, mais aussi presque tous les mesmes mots : « Vous, messieurs et mesdames, qui vivez du tout à vostre plaisir, portans les robes d'escar- late, je pense que si on les serroit bien fort en un pres- soir, on en verroit sortir le sang des povres gens au- quel elles ont esté teinctes. » Or est-il bien certain que telles façons de parler, qui sont quasi proverbiales, ne doivent pas estre interprétées selon que les mots por- tent, et à la rigueur, mais estre prises comme hyper- boles propres pour démonstrer telle meschanceté. Toutesfois Barelete ne se contentant point d'avoir dict ce que nous venons d'ouïr, adjouste un exemple d'une chose qui advint à un usurier non guère moins esmer- vcillable que ceste-ci : car il dit qu'il sortit du sang du pain qu'il mangeoit. Quant aux autres qui entre- tiennent la magnificence aux despens de la foy qu'elles doivent et qu'elles ont promises à leurs maris, Olivier Maillard et Menot nous en sçauront bien que dire;


l34 APOLOGIE POUR HERODOTE

mais je me contenteray du tesmoignage de Maillard, lequel ayant dict : « Mais dites-moy, fait-il beau veoir que la femme d'un advocat, auquel ne reste pas dix francs de rente après avoir acheté son office, soit habillée comme une princesse ? et qu'elle ait de l'or sur la teste, au col, en la ceinture, et autre part ? Vous dites que vostre estât porte cela. A tous les diables et vostre estât et vous aussi ! » après (dis-je) avoir usé de tel language, adjouste : « Vous me direz peut-estre, Nos maris ne nous donnent pas telles robbes, mais nous les gagnons à la peine de nostre corps. A trente mille diables telle peine ! » Car voici ses propres mots : Dicetis forte, maritus noster non dat nabis taies vestes, sed nos lucramiir ad pœnam nostri corporis. Ad tri- ginta mille diabolos talis pœna! Or est-il assez aisé à entendre quelle est ceste peine, sans autre explica- tion : et toutesfois si elle semble avoir besoin de glose, on la pourra tirer du passage de Maillard où il crie contre celles qui sont macquerelles de leurs filles, et leur font gangner leur mariage à la peine et sueur de leur corps, faciunt eis lucrari matriynonium siium ad pœnam et sudorem sui corporis, fueil. 35, col. 4.

Mais pour accommoder les tesmoignages que j'ay alléguez, aux poincts que j'ay entrepris de traicter en ce chapitre, il n'y a nulle doute que si du temps d'Hé- siode il y avoit bien peu de foy entre les hommes, voire entre les frères, voire aux enfants envers leurs père et mère, moins y en avoit-il du temps d'Ovide, encore moins en a eu le dernier siècle : et toutesfois le nostre en ha encore beaucoup moins; et que si la charité estoit es siècles précédents bien refroidie, elle est maintenant du tout gelée. Item, que si la justice a cloché d'un pied aux siècles précédens, elle cloche des deux au nostre : si elle estoit borgne au-paravant, ell'est maintenant aveugle : si ell'estoit sourde d'une


CHAPITRE IX l35

oreille, maintenant elle l'est des deux (mais j'enten selon le proverbe qui dit qu'il n'est pire sourd que ce- luy qui ne veut point ouïr (i) : comme aussi on peut dire qu'il n'est pire aveugle que celuy qui ne veut point voir) ; et au lieu qu'elle ne prenoit que des mains, maintenant elle prend aussi bien des pieds que des mains. Item, qu'au lieu que les pompes, et les disso- lutions en habits, les propos et les gestes lascifs, et tous autres petits vices qui servent comme d'avancou- reurs aux plus grands, n'alloyent qu'à pied, et le pas seulement, maintenant ils vont en poste. Et quant à ces plus grands vices, je dis que nous ne devons point douter qu'ils ne soyent en nostre siècle comme en leur printemps, au lieu que les précédens n'ont esté qu'en leur yver : c'est-à-dire, qu'ils ne soyent d'autant plus en vigueur maintenant, que la vigueur des arbres et des plantes est plus grande au printemps qu'en l'y ver. Et que ces choses soyent vrayes, je le mon- streray par le menu ci-après, voire le monstreray à l'œil.

Or tant s'en faut que nous puissions dire nostre siècle avoir plus grande faute de bons advertissemens et enseignemens, de remonstrances, d'admonitions, que n'ont eu les précédens, et pour ceste cause estre plus méchant : qu'au contraire si nous considérons la grâce spéciale que Dieu luy fait en cest endroit, nous serons contrains de nous esmerveiller comment la meschanceté des hommes d'aujourd'huy est aussi grande que celle de leurs prédécesseurs. Et qu'ainsi soit, y a-il prescheur en notre temps (encore que plusieurs

(i) « N'est si mal sourd comme cil qui ne veut ouir goutte. »

(Jehan de Meung, dans son Codicille.) Il n'est point de pire sourd Que celui qui feint le lourd.

(Gabr. Meurier, Trésor des sentences.)


l36 APOLOGIE POUR HERODOTE

facent profession de flatter les vices), lequel disant en pleine chaire ce que dit Olivier Maillard, au fueil. 323, col. 2, que les putains doivent estre endurées, n'eust crainte que les petits enfans luy crachassent au visage ? Se trouvera-il homme aujourd'huy qui ose mainte- nir ce qu'il dit avoir esté de son temps maintenu par des prestres, que la femme faisant mourir son fruict en son ventre, ne péchoit point mortellement? Ettou- tesfois, combien que je confesse la répréhension des vices avoir tousjours esté odieuse, et par conséquent dangereuse (comme nous voyons que Menot mesme- ment se plaind que de son temps, quand il y avoit des prescheurs qui vouloyent mener la vérité en la chaire avec eux, on les menaçoit de les faire cardinaux, sans aller jusques à Romme, et de lei^r faire porter le chapeau rouge : ne plus ne moins que S. Jean ayant amené la vérité en la cour d'Hérode, y laissa la teste), je ne confesseray qu'elle ait esté jamais si dangereuse à beaucoup près qu'elle est maintenant. Mais encore qu'il soit plus grande saison de flatteurs qu'il ne fut oncq, qui sont naturellement ennemis mortels de ceux qui reprennent les vices; et jaçoit que le nombre de ceux qui craignent de dire la vérité (soit de peur d'en avoir du mal, soit de peur d'en perdre le bien qu'ils ont, ou pour le moins de perdre l'espérance d'en avoir), se trouve aussi grand qu'il a jamais esté : si est-ce que les vices sont mieux descouverts, sont plus vivement repris tant de bouche que par escrit, qu'ils ne souloyent estre du temps de nos prédécesseurs. Ce qui est pour rengreger (i) de tant plus nos péchez, et nous amener à tant plus grande condemnation, alors qu'il nous en faudra rendre conte.


(i) Rendre plus grands, de re... en... et de l'ancien compar. greindre (grandiorj, régime: greigneur.


CHAPITRE IX


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Quant au dernier poinct que j'ay proposé au litre de ce chapitre (à-scavoir, que Dieu envoyé plus grands chastimens des vices que jamais), pour ce qu'il semble bien me'riter d'estre traicté à-part (afin d'estre déduict au long), je dirai seulement ce mot pour ceste heure, que celuy qui n'ha quelque sentiment de cela, n'est ni François, ni Italien, ni Espagnol, ni Allemand, mais sous la face humaine est une vraye beste.



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■ CHAPITRE X

Qu'il est araysemblable qu'outre les vices repris

PAR les PRESCHEURS DU SIECLE PROCHAIN AU NOSTRE, IL Y EN AVOIT d'aUTRES.


, VANT que venir à faire la comparaison de la meschanceté des siècles précédens avec celle du nostre, je me suis advisé qu'il seroit bon de voir si les prescheurs, des tesmoignages desquels je me suis aidé, auroyent rien laissé derrière, ou par oubli, ou autre- ment. Je di donc que combien que Olivier Maillard et Menot (qui a esté après) ne parlent point ou bien peu des incestes, de la sodomie, et autres vices prodigieux, comme des meurdres commis en la personne du père, ou de la mère, de la femme par le mari, ou du mari par elle : item des enfans, du frère, et autres prochains parens ; il ne faut pas douter pourtant que leur siècle n'en fust desjà infecté; ou (pour mieux dire) il ne faut pas penser que telle infection, qui a commencé de si long temps, eust alors cessé. Je di qui a commencé de si longtemps, attendu ce que nous lisons es histoires profanes, et encore plus ce que nous lisons en la Bible (i), prononcé par la bouche du seigneur des seigneurs contre ces vices et autres semblables. Car il ne luy en prenoit pas comme à ce législateur auquel

(i) Voy. Genèse, XIX; Lévitique, XVIIl.



CHAPITRE X 189

estant remonstré qu'il n'avoit point mis entre ses loix quelle punition on devoit faire d'un qui auroit tué son père, et toutesfois s'estoit trouvé un qui avoit commis tel cas : « Gomment, » (dit-il) eussè-je parlé de la pu- nition d'un tel crime, quand je ne pouvois penser qu'un homme s'oubliast tant que de le commettre? » Il n'en prenoit pas (di-je) ainsi à ce grand législateur, qui voit trop mieux les cachettes des cueurs humains que nous ne voyons les faces. Et ne devons estimer qu'aucun siècle ait esté exempt de tels vices prodi- gieux, mais bien qu'ils ayent esté tousjours extraor- dinaires aupris des autres, et mesme beaucoup plus rares en aucuns pays, et aussi en un siècle qu'en l'autre. Or veux-je bien protester qu'il me desplait fort d'en- trer en telle matière; mais comme celuy qui entre- prend d'exalter la prouesse d'Achilles pardessus celle d'Hector, ou d'Ajax, ne doit rien taire des explois héroicques de ces deux, s'il veut rendre Achilles tant plus esmerveillable et digne de grand' louange : ainsi, puisque le but de ce particulier discours est de mon- strer que la meschanceté de nostre siècle est un paran- gon à comparaison de celle qui a esté au siècle der- nier (laquelle desjà je présuppose avoir surpassé celle de tous les précédens) ; il me semble que j'aurois tort si je deschargeois l'un de ces siècles de quelque por- tion de vices, pour tant plus charger l'autre, et taschois de sauver aucunement l'honneur de l'un, pour tant moins espargner l'honneur de l'autre. Car au reste j'accorde que, combien que Dieu ait voulu notam- ment telles prodigieuses vilanies (1) des hommes estre

(i) Vilanie, vilonie: action honteuse, opprobre. Le Roman de la Rose dit :

... Vilainie le vilain fait: Je ne l'ayme, n'en dit, n'en fait; Vilain est fel et sans pitié, Sans service et sans amitié.


140 APOLOGIE POUR HERODOTE

enregistrées en sa Bible, toutesfois le moins en parler, voire le moins penser, est le meilleur. Et de faict, quant à la sodomie, je croirois aiseement que ces prescheurs se guardoyent d'en parler pour ne faire ouverture à la curiosité des hommes, laquelle est na- turellement grande en telles choses. Et d'autant plus meschans sont les prestres, qui en la confession auricu- laire, qu'ils appellent, par leurs interrogats esveillent les esprits, et les advisent de plusieurs vilanies. Quant à moy, je confesseray que pour ce mesme esguard, lequel je di que ces prescheurs pourroyent avoir eu, j'ay autresfois eu grand'peine à me persuader que les sodomites, et ceux qui se sont poilus avec les bestes, deussent estre exequutez publiquement et devant tout Je peuple; et n'y a point de doute qu'on ne puisse ame- ner plusieurs grandes considérations aussi bien d'une part que d'autre; mais ce- pendant je m'arreste à ce que je voy faire es villes bien policées. Au demeurant, la raison pour laquelle il est vraysemblable que la sodo- mie n'estoit si commune alors que maintenant, c'est qu'on ne fréquentoit pas tant les pays qui en font me- stier et marchandise, que pour le jourd'huy. Et qu'ainsi soit, si on regarde qui sont les François qui s'addon- nent à telle malheurté, on trouvera que quasi tous ont esté en Italie ou en Turquie, ou sans bouger de France ont fréquenté avec ceux de ces pays-là, ou pour le moins ont conversé avec ceux qui avoyent esté en leur eschole. Car combien que nous lisions au xm° livre d'Athénée que de son temps les Celtes, non- obstant qu'ils eussent plus belles femmes qu'aucuns autres barbares, estoyent addonnez à la sodomie (le- quel propos il me semble que j'ay leu autre part sous le nom d'Hermippus), si est-ce néantmoins que grâces à Dieu, auparavant qu'on sçeust si bien parler Italien en France, on n'oyoit quasi point parler de ceste vila-


CHAPITRE X 141

nie, ainsi que j'ay entendu de plusieurs vieilles per- sonnes. Et de vray ce péché seroit plus pardonnable si pardonner se pouvoit) aux Italiens qu'aux Fran- çois : d'autant que les Italiens (entre lesquels plusieurs n'appellent cela qu'un peccatillo) sont plus voisins de la saincteté de ceux qui non-seulement en donnent dis- pense, mais aussi exemple, comme il sera déclaré ci- après. Mais comment qu'il en soit, les mots desquels nous usons pour exprimer telle meschanceté, empruntez du language Italien, servent de preuve suffisante que la France tient d'eux ce qu'elle en ha. Il seroit diffi- cile toutesfois de dire particulièrement de quelle ville ; car en Italie mesmes ce proverbe court :

Siena si vanta di qua-ttro cose,

Di torri et di campane,

Di bardasse et di puttane (i)-

Ou, Sienna di quattro cose c piena, Di torri ^ etc. Mais le seigneur Pasquin en plusieurs passages mon- stre bien que, sauf l'honneur de ce proverbe, Romme doit aller devant Siene, quant au troisième poinct, et principalement où il dit,

Sed Romœ puera non licet esse mihi (2).

Et de faict, quand ce ne seroit que pour la raison que je vien d'alléguer, il semble qu'à bon droict il ne vueille endurer que Romme soit frustrée de cest honneur.


(i) Sienne se vante de quatre choses, de ses tours, de ses cloches,

de ses bardaches et de ses p « Bardache, d'où les Espagnols ont

aussi fait bardaxo... L'Italien peut avoir été fait de Pa8à; qui, dans Hésychius, est interprété x^vatSoç. » Ménage, Dictionnaire.

(3) Tiré de l'épigramme Esse putas du Fratres fraterrimi de Buchanan, où l'édition elzevirienne de 1628 lit: Sed puero Romœ (p. 270, V. 7).


142 APOLOGIE POUR HERODOTE

Quant aux incestes, il est certain qu'il s'en trouvera aussi plus d'exemples d'Italie que d'autres pays, non seulement de notre temps, mais aussi de ce temps-là qu'ont esté les susdicts prescheurs. Et ce qui rend ceci vraysemblable, est le malheureux proverbe qui est là usité touchant les pères qui ont des filles prestes à marier. Mais j'ay pris guarde encores à une autre chose, c'est qu'il se trouve plus d'incestes commis soit en un lieu, soit en l'autre) par grands seigneurs, ou pour le moins par personnes de marque, que par autres. Sur quoy il me souvient de ce que Pontanus raconte (i) de Sigismond Malatesta (2), seigneur de la Romagniole, qu'il eut un enfant de sa propre fille. Bien est-il vray que les autres prodigieuses vilanies de cest homme (si homme doit estre appelé), descrites au lieu mesme par celui que je vien de nommer, guardent qu'on ne s'esmerveille beaucoup de tel inceste. Car il récite qu'il voulut abuser aussi de son propre fils nommé Robert : et l'eust faict si le fils n'eust tiré la dague sur luy pour eschapper. Aussi que voulant jouir d'une hon- neste dame Allemande qui passoit par ses terres pour aller à Romme, quand il veit qu'il n'en pouvoit venir à bout, il luy couppa la gorge, et puis en jouit. Et que trouvera-on maintenant en Hérodote, qui soit je


(i) De immanitate, cap. XVII.

(2) Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini de 1429 à 1468 ; son fils naturel, Robert, régna de 1468 à 1482. « Sig. Malatesta, grand homme de guerre certes, mais très-mal condictionné, qui, ne se contentant de faire mille maux aux hommes, il s'adressa à ses propres femmes. La première fut fille du comte de Crimignolla, qui luy porta un très- beau et très-grand mariage, belle et bien honneste. Après son père mort, il la répudia. Mais passe celuy-là; car il fit mieux envers elle qu'il ne fit à la seconde, fille de Nicolas d'Est, duc de Ferrare, très-sage femme, bonne et chaste ; il la fit mourir de poison. La troi- sième fut fille de Francisque Sforce, duc de Milan, une très-belle femme aussi ; pour combler la mesure de ses méchancetés, il l'estran- gla de ses propres mains. » Brantôme, Cap. estrangers: César Borgia.


CHAPITRE X 143

ne di pas incroyable, mais seulement difficile à croire? Mais je suis d'avis que nous nous arresttons un peu ici à ouïr ce que adjouste ledict Pontanus, après avoir raconté l'inceste de ce mal-heureux : car il met deux exemples fort notables d'une honnesteté gardée par des bestes, laquelle condamne telle vilanie des hommes. Le premier exemple est d'une sienne petite chienne qui ne voulut jamais endurer d'estre couverte par son chien : Nunquam (dit-il) passa est mater a filio se iniri : et quanvis meis a pueris comprehensa teneretur, nihilominus ea mordicus puer os a serejecit, et infilium illata, illum dentibus maie habuit. Le second exemple est d'un faict encore plus estrange, à-sçavoir d'une jument qui ne se vouloit laisser saillir par son pou- lain; et toutesfois ayant en la fin esté saillie par luy, estant desguisé tant par une peau d'autre poil qu'on luy avoit mise sur le dos, que par quelques autres artifices, et après s'en estant apperceue, de regret perdit le manger, dont s'ensuyvit la mort peu de jours après. Ce qu'il dit luy avoir esté conté par un marquis Italien nommé Jehan Vingtmille, auquel estoyent la jument et le poulain. Voilà les deux exemples alléguez par le dict Pontanus, personnage de si grande autorité que je n'ay point faict de difficulté de les donner au lecteur tels que je les tien de luy : combienque je préveusse que plusieurs les metteroyent au nombre des incroyables. Ce qu'il semble bien avoir préveu luy- tnesme auparavant, et pour ceste cause avoir usé de ceste préface quant au premier, Referam quœ ego ipse ex adverso et vidi et testor, et persancte etiam jura ; quant au second, avoir dict qui et quel estoit celuy après lequel il parloit. Mais comme les incestes sont chose extraordinaire Qntre les hommes, pourquoy ne croyrons-nous que Dieu ait voulu opposer à telle vilanie Thonnesteté extraordinaire de quelques bestes,


144 APOLOGIE POUR HERODOTE

pour condamner les créatures raisonnables par les irraisonnables? Toutesfois je m'en rapporte à ce qui en est : veu mesmement que le proverbe François ne répute pour bon chien celuy qui guarde ceste hon- nesteté.

Il y a une autre sorte d'inceste, selon l'opinion de ceux qui ont pensé et ceux qui pensent encores aujourd'huy les nonnains estre sacrées. Et y a bien apparence que si elles tiennent le lieu que tenoyent anciennement les vestales (selon plusieurs qui ne les appellent point autrement en Latin que vestales), on doive aussi retenir le mot d'inceste pour exprimer la paillardise commise avec elles ; et que si elles ont peu vouer leur virginité à Dieu, ou plustost à tel ou tel sainct, celuy qui la leur oste, soit sacri- lège. Mais j'accorderay bien l'un, non pas l'autre. J'accorderay bien, di-je, que en tant que ceste belle dévotion est tirée des payens, pour ce respect le mot aussi d'inceste par lequel ils exprimoyent telle faute commise contre icelle, soit retenu, et qu'en parlant à la façon des payens, on l'appelle inceste. Mais je n'accorderay pas que celuy qui ravit le puce- lage à une nonnain soit sacrilège, à parler Chrestien- nement. Car il faudroit, si ainsi estoit, qu'un tel puce- lage fust sacré; et pour estre sacré, il faudroit que Dieu ou le sainct auquel on le voue et dédie, eust monstre par forme de stipulation qu'ill'auroit accepté. Or comment acceptera-on d'une personne ce qu'on* sçait qu'elle ne peut pas bailler ? Quelle raison y a-il de présenter ce sur quoi on n'ha aucun droict ? Si donc de Dieu seul vient le don de continence, comment pouvons-nous donner à luy ou à autre notre virginité pour toute nostre vie, laquelle est fondée sur ce don de continence, sinon que premièrement nous en eus- sions lettres ? Pour conclusion donc, celuy qui con-


CHAPITRE X 145

gnoissant un tel vœu de virginité n'estre qu'abus, et pourtant madame la nonnain n'estre non plus sacrée qu'une autre, luy oste son pucelage, il est certain qu'il ne commet ni sacrilège, ni inceste : mais celuy qui se persuade le contraire, il n'y a nulle doute qu'il ne commette l'un et l'autre, quant à sa conscience : ainsi que Denys le tyran (i) en ce qu'il pilloit ceux que sa religion lui commandoit de tenir pour dieux, estoit sacrilège; au lieu qu'un autre qui suyvant sa religion les eust recongnus pour idoles, n'eust esté que simple larron. Bien est-il vray que depuis que la nonnain a perdu une fois sa virginité, pource que de sacrée (selon sa religion) elle est rendue profane, ce qui se fait après avec elle, n'est ni inceste ni sacrilège, m au reguard des uns, ni au reguard des autres. Il y a une autre dif- ficulté, à-sçavoir-mon si le moine dépucelant la non- nain, le sacré la sacrée, doit estre accusé de ces crimes. Mais je remets cette question au premier concile, et adjouste ce mot seulement, que quant à eux, ils sem- blent par le peu de scrupule qu'ils en font, n'estre de cette opinion. Aussi n'en ont esté (ce me semble) ceux qui parcidevant souloyent loger les nonnains près des moines, afin que (comme parlent les bons compa- gnons) les granges fussent près des batteurs. Et quoy qu'il en soit, que les monastères des nonnains ayent commencé desjà du temps des prescheurs susdicts à estre des bordeaux, il appert assez par ce que nous avons tantost ouy de Pontanus. Quant au péché contre nature (duquel je parle selon

(i) Denys pilla le temple d'Ilithye, situé dans le port d'Agylle, et celui de Proserpine, à Locres. Il dépouilla celui de Jupiter Olympien, à Syracuse; la statue du dieu était couverte d'un manteau d'or mas- sif qui lui avait été donné par Hiéron. Denys l'enleva et fit mettre à la place un manteau de laine, « parce que l'autre était trop froid en hiver et trop lourd en été. »

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146 APOLOGIE POUR HERODOTE

la protestation faicte parcidevant), outre ce qui en a esté touché ci-dessus, nous en lisons aussi des exemples de ce temps-là; et mesmement ledict Pon- tanus raconte (i) d'un Breton qui eut la compagnie d'une asnesse, pendant que le roy de France Charles huitième tenoit Naples.

Il est aussi assez aisé de trouver des exemples de meurdres commis de ce temps-là en la personne de la femme par le mari, ou du mari par elle : item du frère, et autres prochains parents. Aussi s'en trouveront en la personne des père ou mère par les enfants, et réci- proquement, mais beaucoup moins que des autres. Quant aux meurdres du mari à la femme, ou de la femme au mari, la plus grand' part procède du despit (ou plustost fureur ou rage) qu'apporte la ruption (2) du lien nuptial. Car comme les histoires du siècle prochain au nostre (aussi bien que celles des siècles précédens) font mention de plusieurs qui ont faict sur le champ la vengeance de leurs femmes qui leur avoyent rompu la foy, ainsi font mention de quelques femmes qui se sont vengées de leurs maris par poison, pour la mesme occasion. Mais aucunes aussi se sont vengées par autres moyens : comme nous lisons en Baptiste Fulgose (3) d'une d'auprès de Narbonne, qui couppa la nuict à son mari les parties par lesquelles il avoit faict le tort au lien de mariage. Toutesfois l'occasion des meurdres se trouve estre venue pareillement quelquesfois tant d'une part que d'autre, du désir qu'on avoit de jouir


(i) De immanitate, cap. XVII.

(2) Ruption n'est donné par Littré que comme ancien terme de pein- ture, signifiant l'action de mélanger les couleurs. Rutebeuf dit rou- lure, Monstrelet, rompture, Marot de même, Am3-ot, rompure, enfin d'Aubigné, rupture.

(3) De gestis et dictis memorabilibus, VI, i : de quadam fœmina Esensi.


CHAPITRE X 147

de ses amours illicites en plus grande liberté. Quant aux meurdres de frère à frère, on trouve qu'ordi- nairement ils sont advenus pour ne pouvoir s'accorder qui demeureroit seigneur, tellement qu'il falloit que la pointe de l'épée les appointast. Dequoy nous avons des exemples fort anciens es deux frères Thébains Eteocles et Polynices, en Remus et Romulus, en Artaxerxès et Cyrus; et au siècle prochain voisin (qui est celui avec lequel je fay comparaison du nostre), à Tunis en Afrique il y eut tel débat entre les frères pour le royaume, que non seulement eux s'entretuèrent sur ceste querelle, mais aussi leurs en- fants, comme Pontanus le raconte (i). Mais il se trouve beaucoup plus d'exemples de ceux qui ont tué leurs frères pour telles occasions, ou par trahison, ou autre- ment, ayans avantage sur eux; et principalement en Italie, comme Volaterran (2) récite qu'Antoine Cansi- gnore tua son frère Barthélemi, pour jouir tout seul de la seigneurie de Vérone, laquelle le père avoit par tes- tament laissée à tous deux; item, qu'un nommé Pinus Ordelaphus tua pour pareille occasion son frère nommé François, et bannit ses enfans : item que François et Louys, fils de Guido Gonzague, duc de Mantoue, tuè- rent Ugolin leur frère (au lieu de luy faire bonne chère au soupper auquel ils l'avoyent convié), pource que le père l'avoit laissé seul héritier de la duché. Nous lisons aussi d'un Perin Fregose, duc de Gennes, qui tua son frère nommé Nicolas, pour le souspeçon qu'il avoit qu'il se voulsist faire duc. Pareillement Louys Marie


(i) De immanitate, cap. IV.

(2) Rafaël Maffei, connu sous le nom de V'olaterranus, né vers le milieu du xv« siècle, à Volterra, mort en i522, auteur de Com- mentarii rerum urbanarum libri XXXVIII, Bàle, i53o, in-folio. Brantôme le cite sous le nom de Raphaël Volateran (Catherine de Médicis).


148 APOLOGIE POUR HERODOTE

fit mourir le fils de son frère Galeace pour jouir plus paisiblement de la duché de Milan.

Quant aux meurdres commis en la personne du père ou de la mère (qui sont proprement appelez parricides, combien que souvent la signification de ce mot s'es- tende plus avant), nous trouvons par les histoires an- ciennes qu'ils estoyent plus ordinaires aux rois, aux princes, et grands seigneurs, qu'aux hommes de basse condition. Ce que nous voyons avoir continué encores en leur postérité : car Frédéric, empereur troisième de ce nom, fut tué par un sien fils nommé Manfred (i) (bas- tard selon aucuns), au moins ce fut luy qui poursuivit et sollicita secrettement ce meurdre. Item, un nommé Frisque fit mourir son père, duc de Ferrare, pour estre duc : comme aussi il fut, mais non guère long temps, car son peuple bien-tost après, exécutant la juste ven- geance de Dieu, luy couppa la gorge. Or ne devons- nous douter que le siècle prochain au nostre n'ait eu sa part de telles meschancetez : encore que je ne pro- duise point d'exemples, pour la haste que j'ay de sortir de tels propos, qui devroyent non seulement faire mal aux oreilles des Chrétiens, mais leur faire dresser les cheveux en la teste. Que di-je, des Chrétiens, j'adjous- teray des payens aussi, voire des plus barbares d'en- tr'eux.


(i) Il faut lire Frédéric II, et P"rédéric II ne fut pas tué par Manfred, il mourut de la dyssenterie à Fiorentino, dans la Capitanate; la même maladie emporta Frédéric III qui avait mangé une demi-douzaine de melons.


  1. '^'^3^*^03^*


CHAPITRE XI

Que le desbordement incroyable de nostre siècle

NOUS REND VRAYSEMBLABLE ET CROYABLE TOUT CE QUE NOUS AVONS DIT DE LA MESCHANCETÉ DU SIECLE PRO- CHAIN.



^OMBiEN que nous ayons ouy merveilles des dissolutions et énormitez en toutes sortes de vices, lesquelles se trouvent avoir esté pratiquées au siècle dernier et prochain voisin du nostre : si toutesfois nous vou- lons ouvrir les yeux et les oreilles, nous orrons et ver- rons (que pleust à Dieu qu'ainsi ne fust) choses qui non seulement nous feront aiseement adjouster foy à tout ce qui a été dict, mais confesser que le mal passé, à comparaison du présent, n'estoit encore que sucre, comme on parle en commun proverbe. Or ai-je parci- devant rendu une raison générale, pour laquelle la meschanceté des hommes s'estoit toujours augmentée et s'augmenteroit de siècle en siècle : mais il semble qu'on en pourroit encore rendre une autre particulière touchant le nostre. Car outre ce qu'avons ensuyvi la diligence de nos prédécesseurs, tant à garder songneu- sement les vices dont nous estions demourez héritiers, qu'à en acquérir de nouveaux par nostre industrie, nous en avons aussi multiplié le nombre par le moyen


l50 APOLOGIE POUR HERODOTE

des commerces et traffiques de pays à pays, beaucoup plus ordinaires que du temps de nos prédécesseurs: aus- quels cent lieues sembloyent aller plus loing qu'à nous cinq cents, et pour cent personnes qui estoyent cu- rieuses de sçavoir quel il faisoit es pays estranges, au- jourd'huy s'en trouvera cinq cens, voire mille, ausquels telle curiosité fait quitter pour un long temps le pays, les parens, les amis. Et quel fruict rapporte-Ion de tel promènement? au moins, rapporte la plus part? Horace a dict il y a long temps:

Cceliim non animum mutant qui trans mare curnint (i). C'est à dire.

Passer la mer, et bien loing voyager,

Fait changer d'air, non pas de meurs changer.

Mais il faut entendre que ceux qui passent la mer, ne changent pas de mal en bien, quant à leur naturel, c'est à dire, qu'ils ne s'amendent pas. Car quant au changement de mal en pis, nous n'en devons ni pou- vons douter. Et dont vient ceci ? il vient de ce que nostre naturel de soy tire les vices comme l'ambre le festu, et l'aimant le fer. Ce qui fait aussi, comme le proverbe dit que mauvaise herbe croist toujours, ainsi la meschanceté croistre journellement en nous, sans que nous y pensions, et non pas la vertu. A quoi sem- ble avoir reguardé le poëte ancien Hésiode, quand il a dict (2) que dame Meschanceté estoit aisée à trouver aux hommes, d'autant qu'elle demeuroit bien près d'eux: au contraire que dame Vertu faisoit sa demeurance bien loing d'eux, et qu'on ne pouvoit venir à elle sans

(i) Epist. I, XI, V. 27. (3) Opéra et dies, I.


CHAPITRE XI l5l

bien suer; d'autant que le chemin n'estoit pas seule- ment long, mais roide et raboteux. Mais, pour retour- ner à ce changement de mal en pis, n'en avons-nous pas tous les jours l'expérience devant nos yeux en la plus part de ces grands voyageurs? Car que dirons-nous des Romipètes (i) entre-autres? Le proverbe ancien (au moins qui n'est point moderne) en a desjà pro- nonce' :

Jamais ni cheval ni homme N'amenda d'aller à Romme (2).

Mais ce qui est dict de Romme, se peut bien estendre maintenant plus avant: quand nous voyons que des vingt les dix-neuf retournans en leurs maisons (et principalement s'ils sont jeunes hommes), de quelque costé qu'ils viennent, semblent avoir fréquenté quelques escholes de diables et non pas d'anges. Bien est-il vray que s'il est question de parler d'une eschole en laquelle un Abel pourroit apprendre à devenir un Gain, que comme entre tous les pays l'Italie emporte aujourd'huy le pris, aussi Rome l'emporte pardessus toutes les autres villes d'Italie. Et toutesfois c'est aujourd'huy plus grand honneur d'avoir esté en telle eschole, que ce n'estoit anciennement d'avoir esté en celle d'Athènes, remplie de tant et de si grands philosophes. Voire tant plus un François sera Romanizé, ou Italia-

(i) Ceux qui vont à Rome, en pèlerinage, cf. Rabelais, II, 7. Noël Du Fail enchérit là-dessus en montrant « Martin maudissant l'heure d'avoir fait un pet à Rome, c'est-à-dire s'estre Romipeté. » Contes d'Eutrapel, XVII.

(2) Ce proverbe se trouve cité dans le Jardin de récréation par Gomès de Trier, Amsterdam, 161 1, in-40, livre qui est la traduction d'un recueil italien publié à Londres en 1594 par G. Florio. Nos pères disaient encore: le loup alla à Rome, il y laissa de son poil et rien de ses coutumes. Selon un autre vieux proverbe, ceux qui viennent de Rome valent pis que devant.


l52 APOLOGIE POUR HERODOTE

nizé, tant plustot il sera avancé par les grands seigneurs, comme ayant très-bien estudié, et pour ceste raison estans homme de service, par le moyen de cette mes- linge (i) de deux naturels : comme si un François de soi-mesme ne pouvoit estre assez meschant pour estre employé en leurs bonnes affaires.

Nous pouvons (ce semble) alléguer encores une rai- son péremptoire, pour laquelle il est force que les hommes de ce siècle soyent plus meschans que leurs prédécesseurs: c'est qu'ils commencent beaucoup de meilleure heure à faire leur apprentissage de meschan- ceté. Et dont vient ceci? Il vient de ce que les jeunes hommes sont émancipez devant l'aage, et que jamais on ne guarda moins ceste règle de Juvénal, Maxima debetur puero reverentia siqiiid Turpe paras (2). Et mesmes par tout aujourd'huy les vieilles gens se plai- gnent qu'ils oyent proférer des blasphèmes à ceux qui à grand peine sçavent encore parler, lesquels ils n'avoyent accoustumé d'ouïr de ceux qui avoyent passé trente ans: tellement qu'on ne se doit pas aujourd'huy esba- hir seulement d'ouïr renier Dieu à personnes de toute qualité (selon le proverbe, Appartient-il à un vilain de renier Dieu?), mais encore plus de l'ouïr renier et blasphémer à personnes de tout aage. Bien est-il vray que nos vieillards s'esmerveillent aussi d'une au- tre chose, c'est de voir ceux qui ne sont guère plus qu'enfans, estre déjà mis à l'étude, et y avoir jà quelque commencement. En quoy ils nous jugent plus heureux qu'ils n'ont esté: d'autant qu'il ne s'en faut guère qu'on ne sorte aujourd'huy de l'eschole à l'aage qu'on y souloit entrer de leur temps; et leur semble


(i) Calvin emploie meslinge au masculin, Paré dit: la meslange et le meslange^ Amyot, la meslange^ Ronsard, le mélange. 12) Sat. XIV, V. 47, 48.


CHAPITRE XI l53

que Dieu donne plus grand esprit à la jeunesse d'au- jourd'huy qu'il ne donnoit alors qu'ils estoyent jeunes. Mais si tout est considéré de près, on trouvera que ce qui devoit servir d'un grand avantage, tourne à grand désavantage à la- plus part des jeunes hommes. Car je confesse bien que les enfans peuvent aujourd'huy (comme on voit par expérience) plus comprendre en l'aage de six ou sept ans que ceux d'alors ne pouvoyent à l'aage de neuf ou dix (non toutesfois par le moyen d'un plus grand esprit, mais de meilleure et plus aisée traditive) (i) : et par conséquent qu'ils sont plus avancez es lettres en un an que les autres n'estoyent en deux; mais la pitié est aujourd'huy à l'endroit de plusieurs, que trois jours après estre sortis de l'eschole, ils au- royent besoin de retourner dont ils sont partis: de sorte que comme ils sont plus heureux que leurs pré- décesseurs à tost apprendre, aussi sont-ils plus mal- heureux à oublier aussi tost; pourtant qu'ils laissent l'étude avant qu'avoir la mémoire ferme, accompagnée de quelque jugement.

Or y-a-il bien pis: c'est que plusieurs (qui est une grande dérision des lettres) ne mettent leurs enfans à l'estude pour estudier, mais seulement pour leur esveiller l'esprit sous ce prétexte, et pour les rendre plus fins et afîettez, par le moyen de la compagnie (pour ce que les jeunes gens semblent comme s'entra- guiser l'esprit), bref pour les mettre un peu aux champs (2), comme on dit par manière de proverbe, et leur donner la première trempe de meschanceté, que les uns couvrent du nom de gaillardise, les autres du titre de gentillesse, ou galanterie, ou joyeuseté, ou bon

(i) Se disait au xvi^siècle pour tradition; Littré donne un exemple tiré du Prince de Machiavel, sans indiquer le traducteur; est-ce Cappel, Gaspard d'Auvergne ou Jacques Gohory ?

(2) Rendre éveillé, évertuer, Lacurne.


l54 APOLOGIE POUR HERODOTE

esprit, ou honnesteté. Et qu'ainsi soit, nous voyons plu- sieurs estre mis à l'estude en attendant qu'on les face pages: auquel lieu on sçait bien qu'ils perdroyent tout le sçavoir qu'ils pourroyent avoir, s'ils s'estoyent aucu- nement rompus la teste après les lettres; mais ils n'ont guarde d'y perdre ceste première trempe, ains y pren- nent la deuxième et troisième. Aucuns aussi sont mis pour apprendre trois ou quatre mots de Latin, en attendant qu'ils soient grandelets pour faire le voyage d'Italie, afin que là on achève de les leurrer, ou (comme dit le proverbe) qu'on achève de les peindre (i). Il y en a aussi, à dire la vérité, qui ne les envoyent pas en Italie pour apprendre seulement les gentillesses et galanteries particulières au pays, mais en espérance que quand ils seront las de visiter les courtisanes, ils visiteront Bartole (2). Je pense bien toutesfois que le personnage qui escrivant à son fils demourant à Padoue, mit en la superscription de la lettre, de peur de mentir, Stiidcnti Patavii^ aut sludendi causa misso, se doutoit assez de tel mesnage, mais il n'en estoit pas fort content. Quoy qu'il en soit, il ne se faut esmer- veiller si des huict les six estans de retour ne se sou- viennent d'autres loix que de celles qui commencent par La signora Liicretia, ou La signora Atigela. ou La signora Camilla, ou autre de mesme style. Or sçay-je bien que desjà du temps de nos prédécesseurs (tesmoin

(i) « Illud depictum hune omnibus coloribus dabit, c'est-à-dire pour achever d'accabler. » Richelet. Littré reproche à Rousseau (J.-J.) d'avoir dit: pour achever de me peindre, au lieu de: pour m'achever de peindre, parce que la locution est i< une phrase faite. » Estienne ne donne pas raison à Littré.

(2) Bartole, fils de François Bonnacursi, né à Sasso-Ferratoen i3i3, mort à Pérouse en i356.

Si j'eusse étudié,

Jeune, laborieux, sur un banc à l'escolle, Galien, Hipocrate ou Jason, ou Bartolie...

(Régnier. Sat. IV.)


CHAPITRE XI l55

Menot), sans sortir hors de France, on laissoit Bartole crier en sa chaire, pour aller apprendre à danser, et pour aller mugueter les dames. Mais outre ce qu'il y a danger évident d'apprendre en Italie autres choses en- core bien pires (comme tous les jours nous en avons les exemples devant nos yeux), il y a ce mal, qu'estans là, non seulement ils sont moins retenus de la crainte de Dieu, mais aussi de crainte d'estre repris par ceux qui ont puissance sur eux, d'autant qu'ils s'en voyent estre tant eslongnez. Et à ce propos me souvient de ce qui advint il y a environ treize ans, pendant qu'Odet de Selve estoit ambassadeur pour le roy b Venise: c'est qu'un jeune homme aagé de quatorze à quinze ans, fils d'un qui estoit lors conseillier au Parlement de Paris, estant envoyé en Italie sous la conduite d'un pédagogue qu'il avoit eu jà par quelques années, au lieu qu'au partir de la maison paternelle il n'y avoit rien si simple, si doux, si docile que luy, après avoir demouré quelques jours à Venise et quelques jours h Padoue, changea tellement d'humeur qu'il fut force à ce pédagogue, qui luy souloit tenir la bride courte, non seulement de la lui lascher, mais de la luy avaler du tout sur le col, et puis se sauver. Bref, pour clore ce propos, il est certain que soit pour les raisons que i'ay alléguées, soit pour autres, tant y a que la mes- chanceté de nostre siècle surmonte de beaucoup celle des précédents : voire que mesmement depuis environ vingt-cinq ans ell' a pris tel accroissement que ce qu'on eust eu horreur de dire, voire seulement de penser, on n'a point maintenant honte de le faire. Et au regard des vices desquels nos prédécesseurs estoyent jà entachez, il y a telle différence entre leur desbordement et le nostre, qu'il y a entre celles qui se desplaisent quand il leur est advenu de s'oublier, et celles qui en font gloire et vertu, voire le font à huis


l56 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

ouvert (i) et à tous venans. Car que faut-il dire d'un siècle auquel les jeunes princes ont leurs pre'cepteurs de blasphèmes (2), et d'autres choses que la honte me guarde de profe'rer? Voici ce que nous pouvons dire en général : dequoy toutesfois je ne me contenteray, ains viendray jusques aux particularitez.

Mais quel fruict apportera tel discours? me dira quelqu'un. Plus grand qu'il ne semble, si nous y con- sidérons ce que nous devons considérer : à-sçavoir que ce n'est pas sans cause que nous sentons la main de Dieu plus rude sur nous que jamais, comme aussi il sera déclaré ci-après en un chapitre à part : afin qu'au milieu de ses justes jugemens, remarquans sa grande miséricorde, soyons tant plus incitez à repentance; d'autant que nous congnoistrons par ce discours (si nous ne nous voulons point flatter) que pour un coup qu'il nous donne nous en méritons cent, et au lieu que nous ne sommes frappez que de bastons, nous sommes dignes d'estre froissez de barres de fer. Et puis, il nous faut tousjours revenir là, que ce n'est pas sans cause que Dieu a voulu tant de forfaits énormes estre enre- gistrez mesmement en ses sainctes lettres. Car qui nous fait congnoistre premièrement la perversité et corrup- tion de nostre nature, secondement les ruses de Satan, et comment il est nostre ennemi mortel, nous dressant embusches par tout, et nous guettant à tous passages, sinon tels accidens de ceux que nous voyons estre fina- lement tombez en ses laqs ? Et qui nous fait sentir quel besoin nous avons d'aide, sinon tels dangers desquels


(1) Nous n'avons gardé que l'expression : à huis clos.

(2) Cf.^ ch. XIV. « Qui doute qu'Estienne n'ait voulu désigner le Roy Charles IX et ses frères, à qui la Reine Mère avoit donné de tels précepteurs en la personne du Maréchal de Raiz ou de Retz et de quelques autres. » Le Duchat, notes sur le ch. 8 du livre II de la Con- fession de Sancy. dans le Journal de Henri III.


CHAPITRE Xr [67

nous nous voyons estre environnez? Ne sont-ce pas aussi tels dangers qui nous apprennent à nous tenir sur nos guardes? Or sçavons-nous que toute nostre aide ne vient que d'enhaût, et qu'il n'y a nul bien guardé que celuy que Dieu guarde : ainsi autant de récits que nous oyons faire de ceux qui ont commis des crimes si exécrables, nous doivent estre autant d'advertissemens pour nous recommander de plus en plus à luy, et le prier tant plus ardemment qu'il luy plaise ne nous laisser en nostre naturel, comme s'il nous mettoit la bride sur le col : ains nous la tenir roide, et nous avoir tousjours en sa sauvegarde et protection, ainsi que nous voyons les petits enfans, tant plus ils ont peur, tant plus avant se cacher au giron de leurs mères. Car comme toutes et quantes fois que nous voyons un homme qui ha quelque imper- fection en son corps, soit grande ou petite, advenue par tel ou tel accident, nous sommes contrains de re- mercier Dieu, qui nous en a préservez jusques à l'heure présente, en confessant que nous sommes subjects à pareils dangers : ne nous est-il pas force semblable- ment, quand nous voyons un homme s'estre oublié en une sorte ou autre, de rendre grâces à Dieu de ce que par son bon plaisir il nous a guarantis jusques à l'heure de tel inconvénient? et ce-pendant recognoistre et con- fesser que nous sommes du mesme bois, et que quant à estre exemts de tel danger, nous n'en avons point de lettre, sinon qu'autant qu'il nous fera la grâce de mar- cher sous sa crainte, et qu'il ne permettra que cest ennemi mortel ait tel avantage sur nous? Or si le discours que nous avons entrepris nous monstre évi- demment et par les effects que cest ennemi s'est ren- forcé de nostre temps, ne nous sert-il pas par mesme moyen d'une belle remonstrance à ce que nous facions mieux le guet, et nous armions tant mieux des armes


l58 APOLOGIE POUR HERODOTE

que l'Escriture nous enseigne? Aussi voyons-nous que de tout temps et en toutes sortes de religion les crimes ont esté punis publiquement. Mais au lieu que les payens en ce faisant n'ont eu esguard qu'à une chose, à-sçavoir de faire punition exemplaire des malfaictcurs (c'est à dire, d'en faire telle punition qui servist d'exemple pour l'advenir de craindre la rigueur de ju- stice), il est certain que les Chrestiens ont reguardé plus avant, et ont eu considération des choses susdictes. Il est bien vrai que leur intention a esté de faire que ceux qui ne pourroyent estre retenus par la crainte de Dieu, le fussent par la crainte des hommes, c'est-à- dire par la crainte de l'exécution de la justice, et des tourmens convenables à la grandeur des forfaicts. Car nous sçavons que les payens ont dict il y a long temps :

Oderunt peccare boni virtiitis amore, Oderiint peccare mali formidine pœnœ (i).

C'est à dire :

Le bon craind de pécher pour l'amour de vertu, Le meschant, de pécher, de peur d'estre batu.

A quoy aussi s'accordent les Chrestiens : sinon qu'ils usent d'autre façon de parler, disans que la cause pour laquelle les bons ne s'addonncnt point à pécher, c'est la crainte de Dieu qu'ils ont devant les yeux : qui est une crainte procédante d'amour, et vrayement filiale, non point servile : comme le bon enfant craind son père, c'est à dire, il a peur de l'offenser pour l'amour

(i) Horace, Ep. 1, XVI, v. 52; le second vers se lit ainsi: Tu nihil admittes in te formidine pœnce.


CHAPITRE XI


lôg


qu'il luy porte. Mais, pour retourner à nostre propos, il y a encores un autre proufit qu'on pourra tirer de ce discours, c'est qu'en quelques endroits il servira d'ad- vertissement pour se donner guarde de plusieurs eau- telles, finesses et tromperies.



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CHAPITRE XII


De combien la paillardise est plus grande aujourd'huy qu'elle n'a esté.


ONQUEs, pour commencer par ou j'ay com- mencé ci-dessus (sans toutesfois m'astrein- dre de guarder ci-après le mesme ordre), nous voyons les grandes exclamations que fait Menot contre les paillardises d'alors : mais s'il estoit maintenant, ni sa bouche et gorge, ni celles de tous ses compagnons ne suffiroyent à crier après. Car depuis qu'il a esté divulgué par tout que le lieu où la saincteté Papale faisoit sa résidence, estoit le siège présidial des putains (je voulois dire courti- sanes) de tous pays, tel qui auparavant entretenoit une putain avec quelque remors de conscience, a pensé qu'il feroit œuvres méritoires s'il en entretenoit une : et s'il en entretenoit plusieurs, qu'il viendroit jusques aux œuvres de supererogation (i) : tellement que plusieurs ont commencé depuis à en entretenir des harats (2),

{1) Cette forme se trouve encore au xviie siècle dans Balzac, liv. VII, lett. 12.

(2) Le t de harats se retrouve dans farat que Diez cherchait en vain et que Littré a rencontré dans Bercheure, trad. ms. de Tite-Live, f" 9; l'étymologie est l'arabe faras, clicval, d'où vient aussi l'esp.


CHAPITRE Xri l6l

comme de chevaux. Bret, comment depuis ce temps-là chacun s'est plongé estrangement en paillardise, les nouvelles et estranges punitions que Dieu en a en- voyées, en peuvent faire foy. Car il est certain que comme les médecins usent de nouveaux et plus violens remèdes quand ils voyent le mal devenir incurable, ainsi Dieu a envoyé ces bonnes dames, la Vérole et la Pelade, et toutes leur compagnes, au siècle qui estoit le plus incurablement desbordé, pour exécuter sa justice. Mais ceci a descouvert encore mieux l'outrepasse (i) de la meschanceté de nostre siècle : car ainsi que les meschans enfans s'endurcissent aux verges, on s'est si bien endurci contre ces maladies (2), qu'on tenoit n'a- guère pour prodigieuses, qu'il semble que de bestes sauvages on en ait faict des privées; tellement qu'au lieu de les craindre, on les va ordinairement cercher et deffier jusques en leurs tanières; combienque tous les jours, voire à toutes heures, on voye que les plus braves et les plus dispos sont ceux qu'elles font plustost tomber par pièces : de sorte que maint capitaine qui aura esté un Roland en plusieurs batailles, en la fin rend les derniers abbois entre leurs pattes, après les avoir longuement combatues par plusieurs médica- mens. Nonobstant (di-je) toutes ces choses, en maintes compagnies celuy n'est pas réputé vaillant champion qui n'a faict cinq ou six voyages en Suerie (3), voire

alfara^ ; les chevaux arabes, /arit equi (Du Gange) étaient appréciés au moyen âge et servaient à la reproduction.

(i) Ce mot ne s'emploie plus que comme un terme d'eaux et forêts signifiant: abatis de bois fait au delà des limites marquées.

(2) Dès 1 540, selon le témoignage de Guichardin, qui avait rapporté l'origine de l'épidémie à l'année 1494, le mal s'était fort adouci et s'était changé lui-même en plusieurs espèces différentes de la pre- mière; voy. P. L. Jacob, Origine du mal de Naples, dans : Curiosités de l'histoire des croyances populaires au moyen âge, Paris, iSSg. Cf. Barthélémy, Syphilis, poème, Paris, 1848.

(3) Traitement syphilitique: « Passer au royaume de Surie et duché


102 APOLOGIE POUR HERODOTE

tant qu'il se soit mis au danger d'y demeurer. Et pour conclusion, on est si endurci aux coups maintenant, et si abbrutti après son plaisii", qu'on ne craind aucu- nement la ve'role du temps passé, ains seulement une quinte essence de vérole, qu'on dit estre survenue depuis peu de temps. De faict j'ay bonne mémoire de m'estre trouvé à Padoue en une leçon de Michaele Faloppio (i), en laquelle il promettoit à ses escholiers de leur apprendre le lendemain le moyen comment ils pourroyent paillarder tout leur saoul sans aucune crainte de madame la Vérole, ni de tous ses appen- nages.

Mais venons un peu à faire comparaison de nostre siècle à celuy qui est prochainement passé. Première- ment donques il est certain qu'alors on n'oyoit guère parler que de simples paillardises et de simples adul- tères, c'est-à-dire qui n'emportoyent point d'inceste, et qu'on ne faisoit point moins de conscience de violer une nonnain que les payens faisoyent de violer une vestale, mettans pareille différence entre la violation d'une vestale et d'une autre, qu'entre le simple larrecin et le sacrilège : maintenant ceux-mesmes qui ont en- core les nonnains en telle estime que les payens avoyent leursvestales, et pensent commettre inceste, ne laissent pas toutesfois de faire des monastères de nonnains des bordeaux ordinaires. Quant à l'autre sorte d'inceste que la superstition n'a point faict tenir pour inceste, mais la loi de Dieu a expresseement condamné, ne


de Bavière. » Du Fail, Contes, XIII. Les pamphlets da xvnv siècle attribuent de pareils voyages en Suède et en Bavière à diverses ac- trices, entre autres M'ie Darcy, M"" Beaumesnil. Voyez le Philosophe cynique, de Thévenot de Morande.

(I) Gabriel Faloppio, né à Modène, en i523, mort en i562, ensei- gna à Ferrare, à Pise et à Padoue ; il est auteur, entre autres ouvrages, de: De morbo gallico tractatus cum scholiis marginalibus Pétri An- geli Agathi, Venise, i564, iii-4".


CHAPITRE xir l63

voit-on pas comme il est commun? n'y a-il pas un proverbe Italien par lequel on ne se fait que rire de l'inceste du père avec la fille preste à marier? Or des exemples d'incestes nous en verrons ci-après quand nous parlerons des gens d'e'glise. J'adjousteray seule- ment ce mot à ces exemples-là, que de notre temps aucuns sont tombez en des incestes quasi incroyables : comme nous lisons es narrations de la roine de Na- varre (i), d'un auquel, par le moyen d'un inceste commis avec sa mère (avec laquelle il coucha pensant coucher avec la demoiselle d'icelle), une mesme per- sonne fut puis après sa femme, sa seur, sa fille : et ainsi d'un simple inceste retomba en deux autres, sans toutesfois en rien sçavoir non plus qu'il avoit sceu du premier : lequel advint par la faute de la mère présu- mant trop de sa constance. Car pour ce qu'elle ne vouloit croire ce que sa damoiselle luy disoit, à-sçavoir qu'elle estoit solicitée par le fils d'elle de son déshon- neur, elle-mesme, pour en sçavoir la vérité, se mit à l'heure assignée en la place de sa damoiselle; mais au lieu d'empescher par ce moyen un petit mal, selon sa délibération, elle tint si bien la place d'icelle sans se donner à congnoistre, qu'elle fut cause de faire tomber son fils en un si horrible et détestable crime : lequel aussi depuis espousa (sans en rien sçavoir) celle qui estoit procréée de tel inceste. Mais sans venir jusques à tels incestes advenus par ignorance, on oit tous les jours parler d'autres qui ne sont guère moins exécrables, commis volontairement, non- seulement par les ecclésiastiques (comme il sera dict ci-après) mais aussi par les séculiers : voire se trou- vent des grandes familles et honorables au de- meurant, pollues universellement de mariages in-

(i) Troisième journée, trentième nouvelle.


164 APOLOGIE POUR HERODOTE

cestueux. Que dirons-nous aussi de ceux de nostre temps qui, pour surmonter leurs prédécesseurs en toute vilanie, sont venus jusques à tenir eschole de paillardise, et à faire imprimer (voire à Romme) des figures (i) pour en monstrer la leçon? Si les payens mesmes avoyent en horreur et exécration ceste vilaine Elephantis (2) pour telles figures, que doit-on dire de nostre siècle, auquel se sont trouvez des hommes soy disans Chrestiens prendre plaisir à telle chose?

Quant à celles qui vendoyent alors leurs filles, qu'estoit-cc à comparaison de celles qui aujourd'huy se vendent avec leurs filles? Que dirons-nous aussi de tant de maris qui prestent, ou engagent, ou vendent leurs femmes à beaux deniers contant? Il est certain que les povres femmes sont fort à plaindre : mais aucunes s'en sçavent bien venger. Comme fit celle que son mari avoit prestée à un jeune Cardinal estant au concile de Trente; car, combien que auparavant elle s'estoit faicte beaucoup prier de faire plaisir à ce jeune prélat, disant qu'elle avoit remors de conscience de luy faire part de

(i) Les figures de Jules Romain, gravées au nombre de seize par Marc Antoine Raimondi et que l'Arétin commenta dans seize sonnets, 1524. On ne trouve que l'estampe qui servait de frontispice. Jollain, riche marchand de Paris, acheta les planches cent écusdans le dessein de les anéantir : « de façon que les misérables copies qui courent aujourd'hui le monde n'ont que le venin de celles de ces grands maîtres, s De Boispréaux, Vie d'Arétin, lySo.

(2) Suidas, Martial (XII, 43) et Suétone (Tiberius, 43) citent les ouvrages voluptueux d'Eléphantis; il n'est pas sûr cependant que ces écrits fussent en vers. Galien cite les Cosmétiques d'une Ele- phantis, et Pline un autre ouvrage qui probablement était écrit en prose (Hist. Nat., XXXVIII, 7). Philaenis prostitua, dit-on, son talenî à peindre des tableaux indécents. Il faut dire cependant qu'Athénée (VIII, 335) nous a conservé une épigramme du poëte jEschrion, par laquelle il venge la mémoire de ce poëte en accusant le sophiste Polycrate d'avoir composé un poëme infâme sous le nom de Philaenis, dont les mœurs étaient irréprochables. Cf. Brantôme, Des Dames qui font iamour.


CHAPITRE XII l65

ce qui appartenoit de droict à son mari seulement : en la fin après estre persuadée, se trouva tant consolée de la première Visitation dudict prélat, qu'elle mesme porta le lendemain matin à son mari l'argent qui luy avoit esté promis, et luy dit : « Voilà l'argent qui vous avoit » esté promis pour le prest de ma personne : mais » tenez-vous pour asseuré que c'est pour la vendition » pure et simple : et pouvez bien dès maintenant faire » provision d'autre femme. Car au lieu que vous n'avez » voulu que me prester, j'aime mieux tout d'un train » estre vendue, à-fin de ne changer si souvent. » Et ainsi fut faict. Or comme j'ai dict qu'il y avoit quelques femmes à plaindre en cest endroict, aussi d'autre part est-ce grand'pitié de quelques maris qui portent les cornes à leur grand regret, et toutesfois ne s'en osent plaindre à ceux qui ont puissance d'y mettre ordre. Car la plus part de ceux qui ont si bien poursuyvi leurs femmes en la Cour de parlement qu'elles ont esté con- vaincues d'adultère, qu'ont-ils gangné sinon de la mocquerie ? voire jusques aux petits enfans, qui disoyent que tels et tels s'estoyent faicts déclarer coquus par arrest de la Cour de parlement. Il est vray que j'ay souvenance d'un homme de qualité, qui à longue et instante poursuite obtint de ladicte Cour séparation : mais sa femme adultère eut encore mieux ce qu'elle demandoit, car elle fut mise en un monastère, auquel pour punition elle avoit moyen de jouer de son mestier beaucoup plus à son aise. J'ay aussi entendu qu'il fut respondu, il y a environ sept ans, à quelcun se plai- gnant en particulier du tort que luy faisoit sa femme : « Comment, monsieur, voulez-vous avoir plus de pri- » vilége qu'un tel grand seigneur, si vaillant person- » nage, qui sçait que sa femme le fait coquu aussi bien » quand il est en Cour avec elle, comme quand il est bien » loin, et toutesfois n'en ose dire mot pour son hon-


l66 APOLOGIE POUR HERODOTE

» neur? » (i) Voilà comment la grande accoustumance au vice a en la fin osté tellement le sentiment d'honne- steté à plusieurs de nostre temps, qu'ils ne se font que rire de ce que leurs pre'décesseurs prenoyent à cueur plus que chose du monde. Je di leurs prédécesseurs, comprenant aussi bien les payens que les autres. Car nous voyons avec quelle rigueur les Grecs et les Rom- mains punissoyent l'adultère, ensuyvans en cela la loy divine. Mais pour n'aller si loin, nous congnoissons par ce qui advint à la femme d'un sénéchal de Nor- mandie (2), du temps du roy Loys onzième, si alors on ne faisoit qu'une risée du péché d'adultère, comme aujour- d'huy. Car ceste dame estant par son mari surprise en adultère avec un sien maistre d'hostel, fut première- ment tesmoin de la justice exécutée par ledict mari en la personne d'iceluy, et après (non-obstant les en- fans communs, qu'elle tenoit embrassez) passa sembla- blement par le trenchant de l'espée : sans que ledict roy en fist jamais aucune poursuite, combien qu'elle fust de grand lieu, et mesme sa parente, selon aucuns. Ne trouveroit-on pas maintenant un tel acte fort estrange? Il n'y a point de doute : mais le change- ment en est cause. Car on est venu jusque là, de composer des chansons propres pour encourager les

(i) Ceci pourrait regarder François de Lorraine, duc de Guise, qui épousa, en 1548, Anne d'Esté, et, sur le point d'expirer du coup qu'il avait reçu de Poltrot, ne demanda pardon à sa femme de toutes les infidélités qu'il lui avait faites qu'en protestant qu'il lui pardonnait aussi les siennes. Voy. Satire Ménippée, édition de Ratisbonne, lySs, n, 228.

(2j Madame de Maulevrier, fille naturelle de Charles VII et d'Agnès Sorel, surprise en adultère et tuée par son mari le i3 Juin 1476. On l'appelait madame Charlotte de France ; son amant était un gentil- homme du pays de Poitou, nommé Pierre de la Vergne, lequel était veneur de la chasse du dit sénéchal. La chose fut rapportée à celui- ci par un sien serviteur et maître d'hôtel, nommé Pierre l'Apolicaire. Tel est du moins le récit de l'Histoire de Loys XI ou Chron. scan- daleuse.


CHAPITRE XII 167

plus couardes ou moins hardies à rompre la foy à leurs maris; du nombre desquelles est celle qui com- mence :

Ne voit-on pas les hommes Faire vertu d'aimer? Et sottes que nous sommes, Nous le voulons blasmer.

Ce qui leur est louable, Nous tourne à déshonneur Et faute inexcusable, O dure loy d'honneur!

Pourquoy nature sage, etc.

Or fut faicte cette chanson (qui fut fort promenée en la Cour) sur un vaudeville, commençant :

Ne voit-on pas ces hommes Se jouer çà et là? Et sottes que nous sommes N'osons faire cela.

Il me souvient aussi d'une qui n'a pas eu moins de crédit, fondée sur la licence et impunité des adultères que nous voyons aujourd'huy ; où il est dict entr'autres choses :

Ami coquu, veux-tu que je te die? Si tu m'en crois, ne di ta maladie. Car si ta femme un coup est descouverte. Elle voudra le faire à porte ouverte. Estre coquu n'est pas mauvaise chose. Si autre mal on ne luy présuppose.

Et la conclusion est :

Ou si tu crois coquu estre une tache, Guarde-toy bien au moins qu'on ne le sçache. Le remède est à qui les cornes porte, De les planter ailleurs de mesme sorte.


l68 APOLOGIE POUR HERODOTE

Je sçay bien qu'il y a en ceste chanson des traicts pris d'Ovide (i) : mais c'est à-sçavoir si luy, qui estoit payen, pourra estre guarent pour les Chrestiens, opposans telles vilanies profanes aux saincts et sacrez comman- demens de Dieu. Et qui est bien d'avantage, alors qu'il n'estoit pas fils ni fille de bonne mère (comme on dit en commun proverbe) qui ne chantast ceste chanson, qui eust au contraire chanté les commandemens de Dieu mis en rhythme (2), ou quelque pseaume de David, on eust incontinent parlé de fagots, et de le mettre entre les mains de messieurs de la chambre ardente. J'ay eu aussi souvent en la Cour les oreilles batues d'une chanson venant d'une semblable bou- ticque, en laquelle une dame se voyant vieille, se repent avec grands gemissemens d'avoir esté femme de bien, et d'avoir guardé foy et loyauté à son mari; et commence ainsi :

Je plain le temps de mon florissant aage, etc.

Voilà les coups d'esperon qu'on a voulu donner aux femmes : comme si de leur naturel elles estoyent trop restives quand il est question de passer un tel passage; et celles principalement qui sont nourries en toute oisiveté, en toutes délices, et en toute sorte de lasci- veté : pour le salut desquelles nommeement sont faictes ces chansons pleines de si belles exhortations.


(i) Rivaient patienter habe ; Victoria tecum Stabit ; eris magni Victor in arce Jovis...

{De arte amandi, II, v. SSg.) (2) Pour ne pas donner prise sur soi, on les chantait sur l'air de Réveillez-vous, belle endormie. Le Duchat dit qu'on a d'Eustorge de Beaulieu, sous le titre de Chrétienne Réjouissance, un recueil de 160 chansons dévotes à l'usage des nouveaux Luthériens, sur les airs d'autant de vaudevilles dissolus qui se chantaient alors en France. Ce recueil n'existe pas à la Bibliothèque Nationale.


CHAPITRE Xir 169

Ce pendant je laisse les autres chansons plus triviales, plusieurs proverbes, plusieurs façons et de parler et de faire, le tout ne tendant qu'à débaucher et filles et femmes. Car pour dire en un mot, il n'y a invention qui n'ait esté cerchée de nostre temps pour faire du vice vertu : je di nommeement quant à ce péché de paillardise. Mesmes pour nous achever de pindre (i), ont esté ramenées les statues de Priapus avec toute leur sequele aux jardins de plaisance : tesmoin celuy de S. Germain des prez à Paris, ainsi honnestement accoustré par un Italien auquel il appartenoit, y faisant tenir le brelan. Que restoit-il plus pour rendre la vi- lanie de nostre siècle si superlative, qu'elle surpassast non seulement celle du siècle prochain au nostre, mais aussi de tous ceux qui ont esté depuis la création du monde? Il restoit d'avoir les tableaux de Philœnis et d'Elephantis (2). Elas! l'Italie ne nous en a-elle pas envoyé non seulement de semblables à ceux de ces deux vilaines, mais (comme il est vraysemblable) de beaucoup plus exécrables? Et outre ceux-ci ne nous en a-elle pas envoyé d'autres desquels on n'avoit jamais ouy parler? à-sçavoir èsquels est représenté l'acte, le- quel quiconques ha une scintille de crainte de Dieu, ne peut nommer sans horreur. Nous pouvons donc bien dire maintenant, Venimus ad su7nmiim, et encores ainsi parlans, nous n'exprimerons pas suffisamment le superlatif desbordement qui est aujourd'huy en cest endroit. Car entre les payens quelles gens sçaurions- nous trouver plus lascifs, plus dissolus en propos, bref, plus mortels ennemis de la chasteté que les poètes, et principalement les Latins élégiacques? Nous oyons toutesfois que Properce, qui est un des capitaines, se

(i) a., p. 154. (2) Voy. p. 1G4.


1 70 APOLOGIE POUR HERODOTE

plaind d'une vilanie de mesme sorte, mais non pas si grande, disant :

Quœ manus obscœnas depinxit prima tabellas,

Et posuit casta tiirpia visa domo, Illa puellarum ingenuos corrupit ocellos,

Nequitiœque suce noluit esse rudes. Ah! gemat in terris ista qui protulit arte

Jurgia sub tacita condita lœtitia. Non istis olim variabant tecta figuris,

Quiim paries mtllo crimine p ictus erat (i).

Et maintenant (à propos de ce qui est dict en ce der- nier vers), dequoy voyons-nous les parois estre char- bonne'es en plusieurs lieux, encore qu'elles soyent au passage ordinaire de jeunes enfans, voire de ceux et de celles qui au demeurant sont encore sous la verge et la discipline de leurs gouverneurs et gouvernantes? De quels tableaux sont parées les sales et les chambres? Je pensois avoir faict, mais je trouve que c'est à recom- mencer : tant d'autres vilanies se présentent à ma mé- moire, inventées de nostre temps, ou pour le moins mises en usage entre les Chrestiens. Toutesfois je me contenteray d'un seul autre exemple, qui fera que ces Priapes ramenez au jardin de plaisance, et ces pin- tures semblables à celles de Philasnis et d'Elephantis, nous sembleront à comparaison estre choses légères, et qui ne méritent pas quasi qu'on en parle. Cest exemple est d'un esbatement qu'on prit à Blois à l'entrée du roy Henri deuxième de ce nom, de faire despouiller un nombre de putains (et principalement de celles que les Italiens appellent sfaciate) (2), et estans toutes nues, ainsi


(!) Eleg.., II, 6, V. 27.

(2) Effrontées. « Dominica tiltima mensis Octobris (i5oi) in sera, feceriint cœnam cum Duce Valentinensi, in caméra sua, in Palatio apostolico, quinquaginta Meretrices honesîce, Cortegiana; nuncu-


CHAPITRE XII 171

que quand elles vindrent du ventre de leurs mères, les faire monter sur des beufs, et sur iceux en tel équi- page faire leurs monstres par tout où sembloit bon à messieurs qui les suivoyent, faisans office de picque- beufs. Nous oyons au surplus comment ce povre Menot crie contre ceux qui exerçoyent alors leurs macquerelages es églises : mais que diroit-il donques maintenant de ceux qui y exercent les paillardises, de- dans les chapelles, prenans pour tesmoins tous leurs saincts et sainctes qui y assistent? Toutesfois ceci se fait par un juste jugement de Dieu, à ce que les lieux qui sont desjà bordeaux spirituellement, soyent aussi bordeaux réalement et de faict. Que diroit-il aussi d'une autre profanation encore plus estrange, à-sçavoir de ceux qui applicquent à leurs chansons de paillardise et la saincte escriture, et les docteurs anciens? comme nous voyons en ces vers :

Sainct Augustin instruisant une dame,

Dit que l'amour est l'ame de nostre amc :

Et que la foy, tant soit constante et forte,

Sans ferme amour est inutile et morte.

Sainct Bernard fait une longue homélie,

Où il bénit tous les cueurs qu'amour lie.

Et sainct Ambroise en fait une autre expresse,

Où il maudit ceux qui sont sans maistresse.

Et Delyra là-dessus nous raconte

Que qui plus aime, et plus hault au cief monte.

Celuy qui sceut les secrets de son maistre.

Dit que l'amant damné ne sçauroit estre.

Et dit bien plus le docteur séraphique.

Que qui point n'aime, est pire qu'héreticque.

Pource qu'amour est feu pur et céleste.

Qui ne craind point qu'autre feu le moleste.


patce, qU(X post cœnam chorearunt cum servitoribus et aliis ibidem existentibus, primo in vestibus suis, deinde niid^e... » Voy. le Journal de Burchard dans Eccard, Corpus historicum, Fiancof., 1742, col. 2134.


172 APOLOGIE POUR HERODOTE

Et c'est pourquoy (comme dit sainct Grégoire) Un amant fait ici son purgatoire.

Et la conclusion :

Nulle de vous ne soit donques si dure Qu'elle résiste à la saincte escriture : Puisqu'on la voit de ce propos remplie, Que pour aimer, la Loy est accomplie (i).

Voilà combien est audacieuse l'impie'té des hommes, de vouloir ainsi profaner les sainctes et sacre'es parolles de Dieu, et en faire comme des macquerelles. Qui est bien autre chose que ce dont se plaind Menot, à-sça- voir de ceux qui exerçoyent leurs macquerelages es temples. Je le confesse, dira quelcun : mais ceste chanson n'est point venue aux oreilles de ceux qui avoyent le jugement pour descouvrir l'impie'té' cachée sous icelle, et pareillement le pouvoir de la faire cha- stier. Je respon qu'au contraire jamais chanson n'eut si grand' vogue, jamais chanson ne pleut tant, et à ceux-là principalement. Aussi se sont trouvez aucuns


(i) Voici ce que dit Garasse, Doctrine curieuse, i623, p. 487 (' Qu'on voye leur Parnasse satyrique, si toiitesfois il se peut voir sans horreur et sans ofi'ense divine : on cognoistra, par la teneur de cet hymne qu'ils appellent les Louanges de l'Amour, que, s'il n'y eust point eu de Bible au monde, peut estre n'eussenl-ils pas trouvé de ministres assez favorables à leurs iniquitez : car après avoir parcouru tous les interprètes des sainctes lettres depuis S. Augustin jusques à Nicolas de Lyra, pour leur faire dire ce que jamais ils n'ont pensé ny voulu dire, enfin ils terminent ainsi leur poésie, l'adressant aux emmes débauchées :

Et c'est pourquoy...

Je sçay bien que cette pièce de poésie fut faicte par Guillaume des Autels ou par Marot, et qu'elle fut mal à propos attribuée à Melin de S. Gelais; mais elle n'estoit lors ny si longue ny si impudique comme elle est maintenant, et qu'il a pieu à nos nouveaux Epicuriens de l'augmenter de leurs sales inventions. »

La pièce se trouve en effet dans le Parnasse satyrique, augmentée de vingt-huit vers.


CHAPITRE XH I yo

qui ont applicqué à leurs poësies lascives quelques pa- rolles tirées du propre texte de la saincte escriture, et mesmement des vers du prophète David : comme aussi nous sçavons que jà de longtemps les hommes se sont dispensez de tirer d'icelle certains mots pour s'en servir en risée en plusieurs sortes de proverbes et quolibets. Mais nous pourrons parler amplement de ceci au chapitre des blasphèmes : maintenant il nous suffira d'avoir allégué ce qui est à propos de la complainte de Menot.

Ces mesmes prescheurs s'eschaufent aussi bien fort à crier contre les macquereaux de leurs temps; et Menot s'attache mesmement à messieurs de la Cour de parle- ment, qui leur louoyent des maisons : se courrouçant fort de ce qu'ils prestent aucune aide ou faveur à si misérables gens. Mais que diroit-il donc de ceux de nostre temps, qui pour leurs macquerelages ont esté tant favorisez des princes, qu'ils ne leur ont espargné ni les chasteaux, ni les bénéfices, ni les offices et plus grandes dignitez? Tesmoin l'Évesque (i) qui se vantoit en un lieu où j'estois, que le temps passé on parvenoit par avoir des lettres, et par sçavoir du Latin : mais que luy n'avoit point sceu du Latin, mais bien du passelatin, par le moyen duquel il estoit monté à ce degré. Or son passelatin estoit (comme plusieurs m'accorderoyent si je le nommois) l'office de macquereau : combien qu'il ne s'en vantoit pas.

(i) Aimery de Rochechouart, évêque de Sisteron, i562-i584. Th. de Bèze, Hist. ecclés., I, 894, l'appelle «t boufori et maquereau de cour et des plus asnes de son rang. » La Gallia Christiana dit : « Laudatur inter prcecipuos benefactores parthenonis Malnodensis, qui ejtis potissimum ope in pristinum statum restitutus est, postquam ab htrreticis multas passtts esset injurias. »




CHAPITRE XIII

Du PÉCHÉ DE SODOMIE ET DU PÉCHÉ CONTRE NATURE EN NOSTRE TEMPS.



T quand il n'y auroit autre chose que la Jj sodomie telle qu'on la voit pour le jour- dhuy, ne pourroit-on pas à bon droict nommer nostre siècle le parangon de meschanceté, voire de meschanceté dé- testable et exécrable ? Je confesse que les payens (au moins la plus part) ont esté addonnez à ce vice : mais se trouvera-il qu'entre ceux qui ont porté le nom de Chrestiens, jamais un tel vice ait esté réputé vertu? Il est certain que non. Mais en nostre temps on ne l'a pas seulement réputé pour vertu, mais on est venu jusques à en escrire les louanges, et puis les faire im- primer, pour estre leues par tout le monde. Car ceci ne se doit taire, que Jean de la Case ( i ) , Florentin, archevesque

lO.Jean de la Casa, i5o3-i556. Il ne s'agit pas d'un livre, mais d'un CAPiTOLO italien imprimé avec ceux du Berni, i538, in-S», et l'im- primeur s'appelait non Nanus, mais Curtio Navo. Dans le Capitolo §del Forno, Casa décrit, sous l'allégorie du four, le commerce de l'homrne et de la femme. Il y fait entrer l'observation que certains mauvais garçons commencent à mépriser le four ordinaire, mais il ne es loue pas ni ne se loue de- les avoir quelquefois imités. Voy. Ménage, Anti-Baillet, II, 88-1 53, et Gundling, dans Observation'es selectœ, éd. secunda, Halas, 1737, 1, p. i2o-i36.


CHAPITRE XIII 175

de Bénévent, a composé un livre en rhythme Italienne, où il dit mille louanges de ce péché auquel les vrais Chrestiens ne peuvent seulement penser sans horreur; et entr'autres choses l'appelle œuvre divin. Ce livre a esté imprimé à Venise, chez un nommé Trojan Nanus, selon le tesmoignage de quelques uns, lequel ils ont mis par escrit. Or est l'autheur de ce tant abominable livre celuy mesme auquel j'ay dédié quelques miens vers Latins, pendant que j'estois à Venise; mais je proteste que je commi telle faute avant que le con- gnoistre tel, et qu'après en avoir esté adverti, la faute estoit jà irréparable. Mais pour retourner à ce péché si infâme, n'est-ce point grand' pitié qu'aucuns qui aupa- ravant que mettre le pied en Italie, abhorrissoyent les propos mesmement qui se tenoyent de cela, après y avoir demouré, ne prennent plaisir aux paroUes seule- ment, mais viennent jusques aux effects, et en font profession entr'eux, comme d'une chose qu'ils ont apprise en une bonne eschole? Car quant à ceux qui par une mauvaise accoustumance ont seulement retenu des façons de parler Italiennes, qui se disent là ordi- nairement et coustumièrement, estans toutesfois prises de telle meschanceté, ils ont bien quelque apparence d'excuse : mais que peuvent alléguer les autres? Or ne veux-je pas dire toutesfois que tous ceux qui se trou- vent entachez de ce péché, l'ayent apjxj-is ou en Italie, ou en Turquie; car nostre maistre Maillard (i) en fai- soit bien profession, et toutesfois il n'y avoit jamais esté : mais celuy qui comme docteur de la Sorbonne, tous les jours faisoit brûler tant de povres gens à tort


(i) Jean Maillard, mort vers i56y; voy. l'épître dédicatoire des Poésies de Bèze, in-S», 1576. Crespin, Histoire des Martyrs, dit : « Toutesfois ce malheureux eshonté osoit venir devant le magistrat (qui en a encore les informations) et accuser les autres faussement de paillardise et inceste; comme s'il eust esté bien séant ù cehiy duquel


176


APOLOGIE POUR HERODOTE


et sans cause, estoit celuy que messieurs de la justice pouvoyent faire brûler à bon droict, non pas comme Luthérien (qu'on appeloit lors) ou trop obstiné évan- gélique, mais comme bougre Sodomiticque.

Mais j'aurois grand tort si, estant sur ce propos, j'oubliois Pierre Louys, ou plustost Aloys(car son nom estoit en language Italien Pietro Aloïsio), fils du pape Paul troisième de ce nom (1). Ce Louys, duc de Parme et de Plaisance, pour ne dégénérer de la race Papale, de laquelle il estoit issu, fut si addonné à cest horrible et détestable péché, voire si transporté de la rage d'iceluy, que non seulement il oublia totalement le jugement de Dieu, non seulement il oublia la recom- mendation en laquelle il devoit avoir son honneur, (pour le moins à l'endroit de ceux qui naturellement ne font pas grand' conscience de s'abandonner à telle

la sodomie estoit demeurée impunie (faicte toutesfois au sceu de tout

le monde), de dire que les autres s'estoyent enfermés dedans maisons

privées et de nuict pour paillarder. » La Comédie du Pape malade, par de Bèze, i56i, in- 16, contient

au verso du titre, un sonnet qui commence ainsi :

Nostre maistre Maillard tout partout met le nés, Tantost va che^ le Roy, tantost va che\ la Royne, Il sçait tout, il faict tout et à rien n'est idoine. Il est grand orateur, poëte des mieux ne^...

(i) Pierre-Louis Farnèse fut duc de Parme et de Plaisance de i545 à 1547. En 1537, alors qu'il était gonfalonier de l'Église, seigneur de Nepi et duc de Castro, il enleva l'évêque de Fano de son siège épiscopal et lui fit violence dans ses habits pontificaux; il lui commu- niqua ainsi une maladie dont l'évêque, âgé seulement de vingt-quatre ans, mourut au bout de quarante jours. En 1547, une conspiration se forma contre le duc, et Jean Anguissola le poignarda dans la citadelle de Plaisance le 10 septembre, sans que, rendu impotent par ses honteuses maladies, il pût faire un mouvement pour se défendre. Ferdinand dé Gonzague, gouverneur de Milan, prit possession de Plaisance au nom de l'Empereur.

Cosmo Gherio avait succédé à Goro Gherio, son oncle, à qui l'édi- teur des Cento Novelle antiche les dédia en i525. Benedetto Varch termine son Histoire de Florence par un récit très-détailié du crime honteux de Pierre-Louis. Cf. Epistolce clarorum virorum selectce Venise, P. Manuce, i555, in-i6, passim.


CHAPITRE Xlir


177


meschanceté), non seulement il oublia qu'il estoit homme : mais aussi oublia le danger de la mort (que les bestes mesme appréhendent), lequel se présentoit journellement à luy. Car, ne se contentant d'avoir exercé ses infâmes concupiscences en une infinité de personnes de diverses qualitez, en la fin s'adressa à un jeune évesque, nommé Cosmo Cherio, ayant l'évesché de Fano; et n'en pouvant venir à bout autrement,, le fit tenir par ses gens. Après lequel acte il n'arresta pas long temps à recevoir le salaire deu à tels monstres; et comme il avoit mené une vie infâme, aussi luy fut faict un épitaphe si infâme, qu'il requerroit des le- cteurs qui eussent pris quelque préservatif de peur d'avoir mal au cueur.

Quant au péché contre nature (lequel de tout temps a esté plus ordinaire aux bergers qu'à autres), qui vou- droit faire la recerche d'exemples de nostre temps, il en trouveroit grande abondance, aussi bien que des autres meschancetez. Mais pour en trouver beaucoup et en un mesme temps et de fraische mémoire, il faudroit s'adresser aux soldats Italiens du camp qui vouloit tenir la ville de Lyon assiégée pendant les troubles, et leur demander qu'ils faisoyent de leurs chèvres. Tou- tesfois il est advenu une chose de nostre temps, qui sert d'un exemple beaucoup plus estrange que tous autres qu'on pourroit alléguer : c'est d'une femme qui fut brûlée à Thoulouze (comme on m'a asseuré), il y a environ vingtsept ans, pour s'estre prostituée à un chien, lequel aussi fut brûlé avec elle. Je tien cest acte pour plus estrange, ayant esguard au sexe. Or ay-je nommé ceste sorte de péché, le péché contre nature, m'accommodant à la façon de parler ordi- naire, non pas ayant esguard à ce qu'emporte ce mot. Car suyvant cela, il est certain que la So- domie doit estre comprise sous ce titre : et sans au-

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lyS APOLOGIE POUR HÉRODOTE

trement en disputer, les bestes brutes nous en rendent convaincus.

Je vien de réciter un forfaict merveilleusement estrange : mais j'en vay réciter un autre qui l'est en- core d'avantage (non pas toutesfois si vilain), advenu aussi de nostre temps, il y a environ trent'ans. C'est qu'une fille native de Fontaines, qui est entre Blois et Rommorantin, s'estant desguisée en homme, servit de valet d'estable environ sept ans en une hostelerie du faux-bourg du Foye, puis se maria à une fille du lieu, avec laquelle elle fut environ deux ans, exerceant le mestier de vigneron. Après lequel temps estant descou- verte la meschanceté de laquelle elle usoit pour con- trefaire l'office de mari, fut prise, et ayant confessé fut là brûlée toute vive. Voici comment nostre siècle se peut vanter qu'outre toutes les meschancetez des précédens, il en ha qui luy sont propres et pécu- lières. Car cest acte n'ha rien de commun avec celuy de quelques vilaines qu'on appeloit anciennement tri- bades (i).


(i) Autrement dit: frotteuses. ti Que j'en ai vende ces Lesbiennes qui, pour toutes leurs fricarelles et entre-frottements, n'en laissent d'aller aux hommes! mesmes Sapho, qui en a esté la maîtresse, ne se mit-elle pas à aimer son grand amy Faon, après lequel elle mouroit? Car, enfin, comme j'ay ouy raconter à plusieurs dames, il n'y a que les hommes. » Brantôme, Des Dames qui font l'amour.



•^


CHAPITRE XIV


Des blasphèmes de nostre temps, et des maudissons.



E vieil maintenant aux blasphèmes, ne guardant pour le présent autre ordre que celuy qui vient le mieux à propos à ma mémoire, selon qu'elle me fournit d'exem- ples. Quant donques aux maugréeurs, renieurs, et despiteurs du nom de Dieu, blasphéma- teurs, que pensons-nous que diroyent tous ces bons prescheurs, Olivier Maillard, Menot, et Barelette, s'ils retournoyent voir quel il fait maintenant en leurs pays? Que diroit aussi le roy S. Louys s'il revenoit estre des nostres? où trouveroit-il assez de perceurs et de cou- peurs de langues, sinon que les blasphémateurs les perçassent et couppassent eux-mesmes l'un à l'autre? Que diroyent-ils s'ils oyoyent ce proverbe ou ceste comparaison proverbiale, de la bouche des paysans, en certains lieux, // jure comme un gentilhomme (qui est à propos de ce dont il a esté parlé ci-dessus, Appar- tient-il à un vilain de renier Dieu?), et autre part oyoyent le commun peuple dire, Il jure comme un abbé? autre part, // jure comme im chartier? Ne se- royent-ils pas bien estonnez d'ouïr tant de commes? Je n'en fay nulle doute : mais toutesfois je pense qu'ils


l8o APOLOGIE POUR HERODOTE

le seroyent beaucoup d'avantage, quand ils verroyent en plusieurs lieux, principalement es bonnes maisons qu'on appelle, et nommeement en celles des gentils hommes (ce que toutesfois soit dict sans préjudicier à l'honneur de la vraye noblesse, reiglée par toute hon- nesteté, et sur tout faisant vraye profession de la Chre- stienté), on apprend plustost aux enfans à dire, Je renie Dieu, qu'à dire, Je croy en Dieu? Doutons-nous que ce bon roy S. Louys, oyant tels propos, ne pen- sast estre au milieu d'enfer ? Mais ce seroit bien encore pour luy augmenter son opinion quand il verroit les jeunes princes avoir leurs précepteurs de blasphèmes, comme de quelque belle chose et louable, pour les sçavoir changer et diversifier (i) en toutes sortes, et les prononcer avec l'accent et l'audace telle qu'il appar- tient, sans aucunement hésiter.

Or pourrois-je monstrer que nous surmontons nos prédécesseurs en ce péché aussi bien qu'es autres, non seulement au reguard des choses que je vien de dire, mais aussi en la forme et manière de blasphémer, ou plustost es formes et manières, qui sont presques innu- mérables; mais il suffira de donner à entendre en un mot, qu'outre les blasphèmes tant vieux que nouveaux nez es pays, on a trouvé l'invention de faire des fri- cassées de ceux de divers pays : comme si sans cela ils n'estoyent pas suffisans pour irriter Dieu, et provoquer son ire et ses jugemens espouvantables alencontre de nous. Toutesfois, sans venir à telles sortes de bla- sphèmes, nous en trouvons de fort sauvages au lan-


(i) Le Duchat dit : ( C'est un avertissement de Longin qu'un jurement placé à propos, grandem efficit orationem. » Longin ne parle pas de jurements, mais de serments : « Démosthène changeant l'air naturel de la preuve en cette grande et pathétique manière d'af- firmer par des serments si extraordinaires... » Trad. de Boileau, ch. XIV.


CHAPITRE XIV lOI

guage Italien (i) : dont aucuns semblent plustost sortir de la bouche de diables que d'hommes. Du nombre desquels est un que j'ay ouy proférer à Romme par un prestre, lequel sera récité en son lieu. Mais on luy peut bien donner pour compagnon un qui fut proféré à Venise par un Italien, non prestre, mais séculier, en jouant aux cartes en la maison d'un ambassadeur du Roy. Ce blasphème est tel, Venga'l cancaro al liipo! Quel si grand mal y-a-il ici? dira quelcun. Le grand mal est en ce que ceci se disoit par une figure qui s'appelle aposiopèse, ou reticenca, en lieu de (comme depuis on congnut) Venga'l cancaro al lupo, che non mangio Christo quando era agnello (2). Or l'appeloit il agnelle, ayant esguard à ce qui est dict en S. Jean, Ecce agnus Dei qui tollit peccata mundi (3). Aussi estoit un bien sauvage blasphème, mais non de telle impiété, celuy de l'Italien qui disoit (comme nous avons raconté ci-dessus, page io5). Vienne la caque- sangite à l'asnesse qui porta Jésus-Christ en Jéru- salem! Je ne parle point de Putana di Christo, ni d'autres semblables, pource que, combien qu'ils soyent fort horribles, ils sont fort communs.

Et d'autant que les plus grans blasphèmes se desgor- gent ordinairement es jeux de cartes et de dez, je pro-


(i) « Les Italiens sont estez grands blasphémateurs, comme je l'ai veu la première fois que je fus jamais en Italie. « Brantôme, Capi- taines estrangers, Barthélémy d'Alviano. « Les François s'en accommodent aussi bien que les autres, et mcsmes les Gascons, voire plusieurs Francimans et surtout les soldats et advanturiers de guerre, ainsi qu'en couroit le temps passé le proverbe : il jure comme un advanturier ou comme un sergent qui prend et tient son homme au collet. Les lansquenets jurent estrangement aussy. Bref, tous s'en aydent et principalement les Italiens... » Brantôme, Sermens espai- gnols.

(2) Vienne le chancre au loup, qui ne mangea Christ quand il était agneau!

(3) Évang., I, 29.


l82 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

poseray aussi un exemple de nostre temps d'un tel blasphémateur (c'est-à-dire, qui se vouloit récom- penser de sa perte sur les blasphèmes, comme est l'or- dinaire), faisant un tour le plus estrange que je pense avoir jamais esté ouy auparavant. Car ce vilain estant lassé de maugréer, renier, despiter Dieu et le bla- sphémer en toutes sortes, commanda à son valet de luy aider, et de poursuyvre ces beaux propos jusques à ce qu'il eut la chance meilleure. Je me tien tout asscuré que ce seul acte pourroit suffire pour condamner nostre siècle d'un plus grand desbordement que tous les précédens : toutesfois il s'en trouve bien d'autres ; car, comme les uns se sont advisez de ceste nou- velle meschanceté en cest endroit, aussi les autres se sont advisez de celles qui seront déclarées ci-après. Et premièrement, au lieu que nos prédécesseurs n'avoyent faict part qu'aux saincts et sainctes (qu'on appelle) de l'honneur appartenant à Dieu seul, l'auda- cieuse meschanceté des flatteurs de nostre temps a esté si grande, qu'on n'a point faict de conscience d'attri- buer aussi à quelques princes des titres divins, et en- tr'autres celuy de très-sacrée majesté; et mesmement, comme les payens disoyent divus Cœsar, ainsi voyons- nous qu'aucuns roys et empereurs de nostre temps ont eu ce mesme épithète. Voire on est venu jusques à dire à un homme mortel, non seulement Nostre sainct père, mais aussi, Nostre Dieu en terre. Et (comme une meschanceté attire l'autre) on a puis-après attribué des propos dicts de Dieu en la saincte escriture, à ceux lesquels on avoit honnoré de tels titres. Dequoy je pourrois amener plusieurs exemples, si j'avois loisir d'y penser : mais pour ceste heure je me contenteray de ces deux, Sub timbra alaruin tuarum protège me, ou sperabo, et Non est abbreviata mantis Domini, le- quel il me souvient d'avoir ouy ainsi applicquer sou-


CHAPITRE XIV l83

vent : mais la dernière fois je l'ouy de la bouche d'un advocat en plaidant.

Mais en la fin on ne s'est pas contenté de cela : ains on est venu jusques à applicquer une grand'part des passages de l'escriture saincte à la louange d'hommes et femmes de toute qualité. Et puis, comme on s'estoit servi d'aucuns propos pour honorer, aussi s'est-on servi de quelques-uns pour vitupérer et diffamer ceux aus- quels on en vouloit : comme a sceu très-bien faire, entr'autres, nostre maistre Pasquin (i), et pourroit estre que l'invention seroit venue de luy, et que ceux qui ont donné du temps du roy François premier dcvce nom, des quolibets à tous les seigneurs et dames de la Cour, tirez des paroles de la Bible, avoyent esté en son eschole.

Encores a bien passé plus avant la meschanceté des contempteurs de Dieu, desquels nostre siècle a eu (comme il ha encore) grande abondance. Car il n'a pas esté jusques aux yvrongnes qui n'ayent voulu applic- quer des passages de la saincte et sacrée escriture à leur yvrognerie, et les router (2) de leurs ordes et puantes bouches. Car on sçait assez que l'ordinaire souloit estre, autant de verres de vin qu'ils avaloyent, de dire. Cor mundum créa in me, Deiis, et spiritiim rectum innova in visceribiis meis. On sçait aussi que pour signifier en leur jergon, qu'un vin estoit meilleur que les autres, et que c'estoit celuy auquel il se falloit tenir, la coustume estoit de dire. Hic est, tenete eiim. Et quand il n'y a plus de vin au pot, les moines aussi

(i) Voyez dans Pasquillorum tomi duo, collect. Cœl. Sec. Curione, Eleutheropoli, 1544, in-12, p. 325 : Pasqiiillus Romanus scommata hœc cdidit anno MDXXXV, et p. 389 : Pasquillo Patritio Romano Marphorius S. D. Cf. Mary Lafon, Pasquin et Mar/orio, 1B76, p. i3i et p. 149.

(2) Pour roter. Roter se rencontre dans un psautier ms. du xiii» siè- cle, et router dans Alebrand, médecin du xiii» siècle.


184 APOLOGIE POUR HERODOTE

bien que les autres, usent de ceste allégorie, Date nobis de oleo vestro : quia lampades nostrce extin- guntur. Et à propos des moines, un abbé de Josaphati^i), tout auprès de Chartres, qui estoit un des grands sup- posts de Bacchus, une fois qu'on luy demandoit com- ment il pouvoit tant boire, et en quelle eschole il avoit appris ceste science, voulut monstrer qu'il avoit leu quelques mots en la saincte escriture, ou pour le moins qu'il en avoit ouy parler, car il allégua, Patres nostri annuntiaverunt nobis. Mais que di-je des yvrongnes ? il n'a pas esté jusques aux vérolez, qui n'ayent voulu, en suant leur vérole, applicquer au propos d'icelle des paroles sacrées, en disant, Qiioniam tacui inveterave- riint ossa mea. Encore plus salement s'applicque ce passage, Flabit spiritiis ejus et fluent aquœ. Il me sou- vient aussi d'un qui dit à Paris quand sa mère fut morte, et qu'il tint la bourse. Quasi nubes pluviœ in tempore siccitatis, l'ayant (comme je croy) appris de quelques autres lesquels il hantoit ordinairement, aussi gens de bien que luy. Et les bons compagnons ne se jouent-ils pas tous les jours de ces mots de S. Paul (2), Si quis episcopatum desiderat, bonum opiis desiderat, disans, Si quis episcopatum desiderat bonum, opus desiderat? Bref il leur semble qu'une gosserie ne vaut rien s'il n'y a de la dérision des parolles de la saincte escriture : comme l'abbé qui dit de l'année des vins rostis, Spiritus vita; erat in rôtis. Voire n'ont pas ces vilains blasphémateurs et profanateurs des parolles

(i) Josaphat, hameau faisant partie de la commune de Lèves, à trois kilomètres de Chartres. L'abbaye fut fondée en 11 17 et convertie en 1818 en un hôpital appelé hôpital Marie-Thérèse. « Subsequutos commendatarios studia longe alia transversos egerunt, ut nullus disciplinx relictus videretur locus; quum post annum i564 Cal- vinistœ furentes locum ipsum invaserunt et regulares cèdes maxi- mis cladibus affecerunt. » Gallia christ. ,Y1II, 1279.

(2) Ep. ad Timotheum prima, III. 1.


CHAPITRE XIV l85

sacrées, espargné leur messe. Car quand on pend, ils disent, Surstim corda,- quand on prend le verre pour boire ils disent, Quia plus est (i).

Je n'ay point parle' de ceux qui abusent vilainement de ce passage, Ccelum cceli Domino, terram autem dédit filiis hominum (c'est à dire. Les cieux des cieux sont au Seigneur : mais il a donné la terre aux fils des hommes), pour nier la providence de Dieu par laquelle il gouverne les hommes, et toutes choses qui sont en ce monde, selon son bon plaisir. Ce n'a pas esté tou- tesfois par oubli, mais pource que je pense que la pro- fanation de ce passage ait commencé devant nostre siècle. Pour le moins il est certain que les contem- pteurs de Dieu, qui font aujourdhuy un bouclier de ces parolles, sont cousins germains de ceux qui disoyent du temps de l'un des prescheurs susdicts : « Nous vou- drions bien que Dieu guardast son paradis pour soy, et qu'il nous laissast demeurer ici à nostre aise. » Aussi se pourroit-il bien faire que l'ignorance auroit esté premièrement cause d'une fausse interprétation de ce passage, de laquelle puis les contempteurs de Dieu auroyent faict leur proufit; comme nous voyons que nos prédécesseurs ont très-mal interprété et en- tendu ce passage, qui est aussi du livre des Pseaumes, Ciim perverso perverteris, et par une ignorance meslée de malice ont voulu accorder ces parolles avec le pro- verbe qui dit, // faut hurler avec les loups. Mais pour retourner à ceux qui de malice délibérée profanent la saincte parole de Dieu, je n'ay point parlé non plus des passages desdictes sainctes lettres qui ont esté applic- quez à la paillardise : pource qu'il me suffit de ce que


(i) Allusion de pius à piot : « celle nectarique délicieuse, pré- cieuse, céleste, joyeuse et déïficque liqueur, qu'on nomme le piot. » Rabelais, II, i. — Piot : vinum generosissimum, dit le Dictionnaire de Trévoux.

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r86 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

j'en ay dict au précédent chapitre, où j'ay monstre qu'au lieu que Menot ne se plaignoit seulement que de la profanation des temples, en ce qu'on y exerçoit les macquerelages, nous avons une complainte beaucoup plus juste et plus grande, de ce qu'on fait servir les sainctes et sacrées paroUes de macquerelles, chose plene de meschanceté autant prodigieuse et autant diabolique que jamais ait esté ouye et soufferte entre les Chre- stiens. Et quand je ne diray pas seulement autant, mais beaucoup plus, je penseray dire la vérité. Toutes- fois je laisseray juger au lecteur combien valoyent mieux ceux qui, pendant les derniers troubles de France, pour faire despit aux adversaires de la religion Romaine, commençoyent leu-r jeu de dez par ces mots qui sont aussi de la saincte escriture, Nostre aide soit au nom de Dieu qui a faict le ciel et la terre, et pro- fanoyent ainsi ces mots expresseement pour faire tant plus grand despit à ceux que j'ay dict : à cause que ceux-ci ont accoustumé d'invoquer la grâce de Dieu par ces mesmes mots, au commencement de leurs presches. Ce que je vien de réciter m'a faict souvenir d'une sorte de blasphème diverse aucunement de toutes les précédentes, mais du tout semblable à celuy des Juifs que nous lisons en l'évangile : à-sçavoir qu'ils disoyent, se mocquans de nostre seigneur Jésus Christ, « Il se confie en Dieu : qu'il le délivre maintenant, s'il l'ha aggréable. » Or me suis-je souvenu de ceste autre sorte en récitant le précédent, pource qu'il est sorti de mesmes bouches et en mesme temps. Car les adver- saires des adversaires de l'église Romaine, grinçans les dens toutes les fois qu'ils les oyoyent chanter ce com- mencement du cinquantiesme Pseaume de David,

Le Dieu le fort l'éternel parlera (i), (1; Commencement du Psalme L dans C. Marol.


CHAPITRE XIV 187

incontinent qu'il leur sembloit qu'ils avoyent quelque avantage sur eux, ne se pouvoyent tenir de leur dire, « Où est il maintenant ce Dieu le fort? Ha, on vous fera bien changer de chanson ; on vous fera bien chanter Miséricorde au povre vicieux (1). « Mais sans alléguer l'évangile, nous trouverons en David mesme- ment ceste sorte de blasphème, où il dit,

Je sens leurs meschans propos Me navrer jusques aux os, Quand ils disent à toute heure, « Où fait ton Dieu sa demeure? »

Et en un autre Pseaume il dit,

Pourquoy diroyent les gens en se mocquant,

« Où est ce Dieu qu'ils vont tant invoquant?

Où est-il à ceste heure? (2) »

Mais tant ceux desquels il est parlé en l'évangile que ceux desquels fait ici mention David, sont encore plus excusables que les autres, pour plusieurs considé- rations.

Que s'il faut venir aux propos blasphématoires, par lesquels on despite la crainte de Dieu, et la vraye do- ctrine contenue es sainctes lettres, nous les orrons plus exécrables que nous ne les attenderions de tous les payens qui sont au demeurant du monde : voire je ne sçay si les diables d'enfer y pourroyent adjouster quelque chose. Et toutesfois il n'y a aujourd'huy gens mieux venus parmi la plus part des courtisans que ceux qui ont ordinairement en la bouche tels propos ; et mesmes s'apprennent songneusement par quelques uns, comme leur estans nécessaires pour estre réputez

(i) Commencement du Psalme LI. (2) Psalme CXV, v. 3.


l88 APOLOGIE POUR HERODOTE

sçavoir bien leur cour, et comme si, pour gosser bra- vement, il faloit s'attaquer à Dieu. Or il y a deux sortes de tels blasphe'mateurs : les uns sont du tout athéistes (qui s'appellent aujourdhuy déistes, maugré qu'on en ait, par une figure qui se nomme antiphrase) et ceux-ci n'en disent que ce qu'ils en pensent : les au- tres, non-obstant les remors de conscience qu'ils sen- tent, veulent contrefaire les athéistes; et au lieu que quelques athéistes confessent estre bien marris qu'ils ne peuvent croire qu'il y a un Dieu, ceux-ci au contraire se faschent de ce qu'ils ne se peuvent oster de la fantasie qu'il n'y en ait un, et qu'ils ont des remors de conscience alencontre du reniement de la provi- dence de Dieu. Du nombre des premiers estoit un sei- gneur Italien (i), qui avoit quitté son pays pour demeurer en France : j'enten ce seigneur qui, mou- rant à la guerre d'un coup de pistole, au lieu que les autres se recommandent à Dieu, pria qu'on le recom- mandas! au roy, et qu'on luy dist qu'il perdoit un bon serviteur. Ce personnage confessoit souvent (à ce que i'ay entendu de ceux qui luy ont esté familiers) qu'il désireroit de croire en Dieu, comme les autres, mais qu'il ne pouvoit. Et ce pendant tout son plaisir estoit de desgorger des blasphèmes contre Dieu et son escri- ture, à comparaison desquels ceux de Julian l'apostat


(i) Pierre Strozzi, fils de Philippe Strozzi et de Claire de Médicis, tué au siège de Thionville le 20 juin i558. Voici comment sa mort est racontée dans les Mémoires de Vieilleville : « Le voulant M. de Guyse admonester de son salut et lui remémorant le nom de Jésus : « Quel Jésus, » dist-il, n mort-Dieu! venez-vous me ramentevoir » icy? Je regnie Dieu. Ma feste est finie. t> Et redoublant le prince son exhortation, lui dist qu'il pensast en Dieu et qu'il seroit aujour- d'huy devant sa face : « Mort-Dieu! » respondit-il, i. je seray où sont » tous les aultres qui sont morts depuis six mille ans. » Le tout en langage Italien, et à ceste dernière parole il expira; qui estoit un testament commun à ceulx de sa nation florentine... j Liv. VII, c. 2. Cf. Brantôme, Grands capitaines estrangers.


CHAPITRE XIV rSg

pourroyent sembler fort légers. Car il n'avoit pas honte de dire (entre plusieurs autres propos) que Dieu avoit faict iniquement en ce qu'il avoit condamné le genre humain pour un morceau de pomme. Item, qu'il n'avoit rien appris au Nouveau testament, sinon que Joseph estoit une grand' beste, de n'estre point jaloux, veu que si vieil il avoit espousé une si jeune femme. Voilà quant aux premiers desquels j'ay parlé. Quant aux se- conds qui, par quelque remors de conscience qui leur fait violence, sont contrains de recongnoistre la divi- nité, on en trouve aussi assez d'exemples. Car les cour- tisans qui disoyent, du temps du roy Henri II de ce nom, qu'ils croyoyent en Dieu, comme leur roy y croyoit, mais que s'il n'y croyoit point, ils s'efforce- royent de n'y croire point aussi, il est certain que par leur confession mesme ils doivent estre mis en ce reng. Et en quel reng mettrons-nous ceux qui disent, « Je croy au roy et en sa mère, et ne sçay autre confession de foy? » Pour dire la vérité, je me trouve un peu empesché de leur trouver un nom digne d'eux; mais il me semble que par provision on leur pourra donner le nom de trisathéistes.

Je parleray maintenant de ceux qui ne se contentent de proférer leurs blasphèmes haut et clair entre leurs semblables, ou en présence d'autres aussi, ausquels ils s'efforcent de faire despit en despitant Dieu ; ou bien d'en remplir les banquets et comi>agnies joyeuses (où ils font couler lesdicts blasphèmes sous prétexte de gos- series et rencontres facétieuses), mais, afin que tout le monde en puisse estre tesmoin, les font imprimer. Qui est donc celuy qui ne sçait que nostre siècle a faict revivre un Lucian en un François Rabelais (i), en ma-

(t) Estienne est sévère pour Rabelais, c'est que Rabelais ne fut pas un sectaire, t Les Calvinistes se plaignirent de sa froideur d'abord et finirent par maudire sa désertion. Ils avaient, en effet, compté sur lui


igO APOLOGIE POUR HERODOTE

tière d'escrits brocardans toute sorte de religion? Qui ne sçait quel contempteur et mocqueur de Dieu a esté Bonaventure des Periers (i), et quels tesmoignages il en a rendu par ses livres? Sçavons-nous pas que le but de ceux-ci et de leurs compagnons a esté, en fai- sant semblant de ne tendre qu'à chasser la mélancholie des esprits et leur donner du passetemps, et en s'insi- nuant par plusieurs risées et brocards qu'ils jettent contre l'ignorance de nos prédécesseurs (laquelle a faict qu'ils se sont laissez mener par le nez aux cagots abuseurs), venir après à jetter aussi bien des pierres en nostre jardin, comm'on dit en commun proverbe? c'est à dire, donner des coups de bec à la vraye religion Chrestienne? Car, quand on aura bien espluchë tous


comme sur un apôtre... L'esprit de Rabelais l'emporta dans les ré- gions d'une philosophie plus libre à mesure qu'il avança en âge, que ses passions se calmaient, et que la raison domina entièrement sa vie. Ce que l'on prit dans le camp des Réformés pour une apostasie, fut la manifestation d'une sorte d'indifférence pyrrhonienne. » Mayrargues, Rabelais. « La Réforme, dès qu'elle fut constituée en sectes et qu'elle eut organisé ses croyances, présentait à Rabelais deux objets de ré- pugnance : la négation de la liberté humaine et le fanatisme. Il n'était pas possible que l'un des esprits les plus indépendants de la Renais- sance, que l'homme dont la vie avait été un long effort, que l'écrivain qui plaça sur la porte de Thélème, séjour des sages, cette maxime : Fay ce que vouldras, acceptât la théorie de Luther sur le serf arbitre, la désolante doctrine de Calvin sur la prédestination. » Gebhart, Rabelais.

(i) C'est le jugement de Calvin dans son Traité des scandales, i55o, p. 74, et de M. F. Frank (éd. du Cymbalum, 1873), qui, après avoir montré Trigabus marri de ne savoir les mots qu'il faut dire pour changer sa trogne et son visage en telle forme qu'il voudra, s'écrie : « La tradition qui fait de Bonaventure un contempteur du christianisme et de la divinité est-elle assez justifiée? » Ce n'est l'opi- nion ni de Le Duchat, ni des frères Haag, ni de M. L. Lacour : « Loin de Bonaventure, » dit celui-ci (Des Périers, I, lxx), « la pensée de nier la présence d'un Dieu créateur, son œuvre est pleine de lui; mais il le veut débarrassé des langes dont les hommes enfants l'ont enveloppé à leur image; il le veut grand et juste, et que tous nos efforts soient d'arriver à sa connaissance par la recherche de la vérité. Thomas du Clevier n'a pas dit à Pierre Tryocan qu'il ne croyait pas à tout, il fait comme l'apôtre : « Que je voye, je croirai. »


CHAPITRE XIV 191

leurs discours, ne trouvera-on pas que leur intention est d'apprendre aux lecteurs de leurs livres à devenir aussi gens de bien qu'eux? c'est à dire de ne croire de Dieu et de sa providence non plus qu'en a creu ce meschant Lucrèce? de leur apprendre que tout ce qu'on en croit, on le croit à crédit? que tout ce que nous lisons de la vie éternelle, n'est escrit que pour amuser et repaistre d'une vaine espérance les povres idiots? que toutes les menaces qui nous sont faictes de l'enfer et du dernier jugement de Dieu, ne sont non plus que les menaces qu'on fait aux petits enfans du loup garou? et pour conclusion, que toutes religions ont esté forgées es cerveaux des hommes? Or Dieu sçait si tels maistres ont faute d'escholiers prestans l'oreille à telle leçon. Car, suyvant ce que j'ay dict tantost, qu'on voit des personnes qui ne sont pas en- core venues jusques à l'athéisme, mais sont après pour en trouver le chemin, il est certain que plusieurs font du sentiment qu'ils ont de Dieu comme aucuns malades de la dispense des médecins. Car, comme nous voyons des malades qui nonobstant la résolution qu'ils ont prise de manger et boire ce que bon leur semblera et non pas ce que le médecin ordonnera, l'importunent toutesfois de les dispenser d'user de ce qui est contre son ordonnance, comme si cela leur devoit faire plus grand bien ou moins de mal, quand ils auront impétré de luy ceste dispense : pareillement voyons-nous jour- nellement des hommes qui estans totalement délibérez et résolus, combien que leur conscience s'oppose à leurs entreprises, de passer outre, auroyent néant- moins grand désir de les pouvoir mettre en exécution avec le consentement d'icelle; et pourtant s'efforcent par tous moyens de rejetter tout sentiment de Dieu, lequel fait qu'ils sont comme contrerolez par leur conscience. Or ne sçauroyent-ils prendre plus aisé ni


192 APOLOGIE POUR HERODOTE

plus court chemin pour parvenir à leur intention que d'aller à l'eschole des docteurs susdicts. Et pour clorre ce propos, je di que les livres de ces deux que nous avons nommez, et de leurs compagnons, sont autant de filets tendus pour prendre ceux qui ne sont bien armez de la crainte de Dieu ; et que ces filets sont d'autant plus mal-aisez à voir, qu'ils sont mieux couvers de propos plaisans et chatouillans les oreilles. Et pourtant doi- vent estre advertis tous ceux qui n'ont point d'envie de se desvoyer du bon chemin auquel il a pieu à Dieu les mettre, de se donner guarde de tels chasseurs. Car quant aux autres desquels j'ay tantost parlé, ils ne sont point à plaindre, d'autant qu'ils ne tombent point en tels filets sans y penser, mais s'y enveloppent volon- tairement.

Et quant à Postel (i) et autres desquels nous avons des escrits semblables aux siens, qu'en dirons-nous ? Je ne sçay pas que les autres en disent : mais de ma part je répète ce que j'ay souventesfois dict, c'est que de- puis avoir entendu les resveux blasphèmes de cest homme tant de sa bouche, que de ses escrits, et que j'ay veu tant de gens y prendre pied, je me suis gran- dement esbahi pourquoy on s'esbahissoit tant des res- veries de Mahomet, à-sçavoir comment il les avoit peu mettre en la teste d'un si grand nombre de gens. Car n'est-ce point plus grand'merveille sans comparaison, qu'un Guillaume Postel preschant au milieu de l'uni- versité de Paris, depuis environ treze ans. qu'une femme, qu'il appeloit sa mère Jeane, sauveroit les

(1) Postel, né en i5o5, mort en i58i, auteur des Très-merveil- leuses victoires des femmes du nouveau monde, i553; réimprimé par les soins de M. G. Brunet, Turin, Gay, 1869 : « On a vu, » dit M. Brunet, « de nos jours des opinions semblables se reproduire; la femme libre, la mère de l'école Saint-Simonienne, les théories d'un visionnaire qui se fit remarquer un moment sous le nom de Ma-Pa 'mater-paterl, laissent du moins ù Postel le mérite de l'originalité. »


CHAPITRE XIV 193

femmes ainsi que Jésus-Christ les hommes, trouva plusieurs qui commençoyent à luy prester l'oreille : que ce n'est merveille que Mahomet ait peu faire croire que les hommes alloyent en paradis, non pas les femmes? Si ledict Postel eust presché telle folie non pas à ceux de Paris, mais à quelques Auvergnas de la Limagne, ou à quelques Normans du fond de la Hague (i) ; non point à gens lettrez, mais à gens qui eussent esté bien empeschez à conter leurs doits; non point depuis que les abus de la religion ont esté des- couvers, mais du temps que les ténèbres d'ignorance estoyent encores au monde, plus palpables en leur endroit que n'estoyent celles d'Egypte, qui estoyent ténèbres réalement et de faict : encores auroit-on très- grande occasion de s'esbahir comment il auroit esté possible qu'un tel propos, ayant esté mis en avant, auroit esté trouvé recevable. Quelle merveille est-ce donc qu'il ait esté non seulement receu, mais gran- dement estimé en la ville qui s'est de longtemps vantée, et se vante encores à présent d'estre la thréso- rière de toute la France en cas de vrayes richesses, qui sont les sciences? On me respondra que combien que plusieurs l'allassent ouïr (tellement que pour la grand' foule on estoit en danger d'estoufîer), toutesfois il n'est vraysemblable qu'aucuns luy adjoustassent foy, sinon quelques idiots. Mais je respon comme de chose de laquelle je suis bien asseuré, qu'au contraire il n'est point seulement vraysemblable, mais totalement vray, qu'il donnoit je ne sçay quelle sause ausdicts propos, par laquelle il faisoit que ceux mesmement qui avoyent et bonnes lettres et bon jugement, y commençoyent à prendre goust, combien qu'auparavant ils s'en fussent


(i) Aujourd'hui la Hougue, Ogigia dans l'Index du Dict. de Ch. Estienne, éd. de Lloyd, Londiiii, 1686.


194 APOLOGIE POUR HERODOTE

mocquez comme de la plus badine impiété du monde. Or sçavons-nous que ce meschant ne s'est point con- tenté de desgorger en particulier aux uns et aux autres ses monstrueux blasphèmes, mais les a fait imprimer; et pourtant est du nombre de ceux desquels nous par- lons maintenant. Toutesfois je ne sçay pas si entre les livres qu'il a voulu estre imprimez, se trouvent des propos lesquels il a tenus une fois à Venise à plusieurs, et à moy entr'autres, en la place de Realte, à sçavoir que pour faire une bonne religion il faudroit qu'elle fust composée des trois religions, de la Chrestienne, de la Judaïque, et de la Turquesque : et que nommeement la religion des Turcs avoit de bons points, si on la considéroit de près. Qui est celuy qui, oyant telles pa- rolles, ne soit contraint de confesser que nostre siècle est le superlatif en toute sorte de blasphèmes (non procédans des ténèbres d'ignorance, comme le temps passé, mais d'un cueur envenimé contre la lumière), aussi bien qu'en toutes sortes d'autres meschancetez ? Mais dont vient ceci? dira quelqu'un. Mon argument ne porte pas que j'en rende raison ; et néantmoins je diray ce mot en passant, qu'il semble bien que ceci vienne en partie de ce que le diable, se sentant assailli d'une façon plus étrange que jamais, se pourvoit aussi de soldats plus furieux que n'estoyent ceux desquels il se servoit auparavant. Car, pendant que l'ignorance régnoit par tout, et nommeement quant au faict de la religion Chrestienne, et qu'il n'estoit question que de les entretenir, il est certain qu'il n'avoit pas besoin de tel secours que maintenant, quand il se voit de jour en jour perdre ses places.

Je vien à un autre, lequel semblablement a fait im- primer ses blasphèmes, comme dignes de mémoire. Lequel je prie ne trouver mauvais si je le nomme, puisqu'il n'a point trouvé mauvais de mettre son nom


CHAPITRE XIV 195

au livre contenant tels blasphèmes. Car le titre d'iceluy est tel : Le fort inexpugnable de l'honneur du sexe féminin, construit par François de Billon, secrétaire. Imprimé à Paris, l'an i555, avec privilège du Roy (i). Et ne s'est contenté de ce titre, mais a faict ce que je pense jamais n'avoir esté faict auparavant : c'est qu'il a adjousté son paraffe à chacun exemplaire, comme aussi ses vers qu'il adresse au lecteur vers le commen- cement du livre, en font mention. Or ne sont les bla- sphèmes dudict François de telle sorte que ceux dont je vien de parler, mais plustost sont semblables à ceux desquels j'ay faict mention vers le commencement de ce chapitre, quand j'ay monstre que l'audacieuse impiété de quelques flatteurs estoit venue jusque là qu'elle attribuoit aux hommes mortels et les titres de Dieu, et plusieurs paroles que la saincte escriture ne dit que de luy. Toutesfois je proposeray au lecteur le^ paroles dudict François, lesquelles je maintien estre blasphématoires, et puis je laisseray à la discrétion d'un chacun de les mettre en leur reng. Voulant donc monstrer qu'il y a conformité du tout en tout entre les Prophètes et secrétaires de Dieu et les notaires et secrétaires du roy de France, il dit au feuil. 239 : « Pendant et avant la venue duquel [Fils de Dieu] il establit et ordonna les autres secrétaires humains que l'on peut aussi appeler ses clercs, comme choisis, ou en cela bien aventurez et enroulez en son divin estât de providence, lesquels furent spécialement appelez Prophètes, en quoy se comprend le nom de secrétaire :


(i) Chez Jean Dallier. Billon naquit à Paris et fleurit sous Henri II. Selon La Monnoye, le personnage pécha plutôt par fatuité que par malice. Rigoley de Juvigny donne raison à Estienne. Tabouret, en ses Bigarrures, part. I, ch. 12, dit que Billon eut une grande récompense pour son livre. Voy. Lacroix du Maine et Du Verdier. Rabelais, en i535, se moque déjà d'un Billonio (I, xiv).


196 APOLOGIE POUR HERODOTE

tous en ce cas dependans et tenans de luy, et de son aimé chancelier, lors futur, et depuis arrivé. Et auquel rôle ainsi figuré en la pensée divine, ils furent ordonnez et enregistrez sous le roy des roys, en la manière qu'au rôle et au dessous du roy de France, chef d'iceluy et de son chancelier, sont encores enregistrez les autres secrétaires. » Et quelque peu après : « Veu que si au rôle divin Moyse est au reng du tiers, comme secré- taire et grand audiencier qu'il fut de la propre parole du Seigneur, pareillement au tiers reng du rôle du Roy est couché et enregistré Huraut (i), son secrétaire et grand audiencier de France. » Bien peu après : « A la semblance puis de Josué, qui ensuyvoit Moyse, ensuit aussi au rôle royal le secrétaire d'Orne (2), qui comme contrôleur de l'audience de France, tient beaucoup de propriétez d'iceluy Prophète Josué. » Bien peu après : « A Josué succédoit le Prophète et secrétaire Samuel, de fort vieille et stérile femme issu, et de longue main aussi à Dieu consacré, homme simple, et en sa simpli- cité très-contant et de longue vie : ainsi que se peut dire maintenant le secrétaire Longuet (3), doyen des secrétaires royaux et le plus ancien d'iceux, et comme tel quasi avant les autres recongnu sur le premier livre des roys, ainsi que Samuel sur le sien : qui comme l'autre », etc. Venant ledict François puis après à parler d'autres sept Prophètes, dit entr'autres choses, que comme Esdras fut visité de grâce spéciale du Créateur.


(i) Jacques Hurault, grand audiencier de France jusqu'en i568. Le grand audiencier présentait les lettres au chancelier en rappelant sommairement leur contenu.

(2) Florimond de Dorne, contrôleur général de la chancellerie de France jusqu'en i556. Le contrôleur prenait les lettres qui avaient été scellées et en vérifiait le nombre.

(3) Mathurin Longuet, reçu en iSig, mort en i563. Les secrétaires avaient le droit d'expédier et signer les lettres et autres actes royaux et d'assister au sceau.


CHAPITRE XIV 197

ainsi le grand Florimond Robertct (i) ou d'Alluye le fut un jour par grand faveur du roy François son maistre jusques en sa chambre. Il ajouste bien-tost après : « Au beau plain de la compagnie de tous lesquels Prophètes et secrétaires se doivent ici nombrer ceux qu'on appelle encore maintenant les quatre grans Prophètes, sous lesquels se peuvent aussi figurer les quatre grans notaires évangéliques , à-sçavoir Ésaye ou Matthieu, Hiérémie ou Marc, Ezéchiel ou Luc, et Daniel ou Jean, comme secrétaires et notaires de Dieu, qui semblent avoir plus faict d'expéditions, de despes- ches, mandemens ou escritures, que les autres. A la semblance (d'eux tirée) des quatre grans notaires et se- crétaires des commandemens de la maison de France, surnommez (si par ordre je le puis dire) Bourdin (2) ou Sassi », etc. Il vient puis aux petits Prophètes, aux- quels il accompare les seigneurs de Neuville, Courlay, Bohier (3), etc. En la fin il vient à ceux qu'il dit pou- voir estre nommez Prophètes ou secrétaires gagers, aupris des autres, comme Semeia, Virdei, Hélisée, Ahias, Jehu, etc., ausquels estans en nombre cinquante neuf, il accompare cinquante neuf honorables personnes et seigneurs, Babou, Picard, Forget, Gaudart (4), etc.


(l'i Né à Montbrison, secrétaire du roi reçu en iSig, mort vers i53o. Cl. Marot a fait la Déploration de messire Florimond Ro- bertct :

C'est celle plume où modernes esprits, Sous ses patrons leur sçavoir ont apris. Ce fut la plume en sages mains baillée. Qui ne fut onc (comme je croy) taillée Qiie pour servir, en leurs secrets, les Rois : Aussi de reng elle en a servi trois. (Charles VIII, Louis XII, François I".) (2; Secrétaire d'Etat encore en iSSg.

(3) Nicolas de Neuville, reçu en survivance de son père en iSiq. Guill. de Courlay, reçu secrétaire du roi en i55i. Guill. Bohier, reçu secrétaire du roi en 1545.

(4) Léonor Babou, reçu secrétaire du roi en 1546, mort en i558


igS APOLOGIE POUR HERODOTE

Puis il clôt ce propos par ceste exclamation : '( O cor- respondance très-certaine et digne, jusques à mainte- nant encore non entendue ! » Voilà la belle invention dudict constructeur du Fort inexpugnable, pour la- quelle il luy semble (comm' on dit en commun pro- verbe) avoir ville gangnée. Je te laisseray maintenant juger, lecteur, si c'est à bon droict ou si c'est à tort que je l'accuse de blasphème ; et cependant luy con- seilleray (s'il se veut laisser conseiller par moy) d'oster ce discours de son livre, en la seconde impression : pour ne faire grand tort et grand' honte à tant de bons personnages, au lieu qu'il leur pense faire grand plaisir et honneur. Je l'advertiray aussi pour la seconde impression, qu'il n'y a point de Prophète en la Bible qui s'appelle Virdei, mais que Vir dei (i) est comme l'épithète de Semeia : comme si on disoit François le sot, on ne parleroit pas de deux personnes, mais le sot serviroit pour descrire la qualité dudict François, et seroit comme son épithète.

Il me reste une sorte de blasphème (entre celles que les a'uteurs ont voulu estre imprimées), plus estrange sans comparaison qu'aucune des autres dont j'ay faict mention : tellement qu'encores qu'on ne vousist con- fesser aucune des sortes déclarées ci-dessus estre propre et péculière à nostre temps, il le faudroit pour le moins

Eustache Picart, reçu secrétaire du roi en i528. Pierre Forget, reçu secrétaire du roi en 1544, mort en iSSg. François Gaudart, reçu en 1554. Voy. Duchesne, Hist. des chanceliers; Godefroy, Hist. des connétables, chanceliers, etc., Paris, 1688 ; Tessereau, Hist. de la chancellerie, Paris, 1706.

(:) Voy. Rois, liv. III, ch. xii, v. 22, et Paralip., liv. II, ch. xii, v. 5. Le Duchat dit : « Rabelais, III, 34, se moque de quelqu'un qui bon- nement avait pris le mot canis de la Vulgate, au commencement du ch. VI de Tobie, pour le nom même du chien de Tobie. » Or voici le passage de Rabelais : « Pantagruel apperceut... le petit chien de Gargantua, lequel il nommoit Kyne, parce que tel feut le nom du chien de Tobie. » Et le grec ne fait pas mention du chien. (Note de la Bible de 1715.)

)


CHAPITRE XIV 199

confesser touchant ceste-ci. J'enten de la façon de la- quelle a usé Sébastian Castalio (i) à traduire la Bible en François. Car au lieu de cercher les plus graves mots et manières de parler, pour applicquer à un tel subject, on voit évidemment que cest homme s'est estudié à cercher les mots de gueux, ou pour le moins tels qu'ils fissent amuser les lecteurs à rire, au lieu de s'amuser à considérer le sens du passage. Comme pour exemple ce que S. Jaques a dict au second chapitre de son épistre, Gloriatiir misericordia adversus judichim, au lieu de le traduire mot pour mot, comme les autres ont faict. Miséricorde se glorifie alencontre de juge- ment, il a traduit, Miséricorde fait la figue à juge- ment. Qui est le lecteur qui, au lieu de bien pezer ce passage qui est de telle importance, se puisse de prime face guarder de rire d'une telle traduction ? et puis, s'advisant de la malice du traducteur (qui a expres- seement cerché telles façons de parler pour exposer en risée les propos si sérieux et sacrez), ne conçoive une grande indignation contre un tel profanateur, s'il porte quelque révérence à la parole de Dieu, et est touché d'aucun zèle de l'honneur d'icelle ? Or a-il faict le sem- blable en plusieurs autres passages, comme chacun pourra voir qui voudra passer le temps à feuilleter sa traduction : en laquelle il n'a pas pris plaisir aux mots de


(i) Ou Chastillon. Dans sa jeunesse, quelqu'un l'ayant nommé par méprise Castalio, comme c'est le nom qu'on donne à la fontaine des Muses, il le préféra au sien. Né en i5i5, il mourut à Bàle le 29 dé- cembre i563. Sa traduction française de la Bible fut imprimée à Bàle en i555, en 2 vol. in-fol. Scévole de Sainte-Marthe dit que c'était un bon homme simple et sans malice, éloigné de toute sorte d'ambition, jusque-là qu'il ne faisait pas de difficulté de labourer son petit héri- tage de ses propres mains. {Gallorum illustrium elogia.) « Il dé- testait, » dit La Monnoye, « les applications boufonnes des passages de l'Écriture. » Rigoley de Juvigny s'offusque de le voir mettre brû- lage pour holocauste ; brûlage est cependant moins exotique et moins pédantesque.


20O APOLOGIE POUR HERODOTE

gueux seulement, et à leurs manières de parler, mais s'est donné des licences de toutes sortes ; appelant ar- rière-femme (comme on dit arrière-boutique) celle que le mari entretient avec sa femme, que les Latins ont appelé pellex (empruntant le mot des Grecs (i), lesquels aussi l'avoyent emprunté des Hébreux), et au lieu de Prépuce^ usant de ce mot d'Avantpeau : au lieu de Circoncis, disant Rongné : au lieu d'Incirconcis, Em- pellé. Il transforme aussi Dieu en un monsieur de Ro- chefort. Bref il n'est pas jusques à Faire carous (2), qui n'ait trouvé place en cette traduction. Voilà l'invention nouvelle que le diable a trouvée en nostre temps, pour enfraindre l'autorité de la saincte et sacrée parole de Dieu ; lequel par sa grâce y a pourveu de bonne heure, ayant permis que l'auteur de la dicte traduction (duquel on avoit eu très-bonne opinion pour quelque temps), se soit faict luy-mesme son pro- cès de sa propre bouche, et ait donné à congnoistre de quel esprit il estoit mené. Maintenant, avant que venir à l'autre point de ce chapitre, je diray un mot pour response à ceux qui pourroyent trouver estrange que j'aye estendu si avant la signification de ce mot Bla- sphème. C'est que le vocable Grec Blasphémer signifie proprement, en le rapportant à son étymologie, Blais-

(i) Le mot grec est TCccXXaÇ, jeune fille, qui vient de TïâXXstv, s'agiter, et se retrouve jusque àan?, palicare : un goujat, puis un mili- cien, puis un Grec de vieille souche comme celui dont About a décrit la toilette dans sa Grèce contemporaine.

(2) Boire à l'envi, se porter mutuellement des santés, de l'allemand Garaus dans la locution Garaus machen : en finir, combler la me- sure. A. Paré et Rabelais disent : boire carrous; dans Carloix, VI, 25, on lit : « faisant boire à la mode du pays (de Metz) que l'on appelle carroux, tous les passans. » « S'entr'embrasser, disner en- semble, et boire les uns aux autres à carous, à fer esmoulu... » Contes d'Eutrapel, VI. Charles-Quint défendit aux Brabançons de faire caroux, et Brantôme nous apprend la manière dont ils éludaient cette défense, éd. Lalanne, I, 3o. Cf. Grimm, Worterbuch, IV (ire partie, i332).


CHAPITRE XIV 201

ser la renommée (car c'est comme si on disoit en Grec Blaptin phemen; et ce Blaptin est la propre diction que nous avons change'e en Blaisser (i) et se dit généralement de toute personne selon ce reguard, es auteurs profanes ; mais en la saincte escriture et es docteurs tant Grecs que Latins qui l'ont traictée, Blasphémer est dire quelque parole contre l'honneur et la révérence que nous devons à la très-sacrée ma- jesté de Dieu. Or je croy que chacun m'accordera que si le crime de lèse majesté s'estend bien loing à l'endroit des roys mortels, il se doit estendre beaucoup plus* loing à l'endroit de l'immortel roy des roys.

L'autre point que j'ay à traicter en ce chapitre, sont les maudissons, ou imprécations. Mais comme je n'ay voulu employer le temps à raconter les façons de renier et maugréer usitées maintenant (pour estre une chose non seulement trop longue, mais aussi trop odieuse, voire du tout insupportable aux oreilles de ceux qui ont quelque goutte de piété), aussi me guar- deray-je bien de m'amuser au dénombrement des imprécationsdesquellesnousvoyonsaujourd'huy la cho- lère de plusieurs personnes ne se pouvoir aucunement saouler, mais en forger à tous coups de nouvelles. Et me suffira d'advertir que comme les François, entr'au- tres, ont emprunté de l'Italie des façons de maugréer, comme si leur pays n'en estoit pas assez bien fourni, aussi n'ont point eu honte d'emprunter de là quelques façons de maudire : et ceste-ci entr'autres. Te vienne

(i) « Blesser, (BXàijjai, » Conformité, p. 207. Diez, se fondant sur ce que le ç vieux français exprime souvent le z allemand, allègue le m. h. allemand blet^en, rapiécer, blet\, lambeau de cuir, d'où le sens de mettre en pièces (escus bleciez dans le Chevalier au lion), puis celui de blesser. « Du grec rXi^'assiv, frapper. C'est à l'exemple des Latins que nous employons le mot blessure dans un sens figuré. » Noël, Dict. étymologique.

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202 APOLOGIE POUR HERODOTE

le chancre. Toutesfois ceste-ci en Italie est tenue pour une des plus légères, Te venga 7 cancaro : comme aussi à Venise, Te venga la ghiandussa (i), Te venga 7 mal di san La^aro. Ils ont aussi accoustumé en plusieurs lieux d'Italie de souhaiter à ceux qu'ils maudissent, il malanno et la mala pasqua. Lequel maudisson me fait souvenir d'une histoire fort plaisante, et venant bien à propos ici. C'est d'un cousturier (2) de Florence, lequel ayant de long temps adoré avec grande dévotion une image de S. Jehan Baptiste, qui estoit au temple de santo Michaele Berteldi, un jour entre les autres de bon matin s'estant agenouillé devant ceste image, vient, après quelques oraisons qui luy estoyent ordinaires, à tenir tels propos à icelle, Glorioso santo Giovanni be- nedetto, io ti priego che, etc. C'est à dire, « Glorieux sainct Jehan benict, je te prie de m'otroyer ces deux requestes. La première est, que je voudrois sçavoir si ma femme me fit jamais faute : la seconde, qu'il doit advenir d'un fils que j'ay. » Voilà la prière de ce dévo- tieux cousturier. Or faut-il noter qu'un jeune secrétin qui s'estoit jà plusieurs fois apperceu de ceste façon de faire d'iceluy, eut envie de descouvrir le secret et de sçavoir quel propos cest homme tenoit à ceste image; et de faict trouva moyen d'ouïr ladicte prière, s'estant caché derrière l'autel où elle estoit. Contrefaisant donc S. Jehan Baptiste, respondit, Sappi., charissimo figliolo, etc. C'est à dire, « Je veux que tu sçaches, mon très-cher fils, que pour la dévotion et révérence


(i) Corrompu de l'italien ghiandu^a ou ghianduccia, petit gland ; voy. Boerio, Di^ionario del dialetto vene^iano, 2« éd. Venezia, i856.

(2) Ce mot vieilli a repris faveur sous le second empire, quand les grandes dames ne se sont plus contentées de couturières. « A ce drap cousturiers, » dit Du Fail, Contes, XX, c'est-à-dire selon Cotgrave, Afrench and english Dictionary, London, 1660, in-folio : « A ce vêtement, à cela, veillons à cela, mes maîtres, allons rondement dans cette affaire. »


CHAPITRE XIV 203

que tu m'as portée longtemps, tu seras exaucé. Revien ici demain matin, et tu auras certaine responce. Va t'en en paix. » Le cousturier, fort joyeux de telle re- sponse, s'en retourna à la maison et ne faillit le lende- main à l'assignation, ni n'oublia, après toutes ses dévotions et oraisons ordinaires, de sommer le dict S. Jehan Baptiste de sa promesse, disant, Dolcissimo santo Giovanni, io ti priego che mi observa la promessa. C'est à dire, « Très-cher S. Jean, je te prie de me tenir promesse. » Alors ce secrétin (qui n'avoit failli aussi de retourner pour achever de jouer la farce), respondant en la personne dudict S. Jean, luy dict, Servo et arnica mio, sappi chel tuo figliiiolo sara impiccato presto, et la toa donna ha fatto fallo con piu di uno. C'est à dire, « Mon bon serviteur et ami, sçache que ton fils sera bien tost pendu, et que ta femme a fait faute avec plus d'un. » Alors le cousturier estant entré en grande cholère, se lève, et s'en va sans mot dire. Mais quand il fut vers le milieu du temple, se retourna, et sans s'agenouiller, ni faire aucune de ses révérences accou- stumées, mesme sans oster le bonnet, vint à dire, « Et quel S. Jean es-tu? » L'autre respond, « Je suis ton S. Jean Baptiste. » Alors ne se peut tenir le cousturier de luy user du maudisson lequel m'a mis sur ce propos ; et de luy reprocher que ce n'estoit pas d'alors qu'il avoit eu une meschante langue, et qu'elle avoit esté cause de luy faire couper la teste par Hérode. Mais je mctteray les propres mots, tels que je les trouve, sans y rien changer, non pas mesme l'orthographe : Sia col malanno et con la mala pasqua che Dio te dia. Tu non dicesti mai altro che maie, et per la tua pessima lingua ti fu egli tagliato el capo da Herode. Et puis il ad- jousta, So che tu non hai detto el vero di cosa io thabi domandata : io sono vemito qui ad adorarti da vinti- cinque anni, o piu, non ti ho mai dato impaccio alcuno :


204 APOLOGIE POUR HERODOTE

ma io ti prometto che mai pin ci ritornero a vederti. Voilà queir est ceste histoire : et ha pour son auteur (au lieu dont je l'ay prise) le seigneur Piero di Cosmo di Medici. Or l'ay-je voulu réciter pour monstrer à propos des maudissons, comment ces povres gens hé- bétez, voire abbrutis en leurs superstitions, s'en ai- doyent alencontre des saincts aussi bien qu'alencontre des autres. Quant à nous, nous avons aussi bien nos maudissons en nostre language, comme les Italiens et les autres nations ont chacune les siens. Et ce que nous voyons que les prescheurs que j'ay alléguez ci- dessus disent quelquesfois. Ad omnes diabolos, Ad tri- ginta mille diabolos, c'est un certain Latin dont le patron a esté pris sur nostre François : lequel bien souvent pour exaggérer, conte les diables par tant de mille chartées : disant, Je le donne à trente mille char- tées de diables, ou quarante, etc. Et nous faut consi- dérer sur ce propos combien peut l'accoustumance : quand nous voyons l'un des susdicts prescheurs estre venu jusques à attribuer ceste façon de parler à S. Paul (i). Ce prescheur est Michel Menot, duquel voici les mots au fueil, 129. S. Paul, oyant qu'un certain povre misérable avoit paillarde, dict incontinent. Et je le donne à tous les diables. Mais voici ses mots, Sanctus Paulus audiens quod quidam miserrimus for- nicatus fuerat., statim dixit., Et eum do ad omnes dia- bolos. Il est vray que ceci est encore plus passable que ce qu'il dit de l'une des deux paillardes qui vindrent plaider leur cause devant Salomon : à-sçavoir qu'elle jura par sa foy (fueill. 47) : Altéra superbe respondit, dicens, Mentiris : est meus quem teneo, qucere tuum ubi volueris. Et sic in illa caméra verberabant se mutuo. Dixit altéra. Tu non habebis per fidem meam,

(i) Voy. Ep. ad Corinthios, I, 5.


CHAPITRE XIV 205

neqiie tu, etc. Et sic venérunt ad regcm Salomo- nem, etc. J'ay dict que cela qu'il attribue à S. Paul est plus passable, pource qu'il est faux seulement in forma : mais ce qu'il dit ici est faux et in forma et in mater ia. Or comme telles imprécations sont plus usitées en nostre siècle qu'en aucun de tous les précédens, aussi sont celles dont on use contre soy-mesme : comme quand on se donne au diable (et mesmes aucuns ad- joustent tripes et boyaux), quand on renonce sa part de paradis, etc. Et à propos de diverses imprécations, il me souvient d'une chose que j'ay autresfois observée à Venise : c'est que l'élection des magistrats estant faicte par la pluralité des voix (le lieu desquelles tou- tesfois tiennent les balottes (i), selon leur coustume) les uns de ceux qui ont esté proposez, estans de- meurez, les autres non, la coustume est que ceux qui ont esté frustrez de leur espérance ne laissent pas pourtant de remercier tous les gentils hommes en sor- tant : lesquels réciproquement ne laissent pas de leur dire tous l'un après l'autre qu'ils sont bien marris de ce que telle ou telle office (2) ne leur est demeurée, et qu'il n'a pas tenu à eux : et ne se contentent de leur dire simplement, mais l'un adjouste une sorte d'impré- cation, l'autre un' autre. L'un dit, Si Dio me gardi st' aima : l'autre, Se Dio mi garenti la mia moglie : l'autre. Se Dio mi garenti miei fioli : l'autre, Se Dio me gardi st'occhi : l'autre, Se no, che sia appicao per la gola : l'autre, Se no, che me vegna il cancaro. Or en quelle conscience la plus part peut user de telles imprécations, je m'en rapporte à eux; car c'est une

(1) Littré met deux 1 et le dit vieux et remplacé par boule. Il avait aussi le sens de grosse balle : « Dedans ung faulconneau de bronze il mettoit sur la poudre une balotte de fer bien qualibrée. » Rabelais.

(2) Office, selon Littré, est féminin dans Commines et Rabelais, masculin dans Montaigne, des deux genres dans Amyot.


206 APOLOGIE POUR HERODOTE

conclusion infaillible, que puisque les uns de ceux qui ont esté nommez ou proposez, ont esté acceptez, les autres non, la plus grand' part des voix ait esté pour ceux-là, et non pour ceux-ci : et au contraire, suyvant ce qu'ils disent et veulent confermer par telles impré- cations, il faudroit conclurre qu'ils eussent donné leurs voix tant aux refusez qu'aux acceptez. Mais toutesfois je laisseray soudre ceste question à quelqu'autre : et me contenteray de répéter ce que j'ay dict n'aguères, à-sçavoir que l'accoustumance peut beaucoup. Car il est certain que l'accoustumance au mal este le senti- ment d'iceluy, ou du tout, ou pour le moins en partie : et principalement en nostre siècle, auquel on prend plaisir d'accoustumer au mal (et nommeement à ju- remens, blasphèmes, imprécations) ceux qui ne sont pas encores en aage de discrétion du bien et du mal. Mais voici encores une autre sorte d'imprécation contre soy-mesme, autant horrible comme elle est commune en la cour : Je voudrois pouvoir jouir dhine telle en peine d'estre damné. A fin qu'on congnoisse que comme nostre siècle est superlatif pardessus tous les précédens en toutes meschancetez, ainsi les cours des princes sont superlatives en icelles pardessus tous autres lieux; et toutesfois (pour ne supprimer l'hon- neur des Italiens) moins en France et autres pays de la Chrestienté, qu'en Italie (i).

(i) On lisait dernièreiTieiit dans une correspondance adressée de Florence au Journal de Genève : « Une grande affiche annonçait il y a quelques jours la formation d'une société destinée à combattre l'habitude croissante des paroles blasphématoires et obscènes. Cette habitude s'est répandue peu à peu dans toutes les classes et menace de faire perdre à Florence sa renommée d'élégance et de gentileiia. L'expression d'accidenté! qu'on entend prononcer à toLit moment même par les enfants et qui n'est rien moins que le souhait d'une mort subite et par conséquent privée du viatique (le vœu le plus terrible qu'on pût faire autrefois contre son ennemi), l'expression à' accidente n'est plus qu'une aménité auprès des formes nouvelles qu'ont prises a bestemmia et le turpiloquio. »


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CHAPITRE XV


Des larrecins de nostre temps.



, VANT qu'entrer en propos des larrecins et toutes sortes de pilleries, j'useray de ceste petite préface : que si nostre siècle surmonte de beaucoup tous les précédens es autres meschancetez, encore plus en ceste-ci. Car je di (et pense dire vray) que qui voudra prendre garde de près à toutes les sortes de piller et desrobber, ou pour le moins de prendre hardiment, qui sont maintenant en usage, on trouvera le nombre des façons de desrobber estre quasi aussi grand qu'estoit le temps passé le nombre des larrons. Et la raison est apparente : c'est d'autant que le larrecin est celuy d'entre tous les vices qui requiert plus le bon esprit (à l'occasion dequoy il estoit permis par les loix des Lacédémoniens, pourveu qu'on n'y fust point sur- pris), duquel nous voyons les hommes de nostre temps estre mieux pourveus en comparaison que n'ont esté leurs prédécesseurs, si nous en voulons juger par les effects. Et ce bon esprit (c'est à dire vif et agu) s'ap- plicque à mal plustost qu'à bien, encore plus, tant pour tant, que du temps de nos ancestres. Or nous sça-


208 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

vons qu'il y a assez long temps qu'on a faict ceste plainte,

Uyide habeat quœrit nemo, sed oportet habere (i).

C'est à dire,

Chacun dit qu'il en faut avoir, Mais d'où, il n'en veut rien sçavoir.

Nous confessons aussi que ce proverbe est ancien, Lîicri bonus odor ex re qualibet (2), c'est à dire, que l'odeur du gaing est bonne, de quelque lieu qu'il vienne. Par où nous congnoissons que jamais on n'a eu faute de volonté d'en avoir : mais nostre siècle, avec une plus grande volonté, voire un plus ardent désir, a apporté aussi des moyens beaucoup plus grans : comme ainsi soit que les hommes de nostre temps ayent premièrement tenu ceste reigle pour infallible, que pour devenir riche il faut tourner le dos à Dieu, et l'ayent prattiquée très-bien : outre ce ayent faict leur proufit de toutes les inventions de leurs prédécesseurs : finalement ayent employé le don spécial de leur plus grande promptitude et dextérité d'esprit. Or ne se faut-il esmerveiller si de tout temps plusieurs se sont meslez du mestier de larrecin, veu que jamais n'a esté homme qui n'ait cerché les moyens de vivre : et une grand part d'iceux se voyant destituée (ce luy sem- bloit) de tous autres, ait voulu avoir recours à cestuy-ci. Mais dont vient que de tout temps les gros larrons ont esté plus espargnez que les petis, voire que les gros


(1) Unde habeas, etc. Juvénal, sat. XIV, v. 207.

(2) « Reprehendenti filio Tito quod etiam urinœ vectigal commentus esset, pecuniam ex prima pensione admovit ad nares, sciscitans num odore offenderetur, et illo negante : Atquin, inquit, e lotio est. » Sué- tone, Vespas., XXIII.


CHAPITRE XV 209

ont ordinairement pendu les petis, selon le proverbe ancien? La raison est assez évidente, c'est que le petit larron n'ha dequoy fermer la bouche à celuy qui l'ac- cuse, mais le gros ha tousjours ses manches plenes de baillons. Et sur ce propos il me souvient de ce que Pinatel (qui avoit esté premièrement exécuté par ju- stice en effigie, et depuis le fut en propre personne) di- soit h moy et à quelques autres en la ville de Gennes, où il s'estoit retiré : qu'il n'avoit pas peur qu'il ne fist son appointement avec le Roy par le moyen de la grande seneschale, laquelle avoit obtenu sa confisca- tion : d'autant qu'il avoit moyen de luy faire un beau présent, outre ce que luy pouvoit valoir ladicte confi- scation, et encore demeurer riche toute sa vie. Je ne nie pas toutesfois qu'on n'ait veu et qu'on ne voye quelquefois les gros larrons passer le mesme pas qu'on fait passer aux petis : mais ceci advient ordinairement à ceux qui ont esté si mauvais mesnagers, qu'ils n'ont rien guardé dequoy ils peussent embaillonner ceux qui voudroyent crier contr'eux, ou graisser les mains de ceux qui les voudroyent prendre. Car on en voit beaucoup, lesquels, ainsi qu'ils sont bien tost montez fort haut, descendent fort bas en peu de temps : ce qui advient à ceux entr'autres qui manient l'argent des rois et autres princes, lequel est (comme dit le pro- verbe) subject à la pince (i). Et pourtant eut bonne grâce le roy Louys onzième, lequel voyant une pièce de tapisserie qu'avoit faict faire un certain personnage,


(i) Car vostre argent, très débonnaire Prince, Sans point de faute est suject à la pince.

(Marot, Épitre XXVIII au Roy pour avoir esté desrobé, 1 53 1 ■)

Lenglet Du Fresnoy ajoute un mot de Camus, évêque de Belley, qui disait que la vérité entre dans l'oreille des rois comme l'argent dans leur coffre, un pour cent.

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2IO APOLOGIE POUR HERODOTE

qui d'un petit clerc de finances estoit parvenu à grandes dignitez, et mesmement à avoir la superinten- dence des finances : où il avoit mis une description des degrez par lesquels il estoit en la fin monté si haut, et mesmement y estoit représenté assis sur la roue de fortune : « Vous deviez » (luy dict le Roy) « avoir arresté ceste roue avec un bon gros clou, de » peur qu'elle ne tourne tellement qu'elle vous remette » en vostre premier degré. » Ce qui luy fut une vraye prophétie, comme l'expérience le monstra quelque temps après (i). Et de vray non-seulement ceux qui ont telles charges, mais tous généralement qui sont auprès des princes se doivent souvent réduire en mé- moire la comparaison de Polybe, par laquelle il dit que les courtisans sont semblables aux jets desquels on use pour conter. Car tout-ainsi que selon la place qu'il plaist à celuy qui conte de donner à tel ou à tel jet, il vaut quelquesfois dix, quelquesfois cent, autres- fois mille, autresfois un seulement : ainsi les courti- sans, selon que la fantasie prend à leurs princes, sont haussez ou baissez en un moment. Il est vray qu'il y a une considération particulière quant à ceux qui ont lesdictes charges : c'est que les princes, après les avoir enyvrez, sont bien aises quelquesfois de leur faire rendre leur gorge. Mais pour retourner à la distinction des gros et menus larrons, il y a une autre chose no- table en nostre temps, et laquelle luy est péculière (en ce pour le moins qu'elle est plus prattiquée qu'elle ne fut onques), c'est que les grands larrons desrobbent les


(i) Jean de Doyat, né vers 1445, mort vers 1499. Après la mort de Louis XI, les ducs d'Orléans et de Bourbon se réunirent pour le perdre. Privé de ses emplois et de ses biens, il fut condamné à être fouetté dans les carrefours, à avoir une oreille coupée et la langue percée d'un fer chaud. Un des premiers actes de la majorité de Charles VIII fut sa réhabilitation.


CHAPITRE XV 2 11

petits, ne plus ne moins que les petis poissons sont mangez par les grans. Toutesfois pour ceste heure je ne parleray que des petis larrons, c'est à dire de ceux qui commettent des larrecins qualifiez, et ausquels l'exécuteur de justice (par tout où il y en a quelque forme ou apparence) met le colier au col, lequel puis leur sert d'attache.

Pour venir donc aux menus larrons, voici une nou- veauté entr'autres, que nostre temps nous a apportée quant à eux : c'est que depuis que les charlatans d'Italie ont hanté la France, se sont trouvez maints coupeurs de bourses desguise;? en gentils-hommes quant à l'habit : voire ont estez pendus aucuns portans la chaisne d'or au col; et me semble l'avoir ouy dire de celuy entr'autres que le roy François premier de ce nom fit pendre, l'ayant apperceu (sans toutesfois en rien dire pour l'heure) s'approprier la bourse de Mon- sieur de Nevers. Aussi est-il certain que le jergon (i) par le moyen duquel ils s'entretiennent, et leurs banques s'entrerespondent, ne fut jamais en si grande perfe- ction. Lequel leur est un avantage pardessus tous princes quelques grans qu'ils soyent : car les princes, par faute de jergon, sont en la plus grand' peine du monde d'inventer tous les jours des chiff'res nouveaux, et qui nonobstant sont souvent déchiff"rez par ceux qu'ils ne voudroyent : au contraire ces messieurs-là, sans se tant tourmenter, ont tellement enrichi depuis nostre temps leur language jergonesque, et l'ont si bien estudié, que sans avoir peur d'estre descouvers par au-


(i) Les monuments du jergon étaient alors, outre les six ballades de Villon, quelques vers inscrits à la suite d'une vieille traduction de Tite-Live, une scène du Mystère de la Passiori, une de celui du Viel Testament, un passage des Actes des Apôtres, et une portion considérable du Mystère de S. Christophe. Voy. Fr. Michel, Etudes de philologie comparée sur l'argot, Paris, i856, introd. VIII.


212 APOLOGIE POUR HERODOTE

très que ceux de leur profession, sçavent négotier fort dextrement ensemble. Au demourant, s'il faut venir aux subtilitez, il est certain que Villon, qui en a au- tresfois faict leçon à tous ceux de son temps, en appren- droit plus que jamais il n'en a sçeu, du moindre des nostres. Je ne di pas toutesfois qu'il n'ait esté brave homme de son mestier (car il ne seroit pas séant à un Parisien de parler autrement de luy), et qu'il n'ait monstre qu'il avoit de l'esprit : mais depuis que nos couppebourses ou happebourses se sont frottez aux robbes de ceux d'Italie, il faut confesser qu'on a bien veu d'autres tours d'habileté qu'on n'avoit accoustumé de voir. Or, quand je parle des couppebourses, je pren ce mot plus généralement que la propre signification ne porte : à-sçavoir pour tous ceux qui sçavent si bien jouer de passe-passe par quelque façon que ce soit, que sans aucune violence ils font passer en leur bourse l'argent qui est en celle d'autruy. Comme (pour exem- ple) il advint à Venise en l'hostelerie de TEstourgeon il y a environ treze ans, qu'un François nouvellement arrivé, fut adverti par un Italien, lequel y estoit aussi logé, qu'en leur pays il n'estoit seur à ceux qui avoyent de l'argent, de monstrer qu'ils en avoyent; et pourtant qu'un' autre fois quand il auroit des escus à pezer, ou quelque somme à conter, il ne fist plus comme il avoit accoustumé, mais qu'il fermast la chambre sur soy. Le François, prenant cest advertissement comme estant procédé d'un cueur débonnaire, le remercia bien fort, et dès lors fit congnoissance avec luy. L'Italien, incon- tinent qu'il sentit qu'il y faisoit bon, luy vint dire que s'il luy plaisoit de changer des escus au soleil contre des escus pistolets (i), il feroit cest' eschange avec luy.


(i) « A Pistoye, petite ville qui est à une bonne journée de Flo- rence, se souloyent faire de petits poignards, lesquels, estans par


chapitre: XV 2i3

Et au lieu (disoit-il) que vos escus au soleil ne vous vaudroyent ici non plus que des pistolets, je les vous feray valoir quelque chose d'avantage. Le François luy ayant faict responce que c'estoit le moindre plaisir qu'il luy voudroit faire, il le pria de se souvenir de ce qu'il luy avoit dict peu de jours auparavant, quant à tenir secret l'argent qu'on ha. « Pourtant » (dit-il « je » serois d'opinion que nous nous missions en une gon- » dole, portans avec nous un trébuchet, et qu'en nous » promenant par le grand canal, nous pezissions nos » escus et fissions nostre eschange. » Le François respond estre prest à faire tout-ainsi que bon luy sem- bleroit. Le lendemain donc ils entrent en une gon- dole : et là le François desploye ses escus, lesquels l'Italien serra, les ayant toutesfois premièrement pezez, pour faire tant meilleure mine. Après les avoir serrez, cependant qu'il fait semblant de cercher la bourse où estoyent ceux qu'il devoit bailler en eschange, se fait mettre à bord par le barquerolle ( i ), auquel il avoit donné le mot du guet : et d'autant qu'il aborda en un lieu de la ville où il y a force petites ruettes (2) d'une part et d'autre, il fut si bien perdu pour ledict François qu'il est encore pour le jourdhuy (comme je pense) à ouïr des nouvelles de luy et de ses cent escus. Or arrivay-je en ce logis trois ou quatre jours après que


nouveauté apportez en France, furent appelez du nom du lieu pre- mièrement pistoyers, depuis pistoliers, et en la fin pistolets. Quelque temps après estans venue l'invention des petites harquebuses, on leur transporta le nom de ces petits poignards; et ce povre mot ayant esté ainsi pourmené long temps, en la fin encores a esté mené jusques en Espagne et en Italie, pour signifier leurs petits escus. » Conformité, p. 3o. « Ayant les escus d'Espagne esté réduicts à une plus petite forme que les escus de France, ont pris le nom de pistolets, et les plus petits pistolets bidets. » Claude Fauchet.

(i) De l'italien barcardlo, marinier.

(2) Ruette s'emploie dans le Berry, mais on rencontre ruelle déjà dans Rutebeuf, la Voie de Paradis, 812.


214 APOLOGIE POUR HERODOTE

ce tour eut esté joue' (i). Un autre, ayant apperceu un François qui venoit de serrer s'a bourse en son sein, et, cela faict, entroit en une gondole pour passer le traject (comme est la coustume à Venise), entra après luy : mais en entrant, se jetta si lourdement et fit telle- ment pancher la gondole du costé où estoit ledict François, qu'il le fit tomber en l'eau. Alors luy aussi s'y jettant vistement, le retira; mais ce ne fut pas sans luy tirer tout d'un trait ceste bourse du sein. Ce qu'il fit toutesfois si dextrement que luy ne s'en apperceut point, sinon qu'alors qu'il n'y avoit plus de remède. Ainsi s'en alla l'Italien emportant la bourse, outre plu- sieurs remerciemens qui luy avoyent esté faicts par le feu maistre d'icelle. Un autre eut encore bien plustost faict : car feignant luy estre entré un scorpion dedans le dos, pria un autre Italien d'y regarder : et cependant qu'il y regardoit, prit sa bourse, qu'il avoit pareillement dedans le sein. Je conteray aussi un tour qui fut joué par un de ce mesme pays à un gentil homme François arrivé nouvellement en Italie avec Odet de Selve, am- bassadeur du roy à Venise. Ce gentil homme, estant en rhostelerie, regardoit deux Italiens jouer aux cartes : lesquels s'entrentendoyent, comme depuis ils monstrèrent. Car l'un d'eux, comme n'ayant plus autre argent à jouer que quelques espèces d'or qui estoyent un peu de fascheuse mise, les monstra à l'autre, et n'ayant peu luy persuader qu'il jouast alencontre d'icelles, pria ledict gentil-homme de luy prester quel- ques escus au lieu de ces espèces. Ce que le gentil- homme luy ayant accordé, et ayant ouvert la bourse pour les luy prester, ils luy feirent espancher tout l'argent qui estoit dedans ; et puis ayans pris guarde de quel costé il estoit tombé, soufflèrent la chandelle. Or

(i) Imit. : Des Perieis, Nouvelle CIV. . ,..,.,,


CHAPITRE XV 2l6

pourroit-on bien mettre de ceste confrairie un certain sergent de Paris, lequel, ayant este' exécuté jusques à la paille de son lict, en passant par devant la boutique d'un changeur, luy jetta du sable aux yeux, et puis prit telle quantité d'escus en sa boiste, qu'il jugea estre suffisante. Mais, pour retourner à ceux qui sont réale- ment et de faict coupebourses, quelle habileté pen- sons-nous qu'il y ait en aucuns d'eux, qui auront coupé quarante, voire cinquante bourses, avant qu'estre surpris? Que di-je quarante ou cinquante? Autresfois m'a esté faict un conte d'un de ce mestier (qui estoit natif de Bourges, maistre clerc d'un pro- cureur en Parlement, nommé maistre Denys Gron), au coffre duquel, après qu'il fut surpris et convaincu d'un tel acte, furent trouvées quatre-vingts bourses, et environ trois mille escus en or. Lequel toutesfois (comme je croy) eust obtenu sa grâce s'il eust eu affaire aux Lacédémoniens : lesquels permettoyent le larrecin (comme j'ay dict ci-dessus) pour rendre leurs gens plus habiles; car ils leur permettoyent à la charge qu'ils n'y fussent pas surpris : sinon, ils en faisoyent punition. En quoy (comme monstre Xénophon en quelque passage) (i) ils avoyent fort bonne raison ; car nul ne se doit mesler d'un mestier lequel il ne sçait faire : or ceux qui sont surpris en larrecin, il est certain qu'ils ne sçavent pas leur mestier, et n'usent pas de l'habileté et dextérité qui y est requise. Et à ceci eut esgard un duc de Bour- gongne, lequel (ainsi qu'on dict) ayant quelque inclina- tion naturelle au mestier de desrobber, et l'exerceant non pour le gaing, mais pour le plaisir qu'il y prcnoit (d'autant qu'il s'y voyoit estre fort adroict), congnois- soit d'autant mieux ceux qui s'en mesloyent. Estant

(i) Gouvernement des Lacédémoniens, ch. II.


2l6 APOLOGIE POUR HERODOTE

donques advenu à quelcun qui estoit de ce nombre, de desrobber une couppe d'argent en une collation, ledict duc l'ayant apperceu, n'en dict mot pour l'heure : mais un peu après l'ayant faict appeler, luy dict : « Remercie bien Dieu que mon maistre d'hostel n'a » pas veu ce que j'ay veu, car je t'asseure que tu se- » rois demain pendu. Et t'appartient-il de te mesler » d'un mestier que tu n'entens-pas ? Toutesfois je te » laisse la couppe, mais à la charge que tu n'y re- » tournes plus (sur peine d'estre chastié) puisque tu n'y » sçais autre chose. » Voilà comment l'advis de ce prince estoit conforme à celuy des Lacédémoniens. Mais pourquoy (me demandera quelcun) avez-vous opinion que les Lacédémoniens eussent pardonné à ce maistre clerc estant surpris, veu qu'ils jugeoyent ceux qui se laissoyent surprendre, ignorer leur mestier, et estre indignes de l'exercer? Je pense que la grâce qu'ils luy eussent donnée, eust esté fondée sur l'habileté de laquelle il avoit usé au coupement des précédentes octante bourses, d'autant qu'il n'avoit esté surpris qu'en l'octante-et-unième. Car il n'en prenoit pas à cestuy-ci comme à quelques autres, auxquels ayant esté pardonnée la faute en laquelle ils ont esté surpris, y retombent après; comme il advint à un qui estoit natif d'Yssoudun, nommé Simon Daguobert (fils d'un qui avoit esté advocat du roy en ladicte ville), lequel, ayant commis un nombre infini de larrecins, et ayant esté souvent menacé, en la fin fut condamné à estre pendu et estranglé. Mais ainsi qu'on le menoit pendre, advint que Monsieur de Nevers passa par là : par le moyen duquel il obtint sa grâce du roy, pour avoir craché quelques mots de Latin, lesquels (encore qu'ils ne fussent entendus) firent penser que c'estoit quelque homme de service. Et de faict, comme tel, après avoir eu sa grâce, fut envoyé par ledict roy aux terres neuves,


CHAPITRE XV 217

avec Roberval (i) : lequel voyage servit de confirma- tion de ce que nous avons ci-dessus allégué d'Horace, Ccelum non anittinm tnutant qui trans mare currunt. Car estant de retour il poursuyvit plus fort que jamais son mestier de desrobber : tellement qu'estant surpris pour la seconde fois, il passa le pas qu'il avoit jà une fois failli. Et à dire la vérité, je croy que cestuy-ci n'en fust pas eschappé à meilleur marché ni par devant lesdicts Lacédémoniens, ni par devant le prince duquel j'ay parlé : d'autant qu'il est vraysemblable qu'il avoit esté maintes autres fois surpris : n'estant possible, en faisant les larrecins par douzaines, qu'il procédast par art en un chacun d'iceux. Car si jamais on vit homme auquel on peust considérer que c'est d'une nature en- cline à desrobber, cestuy-ci en estoit un très-beau miroir, ainsi que j'ay entendu d'un personnage digne de foy, de la mesme ville, qui pour ce regard s'estoit souvent efforcé de le remettre au bon chemin, et mes- mement avoit quelquesfois moyenne sa délivrance de prison. Mais pour récompense (ainsi qu'il m'a asseuré), il luy emporta une robbe longue toute neuve (outre quelques autres hardes), avec laquelle il fut surpris, l'ayant vestue, et encores un' autre par dessous, qu'il avoit pareillement desrobbée ailleurs. Aussi luy furent trouvées trois chemises, vestues semblablement l'une par dessus l'autre. Et bien peu auparavant il en avoit faict autant d'un saye de velours de quelcun qui luy avoit faict ce bien de le loger. Mais le plus insigne larrecin commis par luy en matière d'habillejnens, ce fut quand il desrobba tous ceux qui avoyent esté faicts


(i) Robert Val ou Roberval, navigateur dont parle Cartier dans son Brie/ récit et succincte narration de la navigation es isles du Canada, Hochelage et Saguenay, Paris, i545. « Se diront les Princes et Seigneurs d'icelles terres issus du sang de Jacques Cartier Breton et Robert Val Gascon. » Du Fail, Contes d'Eutrapel, XIX.

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2l8 APOLOGIE POUR HERODOTE

pour un certain espoux, frère de l'advocat du roy de Poictiers, et pour son espouse : lesquels luy semblèrent valoir bien le prendre pource que la plus part estoit de soye. Et ce qui faisoit s'esbahir d'avantage de ce larrecin, estoit que pour tout emporter (comme il avoit faict) il luy avoit falu faire pour le moins six ou sept voyages. Or les avoit-il emportez en un logis qu'on luy prestoit au monastère des dames de S. Croix de la dicte ville de Poictiers. Auquel logis il estoit lors qu'on vint pour luy faire rendre conte desdicts habillemens, d'autant qu'on n'avoit souspeçon que sur luy : mais ayant veu par la fenestre ceux qui le venoyent trouver, ne les attendit pas, ains s'enfuit ayant très-bien fermé la porte. Néantmoins on trouva moyen d'entrer en ce logis : auquel, outre ces habillemens qu'on cerchoit, on trouva ce qu'on ne cerchoit pas, à-sçavoir environ quarante paires de souliers, de grans, petis, moyens, avec un grand nombre de paires de chausses : aussi force drap taillé, et d'autre en pièce, avec plusieurs livres lesquels il avoit emportez aux escholiers. Mais ce galand accoustra bien mieux sesdictes hostesses qu'il n'avoit faict ses hostes : car, au lieu qu'il ne leur avoit emporté que quelques habits, il emporta à ces dames leurs plus belles reliques, pour remerciement et recongnoissance du plaisir. Toutesfois le plus notable tour que j'aye entendu de luy fut le larrecin qu'il commit en la prison, en laquelle estant logé pour le mesme crime, ne peut toutesfois attendre qu'il en fust sorti pour retourner à son mestier, mais là mesme empoigna très-bien le manteau du geôlier, et là mesme le vendit, l'ayant passé à travers des treillis de ladicte prison, qui estoyent sur la rue. Qui est aussi un tour sur lequel on doit bien remarquer ce que j'ay tantost dict, à-sçavoir que c'est d'un naturel enclin à lar- recin : de venir jusques à une telle hardiesse de des-


CHAPITRE XV


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robber au lieu mesme auquel on est détenu, et qu'on attend condemnation pour avoir desrobbé : et encore s'adresser à une personne publicque, comme est un geôlier. Ce qui me fait toutesfois moins estonner de cest acte, est ce que j'ay veu advenir quelquesfois à Paris, à-sçavoir couper des bourses auprès d'un coupe- bourses qu'on pendoit.

Je laisseray cest archilarron Daguobert; et comme j'ay tantost proposé des exemples de ceux qui ont par- donné aux larrons après les avoir surpris, voire les ont laissez possesseurs paisibles des larrecins, j'en propo- seray un au contraire d'un gentil-homme qui fit luy- mesme la punition d'un sien larron, mais la fit en une sorte qui fut cause de luy faire avoir de la fascherie. Ce gentil-homme, pendant qu'il estoit un des specta- teurs du Roy jouant à la paume (le propre jour (i) que feu Jan du Bellay prit possession de l'évesché de Paris), sentant ce larron luy couper la bourse, ne fit toutesfois semblant d'en rien sentir, mais l'ayant laissé faire, eut puis après l'œil sur luy ; et en la fin, ne se contentant de s'estre faict rendre sa bourse, luy coupa l'oreille sur le champ (2). Mais ce gentil-homme ne fut pas long temps sans s'en repentir, non pas de l'avoir puni, mais de l'avoir puni de telle sorte. Car, au lieu que s'il luy eust donné un coup de dague, il n'en eust point esté molesté, pource qu'il luy avoit coupé l'oreille, le bourreau de Paris forma complainte contre luy, comme estant troublé en sa possession.

Mais pour retourner aux habiletez qui se trouvent

(i) Ecclesiam suant solemniter ingressus est, die Lunce 25 no- vembre (i532), et postridie cum ipse ad curiam se contulisset, gratias egit debitumque prcestitit sacramentum. — Gallia chri- stiana, VII, 160.

(2) Imité de Des Périers, nouv. LVI; la suite appartient à Estienne. Estienne a été mal lu par M. L. Lacour, disant que le gentilhomme, c'était Jean du Bellay lui-même.


220 APOLOGIE POUR HERODOTE

en nostre temps plus que jamais en toutes sortes de larrecins, pourroit-on songer, ou pourroit-on demander un plus habile tour en cas de larrecin que celuy qui fut joué à Paris il y a environ seize ans, par un qui tint si bonne mine qu'il se fit aider à charger la contre (i) qu'il avoit desrobée, par celuy mesmes auquel ell' ap- partenoit, qui estoit un procureur de la Cour de par- lement, nommé Guerrier, demeurant au cloistre S. Benoist? Toutesfois je vay raconter deux actes de larron qui ne doivent rien à cestuy-ci : mais plustost cestuy-ci devera quelque chose de retour à chacun de ces deux. Ce larron, ayant envie de desrobber la vache (2) de son voisin, se leva de grand matin et de- vant jour : et estant entré en l'estable de la vache, l'emmène, faisant semblant de courir après elle. Auquel bruit le voisin s'estant esveillé, et ayant mis la teste à la fenestre : « Voisin » (dict ce larron) « venez-moy » aider à prendre ma vache qui est entrée en vostre » cour, pour avoir mal fermé vostre huis. » Après que ce voisin luy eut aidé à ce faire, il luy persuada d'aller au marché avec luy (car demeurant en la maison il se fust apperceu du larrecin). En chemin, comme le jour esclaircissoit, ce povre homme recongnoissant sa vache, luy dict : « Mon voisin, voilà une vache qui resemble » fort à la mienne. — Il est vray, » dict-il; « et voilà » pourquoy je la mène vendre : pource que tous les » soirs vostre femme et la mienne s'en débattent, ne » sçachans laquelle choisir. » Sur ces propos ils arri- vent au marché; alors le larron, de peur d'estre des- couvert, fait semblant d'avoir à-faire parmi la ville, et prie sondict voisin de vendre cependant ceste vache le plus qu'il pourroit : luy promettant le vin. Le voisin


(i) Voy., pour ce mot, plus bas, p. 224, ligne 3i. (2) Voy. des Périers, nouv. XCIII.


CHAPITRE XV 221

donc la vend, et puis luy apporte l'argent. Sur cela s'en vont droict à la taverne, selon la promesse qui avoit esté faicte. Mais après y avoir bien repeu, le larron trouve moyen d'évader, laissant l'autre pour les gages. De là s'en vint à Paris, et là se trouvant une fois en- tr'autres en une place du marché où il y avoit force asnes attachez (selon la coustume) à quelques fers te- nans aux murailles, voyant que toutes les places estoyent remplies, ayant choisi le plus beau, monte dessus, et se promenant par le marché, le vendit très- bien à un incongnu. Lequel acheteur ne trouvant place vuide que celle dont il avoit esté osté, le rattache au lieu mesme. Qui fut cause que celuy qui estoit le vray maistre de l'asne, et auquel on l'avoit desrobbé, le voulant puis après détacher pour l'emmener, grosse querelle survint entre luy et l'acheteur : tellement qu'il en falut venir aux mains. Or le larron qui l'avoit vendu, estant parmi la foule, et voyant ce passetemps, mes- mement que l'acheteur estoit par terre, chargé de coups de poing, ne se put tenir de dire : « Plaudez, » plaudez-moy (i) hardiment ce larron d'asnes! » Ce qu'oyant ce povre homme, qui estoit en tel estât, et ne demandoit pas mieux que de rencontrer son vendeur, l'ayant recongnu à la parole : « Voilà » (dit-il) « celuy » qui me l'a vendu. » Sur lequel propos il fut em- poigné : et toutes les susdictes choses avérées par sa confession, fut exécuté par justice comme il méritoit. Or ce larron nous apprend deux choses : première- ment, combien grans espris ha nostre siècle et com- bien subtils en meschanceté : secondement, quels sont


(i) Plauder. Semble qu'il vienne de plaudere, qui aucunesfois signifie autant que percutere. » Nicot. « Pelauder. Terme bas et po- pulaire qui signifie battre à coups de poing ou de main... On a dit aussi pellauder, du mot peau, pellis. » Dict. de Trévoux. « Pelauder. tenir au poil ou à la peau, pelliculare. « Roquefort, Glossaire.


222 APOLOGIE POUR HERODOTE

les jugemens de Dieu alencontre des meschans : c'est à dire, comment ce juge des juges, et roy des roys, fait poursuite contr'eux alors que les hommes n'ont aucun moyen de la faire : voire besongne en telle sorte que les criminels se viennent brûler à la chandelle, comm' on dit en commun proverbe. Car de larrons si subtils que cestuy-ci, je confesse qu'on en trouvera peu : mais de larrons qui se soyent ainsi accusez de leur propre langue, et par manière de parler se soyent venus mettre la corde au col, on en trouvera grand nombre; comme sçavent ceux principalement qui ont des offices de judicature : lesquels mesmement, s'ils sont un peu accors, font par leurs interrogations que ces galans (quelque bon bec qu'ils ayent) telle- ment vacillent, qu'en la fin ils se coupent de leurs cousteaux.

Et comme ainsi soit qu'il n'y ait chose plus digne de la méditation des Chrestiens que tels jugemens de Dieu, j'espère de gratifier aux lecteurs si estant tombé sur ce propos, j'use d'une petite digression, en alléguant deux autres exemples desdicts juge- mens, l'un de nostre temps, l'autre ancien : tous deux conformes à celuy que je vien de réciter. Erasme donc raconte ceci estre advenu à Londres (i), en une maison en laquelle il demeuroit. Un larron ^stoit entré par le toict en ce logis pour voir s'il y trouveroit point quelque bonne adventure. Mais le bruit qu'il mena fit assembler les voisins. Ce que luy voyant se mesla parmi la foule, comme estant l'un de ceux qui cerchoyent le larron : et par ce moyen se garda d'estre descouvert» Un peu après, voyant le bruit appaisé, et qu'on ne cerchoit plus


(i) Voy. Lingua, per Erasmum (Basileœ, i525), in-8 : De fure Britannica.


CHAPITRE XV 223

le larron, d'autant qu'on pensoit qu'il fut eschappé, se délibéra de sortir par la porte, ne craignant aucune- ment d'estre congnu. Mais par faute d'estre maistre de sa langue, il se donna luy-mesme à congnoistre, et se mit la corde au col. Car ainsi qu'il pensoit sortir, ayant rencontré à la porte plusieurs qui devisoyent du larron, en le maudissant, vint à le maudire aussi, disant qu'il luy avoit faict perdre son bonnet. Or faut-il noter que cependant que ce rustre taschoit à se sauver, fuyant tantost çh, tantost là, son bonnet luy estoit tombé : lequel on avoit gardé en espérance qu'il don- neroit des enseignes du larron. Quand donc on luy eut ouy dire cela, on entra incontinent en souspeçon : tellement qu'il fut pris, et ayant confessé, fut pendu. Il se trouve plusieurs telles histoires anciennes es au- teurs profanes : mais je me contenteray de celle mesme de laquelle Érasme a accompagné l'autre que je vien de raconter : puisque je n'ay promis qu'un exemple. Plutarque donc escrit (i) qu'un certain temple de Pallas qui estoit en la ville des Lacédémoniens, ayant esté pillé, on trouva au milieu d'iceluy une bouteille vuide : laquelle mettoit en grande admiration tout le peuple qui alloit voir ce qui avoit esté faict en ce temple, car personne ne pouvoit songer qu'on avoit voulu faire de ceste bouteille. Mais en la fin quelcun voyant tous les autres si estonnez : « S'il vous plaist » (dit-il) « m'escouter, je vous diray ce que je puis con- » jecturer : c'est que je me doute que les sacrilèges » estans prests à exécuter leur entreprise ayent beu » de l'aconit, » (qui est une sorte de poison) « et puis » ayent porté du vin avec eux en ceste bouteille, afin » que s'ils venoyent à bout de leur entreprise sans


(i) Ilspt i^QKz<syjiOLi (de garrulitate}, XIV. Cf. Lingua, per Eras- mum : Sacrilegus sui proditor.


2 24 APOLOGIE POUR HERODOTE

» estre descouvers, par le moyen du vin qu'ils be- » vroyent après la poison, ils fussent garentis du danger » d'icelle : sinon, qu'elle les feist mourir d'une mort » beaucoup plus douce que celle qu'ils auroyent à » souffrir s'ils tomboyent entre les mains de la ju- » stice. >' Alors ceux qui oyoyent cest homme rendre si bonne raison de ceste bouteille, appercevans qu'il en parloit non comme un homme qui devinoit, mais qui en sçavoit des nouvelles, commencèrent à l'interroguer l'un après l'autre : « Holà, qui estes-vous, s'il vous » plaist, qui nous contez ceci? où en avez-vous tant » appris? quelle congnoissance avez-vous en ceste » ville? « Bref, on le pressa si fort par plusieurs sortes d'interrogations, qu'on luy fit confesser qui avoit mangé le lard, et qu'il avoit esté de la partie. Or comme il se trouve plusieurs exemples de tels juge- mens de Dieu contre les larrons, aussi est-il aisé d'en trouver contre les homicides, ainsi que nous déclare- rons ci-après.

Mais pour retourner aux habiletez larroniques, en prenant d'Erasme au livre De lingua l'exemple du larron Anglois, il m'est souvenu de quelques autres contes qu'il fait ailleurs, de quelques tours de gens de ce mestier : desquels je choisiray ceux qui me semble- ront estre les plus notables, c'est à dire avoir esté jouez avec plus grande habileté, ou subtilité, industrie, ou dextérité, s'il est licite d'ainsi parler. Et commenceray par un conte qui est cousin germain de celuy que j'ay faict n'aguère, du larron qui joua si bien son person- nage qu'il se fit aider à charger sur ses espaules la coutre d'un lict (i), par celuy mesmes auquel elle appar- tenoit. Il est vray que je me dispenseray pour ce coup de la promesse que j'ay faicte parcidevant, de ne mesler

(i) Voy. p. 220, ligne 5.


CHAPITRE XV 226

point les vertus ecclésiastiques parmi celles des sécu- liers; car le tour que je veux réciter est d'un prestre de Louvain (i). Ce prestre, nommé Antoine, ayant convié à disner deux bons compagnons lesquels il avoit rencontrez par la rue, et voyant au retour qu'en sa maison il n'y avoit rien si froid que l'atre (comme nous parlons à Paris), et que tous les prisonniers s'en estoyent fuys de sa bourse, s'advise incontinent de cest expédient pour tenir promesse à ceux qu'il avoit conviez. Il s'en va en la maison d'un avec lequel il avoit quelque familiarité, et en l'absence de la cham- brière prend un pot de cuyvre dedans lequel cuisoit la chair, et l'ayant mis sous sa robbe, l'emporte chez soy. Estant arrivé, commande à sa chambrière de verser le potage avec la chair en un autre pot de terre; et après que ce pot de cuyvre fut vuidé, l'ayant fait très-bien escurer, envoyé un garson à celuy auquel il appartenoit, pour le prier de luy prester quelque somme d'argent, en retenant ce pot pour gage. Le garson rapporte bonne response à messire Antoine, à-sçavoir une pièce d'argent, qui vint fort bien à point pour garnir la table du reste qu'il y falloit : et un petit mot de scédule par laquelle ce créditeur confessoit avoir receu le pot de cuyvre en gage, sur la somme. Lequel, se voulant mettre à table, trouva faute d'un des pots qui avoyent esté mis au feu, et alors se fut à crier. La cuisinière asseure que depuis qu'elle l'a perdu de veue, n'est entré que messire Antoine. Mais on fait conscience de le souspeçonner d'un tel acte; toutesfois en la fin on va voir si on l'appercevra point chez luy, et pource qu'on n'en oyoit point de nouvelles, on le demande à luy-mesme. Il respond qu'il ne sçait que


(1) Voy. Érasme, Colloq. : le Repas des histoires plaisantes. Cf. Des Périers, nouv. CXVIII.

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226 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

c'est. Et quand il se sentit pressé, d'autant qu'on luy maintenoit qu'autre que luy n'estoit entré vers le temps qu'il avoit esté pris : — « Il est bien vray » (dit-il) « que j'ay emprunté un pot, mais je l'ay renvoyé )) à celuy duquel je l'avois emprunté. » Ce qu'ayant esté nié par le créditeur : — « Voyez, messieurs, » (dict messire Antoine), « comme il se fait bon fier )) aux gens de maintenant sans bonne scédule. II me » voudroit incontinent accuser de larrecin, si je u n'avois scédule escrite et signée de sa main. » Alors il monstra la scédule que le garson luy avoit apportée. Tellement que pour payement le créditeur receut de la mocquerie par tous les endroits de la ville de Louvain, le bruit estant couru incontinent qu'un tel avoit preste argent sous un gage qui estoit à luy.

Maintenant, après le tour larronicque joué par un prestre, c'est raison que nous en oyons un joué à un prestre, pour revanche. En la ville d'Anvers (i), un bon galand ayant remarqué un prestre portant une bourse laquelle luy sembloit avoir une grosse apostume (or estoit ceste bourse attachée à la ceinture), luy ayant fait une grande révérence, luy dict qu'il avoit charge du curé de sa paroice de luy acheter une chappe. « Et » pourtant » (dict-il), « monsieur, que je vous voy estre ') totalement de sa stature, je vous voudrois prier de » me faire tant de bien que de venir avec moy jusques » en la boutique d'un marchand. Car je sçay bien que » celle qui vous sera bien faicte, sera bien faicte à luy » aussi. M Ce prestre luy ayant accordé aiseement ce plaisir, ils s'en vont en une boutique, où on leur monstra des chappes. Le prestre en ayant vestu une, le marchand dict qu'il luy sembloit qu'elle luy estoit

(i) Voy. Erasme, mOme colloque.


CHAPITRE XV 227

fort bien faicte, et qu'elle estoit justement de la sorte qu'il la luy falloit. Le rustre qui espioit l'occasion de jouer un tour de son mestier, après avoir bien con- templé monsieur le prestre de tous cotez, dict en la fin qu'il y trouvoit une faute, à-sçavoir que la chappe estoit plus courte par devant que derrière. Alors le vendeur respond qu'il ne tient pas à la chappe, mais que la grosse bourse engarde qu'elle ne s'estende uniement, et par conséquent la fait trouver plus courte par devant. Le prestre oste la bourse, et la met auprès. Ce qu'estant faict, ils le veulent de rechef con- templer; mais le galand, pour achever de jouer son rôle, pendant que le prestre se retournoit, empoigna très-bien la bourse, et puis monstra par expérience qu'il n'avoit pas les gouttes aux jambes ni aux pieds. Là-dessus le prestre crie : « Prenez ce larron ! » et le marchand : « Prenez ce prestre ! » le galand : « Arres- » tez ce prestre qui est enragé ! » Et de vray chacun qui voyoit ce prestre courir par les rues en tel équip- page, ne pouvoit juger autre chose de luy. Mais cepen- dant que le marchand et le prestre disputent ensemble, le larron se sauve.

Il en conte encores un autre qui s'accorde avec cestuy-ci quant à l'habileté des pieds : mais au demeu- rant n'ha pas grand esprit : comme aussi le pays dont il vient ne le porte pas, sinon que ce soit comme par miracle. Car le tour duquel il est question fut joué par un Hollandois en une ville d'Hollande nommée Leiden (1). Ce bon compagnon, en se promenant par ceste ville, entre en la boutique d'un cordouannier : le maistre luy demande s'il y a quelque chose qui luy plaise, et l'ayant apperceu jetter la veue sur des bot- tines qui estoyent là pendues, luy demande s'il auroit

(i) Voy. Erasme, même colloque.


228 APOLOGIE POUR HERODOTE

envie d'en avoir une paire. Quand il eut respondu qu'ouy, il luy choisit celles qui luy sembloyent le mieux venir à ses jambes, et les luy chaussa. Quand il les eut, il se fit aussi essayer des souliers : lesquels luy semblèrent venir bien à ses pieds comme les bot- tines a ses jambes. Après ceci, au lieu de faire marché et de payer, il vint à demander au cordouannier par manière de jaserie : « Dites-moy par vostre foy, ne » vous advint-il jamais que quelcun que vous auriez » ainsi bien e'quippé pour courir, s'en soit fuy sans 1) payer? — Jamais, » dict-il. — « Et si d'adventure il » advenoit, que feriez-vous? — Je courrois après, » dit le cordouannier. — « Dites-vous ceci à bon escient? i> — Je le di à bon escient, et ne ferois point autre- » ment, » respondit le cordouannier. — « Il en faut voir 1) l'expérience, » dict l'autre. « Orsus, je me mettray à » courir le premier : courez après moy. » Et sur ceci commença à fuir tant qu'il peut. Alors le cordouannier de courir après, et de crier : « Arrestez le larron! » arrestez le larron ! » Mais l'autre, voyant que chacun sortoit des maisons, de peur qu'on ne mist la main sur luy, faisant bonne mine, et comme celuy qui ne fai- soit ceci que pour son passetemps : « Que personne » (dit-il) « ne m'arreste, car il y a grosse gageure. » Ainsi s'en revint à la maison le povre cordouannier, bien fasché d'avoir perdu et son argent et encore sa peine, car l'autre avoit gangné le pris quant à courir. Or ay-je traduict bottines, pource qu'Érasme dit ocreas : et toutesfois (de quoy j'ay bien voulu advertir) en- core ne faut-il pas entendre des bottines faictes à la laçon des nostres, puisque elles se mettoyent en des souliers (i).

i) Ocrea : nouse de er ou cauche de fer, Ducange. « Cuissard, ambière, jambart, chaussure des soldats, chasseurs et paysans et qui couvrait la partie antérieure de la jambe (elle était faite d'une com-


CHAPITRE XV


229


Mais c'est assez parlé des larrons qui fuyent après avoir faict leur coup : parlons maintenant de ceux qui après l'avoir faict, ne bougent, mais font bonne mine. Voici donc qui m'a esté conté par un gentil-homme Escoçois : que quand le roy d'Escoce Jacques cinquième vint en France (qui fut l'an i536), les contes d'Aram, d'Argail, et de Mora, estans logez en la rue S. Antoine à Paris, un jour qu'ils avoyent festoyé les dames de ladicte rue, pendant que le conte d'Argail regardoit jouer après soupper, y eut un certain galand habillé bravement ati possible, qui comme par manière d'esbat destacha vint-cinq ou trente qu'angelots que nobles à la rose, lesquels estans ployez, servoyent de boutons d'or aux deschiquetures du robbon (i) dudict conte, à la façon d'alors. Lequel voyant que celuy qui luy faisoit ce tour, estoit fort richement vestu, et qu'il y alloit de si bonne grâce, comme celuy qui ne faisoit cela que pour rire, luy laissa faire tout ce qu'il vouloit. Mais quand ce rustre pensa que c'estoit assez, alors mon- strant par expérience que ce qu'il avoit faict c'estoit à bon escient, se retira peu à peu de la salle. Alors ce seigneur, qui n'avoit pas voulu faire semblant de rien pendant qu'on se jouoit ainsi à son robbon, conta aux autres ce tour, en leur monstrant dequoy. Ce qui ne fut pas sans les faire bien rire, et cependant recevoir d'eux (qui sçavoyent mieux les ruses de tels larrons) une bonne instruction, pour s'en donner garde un' autre fois : mais pour ceste-là luy falut avoir pa- tience (2V


position métallique et n'était portée quelquefois qu'à un pied). » Freund, traduit par Tlieil. Guêtre dans le Moretum, Quicherat.

(i) Robbon n'est dans aucun dictionnaire; Nicot écrit robbe, dont il y a des exemples dans Rabelais, Lanoue, Carloix et Paré.

(2) Cette anecdote répandue dans Paris, dut d'autant plus^ exciter la gaieté que l'on disait proverbialement larron comme un Ecossais,


23o APOLOGIE POUR HERODOTE

Je parleray d'un autre qui estoit aussi bon maistre que cestuy-Ià, pour le moins, en matière de desrobbcr de bonne grâce, c'est à dire faire bonne mine en des- robbant. Il advint du temps du roy François, premier de ce nom, qu'un larron habillé semblablement en gentil-homme, fouillant en la gibbecière ou grande escarcelle du feu cardinal de Lorraine, fut apperceu par le Roy, estant à la messe vis à vis dudict cardinal. Se voyant estre apperceu, commença à faire signe du doit au Roy qu'il ne sonnast mot, et qu'il verroit bien rire. Le Roy, bien-aise de ce qu'on luy apprestoit à rire, le laissa faire : et peu de temps après vint tenir quelque propos audict cardinal par lequel il luy donna occasion de fouiller en sa gibbecière. Luy n'y trouvant plus ce qu'il y avoit mis, commença à s'estonner, et à donner du passetemps au Roy, qui avoit veu jouer ceste farce. Toutesfois ledict seigneur, après avoir bien ri, voulut qu'on luy rendist ce qu'on luy avoit pris : comme aussi il pensoit que l'intention du preneur avoit esté telle. Mais au lieu que le Roy pensoit que c'estoit quelque honneste gentil-homme et d'apparence, à le voir si résolu et tenir si bonne morgue.^ l'expérience monstra que c'estoit un très-expert larron, desguisé en gentil-homme, qui ne s'estoit point voulu jouer, mais en faisant semblant de se jouer, faire à bon escient, aussi bien que celuy duquel nous venons de parler. Et alors ledict cardinal tourna toute la risée contre le


par allusion sans doute aux excès des anciens routiers qui nous ve- naient du pays du comte d'Argyle :

Ils sont larrons comme Escossoys Qui vont pillotant les villaiges.

(Œuvres de Roger de Collerye, i536.) Adrien de Veteri Busco iRer. Leod. ap. Marten. Vet. Script. Coll., IV, col. i3i3 B.) donne le nom de scotus à un certain jeu que l'édi- eur de cet écrivain décide devoir être celui des échecs, appelé latriin- culi en latin.


CHAPITRE XV 23 1

Roy : lequel (usant de son serment accoustumé) Jura foy de gentil-homme (i) que c'estoit la première fois qu'un larron l'avoit voulu faire compagnon.

Or viendra bien à propos le tour larronique joué en la présence de l'empereur Charles V, après celuy que je vien de raconter, qui fut joué en la présence du Roy, voire à sa propre personne en partie. L'empereur ayant commandé de trousser bagage, ainsi que chacun estoit bien empesché à serrer ses hardes, entra un bon compagnon en la salle où estoit ledict empereur, assez mal accompagné, et prest à monter a cheval. Estant entré et luy ayant faict la révérence, se mit incontinent après à détacher la tapisserie, faisant bien de l'enhazé, et feignant avoir grand' haste. Et com- bienque ce ne fust son mestier d'attacher ni détacher tapisserie, il en vint si bien à bout que celuy qui avoit ceste charge, venant pour ce faire, trouva qu'on l'avoit jà relevé de ceste peine de la détacher, et (qui estoit le pis) de l'emporter. Voilà quelle hardiesse se trouve en quelques larrons de nostre temps.

Mais la hardiesse n'estoit pas moindre d'un larron Italien, lequel joua ce tour à Romme du temps du pape Paule III. Ayant esté faict un festin en


(i) « Il a aymé, révéré et craint son Dieu, sans le jurer ny le bla- sphémer oncques, car il ne juroit que « foy de gentilhomme », et tel estoit son serment, comme ceux de son temps qui l'ont veu le peu- vent affirmer, encor aussi comm' il appert par un petit collibet rithmé tellement quellement, fait dès ce temps, que j'ay veu parmi les papiers de nostre maison, qui dit les sermens de quatre roys : Quand la Pasque-Dieu décéda, Par le Jour-Dieu lui succéda; Le Diable m'emporte s'en tint près, Foy de gentilhomme vint après. »

(Brantôme, Capit. français.) « Il (Charles V) prendroit les armes de telle heure... que l'un ou l'autre des deux en demeurast le plus pauvre gentilhomme de son pays. 1) Du Bellay, Mém., V, an. i536.


2 32 APOLOGIE POUR HERODOTE

la maison d'un certain cardinal, et la vaisselle d'ar- gent estant jà serrée en un bahu (i) qui estoit en une chambre auprès de la salle du festin : pendant que plusieurs en attendant leurs maistres se promenoyent en ceste chambre (ou anticamera (2), selon le language du lieu), entra un homme devant lequel on portoit une torche, habillé comme un maistre d'hostel, et mesme- ment estant en sayon : lequel pria ceux qui estoyent assis sur ledict bahu, de se lever, pource qu'il en avoit besoin. Ce qu'eux n'ayans point refusé de faire, il le fit incontinent charger par des faquins qui le suyvoyent. Et fut joué ce brave tour après que le maistre d'hostel et tous les serviteurs de la maison se furent retirez pour soupper. Pour le moins est à présupposer que s'il estoit demeuré quelcun d'eux en Vanticamera (comme est la coustume), il n'y prenoit pas garde.

Mais que dirons-nous de la hardiesse d'un autre larron Italien, qui fut pendu à Boulongne la grasse il y a environ onze ans? Ce larron ayant de longue main faict son apprentissage à Romme de contrefaire les escritures et les signets, et mesmes d'oster les seaux d'une lettre pour les apposer à un' autre ; ayant aussi cest avantage qu'il ressembloit fort de traict de visage au cardinal Sermonette (3), s'en alla en habit et équip-

(i) Baûs au xiii» siècle, bahut dans Froissard, bahu dans O. de Serres. M. Brachet le fait venir du moyen haut allemand Behut, en- droit où l'on conserve des provisions. Behut est de l'allemand mo- derne et le m. h. ail. Behuot est employé par Frauenlob dans un sens tout moral : (Benecke, I, 732) custodia. Les congénères romans per- mettent d'adopter l'étymologie bajulus. (Diez, I, Sg.)

(2) Antichambre. Les Toscans usent de ce mot dans le sens con- traire d'arrière-cabinet.

(3) Nicolas-Gaétan de Sermoneta, évêque de Bisignano en i537 cardinal en i538, archevêque de Capoue de 1546 à 1549 et de i56i à 1572, mort en i585 à l'âge de cinquante-neuf ans. Il avait été créé cardinal-diacre par Paul III à l'âge de douze ans. Voy. Ughell Italia sacra, Venet., 1717-22, I, Sip, 525, et VI, 291, 366. — Gra- nata, Storia sacra délia Chiesa di Capua, Nap., 1766. — Cappel-


CHAPITRE XV 233

page de cardinal (hormis qu'il menoit petit train) en la marke d'Anconc et en la Romagne, ayant contrefaict une bulle par laquelle le pape luy bailloit commission de lever les décimes de ce pays-là. Or, pour n'estre descouvert, il n'approchoit point trop près des bonnes villes : toutesfois ayant jà commencé à faire très-bien ses besongnes (d'autant qu'on le prenoit pour ledict cardinal Sermonette), passant par la Romagne vint assez près de Boulongne. Ce qu'oyant le vicelégat du Pape, qui estoit l'évesque di Fermo (i), envoya vers luy un gentil-homme qui avoit autresfois esté au cardinal Sermonette. Ce gentil-homme estant retourné asseura ledict vicelégat que cestuy-ci n'estoit point celuy qu'il se disoit estre ; et ainsi le fit entrer en quelque sous- peçon touchant ledict galant : d'autant mesmement qu'en son voyage il n'avoit point gardé quelques so- lennitez accoustumées aux autres cardinaux. Pourtant renvoya vers luy le gentil-homme avec un nombre de soldats, luy donnant charge expresse de se saisir de luy, s'il congnoissoit asseureèment qu'il ne fust pas celuy qu'il se disoit estre, à-sçavoir le cardinal Sermo- nette. Mais ce galant estant jà descouvert pour la se- conde fois en plusieurs manières, se fit encore mieux descouvrir par une oreille qui luy avoit esté autresfois coupée par justice : laquelle il monstra sans y penser, en ostant son petit bonnet cardinalique. Alors le gentil- homme commanda à ses soldats de l'empoigner : luy au contraire, non moins hardi et effronté qu'aupara- vant, leur remonstra qu'ils s'en devoyent bien garder,


letti, Le chiese d'Italia, Ven., iSSg, XX et XXI. — Gams, Séries episcoporum, Ratisb., 1873.

(1) Laurent Lenzi, évêque de 1649 à iSyi. Voy. Catalani, De ec- clesia Firmana, Firmi, 1777, in-4. — Fracassetti, Notifie storiche délia città di Fermo, 1841, in-8. — Chronache délia città di Fermo, Flor., 1870, in-4 {Documenti di storia palria, X- IV).

3o


2 34 APOLOGIE POUR HIÎRODOTE

et mesmes les intimida par plusieurs menaces, bravant aussi bien en ses propos qu'eust peu faire le premier cardinal de Romme, auquel on eust voulu faire ou- trage. Toutesfois les soldats ayans faict scrupule quelque temps de mettre la main sur luy, furent en la fin persuadez par leur conducteur de ce faire, et l'em- menèrent à Boulongne, avec deux serviteurs qui ne sçavoyent rien de sa tromperie : les deux qui la sça- voyent, ayans gangné au pied. Là son procès luy estant faict par ledict vicelégat, il fut pendu devant la porte di san Petronio, en habit de cardinal, ayant sur la teste une mitre de papier, en laquelle estoit escrit, il re de' LADRi. Et luy furent trouvez six mille escus sur luy : laquelle somme toutesfois n'estoit rien, estimée à comparaison de celle qu'on disoit que ses deux servi- teurs qui s'en estoyent fuys, luy avoyent emportée. J'ay bien voulu mettre ce conte un peu au long, pource qu'il est fort notable et digne de mémoire. Car nous oyons parler de plusieurs qui ont pris le nom et tenu le lieu de ceux ausquels ils resembloyent (comme j'ay déclaré en mon Apologie Latine), mais c'estoit de ceux qu'ils sçavoyent estre morts, ou desquels on ne pourroit aiseement avoir nouvelles. Ce qui estoit autre- ment de cestuy-ci : veu que le cardinal lequel il se feignoit estre, vivoit encore, comme il sçavoit, et estoit si près qu'il estoit aisé d'en avoir nouvelles en bien peu de temps. Or puisque je suis venu jusques au roy des larrons de nostre temps (par le jugement de ceux mesmes qui luy ont faict son procès), il me semble que pour ne luy faire tort, je ne doy passer plus outre, pour penser trouver quelque perfection plus grande.

Et toutesfois afin que ce roy des larrons ne demeure seul, et aussi qu'on ne pense que l'Italie seule soit garnie de hardis larrons, j'ay pensé que je ferois bien


CHAPITRE XV 235

de produire un François et un Poulonnois, qui sem- blent pour semblables actes (c'est à dire partans de semblable hardiesse) non seulement mériter d'estre de sa cour, mais de succéder à sa couronne. Le François est un natif de Saumur sur Loire, lequel ayant la mesme industrie que celuy duquel je vien de parler, sçeut si bien contrefaire les lettres et seaux du Roy, que par ce moyen monstrant des commissions extra- ordinaires qu'il disoit avoir de luy, tira grans deniers de plusieurs receveurs : pareillement recueillit grand argent de la vendition de quelques biens estans du domaine du Roy, et nommeement de quelques coupes de bois : jusques à ce qu'estant descouvert, il passa le mesme pas que le roy des larrons susdict; et comme cestuy-làfut pendu en habit de cardinal, aussi cestuy-ci en habit de gentil-homme, à Paris, devant l'église des Augustins, du temps que la Cour de parlement s'as- sembloit en ce convent, il y a environ seize ans (i). Or ont pensé quelques-uns que cestuy-ci ait esté celuy mesme qui par le moyen d'un sien larrecin fort no- table et mémorable, donna des advertissemens au roy François premier de ce nom, de ce que tramoyent l'empereur Charles et le roy d'Angleterre contre luy : et non seulement luy en donna des advertissemens, mais luy apporta les mémoires propres, les instru- ctions et les lettres. Car ayant rencontré par le chemin un gentil-homme Flamend allant en Angleterre, et s'en estant accosté, en se disant estre du mesme pays, picqua avec luy jusques au lieu où il falloit passer la mer. Et là le Flamend s'estant mis à reposer en atten- dant la commodité du passage, ce François, qui en


(i) « La peste ne laissa pas de faire des progrès dans la concier- gerie... et le parlement ne pouvant plus tenir ses séances en seureté au palais, ordonna le 17 aoust (1548) qu'il se transféreroit aux Au- gustins... » Voy. Felibien, II, 1028, et IV, 742.


236 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

avoit le premier tenu propos, et faisoit semblant d'estre bien endormi, se levant tout doucement s'en alla faire provision d'une malette pareille à celle du Flamend (laquelle il avoit laissée sur la table), et l'ayant très- bien emplie de paquets de beau papier blanc jusques à égalité du poids de l'autre, la mit en la place d'icelle. Ce qu'ayant faict, esveilla le Flamend, luy disant qu'il avoit oublié quelque affaire, pour lequel il luy cstoit besoin de tourner bride, et qu'il le supplioit de ne prendre en mauvaise part s'il luy rompoit compagnie. Le Flamend, qui n'entroit en aucun souspeçon pour tel changement d'avis, mais pensoit qu'il y allast à la bonne foy, ne sceut faire autre chose que le remercier de sa bonne compagnie et après grandes accolades le recommander à la garde de Dieu; et de sa part se remit à dormir, ne laissant toutesfois plus sur la table sa malette (c'est à dire une malette qu'il pensoit estre la sienne), mais l'ayant faict mettre derrière son chevet. En quoy le povre homme resembloit celuy qui ferma l'estable quand les chevaux s'en furent fuys. Car le François galopoit cependant en toute diligence avec la malette, laquelle le Flamend devoit avoir mise soubs son chevet avant que commencer à dormir, ou bien encore plus seurement. Or si le François apporta un présent aggréable au roy de France, encore que ce fust un larrecin, si au contraire le Flamend apporta piteuses nouvelles au roy d'Angleterre, chacun le peut assez penser. Aucuns disent qu'il luy fit trencher la teste, disant qu'il le vouloit faire servir d'exemple à ceux qui se mesleroyent des affaires des princes, de s'y gouverner plus finement. Voilà le bon tour qu'on dit avoir esté joué par le mesme personnage duquel nous avons tantost descrit le mauvais tour, tous deux jouez à un mesme prince. Que s'il estoit ainsi, quelcun pourroit penser que ce gentil ouvrier de larrecins se


CHAPITRE XV 237

vouloit autant porter de proufit aux despens du Roy par ses larrecins derniers, comme il avoit porté de proufit audict seigneur par l'un de ses premiers. Mais plusieurs ont opinion que les deux tours soyent de deux boutiques. Quoy qu'il en soit, je n'ay pas voulu faire moins d'honneur à l'un qu'à l'autre. Je vien maintenant au Poulonnois, nommé Florian, lequel ne doit rien h cestuy-ci en matière de hardiesse : car, par la mesme industrie que nous avons attribuée aux deux susdicts, ayant contrefaict les lettres et seaux du roy de Pouiongne, s'en alla en Angleterre comme embas- sadeur du roy : où il demoura assez long temps, estant respecté et honoré selon que méritoit celuy qui tenoit un tel lieu ; et là il n'oublia d'employer le crédit dudict roy (qui le faisoit cercher pour le faire pendre) à divers larrecins : comme aussi il avoit faict devant, et fit encore depuis, à l'endroit de plusieurs personnages d'autorité.

J'adjousteray encore un exemple de larrecin (com- bienque j'eusse délibéré de faire fin), non pas comme estant conforme aux trois derniers ou à quelcun des autres précédens, mais au contraire, comme n'ayant rien de commun avec aucun d'iceux, et pour çeste raison estant d'autant plus nécessaire : à-fin qu'on voye que nostre temps ne se peut pas vanter seulement de plusieurs nouveaux tours de larrecins, mais aussi de tous ceux desquels les histoires font quelque mention. Car ici nous verrons un exemple d'un larron desrob- bant l'autre. Il y a un an et quelques mois qu'en une hostelerie de Paris un marchand, ayant mis en un buffet une grosse somme d'argent, qu'il avoit eue de la vente de sa marchandise, fut apperceu par un servi- teur du logis. Lequel ayant espié l'occasion, l'ouvrit, et luy desrobba deux sacs, l'un plein d'or, l'autre d'ar- gent. Et d'iceux estant chargé, s'en alla environ deux


238 APOLOGIE POUR HERODOTE

lieues pardelà Paris, sur le chemin de Montargis. Estant arrivé le soir en une hostelerie bien las, pria l'hoste de luy pourvoir d'un cheval pour le lendemain matin. A quoy l'hoste luy ayant faict response qu'à grand' difficulté on en trouveroit, après plusieurs offres promit jusques à un escu pour le louage d'un cheval Jusques à la disnée seulement. Laquelle offre si libé- rale donna souspeçon à l'hoste, joinct qu'il apperceut les sacs : tellement qu'il l'asseura lors d'un cheval pour le lendemain matin. L'ayant donc mis à cheval dès le point du jour, et d'avantage l'estant allé accompagner jusques 'au lieu qui luy sembla le plus propre pour l'arrester, luy donna sur le chignon du col une telle bastonnade, qu'il le renversa par terre tout estourdi : puis composa tellement avec luy (ne criant que misé- ricorde) qu'ayant pris telle part du larrecin qu'il luy pleut, s'en retourna ramenant son cheval. Or advint-il que l'un de ceux qui avoyent pris la poste pour courrir après ce larron, sitost qu'on se feut apperceu du lar- recin, trouva cestuy-ci avec le reste de son argent, tirant contre Montargis, et l'ayant recongnu fit en telle sorte par douces paroles qu'il le fit venir jusques en un village prochain : auquel il le mit entre les mains de la justice, pour estre mené à Montargis. Auquel lieu estant constitué prisonnier, confessa le faict, et accusa ledict hoste, lequel on fit venir pour estre confronté : mais déniant le faict, et ayant esté condamné à la géhenne, en appela à Paris : où depuis on dit qu'il fut mis sur la roue, le serviteur ayant eschappé à meilleur marché, car il ne fut que pendu. Après avoir assemblé tant d'exemples de la subtilité et de la hardiesse des larrons de nostre temps, il m'est venu en fantasie d'alléguer aussi un exemple ancien pris de celuy, à l'apologie duquel (c'est-à-dire pour lequel) ce traicté sert de préparatif. Il est vray qu'en ce


CHAPITRE XV 289

faisant je confesse qxie je passeray les limites du pré- sent livre, et anticiperay sur l'argument des livres suyvans : mais d'autant que ceci se peut faire sans aucun préjudice du lecteur, et plustost à son avantage qu'autrement, je m'en suis aiseement dispensé. Voici donc l'histoire du tour ou plustost des tours d'un Villon, non pas natif de France, mais d'Egypte : non pas mort un peu devant nostre siècle, mais depuis deux mille cinq cens ans, et plus : laquelle, tirée d'Hérodote, sera traduicte par moy avec autre fidélité qu'elle ne se trouve ni en la traduction Latine de Lau- rent Valle (telle qu'elle estoit avant que je la raccou- strasse), ni en la Françoise, qui est pour le jourd'huy en lumière. Voici donc qu'il dit : Un roy d'Egypte nommé Rampsinit, ayant envie de mettre en seureté sa chevance d'or et d'argent (laquelle il avoit si grande que ceux qui depuis eurent le mesme titre de ce royaume, n'en sceurent jamais approcher), édifia un bastiment de pierres de taille, duquel l'une des mu- railles estoit du costé extérieur de la maison. Mais le masson luy voulant jouer un tour, s'avisa de faire en sorte qu'il y eust une pierre qui peust estre tirée aiseement hors du mur par deux hommes, voire par un seul, en un besoing. L'édifice estant achevé, le roy y serra son argent. Quelque temps après, ce masson, voyant son dernier jour approcher, appela ses deux enfans, et leur conta comment, pour les laisser bien pourveus, et tellement qu'ils eussent de quoy faire grand'chère, il avoit usé d'une finesse en bastissant le cabinet du thrésor du roy. Et après leur avoir bien donné à entendre tous les moyens de tirer hors la pierre, leur bailla la mesure d'icelle, les advertissant que la gardans bien, ils seroyent thrésoriers des finances du roy. Le père estant décédé, les enfans n'attendirent guères à essayer ces moyens; mais bien-


240 APOLOGIE POUR HERODOTE

tost après vindrent de nuict a ceste maison royale, et ayans trouvé la pierre, la tirèrent hors sans grand' peine, et pillèrent grand' somme d'argent. Or après ceci le Roy y estant entré, quand il vit que les vais- seaux dedans lesquels estoyent ses deniers, n'estoyent pleins comme de coustume, se trouva fort estonné; et toutesfois ne sceut à qui il s'en devoit prendre, veu que tout estoit scellé comme il l'avoit laissé, et toutes les portes bien fermées. Mais quand, y estant rentré pour la seconde et troisième fois, il vit que le monceau se diminuoit de plus en plus (d'autant que les larrons y prenoyent sans cesse), pour y remédier, fit faire des laqs, lesquels il mit alentour des vaisseaux où estoit l'argent. Les larrons donques y estans venus comme de coustume, l'un d'eux estant entré avant pour appro- cher d'un des vaisseaux, quand il fut auprès, se trouva pris aux laqs. Lequel ayant congnu en quel malheur il estoit tombé, soudain appela son frère, et luy ayant déclaré ce piteux cas, l'enhorta (i) d'entrer vistement au lieu où il estoit, pour luy couper la teste : car si (dit-il) je suis ici trouvé et recongnu, je seray cause de vostre mort aussi. Le frère approuvant l'avis, et estant persuadé, fit ce dont il estoit requis. Et après avoir remis la pierre bien justement en sa place, s'en re- tourna en sa maison, emportant la teste de son frère. Si tost qu'il fut jour, le Roy estant entré en ce lieu, fut tout esperdu de voir le corps du larron pris aux laqs, sans teste, et l'édifice entier, n'ayant ni entrée, ni

(i) Enhorter fut usité jusqu'au xvi« siècle. Montaigne dit déjà exhorter. Nicot a de plus enhorteur, enhort et enhortement . Fure- tière et Trévoux donnent enhorter comme vieux : Cornent tout par l'enhortement De la vieille, joieusement Bel Acueil receut le chapel Pour erres de vendre sa pel.

(Roman de la Rose.


CHAPITRE XV 241

yssue. S'en estant donc allé, voici qu'il fit : il com- manda qu'on pendist aux murailles ce corps du larron, alentour duquel il ordonna des gardes, avec charge expresse que s'ils appercevoyent quelcun qui monstrast par pleurs, ou autrement, qu'il en avoit compassion, ils eussent à luy amener. Or la mère, se tourmentant bien fort de ce que le corps estoit ainsi pendu, vint à son autre fils, requérant de luy d'aviser quelque moyen par lequel il détaschat et emportast le corps de son frère : et le menaceant, que s'il n'accomplissoit ceste requeste sienne, elle-mesme iroit advertir le roy qu'il avoit sa chevance. Luy, après avoir enduré d'elle plu- sieurs reproches et grosses paroles, voyant que par nulle raison qu'il luy sçeust alléguer, il ne la pouvoit diver- tir, inventa telle finesse. Il accoustra des asnes, et leur chargea des outres pleins de vin : puis les touchant devant soy, quand il fut venu jusques à l'endroit où estoyent les gardes qui avoyent la charge de ce corps pendu, ayant lasché quelques liens desdicts outres, laissa le vin s'espancher : et puis commença, en jettant grans cris, se frapper la teste, comme ne sçachant au- quel des asnes il devoit courir premièrement. Les gardes, voyans que tant de vin se perdoit, accoururent au chemin avec des vaisseaux, pensans que c'estoit au- tant de gain pour eux de sauver ce qui se perdoit. Mais luy, feignant estre fort choléré, les maudissoit tous. Toutesfois eux le consolans, fit semblant de s'appaiser peu à peu et délaisser son courroux. Et en la fin il re- tira ses asnes hors du chemin, et raccoustra leurs charges : et entre plusieurs propos qui se tenoyent ce- pendant, luy ayant esté jette un brocard, qui le con- traignit de rire, il leur donna un des outres (i). Lequel


(i) Riclielet fait outre féminin et ajoute la variante oudre, moins usitée. Furetière le fait masculin en s'appuyant sur le même exemple

3i


242 APOLOGIE POUR HERODOTE

ayans receu, se délibérèrent d'en boire très-bien, au mesme lieu et au mesme estât qu'ils se trouvoyent, et de faire tant qu'il vousist estre de la compagnie. Ce qu'il leur accorda, et ainsi demeura. Or en beuvant, pour le gracieux accueil qu'ils luy faisoyent, il leur fit derechef présent d'un outre : tellement que ces gardes ayans le vin en si grande abondance, en beurent tant qu'ils s'enyvrèrent et, pressez de sommeil, s'endormi- rent en la mesme place. Lors cestuy-cy, estant jà grand' nuict , alla deslier le corps de son frère; et pour rendre les gardes infâmes, leur rasa à tous les joues dextres : puis, chargeant ce corps sur l'un de ses asnes, s'en retourna en sa maison, ayant accompli le commandement de sa mère. Le roy, quand il eut en- tendu que le corps du larron avoit esté desrobbé, en eut grand despit : et voulant, par quelque manière que ce fust, trouver celuy qui avoit faict l'acte, usa du moyen qui s'ensuit : ce que toutesfoys je ne puis croire. Il commanda à sa fille de s'aller mettre en plein bordeau, et de recevoir tous venans : mais à la charge de ne les laisser avoir sa compagnie que premièrement ils ne luy déclarassent quel acte ils auroient faict en toute leur vie le plus cauteleux et meschant : et celuy qui raconteroit ce faict touchant le corps de ce larron, qu'elle ne le laissast sortir, mais le retinst. Cependant donc que la fille exécutoit le commandement de son père, 'le larron, après avoir entendu à quelle fin ces choses se faisoyent, voulant monstrer par effect qu'il estoit plus fin que le roy, donna ceste trousse à la fille. Ayant coupé la main d'un qui estoit mort depuis bien peu de temps, la tenant cachée sous sa robbe, s'en alla trouver ceste fille du roy : laquelle luy ayant faict la

que Richelet, exemple tiré de Dacier, tr. d'Horace, od. I, 3; enfin Trévoux le fait masculin, puis imprime : une outre de vin, une outre d'huile!


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mesme interrogation qu'aux autres, il luy raconta que le plus meschant tour qu'il avoit jamais faict, estoit d'avoir coupé la teste à son frère, qui estoit pris aux laqs dedans le cabinet du thrésor du roy; mais le plus cauteleux, estoit, qu'ayant enyvré les gardes, il avoit despendu le corps de sondict frère. Elle ayant ouy ces nouvelles, jetta la main sur luy, le pensant prendre : mais le galand luy présenta la main du mort, d'autant qu'on n'y voyoit goutte ; de sorte que cependant qu'elle cuidoit luy avoir empoigné la main et la tenir, il s'en- fuyt par la porte, luy laissant faire de ladicte main ce que bon luy sembleroit. Ceci estant pareillement rap- porté au roy, il fut estonné tant de la finesse comme de la hardiesse de l'homme, et finalement envoya mes- sagers par toutes les villes, faisant crier de par le roy que non seulement il donnoit la grâce au larron, mais luy promettoit grans présens s'il se venoit présenter à luy. A quoy le larron se confiant, le vint trouver. Rampsinit l'ayant en grand' admiration, luy donna sa fille en mariage, comme au mieux avisé de tout le monde : d'autant que les Égyptiens emportoyent l'honneur pardessus tous autres hommes (en cas de bon esprit), mais luy l'emportoit pardessus tous les Egy- ptiens. Voilà l'histoire telle qu'elle est racontée par Hérodote, autant qu'il m'a esté possible d'approcher de ses paroles, en retenant la propriété et la grâce de nostre language, qui est une chose autant malaisée qu'en aucun autre auteur Grec, pour plusieurs raisons lesquelles il n'est pas besoing de déduire pour le pré- sent. Mais cecy ne dissimuleray-je pas, c'est qu'en tra- duisant ce passage, j'ay pris garde à plusieurs fautes commises en la traduction d'iceluy par Laurent Valle, lesquelles toutesfois je n'ay point corrigées en l'édition d'icelle. Dequoy on ne se doit beaucoup esbahir, veu que j'ay confessé en la préface mise au devant de la-


244 APOLOGIE POUR HERODOTE

dicte édition que J'avois laissé grand nombre de fautes à corriger : veu aussi que la diligence est sans compa- raison plus grande à csplucher un texte quand on le veut traduire soy-mesme, que quand on corrige telle- ment la traduction d'autruy, qu'on s'efforce de luy sauver son honneur le plus qu'on peut : et mesme- ment quand on le fait à la haste, comme plusieurs sçavent qu'il m'est advenu. Et toutesfoys je ne nie pas qu'il n'y ait quelques endroits de ceste histoire en la traduction desquels je n'ay peu me satisfaire : et sçay bien qu'encore moins satisferay-je à ceux ausquels Dieu a faict la grâce d'entendre l'auteur en son lan- guage naturel. Mais je me fie en une chose, c'est que ceux qui y seront le mieux versez, et par conséquent appréhenderont mieux les difficultez contre lesquelles il a falu combattre, seront les plus aisez h contenter. Au demeurant, quant à l'argument de ceste histoire, il est tel qu'il m'a semblé que place luy estoit deue et quasi jh faicte en ce lieu : car nous voyons qu'elle est escrite d'un larron auquel l'auteur attribue ces deux singularitez qui nous ont esté jà monstréesès exemples précédents en ceux de nostre temps, à sçavoir très- grande finesse avec très-grande hardiesse. En quoy nous pouvons congnoistre combien sert de conférer les histoires ensemble, et notamment celles d'un temps avec celles de l'autre. Car au lieu que de prime face la finesse et la hardiesse de ce larron ancien pourroyent sembler incroyables : en les conférant avec ce qui a esté dict des fins et hardis larrons de nostre temps, elles se trouveront n'estre dignes de grande admiration. Et au regard de ce qu'il raconte du roy qui eut bien le courage de. prostituer sa fille, je confesse que c'est une narration fort estrange : mais pour laquelle tou- tesfois on ha grand tort de blasmer tant Hérodote comme j'ay ouy plusieurs s'attacher à ce passage prin-


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cipalement), veu que luy-mesme proteste qu'il n'y ad- jouste pas foy, mais qu'il la donne pour telle qu'on luy a donne'e. Et toutesfoy en un besoing j'espérerois pouvoir alléguer des histoires lesquelles ou il faudroit. tenir pour mensongères, au lieu qu'on les tient pour véritables, ou confesser ceste-cy estre pareillement vraysemblable.

Or en mettant par escrit ceste histoire d'Hérodote, m'est venue en mémoire un' autre, d'un larron ou plus- tost brigand, plus hardi sans comparaison que celuy qui est mentionné par ledict auteur, et autant pour le moins qu'aucun de ceux de nostre temps dont les actes ont esté récitez parcidevant. Voici donc que raconte Dion l'historien (i) d'un larron ou capitaine de larrons qui fut du temps de l'empereur Sévère, environ cent nonantecinq ans après la nativité de nostre Sei- gneur. Un Italien nommé Bulas, ayant amassé une troupe de sixcents larrons, fit grans brigandages par le pays d'Italie, l'espace de deux ans, nonobstant les em- pereurs et le grand nombre de gendarmerie qu'on y avoit. Car plusieurs le cerchoyent, d'autant que l'em- pereur Sévère avoir fort à cueur ceste poursuite : mais luy faisoit en sorte qu'en le voyant on ne le voyoit point, en le trouvant on ne le trouvoit point, en le tenant on ne le tenoit point : tant par le moyen de la libéralité de laquelle il usoit, que des finesses qu'il sçavoit jouer. Car il avoit advertissemens touchant un chacun de ceux qui sortoyentde Romme, etabordoyent à Brunduse (qu'aucuns appellent aujourd'huyBrendis), combien et de quelle qualité ils estoyent, et quelles facultez ils avoyent : tellement qu'il donnoit inconti-

(i) Ou plutôt Xiphilin, son abréviateur du xi« siècle ; voy. Epitome. liv. LXXVI, ch. 10, éd. Dindort, ou bien: E Dione excerptœ historiœ ab J. Xiphilino. exe. H. Stephanus, 1592, p. 237. Le récit doit être placé à l'année 204.


246 APOLOGIE POUR HERODOTE

nent congé à aucuns d'eux, après leur avoir pris une partie seulement de ce qu'il leur trouvoit : et quant aux artisans, il les retenoit quelque temps, et après s'estre servi d'eux, leur donnant quelque récompense, les laissoit aller. Et une fois ayant entendu que deux de ses gens devoyent estre exposez aux bestes, s'en vint au geôlier, et luy ayant faict a-croire qu'il estoit le prévost du lieu, et pourtant avoit besoin de quelque nombre de tels hommes, se fit mettre entre les mains ces deux. Et puis estant venu trouver le capitaine qui avoit la charge de desfaire luy et toute sa troupe, s'accusa luy-mesme, comme estant un autre, et promit s'il le vouloit suyvre, de luy livrer le larron. Et ainsi l'ayant amené en une certaine vallée sous espérance de luy faire prendre Philix (car ce Bulas estoit ainsi sur- nommé), se saisit aiseement de luy-mesme; et puis s'estant assis en un siège judicial, contrefaisant le pré- vost, et ayant appelé ce capitaine, le tondit, et luy dict : « Adverti tes maistres qu'ilz nourrissent leurs I) serfs, afin qu'ils ne soyent point larrons. » Car il avoit grand nombre des serfs de l'empereur, les uns sans gages, les autres à petits gages. Lesquelles choses le dit empereur Sévère entendant par le menu , se choléroit fort de ce qu'emportant la victoire de ses ennemis en Angleterre par autres, luy estant en Italie en personne, estoit vaincu par un brigand. Et en la fin donna ceste commission à un de sa garde, envoyant avec luy grosse cavalerie, et le menaçant bien fort s'il ne l'amenoit vif. Cestuy-ci ayant telle charge, après avoir entendu que ledict brigand entretenoit une femme, la fit persuader par son mari de leur vouloir aider, avec toute asseurance. Et par ce moyen fut pris ce brigand pendant qu'il dormoit en une caverne. Lors Papinian, qui estoit gouverneur de la province, l'ayant interrogué pourquoy il brigandoit : — « Et vous » (dict-


CHAPITRE XV 247

il), « monsieur, pourquoy estes-vous gouverneur? » (i) Et après ceci il fut exposé aux bestes. Et fut pareille- ment rompue (2) toute sa compagnie, qui estoit de sixcens hommes, comme ne pouvans rien sans luy.

Encores y a-il deux sortes de larrons desquels il faut parler en ce chapitre, plustost que les garder pour le suyvant : qui est réservé pour ceux qui ne font pas apertement profession de desrobber, mais couvrent ce métier d'un autre mestier, ou art, ou vacation. Et sont bien, à dire la vérité, deux sortes non de petis larrons (comme la plus part de ceux dont nous avons parlé ci- dessus), mais des plus grans et gros : à sçavoir les coursaires et les banqueroutiers. Et premièrement quant aux coursaires, je confesse qu'ils ne sont de maintenant, mais quasi de toute ancienneté il y en a eu (comme il appert par les vers d'Homère, du tesmoi- gnage desquels Thucydide aussi s'est aidé) : toutesfois je di ( et pense dire vray ) que nostre siècle en a eu tant pour tant de plus expers qu'aucun des siècles précé- dens : voire qui ont plus faict de mal. Or entr'autres coursaires anciens est renommé en cas de hardiesse celuy qui estant amené à Alexandre (3), et ayant esté par luy mterrogué comment il osoit entreprendre de tenir les passages de la mer, et y exercer tels larrecins — « Moy )) (dict-il), « pource que je fay cela avec un » seul petit vaisseau, suis appelé larron : toy qui fais

(i) Papinien fut préfet du prétoire; voy. Duruy, Septime Sévère.

(2) AteXijOr], dispersa est.

(3) Voy. Cicéron, De Rep., III, 12; — Non. Marcellus, liv. IV, vo habere, liv. XII, v» myoparo; — S. Aug., De Civ. Dei, IV, 4; — Joannis Saresberiensis, Polycraticus, III, 14; — Gesta Romanorum, 1472, cap. CXLVI (i38); — (Gast) Conviv. sermon., Basileae, 1548, 3 vol. in-S", t. I, p. 243; — Guicciardini, L'Hore di ricreatione Venezia, Nicolini, i565, in-8, p. 79; — trad. de Belleforest, 1694 p. 14; — Heidegger, Acerra philologica, IV, 6. — Cf. le discours du Scythe à Alexandre dans Quinte-Curce, liv. VII. ch. 8. Enfin . voyez Villon. Grand testament. XVII.


248 APOLOGIE POUR HIZRODOTI-

» le pareil avec un grand nombre de vaisseaux, es >) appelé roy. > A laquelle response on dit que ce roy prit si grand plaisir, et luy en sceut si bon gré, qu'il luy donna la vie. Mais il faut noter que le propre mot pour lequel j'ay traduict Larron en ceste histoire, est Pirate : qui signifie proprement larron de mer, que nous appelons coursaire, ou escumeur de mer ; et néanmoins je n'ay point faict difficulté d'user du vo- cable général, pourcequ'ils'accordoit mieux avec l'autre pareillement général, Larrecins. Toutesfois, soit que nous usions du mot général, soit que nous usions du particulier, nous avons ici une response d'un merveil- leusement hardi larron, et mesmement à l'endroit d'un tel prince qu'estoit Alexandre : mais je m'asseure que qui aura bien leu et considéré tous les actes de Dragut(i), coursaire de nostre temps, on trouvera que luy seul ni en hardiesse ni en finesse ne devoit rien non seulement à cestuy-là, mais encores à une dou- zaine d'autres des plus renommez es histoires anciennes. Quant aux banqueroutiers, je ne diray pas le mesme qUe j'ay tantost dict des coursaires, à-scavoir qu'ils sont quasi de toute ancienneté ; car pour le moins il est certain qu'ils n'ont pas esté de longtemps après les coursaires : d'autant qu'il a falu que les banques ayent esté en usage avant qu'on ait eu des banqueroutiers (car il n'y a nulle doute qu'en ce terme de banque- routiers on n'ait eu esgard à ce qu'ils n'entretiennent point leurs banques, mais les rompent : ce que les Latins ont appelé Foro céder e). Or sçavons-nous qu'on a esté long temps qu'on ne sçavoit que c'estoit de ban-


(i) Thorgud, que les historiens chrétiens appellent Dragut, né à Sarabalaz, dans la province de Mentecha en Anatolie, tué au siège de Malte en i565; voy. Brantôme, Grands capit. estrangers, et Rabelais, liv. IV, prologue de l'auteur, où l'on a vu Dragut sous le nom de Guolgotz Rays.


CHAPITRE XV 249

ques, à sçavoir avant que les traffiques commençassent à estre si grandes. Maintenant, comme l'usage d'icelles est plus grand qu'il ne fut jamais, aussi voyons-nous que les banqueroutes sont plus communes, et qu'il ne se'trouve guère moins de banqueroutiers (en quelques lieux) que de bons banquiers. Je di en quelques lieux, pour excepter principalement la France : à laquelle je maintien cest honneur estre deu ( non pas pourceque c'est mon pays, mais pource que la vérité est telle, et que l'expérience le monstre) de n'estre tant pour tant si subjecte à ceste sorte de larrecins qu'aucuns autres pays, et nommeement l'Italie. Comme aussi il est bien raisonnable que, ceux qui nous ont apporté première- ment l'usage des banques, y entendent plus que nous, qui sommes leurs disciples ; et qu'ils ayent gardé pour eux ce secret entr'autres, tant qu'ils ont peu, touchant le moyen de les rompre quand on s'ennuye de les tenir. Car comme je confesse que ceux qui sont en bonne réputation, et desquels personne ne se desfie, n'ont grand besoin d'habileté pour les rompre : aussi d'autre part je veux dire que ceux qui ont jà commencé à perdre leur crédit, et sur lesquels on ha l'œil, ne les rompent pas sans plusieurs cautelles et finesses : et toutesfois nous voyons aujourd'huy ceux-ci jouer plus souvent ce tour que ceux-là. Or est-il certain que le proverbe qui dit qu'z7 n'y aurait point de larrons s'il n'y avoit point de receleurs, se peut et se doit estendre jusques aux banqueroutiers : et mesme nous doit faire congnoistrc de combien est plus grande la misère de nostre siècle que celle des précédens, aussi bien en cest endroit, qu'en tous autres : auquel on voit ces gros lar- rons non seulement demeurer impunis, mais trouver mesme du support à l'endroit de ceux ausquels il appar- tient et qui seuls ont le moyen d'en faire la poursuite. Et mesme nous voyons en quelques lieux d'Italie les églises

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26o APOLOGIE POUR HERODOTE

estre refuges plustostà tels larronsdecent ou deux cents mille francs, ou autre plus grande somme, qu'à un qui aura coupé une bourse où il y avoit un teston (i). Outre plus la coustume est maintenant de leur accorder incontinent une quinquennelle (2), voire quinquen- nelles les unes sur les autres: pendant lesquels termes, ceux qui ont esté desrobbez sont contraints de voir leurs larrons faire grand' chère à leurs despens, sans leur oser mot dire. Et sont ces respis un si grand allè- chement à aucuns d'eux, qu'il me souvient m'estre trouvé en un lieu auquel, ayant esté bruslée une partie de la maison d'un riche marchand, tenant banque, le bruit courut que luy-mesme y avoit mis le feu, à-fin d'obtenir honnestement une quinquennelle, en laquelle il feroit vint fois autant de profit que le feu luy auroit porté de dommage. Je ne nie pas cependant que les respis ne soyent quelquesfois nécessaires, et qu'ils n'ayent esté inventez pour bonnes considérations : mais je parle de l'abus qui s'y commet. Lequel propos tou- tesfois je laisseray poursuivre à ceux qui le sçauront mieux faire : et retournant au mien, qui est de ceste espèce de larrons qu'on appelle banqueroutiers , j'adjousteray seulement ce mot, que combien que je n'aye parlé que des larrons banqueroutiers selon la propre signification, je ne veux pas exclurre les autres

(i) Teston, ancienne monnaie d'argent qui sous François I«r valait dix sous et quelques deniers, et dont l'usage a fini sous Louis XIII lorsque leur valeur était montée par degrés à dix-neuf sous et demi.

(2) Respi de cinq ans, Nicot. « Faire quinquinelle ou quinquernelle Coquillard :

Qui ne leur falloit nul respit, Delay, grâce ne quinquernelle. Prendre un terme de cinq ans pour payer, au bout desquels si on n'avoit moyen, on exposoit les débiteurs à cul nud sur une pierre. » Ménage.

Richelet dit qu'on nommait ainsi un répit de trois ou de cinq ans, et cite longuement Goujet, Traité des moyens d'aquérir.


CHAPITRE XV 25 I

qui sont compris sous ce vocable, en le prenant géné- ralennent, soit qu'ils facent leur banqueroute par forme de cession, soit qu'ils la facent autrement.

Quant aux femmes, j'ay délibéré de les réserver à l'autre sorte de larrecin duquel je parleray ci-après, comme à celuy qui leur acquiert beaucoup plus grand bruit, c'est à dire par lequel elles font plus parler d'elles : et mesme, comme estant celuy duquel si non toutes femmes (à Dieu ne plaise), au moins femmes de toute qualité se meslent, au lieu qu'on ne voit quasi que de povres malotrues se mesler de cestuy-ci, et principalement à Paris. De laquelle ville j'allégueray deux exemples, suffisans pour faire penser que le nom- bre de celles qui y exercent le mestierde coupebourses, est bien grand. L'un est d'une femme qui, estant sur- prise en coupant une bourse par la rue, quand elle vit qu'on l'alloit accuser si elle ne la rendoit, mena celuy auquel elle avoit joué le tour, en un coin à l'escart, et là luy dict priveement : « J'ay voirement coupé vostre » bourse : mais je l'ay meslée en mon pannier parmi » plusieurs autres, de sorte que je ne la puis recon- » gnoistre : regardez si vous la recongnoistrez mieux » que moy. » Alors la luy fit cercher en ce pannier qui en estoit quasi plein. J'ay ouy aussi conter d'une vieille qui voyant une povre fille se désoler de ce qu'on lui avoit coupé sa bourse: « Il y a » (luy dict-elle) « bon remède : va t'en faire comme on t'a faict. » La fille creut aiseement à ce conseil, et luy advint (ce dit- on) que dedans la première qu'elle coupa, elle trouva la sienne.

Mais avant que venir à ceste autre sorte de larrecin, je veux monstrer une pitié qui est en ces povres misé- rables qu'on pend pour larrecin, plus grande aussi (comme je croy) en nostre siècle qu'elle n'a este es précédens : c'est que pour un qui ha sentiment de sa


252 APOLOGIE POUR HERODOTE

aute au partir de ce monde, et en demande pardon à Dieu, on en voit dix qui meurent n'ayans non plus d'appréhension ni de sa justice, ni de sa miséricorde, que bestes brutes. Et mesmc de combien oyons-nous par- ler tous les jours ausquels le bourreau a donné le saut pendant qu'ils gossoyent encores? (i) L'un dit estant là : « Messieurs, ne dites pas à mes parens que vous » m'avez veu pendre : car vous me feriez enrager. » L'autre : « Dites-moy, messieurs, par vostre foy, pen- » sez-vous que si on ne me eust amené ici, j'y fusse » venu ? » L'autre respond au beau père qui luy dit : « Mon ami, bon courage, vous irez aujourd'huy en » paradis : — Ha, beau père, il suffira bien que j'y » soye demain à vespres. » L'autre, à messire Jean (2), qui luy dist : Mon ami, je vous asseure que vous » irez souper aujourd'huy avec Dieu, » respond : — « Allez-y vous-mesmes : car quant à moy je jeusne, » (3) ou : « Allez-y souper pour moy, et je payeray vostre » escot. » Un autre, estant à l'eschelle, demande à boire : et puis le bourreau ayant beu le premier, il dit qu'il ne bevra jà après luy, pource qu'il ha peur de

(i) Ce qui suit a été imité par Montaigne, I, xl.

(2) Rabelais parle de maistre Jan Chouart, que La Fontaine ap- pelle messire {Fab. VU, 11), et que J.-B. Rousseau fait paraître à son tour. Cf. Des Périers, nouv. XXII, LX, LXXIIL Prête di contado, dit Oudin dans son Dictionnaire françois-italien.

(3) Cf. Pogge, Jejunium, notre édition, ch. XL p. 22 ; — Recueil de divers discours, Poitiers, ■in-40, p. 38; — Sabinus dans Poemata et epistolœ, Lipsiae, i558, ou dans Delitiœ poetarum germanorum, coll. A. F. G. G. (Antuerpiano filio Guillelmi Gruteri), Francof., 1612, 6 voL in-12; — Des Périers, nouv. C; — le Tombeau de la mélancolie, par le sieur D. V. G., Paris, Sevestre, •1634, in-12, p. 86 et 237; — le Facétieux Réveil-matin des esprits mélanco- liques, Leyde, David Lopez de Haro, 1643, in-12, p. 64; — d'Ou- ville, notre édition, p. 122; — Owen, Epigr., lôSy, liv. I, ep. 23, p. 16; — le Passe-temps agréable, lyiS, in-13, p. 33i; — Gallien de Salmorenc, le Bréviaire des politiques, 1769; — Prior, Poetical Works, London, 1779, 2 vol. in-8 : the Tfiief and the Cordelier, a ballade.


CHAPITRE XV 253

prendre la vérole. Un autre, allant au lieu du supplice, dit qu'il se gardera bien de passer par telle ou telle rue, pource qu'il ha peur de prendre la peste. Un autre dit : « Je ne passeray point par cestc rue-là : car j'y doy » de l'argent, et pourtant je crain qu'on ne m'arreste » au corps. » Un autre dit au bourreau estant prest à le jetter : « Regarde bien que tu feras, car si tu me » chatouilles en me touchant, tu me feras tressaillir. » Mais entr'autres contes qui se font sur ce propos, cestuy-ci est fort commun, du Picard, auquel jà estant à l'eschelle, on amena une povre fille qui s'estoit mal gouverne'e, en luy promettant qu'on luy sauveroit la vie s'il vouloit promettre sur sa foy et sur la damnation de son ame qu'il la prendroit à femme : mais entr'au- tres choses l'ayant voulu voir aller, quand il apperceut qu'elle estoit boiteuse, se tourna vers le bourreau, et luy dict : « Attaque, attaque, elle cloque. » (i) Or me souvient-il qu'un jour en la ville d'Ausbourg, soupant en la table du feu évesque de Vienne, Charles Maril- lac (2), alors ambassadeur pour le Roy, ce conte ayant esté faict, un gentilhomme Alemand qui estoit en la compagnie, nous en conta un fort semblable d'une chose advenue au pays de Dannemarc : à-sçavoir d'un qui avoit esté condamné d'avoir la teste trenchée, et jà estoit sur l'eschafaut : auquel ayant esté amenée pa- reillement une fille qui avoit esté de mauvais gouver- nement, et luy ayant esté proposée la mesme condition, après l'avoir bien regardée, appercevant qu'elle avoit le nez pointu et les joues plates, dict qu'il n'en vouloit

(i) Attache, elle cloche. Estieiine donne la prononciation picarde.

(2) Ch. de Marillac, nommé évêque de Vienne le 24 mars iSbj et mort subitement le 2 décembre i56o à son abbaye de Saint-Pierre de Melun. Il était, lors de sa nomination, ambassadeur à Rome, et fit administrer son diocèse par son frère Bertrand, abbé de Thiers. « Miillis litteratis opportunam opérant ferens, allerius Mœcenatis famam sibi fecerat. » Hauréau, Gall. christ-, XVI,


254 APOLOGIE POUR HERODOTE

point, et prononça un certain proverbe en rhythme de son language, la substance duquel est que sous un nez pointu, et joues plates il n'y a rien de bon (i). Il me souvient aussi qu'en ce mesme souper on concluoit par ces exemples que les putains estoyent le temps passé beaucoup plus en horreur qu'elles ne sont maintenant. Lequel propos toutesfois je laisseray pour ceste heure : et retournant aux gosseries de ces povres misérables, diray ce mot, que quand il n'y auroit autre chose pour monstrer la force de la parole de Dieu où ell' est preschée, cela seul seroit suffisant pour en faire preuve, que là où on touche les consciences à bon escient, on ne voit point advenir telles choses : pourceque la parole du Seigneur monstre que c'est de la mort et de la vie éternelle, et perçant (comme dit l'Apostre) jusques à la division de l'ame et de l'esprit, fait que les plus dés- espérez pensent à eux-mesmes à bon escient : au lieu que ce que les hommes forgent sous le nom de religion, ne sert qu'à estourdir les uns, et faire rire les autres.

Je vien à l'autre sorte de larrecin laquelle j'ay ré- servée aux femmes : j'entend le larrecin par lequel elles ont porter les cornes à leurs maris. Il est vray qu'ap- pelant ainsi l'adultère, j'ensuy la coustume du lan- guage Latin, lequel ordinairement prend furtum (c'est


(i) a On a quelques exemples d'un criminel prêt à être exécuté et qu'on avait épargné, parce qu'une fille s'était présentée auprès de

'échafaud en proposant de l'Épouser. Un auteur français de la fin du XV» siècle, Nie. Bohier, soutient que cette coutume ne s'observait qu'à l'égard du ravisseur condamné à mort et que la fille enlevée con- sentait à accepter pour mari ; il ajoute que si l'on eût fait grâce aux condamnés célibataires qui trouvaient ainsi une femme in extremis, on n'en aurait point exécuté un seul, car ils n'eussent pas manqué de trouver des filles disposées à leur sauver la vie en les épousant. Le Journal d'un bourgeois de Paris, sous Charles VI et Charles VII, rapporte qu'une fille des halles arracha ainsi à la mort, en 1430, un

eune homme auquel on allait trancher la tête et qui avait déjà vu exécuter devant lui ses dix complices. » Maury, l'Ancienne législa- tion criminelle.


CHAPITRE XV 256

à dire proprement larrecin) pour adulterium (i), qui signifie adultère : le nommant aussi pour une mesme considération par périphrase aucunesfois/î/r//va venus, aucunesfois /(/r/zVa voluptas^ autresfois fur tiva gaiidia, autresfois fiirtiva nox : lesquelles périphrases ou sem- blables se trouvent aussi en Grec. Et en nostre langue mesmement quelques-uns appellent un enfant desrobbé qui est sorti d'adultère. Et à dire la vérité, quand tout sera bien considéré, on trouvera qu'il n'y a point de larrecin pareil à cestuy-ci ; veu mesmement que ce qu'on dit en commun proverbe, Toute chose qui est bonne à prendre^ estre bonne à rendre, n'ha point de lieu au larrecin duquel il est maintenant question : car comment peut une femme faire restitution à son mari de ce qu'elle ne prend pas, mais au contraire aliène, et perd, en le se laissant prendre ? Quelle sorte d'a- mende honorable pourroit amender telle faute ? Et pourtant a esté bien dict par le plus ingénieux de tous les poètes Latins (2),

nulla reparabilis arte,

Lcesa pudicitia est : dépérit illa semel.

Lequel aussi, par une honneste façon de parler, n'exprime pas l'adultère par ceste façon de parler seu-


(i) Celari vult suafurta Venus, Tibulle, I, 2, 34.

Suppostaque flirto

Pasiphae.

(Virg., J£n., VI, 24.)

Tacito non cognita furto

Deidamia mihi.

(Stat., Achill., II, 229.)

Furliva Venus, Ovid., De art. am.,1, 2j5. Furtivavoluptas, Me- tatn., IV, 327. Furtiva nox, Aul. Gell., XVII, 9.

KXoTtatat ^uvaixci;, Esch., Agam., 402. KXonaîç GriptofiEvov 'EXévï]v. Emip., Hel., 1176. ©ewv xXonaîç. Orest., 1497.

(2) Ovide, Her., V, io3.


256 APOLOGIE POUR HERODOTE

lement, ou semblable, lœdere pudorem (qui signifie proprement Blesser la honte ou Faire tort à la honte), mais aussi par autres qui emportent signification de larrecin : comme quand il dit an/erre pudorem, et râper e pudorem. Exemple de ceste première façon de parler est au ii livre de la Métamorphose, en ce vers,

Et silet, et Icesi dat signa rubore pudoris.

Exemple de la seconde est au vi du mesme livre,

A ut linguam et oculos et quœ tibi membra pudorem Abstulerant, ferro rapiam.

Et au premier,

tenuitque fugam, rapuit que pudorem.

Et en l'épistre d'Hélène à Paris,

Nec spolium nostri turpe pudoris habe.

Et est dict ce dernier vers d'une femme mariée : et de celle mesme à propos de laquelle a esté proférée par luy ceste belle sentence, escrite ci-dessus. Or devons- nous en ces façons de parler, prendre garde, entr'au- tres choses, à ce mot de pudor, c'est à dire honte : comme si la femme, en commettant tel acte, ne per- doit pas seulement son honneur (comme nous disons en François Oster l'honneur à ime fille), mais perdoit toute honte. Sur quoy aussi nous devons noter que les anciens, pour exprimer bien un eshonté et impu- dent, et combien grand vice ils estimoyent estre l'im- pudence, appeloyent l'impudent, chien, et l'impu- dente, chienne. Mais comment prétendez-vous (dira quelcun) d'accommoder ces exemples de ce poëte Latin, ou autres semblables, à ce que vous avez dict


CHAPITRE XV 257

du larrecin? veu qu'es passages où mention n'est faicte de filles, mais de femmes, il n'est pas dict qu'elles desrobbent leurs maris, mais qu'on leur desrobbe ce qui appartient à leurs maris? Je respon que les femmes, combien qu'elles ne commettent une telle espèce de larrecin d'elles-mesmes, ne laissent de mériter le nom de larronnesses, quand après avoir frustré leurs maris de l'amour qu'elles luy ont promis par serment, et l'avoir transporté à aaitres, elles se présentent à ceux-là mesmes pour se faire desrobber ce qui appartient à leursdicts maris.

Je di notamment, elles se présentent : pour faire la distinction qui est nécessaire en la sentence ci-dessus alléguée touchant la pudicité perdue, entre celles aus- quelles leur plaisir seul, et celles à qui la force a commandé. Car la femme qui par faute de tenir la bride à son plaisir, s'est abandonnée, il est certain qu'elle a perdu sa pudicité, et est vraye larronnesse : mais celle qui pour n'avoir sçeu résister à la force accompagnant le meschant vouloir d'un homme, ou par quelque tromperie, s'est laissée prendre ce qu'au- trement elle n'eust jamais baillé, il n'y a point de doute que sa résistence non seulement la déclare in- nocente de ce larrecin, mais aussi luy sauve sa pudi- cité. Car quel meilleur gardien peut avoir une femme de sa pudicité (en parlant humainement) que l'amour qu'elle porte à son mari? Et si cest amour fait sa ré- sidence en l'esprit (ou au cueur, comme les autres parlent), non pas au corps, il sensuit que pendant que l'esprit n'est point souillé avec le corps, la pudicité y est pareillement gardée en son entier et sans aucune tache ni macule. Mais quelles enseignes aurons-nous de l'esprit qui n'est point souillé avec le corps? Il n'y a point de doute que la résistence que fait la femme contre un homme, n'en rende suffisant tesmoignage

•33


258 APOLOGIE POUR HERODOTE

Et qu'ainsi soit que la pudicité doive estre considérée hors du corps, il appert par la façon de parler usitée en plusieurs languages, qui est, que celle mesme qu'on aura appelée vierge pudique, on l'appellera, estant mariée, femme pudique. Et pourtant la povre Lucrèce ne jugeoit pas bien de soy, quand après avoir esté ainsi violée elle se disoit avoir perdu sa pudicité : veu qu'il est certain qu'il n'y a force humaine par laquelle la vertu puisse estre ravie. Et pourtant ce qu'elle adjouste, que son corps est violé, mais que son cœur (ou son esprit) n'est point coulpable, contra- rie (i) à ce qu'elle venoit de dire, à-sçavoir qu'ell'avoit perdu sa pudicité : si ainsi est que le siège de ceste vertu soit le cueur, non pas le corps. Ce que toutesfois ne semblent avoir bien considéré les payens, qui n'ont pas seulement excusé l'acte de ceste femme, en ce qu'elle fut meurdrière de soy-mesme, mais d'iceluy ont pris occasion de l'exalter jusques au ciel, comme ayant esté une femme magnanime, et qui a eu le cueur en bon lieu, en ce qu'ell'a vengé par sa mort l'outrage faict à sa pudicité. Ausquels toutesfois avant que respondre touchant l'outrage qu'ils disent avoir esté faict à sa pudicité, je les voudrois prier de me dire comme ils entendent ce mot de vengeance pource qu'il me semble que c'est une chose contre toute raison, que l'injure soit vengée par la mort de la personne qui l'a receue, et non de celle qui l'a faicte. Sur quoy je leur alléguerois qu'elle -mesme ne dit pas. Mors iiltrix erit ou vindex, c'est à dire, Ma mort en fera la vengeance : mais Mors testis erit, c'est à dire, Ma mort en rendra tesmoignage (2). Comme si

(i) Contrarier fut verbe neutre depuis la Chanson de Roland jusque dans Calvin et Amyot. Contrarier à aucun, adversari aliciii, Nicot.

(2) Voy. Tit. Liv., I, 58. Cf. Den. d'Halicarnasse, IV, 73; Dion in excerptis a Valesio, p. 574; Diodor. in iisdem,p. 253.


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elle disoit, Ma mort tesmoignera aux yeux du monde ce que je ne puis descouvrir estant caché en ma con- science : à-sçavoir que tant s'en faut que mon plaisir m'ait fait consentir à un tel acte, que ma vie m'est desplaisante pour l'avoir commis. Mais pour venir à la response quant à l'autre point, je di que posé le cas que ceste nîort emportast vengeance, ce seroit ven- geance de l'outrage faict au corps, et non pas à J'esprit, où est logée la volonté pudicque. A quoy aussi ayant esgard un certain auteur (le nom duquel S. Augustin a voulu taire) (i) en une déclamation, a dict ce beau mot touchant ce qui avint à ladicte Lu- crèce : « Chose merveilleuse 1 il y a deux personnes, et toutesfois l'une seule a commis adultère. » Mais ledict S. Augustin vient puis à faire cest argument : Si ce n'est point impudicité par laquelle ell'ha la com- pagnie de cest homme maugré soy, ce n'est point justice par laquelle ell'est punie, veu qu'ell'est chaste. Car il est certain que tant plus on excuse l'adultère, tant plus on accuse l'homicide : tant plus on accuse l'adultère, tant plus on excuse l'homicide (le cas posé toutesfois qu'il fust licite aune personne de se desfaire soy-mesme). Et le mesme S. Augustin, qui loue la rencontre susdicte de ce déclamateur, semble aussi avoir très-bien rencontré en cest autre argument (si toutesfois il le met comme sien) : Si adultéra, cur


(i) S. Augustin dit : un rhéteur (De civ. Dei, I, 19). Bayle, au mot Lucrèce de son Dictionnaire, taxe Estienne de chicane ; il s'en prend au Menagiana, à Sarazin : Dialogue s'il faut qu'un jeune homme soit amoureux, p. m. 182, à Louis Guyon, Diverses leçons, t. III, 1. IV, c. 14, à Juan de Torres, Philosophia moral, 1. XIX, c. 8. En revanche, il trouve un appui dans Balzac (le Barbon), et lorsque Henri de Valois blâme Dion d'avoir fait injure à Lucrèce, il répond « Je suis persuadé que Dion se serait servi des mêmes termes Ixouaa oùx axouaa, non invita, s'il avait eu à représenter la différence qu'il y a entre une femme qui aime mieux marcher que de se laisser traîner et une femme qui aime mieux se laisser traîner que de marcher. »


26o APOLOGIE POUR HERODOTE

laudata? si piidica, ciir occisa? C'est à dire, Si ell'a este' adultère, pourquoy a-ell' esté louée? si ell'a esté pudicque, pourquoy a-ell' esté tuée? Sur lesquels mots un mien ami (i) sçavant personnage, et lequel Dieu a doué de beaucoup de grâces, desquelles les fruicts se sentent aujourd'huy en divers lieux de la Chrestienté, a faict depuis peu de jours un (2) épigramme, du plaisir duquel j'ay bien voulu faire le lecteur participant. Il est donc tel :

Si tibi forte fuit, Lucretia, gratus adiilter, Immerito ex mérita prcemia cœde petis :

Sin potins caste vis est allata pudori,

Quis furor est hostis crimine velle mori?

Frustra igitur laudem captas, Lucretia : namque Vel furiosa ruis, vel scelerata cadis.

Je le mettray aussi en François, selon qu'il fut traduict sur le champ par un des amis de l'auteur:

Si le paillard t'a pieu, c'est à grand tort, Lucrèce, Que par ta mort tu veux, coulpable, estre louée : Mais si ta chasteté par force est violée, Pour le forfaict d'autruy mourir est-ce sagesse? Pour néant donc tu veux ta mémoire estre heureuse : Car ou tu meurs meschante, ou tu meurs furieuse (3).

Mais sans venir jusques aux Chrestiens, je pense que plusieurs philosophes payens, si on leur eust ainsi pro-

(i) Th. de Bèze, Icônes, iSgy, in-40.

(2) Epigramme a été du genre masculin jusqu'à Corneille.

(3) Phil.-Louis Joly a donné une traduction de sa façon :

Tarquin à ses désirs soumit-il votre cœur? Vous fûtes de la mort une juste victime. Sûtes-vous rebuter sa criminelle ardeur? Quelle fureur sur vous vous fît venger son crime? Cessez donc désormais de briguer notre estime Par un coup que dicta le crime ou la fureur.


CHAPITRE XV 261

posé ce faict, en eussent donné le mesme jugement. Pour le moins ne douté-je nullement que Xénophon n'en eust prononcé en la mesme sorte : veu qu'il dit en deux endroits que la raison pour laquelle il est permis aux maris de tuer les adultères, est seulement pource qu'ils leur desrobbent l'amour qui leur est deu par leurs femmes. « Et qu'ainsi soit » (dit-il) « s'il avient qu'une femme par quelque accident ait esté violée, les maris ne laissent pas d'en tenir autant de conte qu'aupara- vant, pourveu qu'ils voyent l'amour d'icelles envers eux estre demeuré en son entier. » Lesquelles paroles de Xénophon me semblent s'accorder aussi très-bien avec ce que j'ay dict ci-dessus, à sçavoir que le meil- leur gardien qu'une femme pourroit avoir de sa pudicité, estoit l'amour envers son mari. Or ay-je bien voulu traitter ce point pour la consolation des femmes pudicques, lesquelles nous voyons ou par la fureur des guerres, ou encore hors d'icelles, par la violence de ceux qui se sentent les plus torts, estre subjectes à l'in- convénient auquel tomba Lucrèce, à-fin qu'y estans tombées de la mesme sorte, elles ne se désespèrent aussi de la mesme façon : mais au lieu de jetter le manche après la congnée (comme nous disons en commun proverbe) ayent esgard aux choses susdictes, et en fa- cent leur proufit. Duquel désespoir toutesfois les exem- ples viennent encore tous les jours à nos oreilles: dont je mettray aucuns au chapitre des homicides, s'il m'en souvient.

Mais (hélas) pour une qui prend les matières si à cueur qu'eir ha besoin de telles remonstrances, je croy qu'on en trouvera cent pour le moins qui ont besoin des autres au contraire : à-sçavoir par lesquelles elles soyent induites à considérer quel lien est celuy de mariage, et soyent retirées de la malheureuse opinion du philosophe, qui renversant, entant qu'en luy estoit.


202 APOLOGIE POUR HERODOTE

tout ordre de nature, alléguoit aux femmes l'exemple de la maison qui n'empire pas pour loger autres que son maistre. Comme aussi Épictète (lequel je pense avoir esté le plus homme de bien de tous les philoso- phes, avec Musonius) nous raconte que les femmes à Romme faisoyent un bouclier de ce qu'a escrit Platon en sa Politie (i), à-sçavoir que les femmes doivent estre communes : et que pour ceste raison ordinai- rement on leur trouvoit ce livre entre les mains. En quoy combien que Platon se soit grandement oublié, si n'entendoit-il pas toutesfois ce propos en la façon qu'elles le prenoyent, pour en faire leur proufit, voire en faire un bouclier, comme j'ay dict. Car il ne disoit pas qu'elles devoyent promettre la foy à un homme, et contracter mariage avec luy, pour puis se faire com- munes : mais tendoit à un' autre fin, laquelle comme je confesse n'estre louable, ni aucunement recevable entre les payens mesme, je maintien toutesfois estre plus supportable que les pitiez que nous voyons ensuy- vre des adultères. Comment qu'il en soit, nous con- gnoissons par ce tesmoignage qu'Épictète rend aux femmes Rommaines, qui estoyent de son temps, qu'el- les ne s'amusoyent guères, ou pour le moins ne pre- noyent guère de plaisir à lire l'histoire de la susdicte Lucrèce ; car il est certain qu'elles n'eussent pas pris tel goust à la lecture de ces livres de Platon, et notam- ment des passages contenans lesdicts propos. Or com- bienque les femmes de nostre temps ne voyent pas les mesmes livres, si ne laissent-elles pas pourtant de prat- tiquer le contenu. Dequoy je me rapporte aux femmes de Paris : ausquelles je m'adresse plustost qu'à nulles autres de France, non pource que c'est la ville dont je suis natif, mais pource que je sçay que l'honneur de

(i) Ou République, liv. V


CHAPITRE XV 263

toutes les inventions subtiles et cauteleuses par les- quelles il est possible de faire cocus ceux qui n'ont pas envie de l'estre, leur appartient par devant tous juges droituriers et de bonne conscience. Lequel honneur aussi leur donnoit bien celuy auquel ayant esté dict qu'on le verroit un jour cocu, et qu'alors il seroit moc- qué comme il se mocquoit des autres : — « Je me gar- » deray bien » (dict-il) « de l'estre. » Et après s'estre plusieurs fois faict prier de déclarer quel préservatif il sçavoit contre le cocuage, respondit qu'il ne se marieroit pas à Paris : voulant inférer par cela qu'il n'y avoit lieu où ce mal fust si inévitable qu'en ceste ville-là. De ma part s'il m'en faloit dire ce que ma conscience porte, comme l'autre protestoit, Platon est mon ami, mais j'aime encore plus la vérité (i), ainsi ayant première- ment protesté, que j'aime encore plus la vérité que mon pays, je confesserois que combienque j'aye esté en divers pays, et y aye demouré assez long temps, je

(i) Quel est le premier auteur dans lequel on lit cet adage? Du moins la pensée en remonte à Aristote qui dit, Eth. Nie, I, 6 : « C'est surtout parce qu'on est philosophe qu'on doit attacher plus de prix à la vérité et lui sacrifier même ses propres opinions, et entre ces deux objets de respect et d'affection, l'amitié et la vérité, c'est un devoir sacré de préférer la vérité. » Jean Ulpius, dans VAdag-iorum epitome, imprimé à la suite des Adages d'Érasme (éd. de Paris, iSyo, p.^1226). attribue à Galien la forme suivante : <ï>iXoç IIXâTwv, àXXâ [AÔcXXov T) aXrjôeia. Nous avons cherché cette phrase dans Galien et ne l'avons pas rencontrée. Synésius fait vraisemblablement allusion au passage d'Aristote quand il dit (Ep. i53) : Cum Aristotele amico veritalem antiquiorem habens. » Dans la Vie d'Aristote par Am- monius, c'est à Socrate que la vérité doit être préférée : « Quod si et Platoni ipsi contradicit, nihil mirum, nam in his quoque cum Platane sentit. Ipsius enim est sententia majorent veritatis quam cujusquam aliœ rei habendam esse curam. Id quod ipsis verbis sic expressit : Amicus quidem Socrates, sed magis arnica veritas. Atque alibi : Socrates quidem parum curandus, at veritas plurimum. » Un passage de Grégoire de Corinthe, dans la préface du De dialectis induirait à croire que la pensée vient de Platon, mais Boissonade conjecture que le texte est fautif, que IIXaTWV est la glose d'un co- piste et que ô cpiXôao^oç désignait Aristote dans l'esprit de Gré- goire. Le proverbe est cité dans Don Quichotte, 2» p., ch. 5i.


264 APOLOGIE POUR HERODOTE

n'ay jamais mis le pied en lieu auquel les cocus soyent à meilleur marché, ou (pour mieux dire) se facent à meilleur marché. Les uns le sont, et sont bien contens de l'estre : qui s'en trouvent bien ; aucuns aussi qui ne le sont encores, attendent l'occasion de le devenir ; les autres le sont qui n'en sont guère contens, mais ils sont contrains d'avoir patience de Lombard (i) : d'au- tant que s'ils font quelque plainte de leurs femmes, non seulement on leur fera par despit porter les cornes encore plus longues, mais au lieu qu'ils désirent de les cacher, ils les feront voir à tout le monde, comme nous avons parlé cidevant de quelques-uns qui, pour toute récom- pense de la poursuite faicte contre leurs femmes, n'a- voyent gangné autre chose sinon que d'estre monstrez au doit par un chacun, disant, Voilà ceux qui se sont faicts déclarer cocus par arrest de la court de Parle- ment. En quoy nous voyons une grande différence d'avec le temps passé, auquel (comme Xénophon mes- mement tesmoigne) la loy estoit si rigoureuse contre les adultères, qu'eux seuls entre tous autres malfaicteurs estoyent tuez par son congé. Et sans aller si loing, nous voyons comment encore pour le jourdhuy en plusieurs lieux d'Italie on permet aux maris en tel cas de faire eux-mesmes la justice. Voire me souvient que pendant que j'estois à Naples (bien tost après le com- mencement de la guerre de Siene) avint qu'un qui estoit forussito (c'est à dire banni) estant rentré se- crettement en la ville, tua sa femme qu'il avoit surprise sur le faict. Et depuis me fut dict que non seulement il avoit esté absouls à pur et à plein, mais qu'on estoit après pour mettre une loy que tous les autres forussits qui rentrez ainsi secrettement, pourroyent exécuter la


(i) Patience par force, k Ce fut à Houlard à piller patience de Lombard. » Contes d'Eutrapel, X.


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mesme justice, non seulement auroyent impunité de pareil acte, mais rachèteroyent par ce moyen leur ban- nissement. Je ne sçay pas toutesfois si ceste ordon- nance fut passée: je sçay bien que je l'ouy de la bou- che d'un entr'autres qui estoit pour lors du conseil, peu de temps après la mort du viceroy. Et quand il n'y auroit autre histoire que celle des vespres Siciliennes, elle nous peut assez donner à congnoistre si on faisoit les cocus à si bon marché. Mais je crain que tout ce que je pourrois alléguer sur ce point, ne soyent autant de paroles perdues, mesmement à l'endroit de celles qui se fient en la niaise et vrayement cocualique bonté de leurs maris ; car il est certain qu'on en trouve encore pour le jourdhuy plusieurs descendus de la race de ce- luy qui se doutant que sa femme ne couchoit pas seule en son absence, vint une fois pour la surprendre: et ayant apperceu devant le lict les souliers de celuy qui estoit pour lors son lieutenant, « Voilà » (dict-il) « de bonnes enseignes : je me contente d'avoir veu » cela. » Ce qu'ayant dict s'en alla tout bellement, les laissant achever ce qu'ils avoyent commencé. Le len- demain matin vint trouver ses parens et amis, et après leur avoir conté le faict, « Regardez » (dict-il) « com- » ment la cholère transporte quelquesfois les hommes : » car quand j'apperceu devant le lict les souliers de » celuy qui estoit couché avec ma femme, il ne s'en » falut guère que je ne misse ces souliers en mille » pièces. » Mais pour retourner à mon propos, si ce discours ne sert d'autre chose, au moins servira-il de preuve que celles qui en quelques lieux, pour sçavoir bien faire venir les cornes à leurs maris, sont appelées gaillardes, ou femmes de bon esprit, ou de bon cueur, ou gentiles, ou plaisantes, ou qui sçavent bien leur cour, ou de bon entretien, ou de bonne compagnie, (ou, tout au pis, bonnes commères), se doivent appeler


266 APOLOGIE POUR HERODOTE

selon la façon de parler ancienne, larronnesses, et chiennes ou mastines : outre l'ordinaire appellation, qui est louves. Or est-il temps de venir aux exemples des tours que sçavent jouer les femmes à leurs maris, si finement que ce n'est sans cause que les Latins et les Grecs les ont appelez larrecins. Car combienque les adultères soyent larrecins, encore qu'ils ne fussent commis secrettement et avec astuce et cautelle, si est- ce qu'ils méritent beaucoup mieux ce nom quand ces choses y sont adjoinctes.

Pour venir donques aux exemples des finesses et ruses de nos femmes en tels larrecins, beaucoup plus grandes (selon mon opinion) que des femmes de nos prédécesseurs, je commenceray par un tour lequel il me souvient avoir ouy conter cent et cent fois à Paris, et depuis l'ay trouvé entre les contes de la roine de Navarre, dernière défuncte : et est tel qu'il semble mériter le premier lieu. Un valet de chambre de Char- les, dernier duc d'Alençon, estant adverti que sa femme, beaucoup plus jeune que luy, se laissoit entretenir par un jeune gentil-homme, et ne l'ayant voulu croire pour le commencement, en la fin se délibéra d'eh faire l'expérience. Et pourtant feignit s'en aller en quelque lieu pour deux ou trois jours. La femme, ne voulant perdre si belle occasion, envoya quérir son ami bien- tost après le départ de son mari : lequel sans leur donner le loisir d'estre demie heure ensemble, estant de retour vint frapper bien fort à la porte. Elle qui le congneut, en advertit sondict ami : qui fut si éperdu qu'il eust voulu estre encores au ventre de sa mère. Mais elle luy dict qu'il s'habillast seulement en dili- gence, et qu'il n'eust point de peur, d'autant qu'elle sçavoit le moyen de le faire sortir sans aucun danger. Cependant le mari frappoit à la porte, et appeloit sa femme le plus haut qu'il pouvoit. Mais elle faisoit


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semblant de ne le recongnoistre point à la parole : et pour faire mieux la mine, vint dire à haute voix à un sien serviteur, « Que ne vous levez-vous, et allez faire » taire ceux qui font ce bruit à la porte ? Est-ce main- » tenant l'heure de venir en la maison des gens de » bien ? Si mon mari estoit ici, il les en garderoit » bien. » Or nonobstant que son mari criast souvent tant qu'il pouvoit, « Ma femme, ouvrez-moy, » elle n'en fit rien jusques à ce qu'elle vit son ami estre ha- billé et prest à sortir. Alors en ouvrant la porte à son mari qui estoit borgne, et faisant (ou plustost contre- faisant un grand accueil, commença à luy dire, « O » mon mari, que je suis aise de vostre venue: car je » faisois un merveilleux songe, et estois tant aise que » jamais je ne receu un tel contentement : pource qu'il » me sembloit que vous aviez recouvré la veue de vo- » stre œil. » Puis en l'embrassant et le baisant le print par la teste : et en luy bouchant d'une main son bon œil, luy demanda, « Voyez-vous point mieux que de » coustume? » Et cependant qu'elle l'amusoit ainsi, en luy ostant l'usage de la veue, fit sortir son ami dehors. Geste mesme princesse raconte aussi de la femme d'un laboureur (i), laquelle sentant venir son mari, fit sau- ver monsieur le curé, son second mari, en un grenier : et couvrit la trappe par où il monta, d'un van à vanner. Maiss'ennuyant d'estre (2) là si longuement, regarda par ladicte trappe, et apperceut le mari dormant auprès du feu : mais en regardant il s'appuya si lourdement sur ce van, que tous deux tombèrent à bas auprès du bon homme. Lequel s'estant esveillé à ce bruit, et ayant


(1) Trois, journée, vingt-neuv. nouvelle.

(2) La feuille entière de l'édition originale, commençant à cet en- droit (signature /, pages 161 à 176), a été réimprimée par Estienne. Nous donnons ici le texte primitif et nous mettons en note les variantes que nous fournissent les exemplaires cartonnés.


268 APOLOGIE POUR HERODOTE

demandé à sa femme que c'estoit, — « Mon ami » (dit- elle) « c'est vostre van que le curé avoit emprunté: » il vous l'est venu rendre. » Et il trouva ceste response assez pertinente, hormis qu'il dict, — « C'est bien lour- » dément rendu ce qu'on a emprunté, car je pensois » que la maison tombast par terre. » Elle fait aussi un conte d'une chambrière (i), laquelle pour jouir mieux d'un sien ami, serviteur en une mesrae maison (qui est par elle nommée), avoit trouvé moyen de chasser d'icelle la damoiselle sa maistresse (en l'absence du mari), en luy faisant peur d'une sorte d'esprit qu'on appelle lutin. Mais le mari à son retour, qui ne fut qu'au bout de deux ans, trouvant sa femme avoir changé sa demeure pour ceste occasion, la ramena en leur logis ordinaire : luy disant que quand ce seroit le diable mesmes, il ne le craindroit point. Et de faict joua si bien son personnage, qu'ayant la première nuict receu un soufflet par cest esprit (c'est à dire par sa chambrière contrefaisant l'esprit, et entr'autres choses aussi renversant table, tresteaux, scabelles, il s'en vengea très-bien la seconde, ayant arresté (2) la main de l'esprit qui luy avoit derechef donné un souf- flet. Lequel conte me réduit en mémoire un autre semblable que j'ay ouy souvent faire à feu ma mère, d'une chambrière de son père Joce Badius, laquelle pareillement, pour se faire quitter la place où ell' avoit accoustumé de se venir jouer avec un des servi- teurs de la mesme maison, s'avisa de contrefaire l'esprit: et ne fut descouverte la tromperie que par ledict Badius, son maistre, homme de bon esprit et de grans lettres, pour le temps : ainsi qu'il a monstre par efFect. Nous trouvons aussi en Bocace des esprits,

(i) Quatr. journée, trente-neuv. nouvelle.

(2} Arresté. Les exemplaires cartonnés portent : [empoigné].


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lutins ou autres, qui ont servi aux femmes à jouer leurs mystères. Et de vray quand les esprits ont cessé de venir la nuict, les femmes de ce mestier y ont beau- coup perdu; car c'estoit ordinairement leur dernier refuge. Et de ma part j'ay bonne souvenance d'une trousse qu'une femme de Paris joua à son mari par le moyen desdits esprits, pendant que j'estois encor jeune. Duquel tour futfaicte une farce, que long temps depuis j'ay veue jouer aux badins de Rouan. Voilà comment les moines et les femmes ont sceu faire leur proufit, voire (comme on dit en parlant priveement) faire leurs choux gras d'une opinion ou persuasion, de laquelle, depuis que le pot aux roses a esté descouvert, se sont moquez ceux mesmes qui audemeurant ont combattu pour plusieurs autres abus. Car nous sçavons quelles tragédies les Jacopins de Berne et les Cordeliers d'Or- léans (entr'autres) ont faict jouer ausdicts esprits. Des- quels néantmoins les moines et prestres ne s'aidoyent pas à l'endroit de leurs chalandes, pource que l'opinion qu'on avoit de leur saincteté, leur fournissoit inven- tions de plusieurs autres tours (comme nous verrons ci-après), par le moyen desquels toutesfois, depuis ce mesme descouvrement (i)du pot aux roses, ils n'ont sçeu passer par tout, comme ils avoyent accoustumé. Et se faut-il donc esbahir si la vraye religion, qui a faict ouvrir les yeux aux hommes, voire les a faict voir si clair, n'ha point de plus mortels ennemis que les pres- tres et les putains ? Et en parlant ainsi (afin que les moines ne se plaignent que je les aye oubliez) je com- pren les moines (soyent noirs, soyent blancs, soyent gris) sous le nom de prestres.

Et pour retourner à ces gens de bien, escoutons un peu comment une certaine dame Sienoise sçeut par

(i) Exemplaires cartonnés : [depuis le susdit descouvrement].


270 APOLOGIE POUR HERODOTE

une subtile invention sauver envers son mari son hon- neur, et celuy de frère Regnaud : auquel néantmoins ell'avoit abandonné une autre sorte d'honneur, non pas une fois, ni deux, ni trois, mais si souvent qu'elle s'en devoit bien contenter : combien qu'il fust son compère d'un enfant qu'il luy avoit tenu devant qu'estre reli- gieux. Or avint une fois entre autres, pendant que frère Regnaud luy enseignoit sur un lict la pateuQstre, et le compagnon d'iceluyl'enseignoit à la chambrière aufeste de la maison, que le mari heurta à la porte, et appela sa femme. Elle oyant ceci, « Hélas » (dict-elle) « c'est » faict de moy : voici mon mari : toutesfois vestez- » vous seulement, et je la luy bailleray bonne (i). » Ayant donc averti frère Regnaud quel personnage il devoit jouer, respondit à son mari, qui redoubloit son heurtement (2), « Je m'en vay à vous, mon ami. » Et se leva aussi tost après ; puis luy ayant ouvert, vint incontinent à dire (or faut-il noter qu'ell'avoit mené son petit garçon au lieu où ils s'estoyent jouez), « Hé- » las, mon mari, vous ne sçavez pas : j'ay veu aujour- » dhuy l'heure que nous avions perdu nostre petit fils, » et sans frère Regnaud nostre compère (que Dieu » nous a envoyé au besoin), je croy qu'il ne seroit plus » en vie. » Ce sot mari, qui de prime face avoit pensé évanouir, après avoir un peu repris courage, voulut sçavoir comment cela estoit avenu. Alors ceste bonne dame luy vint comter par le menu : — Au comman- » cément j'ay esté toute esbatjie qu'un évanouissement » a pris à ce petit garçon, lequel a esté tel que je pen-

f i) Exemplaires cartonnés : [Il avint donc une fois entre les autres, pendant que frère Regnaud estoit avec ceste vilaine, et son compagnon avec la chambrière d'icelle, au feste de la maison, que le mari heurta à la porte, et appela sa femme. Elle oyant ceci, « Hélas » (dict-elle) (( c'est faict de moy : voici mon mari. » Puis ayant un peu songé ajousta, « Vestez-vous seulement, et je la luy bailleray bonne. »]

(2) Son heurtement : supprimé dans les exemplaires cartonnés.


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» sois totalement le voir passer: et ne sçavois où j'en » estois. Mais (comme Dieu a voulu) frère Regnaud est » survenu en cest instant : et l'ayant pris entre ses bras, » m'a dict, Commère, ce sont vers qu'il ha au corps, » qui s'approchent du cueur : et le tueroyent très- » bien (i), qui n'y remédieroit. Mais n'ayez peur, car » je les enchanteray de telle sorte qu'ils mourront » tous: et avant que je parte d'ici, vous verrez vostre » enfant aussi sain que vouslevistes jamais (2).Etpource » qu'on avoit ici besoin de vous, pour dire certaines » oraisons, et que la chambrière ne vous a sçeu trouver, » il les a faict dire à son compagnon au feste de la » maison : et luy et moy sommes entrez ici, et nous y » sommes enfermez : pource qu'autre personne que luy » et la mère de l'enfant ne peut assister à un tel » mystère. Encore l'ha-il entre ses bras, et pense qu'il » n'attend autre chose sinon que son compagnon ait » achevé de dire les oraisons : et lors tout sera faict, » car l'enfant est déjà tout revenu à soy. » Ce povre cornu (3) mari, au lieu de penser à la tromperie de sa femme, jettant un grand souspir, dict qu'il le vouloit aller voir. Maiselle, craignant que frère Regnaud ne se fust pas remis encores en bon estât, et tel qu'il pust estre hors de tout souspeçon, luy dict : — « N'y va point encore, » mon ami : car tu gasterois tout ce qui a esté faict. » Demeure un peu : je veux voir si tu y peux aller dés » maintenant, et selon cela je t'appelleray. » Frère Re- gnaud, qui avoit tout ouy, et s'estoit revestu à loisit et à son aise, tenoit l'enfant entre ses bras; et quand il pensa estre temps, il appela : « Hau, commère, n'ay-je » pas ouy le compère ? » Le povre benest de mari re-


[ï] Exemplaires cartonnés : [ne faudroyent de le tuer].

(2] Ibid. : [onques].

(3) Cornu : supprimé dans les exemplaires cartonnés.


272 APOLOGIE POUR HERODOTE

spondit : — « Ouy, monsieur. » Alors frère Regnaud l'ayant faict venir, luy dict, parlant en gravité : — «Te- » nez vostre fils sain par la grâce de Dieu : au lieu que » je pensois tout à cest'heure que vous ne le verriez » vif à vespres. Mais sçavez-vous bien qu'il y a? il faut » que vous faciez mettre un' effigie de cire de sa gran- » deur à la louange de Dieu, devant l'image de monsieur » S. Ambroise, par les mérites duquel nostre Seigneur » vous a faict ceste grâce. » Le père, ayant pris son en- fant entre ses bras, comme celuy qu'il venoit de tirer de la fosse, se mit à le baiser, et remercier son compère de la guarison. Et cependant le compagnon de frère Re- gnaud estant venu en bas, et (pour s'accorder à la farce, laquelle il avoit entendue d'un lieu où il s'estoit mis secrettement) ayant dict : «Frère Regnaud, j'ay dict » toutes les quatre oraisons dont vous m'aviez donné » charge, » le povre mari fit apporter du vin, voire du meilleur, avec force confitures : et ainsi traicta frère Regnaud, avec son compagnon : et puis avec plusieurs grans remerciemens, leur dict à Dieu, les ayant con- duits jusques hors sa maison. Et puis en toute dili- gence ayant fait faire l'effigie de cire, l'envoya attacher avec les autres, devant l'image de monsieur S. Am- broise (i).

On lit aussi de plusieurs femmes qui ont joué de merveilleuses trousses à leurs maris, par le conseil et instruction des prestres ou moines lesquels y avoyent intérest : mais je les garderay (comme la raison le veut) pour la légende des vertus ecclésiastiques pro- chainement suyvante : à-fin qu'on ne die que par trop aimer l'honneur des femmes, je leur transporte aussi celuy qui est deu aux gens d'église. Poursuyvant donc les histoires qui contiennent les bons tours des femmes

(i) Boccace, journ. VII, nouv. 3.


CHAPITRE XV 273

qui sont de leur créa ( c'est à dire lesquels elles ont forgez sous leur chapperon, ou coiffe, ou couvrechef), je raconteray l'acte (i) d'une femme Florentine, du- quel nous avons tesmoignage par deux Florentins (2) qui l'ont couché par escrit presques en semblable sorte. Pendant que ceste Florentine estoit avec son amou- reux, en une sienne métairie près de Florence , arriva l'autre (3) auquel contre son gré, mais pour certains respects, elle complaisoit. Ainsi donc qu'elle le sentit monter les degrez, elle pria le premier de se cacher en la ruelle du lict, et avoir un peu de patience (4) jusques à ce que ce second s'en fust allé. Auquel toutesfois n'ayant pu donner congé comme elle délibéroit, et ne l'ayant peu esconduire (5), avint que le mari retourna pendant qu'ils estoyent tous deux en la maison. Alors si jamais femme se trouva empeschée, fut ceste-ci, d'au- tant qu'eir avoit à respondre de deux hommes tout à la fois, qu'ils venoyent faire à la maison; et quant au second, il ne pouvoit éviter d'estre descouvert, à cause de sa haquenée qu'il avoit laissée en la cour, comme celuy qui pensoit que le mari fust bien loin. Comment fait-elle donc ? voici l'eschappatoire qu'elle trouve. Elle prie le second de desgainer son espée toute nue, et avec un visage fort courroucé et troublé descendre en bas par les degrez, et en s'en allant, dire : Je fay vœu à Dieu que je l'attraperay ailleurs. Luy donc

(i) Exemplaires cartonnés : [Poursuyvant donc telles histoires (après avoir derechef prié les lecteurs me pardonner si j'en récite quelques unes au long, non pour autre cause que pour descouvrir et faire détester telles et si meschantes finesses, desquelles autrement la mé- moire mérite d'estre à jamais ensevelie}, je commenceray par l'actej.

{2) Boccace et Pogge; voy. Tome II, Notes complémentaires, \o Florentins.

(3) Exemplaires cartonnés : [avec son paillard, arriva l'autre].

(4) Et avoir un peu de patience : supprimé dans les exempl. car- tonnés.

(5) Et ne l'ayant peu esconduire : supprimé.

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274 APOLOGIE POUR HERODOTE

ayant faict ainsi, et n'ayant rien respondu au mari, qui luy demandoit que c'estoit, sinon qu'il l'attrape- roit ailleurs (en ajoustant un grand serment), le mari monta puis en haut, et trouvant sa femme audessus de la montée, toute desconfortée en faisant l'effrayée, luy demanda : « Qu'est ceci ? qui est-ce qu'un tel va ainsi » menaceant? » Elle,' s'estant retirée vers la chambre (à- fin que l'autre qui estoit caché en la ruelle du lict, l'en- tendist), respondit : — « Hélas, je n'eu jamais en ma » vie telle frayeur. Car il vous faut entendre qu'ici de- » dans s'est sauvé un jeune homme que je ne congnoy » point, estant poursuyvi par un tel l'espée au poin. » Bref ceste femme fit si bien par son babil (auquel s'ac- corda puis le galand qui estoit caché), qu'au lieu qu'ell' estoit une vilaine qui le faisoit doublement cocu (i) en une mesme fois, elle luy persuada qu'ell' avoit faict honnestement et sagement d'avoir engardé qu'un tel scandale n'avinst en leur maison. Et après avoir (2) donné à souper à celuy qui s'estoit ainsi sauvé, et l'avoir bien monté, le mena seurement jusques en sa maison à Florence. Voilà le tour joué par une Floren- tine ; nous en orrons maintenant un que joua aussi à son mari un' autre non de la ville , mais d'auprès. Le- quel tour, encore que de prime face ne semble pas avoir tant de finesse que celuy que je vien de réciter, si est-il de plus grand proufit non seulement que ce- stuy-là, mais que tous les précédens ; d'autant que les autres desquelles nous avons raconté les ruses jus- ques ici, n'ont gangné autre chose par icelles, sinon qu'elles ont faict évader leurs amis bagues sauves, et en sauvant l'honneur et d'elles et d'eux : mais ceste-ci trouva le moyen de retenir son ami, et faire fuir son

(1) Exemplaires cartonnés : [qui lui faisoit doublement tort].

(2) Ibid. : [Luy donc après avoir).


CHAPITRE XV 275

mari. Car ayant faict mettre son dict chaland sous le lict ( I ) , s'en vint incontinent au devant de son mari, qui estoit survenu à l'heure qu'elle ne l'attendoit pas : et commança à le tancer bien fort, disant qu'il sembloit qu'il ne demandast autre chose que de se mettre entre les mains des sergeans : lesquels ne faisoyent que de sortir de sa maison , après l'avoir cerché par tous les coins d'icelle. Ce povre homme, tremblant à telles nouvelles, luy demanda conseil (d'autant que les portes de la ville estoyent ferme'es). Elle dict qu'elle n'en sçavoit point de meilleur que cestuy-ci, à-sçavoir qu'il se cachast dedans le colom- bier. Et quelque temps après l'avoir là enfermé , et osté l'eschelle, pour luy faire avoir encore plus grand' peur, fit contrefaire le sergeant par son dict chaland (2) : et après avoir mené grand bruit, en la fin s'en alla coucher avec luy en seureté, tenant en prison celuy duquel ell' avoit eu crainte. On conte aussi d'une qui fit entrer son ami en un tonneau quand elle sentit venir son mari : et fit semblant que c'estoit un homme qui estoit venu pour l'acheter, et le vouloit voir de- dans (3). Mais ce seroit une chose non seulement longue, mais infinie, de mettre par escrit tous leurs tours desquels on a ouy parler : sans ceux qui s'in-

(i) Exemplaires cartonnes : [que je vien de réciter, passe toutes- tois plus outre non seulement que cestuy-là, mais que tous les précé- dens. Sur quoy je ne me puis assez esmerveiller que les personnes de leur costé ayent esté si subtiles et cauteleuses pour cuider sauver leur honneur, et cependant si malavisées à le hazarder. iVIais la providence de Dieu en cela est encore trop plus admirable sans comparaison, quand elle fait que telles finesses inventées pour couvrir le mal, ont esté les vrayes causes de le faire congnoistre et publier jusques à la postérité mesmes. Ce qui nous doit bien enseigner de cheminer en crainte devant la face d'iceluy. Ceste-ci donc ayant faict mettre son paillard sous le lictj.

(2) Ibid. : [par sondict paillard].

(3) On conte aussi vouloit voir dedans : toute cette phrase est

supprimée dans les exemplaires cartonnes.


276 APOLOGIE POUR HERODOTE

ventent tous les jours : voire quand il ne fau- droit tenir comte que de ceux de Paris : où toutes- fois la plus part des femmes n'ha si grand besoin d'avoir recours à telles finesses et telles eschapatoires (veu la grande liberté) comme elles ont en plusieurs autres villes. Et ainsi que nous avons parlé des lar- rons les uns plus fins que hardis, les autres plus hardis que fins, ainsi se trouveront là exemples de ces deux sortes de larronnesses, en cas du larrecin duquel il est maintenant question. Pour le moins quant à la har- diesse, j'en sçay un exemple notable, d'une femme qui m'a esté monstrée plus d'une fois à Paris : laquelle, oyant son mari heurter à la porte, pendant qu'ell' estoit couchée avec son mari subalterne (i), ne se daigna bouger, voire garda que le serviteur du logis (qui avoit d'elle le mot du guet) ne luy allast ouvrir, sinon après l'avoir laissé tremper là environ une heure, et avoir pris cependant ses déduits avec ledict subalterne mari tant que bon luy sembloit. Or le bon fut que plus ce povre mari crioit: « Ma femme, ouvrez-moy, » plus elle le maudissoit, disant qu'il avoit beau faire (2), et qu'ell' estoit trop fine pour se laisser tromper à un tel rustre, encore qu'il sçeust si bien contrefaire la voix de son mari : voire jusques à le menacer que s'il ne s'en alloit, elle le couronneroit d'une couronne qui ne luy seroit guère plaisante. En fin, quand il luy sembla qu'il estoit bon d'ouvrir, après avoir fait cacher son chaland, alors envoya (3) ledict serviteur : auquel toutesfois (pour faire bonne mine) elle crioit par la fenestre : « Me- » schant, pourquoy ouvres-tu à ce ruffian? tu en re-

(i) Exemplaires cartonnés : [avec son adultère].

(2) Ibid. : [environ une heure, pour commettre cependant tout à loisir sa vilenie. Dequoy ce povre mari ne se doutant aucunement, continuoit à crier : a Ma femme, ouvrez-moy. » Mais plus il crioit, plus elle le maudissoit, disant qu'il avoit beau faire].

(3) Ibid. : [après avoir faict cacher l'adultère, elle envoya].


CHAPITRE XV 277

spondras. » Voilà un tour qui fut joué à Paris il y a environ dix-sept ans, lequel est semblable à un qui a esté ci-dessus récité.

Mais comme j'ay dict parcidevant, que les esprits ne revenans plus comme de coustume , portoyent grand dommage aux prestres, et aux femmes desquelles main- tenant nous parlons, aussi est-il certain que tant les uns que les autres perdent beaucoup au descriement des pèlerinages : et celles principalement qui ne pou- vans avoir enfans de leurs maris , alloyent cercher quelque sainct qui leur en fist ( i ). Il est vray qu'elles ont quelque recours aux processions, qui sont encores en quelque crédit ; mais les pèlerinages estoient bien autre chose : car nostre Dame des vertus (entr'autres) ne failloit jamais de faire des vertus en une sorte ou autre, avant qu'on retournas! à la maison. Mais à pro- pos des prestres, il me souvient d'un tour subtil inventé par une femme d'auprès d'Amboise, n'ayant rien de commun avec aucun des prccédens : mais lequel par une vengeance de Dieu, retomba sur la teste du prestre qui en avoit esté avisé par elle. Ce comte ( qui est no* table entre cinq cents autres) est tel. Le curé d'On- zain (2), près d'Amboise, persuadé par une hostesse, la- quelle il entretenoit, de faire semblant ( pour oster à l'avenir tout souspeçon au mari) de se faire chastrer (qu'on dit plus honnestement tailler) par un nommé maistre Pierre des serpens , natif de Villantrois en Berri (3), envoya quérir ses parens; et après leur avoir dict qu'il n'avoit jamais osé déclarer son mal, mais qu'en la fin il se trouvoit réduict en tels termes qu'il luy estoit force d'en passer par là, fit son testament; et pour faire encore meilleure mine, après avoir dict à ce maistre

(i) Exemplaires cartonnés : [alloyent cercher quelque sainct en aide).

(2) Onzain, Loir-et-Cher, cant. d'Herbault, arr. de Blois.

(3) Villantrois, Indre, cant. de Valençay, arr. de Chàteauroux.


278 APOLOGIE POUR HERODOTE

Pierre (auquel toutesfois il avoit baillé le mot du guet de ne faire que semblant, et pour ce luy avoit donné quatre escus) qu'il luy pardonnoit sa mort de bon cueur, si d'aventure il avenoit qu'il en mourust, se mit entre ses mains, et se laissa lier et du tout accoustrer comme celui qu'on voudroit tailler vrayement. Or faut-il noter que comme le prestre avoit baillé audict maistre Pierre le mot du guet de ne faire que sem- blant, aussi le mari de son costé, après avoir entendu ceste farce, avoit donné le mot du guet de le faire à bon escient : avec promesse de luy donner le double de ce qu'il avoit receu du prestre pour faire la mine. Tellement que luy persuadé par le mari, et tenant le povre messire Jan en sa puissance, après l'avoir bien attaché, lié et garroté, exécuta son office réalement et de faict : et puis le paya de ceste raison , qu'il n'avoit point accoustumé de se moquer de son mestier. Voilà comment le povre curé se trouva de l'invention de ceste femme, et comment au lieu que suyvant ceste finesse il se préparoit à tromper le mari mieux que jamais, il fut trompé luy-mesme d'une tromperie beau- coup plus préjudiciable à sa personne. Et est avenu ceci depuis environ trentecinq ans. Or me fait sou- venir ce chastrement d'un autre duquel aussi une femme fut cause, mais toutesfois par une occasion fort différente. Car Poge escrit qu'en une ville d'Italie nommée Eugubio, un qui estoit fort tourmenté de jalousie, quand il vit qu'il ne pouvoit congnoistre si sa femme s'abandonnoit à autre, l'ayant menacée de luy jouer un mauvais tour, se chastra soy-mesme, afin que si elle devenoit grosse puis-après, elle fust incontinent convaincue d'adultère (i). Et comme un comte attire l'autre, en récitant ce second chastrement, il m'est

(i) Voy. Poggii Facetiœ : Optima lelotypi cautio.


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souvenu d'un troisième , dont aussi une femme fut cause, mais par une occasion toutesfois encore diffé- rente à celle des deux autres que nous venons d'ouïr, lequel (pour estre fort estrange) je ne mettrois par escrit, si je ne le tenois d'un homme de bien, et nommeement qui est ennemi mortel des mensonges. Le comte est tel : Le bastard de la maison de Campois près de Rommorantin, après avoir sollicité une damoi- selle l'espace de deux ans, et l'avoir en la fin gangnée, estant avenu qu'à l'heure qu'elle s'estoit présentée et abandonnée à luy, il ne s'estoit trouvé dispos à sa vi- lenie, se retira en son logis à Chabris (i), si despité contre soy-mesme, qu'ayant pris un rasoir chez un barbier, il s'en coupa la partie l'indisposition de la- quelle l'avoit frustré de son espérance , et du fruict d'une si longue attente. Et l'ayant coupée, l'enferma en un buffet. Ce que j'enten estre avenu depuis environ vint-cinq ans (2). Laquelle histoire m'a semblé si no- table, pour monstrer quelle nouvelle sorte d'enragez produit nostre siècle, que je n'ay voulu l'omettre non plus que la précédente : combien qu'elles facent men- tion de deux chastrements qui n'appartiennent au propos des subtiles inventions et finesses des femmes ainsi que le premier.

Ma délibération estoit de mettre ici fin aux exemples des stratagèmes des femmes : mais il m'en est venu un en mémoire lequel je fay aucunement conscience d'omettre. Lequel toutesfois n'est pas tendant à mesme fin que les précédens : mais au lieu que ceux-là leur servent pour éviter le danger d'estre descouvertes es leurs secrets et illicites amours, cestuy-ci est du nombre de ceux par lesquels les amours se pourchassent (3).

(1) Chabris, Indre, cant. de Saint-Christophe, arr. d'Issoudun.

(2) Cf. Bouchet, Serées, I, 5.

(3) Exemplaires cartonnés: [. . . mais il m'en est venu un en mé-


28o APOLOGIE POUR HERODOTE

Voici donc un stratagème (puis que ce mot Grec depuis quelque temps a trouvé lieu au language François) autant brave qu'on pourroit songer : duquel une femme d'Orléans, qu'on pense estre encores aujourdhuy en vie, usa pour parvenir à son intention, qui estoit d'attirer à sa cordelle un jeune escholier duquel ell' estoit amou- reuse. Ne voyant aucun moyen par lequel elle le pust avertir de la bonne affection qu'elle luy portoit, vint trouver son confesseur dedans l'église ; et en faisant la mine d'une femme fort désolée, luy ayant comté sous prétexte de confession, qu'il y avoit un jeune escholier qui la pourchassoit incessamment de son déshonneur, en se mettant et elle aussi en très-grand danger (lequel elle luy monstra, comme par cas fortuit il se promenoit au mesme lieu, ne pensant aucunement a elle), le pria fort affectueusement de luy faire telles remonstrances qu'il sçavoit estre requises en tel cas. Et sur cela, comme celle qui feignoit tout ceci à-fin de faire venir à soy celuy qu'eir accusoit faussement d'y venir, elle disoit quandetquand à ce père confesseur par le menu tous les moyens desquels l'escholier usoit : racontant qu'il avoit accoustumé de passer au soir pardessus une telle muraille, à telle heure, pource qu'il sçavoit que son mari n'y estoit pas alors, et qu'il montoit sur un arbre, pour puis entrer par les fenestres : bref qu'il faisoit ainsi et ainsi , et usqit de tels moyens qu'ell' avoit grand'peine à se défendre. Le beau-père parle à l'escho- lier, et luy fait les remonstrances qu'il pense estre les plus propres. L'escholier, qui sçavoit en sa conscience qu'il n'estoit rien de tout ce que ceste femme disoit, et qu'il n'y avoit jamais pensé, fit toutesfois semblant


moire lequel je n'ay voulu omettre, combienqu'il ne tende à mesme fin que les précédens: hormis que tous sont sortis d'un mesme esprit, à-sçavoir de celuy qui a de tous temps accoustumé de faire les hommes instrumens de leur propre ruine].


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de recevoir ces remonstrances comme celuy qui en avoit besoin, et en remercia le beau-père. Mais comme on dit qu'à bon entendeur il ne faut qu'un mot, il eut bien de l'esprit (i) jusque là pour congnoistre que ceste femme l'avoit accusé de ce qu'elle désiroit qu'il fist : veu mesme qu'elle luy donnoit toutes les adresses et tous les moyens dont il devoit user. Laquelle occa- sion le jeune homme ne voulant perdre, sceut très-bien prendre et tenir le chemin qu'on luy enseignoit (2) : de sorte qu'au bout de quelque temps le povre beau-père qui y avoit esté à la bonne foy, se voyant avoir esté ainsi trompé, ne se put garder de crier en plaine chaire : « Je la voy celle qui a faict son maquereau de moy (3). »

Or (4) me semble-il que j'oy desjà les propos de quel- ques bonnes galoises, les unes disantes que ce que j'ay récité de leurs finesses, n'est rien, et que tout cela est vieil : et qu'il leur est bon besoin de sçavoir bien d'au- tres tours de passepasse : les autres, se plaignantes que je ne m'attache qu'à elles, comme si les hommes estoyent povres innocens en cest endroit. Pour respondre donc aux premières, je di que je sçay bien que ces tours que j'ay récitez, ne sont pas la millième partie de ceux qu'elles sçavent (et n'y eust-il que ceux qu'elles jouent par occasion de la messe, et principalement de celle de minuict : pareillement par occasion des matines : ou par le moyen d'une qui crie fines aiguilles, ou de quel- que autre portepannier, voire de ceux qui font sem- blant de demander Paumosne) : mais que ce peu d'exem-


(i) Exemplaires cartonnés: [Mais (comme le cueur de l'homme est prompt au mal) il eut bien de l'esprit].

(2) Ibid. : [...dont il devoit user. Sur laquelle occasion le jeune homme, allant de mal en pis, ne faillit à tenir le chemin qu'on luy enseignoit].

(3) Cf. Boccace, Décaméron, III, 3 ; — Grazzini, Ottave.

(4) Les exemplaires cartonnés donnent ici un texte tout différent: [Or ne seroit-ce jamais faict s'il faloit raconter toutes les sortes de leurs finesses: ie di celles particulièrement dont elles usent en cest

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282 APOLOGIE POUR HERODOTE

pies me suffit pour faire congnoistre leur bon esprit qu'elles ont pardessus celles des siècles précédens : si toutesfois l'esprit qui s'applicque à mal, mérite d'estre appelé bon. Pour responce aux secondes, je di que combienque les bons compagnons se sentent du proufit des finesses qu'inventent les femmes pour leur faire plaisir, elles ne doivent pas pourtant estre attribuées à eux, mais bien méritent ces femmes d'en estre par eux remerciées : et que des finesses mesme qui leur sont apprises par les hommes, la moitié de l'honneur leur appartient pour le moins : pourccqu'ils ne leur mon- strent que la théorique, les laissans quelquesfois bien empeschées à la prattique. Car quant est d'entrer par les fenestres, ou par le toict, cela est jà trop ancien, et n'est pas digne du nom de finesse. Et quanta ceux qui se font dévaler par la cheminée, dedans un panier, pour comparoistre à l'assignation, cela aussi n'est pas grande habileté, et de laquelle il faille faire cas : si- non qu'il contrevienne quelqu'autre mystère, qui face que la saulce (comm' on dict en commun proverbe) vaille mieux que le poisson. Comme j'ay ouy conter d'un du pays de Gascongne, qui s'estant faict ainsi dé- valer par une cheminée dedans un panier, s'alla cou- cher auprès d'une fille qui estoit réciprocquement amoureuse de luy, mais n'avoit pas le moyen de lui ouvrir la porte. Et s'estant le père relevé la nuict par

endroit. Mais nous avons une chose fort digne de considération en ceci, c'est comment la fausse et idolâtre religion, qui est es sainctes lettres accomparée à la paillardise, réalement aussi et de faict a esté de tout temps comme la principale mère nourrisse de ce vice. Et pour- tant les gens d'église (ainsi qu'ils se font nommer) n'ont pas seulement employé leurs entendemens à forger des ruses tant pour eux que pour celles dont ils vouloyent abuser, mais aussi ont employé à cela ce qu'ils appellent le service divin, et mesmement la principale pièce d'iceluy, à-sçavoir, la messe. Car c'est une chose assez notoire, qu'ils la font ordinairement servir de maquerelle. Voire sont bien venus jus- que là, de faire servir leur messe de minuict, et à faute d'icelle, leurs matines, à ce que servoyent quelquesfois aux payens sacra bonce dex. Voilà comment outre leurs meschans tours, qui estoyent jà


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cas fortuit, entra en la chambre où estoit couche'e sa fille (jouant à un jeu duquel il ne se doutoit pas), et luy avint de mettre les pieds dedans ce panier, qui estoit fort bas : or ceux qui estoyent au haut de la cheminée, et attendoyent l'heure qu'il faudroit re- monter leur homme, ayans senti en remuant leurs cordes la pesanteur dudict panier, pensèrent totalement que c'estoit luy qui estoit dedans, et pourtant commen- cèrent à le guinder en haut. Alors ce pauvre père sen- tant qu'on le guindoit ainsi, et ne voyant personne, se prit à crier bien effrayé, « Hélas, hélas, le diable m'em- » porte. » Lequel cri faisant peur aussi à ceux qu'on prenoit pour le diable, leur donna occasion de dévaler cest homme bien vistement et rudement : ce qui aida à luy augmenter tant plus ce soupeçon.

Et à-fin de ne donner aux femmes occasion de former contre moy une seconde complainte, en ce qu'elles pourroyent alléguer que je supprime un' autre espèce de leurs finesses, qui rend tesmoignage de leur grand esprit, je diray ce que j'avois envie de taire, et commen- ceray par ce propos : c'est que les femmes sçavent bien que le plus grand heur du mariage, à l'endroit de tous ceux qui n'ont point le jugement perverti, est la lignée qui en provient : et qu'elle donne le moyen non seule- ment d'avoir des maris tout ce qu'on demande, mais de leur faire faire tout ce qu'on commande. Tesmoin

en usage entre celles qui d'ailleurs estoyent desbauchées, ont esté in- ventez plusieurs voire infinis autres, par le conseil de ceux qui au- contraire les devoyent remettre au bon chemin, pour estre vrays gens d'église. Mais je vous laisse penser, lecteur, comment ils se portoyent en secret quand ils prenoyent la hardiesse (je di ceux d'entr'eux qui avoyent apparence d'estre plus honnestes que les autres) d'approuver et soustenir publiquement les bordeaux: voire mesme en plein sermon devant le peuple. Ce qu'a faict entr'autres Olivier Maillard, qui a sou- vent esté allégué ci-dessus. Lequel passe encore bien plus outre : car il fait bouclier d'un passage de S. Augustin, et veut faire acroire à ce vrayement sainct personnage qu'il a esté aussi approbateur de telle chose, qui par les payens mesmement a esté condamnée. Kt à propos des payens, si nous faisons comparaison de leur gouvernement en


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APOLOGIE POUR HERODOTE


la Périgourdine, qui estant contre l'espérance du mari devenue grosse, prit de là occasion de lever si bien les cornes, que sous couleur d'estre envieuse à la manière des femmes grosses, exe'cuta à grans coups de fouet l'envie qu'ell' avoit de long temps de se venger de son mari : lequel pour luy complaire, s'estoit laissé lier, garroter, et attacher à un banc. Il est bien vray qu'au lieu qu'il pensoit que ceste envie seroit incontinent passée, elle dura si long temps, qu'il ne se peut tenir de crier si haut que les voisins accoururent subitement à ce bruit : et toutesfois les pria de n'empescher sa femme qu'elle n'eust passé son envie de peur qu'à faute de ce elle ne perdist son fruit. Elle donc ne mit point à fin son exécution, jusques à ce que les bras luy commencèrent à faire mal : et lors fut deslié, ayant la vengeance de sa femme escrite sur le dos en nou- velles sortes de lettres, lesquelles il garda fort long

cest endroit, avec celuy de plusieurs qui s'attribuent le titre de Chre- stiens, nous trouverons que plusieurs payens se gouvernoyent Chre- stiennement, et au contraire que plusieurs Chrestiens se gouvernent payennement, c'est à dire profanement. Car nous sçavons que les payens punissoyent l'adultère de pênes fort griefves, et pour la plus part, de mort: au lieu que (comme je monstre ailleurs) plusieurs Chrestiens ne s'en font que rire. Aussi qui veut trouver des exemples de grande pudicité, il les doit cercher es histoires anciennes, tant des Chrestiens que des payens, plustost qu'es histoires de nostre temps. Sur quoy il me souvient que Baptiste Fulgose, ayant raconté un' histoire de la pudicité d'une fille d'Alexandrie nommée Pithomène, fait un' exclamation de la différence des filles de son temps avec ceste-là. Laquelle exclamation je réciteray après l'histoire, qui est telle. Ceste Pithomène, estant en Alexandrie esclave d'un citoyen de Komrae, estoit si belle et si vertueuse, qu'il en devint amoureux. Or voyant qu'il ne la pouvoit gangner ni par promesses, ni par menaces, il coramança à la hayr autant qu'il l'avoit aimée : et pourtant l'accusa d'estre Chre- stienne, comme aussi ell' estoit. Et elle, nonobstant cela, demoura si ferme en sa délibération de garder sa pudicité, que pour ce faire ell' aima mieux endurer une très-cruelle mort, à-sçavoir d'estre mise en de la poix bouillante. Après ce récit Baptiste Fulgose vient à dire: « Combien y-a-il de filles maintenant qui devroyent avoir honte en lisant ceci? entre lesquelles nous voyons plusieurs non seulement ne faire pointde résistenceàceuxqui leur veulent oster leur honneur, alors qu'elles ne la peuvent faire sans danger, mais de leur bon gré aban- donner leurs parens et amis, et s'oublier tellement et eux aussi, que


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temps. Or cest exemple peut estre suffisant pour mon- ^trer combien croist l'audace aux femmes quand le ventre leur croist, et principalement quand cela avient contre Tespérance. Car quelque bon advocat que peust avoir ceste-ci, il ne persuaderoit jamais que telle envie fust du nombre de celles auxquelles on voit les femmes grosses estre subjectes. Combien que j'aye ouy parler d'une damoiselle de Lorraine, laquelle estant enceinte, fut surprise d'une subite envie de mordre son mari à la fesse : pour laquelle envie passer, le pria monter sur une scabelle pour détacher quelque chose de la paroy : et cependant luy imprima ses dens en la fesse le plus serré qu'elle peut. Mais ce faict est beaucoup dissem- blable à celuy de la Périgourdine : laquelle, à dire la vérité, auparavant qu'estre grosse, avoit beaucoup enduré de la jalousie de son mari : qui rend son envie extraordinaire un peu plus excusable. Et pour con-

pour satisfaire à leur impudicité elles s'exposent à toutes sortes de dangers, au lieu que ceste-ci s'est exposée à la mort pour sauver sa pudicité? » Ce mesme auteur raconte des histoires qui seroyent au- jourdhuy trouvées fort estranges entre ceux et celles qui n'estiment l'adultère que jeu.

Il y a encores un' autre chose fort digne d'estre notée à propos des finesses susdictes, c'est comment nous voyons les mesmes personnes avoir un vif et agu esprit, voire beaucoup plus qu'on n'a veu es siècles précédens, en telles meschancetez : et au-contraire non seulement n'avoir nul esprit, mais estre comme abruties à l'endroit des bonnes et louables choses, voire qui concernent leur salut. Car celles-ci encore maintenant ne leur peuvent entrer en l'entendement, et à faute de ce sont comme en proye aux abuseurs (ainsi que nous verrons ample- ment ci-après), au-contraire il n'y a ruse pour parvenir à leurs mal- heureux desseins qui leur soit difficile à comprendre. Que di-je à com- prendre ? voire à pratiquer. Or n'enten-je point ceci des femmes seule- ment (combienque je n'aye allégué des exemples que de leurs tours), mais aussi des hommes : lesquels toutesfois ne sont si inventifs tant pourtant de telles astuces ; et puis aussi (tant la corruption est grande) se donnent liberté de faire au sceu de tous et publiquement ce qu'ils condamnent es femmes : comme si Dieu avoit donné un' autre loy pour un sexe que pour l'antre. Il y a encores une raison pour laquelle les hommes n'ont pas si grand besoin de finesses, c'est qu'ils peuvent à l'endroit de plusieurs user de force et violence : comme on voit es rapts mesmement, lesquels aussi nous sçavons aujourdhuy estre com- mis avec plus grande impunité que jamais. J'excepte toutesfois les


286 APOLOGIE POUR hérodotp;

clusion, comm' ainsi soit qu'on voye les femmes par le moyen de leur lignée estre plus aimées, caressées, respe- ctées, autorizées, privilégiées, voire estre maistresses et gouvernantes, au lieu d'estre maistrizées et gouver- nées, et toutesfois qu'on voye d'autre part ceste grâce et bénédiction n'estre donnée à toutes, voici en quoy les femmes ont aussi monstre qu'elles avoyent de l'esprit. L'invention a esté trouvée par aucunes qui se voyoyent stériles, de garnir leur ventre de force linge et petits coussinets (toutesfois peu à peu, pour ne faire croistre l'enfleure que par mesure); de contrefaire les dégoustées, les chagrines, les en- vieuses, les pesantes et malaisées; et au terme des neuf mois supposer quelqu'enfant, apporté secrettement de la maison de quelque povre voisine, ou (à faute d'autre) de l'hostel Dieu. Ce n'est pas tout : car comme celles qui sont stériles se sont servies du moyen de telles suppositions, aussi s'en sont aidées aucunes qui, au lieu qu'elles désiroyent avoir un fils pour plus grand contantement de leurs maris, voyoyent que Dieu leur avoit donné une fille. Comme on sçait assez qu'il y a environ quinze ans qu'une dame de Daulphiné se voyant estre en la maie grâce de son mari de ce qu'elle ne luy faisoit que des filles, forgea une ruse telle pour le rendre content : c'est qu'elle gagna une femme de basse condition, dès le commancement de la grossesse d'icelle, et la fit consentir à luy donner son enfant incontinent

gens d'cglise, quant à ce que j'ay dict des finesses: car, comme nous avons veu qu'ils ont faict jouer des tours fort subtils par quelques povres malheureuses par eux desbauchées, aussi en ont-ils joué eux- mesmes sans emprunter le nom d'autruy. Entre lesquels tours est mé- morable celuy du Cordelier qui maria un sien compagnon à la fille d'une riche damoyselle Italienne veufve, comme il sera raconté ci-après. Mais pour retourner aux ruses et finesses estranges de quelques fem- mes, en voici une sorte qui mérite très-bien d'estre comprise sous le titre de larrecin, ou pour le moins de tausseté. L'invention a esté trouvée par aucunes qui se voyoyent stériles, etc.]


CHAPITRE XV 287

qu'elle seroit accouchée. Après laquelle pratique ceste dame ayant usé de toutes les mines ci-dessus mentionnées, requises pour contrefaire l'enceinte, en fin pour jouer le principal et dernier jeu, incontinent qu'ell' eut entendu que la susdite estoit en travail d'enfant, se mit au lict, fei- gnant estre en la mesme peine, pendant qu'ell' attendoit qu'on luy apportast l'enfant de ceste femme qui luy avoit esté promis. Ce qui fut faict : et luy fut apporté par certaines sagefemmes si secrettement, qu'il fut receu du mari comme sorti du ventre de sa femme : tenu aussi et réputé pour tel de la plus part du peuple. Surquoy je ne veux omettre un exemple notable d'un jugement de Dieu : car la mère, qui ne pouvoit naturellement estre induite à porter aucun amour, ni à donner au- cune puissance en sa maison à cest enfant (combienque au moyen de ladicte supposition il eust esté laissé héri- tier par celuy qui pensoit estre son père), l'ayant tousjours en mespris de plus en plus, en fin le con- traignit de se bander contr' elle, et avoir recours à justice, poursuyvant ses droits, comme fils héritier, jusques à luy vouloir faire rendre conte. Ce qui irrita tellement ladicte dame, qu'elle pourchassa sa mort : pour le moins a esté tenu que le meurdre commis en la personne de luy, fut par la solicitation d'elle. Mais voici un autre tour qui se joue plus souvent, comme aussi il est plus aisé à jouer (i) : c'est de celles qui estans vraye- ment grosses, mais ayans désir d'accoucher d'un enfant masle, pour estre mieux en la grâce de leurs maris, font cercher, au temps que leur travail approche, quelques povres femmes qui aussi soyent prochaines de leur terme, à-fin d'avoir par quelque bonne composition les enfans masles d'icelles et les supposer en la place des leurs, s'il avient qu'elles ayent enfanté des filles. Or n'entens-je

(i) Comme aussi il est plus aisé à jouer: supprimé dans les exem- plaires cartonnés.


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pas toutesfois que ceste raison par moy alléguée pour laquelle les femmes s'adonnent à telles sortes de finesses, soit seule : ains je di que celles qui usent de ces larroniques finesses pour ceste raison, sont plus excusables (si excusables peuvent estre) qu'aucunes qui en usent pour l'autre raison, à-sçavoir pour succéder aux biens du mari, en fraudant ceux ausquels de droit appartient l'héritage. Surquoy il faut confesser la vérité, que quand les povres n'auroyent autre avantage par- dessus les riches, ils ont pour le moins cestuy-ci, c'est qu'ils ne sont point en danger de telles suppositions : de sorte que quand ils voyent leurs femmes estre devenues bossues par le ventre, ils sont exempts de ceste crainte, que ce soit quelque rembourrement (i). Ici je mettray fin à ce chapitre, combienque je sçache que l'argument que j'ay entrepris d'y traiter, s'estend beaucoup plus avant, et que j'ay omis plusieurs points à luy appartenans. Mesmement entr'autres larrons je confesse avoir oublié les traistres, qui sont toutesfois la plus horrible et détestable sorte de larrons, qu'au- cuns qui ayent esté ci-dessus mentionnez. Et à dire la vérité, je ne doute point que quiconque voudra consi- dérer de près quels sont les actes des traistres, il ne trouve qu'ils sont meslez et comme composez de toutes façons de larrecins, c'est-à-dire de toutes les meschan- cetez qui se commettent en toutes les autres sortes de larrecins. Voire j'ose dire que si nous voulons faire l'anatomie de ce crime qu'on appelle trahison, nous y

(i) Exemplaires cartonnés: [. . . en fraudant ceux ausquels de droit appartient l'héritage. Il y en a d'autres qui tout au-contraire cachent leur grossesse, à fin de n'estre tenues pour autres que pour filles, ou femmes de bien: ou à-fin qu'on ne sçache que ceux ausquels elles se marient, estoyent auparavant leurs paillards. A quoy leurs sont fort propres le% vertugales (invention de courtisanes), sur lesquelles ne rencontra pas mal un Cordelier preschant à Paris, quand il dict que les femmes en prenant les vertugales avoyent quitté la vertu, mais que la gale leur estoit demeurée. ]


CHAPITRE XV 289

trouverons du sacrilège : si nous ne voulons démentir ceux qui ont dict que l'amitié estoit une chose saincte et sacrée, et pourtant inviolable : à laquelle toutesfois premièrement ils s'attachent. Et néantmoins je pense qu'il n'y en avoit tant de demies douzaines ancienne- ment, que maintenant on en pourroit trouver de dou- zaines. Bien est-il vray que Dieu nous aide en une chose : c'est que comme le nombre des traistres est plus grand en nostre temps, aussi est plus grand le nombre des bons esprits et accorts pour les descou- vrir. Dequoy il me souvient avoir leu un exemple digne de mémoire en un livre d'Érasme qu'il a inti- tulé Lingiia (i) : à-sçavoir d'un ambassadeur du pape Jule II de ce nom, lequel par trois ou quatre mots fut descouvert, ou pour le moins donna occasion de souspeçon, lequel fut cause de le descouvrir bien tost après. Voici donc le comte tel qu'il est là, en chan- geant seulement les mots Latins en François. Pendant que j'estois en Angleterre, vint au Roy un Italien am- bassadeur du Pape Jule (deuxième de ce nom), envoyé pour animer ce Roy à faire la guerre aux François. Or, après avoir exposé sa légation au conseil privé du- dict prince, luy ayant esté respondu que sa majesté estoit en bonne délibération d'embrasser son parti : mais qu'il luy seroit difficile d'assembler si soudain forces suffisantes pour combatre un Roy si puissant, d'autant que le royaume d'Angleterre, sous une longue paix, avoit discontinué l'exercice des armes : un mot luy eschapa duquel il se pouvoit bien passer, car il vint à dire que desjà il avoit remonstré cela audict pape. Lequel propos fit entrer en souspeçon les sei- gneurs qui estoyent là, que combienque ce personnage fust ambassadeur du pape, il portoit toutesfois quelque

(li p. 100. cdit. de i()2|.

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290 APOLOGIE POUR HERODOTE

faveur au Roy de France. Et on veilla si bien sur luy, qu'il fut apperceu communiquer de nuict avec l'ambassadeur dudict roy de France. Dont il fut mis en prison, et perdit tous ses biens : comme aussi il eust perdu la vie s'il fust tombé entre les mains de son pape. Et ce propos qui ainsi sottement eschapa à cest ambassadeur, fut cause que le roy d'Angleterre se hasta de faire la guerre, au lieu qu'en la retardant il eust paraventure mis la paix entre ces deux princes. Voilà l'histoire telle qu'Érasme la raconte, parlant (comme nous oyons) d'une chose avenue au pays d'Angleterre pendant qu'il y estoit, et de laquelle par conséquent il pouvoit estre bien informé : comme nous sçavons que son crédit estoit fort grand, en la cour de ce Roy spé- cialement. Or ay-je bien voulu réciter ceste histoire comme en passant seulement, pource qu'elle me sem- bloit contenir un exemple assez rare, touchant les traistres ausquels on rongne ou plustost on arrache les dens avant qu'ils puissent mordre : suyvant ce que j'avois dict du descouvrement d'iceux. Je di que je l'ay voulu réciter comm' en passant seulement, pource que ma délibération n'est pas de m'arrester à ce propos des traistres, pour le poursuyvre au long : mais me con- tenter de ce que j'en ay dict, et laisser cercher au lecteur les exemples qu'il verra s'y pouvoir commodee- ment applicquer. (Ce que toutesfois ne luy donnera grand' peine, veu que les histoires de nostre temps en sont quasi pleines.) Et cependant je viendray à luy en- seigner et quasi monstrer au doigt autres meschan- cetez, dont la recerche ne leur seroit si aisée, lesquelles doivent aussi participer du titre de larrecins. Car, combien que je mette fin à ce chapitre (lequel je con- fesse estre excessivement grand), je ne donne pas pour- tant encores congé à toutes sortes de larrons.





CHAPITRE XVI


Des larrecins des marchands, et autres gens de divers estats.


PRÈS avoir parlé de ceux qui commettent des larrecins qualifiez, et desquels estans surpris le procès est tout faict, de sorte qu'on les voit incontinent en aller ren- dre conte au gibet, par tout où la ju- stice est bien administrée : il est temps de parler de ceux qui couvrent leurs larrecins de quelque traffique de marchandise, ou de quelque office ou charge à laquelle ils sont appelez, ou de quelque sorte de va- cation que ce soit; ou (pour donner mieux à entendre, mon dire) qui ne desrobbent pas en qualité de larrons, mais de marchands, ou de gens de tel estât, ou tel. Or avant qu'entrer en ce discours, je prieray messieurs ausquels leur conscience rend tesmoignage qu'ils ne sont du nombre de ceux à qui les présentes s'adres- sent, de ne se vouloir formalizer pour les autres qui se sentiront ici gratez : car je proteste que je n'enten qu'aucune chose soit dicte ici pour aucunement inté- resser l'honneur de ceux qui cheminent droitement en la vacation à laquelle Dieu les a appelez, et qui y versent comme devant luy.

Et pour commencer par les marchands, leur pro-


292 APOLOGIE POUR HERODOTE

verbe est, Ou marchand, ou larron (1) : duquel plusieurs semblent user comme d'un préservatif pour n'estre descouverts en leurs larrecins. Les autres jurent qu'ils perdent en baillant leurs marchandises à tel ou à tel pris ; et cependant se dispensent de ce serment, com- bienque selon qu'ils veulent qu'on l'entende, il soit faux : pource qu'il leur semble que c'est assez qu'ils s'entendent, et que ce qu'ils disent, soit vray au sens qu'ils le prennent. Car il y a un autre proverbe qui dit, Marchand qui ne gangne, perd : auquel proverbe ils rapportent le serment qu'ils font quand ils jurent qu'ils perdent à telle ou telle marchandise. J'ay aussi quel- quesfois ouy parler d'un' eschappatoire que trouvoyent quelques-uns quand ils juroyent qu'ils avoyent refusé tant ou tant d'une telle marchandise. Mais je laisse leurs paroles, et vien à leurs faicts, car le remède contre leurs paroles est aisé : c'est d'avoir tousjours en mé- moire le proverbe Italien, Non ti fidar, et non serai gabato (2).

Or comm' ainsi soit que leurs larrecins qu'ils com- mettent en leurs marchandises, consistent en ce qui concerne la quantité ou la qualité, j'ay délibéré de «parler premièrement de la quantité, qui consiste es poids et mesures. Je confesse donc que j'aurois grand tort, et que je parlerois contre ma conscience si je disois que les marchands de nostre temps eussent ou- blié la science du tour de la balance en pezant ou du tour du pouce en aunant : car tant s'en faut qu'ils ayent oublié ces deux tours d'habileté, qu'ils pourroyent faire leçon à ceux desquels parle Olivier Maillard, de plu-

(1) « On dit qu'il faut être marchand ou larron pour exciter ceux qui achètent à se fier à la foi de celui qui vend. » Dict. de Trévoux.

(2) Voici deux variantes de ce proverbe : Chi spesso Jida, sovente grida. — Di pochifidati, ma di tutti guardati. Voy. Giani, Sapien\a italiana in bocca alemanna, Stuttgart, 1876.


CHAPITRE XVI 293

sieurs autres subtilitez invente'es depuis pour pezer et auner à leur avantage. Car quant à la balance, aucuns la font jouer tel jeu qu'il leur plaist, sans qu'ils sem- blent y toucher : quant à l'aunage, ce n'est pas main- tenant le pouce seulement qui joue son tour, mais on a appris l'invention de faire aussi jouer à l'aune le sien. Et sans encore s'aider de ces ruses, on a bien sçeu trouver le moyen de venir à son conte : tesmoins ceux qui ayans du drap lasche et mal foulé par la lisière (ce qu'on voit en petis draps principalement), se gardent bien en l'aunant, d'entrer tant soit peu avant dedans la pièce, mais l'aunent par la lisière bord à bord. Voilà quelques exemples de ceux qui manient subtilement les poids et les mesures. Car si je voulois m'amuser à parler de ceux qui font bien aux acheteurs bon poids et bonne mesure, mais font bon poids à leurs poids, et bonne mesure à leur mesure, ayans faict falsifier l'un et l'autre : outre ce que je parlerois d'une chose de laquelle il n'est pas jusques aux petis enfans qui n'en ayent ouy parler, et qui est commune à nostre siècle avec les précédens, je parlerois d'un larrecin lequel ne requiert aucune subtilité. Aussi ne veux-je parler de ceux qui faisans a-croire de vendre au grand poids, vendent au petit : ou donnans à entendre qu'ils pezent au poids, ou mesurent à la mesure d'un tel lieu, pezent et mesurent au poids et à la mesure d'un autre. Or appartiennent ces deux choses à la quantité, comme nous avons dict.

Quant à la qualité, c'est à dire quant aux larrecins qui se commettent en falsifiant la qualité des marchan- dises, c'est un propos qui ne seroit seulement long, mais lequel vrayement ne pourroit jamais trouver fin. Car premièrement nous ne pouvons douter que plu- sieurs tromperies ne se soyent commises parcidevant en la falsification des marchandises, et qu'il ne s'en


294 APOLOGIE POUR HERODOTH

commette journellement lesquelles ne sont encore des- couvertes : et puis, outre celles qui ont esté pratiquées, ou qu'on pratique, il est certain que tous les jours s'en forgent de nouvelles, pour pratiquer quand on aura descouvert les autres. Joinct qu'un pays use d'une subtilité, l'autre d'un autre. Or quand je parle des marchandises, j'enten toutes choses desquelles on fait traffique : comprenant l'or et l'argent monnoyé, comme métaux desquels aussi on traffique, outre ce qu'ils donnent moyen de faire traffique de toutes autres marchandises. Et d'autant qu'entr 'autres exemples de falsification, j'ay délibéré d'alléguer celuy de ces deux métaux, je leur donneray le premier lieu, comm'ils le semblent bien mériter : veu que non seulement toutes autres choses qu'on sçauroit dire, mais aussi l'or et l'argent sont falsifiez pour gangner de l'or et de l'ar- gent. Je dis donc premièrement que la falsification de l'or et de l'argent est fort ancienne, comme nous congnoissons mesmement par les termes Grecs et Latins servans à exprimer diverses manières de ceste tromperie. Je di en après que, comme la coustume de falsifier les métaux est ancienne, aussi est ancien le moyen d'esprouver la falsification : et particuliè- rement de l'or, par la pierre de touche, dont mesme nous sçavons estre venu ce proverbe, lequel j'ay veu estre fort commun à Paris : Il est de bas or, il craind la touche (i). Mais aujourd'huy combien voit-on de pièces d'or si subtilement falsifiées, qu'elles contreviennent à ce proverbe, en ce qu'elles ne craignent aucunement la touche ? Combien en voit- on qu'il faut buriner, voire bien avant (principa- lement les Portugaloises (2), et quelques autres pièces

(i) Cf. Oudin, Curios. françaises, p. 38o.

(2) Portugaise ou portugaloise. c C'etoit une grosse pièce d'or


CHAPITRE XVI 296

valans demies Portugaloises, comme celles de Saltz- bourg), d'autres qu'il faut fondre pour descouvrir la tromperie? Item, on a veu le temps qu'entre les pièces d'or on ne tenoit suspectes d'estre légères, que celles qu'on appercevoit estre rongnées : main- tenant nous voyons devant nos yeux les plus beaux et les plus grans escus au soleil, et qui ont toute la lettre , estre souvent les plus légers, par l'in- dustrie de ceux qui leur ont faict laisser leur quinte essence dedans l'eau. Nous sçavons aussi qu'il n'y a pas longtemps qu'on pouvoit aiseement s'appercevoir d'une pièce soudée ou chargée : maintenant nous en voyons qui le sont si subtilement, qu'il faut estre bien expert en telles choses pour n'y estre point abusé. Et puis au lieu que parcidevant un escu faux n'estoit tellement faux qu'il ne valust environ les deux tiers de son pris, pareillement les pièces d'argent, les moyens ont esté trouvez de lier si bien les métaux ensemble, qu'on fait des escus qui ne valent pas des testons, et des testons qui ne valent pas deux solds. Je sçay bien qu'il y a encore plusieurs autres subtilitez inventées de nostre temps pour la falsification de ces métaux : mais il me semble que j'en ay assez dict pour donner à congnoistre combien ceste sorte de larrecin est plus grande maintenant qu'elle n'estoit du temps de nos prédécesseurs. Dequoy je pense que l'alquemie (la- quelle nous voyons aujourdhuy avoir comm' ensorcelé plus de personnes que jamais, voire jusques à quel- ques princes) se trouveroit estre cause, si on faisoit la recerche telle qu'il appartient. Car comme nous lisons que ceux qui avoyent perdu beaucoup de temps à pour-


frappée en Portugal, du poids d'une once trois deniers, au titre de vingt-trois carats trois quarts. Ces espèces d'or ont eu cours en France bien avant sous le règne de Louis XIII. « Dict. de Trévoux.


2q6 APOLOGFF POUR HERODOTE

chasser le moyen de jouir de Pénélope, en la fin se contentoyent de jouir de ses chambrières : je ne doute pas que pareillement ceux qui n'ont peu par le moyen de leur Mercure devenir si grans seigneurs qu'ils se promettoyent , ne se soyent contentez de devenir faux monnoyeurs, et en ce bel estât employer les secrets qu'ils avoyent appris en soufflant plusieurs années.

Après avoir parlé de la falsification des deux mé- taux desquels on achette toute sorte de marchandise, et dont quelquesfois on fait trafique et marchandise, il sera bon, selon mon jugement, de traicter des choses desquelles la trafique est la plus nécessaire pour la con- servation de la vie humaine. Qui sont-elles? Il n'y a point de doute que ce ne soyent celles qui servent à nous nourrir et vestir. Mais comme ainsi soit que le nombre tant des unes que des autres soit bien grand et presque infini, d'entre les choses qui concernent la nourriture du corps, je choisiray celles qui se vendent par les apothiquaires : et d'entre celles qui servent à le vestir, je choisiray les draps de laine et de soye. Mais à quel propos (dira peut-estre quelcun) vous voulez-vous attacher aux apothiquaires sur cest ar- ticle, veu que la plus part de ce qu'ils vendent, est nourriture extraordinaire, et plus pour gens malades que pour ceux qui sont en santé? Je confesse que les marchandises des apothiquaires ne sont quasi que pour les malades, ou pour les frians qui sont en santé : mais je les choisi toutesfois, pourtantque ce sont celles èsquelles la falsification est plus dangereuse qu'en tou- tes autres. Car lequel est le plus dangereux ? de falsifier la viande d'un homme sain, ou la viande d'un qui est malade ? Il est certain que chacun confessera que le danger est plus grand en la personne malade. Que si quelcun argue que toutes les drogues que fournissent


CHAPITRE XVI


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les apothiquaires pour l'usage des malades, ne sont pas viandes, et que mesme les médecines se tournans en nouriture leur sont fort pernicieuses : cela ne fera point contre moy, ains plustost pour moy. Car si les me'decines ne se baillent pour nourriture, mais comme Contrepoison de la maladie qui est comme un venin, combien plus grand danger y a-il en la falsification d'une contrepoison que d'une viande? Or sçay-je bien que c'est de longtemps qu'on a commencé à crier contre les Qui pro qiio d'apothiquaires : et mesmes nous avons ouy parcidevant ce qu'en a dict Olivier Maillard, allé- guant le proverbe qui couroit alorsi: mais je di que l'abus commis en telles choses es siècles précédens, ne fut jamais semblable à celui qui se commet au nostre, non pas tant faute de bon sçavoir (comme nous de- vons imputer à ignorance la plus part de tels erreurs commis par nos prédécesseurs) que faute de bonne conscience. Car il est certain que les drogues tant simples que composées n'estoyent si bien congnues au temps des susdicts prescheurs qu'elles sont au nostre : mais que servent les livres qui apprennent à les con- "gnoistre, si on ne les veut pas lire ? que servent les maistres qui les enseignent, si on ne tient conte de les escouter ? que sert à un povre malade que les jardins de tels ou tels siens voisins, qui recerchent curieusernent les simples, soyent pleins de celuy qui luy fait besoin, si l'apothiquaire, nonobstant cela, luy en apporte un autre, qui luy sera peut estre autant pernicieux comme cestuy-là luy eust esté proufitable ? Que sert aussi la commodité de trafique que nous voyons estre mainte- nant plus grande qu'elle ne fut oncques, si les apothi- caires ne font point conscience d'apporter aux malades les drogues pourries et moisies, et pendant qu'il leur reste de celles-ci, ne tiennent conte d'aller à l'emploite des fraisches? Que sert aussi d'avoir un sçavant mé-

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298 APOLOGIE POUR HERODOTE

decin et heureux en prattique, s'il envoyé sa recepte à un apothiquaire qui ne la sçache pas lire -* Car je croy que les apothicaires m'accorderont qu'il se trouve plusieurs entr'eux qui sont fort empeschez quelques- fois à lire les receptes des me'decins. De ma part j'ay bonne souvenance que me trouvant un jour en quel- que lieu où j'oyois un apothiquaire lire la recepte d'un me'decin, j'apperceu qu'il disoit une chose contraire à ce que j'avois peu de jours auparavant appris en une leçon de monsieur Sylvius (i); et ayant esté faicte ga- geure entre nous deux touchant le mot sur lequel je le reprenois, nous en rapportasmes au médecin duquel estoit l'escriture. Lequel ayant demandé à cest apo- thicaire s'il avoit point honte de douter de ce que je disoye, adjousta bien d'avantage, à-sçavoir que la médecine ainsi accoustrée comme il lisoit, eust faict perdre mille vies au malade, s'il les eust eues. Il m'a aussi esté conté par un apothiquaire fort expert et fort homme de bien, qu'il a veu avenir à Blois, qu'un médecin ayant escrit agarici optimi, mais pour optimi ayant mis opti avec un titre par dessus (comm'on fait pour abbréger), l'apothiquaire leut agarici opii, et de

(I) Jacques Dubois, né à Amiens en 1478, mort à Paris en i555. « Me souvient avoir ouy ce bien parlant J. Sylvius lire De usu par- tium de Galen, au collège de Treguier à Paris, avec un merveilleux auditoire d'escholiers de toutes nations : mais lorsqu'il deschiffroit les parties que nous appelions honteuses, il n'y avoit coin ny endroit qu'il ne nommast en beau François par nom et surnom, y adjoustant les figures et pourtraits, pour plus ample déclaration de sa leçon, qui eust esté illusoire, sans goust ni saveur, s'il eut passé par auprès, et fait autrement. Je luy ay veu apporter en sa manche, car il vescut toute sa vie sans serviteur, tantost la matrice d'une chèvre ou brebis, et tout le bas du ventre, tantost la cuisse ou bras d'un pendu, en faire dissection et anatomie, qui sentoient tant mal et puoient si fort que plusieurs de ses auditeurs en eussent volontiers rendu leur gorge s'ils eussent osé : mais le paillard, avec sa teste de Picard, se cour- rouçoit si asprement, menaçant ne retourner de huit jours, que tous se remettoient en leur premier silence. » Du Fail, Contes d'Eutro- pel, XX.


CHAPITRE XVr


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faict mesla tellement de cest opium parmi la médecine, que si le médecin voyant l'opération d'icelle contraire à celle qu'il espéroit, n'eust descouvert ceste faute, le malade eust esté pour la dernière fois malade. Or pourceque quand on leur objecte leur Qui pro qiio, ils disent qu'ils suyvent l'exemple des anciens, et que c'est ainsi comme quand en l'absence du curé on s'adresse à son vicaire, je les prie de me respondre le- quel de tous les anciens Grecs, Latins, ou Arabes ils ensuyvent : et comment leur comparaison peut avoir lieu quand pour un'herbe ou drogue chaude ils usent d'une froide ; et réciproquement d'une qui ha vertu desiccative, pour une qui humecte; et réciproquement, d'une laxative au lieu d'une qui restreind. Car nous sçavons bien que les anciens médecins Grecs ont laissé des catalogues des drogues qui pouvoyent en un be- soin supplier au défaut des autres : mais ce n'a pas esté sans bien examiner la correspondance des qualitez d'icelles : ce que ceux-ci ne font pas. Et qu'ainsi soit, qu'ils respondent à Matthiol (i), qui leur nomme par nom et surnom un si grand nombre de simples qu'ils supposent, et de drogues qu'ils falsifient et sophisti- quent par leurs meslinges et brouillemens. Mais voici comment il en va : les apothiquaires du tout igno- rans se garderont bien de répliquer, et se contenteront de dire qu'ils font comme ils ont veu faire : les autres qui ont estudié à la congnoissance des simples (encore que ce soit bien peu), n'auront point de honte de s'égaler à un tel personnage que celuy que je vien de


(i) Pierre-André Mattioli, né à Sienne en i5oo, mort à Trente en 1577, auteur de // Dioscoride con gli suoi discorsi, Venise, 154.4, in-fol., commentaire qu'il écrivit d'abord en italien, parce que la plupart des apothicaires, auxquels il était surtout destiné, n'enten- daient pas le latin. La première édition latine est de 155^, la tradu- ction française de Du Pinet, de i56i.


300 APOLOGIE POUR HERODOTE

nommer, voire aucuns de se pre'tërer à luy, sous cou- leur de quelques simples qu'ils se vanteront con- gnoistre mieux que luy et les autres : et de dire qu'As ne font rien, en mettant leurs Qui pro quo, dequoy ils ne puissent rendre raison. Bref ils couvrent leur négligence ou avarice, ou toutes deux ensemble, de petites questions qu'ils font sur les simples, et de quel: que expérience péculière qu'ils s'attribuent : de la- quelle cependant sont appelans tant de povres patiéijs, ausquels il ne laisse pas de couster beaucoup pour mourir entre leurs mains.

Mais je laisseray ces Qui pro quo ausquels ils trou- vent quelques couvertures (combien qu'elles soyent telles que on peut dire qu'ils se couvrent d'un sac mouillé), et parleray d'autres abus, qui ne se commet- tent par un si grand nombre, mais sont tels que ceux qui y sont surpris, se peuvent bien attendre que leur procès est tout faict, s'ils sont en lieu où justice règne. Je commenceray par le safFran, touchant lequel nous oyons la plainte d'Olivier Maillard, de ceux qui le faisoyent ramoitir afin qu'il pesast d'avantage, et de ceux aussi qui y mesloyent de l'huile : fueill. 66, col. 3 : Nunqiiid ponitis oleiim in croco ad dandum sibi colorem et pondus? Et auparavant il avoit parlé de ceste mes- chante coustume de faire ramoitir non seulement les balles de safFran, mais aussi celles de gingembre, de poyvre, de canelle, au fueill. 27, col. 2 : Et vos qui ponitis les balles gingiberis, piperis, croci, canellce (et sic de aliis aromaticis rébus) infra caveam super ter- rain, ut magis pondèrent. Et les mots précédens sont, Et vos apothecarii qui ponitis gingiber ad faciendum species, numquid consilium datis servitoribus vestris ita faciendi? Et en l'autre passage que j'avois premié- rernent allègue, il dit sur ce mesme propos, Habetis gingiber: nunquid permutatis cum canella ad facien-


CHAPITRE XVI JOI

diim species? Voilà (si j'ay bonne mémoire) les plus grandes plaintes que fait ce prescheur contre les apo- thicaires ou espiciers d'alors : mais hélas, s'il revenoit maintenant voir comment aucuns d'eux se gouvernent, il auroit bien juste occasion de dire qu'/7 se plaignait alors de saine teste, comme on dit en commun pro- verbe. Car qu'est-ce que cela au pris de ce que nous voyons aujourd'huy? et principalement depuis que la coustume est venue par tout de vendre les sachets d'espices battues ensemble? Qui ne sçait qu'on y pul- vérize parmi le reste, de l'ocre ou des morceaux de brique pilée? et quelquesfois qu'on y mesle du ris, ou de la coriandre, ou de la crouste de pain, en leur donnant la couleur ? Et afin que pour telles mixtions les espèces ne perdent leur force et acrimonie, on y met du poyvre de Guinée. Et particulièrement avec le poyvre batu on y mesle la moitié de la graine qu'on appelle de paradis ; et avec le safFran des amandes pi- lées. La scammonie aussi se falsifie en plusieurs ma- nières. Et quant à la thériaque (dicte triade), plu- sieurs, pour en faire, prennent les premières drogues pourries de leur boutique qui leur viennent aux mains; et après les avoir bien pulvérizées, pour donner la couleur, y mettent de l'encre. Bref, il n'est pas jusques au musc et à l'ambre qu'on ne falsifie. Mesmes en quelques unguens ils mettent des herbes chaudes au lieu des froides. Mais je laisseray déchifrer les autres falsifications ou sophistications à ceux desquels j'ay appris celles-ci : et me contenteray d'en avoir dict assez pour y faire prendre garde.

C'est aussi un dangereux Qui pro quo quand ils met- tent- la dose d'une drogue pour la dose d'une autre : comme quand, au lieu desix drachmes de la drogue^ moins laxative, et deux de celle qui l'est da-vantagei, ils mettent tout à rebours.


302 APOLOGIE POUR HERODOTE

Je vien encores à un'autre sorte de Qui pro quOy la- quelle est plus en usage de nostre temps (comme Je pense) qu'elle n'estoit au temps de nos pre'décesseurs : veu mesmes qu'Olivier Maillard n'en fait aucune men- tion. Qui est ce Qui pro quo? C'est celuy par lequel ils baillent à l'homme la médecine ordonnée pour la femme et réciproquement : au jeune la médecine du vieil, et au vieil la médecine du jeune : à celuy qui est hydropique, la médecine du pthysique, et réciproque- ment. Dequoy sçauroit bien dire quelque chose un jeune homme de Savoye, auquel le jour de ses noces on bailla le breuvage ordonné pour un qui avoit quel- que fièvre, au lieu de celuy qui avoit esté ordonné pour luy à-fin de le rendre plus dispos : de sorte qu'estant couché auprès de son espouse, il luy falut toute la nuict faire des opérations contraires à celles qu'il pensoit faire (i). Mais encore n'en eut si bon marché celuy de Lyon auquel un barbier bailla une bouteille pleine d'eau forte, qu'il avoit le soir tirée d'un buffet, au lieu d'un' autre : car estant beue par luy, fit une opération mortelle, en moins de vint-quatre heu- res, il y a environ vint-six ans. Que si on me demande quel larrecin commettent les apothicaires en faisant telles choses, je respondray que tout homme qui se meslant d'un mestier n'en fait pas le devoir, et toutes- fois prend l'argent aussi bien que s'il s'en acquitoit comme il appartient, il est larron : soit que le défaut vienne d'insuffisance, et par n'avoir le sçavoir et l'expé-


(i) Lors du mariage de César Borgia avec Charlotte d'Albret à Chinon, 12 mai 1499, l'apothicaire, gagné sans doute pour commettre un quiproquo funeste au nouveau marié, prépara des pilules laxati- ves, et César « ne cessa d'aller au retrait pendant toute la nuit. " L'usage était alors de placer des sentinelles à la porte de la chambre nuptiale, et les dames, qui se tenaient aux écoutes, rapportèrent le lendemain la mésaventure du pauvre épousé, que poursuivit long- temps la risée générale. V. Fleuranges. Mém., ch. IV.


CHAPITRE XVI 3o?

rience telle qu'il seroit requis : soit qu'il vienne de nonchalance procédante d'une trop grosse conscience. Or, ay-je opinion qu'il n'est besoin d'en dire d'avantage (et ce que j'en ay dict, je n'enten qu'il préjudicie à l'honneur de ceux qui versent comme il appartient en leur art : ains les fait estre de plus grande requeste à l'endroit de ceux qui craindront de tomber es mains des susdits) pour prouver que nostre siècle, aussi bien en ce larrecin qu'es autres, mérite d'emporter le prix.

J'ay crainte que je ne sois suspect d'avoir intelli- gence avec les médecins, si je ne di mot d'eux, après avoir tant parlé des apothiquaires. Pour donques obvier à un tel souspeçon, je parleray aussi des médecins (i) : et commenceray mon propos par un conte récité un jour en la ville de Paris en la maison de feu mon père en très-bonne compagnie, par un qui estoit docteur en médecine, et qu'on avoit en bonne réputation : mais de laquelle il perdit beaucoup à l'endroit de tous ceux qui furent auditeurs de son conte. « Je pensois (2) » (dict-il) « un gros abbé, et en avois si bien faict.mon devoir, qu'en peu de jours je l'avois remis debout : or


(i) Comp. à ce sujet Montaigne, 1. II, c. 37.

(2) « Les exemples duxiv» siècle, » dit Littré, i. montrent que panser est le même que penser, car ils disent penser de pour soigner. La liaison des idées est que pour panser quelqu'un ou quelque chose, il faut d'abord y penser, s Explication puérile : puisqu'il faut d'abord penser à quelqu'un, les exemples devraient dire penser à et non penser de. Le texte de Mondeville : « pense de la plaie et de l'ulcère, » et le passage d'Amyot (Pélop. I) : <■ me faisant penser et guarir des maux... « permettent de rapprocher plus qu'on ne l'a fait ces deux verbes : panser, guérir. Panser c'est tirer du mal au moyen d'appareils, comme guérir est tirer du mal par des remèdes. Quant à l'étymologie pensare, il faut faire attention que panser a d'abord le sens de bander, ensuite celui de repaître. Pour l'origine du pre- mier, nous inclinerions vers pannus , l'autre est tout indiqué par panse. Si Palsgrave a pu interpréter pancer par percer la pance, a plus forte raison sera-t-il permis d'y trouver : remplir la pance.


3o4 APOLOGIE POUR HERODOTE

apperceu-je qu'au lieu qu'estant au fort de sa maladie il me promettoit chiens et oiseaux, alors qu'il com- mença à revenir en convalescence il sembloit ne me Toir pas de bon œil, et ne faisoit aucune mention de ine contenter de mes peines. Voici donc le moyen du- quel j'usay pour me faire payer : Je luy donnay à en- tendre que je craignois fort une rencheute pire que la maladie, et que j'en avois jà de grandes conjectures : et pourtant qu'il luy faloit prendre encores une mé- decine. Laquelle je luy fi faire telle, qu'environ deux heures après l'avoir prise, il trouva qu'il avoit conte' sans son hoste, et qu'il avoit plus grand besoin de moy que jamais. Se trouvant donc en tel estât, envoyé messagers les uns sur les autres vers moy : mais comme auparavant il avoit faict de l'oublieux quant à me con- tenter, aussi faisois-je alors de l'empesché. En fin m'envoya un serviteur qui me garnit très-bien la main, et puis me dict que son maistre me prioit pour l'hon- neur de Dieu que je l'allasse visiter : et qu'il n'en pensoit pas reschapper. Ce serviteur donc ayant usé du vray moyen pour faire cesser tous mes empesche- mens, fit tant que je l'allay visiter, et au bout de trois jours le rendi guay comme Perot (i) : au bout desquels j'eu derechef la main garnie. » Voylà le conte quasi mot pour mot comm'il fut faict par un médecin, qui ne pensoit par iceluy faire si grand tort à sa réputa- tion comme depuis il s'apperceut l'avoir faict : voire si grand qu'il eust voulu s'estre mors cinquante fois la 'langue plustost qu'il luy en fust eschappé un mot :

(i) Cf. Des Périers, nouv. CVI et CXXIV. Littré, dans son Sup- plément, donne : gai comme Pierrot, mais sans ajouter d'exemple. Pérot est d'ailleurs le diminutif de Pierre. Littré hésite à y voir le moineau parce qu'il y a un grand p, mais on écrit aussi avec ma- juscule : Sansonnet (le merle], Margot (la pie), Colas (le corbeau), Martin (l'âne), Robert (le singe), Fouquet (l'écureuil). Guionne (la chèvre); voy. Ménage. Dict.


CHAPITRE xvr 3o5

mais d'autant que les auditeurs qu'il avoit, ne vou- loyent pas tous les biens du monde aux moines, il se fioit sur cela qu'on ne remarqueroit point en ce conte la mauvaise conscience de laquelle il avoit usé à l'en- droit de cest abbé, et qu'on ne s'en feroit que rire. Mais Dieu permit que le tesmoignage qu'il portoit contre soy-mesme, ne tomba pas à terre, ains fut très- bien recueilli. Or là-dessus je vous laisse penser, le- cteurs, en combien de dangers tombent les povres pa- tiens, quand ils tombent es mains de telles gens. Car si en appliquant tout ce qu'ils ont de bon sçavoir en leur art, et tout ce qu'ils ont de bonne conscience, bien souvent pensans bien faire ils font mal, et ne s'apperçoivent de leur faute sinon après que les per- sonnes ont jà passé le pas, que sera-ce quand de propos délibéré ilz bazardent la vie de ceux qu'ils ont entre leurs mains, pour voir l'expérience de quelques para- doxes receptes qu'ils ont forgées la nuict ? et (qui est bien pis) quand il leur prend envie de se venger de ceux qu'ils ont en leur puissance, aussi bien que le barbier ha ceux ausquels il tient le rasoir sur la gorge? Mais je laisseray ce propos, comme appartenant plustost au titre des homicides que des larrecins ; et me suffira de parler de ceux lesquels tant plus font les cemetières bossus (i), tant plus grosses apostumes font venir à leurs bourses : qui couvrent leur ignorance d'outre- cuidance et impudence. Car je croy que nostre siècle et son prochain voisin fourniront des exemples d'ava- rice et d'ignorance plus grande en aucuns médecins qu'aucun des précédens. Et premièrement quant à l'avarice, où en lisons-nous une pareille à celle d'un


(i) Dans la Précellence, Estienne cite deux proverbes où entre cette expression : Veau mal cuit et poulets crus font les cimetières bossus; De jeune advocat héritage perdu et de nouveau médecin cimetière bossu.

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3o6 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

nommé Petrus Aponus ou Peints de Apono{\)^ lequel estant professeur de médecine à Boulongne la grasse, toutes et quantes fois qu'il sortoit de la ville pour aller visiter quelque malade, se faisoit payer cinquante escus par jour : et ayant esté une fois mandé du Pape, avant que partir, fit marché à quatre cens escus par jour. Sur lequel propos il me souvient de ce que raconte Philippe de Commines d'un médecin nommé maistre Jacques Cottier, auquel le roy Louis onzième donna cinquante-quatre mille escus contant, qui estoit à raison de plus de dix mille escus pour mois : et outre plus donna l'évesché d'Amiens pour son neveu , et des offices et terres pour luy et ses amis. Et pour toute récompense faisoit dudict roy comme d'un sien esclave, lui usant de si outrageuses paroles qu'un maistre ne les diroit telles à un sien valet. Mais je metteray les propres paroles de cest historien, que nous sçavons estre renommé pardessus tous autres desquels nous avons les histoires Françoises, voire estre estimé un second Thucydide en son endroit. Voici donc ses propres mots, au chapitre auquel il descrit comment ce roy, peu avant sa mort, se desfioit et avoit toutes gens en suspicion. « Il avoit » (dit-il) « son médecin appelé maistre Jacques Cottier, à qui en cinq mois il donna cinquante-quatre mille escus contant, qui estoit à la raison de dix mille escus pour le mois, et quatre mille pardessus, et l'évesché d'Amiens pour son neveu,

(i) Pierre, né à Abano en i25o, mort à Padoue en i3i6. Le pape dont il s'agit est Honorius IV. Pierre était sous le coup d'une accu- sation de magie quand il mourut. Néanmoins l'inquisition continua le procès et ordonna que le corps du coupable fût exhumé et livré au bûcher. La servante de Pierre, qui avait été sa maîtresse, fit dé- terrer son corps pendant la nuit et lui donna la sépulture dans une autre église. Les inquisiteurs s'en prirent alors au portrait d'Abano et le firent brûler en place publique par le bourreau. Pierre d'Abano avait une aversion extrême pour le lait et le fromage; il n'en pouvait voir sans tomber en syncope.


CHAPITRE XVI ■ :)07

et autres offices et terres pour luy et pour ses amis. Ledict médecin luy estoit si très-rude que l'on ne di- roit point à un varlet les outrageuses et rudes paroles qu'il luy disoit. Et si le craignoit tant ledict seigneur qu'il ne l'eust osé envoyer hors d'avecques luy : et si s'en plaignoit à ceux à qui il en parloit. Mais il ne l'eust osé changer, comm'il faisoit tous autres serviteurs : pource que ledict médecin luy disoit auda- cieusement : o Je sçay bien qu'un matin vous m'en- » voirez comme vous faites d'autres : mais» (par un grand serment qu'il juroit) « vous ne vivrez point » huit jours après. » Ce mot l'espouvantoit très-fort : et tant, qu'après ne le faisoit que flater, et luy donner : qui luy estoit un grand purgatoire en ce monde, veu la grand' obéissance qu'il avoit eue de tant de gens de bien et de grans hommes. » Voilà que raconte cest historien de ce médecin : lequel notamment en deux autres passages fait mention de ses gages de dix mille escus par mois. Or ces deux exemples nous garderont de nous esbahir de ce que Froissart raconte (i) d'un médecin nommé maistre Guillaume de Harsely, qui guarit le roy Charles sixième, et luy fit recouvrer le sens et la santé : à-sçavoir qu'on luy trouva après sa mort jusques à trente mille francs. Mais j'ay délibéré de mettre pareillement les mots de cest historien : pource qu'en ce passage il parle tant de l'avarice des médecins en général, que dudict Guillaume en parti- culier. Après donques avoir parlé de ceste belle cure faicte par ce médecin, il dit : « Or fut regardé et avisé qu'on retiendroit ce maistre Guillaume de Harsely, et qu'on luy donneroit tant qu'il s'en contenteroit. Car c'est la fin où médecins tendent tousjours que d'avoir grans salaires et proufits des seigneurs et des dames,

(I) Liv. IV, ch. 3o.


?o8 APOLOGIE POUR HERODOTK

de ceux et celles qu'ils visitent. Si fust requis et prié de demeurer delez le roy : mais il s'excusa trop fort : et dict qu'il estoit un vieil homme, foible et impotent, et qu'il ne pourroit souffrir l'ordonnance de la Cour : et que briefvement il s'en vouloit retourner à sa nourrisson. Quand on vit qu'on n'en auroit autre chose, on ne le voulut pas tenir : ains luy donna-on congé'. Mais à son département on luy donna mille couronnes d'or : et fut escrit et retenu à quatre che- vaux, toutes et quantes fois qu'il luy plairoit venir à l'hostel du Roy. Je croy qu'onques puis n'y re- tourna : car quand il fut venu en la cité de Laon, où plus communeement il se tenoit, il mourut très- riche homme, et avoit bien en finances trente mille francs. Et fut en son temps le plus eschars (i) qu'autre qu'on sceust : et estoit toute sa plaisance tant qu'il vesquit d'assembler grand' foison de florins : et en sa maison il ne despendoit tous les jours deux sols Parisis : mais aloit boire et manger à l'avantage où il pouvoit. De telles verges sont battus tous mé- decins. »

Mais s'il faut parler d'un médecin qui ait surmonté en avarice non pas seulement tous les médecins qui ont jamais esté, mais (peut-estre) tous les avaricieux desquels on ha jamais ouy parler, il ne nous faut point aller si loin, mais parler d'un qui est mort depuis neuf ans seulement, ou environ : nommé Jacobus Syl- vius, de l'avarice duquel je déclareray un seul traict qui pourra faire penser à plusieurs autres. Dieu avoit donné à ce personnage un très-grand et très-profond sçavoir en l'art de médecine, et spécialement l'avoit


! i) Ecliars, chiche. It. scarso, prov. escars, csp. escaso, néerl. schaars, angl. scarce. Le moy. latin offre excarpus et scarpsus comme participe d'excarpere pour excerpere: voy. Miiratori. Antiquitates

TTALIC^.


CHAPITRE XVI OOQ

doué d'un boutehors admirable, pour se faire entendre en language Latin autant bon et pur que l'art le peut porter : et pour le faire court, ce me'decin avoit telles grâces spéciales en la théorique, que s'il les eust eues pareilles en la prattique, on le pouvoit appeler un second Galien : mais il avoit tellement laissé l'avarice gangner sur soy, voire elle luy avoit tellement faict oublier Dieu, qu'au lieu que pour l'honneur d'iceluy, en mémoire des grandes grâces qu'il avoit receues de luy, il devoit instruire particulièrement et en privé quelques povres escholiers, il n'enduroit estant en chère que cinq ou six povres d'entr'eux ouïssent sa leçon gratis, et sans avoir payé, encore qu'ils fussent parmi deux cents ou trois cents autres qui avoyent payé chacun leur teston pour mois : mais prenoit ceste •matière si fort à cueur, qu'un jour à Paris au collège de Tricquet (i) (dedans lequel il souloit faire leçon avant qu'il fust lecteur du Roy) appercevant deux po- vres escholiers, lesquels il sçavoit n'avoir point payé, leur commanda de sortir : et voyant qu'ils ne le vou- loyent faire, dict aux autres auditeurs que s'ils ne chassoyent ces deux-là, il ne continueroit pas sa leçon. Ce que je ne raconte point pour l'avoir ouy dire, mais pour l'avoir veu. Et fut trouvé ce tour si estrange, que bien tost après fut faict un épitaphe par un Escoçois(2), à-fin qu'il ne l'attendist quand il voudroit mourir (ce qui n'avint toutesfois que long temps depuis), en ces deux vers qui sont de fort bonne grâce, pour expri-

[i] Tréguier ou Lantriguet, dit iMorcri. Le nom de Traoun-Trecor donne, dans les plus anciens titres, à la péninsule où est située cette ville, est, croit-on, une corruption de Traoan tri corn, vallée des trois cornes ou promontoires. Lan a la signifuation d'église. Tré- guier se forma autour du monastère de Lan-Pabu, l'église du père ou du moine Tudwal. 'V. Renan, Souvenirs d'enfance, Revue des Deux Mondes, i5 mars 1876.

(2) Buchanan, Epif^ram., lih.,11.


3lO APOLOGIE POUR HERODOTE

mer combien pour son avarice il estoit de mauvaise grâce :

Sylvius hic sitiis est, gratis qui nil dédit unquam : Mortuus et gratis quod legis ista, dolst.

C'est à dire (ainsi que l'ay traduict),

Ici gist Sylvius, auquel onq en sa vie De donner rien gratis ne prit aucun' envie : Et ores qu'il est mort et tout rongé de vers, Encores ha despit qu'on lit gratis ces vers.

Ce mesme personnage, outre l'avarice de laquelle il brusloit, avoit ceste malheurté, qu'il portoit envie à tous ceux qui estudioyent en cest art duquel il faisoit profession, et sembloit les en vouloir dégouster. De- quoy pourroit rendre encore bon tesmoignage l'oraison qu'il fit en la première leçon après estre cre'é lecteur du Roy, ou en la seconde. Car il me souvient qu'outre ce qu'il vouloit donner à entendre qu'il n'y avoit aucune science de laquelle se peust passer celuy qui vouloit exercer la médecine, et qu'il estoit aussi totale- ment nécessaire qu'il fust d'une très-bonne température : il adjoustoit que c'estoit une grand' folie à ceux qui estoyent povres, de s'addonner à cest' estude : allé- guant entr'autres choses ce passage de Juvénal,

Haud temere emergunt quorum virtutibus obstat Res angusta domi (i),

comme estant besoin, pour plusieurs raisons, que ceux qui s'applicquoyent à cest' estude, eussent très-

(i) III, 164. Toutes les éditions que nous avons pu consulter por- tent facile en place de temere. Forcellini ne cite comme poètes ayant employé temere dans ce sens que Plaute, Térence et Horace.


CHAPITRE xvr 3 r I

bien dequoy. Mais c'est assez parlé de cest homme. Pour retourner donc à l'avarice de ceux de sa profes- sion, il est certain que nous la voyons conjointe avec un'arrogance qui semble incroyable, en ce médecin du roy Louys onzième, au passage de Philippe de Com- mines ci-dessus allégué. Laquelle toutesfois sera creue aiseement par ceux qui auront leu l'histoire d'un mé- decin de Saragose en Sicile, nommé Menecrat (i) : lequel n'avoit point honte en escrivant à quelques rois, de mettre en ses titres, Menecrat, autrement le dieu Jupiter : et mesmement escrivit au roy Philippe, père d'Alexandre le grand, ce qui s'ensuit : « Tti es le roy du pays de Macédoine, et moy le roy de Vart de méde- cine : tu peus, si bon te semble, faire mourir ceux qui se portent bien, et moy je peu sauver la vie à ceux qui sont malades, et faire que ceux qui sont dispos, parviennent à vieillesse sans tomber en aucune maladie. Et pourtant tu as les Macédoniens pour tes subjects, et moy fay pour les miens ceux mesmes qui seront par ci-après. Car moy Jupiter leur donne la vie. » Or luy fut faicte la response bien à propos par ce roy, en un seul mot : lequel toutesfois traduict en François n'auroit pas si bonne grâce, car toute sa lettre ne fut qu'une salutation, de laquelle les Grecs avoyent ac- coustumé d'user quand ils escrivoyent à quelcun, en leur souhaittant bonne santé : comme qui diroit, Phil- ippe [^souhaitte'] à Menecrat estre bien sain, ou se bien porter. Mais il équivoquoit en ceste salutation, rappor- tant à la santé de l'esprit ce qui sembloit estre dict (selon la coustume) de la santé du corps, comme s'il luy eust escrit. Je te mande pour toute response que tu


(i) Ménécrate de Syracuse vivait vers 36o avant Jésus-Christ. Il est question de lui dans Élien, Hist. div., XII, 5 1, Athénée, VII, lo, et Suidas.


3f2 AFOLOGrr: pour HRRonoTr:

tï lias pas le cerveau bien faict. Mais escoutons un'autre sorte de bravade, de laquelle usoit ce diable de mé- decin qui se faisoit appeler Dieu. Pource que luy seul (comm'il disoit) sçavoit guarir de certaines maladies estimées incurables, il se faisoit passer obligation par ceux qu'il pensoit,-'^u'après qu'ils seroyent guaris, ils luy obéiroyent comme ses serfs et esclaves; et de faict quand ils estoyent venus en convalescence, l'un por- tant l'habit d'un Hercules, l'autre d'un ApoUo, l'autre d'un Mercure, l'autre d'un ^sculapius, l'autre de quelqu'autre, suivoyent ce gentil médecin habillé tota- lement en guise de Jupiter. Mais ce roy Philippe, comm'il luy avoit donné une response de laquelle il estoit digne, aussi luy sceut-il bien jouer une trousse laquelle il méritoit par cest acte. Car l'ayant convié à un soupper avec tous les dieux qu'il menoit en sa compagnie, au lieu de leur faire servir à table des viandes qu'on servoit aux autres qui estoyent au mesme soupper, il leur fit présenter sur leur table (sur laquelle estoit un autel) telles offrandes qu'on avoit accoustumé de présenter à ceux qu'on tenoit pour dieux : les fai- sant, entr'autres choses, perfumer de force encens et autres odeurs. Ce que voyans ces nouveaux dieux gangnèrent au pied l'un après l'autre, bien honteux et ayans les dens bien longues. Nous lisons aussi en Ctesias (i) d'un médecin qui présuma tant de soy que de faire sa paillarde de la fille d'un roy des Perses,


(i) et Morluo Megaby^o Amytis cum muttis consuetudinem habebat et ante hanc similiter mater Amistris : ApoUonides vero Cous me- dicus quum Amytis leviter cegrotaret et ipse ejus amore captus esset, fore dixit jtt ea in pristinam valetudinem restitueretur si cum viris rem habcrct, vulvœ eiiim esse viorbum. Sed quum hac arte voti compas factus cum ea concumberet, illa aiitem tabe laborare cœpisset, a concubitu abstinuil. Tandem igitur illa morti vicina, matri in mandatis dédit ut Apollonidem ulcisceretur. » Ctesias, i 11 Steph. //e/0;fo/o, i566.


CHAPITRE xvr 3i3

sous couleur de la penser malade. Pareillement nous lisons de quelques-uns qui ont commis adultère avec des princesses Romaines sous ce mesme prétexte. Et je laisse penser aux lecteurs combien de bons per- sonnages en nostre temps sont faicts cocus par ce moyen. Il est vray qu'un cousturier de Florence sceut bien avoir sa revenche d'un médecin qui luy avoit joué ce mauvais tour. Car ayant trouvé au retour sa femme pleurant et se desconfortant de l'outrage qui luy avoit esté faict par ce médecin qu'il avoit envoyé vers elle pour donner quelque remède à sa maladie, ne fit pas semblant au médecin d'en avoir rien sçeu : mais environ huict jours après ayant espié l'heure qu'il estoit absent de sa maison, prit une fort belle pièce de drap, et l'apporta à la femme d'iceluy, luy faisant a-croire qu'il avoit charge de luy prendre la mesure d'une cotte (que nous appelons aussi un corset, à Paris). Elle donc s'estant retirée avec ce cousturier pour se desvestir, receut par luy le mesme outrage qui avoit esté faict par son mari à la femme d'iceluy (i). Mais pour retourner à l'ava- rice, qui est l'une des deux vertus, par lesquelles j'ay commencé ce propos, n'est-ce pas grand cas qu'en nostre temps se soyent trouvez des médecins si trans- portez d'avarice, qu'ils n'ont point eu honte de soliciter ceux qu'ils pensoyent (quand ils se portoyent encores assez bien) combien qu'ils ne leur attouchassent d'aucun degré de parenté, de les faire héritiers ? Voire n'est-ce pas encore plus grand cas, qu'ils ayent sçeu si


(i) Voy, Boccace, giorn. VIII, uov. 8; — Pogge, Fac. CLVf, et notre éd. LXXf; — Cent Nouvelles nouvelles, III;— Cynthio degli Fabritii, Libro délia origine delli volgari Proverbj, Venezia, iSaô, in-fol., prov. XVI; — Straparola, VI, i; — Malcspini, I, 4^; — La Fontaine. Contes, II, i ; — De Théis, Le Singe de La Fontaine, t. I. p. 124.

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3 14 APOLOGIE POUR HERODOTE

bien engeoler quelques malades qu'ils ayent gangné cela sur eux?

Or vien-je à l'ignorance de plusieurs se disans mé- decins, laquelle nous sçavons estre si grande qu'elle pourroit fournir de matière à un bien grand et bien gros volume, et (qui plus est) estre commune à nostre siècle avec les précédens : mais je di qu'ell' est spécia- lement d'autant plus esmerveillable et d'autant moins excusable au nostre qu'en celuy qui l'a dernièrement précédé, que la clairté est plus grande maintenant sans comparaison : ou pour mieux dire, que les ordes ténè- bres d'alors nous sont changées en belle clarté. Car s'il y a aucune science laquelle on trouve povrement accoustrée, voire vilanée es bouquins d'alors, il n'y a point de doute que ceste-ci ne le soit pardessus tout'- autre : et au contraire, s'il y a science laquelle on ait richement parée et remise en honneur de nostre temps, cela se peut asseurer de ceste-ci principalement, depuis qu'on est venu à puiser des claires fontaines ce qu'on puisoit auparavant de quelques ruisseaux troubles, et que plusieurs n'ont eu besoin de truchement pour en- tendre ceux par lesquels ils devoyent estre enseignez. Et quelle honte doncques est-ce maintenant (je suis moy-mesme honteux de le dire) qu'on oye sortir de la bouche d'aucuns médecins ce mot cristère (i)? Si ce mot siet mal à un povre artisan qui ne vit jamais ni A ni B, et prononcé par luy offense les oreilles de ceux qui ont un peu appris à parler : quelles sont les oreilles


(i) Estienne est bien sévère : le changement de / en r apparaît dan» des textes latins dès avant la naissance du français : tandis que Plante et Varron disent lusciniola, les textes mérovingiens offrent rusciniola. D'ailleurs il n'y a pas que les « artisans » qui disent ; orme, remorque, esclandre, chartre, chapitre; v. Brachet, Gram. Paris, selon M. Ch. Nisard, serait peut-être redevable de ce chan- gement de / en r, aux écoliers bourguignons et forésiens ; voy. Etude sur le langage populaire ou patois de Paris, 1872, p. 202.


CHAPlTRi: XVI 3i5

(sinon qu'on empruntas! celles d'un asne) qui puissent porter ce vocable ainsi sonné par ceux qui font pro- fession de cette science, et en sçavent très-bien prendre ieproufit et l'honneur? Or je vous laisse penser, lecteur, que font es autres mots, ceux qui sont barbares en cestuy-ci qui est si commun, et comment ils les ma- nient à tors et à travers. Mais que me chaut-il (dira quelcun) si un médecin ignore les termes, pourveu qu'il n'ignore point le faict? Je confesse que telle ignorance des termes seroit supportable, si ainsi estoit : mais je di qu'ordinairement ceux qui sont barbares es termes de la médecine, l'exercent aussi barbarement (toutesfois quand je parle de la barbarie qui est au language, je n'y compren pas celuy des Arabes, pourveu qu'il demeure en son entier, et qu'il ne soit point cor- rompu). Et mesme d'autre part comment pourroyent bien exercer la médecine ceux qui non seulement ignorent les termes, mais aussi ignorent les choses de leur art signifiées par iceux ? Car (pour exemple) quand un médecin ne sçauroit nommer correctement une telle ou telle herbe, il n'y auroit pas grand danger, pourveu qu'il la sçeust congnoistre et la monstrer en un besoin à l'ignorant apothiquaire. Mais comment ceux-là feroyent-ils le tour, quand plusieurs de ceux mesme qui sçavent très-bien les noms des simples (desquels par raison on devroit avoir plus grande espé- rance), se contentent que les apothiquaires les con- gnoissent . et au lieu qu'ils devroyent contreroler les apothiquaires en ceci, sont le plus souvent contrerolez par eux? Encores y a-il bien d'avantage, c'est que quelques-uns sont si impudens que de dire que la congnoissance des simples n'est de leur estât, et qu'il s'en faut fier aux apothiquaires. En quoy ils me sem- blent faire tout ainsi que celuy qui donneroit un bon conseil, mais en laisseroit l'exécution au premier venu,


3l6 APOLOGIE POUR HERODOTE

sans pouvoir congnoistre s'il auroit les moyens et seroit suffisant pour l'exécuter. Car il n'y a point de doute qu'une bonne recepte d'un médecin ne soit un bon conseil qu'il donne au malade : mais quelle pitié est-ce s'il faut qu'il s'en fie à un apothiquaire, sans pouvoir juger s'il l'exécute bien ou mal? sans pouvoir con- gnoistre si au lieu de s'adresser à tels et tels simples, de la faveur desquels on se veut aider, il s'adresse point à autres qui sont ennemis mortels? Or leur de- manderoy-je volontiers (si je pensois qu'ils me deus- sent respondre), quand ils se sont séparez d'avec les simplicistes ou herboristes (i), et des anatomistes, quel nom il leur semble qu'ils méritent au jugement des plus compétans juges qui ayent jamais esté, à-sçavoir Hippocrat et Galien. Car si desjà anciennement on trouvoit estrange de séparer la chirurgie de la méde- cine (veu que le chirurgien, proprement et selon l'éty- mologie du mot, n'est autre chose qu'un médecin qui besongnc de la main), que sera-ce des médecins qui ne veulent sçavoir ni quell' est la fabrique et structure du corps, ni aussi quell' est la matière de laquelle sont composez les remèdes qu'ils ordonnent pour iceluy, mais laissent la charge de l'un à ceux qu'ils appellent anatomistes, la charge de l'autre à ceux qu'ils nom- ment simplicistes? Lesquelles offices toutesfois je sçay n'estre en usage par tout : mais je croy que ceux qui voudront confesser vérité, confesseront que par tout (ou peu s'en faut) se trouvent plusieurs faisans profes- sion de l'art de médecine, qui auroyent besoin d'avoir ordinairement tels officiers pendus à leur queue : s'il est • licite d'user ici de ceste façon commune de parler.


(i) « Simpliciste c'est celui qui connaît les simples... Il n'est pas si usité que botaniste. » Richelet, Dict. — Arboriste : « le peuple dit arboriste, quelques savants hommes herboriste. >> Id. ib.


CHAPITRE XVI 3 17

Je vien à quelques autres façons de faire de ces igno- rans me'decins, non moins pernicieuses qu'impudentes. Aucuns pratiquent avec les apothiquaires de leur garder les receptes de quelques sçavans médecins, et de mar- quer à chacune pour quelle sorte de maladie ell' a esté baillée : puis sans regarder si la maladie de la personne qu'ils ont à penser, est procédée d'une mesme cause, si la personne est d'une mesme température, et d'un mesme aage, et si elle use d'une mesme façon de vivre, voire mesme sans regarder si ell' est du mesme sexe, luy font avaler la mesme médecine. Les autres se ser- vent des receptes des anciens médecins sans avoir esgard à la région et à la manière de vivre totalement différentes. Les autres suyvent leur appétit quant à commander ou défendre quelque viande aux malades : tellement que celuy qui naturellement aimera ou hayra telle ou telle viande, l'ordonnera ou la défendra aux malades qu'il pense. Les autres, craignans de perdre leur réputation, ordonnent incontinent qu'ils ont re- gardé un' urine, sans demander dequoy le patient ou la patiente se plaind : combienque plusieurs bons médecins confessent qu'on ne se doit guères asseurer sur les indices que donnent les urines, mais seulement s'en aider en les adjoustant aux autres. Que si les sça- vans ne voyent guère clair aux urines, par leur con- fession mesme, que pensons-nous qu'y voyent les igno- rans? Il est à présumer qu'ils n'y voyent du tout goutte : et toutesfois sont ceux-là qui après avoir jette les yeux sur un' urine, mettront incontinent la main à la plume pour ordonner : sans s'enquérir des choses qui les peuvent conduire à la congnoissance de la ma- ladie. Pour le moins devoit bien confesser de n'y voir goutte, ou d'avoir mal chaussé ses lunettes, un certain médecin, auquel ayant esté porté l'urine d'un homme, et luy ayant esté dict qu'ell' estoit d'une femme qui se


3l8 APOLOGIE POUR HERODOTE

doutoit d'estre grosse, respondit qu'il congnoissoit bien à l'urine qu'elle l'estoit, et qu'elle s'en devoit tenir toute asseurée.

Je laisseray leurs autres tours à ceux qui auront meilleur loisir d'y penser : et diray un mot des bar- biers aussi et des chirurgiens : non rien de nouveau toutesfois, ains ce que nous oyons tous les jours estre reproché à plusieurs d'eux, à-sçavoir qu'ils gardent pour le vintième ou trentième appareil ce qu'ils pour- royent faire dès le troisième ou quatrième, entretenans les playes, voire les rafraichissans quelquefois, au lieu de les consolider : et que leur vilaine ignorance est souvent cause qu'il faut couper le bras, ou la jambe. Audemeurant quant à la barbarie, j'aurois tort si je ne leur en attribuois autant pour le moins en leur endroit qu'aux médecins desquels j'ay tantost parlé. Sur quoy il me souvient d'un barbier, lequel m'ayant ventouse par l'ordonnance du médecin pour me divertir un ca- tarrhe, me demanda si je voulois point estre sacrifié. — « Comment, » di-je, « sacrifié? le médecin vous a-il » parlé de cela? — Nenni, » (me respondit-il) « mais » j'ay sacrifié plusieurs autres qui s'en sont bien ') trouvez. » Alors ayant un peu pensé à moy-mesme, luy vins à dire : — « Vous vous abusez : et dites sacrifier » pour scarifier. — Pardonnez-moy, monsieur, » (me repliqua-il), « j'ay tousjours ouy appeler cela sacrifier : » mais de scarifier je n'en ouy jamais parler que » maintenant. » Bref, je ne luy sçeu jamais oster de la teste que ce ne fust l'office des barbiers de sacrifier les personnes : et onq depuis ne vi homme entre les mains d'un barbier qu'il ne me souvint de ce sacrifi- cateur. Or comm'ainsi soit que par telles fautes leur ignorance puisse estre assez descouverte, je ne pour- suyvray point plus avant ce propos : mais répéteray ce que j'ay dict parcidevant, que je mets au nombre


CHAPITRE XVI 3r9

des larrons tous ceux qui estans ignorans de leur mes- tier, ne font conscience de prendre le salaire de ceux qui le sçavent bien. Et à dire la vérité, si nous consi- dérons la chose de près, nous trouverons qu'ils ne sont point simplement larrons, veu que par leur igno- rance ils desrobbent en fin la vie à ceux ausquels ils ont desrobbé l'argent. Lesquels propos j'enten devoir redonder, au proufit de ceux qui aucontraire sont expers en leur art, et l'exercent fidèlement (tant méde- cins que chirurgiens, et barbiers, et aussi apothi- quaires), à-fin que, comme j'ay dict, on les cerche tant plus songneusement, et aucontraire on se donne tant mieux garde des autres.

Quant à l'autre partie, à-sçavoir quant aux marchan- dises qui servent pour vestir le corps, les subtilitez de falsifications, qu'on y a inventées, ne sont en si grand nombre, ni de si grand danger. Or comme j'ay restreint la matière précédente, aussi restreignant ceste-ci, je ne feray mention (comme j'ay dict) que de quelques faussetez qui se commettent es draps de laine et es draps de soye : pour monstrer seulement que nostre siècle pourroit apprendre quelque tour à celuy d'Olivier Maillard en cest endroit aussi bien qu'es autres. Je di donc qu'il ne suffit pas à plusieurs mar- chans de gangner sur la mesure par leurs subtiles façons d'auner, mentionnées ci-dessus, mais outre cela ont trouvé l'invention de falsifier le drap quant à la matière, en mettant de la bourre pour de la laine : tellement qu'au lieu qu'on pense avoir du drap de pareille laine pardedans qu'on la voit pardehors, on trouve, après l'avoir un peu porté, qu'on ha du drap embourré. Mais quand je parle des marchands, je com- pren les drapiers drapans, usant de ce mot-là généra- lement ; et quand il n'y auroit autre chose, le proverbe commun dit qu'il fait asse:^ qui fait faire. Tellement


320 APOLOGIE POUR HERODOTE

que quand je viendrois à parler des falsifications qui se commettent en la teincture, je ne penserois point faire de tort aux marchands si je les en chargeois. Car en- core que tous les teincturiers qui falsifient les tein- ctures n'ayent pas le mot du guet des marchands, si est-ce que comme s'il n'y avoit point de receleurs, il n'y auroit point de larrons, ainsi si les marchands ne recevoyent point de marchandise qui ne fust loyale, il est certain qu'il ne s'en feroit point d'autre. Que si quelques marchands me respondent qu'ils y sont les premiers trompez, je leur répliqueray que s'ils ne sça- vent pas leur mestier, ils doivent fermer leur bou- tique. Je parleray d'autre chose : que me respon- dront-ils de ceste nouvelle invention qu'ils ont trouvée, d'avoir mis en avant des façons de parler, et avoir tant faict qu'elles soyent en usage, sous couleur desquelles nous confessions recevoir d'eux meilleure marchan- dise que nous ne recevons pas : j'allègueray pour exemple ce qu'on appelle sarge de Florence (i), et en parleray comme d'une chose que j'ay apprise à mes despens. Il n'y a qu'environ dix ans que quand on par- loit de sarge de Florence, on parloit de celle qui réale- ment et de faict estoit de ce lieu, y ayant esté faicte, et en ayant esté apportée : les marchands depuis ont avisé d'en faire faire à la façon de ceste-ci, et l'ont appelée au commencement sarge à la façon de Flo- rence (en laquelle manière de parler personne ne pou- voit estre déceu) ; mais peu à peu la coustume est venue d'oster ces mots A la façon, et de dire seulement Sarge de Florence, comme par manière d'abbrègement. Mais c'est un abbrègement qui tourne à trop grand avantage au vendeur, et désavantage h l'acheteur ; je


(i) u Le peuple dit serge, mais la cour dit sarge. » Chifflet, Gram., p. 182 : la cour avait raison si l'on adopte l'étymologie sarcire. Littri}.


CHAPITRF XVI 32 I

di quand un marchand de grosse conscience rencontre un acheteur qui n'a point encores esté desjeuné de ce nouveau stile. Ce que je confesse m'estre advenu (et c'est pourquoy j'ay dict que j'en parlerons comme d'une chose que j'avois apprise à mes despens) au com- mencement que ceste façon de parler vint en usage. Car ayant autrefois acheté de celle de Florence à Flo- rence mesmes, et sçachant que c'estoit une très-bonne et très-belle marchandise, j'eu tousjours depuis envie de m'en pourvoir et non d'autre, quand j'en pourrois recouvrer. Ayant donc rencontré un marchand, lequel me trouvoit Florence en France (i), je m'accorday aiseement au pris, encore qu'il fust grand, et m'en allay bien joyeux. Mais la rencontre fust pour luy, et non pour moy : car après avoir un peu porté la cappe que j'en avois faict faire, je congnu bien que je n'avois pas trouvé Florence en France : et alors Dieu sçait si je fu muet, ou si j'eu le filet quand il fut question de repro- cher à mon marchand la trousse qu'il m'avoit jouée. Lequel voyant ne me pouvoir nier ce que je disois, n'usa jamais d'autre défense sinon que c'estoit la ma- nière de parler. Et que faudroit-il dire ici pour parler Maillardiquement? Ad triginta mille diabolos talem modum loquendi. Or combienque je n'aye amené que l'exemple de la sarge, si est-ce toutesfois qu'il n'est pas seul, et que je sçay bien que pour le moins les feu- tres (2) d'Espagne luy pourront faire compagnie. Car


(1) « Un marchand voisin du Palais-Roial me vendit pour bas d'Angleterre, en 1688, une paire de bas que je trouvois valoir bien leur prix. C'étoient des bas faits à Paris. Le lendemain que je lui en fis reproche, il ne me répondit autre chose sinon qu'ils appeloient bas d'Angleterre cette sorte de bas et que qui vouloit acheter à Paris de véritables bas d'Angleterre, devoit demander des bas de Londres. » Le Duchat.

(2) « 11 portoit un de ces grands feultres d'Espagne pour se deffen- dre du soleil... )> Des Périers, nouv. XXXVIL

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322 APOLOGFE POUR HERODOTE

il n'en prend pas de ces marchandises comme des autres, qu'ils disent avoir esté apportées de cent ou deux cents ou trois cents lieues, jaçoit qu'elles ayent esté faictes à trois ou quatre maisons près : mais ils jouent à bonne veue (i) : d'autant que s'ils disent, C'est sarge de Florence, à un qui ne s'y congnoisse pas, elle demeurera sarge de Florence : s'ils le disent à un qui s'y entende, ils ont leur responce toute preste, que c'est la façon de parler. Ainsi est il des feu- tres d'Espagne.

Et toutesfois on auroit tort (à mon Jugement) de dire que ceux qui se meslent des draps de soye n'eussent autant d'esprit que ceux qui se meslent des draps de laine; car aucontraire je croy que d'autant que les fils que manient ceux-là sont plus déliez que- ceux qui sont maniez par ceux-ci, leur esprit aussi est plus délié et subtil pour trouver des finesses et tromperies. Et premièrement comme les marchands de drap embour- rent le drap, aussi sçavent bien ceux-ci traimer leur velours de filosèle, qui est quasi en la soye ce qu'est la bourre en la laine. Voire ay-je entendu qu'aucuns ne sont traimés que de fil. Mais ils ont un avantage que les faiseurs de drap de laine n'ont pas : c'est que par


(i) « Quand on dit, il joue par dessus la chorde, c'est ce qu'on dit autrement, il joue au plus scur ou il joue à bonne veue. » Précel- lence, éd. Feugère, p. 141. « D'un homme qui a fait un marché assuré on dit qu'il a joué à boule veue, métaphore inepte et qui n'a aucun sens. C'est pourquoi il faut dire à bonne veue, comme n'aiant rien faict sans y asseoir un bon et sain jugement, par une métaphore tirée de la veue. » Pasquier, Rech., VII, 58. Ménage et Le Duchat trouvent que Estienne et Pasquier se sont mépris et opinent pour boule vue; Le Duchat cite un exemple de Régnier de la Planche (1576) et un de Goulard (i587). Nous répéterons ce que nous trou- vons dans le dictionnaire même de Ménage : « Comme Pasquier et H. Estienne étoient Parisiens et qu'ils étoient d'ailleurs très-sça- vants, il n'y a point d'apparence qu'ils n'ayent pas compris le sens d'un mot qu'ils entendoient dire tous les jours au peuple de Paris et que tout le peuple de Paris comprenoit fort bien. »


CHAPITRE XVI 323

l'eau qu'ils leur donnent, ils les font sembler avoir beaucoup plus de corps qu'ils n'ont. Et s'ils sçavent bien faire leurs besongnes alentour du velours par le moyen de l'eau, encore mieux les sçavent faire autour du satin. Quant au tafetas, on ne luy baille pas seule- ment l'eau qui fait qu'on y soit trompé, mais on trouve le moyen de faire que celuy à deux fils semble estre de quatre, celuy de quatre paroisse de six : celuy de six, de huict : celuy de huict, de douze : de sorte que pour dix aunes de tafetas qui est vrayement à gros grain, faict comm'il appartient, s'en vendent dix pièces de contrefaict. Aussi faut noter que comme nous avons dict que la sarge de Florence qui se vend ailleurs, à ceux qui ne s'y congnoissent point signifie sarge de Florence, à ceux qui s'y entendent signifie sarge faicte à la façon de Florence : ainsi le satin qu'on appelle de Bruges (i), est une hapelourde pour ceux qui n'en ont de long temps manié jamais, ou ne s'en souviennent plus : car à ceux-ci c'est satin, aux autres c'est satin de Bruges. Mais ce peu d'advertissemens suflîra pour mettre en train ceux qui sçauront mieux descouvrir telles impostures, pour estre eux-mesmes du mestier. Car je sçay qu'entre ceux d'un mesme estât et d'une mesme vacation il y a tousjours des uns et des autres : et qu'ainsi soit, il a bien falu que je me sois adressé à des gens de bien pour descouvrir plusieurs secrets de leur art. Et pourtant je proteste n'avoir entendu de parler en général en ce que j'ay dict ci-dessus, et pareillement de ne l'entendre ainsi en ce que je diray ci-après.

Quoy qu'il en soit, je me garderay bien d'oublier les usuriers, de peur qu'on ne die que je tienne leur parti.


(i| Les satins de Bruges sont trémez de fil et la chaîne est de soye, ce qui l'a lait nommer catiard. >> Dict. de Trévoux.


324 APOLOGIE POUR HERODOTE

Il est bien vray qu'au commencement quand j'oyoisde Menot et de Maillard si grand nombre de leurs sub- tiles inventions, il me sembloit qu'à peine y pourrois-je rien ajouster : mais quand je suis venu à ce point, il n'a falu aller loing, ni long temps cercher pour trouver leurs subtilitez nouvelles. Entre lesquelles aura le pre- mier lieu (non pour estre la plus fine, mais pour estre plaisante) celle d'un usurier de Vincence (i), lequel importunoit souvent un prescheur du lieu de crier fort et ferme contre les usuriers : et ce prescheur luy ayant un jour demandé pour quelle raison il le solicitoit tant de crier contr'eux : — « La raison est, monsieur » (dict-il), « que j'espère qu'à force de vous courroucer » contr'eux, et leur dire des injures, vous leur ferez » venir envie de quitter leur mestier : et alors estant » tout seul, ou pour le moins ayant peu de compa- » gnons, feray bien mes besongnes, au lieu que main- » tenant je ne puis rien gangner parmi si grand nombre » d'autres de mon mestier. » Mais parlons des subtilitez plus préjudiciables que ceste-ci, à-sçavoir desquelles ils usent alendroit principalement des mauvais mesna- gers. Comme nous voyons ordinairement que le refuge de ceux qui ont commencé d'estre mauvais mesnagers, ' c'est vers les usuriers : comme ne leur falant plus que cela pour les achever de peindre, ainsi qu'on dit en commun proverbe. Voici donc un tour qui se joue au- jourdhuy en quelques lieux : c'est qu'un riche mar- chand qui se mesle de ce mestier, s'adressant à luy quelcun pour avoir de l'argent, dira n'en avoir point :


(i) Origine : Pogge, notre éd. p. loi. Imitations : Baraton, Poésies diverses, Paris, i/oS, in-12, p. 2o3 ; — Gottsched, Grammaire alle- mande, 1736, p. 524; — Desforges-Maillard, Œuvres en vers et en prose, Amst., 1759, 2 vol. in-12; — Desbilions, Fabulœ Msopicce libri XV, Mannhemii, 1782, 2 vol. in-8 : fœnerator concionatoris sacri studiosus.


CHAPITRE XVI 325

bien avoir de la marchandise, laquelle il est con- tent de luy prester pour en tirer argent : mais qu'il doit bien faire son conte d'y perdre s'il veut trouver promptement acheteur. Alors ce marchand l'adressera luy-mesme à quelque acheteur (avec lequel il ha in- telligence), lequel n'achètera que cinq ou six cents escus la marchandise qu'on luy fait entrer pour mille, et desquels mille on le fait obliger comme receus réale- ment et manuellement. Et ce tour toutesfois est fort approchant de ce que nous disent les susdictsprescheurs. Mais voici qui est bien plus estrange, et dequoy aussi ils n'ont faict aucune mention : c'est que quelquesfois ceste marchandise ne se baille qu'imaginairement, n'estant point en nature : et prestant seulement son nom pour servir de moyen de faire faire une scédule de deux fois autant qu'on baille d'argent : ou à peu près. Outreplus s'exercent aujourdhuy des usures avec une procédure de laquelle il est certain que les susdicts n'ont ouy parler non plus, et est vraysemblable qu'elle soit depuis peu de temps. Car je sçay quelques pays où les moyens de ronger jusques aux os ceux qui emprun- tent de l'argent, sont tels. Premièrement faut noter qu'il y a ceux qui font mestier de prester, et ceux qui font mestier de respondre. Quand donc on s'est adressé à quelcun de ceux qui ont accoustumé de prester à cinq pour cent, et qu'avec grande difficulté on luy a faict dire le mot (et qu'on y a faict consentir la femme par le moyen de quelque beau présent), à condition de luy donner un respondant bien solvable, il en faut aller gangner quelcun par le moyen aussi de quelque présent : avec lequel toutesfois encore ne fait-on rien sinon qu'on l'asseure de quelque hypothèque qui vaille deux tiers d'avantage, ou à peu près. Et quand encores on en est venu jusques-ici, ce n'est pas tout : car il faut que ce piège ou fiance baille un contreplège,


336 APOLOGIE POUR HERODOTE

qu'ils appellent arrière-fiance : laquelle aussi il faut que celuy qui emprunte l'argent, pratique par le moyen d'un présent. Et quand il a faict tout ceci (n'espargnant cependant rien en banquets), il s'oblige entr'autres choses de donner quelque nombre de ceux qu'ils appellent ostages, au bout du terme, au cas qu'il faille au paye- ment. Avenant donc qu'il y faille, alors trois ou quatre hommes, sous ce nom d'ostages (plus ou moins, selon qu'il a esté accordé), se mettent en l'hostelerie, y fai- sans grand' chère aux despens d'iceluy, et outre ce gangnans par jour certains gages mentionnez au con- tract, qui passent souvent le double de leurs despens, et y demeurent jusques à ce qu'il y vienne donner ordre : c'est à dire, que premièrement il satisface à l'hoste de tout ce que ces ostages ont despendu, et qu'il leur paye leurs gages : et puis que par le moyen de nouveaux présens il face nouvel accord tant avec le créditeur qu'avec les fiances, pour avoir un autre terme (car le terme estant expiré, il faut que le deteur les achète de- rechef, ou qu'il en trouve d'autres agréables au crédi- teur) et ainsi conséquemment : jusques à ce que la terre ou la maison, ou ce qui aura esté baillé pour hypo- thèque, se trouve chargé si avant que le deteur n'ait moyen de le racheter. Mais le pis est qu'encore n'at- tendent-ils pas qu'il soit autant deu que la pièce vaut, mais souventesfois pour quatre ou cinq cents escus se font adjuger une pièce de quinze cents, voire de deux milles, de laquelle ils jouiront jusques à ce qu'on la retire de leurs pattes, courant tousjours l'usure de cinq pour cent jusques alors: ou qu'à la requeste d'autres créditeurs la pièce soit subhastée, pour avoir la préva- lence, c'est à dire le pardessus qu'elle peut valoir. En- cores avient-il le plus souvent en telles subhastations, que le pays estant povre de soy, et les créditeurs puis- sans, les pièces se vendent la moitié moins qu'elles va-


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lent, n'osant ou ne pouvant personne y mettre l'en- chère. Mais outre tout ceci, il faut noter que sur la somme baillée premièrement par le créditeur, il aura faict entrer telles pièces d'or et d'argent qu'il luy aura pieu, de poids ou non, avec chevaux, ou poignars d'argent, ou autres telles drogues, pour tel pris qu'il luy aura semblé bon. Que direz-vous, lecteur, de ceste façon d'usure? pensez- vous que quand les diables se voudroyent mesler de ce mestier, ils en peussent faire d'avantage? Quant à moy je ne le pense pas. Et toutesfois la pitié est encore plus grande en l'usure qui s'exerce à l'endroit des povres gens : lesquels les usuriers n'apovrissent pas ainsi (veu qu'ils sont desjà povres), mais leur coupent la gorge, en leur ostant le boire et le manger, par leurs monopoles : desquels aussi on voit que ces malheureux trouvent tous les jours inventions nouvelles : jusques à aller audevant des charrettes et des basteaux qui apportent des vivres, et corrompre les chartiers et les basteliers pour les faire retarder. Voire ay souvenance de m'estre trouvé en lieu où on disoit que tels monopoleurs avoyent faict emmener les chevaux, faisans semblant d'en avoir besoin pour quelque affaire, que depuis on s'estoit apperceu que leur intention estoit de les oster aux basteliers qui devoyent passer par là, afin que n'en trouvans pour tirer leurs basteaux, ils fussent par ce moyen retardez.


CIO


CHAPITRE XVII


Des larrecins et de l'injustice des gens de justice de nostre temps.



UANT aux larrecins des gens de justice, et de ceux principalement qu'on appelle chiquaneurs, combien qu'ils soyent plus gros et en plus grand nombre qu'ils ne furent jamais, et que les procès soyent plus espicez qu'ils ne furent oncques (non-obstant tou- tes les polices qu'on y a pensé mettre), si est-ce que je trouve leurs larrecins plus pardonnables que ceux de leurs prédécesseurs. Car si volenti et consentienti non fit injuria, et si nolenlem qui serval^ idem facit occi- denti, quel mal font les chiquaneurs d'ouvrir leurs bourses à ceux qui ont envie de les remplir, à la charge de leur donner le passetemps de voir mille et mille galanteries et gentilesses chiquaniques ? Or desjà du temps du Roy Louys onzième il se trouva un évesque (i) si amoureux de ce déduit, que ce Roy le voulant despestrer d'une infinité de procès, il le supplia fort affectueusement de luy en laisser au moins vingt-cinq


(i) Miles d'Illiers, évêque de Chartres; voy. Rabelais, III, 5, et Des Périers, nouv. XXXIV. Il mourut à Paris, en 1493, durant un de ses procès.


CHAPITRE XVII 329

OU trente pour ses menus plaisirs. Mais ceste humeur est aujourdhuy encore beaucoup plus commune, et mes- mes a pris tel accroissement, qu'il se trouve des person- nes qui non seulement y prennent quelque plaisir, mais du tout n'ont autre plaisir en ce monde : telle- ment que vivre sans plaider, ne leur seroit que demie vie. Seroit-ce donc raison que messieurs de la pratique leur fournissent gratis d'un si grand esbat, ou qu'ils fussent las de prendre avant que les autres de donner ? Je croy bien que du temps qu'on les appeloit pragma- ticiens (en retenant l'origine du mot), les choses alloyent autrement : mais depuis qu'on leur a retren- ché une syllabe de leur nom, en les appelant prati- ciens (i), ils ont bien sçeu se récompenser de ce retren- chement sur les bourses de ceux qui n'en pouvoyent mais, aussi bien que de ceux qui en estoyent cause. Joinct aussi que ces termes de pratique et praticiens leur sont venus bien à propos pour leur faire souvenir de ce qu'ils ont à faire à l'endroit de ceux qui veulent passer par leurs mains. Et qui plus est, il n'y a point de doute qu'ils n'ayent meilleur moyen de pratiquer aujourd'huy des escus que parcidevant des testons : d'autant qu'au lieu que le temps passé le Poitevin (2) ne forgeoit qu'un procès sur la pointe d'un'aiguille, maintenant il en forge demie douzaine : le Normand, qui


(1) « Bons practiciens, gens sçachant bien les loix et les coustumes, Pragmatici. » Nicot. Le Duchat, dans le Dict. de Ménage, donne pratique pour une contraction de pragmatique et renvoie au Lexique de Kehl, v». pragmatici. Pour le sens, praticien est plus rapproché de pragmaticus (voy. Cic, Or. I, Sç); mais pour l'étymologie il suffit de practicus; on trouve déjà dans Aristote, Ethic, 1. V : 7:paxTtxo\ TÛv Stxat'wv.

(2) La Gente Poitevin'rie, Poitiers, Mesner, iSya, parle d'un procès qu'un paysan fit à son voisin, en réparation du dommage causé par u cinq ou sis petis oysons. » Voy. Revue hist. de l'ancienne langue

française, 1877, p. 161, et l'édition Morel-Fatio, Niort, Martineau et Nargeot, 1877, in-8, p. 10.

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33o APOLOGIE POUR HERODOTE

souloit se mettre sur l'eau (faute de cheval) et envoyer son procès a pied par terre (pour plus grande seu- reté)(i), maintenant trouve le moyen de le faire porter et luy et son procès par un cheval, ou pour le moins une jument. Et qui ne dira qu'il est raisonnable que les pratiques soyent plus grosses avec les gens de che- val qu'avec les gens de pied ? Mais pour parler à bon escient, je ne doute point qu'entre ceux qu'on appelle gens de justice, il n'y ait aujourd'huy de beaucoup plus grands chiquaneurs, pipeurs, mangeurs, rongeurs, escorcheurs ( principalement où la religion Romaine est en vogue ), et qu'il ne s'y trouve de plus grandes ruses et cautelles, plus grandes tromperies, plus grandes concussions, et toutes sortes de corruptions, que par- cidevant. Mais je plaindrois plus nostre siècle (auquel les hommes sont plus addonnez à plaider qu'ils n'ont jamais esté) s'il faisoit bon plaider, que je ne le plain de ce qu'il fait si mauvais plaider. Car comme il est cer- tain que puisque la mer estant ainsi terrible et farouche trouve néantmoins force chalans, ell'auroit bien plus grande chalandise si elle venoit à estre amiable et gra- tieuse, voire que pour un ell' en auroit cent : ne plus ne moins si la pitié des plaideurs estant si grande, ne descourage point les autres de prendre ce train, que seroit-ce si les plaids n'estoyent conjoints avec tant de


(i) Cf. Moyen de parvenir, CIX; — d'Ouville, notre édition, p. 216. <( M. de Breteuil, conseiller au Parlement de Paris, renvoyé à celui de Metz pour un procès que lui faisoit un gentilhomme Normand, pour une terre située en Normandie, me racontoit en 1698 comment, un jour qu'il approchoit de cette terre pour laquelle il étoit parti de Paris, aiant aperçu le long du chemin et étant déjà assez avant dans le pays, un jeune garson de dix à douze ans qui, gardant un troupeau, lisoit dans un livre et lui aiant demandé quelle lecture l'occupoit si fort : — lï Monsieur, » répondit le garson, « c'est le code; ma mère s'est 1) remariée et prévoiant que quelque jour j'aurai procès ou contre elle >i ou contre mon beau-père et contre mes frères et sœurs du second ') lit, i'étudi; de bonne heure l'Ordonnance. » Le Duchat.


CHAPITRE XVII 33 I

misères ? Il est certain que le Poitevin qui ancienne- ment ne forgeoit qu'un procès sur la pointe d'une aguille, et maintenant ( comme j'ay dict) en forge demie douzaine, en forgeroit un quarteron pour le moins. Bref (selon mon opinion) il seroit expédient pour le soulagement du povre monde, que les procès fussent si espicez et si salez qu'il n'y eust homme, non pas dia- ble, qui en peust avaler. Toutesfois, comme quand un meschant est tué par un autre qui ne vaut guère mieux, nous recongnoissons en cela la main de Dieu, exécu- tant ses jugements devant nos yeux, et ce nonobstant nous n'approuvons pas le faict du meurdrier : ainsi quand nous voyons ceux mesme qui ont grand tort de plaider et qui s'en pourroyent passer estre tourmentez en justice par toutes sortes, encore qu'ils reçoyvent le salaire qu'ils méritent par un juste jugement de Dieu, si est-ce que nous ne devons approuver ceux qui leur font tel payement. Voyons donc si de nostre temps les chiquaneurs traictent mieux leurs hostes ou leurs cha- lans, que du temps d'Olivier Maillard et de Menot ; et pour avoir plustost faict, escoutons ce qu'en dit le plus gentil des premiers poètes François (i) :

Là les plus grans les plus petis destruisent. Là les petis peu ou point aux grans nuisent. Là trouve l'on façon de prolonger Ce qui se doit et se peut abbréger : Là sans argent povreté n'ha raison : Là se destruit mainte bonne maison. . Là biens sans cause en causes se despendent : Là les causeurs les causes s'entrevendent. Là en public on manifeste et dit La mauvaistié de ce monde maudict, Qui ne sçauroit sous bonne conscience Vivre deux jours en paix et patience.

/ 1) C. Marot, L'£n/er, V. 5i.


332 APOLOGIE POUR HERODOTE

Un peu après :

Et cestuy-Ià qui sa teste descœuvre, En plaiderie a faict un grand chef d'œuvre. Car il a tout destruict son parentage, Dont il est craint et prisé d'avantage.

Et puis, parlant de diverses sortes de procès, qu'il ac- compare à diverses sortes de serpens :

Et ce froid-là, qui lentement se traine, Par son venin a bien sceu mettre haine Entre la mère et les mauvais enfans.

Ce qui est bien à propos de ce que Menot reprend souvent, à-sçavoir que les enfans plaidoyent contre leur mère. Ce poëte adjouste aussi comment les gens d'église, qui devroyent garder les autres de plaider, y sont les plus eschauffez, disant ainsi :

Pas ne diront qu'impossible leur semble D'estre Chrestien et plaideur tout ensemble : Ainçois seront eux-mesmes à plaider Les plus ardans.

Mais pour avoir plustost faict, il faut prendre tout ce que disent les prescheurs susdicts de la malheurté de leurs plaids, et puis tripler tout cela, pour avoir la somme des maux et misères des nostres. Quant aux présens que prennent les juges, le povre Menot ne s'en devoit tant rompre la teste, comme s'il y eust deu gan- gner quelque chose : car il y a tant de centaines d'ans qu'ils ont appris ceste leçon, et la trouvans plaisante, l'ont si bien retenue, qu'ils ne la peuvent oublier. Et mesmes quand il n'y auroit autre chose que le long temps depuis lequel ils commencent à jouir paisible- ment de ce privilège, il est certain que par prescription


CHAPITRE XVII 333

il leur appartient. Je di si long temps, pourceque si nous considérons bien ce que disent Salomon et le poète Hésiode (i), nous pourrons aiseement juger que desjà ceste Justice qu'on peind sans yeux et sans mains, estoit bannie du monde. Mais combien que ceste façon de faire soit fort ancienne, si est-ce que je ne doute point que nostre siècle n'emporte le pris quant à la théorique d'icelle, et encore plus quant à la pratique. Car on ne s'est point contenté de nostre temps de prendre des présens beuvables ou mangea- bles (comme sçavent les rôtisseurs de Paris, avec les- quels trafïiquoyent messieurs qui avoyent peur que la grand' quantité de gibbier qui pleuvoit en leurs mai- sons tout en un coup, ne se guastast avant que venir sur table); on ne s'est point contenté de laisser embra- celer ou enchaîner ou embaguer (2) sa femme, sans faire semblant d'en voir rien; on ne s'est point contenté de faire prendre par ses serviteurs, pour puis butiner avec eux : on est venu jusques à dire Or ça, et quand et quand tendre la main : voire (sauf l'honneur du proverbe qui défend de regarder en la bouche du che- val donné) on est venu à le sonner et pezer, avant que vouloir dire Or donc. Et encore ne s'est-on point con- tenté de cela, car on est venu jusques à se faire donner par le povre Nabot la vigne de dix arpens pour luy faire justice de la vigne de cinq ou six arpens. On a encore passé plus outre : car on est venu jusques à demander ce qu'on sçait ne se pouvoir ni selon Dieu, ni selon les hommes, prester, ni vendre, ni engager : ce dont la perte est beaucoup plus grande, et n'est moins irréparable que de la vie ; on est venu (di-je) jusques à vouloir faire acheter la justice d'un paye-

(i) Salomon dans Prov. et Ecclés., Hésiode dans Op. et dies, I. 2) Embraceler et embaguer sont donnés par Oudin et Cotgrave.


334 APOLOGIE POUR HERODOTE

ment qui est non-seulement contraire à toute bonne- steté et justice, mais duquel l'infamie redonde sur ceux qui sont encores à naistre. Et pour parler en termes non ambigus, de nostre temps s'est trouvé dedans Paris président qui a voulu estendre ses droicts jusques là, de demander à une damoiselle honnorable qu'elle luy prestast son devant, à la charge qu'il luy presteroit audience. Je me garderay bien de nommer ce prési- dent (i) : mais je ne feray pas conscience de dire que ce fut celuy qu'on vit depuis métamorphozé en abbé : et qui estant constitué en ceste dignité, composa un certain livre contre les Luthériens, lequel il dédia au Pape : mais son style se trouva si dur, que le Pape en ayant par cas fortuit porté un fueillet à ses affaires, s'en escorcha tout le sainct siège Apostolique (2). Bref, c'est celuy duquel le nez fut enchâssé en plusieurs beaux épitaphes, en attendant que le Pape (qui estoit lors bien empesché) eust loisir de le canonizer. Il est vray quesi commiinis error facit jus, et est permis à un président ce qui est permis à autres, les advocats de cestuy-ci pourront alléguer des exemples d'aucuns qui n'ont pas faict mieux, et d'aucuns mesmement qui ont faict beaucoup pis. Entre lesquels mérite d'avoir le premier lieu le prévost la Vouste (3), pour ce tour


{1) Pierre Lizet, né à Clermont-Ferrand en 1482, mort à Paris en 1554, auteur de : Adversus pseudo-evangelicam hceresin libri seu commentarii IX duobus excusi voluminibus, Lutetiœ, i55i, in-40, apud Poncetum Le Preux. Voy. le Passavant de Tii. de Bèze, éd. Li- seux, 187b. Cf. du Fail, Contes d'Eutrapel, XXVII; Naudé, Mas- curat.

(2) L'idée première de cette bouffonnerie semble appartenir à Rabe- lais, Pantagruel, liv. IV, ch. 52.

(3) François Dupatault, prévost de l'iiôtel en i545; voy. Bouchet, Ann. d'Aquitaine, 1644, p. 553. — « Quem [magistratumj Franciscus rex duobus mandavit, Claudio Gentonio et Voltœ qui per vices se- mestretn operam ipsi navarent, cuique legati duo et milites quinque et viginti attributi. Postea tamen, ipso Volta vita ^uncto, omnis


CHAPITRE XVII 335

mémorable qu'il joua à une honneste dame. Elle estant venue vers luy avec quelque espérance d'intercéder pour son mari, qu'il détenoit en prison, fut requise par luy du plaisir d'une nuict, à la charge de luy ot- troyer tout ce qu'elle demandoit. Geste femme se trouvant fort empeschée (et qui est la femme aimant son mary d'un ardent amour qui ne l'eust esté?), d'un costé regardant la foy qu'elle romperoit à son mary, d'autre costé la vie qu'elle luy sauveroit, se conduisit fort sagement en cest affaire : car, combien qu'ell'eust pris sa résolution de préférer la vie de son mary à son honneur, toutesfois luy voulut premièrement commu- niquer. Luy donc l'en ayant aiseement dispensée (comm'il est vraysemblable), elle donna à monsieur le prévost le plaisir duquel il estoit désireux, se tenant toute asseurée qu'il luy tiendroit promesse. Mais au matinée meschant (voire trimeschantissime, si dire se pouvoit), après luy avoir faict pendre et estrangler son mari : « Je vous avois » (dit-il) « promis de vous » rendre vostre mari : je ne le garde pas, je le vous ' ren. » Si nous considérons la différence qui doit estre entre les Chrestiens et payens, trouverons-nous que les meschancetez de Verres (pour lesquelles nous le voyons estre ainsi canonné, voire foudroyé par l'élo- quence Cicéroniane), ayent approché de cent lieues près d'une telle meschanceté, commise toutesfois à la veue de tout le monde? J'ay ouy conter souvent un autre traict du mesme prévost, lequel mérite bien (comm'estant aussi à propos de son intégrité) d'estre accouplé avec l'autre, pour estre mis ensemble en ces


potestas ad Gentonium rediit. « Lupani de Magistratibus et prce- fecturis Francorum lib. III, p. 206, ouvrage imprimé à la suite de ; Joannis Tilii (Du Tillet) Commentariorum et disquisitionum de rébus gallicis libri duo nunc primum latine redditi. Franco/. Wechel, iSyy, in-fol. Cf. Des Périers, nouv. LXXX.


336 APOLOGIE POUR HERODOTE

chroniques. Pendant qu'il estoit après pour faire pen- dre un homme, lequel estoit jà à l'eschelle, on luy vint dire à l'oreille que s'il le vouloit délivrer, on luy don- neroit cent escus contant. Ausquelles nouvelles ayant pris goust, fit signe au bourreau qu'il attendist : et puis (ayant songé un' eschappatoire) s'approcha, et dist tout haut, parlant son barragouin : « Regardas, messeurs, » en quai dangié me metio aquest malhurous. Car el a » courone, et non m'oudisio pas. Lo mal de terre te » vire. Davala, davala : tu seras menât davant l'official » ton juge. » Mais encore sçay-je bien un autre tour plus estrange, joué par un ayant le mesme office. Ce- stuy-ci, d'une part désirant sauver la vie à un larron qui estoit tombé entre ses mains, à la condition qu'il participeroit au butin (comm'aussi ils en estoyent d'ac- cord) : d'autre part considérant que le murmure seroit grand s'il n'en faisoit justice, et mesme qu'il se mette- roit en grand danger, usa de ce moyen : c'est qu'il fit pendre un povre bon homme, auquel il dict qu'il y avoit long temps qu'on le cerchoit, et que c'estoit luy qui avoit faict un tel acte et un tel. Cest homme ne faillit à luy nier fort et ferme, comme celuy qui avoit la conscience nette de tout ce qu'on luy mettoit à-sus. Mais ce prévost estant résolu de passer outre, luy fit remonstrer qu'il gangneroit bien mieux de confesser, puisqu'aussi bien ainsi qu'en ça il luy faloit perdre la vie : et que s'il confessoit, le prévost s'obligeroit par son serment de luy faire tant chanter de messes qu'il pourroit estre asseuré d'aller en paradis : au lieu qu'en ne confessant point, il ne laisseroit d'estre pendu, et si iroit à tous les diables, d'autant qu'il n'y auroit per- sonne qui fist chanter une seule messe pour luy. Ce povre homme, oyant parler d'estre pendu, et puis aller à tous les diables, se trouva fort estonné, et aima mieux estre pendu et puis aller en paradis. Tellement qu'en


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la fin il vint à dire qu'il ne se souvenoit point d'avoir faict ce dequoy on le chargeoit ; toutesfois que si on s'en souvenoit mieux que luy, et si on en estoit bien asseuré, il prendroit la mort en gré : mais qu'il prioit qu'on luy tinst promesse touchant les messes. Et n'eut plustost dict le mot qu'on le mena tenir la place de l'autre qui avoit mérité la mort. Mais quand il fut à l'eschelle, il entra en des propos par lesquels il don- noit à entendre qu'il se repentoit, nonobstant le para- dis qu'on luy avoit promis. Pour à quoy remédier, ce prévost fit signe au borreau qu'il ne le laissast achever. Et ainsi fut faict. Or comm'estant par ceste histoire venu au comble de la meschanceté de telles gens, je changeray de propos.

Au demeurant donques, s'il faut que je parle des femmes des gens de la justice, aussi bien que Maillard et Menot en parlent, il est certain qu'elles ne se con- tentent pas maintenant (en quelques lieux) d'avoir des robbes teintes au sang des povres gens, ni d'en gangner à la sueur de leur corps, ainsi que celles dont parlent les prescheurs susdicts : mais font bien mieux leurs besongnes : car au lieu que celles-là ne gangnoyent à telle sueur que des habits somptueux, et ^es bagues précieuses, celles-ci outre tout cela y gangnent aussi des offices pour leurs maris. Et que disent ces honnestes damoiselles, quœ faciunt placitum domini abbatis, do- mini episcopi, domini cardinalis (comme parle Menot), quand elles voyent leurs maris ainsi eslevez par leur moyen ? qu'il fait bon avoir la faveur de grans seigneurs, et qu'on ne sçait où on en peut avoir à-faire. Mais si Menot ou Maillard revenoyent, il est certain qu'ils leur respondroyent en un mot (s'ils n'avoyent oublié leur Latin) ad omnes diabolos talem favorem!

Or puisqu'ainsi est, il est bien force que ce qui ave- noit desjà du temps de Menot (comme nous congnois-

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sons parles plaintes qu'il en fait), avienne encore plus du nostre : à-sçavoir que plusieurs des gens de justice prestent leur conscience aux grans seigneurs. Car puis- qu'on ha d'eux les offices à si bon marché (c'est à dire par leur faveur), à moins ne peut-on ( ce semble à ceux qui ont les consciences larges comme les manches d'un cordelier : que les autres appellent consciences à pont levis) que de leur faire gangner leur cause, quand ilz auroyent le plus grand tort du monde. Je ne di pas toutesfois de tous ceux qui estans mariez sont avancez par les grands seigneurs, que leur avancement doive estre imputé à leurs femmes : mais seulement que ce moyen entr'autres ou est nouveau, ou pour le moins est beaucoup plus commun et ordinaire qu'il ne fut jamais. Quoy qu'il en soit, nostre siècle est plein d'exemples de telles gens de justice, qui aux despens de leur conscience (si toutesfois ils en ont une) veulent monstrer aux grans seigneurs qu'ils ne sont point ingrats : mais ont bonne souvenance du bien et honneur qu'ils ont receu d'eux, et qu'ils leur sont en tout et par tout très-affectionnez serviteurs, Toutesfois je ne daignerois prendre la peine d'amener exemples de ceux qui sur une telle querele ne se damnent qu'eux- mesmes : mais j'en amèneray un fort notable d'un lieutenant civil, auquel je ne pense faire non plus de tort en le couchant sur mon papier, qu'on luy fit à Paris l'an i557 de le coucher ou estendre alentour du pilori. Ce vénérable lieutenant (i) voulant monstrer mieux encores que jamais, qu'il estoit musnier en ma- tière de conscience, aussi bien que de nom ( ce qui soit dict néantmoins sans toucher à la bonne renommée des musniers qu'on trouvera gens de bien), et voulant monstrer à un grand seigneur combien il estoit à

(i) Jean Munier; vo}-. De Thou, liv. XX, sous l'année i558.


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son commandement (voire voulant faire, comm'il est croyable, beaucoup plus qu'on ne luy commandoit), ne se contenta pas d'avoir jà donné son ame à tous les diables pour cest effect, mais usa de telle rhéto- rique à-I'endroit de plusieurs personnes, qu'il leur persuada d'y envoyer les leurs, pour faire compagnie à la sienne. Car il fut si aspre à la poursuite d'un procès contre la comtesse de Senigan (i) (laquelle on chargeoit à tort d'avoir faict eschapper le duc d'Ascot, prisonnier au bois de Vincennes), qu'il vint jusques à suborner un grand nombre de témoins contre icelle, s'aidant en ceci d'un commissaire nommé Bouvot : mais l'un et l'autre eschappans à bon marché, après avoir esté condamnez pour crime de faux commis à l'instruction du procès contre la dicte dame, firent amende honorable, puis furent piloriez aux haies, et reléguez. Or ne sont-ce point tels petis compagnons seulement qui employent leur conscience pour les seigneurs à la dévotion desquels ils sont : tesmoin ce que dict un chancelier (2) en mourant : « Ha, cardi- » nal, tu nous fais tous damner. » Ce que toutesfois soit dict sans préjudicier à l'honneur de son succes- seur, lequel (comme chacun sçait) conjoind à son grand


(i) Françoise d'Amboise, mère du prince de Porcien, un des chefs du parti huguenot; voy. Lettres d'Antoine de Bourbon et de Jehanne d'Albret, publ. par M. de Rochambeau, 1877, p. 289.

(2) François Olivier, né en 1497 à Paris, mort le 3o mars i56o à Amboise. Le mot d'Olivier est rapporté par Régnier de la Planche, Histoire de l'estat de France sous le règne de François II, 1576. De Thou, liv. XXIV, donne un récit plus vague : « Ce personnage, » ajoute-t-il, « était très-digne de la place éminente qu'il occupoit, s'il y eût été élevé dans des temps moins fâcheux et si les premiers ministres qui de son temps gouvernoient l'Etat, eussent écouté plus favorable- ment ses sages conseils. » Il était patriote, car lorsque Ferdinand I»"- envoya l'évêque de Trente redemander Metz, Toul et Verdun (iSSg), il dit dans le conseil qu'il fallait faire trancher la tête à celui qui favo- riserait les demandes de l'Empereur. Son successeur fut Michel de l'Hospital.


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sçavoir une si grande intégrité, qu'il pourra servir d'un exemple rare à la postérité.

Mais pour retourner aux faux tesmoins et à la subor- nation d'iceux (à-fin d'en parler plus amplement), je confesse que ceste meschanceté est fort ancienne, voire de toute ancienneté : mais toutesfois je pense que jamais auparavant on ne l'avoit veue montée à un si haut degré qu'on l'a veue en nostre siècle. De quoy semble pouvoir faire foy entr'autres choses une response qui depuis est venue comm'en proverbe : à-sçavoir de celuy qui estant interrogué de quel mestier il estoit, respondit qu'il estoit du mestier de tesmoin. Car il est certain que ceste response ne peut estre eschappée à autre qu'à celuy qui estoit du lieu où plusieurs faisoyent mestier et marchandise de tesmoigner (i). Bien est-il vray qu'on doit présumer que ses compagnons n'eus- sent pas respondu tant à la bonne foy. Je me doute toutesfois d'un' objection que quelcun me pourra faire, à-sçavoir qu'il est vraysemblable, le nombre des faux tesmoins n'estre si grand pour le jourd'huy qu'il estoit il y a quelques années, pourcequ'on n'en voit pas tant pendre. Mais je luy nieray incontinent la conséquence : car nous voyons par expérience en quelques lieux où il se commet moins de forfaicts, estre exécutez plus de gens par justice qu'en autres où il s'en commet beaucoup d'avantage : dont s'ensuit que par les exé- cutions que faict la justice d'un lieu souvent ou rare- ment, nous ne devons pas juger du grand ou petit nombre des malfaicteurs, à comparaison de celuy qui est ailleurs, ains seulement de la vigilance et droicture


(il Voy. Rabelais, V, 3i.

Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin.

Racine, Plaid., I, 6.


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de ceux ausquels ell' est commise. Si quelcun re'plique qu'encore que le nombre des faux-tesmoins soit aussi grand qu'il a esté parcidevant, la punition plus rare qui s'en fait, ne vient d'un' impunité plus grande, mais d'une difficulté plus grande qui est à les descouvrir, d'autant que maintenant ceux qui les subornent, leur recordent mieux leur leçon, et eux aussi la retiennent mieux : je respondray qu'au contraire on oit parler tous les jours de faux-tesmoins se descouvrans eux- mesmes, et se coupans de leur cousteau aussi bien que paravant. Et qu'ainsi soit, entr'autres exemples nota- bles de dépositions faictes depuis quelque nombre d'ans par faux-tesmoins ayans vilainement oublié leur leçon, on allègue volontiers cestuy-ci, de quelques tesmoins qui furent subornez par un seigneur de Berri contr'uu de Bourges nommé Boyverd, qu'on chargeoit d'avoir commis un meurdre. Car au lieu que pour une des meilleures marques pour recongnoistre ledict Boyverd, on leur avoit dict qu'il avoit un nez faict à manche de rasoir, interroguez sépareement par le président à quoy ils le recongnoistroyent , respondirent tous d'un mesme accord qu'ils le pourroyent recongnoistre aiseement à un coup de rasoir qu'il avoit eu sur le nez. Tellement que leur estant confronté ledict Boy- verd contre lequel ils entendoyent déposer, dirent que ce n'estoit pas cestuy-là, pource qu'il n'avoit point de cicatrice sur le nez. Et ainsi estans descouverts, furent pendus : et le subornateur et faux accusateur fut déca- pité, et mis en quatre quartiers, mais en effigie : qui fut un grand avantage pour sa personne. Voici (di-je) un des exemples notables qu'on allègue sur ce propos, quand on parle de ce qui est avenu depuis environ vint ans. Et pensons-nous qu'on n'en trouveroit pas bien de fraîche mémoire quelques-uns aussi notables que cestuy-là ? Pour le moins plusieurs sçavent ce qui


342 APOLOGIE POUR HERODOTE

est avenu depuis sept septmaines à des faux-tesmoins produits contr' un qui d'Orléans avoit esté mené à Paris lié et garrotté : c'est que ces meschans oubliè- rent tellement leur leçon, qu'au lieu de dire que celuy contre lequel ils déposoyent, estoit rousseau, dirent qu'il estoit homme noir, et portant barbe noire. Or quelle bonne justice s'est ensuyvie de tels galans, je laisseray la charge au lecteur de s'en informer : cela sçay-je bien (et qui est celuy qui ne le sçache?), que pendant les derniers troubles qui ont esté en France, et pendant aussi que les mangeurs et mangeuses de confiscations avoyent la vogue, ce malheureux mestier s'exerçoit avec aussi grande impunité que jamais au- paravant ni en nostre siècle, ni au précédent.

Et des gens de justice qui prennent ab hoc et ab hac, ou a dextris et a sinistris, comme parle Maillard, la race en est-elle faillie? Hélas, pleust à Dieu seulement qu'elle ne fust augmentée, et que les petits enfans (comme on dit en commun proverbe) w'e« allassent point à la mouslarde (i). Ce que toutesfois ne me gardera d'en alléguer un exemple, lequel seul nous esclarcira cette jolie manière de procédure. L'advocat de Mon- sieur de Beau-jeu, héritier de Mile d'Hyliers, évesque de Chartres (lequel advocat est encores pour le jour- dhuy vivant, s'il n'est mort depuis peu de temps en ça), ayant receu dudict Monsieur de Beau-jeu un pré- sent d'une maison à Paris en la place Maubert(de laquelle on dit qu'il eut trois ou quatre mille frans argent contant) pour les bons et agréables services qu'il promettoit en soustenant le droit d'iceluy : au lieu de ce faire, le trahit vilainement et malheureuse-


(i) C'est à dire : ne l'allassent chansonnant par les rues. Menot a dit en parlant de certains pécheurs : diffamati etiam a parvulis claman- tibus in sero sinapium. Voy. Rabelais, II, 21, éd, Burgaud des Marets et Rathery.


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ment envers son adverse partie, qui estoit le seigneur de Beaumont La Ronce, sous espérance d'une pièce de six mille francs que cestuy-ci luy avoit promise.

Quant aux ruses, subtilitez, cautelles, finesses de plaidoyerie, pleust à Dieu que nous n'en eussions que le quadruple, et qu'un apprenti de nostre temps n'en sçeust qu'autant qu'un des meilleurs maistres du siècle précédent. Desquelles toutesfois je ne donneray pour ceste heure que deux exemples, mais qui en vaudront bien deux douzaines d'autres. Le premier est d'une finesse fondée sur la rigueur des formalitez de justice ( à propos de ce que nous lisons en Térence, Summum jus summa scepe injuria est) (i) et est tel : Le procureur et conseil d'un certain seigneur demandeur en retraict lignager, corrompus et ayans intelligence avec le con- seil et procureur de la partie adverse, firent faire le remboursement manuellement et de faict par ledict demandeur : mais ce ne fut pas sans luy rendre frau- duleusement la clef de la bougette (2) en laquelle estoit la somme : à fin qu'avenant puis-après ( comme il avint) que le défendeur se présentas! pour estre rem-


(i) Térencc a dit : Dicunt, jus summum sœpe summa est malitia, Heaut. IV, 5, et Cicéron : Summum jus, summa injuria, De off., I, lo. Voy. aussi le Pro Murena, XII, où Cicéron se laisse aller au plaisir de ridiculiser la science des jurisconsultes. Columelle, Rei rusticœ 1. I : Summum jus antiqui summam putabant crucem. — Summum jus, summa crux, S. Columban, I, 7, à la suite du Caton de Bernhold, 1784, in-8». Cf. Celsus, Pandect. 45, de verborum obligatione. et Paulus, ib. 5o, De regulis juris.

(2) « Diminutif de bouge, bulgula, qui est un mot que les Latins ont imité des anciens Gaulois. Mais le François, par ce diminutif, entend ce petit coffret de bois de bahu et tenu couvert de cuyr, feutré ou bourré entre cuyr et bois par dessous, afin qu'il ne blesse le cheval, et ferré de petites listes de fer blanc par dessus le couvercle qui est voûté et d'un pied et demi de long ou environ, quelque peu moins de large, fermant à serrure et à clef, que les femmes portoient anciennement pendu à courroyes de cuir double, à l'arçon de devant la selle de leur palefroy, quand elles alloient aux champs... » Nicot. Ajoutons que bougette est devenu en anglais budget, qui nous est revenu vers 181 5


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bourse au dedans du terme limité, et que le déposi- taire luy respondist (comme il fit) qu'il ne pouvoit bailler l'argent sur l'heure, mais qu'il faloit attendre qu'il eust retiré la clef, il protestast comme de refus, et fust dict la consignation n'avoir point esté deuement faicte: et par conséquent que ledict demandeur fust débouté de ses conclusions. Comme aussi il avint. L'autre exemple est d'une ruse merveilleuse, inventée pour sauver la vie à un criminel : et est tel. Guillaume Parent, estant condamné par l'assesseur de Poictiers d'estre bouilli en l'huile comme faux monnoyeur, et l'appel interjette ayant esté mené à Paris, un jour devant que les vint tesmoins luy fussent confrontez, averti par son procureur Belucheau, et l'ayant prié de luy envoyer un crocheteur qu'il jugeroit estre de bon esprit (auquel il promettoit dix escus), luy donna ceste instruction par la bouche dudict crocheteur: à-sçavoir qu'il se trouvast le soir au logis desdicts tesmoins en habit desguisé, et faisant semblant d'estre aussi tesmoin : et qu'en souppant avec eux, mist ce propos en avant que Parent contre lequel ils estoyent venus, eschapperoit aussi bien ceste fois comme il avoit plusieurs autres. Ce qu'ayant esté faict ainsi par ledict procureur, tous bien eschauffez voulurent gager contre luy le contraire et de faict gagèrent chacun un teston. Dequoy ledict procureur prit acte de deux notaires, qu'il avoit secrettement attirez pour cest effect. Lequel acte bien authentique il fit tenir audict Parent: qui le lendemain, à la confrontation de ses témoins, ainsi qu'on luy demandoit à la façon accoustumée, s'il les tenoit pas pour gens de bien, et s'il en vouloit reprocher quelcun, fit responce qu'ils estoyent tous aussi gens de bien envers luy comme Judas envers Jésus-Christ. «Car» (dict-il) «ils ont juré ma mort : et qu'ainsi soit, voilà » dequoy. » Or comme chacun me confessera que ceste


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ruse est des plus sublines (i) (comme on parle aujour- dhuy), aussi je croy qu'on ne me niera pas que com- bien que le criminel en ait avisé le procureur, elle ne porte toutesfois la marque de celles qui se forgent tous les jours es boutiques des gens de justice, et pourtant puisse avoir lieu ici.

Mais si d'aventure il y a quelcun qui ne se contente des maux susdicts. et auquel il semble quenostre siècle ait trop bon marché, j'en adjousteray deux, lesquels à mon avis suffiront pour faire le comble : et sont (comme je pense) de nostre creu, pour le moins n'ont point esté mentionnez par les prescheurs susdicts. L'un est, qu'au lieu que le temps passé les arrests faisoient arre- ster les procès (car j'ensui la commune orthographe en ce mot, d'autant qu'ell'est conforme à la prononcia- tion) (2), maintenant on a trouvé l'invention qu'au lieu de les arrester, ils les font tant mieux courir : car nous voyons des procès sur lesquels ont esté donnez jà dix arrests, et toutesfois c'est encores à recommencer. L'autre mal est, que pour une teste qu'on aura coupée à un procès, on luy en fait resortir autant pour le moins qu'anciennement au serpent nommé hydra : et pour dir'en un mot, au lieu que nos prédécesseurs se pleignoyent seulement de la longueur des procès ( car je confesse que ce n'est pas d'aujourdhuy qu'on a dict,


(1) Sublines a éti remplacé par sublimes dans l'édition in-8<>en gros caractères. Cette erreur se reproduit dans le Dict. ital. -français d'Oudin, alors que le Dict. franç.-itàlien met : subeline, martre,

{ibellino, masc. M. Brachet donne libellino sans remonter au slave

sobol, martre, qui a aussi fourni le sable héraldique : sable = noir, parce que la fourrure de la martre russe est noire en hiver. Une ruse subline est une ruse de martre ; comp. les expressions coup fourré, fouinard.

(2) L'autre orthographe était avec un z : « Les e masculins, à la fin des motz au pluriel, sont toujours fermez du z, tant aux noms qu'aux verbes. » Palliot, La vraye orthographe française, Paris, 1600, un vol. in-4" oblong.

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346 APOLOGIE POUR HERODOTE

Lis litem sent){i), nous avons maintenant juste occasion de nous pleindre de leur immortalité.

Toutesfois, s'il est besoin d'adjouster encore quelque particularité à ce que nous avons dict du désordre qui s'est veu en nostre siècle au faict de la justice, nous en trouverons une touchant une façon de faire fort estrange, mais laquelle (Dieu merci) a esté péculière à une sai- son, et n'a duré qu'autant que le crédit et autorité de celuy qui en estoit auteur a esté de durée. Et qui a-il esté ? Celuy qui fut célébré par une farce jouée au pays d'Artoys: en laquelle entr'autres choses il estoit dict, « Bertran di (2) te lechon. Il ne scé mie se lechon. Par me foy il luy faut bailler sur ses fesses. Non non, il est trop grand pour avoir sur ses fesses: il vaut mieux luy bailler les seaux. » Ce personnage (lequel je ne nommeray point autrement) ne se contentoit pas de sceller indiflférem- ment tout ce dequoy il estoit requis par les grans, mais s'est veu quelquesfois en plaidant en Parlement que chaque partie avoit lettres à son intention, avec lettres révocatoires l'une sur l'autre, jusques au nombre de six, voire sept. Et qui est le siècle qui se pourra vanter d'avoir veu cela ?

Que s'il faut passer plus outre, et venir jusques à la source de ces maux, il est certain qu'on la trouvera si grosse, qu'on s'esbahira comment encores ils n'en


(ij Voy. Érasme, Adages, éd. de i528, p. 604. La phrase se retrouve dans le Pseudo-Phocylide :

risiôw fjiàv yàp ovstap, l'ptç S'à'ptv <xvTicpuT£i;£t.

(2) Allusion à Jean Bertrandi ou Bertrand, né à Toulouse en 1470, mort en i56o à Venise. Il fut garde des sceaux en i55i ; devenu veuf, il fut pourvu de l'évêché de Comminges, puis de l'archevêché de Sens, et élevé au cardinalat en ibb"]. La farce en question insinue que Ber- trand, pour ne savoir pas sa leçon, aurait mérité le fouet, mais que n'étant plus d'âge à être fessé, on lui avait donné les seaux au lieu de lui vergeter les épaules avec des saulx, comme se nommaient les bran- ches de saule que depuis on a appelées osiers.


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découlent en plus grand'abondance. Car si nous cori- side'rons quell' est aujourdhuy l'impunité et licence de ceux qui abusent du maniement et de l'administra- tion de justice, nous aurons occasion de nous esmer- veiller comment ils ne font dix fois pis. Que si on avoit une fois veu exemple de chastiement semblable à celuy qui est descrit par Hérodote (i), et qu'on eust faict asseoir le fils sur la peau paternelle, succédant à l'office de son père, qui auroit esté mauvais juge, on se doit totalement asseurer qu'alors on les feroit mieux penser à leurs consciences, et qu'ils ne seroyent si eschauffez après les offices. Sur quoy je me doute d'une response que me feront tels messieurs de la justice : que du temps de ceste punition du juge descrite par Hérodote, on ne vendoit pas les offices (et mesme que la coustume n'en est venue ici que depuis bien peu de temps), et qu'alors les officiers avoyent raison de regarder de plus près à l'exercice de leurs offices : mais maintenant que la haste qu'ils ont de se rembourser des deniers qu'ils ont desboursez pour leurs offices, est en eau jie que leur conscience quelques- fois s'oublie. Et puis ils pourront alléguer qu'au lieu que nous oyons en Hérodote (2) une fillette de huict à neuf ans, dire à son père : « Gardez-vous, mon père, » autrement cest homme vous corrompra par ses » présens » eux, au contraire par leurs femmes et en- fans, par leurs parens et amis sont solicitez de les prendre. Mais quand bien les hommes prendroyent ceste excuse en payement, la question seroit, à-sça- voir si celuy devant le throne duquel ils doivent un jour rendre conte, l'acceptera. Il .est bien certain que

(1) V, 25 : Sisamne, père d'Olanès, lut mis à mort et ccorché par ordre de Cambyse. ponr avoir rendu à prix d'or une sentence inique.

(2) V, 5i. Gorgo, fille de Cléomène, roi de Sparte, parla ainsi d'Aristagore de Milet.


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non. Or pour retourner à l'impunité que j'ay dicte, on ne s'esmerveillera point de la voir telle, si on considère combien aussi est changé le train de ceux auxquels il appartient d'y remédier. Car par où faudroit-il qu'ils commençassent à faire punition de ceux qui pervertis- sent l'ordre de justice? Je les en fay juges eux-mesmes. Et quand bien ils puniroyent les autres, quelle appa- rence y auroit-il de punir ceux ausquels ils baillent se- crettement le mot du guet, de ne rien faire de ce qu'ils leur commandent par leurs lettres touchant le de- voir de justice ? Lequel propos je ne poursuivray plus avant, me contentant d'avoir dict un mot aux bons entendeurs. Mais j'accompagneray (pour conclu- sion de ce chapitre) l'ancienne histoire d'Hérodote tou- chée ci-dessus, d'une moderne, laquelle semble la se- conder quant à une sévérité de justice bien eslongnée de l'impunité qu'on voit pour le jourdhuy. EU'est prise de Froissart, récitant un acte du roi de Turquie Baja- zet, lequel du nom du père il nomme Amorabaquin (i) : duquel acte furent spectateurs quelques seigneurs de France, qui Taccompagnoyent (ayans esté nouvel- lement délivrez par le moyen de la rançon qu'ils avoient payée), du temps du roy de France Charles sixième. Voici ses propres mots : « Encores avint, le comte de Nevers et les barons de France estans en la route et compagnie de l'Amorabaquin, qu'une femme vint à plainte, pour avoir droict et justice d'un des varlets dudict roy. Car souverainement et spéciale- ment il vouloit que justice fust tenue et gardée en toutes ses seigneuries. Si fit la femme sa plainte, en


(1) Froissart, 1. IV, c. 58. Il applique le titre de Amorath-Baquin ou Mourad-Beg, c'est-à-dire fils du prince, à tous les souverains otto- mans. Bajazet I»"- (1347-1403), surnommé Ilderim, la foudre, s'appelle chez lui Basaach-Thurocz, et les auteurs byzantins le nomment Pa- saithes.


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disant : « Sire roy, je m'adresse à toy, comme à mon souverain : et me plain d'un des varlets de ta cham- bre, si comme je suis informée. II est huy et n'a- guères venu et entré en ma maison : et le laict de ma chèvre (lequel j'avoye pourveu pour moy et pour mes enfans passer la journée ) il m'a heu et mangé outre ma volonté. Bien luy ay dict que s'il me faisoit tels outrages, je m'en plaindroye à toy : et si très-tost que j'ay eu dict la parolle, il m'a donné deux paumées (i) : et ne s'en voulut pas déporter pour le nom de toy. Sire roy, tien justice (comme tu l'as jurée tenir à ton peuple), par quoy je soye contente et de ce mesfait satisfaite, et que toutes gens con- gnoissent que tu veux tenir ton peuple en justice et en droicture. » Le roy entendit aux paroles de la femme, et dict : — « Volontiers. » Adonc fit-il venir le varlet Turquois, et amener devant luy, et la femme aussi, et fit à ladicte femme renouveler sa complainte. Le varlet (qui douta fort le roy) se commença moult fort à excuser, et dire que de tout ce il n'estoit rien. La femme ( qui cause avoit) parla bien sagement et asseureement, et afferma que ses paroles estoyent véri- tables. Adonc le Roy s'arresta, et dit : — « Femme, » avise-toy: si je treuve à bourde tes paroles, tu mour- » ras de mauvaise mort. » La femme respondit, et dit : — « Sire, je le vueil. Car si ce ne fust vérité, je n'au- » roye nulle cause de me mettre en ta présence. Et tien » justice : je ne te demande autre chose. — Je la tien- » dray » (dict le Roy), « car je l'ay jurée à tout homme » et à toute femme en mes seigneuries. » Adonc fit tantost prendre le varlet par les autres varlets à ce ordonnez : et luy fit ouvrir le ventre. Car autrement ne pouvoit-il sçavoir s'il avoit beu et mangé le laict.

(i) Soufflets.


350 APOLOGIE POUR HERODOTE

On trouva qu'ouy. Car encores il n'estoit pas tourné au ventre du varlet à digestion. Quand le roy vit ce, et entendit par ses ministres que la querele de la femme estoit bonne, si dict à la femme : — «Tu as eu » cause de toy plaindre, or t'en va quitte et délivre : » tu es vengée du mesfait qu'on t'a faict. » Et luy fit délivrer et recouvrer tout son dommage : et le varlet fut mort qui ce délict avoit faict. Ce jugement de l'Amorabaquin virent les seigneurs de France, qui pour lors se tenoyent et estoyent en sa compagnie. » Voilà quelle est l'histoire dont j'ay voulu accompagner ceste-là d'Hérodote : pource qu'elles me sembloyent aucunement conformes en sévérité, encore que les faicts soient différens, et la qualité des personnes envers lesquels la sévérité a esté exercée. Bien est-il vray que celle de ce roy Amorabaquin semble mériter le nom de cruauté et témérité, d'autant que le larrecin du- quel il fait punition, estoit léger et non avéré : mais il est vraysemblable qu'il regardoit à espouvanter les autres par cest exemple. Or pourrois-je bien amener plusieurs autres exemples de rigueur et sévérité de justice exercée par les juges contre leurs proches pa- rens mesmement: et sans aller loin], on pourroit trouver en nos chroniques des princes qui auroyent faict le tour : mais ce qui devroit encore plus esmou- voir les princes à faire justice ( s'ils ne veulent avoir esgard à celuy qui leur en fera rendre conte un jour), est l'exemple de ceux qui par faute d'icelle ont pre- mièrement ruiné et puis perdu leur pays. Que si nous voulions regarder combien le changement est grand aussi bien en cest endroit qu'es autres, nous aurions fort grand' occasion d'estre estonnez. Car il est cer- tain que cinquante grâces se donnent aujourdhuy plus aiseement que ne se donnoyent cinq il y a environ deux cents ans. Et mesme nous oyons parler d'un juge


CHAPITRE XVII '35l

de Paris, qui a esté depuis nostre siècle, lequel s'aidoit pour faire exercer la justice, du mesme propos duquel on use aujourdhuy pour garder qu'elle ne se face. Car au lieu qu'on dit d'un malfaicteur qui est jeune : C'est un jeune homme, en fleur d'aage : ce seroit dommage de le faire mourir : car on en peut tirer encore beau- coup de service; et d'autre part : C'est un vieil homme, qui aussi bien n'ha plus guère à vivre : ce seroit grand'- pitié de luy avancer son dernier jour, qui est si pro- chain : au lieu (di-je) que ceux qui supportent les malfaicteurs usent ainsi de ce language, luy au con- traire disoit du jeune qui se trouvoit avoir déservi la mort : Pendez, pendez : il en feroit bien d'autres (i), et du vieil qui avoit aussi mérité la mort : Pendez, pendez : il en a bien faict d'autres. Et ce que disoit ce juge des jeunes gens, qu'on les pendist, et qu'autrement ils en feroyent bien d'autres, me réduit en mémoire ce qu'on raconte avoir une fois esté objecté à un roy de France, refusant la grâce à un qui la demandoit de son sixième ou septième meurdre : que cestuy-ci n'en avoit commis qu'un, et que les autres luy devoyent estre imputez, d'autant qu'il n'eust pas commis les der- niers si le roy ne luy eust point ottroyé la grâce du premier. Ce qui s'accorde très -bien avec ce qu'a dict un payen, Veterem ferenio injurîam, invitas nO' vam, et. Invitât culpam qui peccatum prceterit. Aus- quelles sentences doivent bien prendre garde ceux qui favorisent à l'impunité des malfaicteurs : comm'aussi à ceste-ci, Bonis nocet quisquis pepercerit malis (2) . Et si les


(i)Cf. Des Périers, nouv. LXI : De la sentence que donna leprévost de Bretaigne, lequel Jît pendre Jehan Trubert et son fils.

(2) Ces trois sentences sont de Publias ou Publilius Syrus; voy. Comicorum grcecorum sententice, latinis versibus ab H. Stéphane redditce, iSôg, in-24, p. SgS et 610. Dans Gruter, Florilegium, 1610, p. 170, \e peccatum de la seconde sentence est remplacé par delictum.


352 APOLOGIE POUR HERODOTE

payens ont eu ces considérations, je vous prie, lecteur, quelles considérations doivent avoir les Chrestiens? Or cependant je ne veux pas nier que d'autre costé ne se soyent trouvez des juges prenans occasion de cru- auté de ce dont les autres ont accoustumé de prendre occasion de faillir au devoir de justice. Comme (pour exemple ) j'ay ouy raconter pendant que je demeurois à Padoue, d'un qui avoit esté là potestat (i) depuis quel- que nombre d'ans, lequel fit bailler deux traits de chorde d'avantage à un escholier, pource qu'il estoit fils d'un de ses amis, au moins de sa congnoissance. Car quand l'escholier ayant jà enduré quelque nom- bre de traits de chorde, luy eut dict qu'il estoit fils d'un tel, — « Puis, » dict-il, « que tu es fils de cestuy-là » qui est de mes amis, tu auras deux traits de chorde » d'avantage. »

(i) Au xiip siècle, Phil. Mouskes dit poesta. « Bouïs, qui a écrit l'histoire d'Arles, d'itpotestat; mais l'abbé Duport, qui a fait l'histoire de l'Eglise de cette ville, a dit podestat, et c'est comme il faut dire. «  Richelet.



CHAPITRE XVIII


Des homicides de nostre temps.



UANT aux homicides, Menot crie bien haut pour peu de chose quand il repro- che avec grandes exclamations qu'on ne s'esmouvoit point de voir tuer un homme d'apparence en pleine rue. Je di, peu de chose, non pas la considérant en soy , mais à comparaison de ce qui est aujourdhuy ordinaire. Car depuisque la France a eu appris le style d'Italie en matière de tuerie, et qu'on a commencé à marchander avec les assasins (car il a falu trouver des termes nouveaux pour la nouvelle meschanceté) (i) d'aller couper la gorge à tels et tels, comm'on feroit marché de quelque be- songne avec un maçon ou un charpentier, qui est celuy qui doive trouver cela que dit Menot, aucunement


(0 Le nom d'assassin donné aux Ismaïliens ou Bathéniens est l'ad- jectif arabe hachdchi, dérivé de hachîch, boisson enivrante qui jouait un rôle important dans la fanatisationde ces terribles sectaires. Le nom des Hachdchi a été apporté en France par les croisés sous la forme Assacis, qu'on lit dans Joinville. Ducange cite les formes de bas-latin ; heissesin, assassi, assassini, assesini. Rabelais dit encore assassina- teur (III, 2) et assassineur (III, 3). La Satire Ménippée : assassin (Abrégé de la farce) et assassinateur (Harangue de d'Aubray), D'Au- bigné, assassin {Sancy, ch. 8).

4t»


354 APOLOGIE POUR HERODOTE

estrange ou nouveau ? Ains seroit grande nouveauté de voir passer quelques jours sans que telle chose avinst, au lieu que paraventure en toute sa vie il ne l'avoit pas veu avenir dix fois. Mais je vous prie, qu'eust-il dict s'il eust veu un meurdre qui fut faict à Paris il y a environ six ans, en la rue où j'ay esté né, dicte rue S. Jean de Beauvois? Un gentil-homme, disnant en la maison qui est vis à vis le temple dudict S. Jean, est prié de sortir à la porte pour parler un mot de quelque chose d'importance. Il sort de table (sans se douter de rien) et vient à la porte, ayant encore la serviette sur l'espaule. Là il est incontinent chargé par quatre, les- quels il n'avoit jamais veus, et si bien chargé qu'il de- meure en la place. Les meurdriers s'en retournent en plein midi, à la veue d'un grand peuple, qui s'estoit là assemblé, sans qu'il leur soit dict mot. Or quant à cest acte, je ne l'ay pas veu : bien l'ay-je ouy asseurer à gens de bien, qui disoyent l'avoir veu. Mais j'enracon- teray un autre duquel je suis tesmoin, non pas toutes- fois à propos d'assasineurs et tueurs à gages (comm'e- stoyent ceux desquels je vien de parler), mais à propos de l'impunité que nous voyons aujourdhuy estre donnée généralement à tous meurdriers en plusieurs pays. Il avint pendant que j'estois à Romme du temps du pape De Monte, dict Jule troisième (i), qu'un Italien rencontrant un autre par la rue, luy demande quand il le vouloit payer : lesquels propos j'ouy en passant, sans m'arrester. Mais je n'estois pas à douze pas loin, qu'oyant grand bruit, je retourne, et comme j'arrive, celuy qui avoit demandé de l'argent à l'autre , tombe mort d'un coup de dague. A l'instant surviennent les

(i) « Les ancestres de Jules III, qui se nommoient autrefois Ciocchi, empruntèrent puis après le nom du lieu d'où ils étoient sortis, qui est la ville du Mont de saint Sabin au pays d'Arezzo. » Coulon, les Vies des Papes, Paris, i65i, ÎI, 85. Jules III fut pape de i55o à i555.


CHAPITRE XVIII 355

gens du barisel (i), qui ne se doutoyent de telle chose : mais au lieu de leur voir faire le devoir de justice, je leur vi faire un acte par lequel ils ne difFéroyent non plus du meurdrier qu'il y a de différence entr'un rece- leur et un larron : car au lieu de mettre la main sur luy pour l'aller coffrer, ils luy donnèrent passage et moyen d'e'vader. Et quand j'en parlay à quelques-uns de ma congnoissance, je n'eu autre response sinon que c'estoit la coustume. Or me fait souvenir ceci de ce que j'ay ouy touchant un pendart de Bourges, duquel la plus seure retraicte estoit la prison (par le moyen de l'in- telligence qu'il avoit avec le geôlier), de sorte que ce- pendant qu'on estoit bien empesché à le cercher par toute la ville toutes et quantes fois qu'il avoit jou4 quelque tour de son mestier, il estoit jà au lieu auquel on l'eust voulu mener si on l'eust trouvé : mais il y estoit en autre qualité et avec autre traictement qu'il n'y eust esté. Toutesfois encore s'en faut-il beaucoup que ce soit chose si merveilleuse de voir une ou deux personnes qui sont du corps de la justice, donner re- traicte à un meschant, comme de voir cela estre faict par un commun accord de toute une compagnie : ce que je vien de monstrer avoir esté pratiqué à l'endroit de ce meurdrier à Romme. Mais nous voyons en ce mesme pays estre pratiquée une façon de faire quant à quelque sorte de meurdres, laquelle aussi seroit en beaucoup d'autres lieux trouvée fort estrange. Car il se commet des meurdres à-l'endroit desquels la justice n'use pas seulement de connivence, mais les avoue totalement, voire quelquesfois leur propose salaire.

(i) Barigel, selon la 7» édition du Dict. de l'Académie. Du bas-latin barigildus : barigildi et advocati dans un Capitulaire de 864; servo- rum vel sclavorum sive parrochorum, quod bargildon vacant, Leuk- feld, Antiq. pold., p. 252 ; jurisdictionem super parochos, quos bar- gildon vacant, exercere, Wenk, Hessische Geschichte, I, 369.


356 APOLOGIE POUR HERODOTE

C'est quand un prince ou une république fait pro- clamer que le banni qui pourra tuer un autre banni qui sera rentré au pays, rachètera son bannissement : et aucunesfois outre cela adjouste quelque promesse de salaire. Laquelle proclamation il me souvient avoir ouy faire à Venise il y a environ douze ans : et le len- demain la vi mettre en exécution telle que sensuit. Un banni qui estoit arrivé secrettement en la ville le soir dont ce cri avoit esté faict le matin, incontinent qu'il en fut averti, ne fut paresseux de s'informer où il pourroit trouver quelcun de ceux qui estoyent tuables par cest édict : et ayant sçeu où il y en avoit un, l'espia jusques au soir : et luy ayant failli le coup au sortir de la maison, le poursuyvit jusques dedans un canal où il s'estoit jette, et là luy donna un coup mortel. Et je sçay bien les raisons qu'ils allèguent de ceste façon de faire : dont ceste-ci est la principale, que c'est un moyen de rendre les bannis suspects l'un à l'autre, et par con- séquent de les garder de s'assembler : mais il est cer- tain que les Chrestiens doivent laisser telles considéra- tions à un Platon ou un Aristote escrivant ses politiques : comme nous sçavons qu'ils en ont plu- sieurs, lesquelles tant s'en faut qu'elles puissent avoir lieu entre les Chrestiens, que mesmes sans horreur elles ne pourroyent estre proférées. Quoy qu'il en soit, j'ajousteray à ceste histoire un'autre sur ce mesme propos, d'une chose qui avint pendant aussi que j'estois là : mais laquelle toutesfois je ne puis dire avoir veue comme la précédente. C'est que les suffi {i) du lieu, revi- sitans en une barque (comme la coustume est) si quel- cun apportoit point quelque marchandise de contre- bande (car ainsi appellent-ils celles qu'il est défendu

(i) Sajï, = ^ajî, plur. de ^affo, sbire; à rapprocher du comasque ^af = museau, du sicilien acciaffari =^ happer, du piémontais ciajlk = muflard.


CHAPITRE XVI II 367

d'apporter sur peine d'estre confisquées), vindrent en fin à deux Cordeliers, au moins à deux hommes por- tans tel habit, pour leur faire ouvrir leur caisse. Ce qu'eux ayans plusieurs fois refusé, en fin fut ouverte par force : mais la marchandise qu'on trouva dedans, furent deux testes d'hommes fraischement coupées. Toutesfois ces Cordeliers, ayans dict quelque mot en l'oreille des suffi, il n'en fut pas faict grand bruit : ains fut ceci tourné comm'en risée, et en une plaisante dispute, à-sçavoir si ces deux testes estoyent marchandise de contrebande. Or pensoit-on bien toutesfois qu'on en feroit grande poursuite : rnais le bruit estoit évanoui au bout de deux jours. Ce qui donna à penser qu'il y avoit de l'intelligence ou d'une sorte ou d'autre. Il me souvient aussi qu'alors qu'on parloit de cest acte, j'ouy raconter que suyvant la licence donnée par un édict pareil à celuy duquel j'ay tantost parlé, on avoit veu quelquesfois le frère apporter la teste du frère. Et que pensons-nous qu'eussent dict Maillard et Menot d'une telle police, si police se doit appeler? Mais quelque nom que nous luy donnions, je prieray le lecteur en avoir mémoire, pour en temps et lieu la confronter (si l'occasion se présente) avec quelque loy estrange men- tionnée en Hérodote.

Et pour retourner aux assasins et tueurs à gages, il est certain qu'en ceci la pitié est encore plus grande en Italie qu'autre part. Car il avient souvent que ces meschans ont si grand' haste de faire leur coup pour toucher deniers, que faute de bien remarquer les per- sonnages de la mort desquels ils ont faict marché, par les enseignes qu'on leur a données, au lieu d'eux tuent souvent ceux qui leur resemblent, et appelle-on cela en language Italien, Amassar in fallo (i). J'ay ouy parler

{\) Ammaiiare in fallo, tuer par erreur.


358 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

aussi de quelques-uns qui estans masquez, ont esté tuez au lieu d'autres. Et toute la re'compense à ceux sur lesquels on a chargé en pensant charger sur des autres, voire chargé tellement qu'ils en sont aux derniers ab- bois, c'est, Ne vous desplaise, je vous ay pris pour un autre, ou, Pardonnez-moy. Mais quant à ceux qui sont masquez, l'ordinaire est qu'on leur commande d'oster le masque pour voir s'ils sont ceux qu'on cerche : et si on trouve que ce soyent-ils, on les relève de peine de le remettre.

Je n'ay toutesfois délibéré pour le présent de traiter sinon des meurdres qui sont punissables par tout, aussi bien selon la loy humaine, que selon la divine, et les- quels on punit aussi de faict. Pour venir donc aux deux principales espèces d'iceux, nous sçavons qu'il y a des meurdres qui se commettent par vengeance, et d'autres qui sont commis par avarice. Et entre ceux que le désir de vengeance incite à estre meurdriers, les uns font le coup de leur main, les autres le font faire par ceux ausquels ils sçavent que l'avarice com- mande jusque là : soyent assasins ordinaires (comme ceux dont nous avons faict mention ci-dessus) ou au- tres. Encores y a-il deux autres considérations à l'en- droit de ceux qui sont menez du désir de vengeance : car les uns la font chaudement, ou pour le moins ne la gardent point longtemps, comme les François : les autres la gardent fort longuement, comme les Italiens entr'autres. Et quant à l'exécution d'icelle, il y a aussi deux points à noter : car les uns, en exécutant la ven- geance de leur ennemi, pratiquent ceste sentence de Virgile (sans mesme considérer que ce payen parle de hoste non pas de inimico) : doliis an virtiis quis in hoste requirat? (i) (dequoy la nation Italienne est praticienne

(i) Enéide, II, 390.


CHAPITRE XVIII 359

pardessus toutes celles desquelles on oit parler) ; les autres regardent à l'exe'cuter ouvertement, et de bonne guerre, comme on dit : à-sçavoir en ne prenant point son homme au despourveu, ou autrement à son avan- tage (ce qu'on appelle aujourdhuy supercherie), mais l'avertissant, et luy donnant loisir de mettre la main aux armes : et mesmes font conscience de se mettre deux à assaillir un. Ce que nous sçavons s'estre pratiqué anciennement en France plus religieusement qu'en pays quelconque, et se pratiquer encores aujour- dhuy par tous vrays François : c'est-à-dire qui ne dé- génèrent point, et ne changent leur naturelle manière de faire à celle des autres. De laquelle toutesfois je sçay bien que j'ay souvent ouy les Italiens se mocquer : mais il ne s'en faut esmerveiller, veu que, comme j'ay dict, ils font profession de l'autre façon qui est totale- ment contraire à ceste-ci. Car depuisqu'ils ont une fois serré le bout du doigt entre les dents par menace, chacun sçait que s'ils prennent leur homme par de- vant, ce sera faute de le pouvoir prendre par derrière : et qu'ils se garderont bien de dire Défen-toy, encore mieux de l'assaillir, qu'ils ne se sentent beaucoup plus fors , et tellement accompagnez qu'ils soyent pour le moins deux contr'un. Et quand bien mesmes ils au- ront esté dix contr'un à exécuter la vengeance de leur ennemi, ils ne laisseront de crier Vittoria, vittoria. Encore le pis est qu'outre tous ces avantages qu'ils taschent d'avoir sur leurs ennemis, et outre la trahison de laquelle ils s'efforcent d'user en faisant leur coup, ils font leurs préparatifs par le moyen d'une traistresse dissimulation. Tesmoin Simon Turq en la ville d'An- vers, qui tua ou fit tuer en sa présence (il y a environ quinz' ans) un autre Italien dedans une chaire faicte avec une très-malheureuse ingéniosité, après avoir dissimulé maintes années l'inimitié et rancune, et avoir


360 APOLOGIE POUR HERODOTE

monstre plusieurs signes de re'conciliation. Tesmoin aussi (environ ce mesme temps) l'Italien qui tua le chevalier du guet dict Vaudray, à Paris, en la rue S. Antoine, dedans le propre logis d'iceluy. Car ayant jà de longue main faict acroire à ce gentilhomme François qu'il avoit oublié toute l'inimitié du temps passé, vint une fois en sa maison à l'heure qu'il dis- noit. Et ayant esté receu comme ami qu'il se disoit estre, tua ce povre gentilhomme se levant de table pour luy donner l'accolade. Aussi environ deux ans auparavant, le lieutenant criminel de Rouan, estant monté sur sa mule et s'en allant à la Cour, fut tué par un Italien, qui luy donna si subtilement un coup de dague dedans le sein, que ses gens n'en virent rien et ne l'apperceurent mort que ce meurdrier ne fust jh bien loin, estant monté sur un cheval, par la vistesse duquel il se sauva. Mais pource que je sçay qu'il se trouve tant d'autres exemples de semblables actes (voire de beaucoup plus fraische mémoire), que qui- conque voudra s'en enquérir, il luy sera fort aisé d'en entendre, et mesmement que ceux qui ont demeuré en Italie, en doivent avoir les oreilles batues, je parleray d'un homicide de nostre temps, auquel se monstre un plus énorme désir de vengeance qu'on pense estre ja- mais venu en l'entendement de créature du monde. C'est d'un Italien, lequel garda une rancune l'espace de dix ans, faisant semblant ce pendant d'estre récon- cilié : et un jour qu'il se promenoit avec celuy auquel il la portoit, se trouvant en un lieu à l'escart, le prit par derrière et le renversa : puis luy ayant présenté la dague à la gorge, luy vint à dire que s'il ne renioit son Dieu, il le tueroit. Cestuy-cy, après avoir faict grande difficulté de telle chose, toutesfois en la fin s'y accorda, plustost que de mourir : tellement qu'il renonça Dieu, et les saincts, et toute la kyrielle, ainsi qu'on parloit


CHAPITRE XVIII 36 I

en ce temps-là. Mais le mal-heureux, ayant ce qu'il demandoit, luy mit dedans la gorge la dague qu'il luy tenoit dessus : et puis se vanta de s'estre vengé de la plus belle vengeance que jamais homme avoit eue, d'autant qu'il luy avoit faict perdre l'ame aussi bien que le corps.

Je vien maintenant aux meurdres que l'avarice fait entreprendre : et di que les uns se commettent pour le salaire que donnent ceux par lesquels on est mis en besongne (suivant ce qui a esté dict ci-dessus des assa- sins), les autres pour avoir plus seurement la despouille de ceux qui passent leur chemin : et tels meurdriers s'appellent brigans, ou voleurs. Mais des assasins nous en avons assez parlé. Quant aux brigans, ou voleurs, pleust à Dieu qu'il n'y en eust point tant d'exemples par tout. Et de faict, que nostre siècle ait esté plus malheureux en cest endroit que les précédens, il appert par la nouvelle sorte de punition qui commença à estre en usage du règne de François premier de ce nom, et ce par un édict exprès d'iceluy. Car quand on vit que les autres supplices ne les espouvantoyent point, on avisa de les mettre sur la roue, et les y laisser languir après qu'ils seroyent rompus. Et toutesfois ceste peine n'a esté suffisante pour faire laisser le mestier à plusieurs, ni pour garder plusieurs de s'y mettre : comme ont monstre tant d'exécutions qui en ont esté faictes depuis, principalement à Paris. Entre lesquelles on tient pour mémorable celle d'un gentil- homme nommé Villievineuf, qui estoit du comté de Tonnerre, lequel avoit un serviteur luy servant d'as- sommeur, qui fut aussi exécuté avec luy : avoit aussi un jeune garson, qui estoit son laquays : lequel il vit fouetter, et l'assommeur brûler vif : et après ce spe- ctacle, fut mis sur la roue. Or me faict cest assommeur souvenir d'un voleur Italien, mais exerceant ses vole-

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362 APOLOGIE POUR HERODOTE

ries (si voleries se doivent appeler) dedans les villes, et mesme dedans les maisons : au lieu que le plus souvent les autres les exercent aux champs, par les chemins : dont nous voyons que voleurs et guetteurs de chemins se prennent pour synonymes. Cest Italien, nommé Francisquino, après avoir demeuré quelque temps à Boulongne la grasse (i), en l'une des bonnes maisons de gentils-hommes qui soit là, et avoir esté tenu pour quelque honneste seigneur et de bon lieu, veu les ma- gnificences desquelles il usoit, fut enfin descouvert mener le train que s'ensuit. C'est que sous prétexte de tenir le brelan de tous jeux de cartes et de dez (comme on sçait assez ceci estre l'ordinaire de plusieurs gentils- hommes de ce pays-là, mais plus en aucunes villes qu'es autres), et sous couleur aussi d'estre fort dési- reux d'avoir tousjours nouvelle compagnie, et se mon- strer magnifique, il se faisoit visiter par ceux-mesmes qui estoyent nouvellement arrivez en la ville. Et sitost qu'ils estoyent entrez, après leur avoir faict les ca- resses accoustumées au lieu, il se mettoit à jouer avec eux, commandant qu'on apprestast cependant le disner ou le soupper, ou la collation, selon l'heure qu'il estoit : mais au lieu d'apprester cela, cest assommeur s'ap- prestoit pour leur bailler le coup, quand son maistre Francisquino luy feroit signe. Et continua ce train si longuement, qu'on dit que quand ils furent pris, et qu'ils eurent tout confessé, on trouva en des privez quatorze ou quinze corps de ceux qui avoyent esté ainsi tuez tant par cest assommeur, que par son maistre Francisquino. En fin leur supplice fut tel : c'est qu'après avoir esté tenaillez, on leur fendit la poictrine, et au


(i) « On la nomme la Grasse, à cause de la bonté de son terroir, qui est aux extrémités de la Lombardie. » Moréri. Bœdeker dit que ce surnom vient de ce que « la vie y est opulente et la cuisine bonne. « On lit dans Gomès de Trier : Bologne la Grasse, Padoua la passe.


CHAPITRE XVIII 3(33

dessous : puis on leur tira hors soudainement le cueur, lequel on leur monstra. Mais pour retourner à la France, et au propre mestier de voleurs, on raconte aussi pour un acte me'morable, en cas de hardiesse, principalement, celuy de deux frères natifs d'un lieu entre Nivernois et Bourgongne, près de Vezelay : qui furent empalez il y a environ quinz' ans, pour avoir volé l'argent du Roy vers Briare. Sur lesquels il y a une chose fort digne d'estre note'e : c'est qu'ils vérifiè- rent ce proverbe, Convenhint rébus nomina scepe suis : car leur nom estoit Latro, c'est à dire larron; et comme ils l'estoyent de nom, ils monstrèrent l'estre aussi de faict. On dit que quand la justice vint pour les prendre au lieu où ils s'estoyent sauvez, ils se dé- fendirent fort vaillamment : de sorte que l'un ne fut pris que mort. Leur complice, nommé Villepruné, fut exécuté à Romme, du temps de pape Paul troisième (i), auquel le roy François avoit envoyé le procès faict contre iceluy.

Et qu'est-il besoin d'exemples pour monstrer que nostre siècle emporte le pris aussi bien en ceste mes- chanceté qu'en toutes les autres : quand nous voyons les instrumens propres à ce malheureux mestier ndn seulement avoir esté inventez bien peu devant nostre temps, mais à présent estre de jour en jour comme renouvelez par nouveaux artifices? Car en faveur de qui principalement le diable desguisé en moine (2)


(i) Alexandre Farnèse, pape de i534 à 1549.

(2) Allusion à Berthold Schwartz, cordelier de Fribourg en Brisgau, qui lui a élevé une statue; il mourut à Venise vers 1384. « L'inven- teur de la bombarde, » dit Polydore Vergile, trad. par Belleforest, « fut un Allemand de basse condition qui y fut induit en telle sorte : cest homme, né pour le péril et deffaicte de l'humain lignage, gardoit un jour pour certain affaire dans un mortier de la pouldre à canon et l'avoit couverte d'une pierre : advint qu'en tirant du feu d'une pierre avec son fusil, une petite estincelle tomba dans ce mortier et soudain


304 APOLOGIE POUR HERODOTE

auroit-il inventé les bastons à feu (qu'on appelle) sinon en faveur des brigans et des voleurs ? Et qu'ainsi soit, depuisque les haquebutes (i) ont esté tenues pour le vieiljëu (ainsi qu'on dit en commun proverbe) et qu'on est venu aux pistoles et pistolets de tout qualibre, qui ont esté les premiers qui ne se sont contentez d'en porter jusques à six et à huict alentour des selles de leurs chevaux, mais en ont farci leurs manches et leurs chausses? Et mesme dont pensons-nous estre premièrement venu l'usage de ces grosses chausses (qui semblent petis tonneaux), sinon de ceux qui cerchoyent place commode à loger telle droguerie? Or d'autant plus que nous sçavons l'Allemagne estre renommée par dessus tout' autre nation en la fabrique de ces instrumens, d'autant moins nous devons-nous esmerveiller que le nombre de ceux qui les appliquent à la meschanceté susdtcte, soit grand : encor que depuis quelques années, par la très-louable providence et vigilance des princes du pays, il soit beaucoup amoin- dri. De ceci (di-je) ne se faut esmerveiller, non plus que de ce qui nous est par les anciens raconté des Cha-


la pouidre ayant pris feu feit sauter ceste pierre en haut : ce qui l'es- tonna et ensemble l'apprit de la force de ceste matière : de sorte que faisant un petit canon de fer et composant la pouidre, il essaya ceste machine et voyant son fait réussir à son souhait, fut le premier qui enseigna aux Vénitiens l'usage de cette diablerie en la guerre qu'ils eurent contre les Genevois l'an de nostre salut i38o en un lieu nommé jadis Fosse Clodiane, à présent Chioggia. L'inventeur de ceste ma- chine a eu pour récompense que son nom est incogneu à tout le monde : afin qu'à jamais il ne fust maudit de tous les hommes (II, ch. £ i). »

(i) La harquebouze ou plustost haquebute, dit Estienne dans la Précellence, éd. Feugère, p. ii8. « La haquebute avoit pris le nom de harquebuze, que ceux qui pensoient le nom estre italien lui avoient donné. » Fauchet, Origines des Chevaliers, p. 53o de ses Œuvres, vo, Paris, 1610, in-40. j C'est pitié, » s'écriait Du Fail, « il faut à ceste heure dire harquebuse. » Contes d'Eutrapel. Haquebute vient de l'allemand Haken, croc, et Bûchse, canon d'arme à feu, tandis qu'ar- quebuse vient de l'italien arco bugio, arc à trou ou arc creux.


CHAPITRE XVII I 365

lybes, premiers forgerons, ou pour le moins les plus experts en cest art. Mais il est certain que la subtilité des brigans Alemans n'est si grande que des François. Quant à l'Italie (car je ne parleray pour le pre'sent des autres nations) , je l'ay tousjours ouye estimer moins subjecte au danger des brigans qu'aucun autre pays. Et de faict, en l'espace d'environ trois ans et demi que j'y ay demouré, employant une partie de ce temps à me promener de ville en ville, j'ay bien peu ouy parler de voleries. Et me souvient qu'en un disner ayant proposé ceste question à monsieur Odet De Selva, pour lors ambassadeur du Roy à Venise, nous demeu- rasmes d'accord en ceste conclusion, que illis qtiidem erat animiis, sed non satis erat animi : c'est à dire, qu'ils avoyent bien le courage et la volonté de l'entre- prendre, mais qu'ils cstoyent de trop petit cou- rage pour l'exécuter. Car de vray si on considère quelles gens sont ordinairement ceux qui se meslent de ce mal- heureux mestier, on trouvera qu'il n'y a gens au monde plus désespérez, et hazardans plus franchement leur vie : quand mesme nous oyons parler souventesfoisque dix auront assailli vint, voire vint-cinq. Or qu'ainsi soit que les Italiens naturellement ne soyent point si dése- spérez, et si prompts à abandonner leur vie, je m'en rapporte à la response que fit un gentilhomme Italien à son ennemi qui estoit d'autre nation (i). Ce gentil- homme, voyant qu'il ne pouvoit éviter honnestement le combat sinon qu'il alléguast quelque raison péremp- toire, l'avoit accepté : mais s'estant depuis repenti, n'allégua autre raison quand l'heure du combat fut venue, sinon qu'il dict à son ennemi (qui estoit prest à combatre, et î'attendoit en grande dévotion) : « Tu es ') désespéré toy, moy je ne le suis pas : et pourtant je

(i) Cf. Des Périers, nouv. CXXI.


366 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

» me garderay bien de combatre contre toy. » Il est bien vray que quelcun me pourra respondre que par un il ne faut pas faire jugement de tous : et que si cela avoit lieu, on pourroit tourner à blasme à tous les François ce qui fut dict par un Picard, rendant tes- moignage de sa prouesse. Car se vantant d'avoir esté quelques années à la guerre sans desgainer son espée, et estant interrogué pourquoy, — « Pource » (dict-il) « que je n'entrois mie en cholère. » Mais toutes et quantes fois qu'on voudra confesser vérité, on dira haut et clair que les Italiens ont plus souvent porté les marques des François choierez, que les François n'ont porté les marques des Italiens désespérez : et que quand il n'y auroit un seul Picard qui sceust en- trer en cholère, pour le moins les Gascons y entrent assez (voire y sont quelquesfois assez entrez) pour faire trembler les Italiens dix pieds dedans le ventre, s'ils l'avoyent si large : combienque sept ou huict ineptes et sots termes de guerre (i) que nous avons emprunté d'eux, mettent en danger et les Gascons et ceux de toutes les autres contrées de France d'estre réputez par la postérité plus poultrons que les poultrons natu- rels (2) : comme si ce que nous aurions sceu du faict


(i) Ces termes sont scarpe, contrescarpe, parapet, casemate, sen- tinelle, etc. ; voy. Précellence, p. 374.

(2) A quel égard peut-on dire que les Italiens sont naturellement des poltrons? C'est que poltrone, d'où vient poltron, signifie indolent, souple, qui se prête à tout plutôt que de s'exposer à la moindre con- tradiction. Poiltronismus rerum Italicarum, dit Rabelais, II, 7. Marot, dans l'Epître que, de son exil à Ferrare, il adressa en i536 au Dauphin :

Car ces Lombars avec qui je chemine

M'ont fort apris à faire bonne mine;

A un mot seul de Dieu ne deviser,

A parler peu et à poltronniser.

D'Aubigné, dans les Tragiques (Princes) : Nos anciens tenaient « Pour poltron un finet qui prend son advantage... n


CHAPITRE XVIII 367

de la guerre, nous l'aurions appris à l'eschole de ceux desquels nostre language retient les mots. Toutesfois, pource qu'en un autre livre (i) j'ay amplement deschargé mon cueur touchant le tort que nous nous faisons en cest endroit, vendans nostre honneur à ceux desquels nous empruntons quelques malheureux petis mots, je ne poursuivray pour le présent plus avant ce propos : mais retournant au mien, diray que soit pour la raison alléguée, soit pour autre (car on dit volontiers que de toute taille bons lévriers), la commune opinion est que les brigandages sont plus rares en Italie qu'ailleurs. Ce que disant, j'enten par brigans, les larrons qui ne se fians point à leur subtilité, mais seulement à leur force et à l'adresse qu'ils ont aux armes, conjointe à une hardiesse et grand courage, vont assaillir les passans, en intention de perdre la vie, ou de gangner du butin (2). Car en toutes autres sortes de larrecins je confesse que les autres nations ne les passent point : ains plustost qu'eux les passent en quelques sortes, et notamment en subtilitez d'afFrontemens, lesquels plusieurs Fran- çois arrivans nouvellement apprennent à leurs despens. Ce que toutesfois je di des larrecins, je ne veux pas qu'il soit entendu de tout ce pays également : car je confesse qu'allant de Romme à Naples, et aussi retour- nant avec le courrier ordinaire, qu'on appelle le pro-


et dans la Confession de Sancy, ch. X : « De capitaine prince souve- rain, de prince poltron, de poltron banny... »

Montaigne, III, 7 : (. J'ai ainsi lame poltronne que je ne mesure pas la bonne fortune selon sa haulteur; je la mesure selon sa facilité. » — Le passage du sens de paresseux à celui de couard peut se signaler chez Bouchet, Serée 25 : « Nous voyons ceux qui se vantent et menas- sent estre plus poltrons et couards que ceux qui ne disent mot. » L'italien poltrone vient de poltrire, se dorloter au lit, s'apparesser, comme dit Du Bellay, AmpLe discours au Roy.

(i) Traité de la Conformité, i565.

(2) Voy. sur les divers sens de brigand, la Précellence. p. 370.


!568 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

caccio, je voyois faire un tour à plusieurs, de peur qu'ils avoyent des larrons, lequel je n'avois point veu faire en autre part d'Italie : c'est que bien-tost après estre arrivez à l'hostelerie, ils desselloyent leurs che- vaux, et emportoyent les selles en leurs chambres, en lieu où ils les peussent tousjours avoir devant les yeux, pendant qu'ils prenoyent leur repas. En laquelle peine n'estant point, ni aussi quelques miens compagnons (car pour un escu que chacun de nous donnoit audict courrier par jour, comm'est l'ordinaire, il nous mon- toit et faisoit les despens), je ne laissois pourtant d'avoir pitié de ceux que j'y voyois estre. Et m'avint une fois entr'autres de dire qu'ils imaginoyent le danger plus grand qu'il n'estoit, selon mon opinion : comme n'estant vraysemblable qu'il se trouvast larron tant présumant de sa subtilité qu'il osast entreprendre un tel larrecin. Lequel propos (sans que j'y eusse pensé à mal) porta grand dommage à un Flamend qui estoit en la compagnie : car s'estant laissé par iceluy per- suader, ne voulut le lendemain faire comme les autres qui emportoyent les selles de leurs chevaux : mais aussi après le disner il ne la retrouva comme les autres. Et alors je confessay que ces diables de larrons estoyent plus noirs que je ne les estimois. Mais ce voyage m'a faict souvenir d'un'objection laquelle on me peut faire sur ce que j'ay dict des brigandages d'Italie, à-sçavoir qu'ils estoyent plus rares qu'ailleurs. Car on me pourra objecter qu'ils sont si grans sur ce chemin de Romme à Naples que c'est l'occasion pour laquelle on est contraint de se mettre en la compagnie dudict courrier : lequel ne se tient asseuré qu'il ne voye sa troupe estre pour le moins de cinquante à soixante chevaux (si toutesfois ceste coustume a continué de- puis). A cela je respon que ces fuorusciti, c'est à dire bannis, lesquels tiennent les passages, ne méritent tant


CHAPITRE XVIII 369

d'honneur que d'estre mis du reng des braves brigans ou voleurs qui sont ailleurs. Et la raison est, pource qu'au lieu que ceux-ci ordinairement ne craindront d'assaillir un plus grand nombre, ces ftiorusciti au con- traire n'assaillent pas volontiers (ainsi que j'entendois alors) qu'ils ne soyent deux contr'un. Toutesfois à eux soit le de'bat : de ma part je proteste que tant s'en faut que je vousisse porter envie à l'Italie de ce qu'ell'au- roit force braves brigans, que plustost je luy souhaite- roye tous ceux qui pourront estre en France et en Allemagne entreci et dix ans.

Sortant donc d'Italie' (en laquelle je suis entré plus avant que ma délibération n'estoit), je revien à ma France : de laquelle estendant le nom jusquesaux pays circonvoisins, je parleray d'un gentilhomme Savoyen (i) exerceant ses brigandages dedans ou auprès de sa maison qui estoit entre Lyon et Genève : du nom de laquelle maison on l'appeloit monsieur d'Avenchi. Et je par- leray de luy comme ayant quelque humeur particu- lière entre plusieurs autres brigans, et mesmes estant brigand de meilleure grâce que le commun d'iceux (s'il est licite d'ainsi parler), et tenant quelque chose de cest archi-brigand mentionné ci-dessus (au titre des larrecins de nostre temps), qui fut du temps de l'em- pereur Sévère. Car entr'autres choses il avoit ceci de meilleur, qu'il se contentoit souventesfois de partir avec ceux lesquels il destroussoit, quand ils se ren- doyent de bonne heure, et sans attendre qu'il se fust mis en cholère. Mais ce dont au contraire on luy vou- loit le plus de mal pour lors, c'estoit qu'il en vouloit fort aux moines et moinesses, et prenoit son passe-

( I ) Estienne dit Savoyen comme Bonnivard (Advis et devis dès len- gués}, ce qui vaut mieux que Savoisien, qu'Estienne emploie au ch. 36, et qui a été consacré au xvu« siècle ; voy, Vaugelas, Nouv. rem. Paris, 1690.

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3 70 APOLOGIE POUR HERODOTE

temps à leur jouer plusieurs tours, qui estoyent (com- m'on dit en proyerhe) jeux de princes (i), c'est-à-dire, jeux qui plaisent à ceux qui les font. Toutesfois je me tairay de ce qu'il fit à quelques nonnains, et à celles de saincte Claire de Genève, entr'autres : et parleray seulement de deux siens actes (ou plustost d'un divisé en deux parties), par lesquels il rendit deux Cordeliers premièrement bien joyeux, et puis bien faschez. Ayant receu ces deux Cordeliers en son chasteau, et leur ayant faict bonne chère, leur dict que pour parachever le bon traitement, il leur vouloit donner des garses, à chacun la sienne, Dequoy eux ayans faict refus au commencement, il les pria de se monstrer privez (2) en son endroit, d'autant qu'il considéroit bien qu'ils estoyent hommes comme les autres : et en fin les en- ferma ensemble en une chambre, où les retournant trouver au bout d'une heure, ou environ, leur de- manda comment ilz s'estoyent portez en leur nouveau mesnage. Et ayant entendu qu'ils avoyent faict exécu- tion, — « Comment, meschans hypocrites» (dict-il), « est-ce ainsi que vous surmontez la tentation ? » Et là-dessus furent ces povres Cordeliers despouillez nus comme quand ils vindrent du ventre de leurs mères, et après avoir esté tant fouettez que les bras de mon- sieur et de ses valets pouvoyent porter, furent renvoyés


(1) Cf. ch. XIX, ainsi que ce passage delà Precellence, p. 255 : « Qui voit la maison de son seigneur, il n'y a proufit ne honneur, pourquoy est dict ceci ? que nuit-il de voir la maison de son seigneur ? Il faut donc entendre voir de sa maison celle de son seigneur. Or de ce voisinage tant prochain (car il ne faut pas entendre de celle qu'on voit, encore qu'elle soit fort loin) il est certain qu'il peut venir plustost mal que bien, et d'autant plus de mal que plus il est dangereux de plaidoyer contre son seigneur. » Voy. encore La Fontaine, Fab. IV, 4 : le Jardinier et son Seigneur, et Camerarius, Fabula JEsopicce, Lipsiœ, 1564, in-S», fab. 416.

(2) Familiers.


CHAPITRE XVIir 37 1

ainsi nus, pour leur apprendre à combatre un' autre- fois plus vaillamment à tentation, ou ne s'en mesler point. Or si cela leur estoit bien employé ou non, j'en laisse la décision au prochain Concile (i)..

Mais je sçay bon gré à ce brigand de ce que ses actes m'ont faict souvenir de ce qui est récité par Pon- tanus (2), de quelques brigans Arabes : chose autant mémorable en son endroit, et d'exemple aussi rare qu'on puisse trouver (comme je pense) en histoire Grecque, Latine, Françoise, ou Italienne. Car en ce récit nous voyons d'une part un traict d'une merveil- leuse prudence en un homme tombant soudainement et au despourveu entre les mains des brigans, et d'autre part un traict de grande humanité pour gens qui se meslent de cest horrible mestier de brigandage. Cestuy- là estoit un qui s'appeloit Robert Sanseverin, fort vail- lant capitaine en son temps : lequel en tirant au mont Sina (pour accomplir la dévotion d'un vœu faict par luy, selon la grande superstition qui a esté devant et aussi un peu depuis cent ans), ayant apperceu quelque nombre de chevaux qui le venoyent rencontrer, de- manda à ceux qui le conduisoyent, par le saufconduit qu'il avoit du Soltan , quelles gens c'estoyent. Quand ils eurent respondu en tremblant que c'estoyent Arabes, les plus hardis et dangereux brigans du monde, luy, sans se monstrer aucunement effrayé, et au contraire donnant courage à sa compagnie, leur dict qu'il falloit desployer là le bagage, à fin que ceux-ci qui venoyent trouvassent le disner prest incontinent qu'ils seroyent arrivez : duquel ils auroyent grand besoin, veu la fascherie que la poudre et la chaleur leur auroyent


( I ) Cf. Des Périers, nouv. CXII.

(2) De prudentia, 1. V, introduction. Pontanus dit tenir son récit de la bouche d'Alphonse II, roi de Naples,


372 APOLOGIE POUR HERODOTE

donnée. Et cependant que ses gens faisoyent ce qu'il avoit commandé, s'en alla au devant, les salua d'une façon fort gratieuse (estant aussi naturellement beau personnage et de taille et de traict de visage), et en leur souriant leur dict qu'ils estoyent les bien venus : ajoustant plusieurs petis propos (par le moyen des tru- chemens qu'il menoit), en les caressant, et monstrant n'avoir aucune desfiance d'eux. Lesquels propos ayans esté agréables à ces brigans Arabes, ils acceptèrent volontiers l'offre qu'il leur faisoit ; tellement qu'ils disnèrent avec luy joyeusement : et après avoir receu quelques petis présens, s'en allèrent, ayans oublié toute leur cruauté barbarique, et au contraire avec plusieurs remerciemens de sa bonne chère. Voilà l'hi- stoire dont je vous ay ci-dessus faict si grand' feste, lecteur : de laquelle j'ay espérance que ne recevrez moindre contentement que moy. Car à dire la vérité, je suis grandemeat trompé s'il n'y a ici juste cause d'estre ravi en admiration : et principalement si on considère par le tesmoignage d'autres histoires, com- bien horribles brigans sont ces Arabes par dessus tous autres, et semblans retenir en cruauté du naturel de leurs lions et leurs autres bestes sauvages. De sorte que je croy que les poètes n'eussent donné guère moins de louange à ce capitaine, qu'ils donnoyent à Orpheus d'avoir sçeu par les doux sons de sa harpe amollir les cueurs des bestes sauvages et cruelles. Et de faict on a veu des exemples de si grande cruauté en quelques brigans, qu'on auroit meilleur marché de tomber entre les mains d'une troupe de tigres ou de lions que de tomber es mains de telles gens. Car ce qui a esté dict par Ovide, Obsequium tigresque domat rabidosque leones (i), se voit tous

(i) De arte amandi, II, i83.


CHAPITRE XVIII 373

les jours par expérience. Et ce qu'il a dict en un autre passage,

Corpora magnanimo satis est prostrasse leoni : Pugna suumfinem, quum ^acet hostis, habet (1),

ne peut cstre mis en doute par ceux qui ont leu la description du naturel de ceste beste, ou qui eux- mesmes ont considéré ses façons de faire : comme j'ay considéré autresfois en un lion ceste manière qu'il avoit de pratiquer ce précepte de Virgile, contenant le devoir des vaillans et généreux hommes, Parcere sub- iectis, et debellare superbos (2) : c'est qu'il caressoit (si on peut ainsi dire) les petis chiens qu'on luy met- toit devant, et les mignardoit : et au contraire les grans qu'on luy présentoit cependant mesme qu'il se jouoit des petis, il les dévoroit incontinent, les mettant par pièces. Et mesmes au regard de ce que nous lisons de la harpe d'Orpheus, par le moyen de laquelle il amol- lissoit les cueurs des bestes sauvages, combienque cela soit dict poétiquement, et se doive ou pour le moins se puisse entendre de l'éloquence par laquelle il gan- gnoit les cueurs des hommes, quelques barbares qu'ils fussent, si est-ce que quant au lion pour le moins, nous ne pouvons nier qu'il ne prenne plaisir aux sons des instrumens de musique. Dequoy j'ay veu l'expé- rience en un fort grand lion qui estoit en la tour de Londres. Car pendant que moy et quelques autres le regardions, arriva un de ceux qui vont par les maisons jouans du violon (comme le nombre de telles gens est grand en ce pays-là), lequel n'eut pas plustost com- mencé à sonner que ceste beste, laissant la chair qu'elle


(i) Trist.,\. III, élég. V, V. 33. (2) Enéide, VI, 854.


374 APOLOGIE POUR HERODOTE

mangeoit, commença aussi à tournoyer, comme usant d'une façon de danse. Et autant de fois que luy laissoit de sonner, ceste beste cessoit aussi de tournoyer, et reprenoit sa chair : autant de fois qu'il retournoit à sonner, elle recommençoit aussi ses tournoyemens. Ce que je ne me contentay d'avoir veu une fois, mais y retournay encore depuis, y menant quelques-uns aus- quels j'en avois faict le récit, sans leur pouvoir per- suader : menant aussi un homme exprès qui jouoit de quelque autre sorte d'instrument. Et autant en fit ceste beste que la première fois : il est bien vray qu'elle ne tenoit point de chair alors. Voilà comment (attendu aussi ce que plusieurs auteurs nous en racontent) il est à présupposer qu'il y a plus d'humanité et d'honnesteté généreuse en aucunes de ces bestes sauvages, qu'en aucuns hommes, soyent brigans, ou autres. Pour le moins la pitoyable histoire du voyage des François en l'Isle des Indes, dicte vulgairement la Floride (i) (qui fut l'année dernièrement passée), rend et rendra atout jamais ce tesmoignage de quelques Espagnols : car là nous lisons, entre mille autres traistresses cruautez, que ceux qui aimèrent mieux s'aller rendre à la merci des Espagnols qu'à la merci des bestes sauvages, furent mi- sérablement esgorgez par eux : au contraire ceux qui aimèrent mieux s'abandonner à la merci des bestes sauvages et à une infinité d'autres dangers eschappe- rent. Or d'autant plus grande voyons-nous estre la cruauté de quelques hommes, et mesme d'autant plus cruels nous estimons estre naturellement tels brigans Arabes, d'autant plus esmerveillable doit estre trouvée l'histoire, le récit de laquelle m'a faict un peu laisser le droict fil de mon argument.

(i) En i564, les Espagnols, jaloux de l'accueil qu'on faisait aux Français en Floride, les surprirent, et, après les avoir faits prison- niers, les pendirent et écorchèrent leur chef François Ribaut.


CHAPITRE XVTII 3'jb

Lequel poursuyvant, je di que comme il y a grande différence entre les incestes et la paillardise simple, aussi nature nous apprend que le meurdre commis en la personne d'un parent nostre ou allié, est crime beaucoup plus horrible que celuy qui seroit commis en la personne d'un qui ne nous attoucheroit point, et encore plus celuy qui est commis en la personne de père ou mère, femme ou enfans, frère ou seur : ou bien par le père ou la mère en la personne de l'enfant, et ainsi conséquemment par réciproque. Mais toutes- fois si nous voulons dire la vérité, il nous faut confesser que depuisque le mestier d'assasins est venu en usage, que nostre siècle n'est moins fertile de meurdres ordi- naires et extraordinaires qu'il est de ces deux sortes de paillardise. Mais je ne fay nul doute que les homicides en la personne des parens, voire des frères, voire des père et mère, n'ayent esté plus eschauffez du temps des Guelphes et des Gibelins qu'ils n'avoyent oncques esté entre ceux qui se donnoyent le titre de Chrestiens. Laquelle chaleur ou plustost fureur a duré en Italie jusque dedans nostre siècle, tant pour ceste mesme que- rele, que pour autres partialitez, comme déclarent assez les histoires de ce pays-là : et comme encore pour le jourdhuy on entend plus particulièrement quand on est sur les lieux. Comme (pour exemple) allant moy troisième de Florence à Siene deux jours après qu'elle fut rendue au duc de Florence au nom du roy Philippe, j'entendi par le chemin choses estranges d'un vieillard qui estoit natif d'auprès de Siene, lesquelles sont bien à ce propos, et pourtant méritent d'estre ici racontées. Ce vieillard, ainsi que nous luy demandions qui estoyent les choses les plus dignes d'estre remarquées en Siene, — « Hélas » (di- soit-il), « mes enfans, que pensez-vous voir mainte- » nant à Siene? Siene n'est phis Siene ; vous n'y verrez


376 APOLOGIE POUR HERODOTE

» que l'horrible vengeance de Dieu. » Luy ayans de- mandé dequoy il entendoit ceste vengeance, — « J'ay » veu » (respondit-il) « maintes et maintesfois de ces » deux yeux-ci les parens ensanglantez du sang les « uns des autres, voire aucuns du sang de leurs propres » frères, pour des quereles qui estoyent quasi de » ne'ant. » Et puis il ajousta que la coustume estoit de tremper ses mains au sang de ceux qu'on avoit tuez, et après s'en estre frotte' le visage, s'aller présenter à ses compagnons avec ceste belle marque. Lesquelles choses et autres semblables ce bon vieillard aagé de plus de quatre-vints et dix ans ne nous racontoit sans jetter force larmes : et toutesfois d'autre costé, remer- cioit Dieu qu'il luy avoit faict la grâce de le laisser tant vivre qu'il en veist faire la vengeance. « Car il )) m'est quelquefois avenu « (disoit-il) » de douter s'il y » avoit un Dieu, pource que je voyois des actes si » horribles demeurer impunis. » Voilà le bon rapport que ce vieillard nous faisoit de son pays. Mais pleust à Dieu qu'il nous falust aller jusques-là cercher des exemples de telles pitiez, et que nos guerres civiles ne nous eussent point relevé de ceste peine, nous en four- nissans de tant qu'on ne sçauroit par quel bout on devroit commencer ce piteux récit. Toutesfois nous trouvons aussi ailleurs des exemples plus qu'il ne se- roit à souhaiter. Et mesme desjà parcidevant j'en ay allégué quelques-uns es pages 147 et 148, au chapitre par lequel je préten prouver que le siècle précédent avoit eu des meschancetez encore plus grandes que celles qui estoyent déclarées par les prescheurs men- tionnez ci-dessus. Aux exemples duquel siècle j'ajous- teray encores un (avant que venir à ceux du nostre), pris du mesme auteur dont j'ay extraict quelques au- tres, à-sçavoir de Pontanus. Et en choisiray un lequel notamment vient à propos de ce que j'ay dict des


CHAPITRE XVII r 377

meurdres qu'on a veus en Italie entre les parens pour des partialitez. Il nous est donc raconté par cest hon- neste et sçavant personnage (i), que ses ancestres ayans esté contrains d'abandonner leur pays pour les trou- bles et esmotions, et s'estans retirez en une place qui estoit sur leurs terres, laquelle ils avoyent fortifiée, il avint une fois que les ennemis la gangnèrent par sur- prise, ayant espié l'heure qu'ell' estoit mal-gardée. Après laquelle surprise ils vindrent assaillir une tour qui estoit au mesme lieu : où il y avoit une femme entr'autres, bisayeule dudict Pontanus, c'est-à-dire mère-grand de sa mère-grand (2). A elle s'adressèrent ses deux propres frères qui tenoyent le parti contraire, et la sommèrent de se rendre. Ce qu'elle leur accorda, mais à condition qu'ils n'offenseroyent point ses deux petis enfans. Eux n'ayans voulu luy ottroyer sa demande, mirent le feu à ceste tour; et ainsi fut brûlée ceste povre femme et les deux povres petis enfans par les propres frères et les propres oncles, pour l'affection enragée qu'ils portoyent à leur parti. Mais pour venir aux exemples de nostre siècle : pre- mièrement quant aux meurdres commis en la personne du frère, nous en eusmes, l'an i545, un fort notable et pitoyable exemple en un Espagnol nommé Jan Diaze (3), lequel j'ay veu et congneu à Paris, où toutes gens de bien et de bonnes lettres l'avoyent en autant bonn'estime qu'estranger qui eust mis le pied en

(i) De immanitate, cap. XIII.

(2) Proavia, c'est-à-dire simplement mère de la grand'mère. Mère- grand se rencontre dans le Petit Chaperon rouge et dans M"« L'Hé- ritier :

Mais tant que dans le monde on verra des enfants, Des mères et des mères-grands, On en gardera la mémoire.

(3) Voy. Sleidan, Hist. de l'estat de la religion et république sous Charles V. (Genève), Crespin, i557,trad. Robert le Prévost. liv.XVII.

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378 APOLOGIE POUR HERODOTE

France depuis long temps : au demeurant d'une dé- bonnaireté et douceur telle qu'il représentoit totale- ment un Abel : or nous orrons comment il trouva son Gain. Estant donc natif ce Jan Diaze d'une ville nommée Cuence, en Espagne au royaume de Tolète, depuis qu'il eut très-bien estudié ès-lettres sainctes, et nommeement qu'il eut acquis la congnoissance de la langue Hébraïque, ne put prendre aucun goust à la religion Rommaine, au lieu qu'auparavant il y avoit esté plongé jusques aux oreilles, à l'Espagnole (en excep- tant toutesfois les marranes) (i). Lequel changement despleut tant à son frère Alphonse Diaze (demeurant à Romme, où jà par plusieurs années il avoit esté chi- quaneur en cour d'Église), que depuis l'avoir entendu il n'eut jamais de bien ni de repos, mais s'en vint en poste le trouver en une ville d'Allemagne nommée Neubourg, qui est au comte Palatin : l'ayant premiè- rement cerché à Reinsbourg. Cest Alphonse, après avoir communiqué assez longtemps avec son frère, voyant qu'il luy estoit impossible de le divertir ni par menaces, ni par promesses, ni par aucune sorte de re- monstrances, fait semblant d'estre au contraire converti peu à peu par les propos de son frère. Et par ceste ruse tasche de l'emmener avec soy à Trente, où se te- noit le concile, pour delà aller à Romme, puis à Naples : luy remonstrant qu'il pourroit porter beau- coup plus grand proufit estant en ces lieux, que de- meurant en Allemagne. Lequel conseil combienque Diaze approuvast, et fust persuadé d'y obtempérer, toutesfois n'ayant rien voulu entreprendre sans l'avis de plusieurs bons et sçavans personnages, députez et

(i) Juifs baptisés dont la conversion était suspecte et par extension maudits. Vient selon les uns, de l'hébreu marah, se révolter; selon Covarruvias, de l'espagnol marrar, s'égarer. Cf. Rabelais, III, 35, Brantôme, Cap. estrangers : Prospéra Columno.


CHAPITRE XVII [ 3^0)

ordonnez pour le colloque de Reinsbourg (du nombre desquels estoit Martin Bucer) (i), en fut totalement des- tourné par eux tous d'un commun accord, pource que ledict Alphonse leur estoit suspect : et se doutoyent que la conversion de laquelle il se vantoit, ne fust que hypocrisie. Estant donc cest Alphonse frustré de ses desseins, pria son frère Jan de luy faire au moins compagnie jusques à Ausbourg. Dequoy aussi ayant esté dissuadé ledict Jan, Alphonse se délibéra de s'en aller sans luy, ne menant avec soy qu'un homme, qui luy servit depuis de bourreau, comme nous orrons tantost. Et pour le faire court, Alphonse ayant laissé son frère à Neubourg (après l'avoir exhorté à persé- vérer constamment en la profession de la vraye reli- gion, et luy avoir monstre tous signes d'amitié frater- nelle en prenant congé de luy, mesmes après l'avoir contraint de prendre quelqu'argent duquel il luy fai- soit présent), s'en alla à Ausbourg, avec celuy que j'ay dict. Delaquelle ville Alphonse ayant incontinent repris son chemin vers Neubourg, y arriva le lendemain au matin, avec celuy que j'ay dict : et ayans laissé leurs chevaux à l'entrée de la ville à un autre troisième lequel ils avoyentfaict demeurer avec eux, entrèrent dedans, et s'en allèrent en la maison où estoit logé ledict Jan, le jour commençant seulement à poindre. Celuy donc que menoit Alphonse, frappa à la porte, et demanda à un garson qui vint ouvrir, où estoit Jan Diaze, auquel il disoit apporter des lettres de son frère Alphonse. Ce qu'ayant entendu Jan par ce garson, se leva du lict en sursaut, d'auprès un sien ami : et ayant pris un man- teau seulement, sortit de la chambre et entra au

(i) Bucer, né à Schlestadt en 1449, mort à Cambridge en i55i. Il changea son nom allemand de Kuhhorn, corne de vache, en celui de Bucer (de ^o^ç, el xspa;). Robert listienne imprima de lui : Psalmorum ■ libri enarrati, Geiiev., i554, in-folio.


38û APOLOGIE POUR HERODOTE

poisle : où il fit venir celuy qui luy apportoit ces let- tres de son frère (ledict frère demeurant cependant au pied des degrez). Lequel estant entré présenta audict Jan ses lettres : qui s'approcha de la fenestre, pour les lire plus aiseement, d'autant qu'il n'estoit encore grand jour. Or cependant qu'il s'amusoit à les lire, le porteur d'icelles estant derrière luy, frappa ce sainct per- sonnage en la temple (i) dextre, d'une hachette laquelle il tenoit cachée sous son manteau. Lequel coup fut tel qu'il ne luy donna loisir de jetter un seul cri. Après cela, de peur que le corps qui estoit presque mort, ne tombast de son haut sur le planché de la maison, et par ce moyen fist bruit, ce bourreau le posa bas luy-mesme tout bellement; et laissant la hachette bien avant en- foncée en la teste d'iceluy, s'en retourna vers ledict Alphonse, frère dudict Jan, ainsi malheureusement massacré : lequel Alphonse l'attendoit au bas des de- grez, comme il a esté dict. Là-dessus l'ami et compa- gnon de ce povre Jan, qui estoit demeuré au lict, en- trant en quelque souspeçon, se leva, ayant désir de voir qu'il faisoit. Estant donc sorti de la chambre pour entrer au poisle, premièrement il ouit les espérons des meurdriers, qui estoyent encores en bas au pied des degrez : et pourcequ'il ne sçavoit s'ils montoyent ou descendoyent, il ferma la porte du haut des degrez. Mais hélas, c'estoit trop tard, ainsi qu'il congneut par le triste spectacle qui se présenta à ses yeux incontinent qu'il fut entré : non sans un tel effray (2) que chacun peut penser. Et si tost qu'il put reprendre haleine, appro- cha de ce corps gisant en terre, ayant les mains ployées,


(i) Au XI» siècle temple est masculin, il l'est au xvi« dans A. Paré. L'Académie, dans les Observ. sur Vaugelas, dit qu'il faut écrire et prononcer temple. Mme de Sévigné l'a encore employé.

(2) Esfrei se trouve dans la Vie de Thomas Martyr, xii« siècle. Au xiue le roman de Berte donne esfroy .Effrai se lit dans Monet ( i63o).


CHAPITRE XVllI 38 I

et levant les yeux au ciel, comme s'il eust voulu prier. Puis luy tira la hachette hors de la teste, et apperceut qu'il y avoit encore quelque peu d'esprit vital, qui luy dura depuis environ un'heure : tellement que quand il oyoit parler de Dieu, il faisoit quelque petit signe des yeux. Alors il appela ceux de la maison, lesquels fu- rent tesmoins de ce piteux spectacle. Or quelle justice fut faicte d'eux estans pris, on ne sçait ': et tient-on plustost qu'ils demeurèrent du tout impunis, d'autant que l'Empereur Charles V, à la solicitation du Pape escrivit en leur faveur, à ce que leur procès fust suspendu, et que luy avec son frère Ferdinand (sous la jurisdiction duquel ils avoyent esté pris) évoquoit à soy la congnoissance. Et de faict on dit qu'en la ville d'Isproug (i), quelques Espagnols n'eurent point honte de dire qu'il n'y avoit aucun mal en ce meurdre : et que celuy qui tuoit un hérétique, estoit absouls par le Pape. Oyons maintenant un autre acte semblable quant au faict, mais fort différent quant aux circonstances. Je di semblable quant au faict, pource qu'il est question d'une mesme sorte de meurdre, à-sçavoir commis en la personne du frère; mais fort dissemblable quant aux circonstances, et spécialement quant à une, qui le fait trouver autant estrange que meurdre que soit peut-estre advenu depuis mille ans. Cette circonstance est le bas aage d'un Caïn tuant pareillement le povre Abel. J'ay doncques ouy raconter qu'environ l'an 1 547, en un vil- lage de France qui est près de Dammartin en Guole (2), un enfant qui n'estoit que de cinq à six ans conceut une telle envie contre son frère, pource qu'on luy don- noit la plus grosse pièce de pain, qu'il le tua sur le

(i) Innsbruck.

(2) M. Ern. Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, p. 4.52, dit que le pays de Goëlle répond au pays des Silvanectes, mais il n'explique pas le mot Goëlle.


382 APOLOGIE POUR HERODOTE

champ, du cousteau qu'il se trouva en la main. Laquelle histoire est un très-beau miroir de la meschanceté la- quelle, quant à nostre naturel, couve en nos cueurs, non-seulement dès nostre bas aage, mais sitost que nous sommes sortis du ventre de la mère, et se descouvre incontinent que nous avons une goutte de ratioci- nation.

Quant aux maris meurdriers de leurs femmes, tout est plein d'exemples, en Italie principalement, suyvant ce que j'ay dict parcidevant : et pourtant il n'est jà besoin d'en alléguer. Je ne me puis tenir toutesfois d'en mettre deux, qui sont de meurdres fort extraordinaires, c'est à dire dont la procédure est fort extraordinaire. Car au lieu que volontiers telles exécutions se font en cholère, ces deux-ci se trouvent avoir esté faictes de sens rassis. L'une est d'un Milanois, lequel (comme il me fut conté auprès de Milan il y a environ douz'ans, peu de temps auparavant) après avoir entendu en France que sa femme se gouvernoit mal, et (comme il est à présupposer) en estant bien informé, prit la poste pour plustost arriver en sa maison à Milan : où estant arrivé, sans monter jusques en haut, fit là appeler sa femme : laquelle l'estant incontinent venue caresser, comme celle qui se resjouissoit fort de la venue de son mari, receut par luy d'un coup de dague une contrecaresse et un merveilleux rabat-joye, non sans estre appelée plu- sieurs fois vilaine et meschante, desloyale et traistresse. Après lequel coup, ayant laissé sa femme en tel estât qu'il n'avoit plus peur qu'elle luy jouast mauvais tour, remonta à cheval. L'autre exemple est d'un de Suisse, qui ayant surpris sa femme en paillardise, porta patiem- ment cest'injure pour lors : mais lui ayant pardonné à la chaude (au contraire de ce qu'on voit avenir ordi- nairement), la tua quelques jours après de sens froid : disant qu'il ne luy estoit possible d'endurer une femme


CHAPITRE XVIII 383

qui luy avoit joué un tel tour. Il tua aussi ses enfans, et puis soy-mesme, comme il sera dict ci-après.

Quant aux femmes meurdrières de leurs maris, il ne s'en trouve pas tant d'exemples (Dieu merci), mais encores en trouve-on plus qu'on ne penseroit. Entr'au- tres est mise de ce conte une dame Italienne, nommée Françoise Bentivole (i), laquelle d'une dague donna le coup de la mort à son mari nommé Galeot, seigneur d'une ville appelée Favence (2), voyant qu'il se défendoit vaillamment contre les deux meurdriers qu'elle avoit attirez et qu'à grand'peine en viendroyent-ils à bout. Or la haine qui la poussa à ce meurdre fut conceue d'un bruit qui courut par leur ville, qu'avant qu'estre marié à elle, il avoit promis mariage à une citoyenne du lieu : occasion certes fort légère. On raconte aussi d'une femme d'auprès de Narbonne, qui estant couchée avec son mari, luy coupa les parties par lesquelles il luy avoit rompu la foy : duquel exemple je pense avoir faict mention ci-dessus. Mais il se trouve beaucoup plus d'exemples de femmes qui ayent pourchassé la mort de leurs maris pour jouir mieux à leur aise de celuy ou de ceux que mieux elles aimoyent qu'eux. Et mesmes plusieurs se trouvent s'estre aidées de venin pour plus secrettement exécuter leur entreprise. Pour lequel crime fut brûlée à Paris il y a environ trent' ans la dame du logis de la lanterne : convaincue d'avoir empoisonné le vin de son mari : lequel ayant faict difficulté d'en boire pour la couleur qui en estoit changée, en beut toutes- foys après son serviteur. Lequel le maistre voyant en estre mort, se garentit, par une contrepoison. De pa- reille pêne fut punie une damoiselle de Brie en la mesme ville et environ le mesme temps, pour avoir tué

(i) Voy. Fulgose, 1. VI, c. i : De Francisca Manphreda. (2) Faênza.


384 APOLOGIE POUR HERODOTE

son mari dedans son lict, en intention de se marier à un sien paillard, qui fut aussi exécuté avec elle.

Aussi se sont trouvez de nostre temps des pères meurdriers de leurs enfans : dequoy nous avons deux exemples entr'autres, et tous deux conformes en ce que les enfans ont esté tuez pour l'occasion d'une chose de laquelle ils ne pouvoyent mais. L'un est d'Italie, l'autre de Suisse. L'histoire de celuy d'Italie a esté imprimée : de laquelle toutesfois je ne parleray pas comme la tenant de là, mais comme celuy qui de- mouroit alors en la ville où fut commis l'acte, à-sçavoir à Padoue. Il y a donc environ trez'ans qu'un certain personnage (nommé en ladicte histoire imprimée), après avoir perdu à Venise son procès, avec la perte duquel estoit conjointe la perte presque de tout son bien, oublia tellement et la puissance et la miséricorde de Dieu, qu'il fit sa conclusion qu'il seroit force que ses filles venues en aage, au lieu d'estre honnorable- ment mariées, se prostituassent. A quoy il ne trouva autre expédient (en la boutique de celuy duquel il pre- noit lors conseil, et qui luy avoit mis telle conclusion en la fantasie) que de leur couper la gorge pendant qu'elles estoyent encore petites. Ce qu'il exécuta en une nuict, ayant emprunté, le soir de devant, le rasoir d'un barbier. Or demeurois-je à Padoue (ainsi que j'ay dict) alors que ceci avint ; et ne tint qu'à bien peu de pas que je ne visse le piteux spectacle de ces petites créatures mises en si misérable estât : mais plu- sieurs escholiers compagnons miens qui l'avoyent veu, m'esmouvoyent à telle compassion par le récit qu'ils m'en faisoyent, que non me bastava l'animo{i) (comme ils parlent là) de les aller voir. Ceux-ci en contoyent trois, ce me semble , dont ils disoient que l'une avoit

(i) Je n'avais pas le courage.


CHAPITRE XVIII 385

la main presque à moitié coupée : de laquelle (ainsi qu'ils présumoyent) ell' avoit pensé faire bouclier contre la rage paternelle. Le bruit courut depuis que ce malheureux s'estoit précipité du haut de quelque montagne vers le comté de Tirole, où il s'estoit sauvé. L'autr'exemple est d'un homme de Suisse, qui ayant surpris sa femme en paillardise, et luy ayant pardonné à l'heure, au bout de quelques jours se ravisa, et ré- tractant ce pardon, la tua : allégant que son cueur ne pouvoit porter qu'il laissast vivre une femme qui luy avoit joué un tel tour. Ce qu'ayant faict, il dépescha aussi ses enfans, allégant qu'il ne vouloit point avoir des enfans qui fussent nommez enfans de putain. Et dit-on qu'après avoir esté ainsi meurdrier de sa femme et de ses enfons, il fut aussi meurdrier de soy-mesme, se précipitant du haut d'une maison, ou (selon les au- tres) d'une tour : après avoit escrit en un papier (lequel il mit sur soy) l'acte qu'il avoit commis, et les raisons qui l'avoyent induict : et que sçachant que la justice le feroit mourir pour raison dudict acte, il avoit mieux aimé luy-mesme s'exécuter que d'endurer une mort honteuse. Or congnoissons-nous par ces deux exemples comment le diable dresse des embusches aux per- sonnes autant et plus qu'il fit jamais : lesquels nous voyons estre (comme j'ay dict) conformes en ce que tous les deux pères auroyent tué leurs enfans pour l'occasion d'une chose dont ils estoyent innocens.

Et en réciproque, des fils meurdriers des père ou mère (ce qui est proprement appelé parricide), le diable ne nous en a-il point voulu faire voir des exemples? Hélas si a : et mesmement en nostre France, depuis bien peu de temps. Car l'an mil cinq cens soixante- cinq, pénultième jour de Septembre, en la ville de Chastillon sur Loing, ce maudict ennemi du genre hu- main eut tel commandement et pouvoir sur un povre

4<J


386 APOLOGIE POUR HERODOTE

malheureux jeune homme, qu'il luy fit avoir le cou- rage non pas d'un homme, mais d'une beste brute et nommeement d'une beste sauvage, voire pire encore que de plusieurs bestes sauvages, pour entreprendre et exécuter un tel acte. Et d'autant que je voy que le seigneur dudict lieu ( personnage que ses vertus rendent aujourdhuy admirable et agréable à tout le monde, et notamment sa prudence) a trouvé bon que ceste hi- stoire ait été divulguée, mesmes par impression (i), j'ay espérance qu'on ne trouvera point mauvais, que suy- vant son jugement , et pour les mesmes raisons qui l'ont meu à la faire publier, j'en mette ici un extraict. L'histoire donc est telle. Jan Guy, fils d'Emé Guy, bon- netier en ladicte ville de Chastillon sur Loing, avoit esté toute sa vie fort desbauché et grand coureur : à quoy avoit fort aidé la trop grande indulgence pater- nelle. Avint un samedy, jour spécifié ci-dessus, que ledict Jan Guy se desbaucha selon sa coutume, et ne revint en la maison jusques au soir bien tard. De quoy son père se courrouça bien fort à luy, jusques à luy dire que puisque il continuoit son train de ses desbau- chemens (2), il seroit finalement contrainct de le chasser hors de sa compagnie. A quoy luy plein d'orgueil re- spondit fort audacieusement qu'il estoit tout prest de s'en aller, voire dès l'heure mesme, pourveu qu'on luy


(i) Orléans, Eloy Ribier, iSôy, in-S».

(2) Desbauchement se trouve dans Calvin, concurremment avec desbauché; Cf., Dict. d'Oudin et de Cotgrave. Débauche est dans Montaigne et dans CJiarron. Mais débaucher les précède, car il est au xiv siècle dans Guiart, et il vient de bauche, bauge, boge : petite maison, petite habitation, bas lat. bugia, bogium; Cf. Borel, au fnot Embauche.

Sur la mer de Triple chevauche, Mais il n'y a maison ne bauche De terre ne d'autre merrien.

Machaut; voy. Lacurne.


CHAPITRE XVIII 387

baillast ses accoustrQmens. Sur cette dispute le père s'en alla coucher; et estant au lict fut contrainct de menacer son fils pour le faire taire, tant il rcpliquoit fièrement contre luy ; et en fin voyantqu'il n'y proufitoit rien, et ne pouvant plus porter ses longues et orgueil- leuses répliques, se leva en colère de son lict pour aller chastier l'arrogance et irrévérence de son fils. Quoy voyant ledict fils, et que son père venoit courroucé contre luy pour le batre, empoigna soudain son espée qui estoit en la mesme chambre, et se rebellant contre son père, luy donna d'icelle au travers du corps. Du- quel coup il tomba soudainement à terre, s'escriant à haute voix qu'il estoit mort. Duquel cri les voisins estonnez survindrent incontinent, et tost après la ju- stice : lesquels trouvèrent le povre père estendu sur la place, et n'attendant plus que la mort, laquelle s'en- suivit bien tost après. Aussi fut trouvée l'espée toute sanglante auprès du fils qui se chaufFoit : auquel le père meu de compassion , et oubliant la cruauté qu'il avoit receue de luy, avoit jà dict plusieurs fois : « Sauve-toy, » sauve-toy, mon fils ; je te pardonne ma mort. » Aussi avoit la mère usé de mesme advertissement pour le faire évader : mais comme il pleut à Dieu le retenir par un juste jugement, il n'eut onc la force de desloger. Interrogué par la justice qui l'avoit meu à tuer ainsi misérablement son père, respondit en somme qu'il n'avoit tasché à le tuer : ains que la seule colère de sondict père avoit esté cause que luy-mesme s'estoit précipité sur son espée : laquelle il n'avoit prise que pour éviter tel courroux. Voilà quelle est l'histoire, quant au faict : mais d'autant que le livret ci-dessus mentionné par lequel ell' a esté publiée, contient plusieurs choses notables qui s'ensuivirent jusques à l'exécution dudict meurdrier, èsquelles consiste le fruict qu'on doit recueillir de ceste histoire, je prieray le lecteur ne


388 APOLOGIE POUR HERODOTE

trouver mauvais si je suis un peu plus long en ce récit que je n'ay accoustunié li'estre es autres. Car à dire la vérité, congnoissant que le nom mesme du parricide est horrible, je n'eusse voulu le raconter si avant, sinon en intention d'ajouster la conversion d'iceluy, pour monstrer aussi bien l'exemple de la grande miséricorde de Dieu, comme l'exemple de la cruelle inimitié que porte Satan au genre humain : laquelle il monstre par expérience envers ceux qu'il voit ne se tenir aucune- ment sur leurs gardes. Ce meurdrier donc, appréhendé par la justice, fut mené en prison. Contre lequel dé- posoyent les tesmoins entr'autres choses, qu'il avoit esté toute sa vie fort desbauché, et mesprisant ordinairement les répréhensions de sesdicts père et mère : et néant- moins tout cela n'avoit empesché qu'ils ne l'eussent tousjours receu en toute douceur, toutes les fois qu'il estoit retourné à eux. Or luy ayant esté faict son procès, sa sentence fut prononcée par la justice de Chastillon, le samedi prochainement suyvant. Laquelle sentence portoit telles peines : Qu'il auroit le poing dextre coupé sur un eschaffaut en la place publique de ladicte ville, et devant la maison de sondict père. Qu'il seroit tenaillé tout vif aux deux mamelles de tenailles ardentes de feu : et après seroit là pendu par les pieds à une potence, et estranglé d'une pierre du poids de six vints livres qu'on luy attacheroit au col. Qu'il demeureroit ainsi pendu en ladicte place l'espace de vint-quatre heures : puis seroit porté pour demeurer ainsi pendu à tousjours au gibet ordinaire de ladicte ville. Geste sen- tence luy estant ainsi prononcée, il en appela : estant persuadé à ce faire/ par un meschant garnement de fausaire , qui pour ses mesfaicts avoit receu sentence avec luy d'estre envoyé aux galères, et de laquelle aussi il avoit appelé. En attendant donc qu'on les rae- nast à Paris, on les remit dedans la grosse tour du


CHAPITRE XViri * 389

chasteau. Auquel lieu on les alloit visiter, et principa- lement ce parricide, pour l'amener à quelque sentiment de son pe'ché. Mais quand on vit qu'il n'en avoit au- cune appréhension non plus que d'une petite faute, on luy remonstra au contraire la grandeur d'iceluy, et la rigoureuse vengeance que Dieu en prendroit, non seu- lement en ceste vie présente par le moyen du magistrat, mais aussi après la mort, par une damnation éternelle du corps et de l'ame , s'il ne recongnoissoit autrement son péché , à fin de recourir à la miséricorde de Dieu : qui seroit tousjours prest de luy faire merci, toutes les fois que d'un vray sentiment et desplaisir de ses fautes il l'en requerroit, en asseurance d'estre exaucé. Mais il ne fit jamais aucune démonstration d'estre esmeu de toutes ces remonstrances tant peu que ce fust : ains disoit tousjours qu'il estoit appelant, et qu'il n'avoit tué son père, mais que le fourreau de son espée estant tombé en terre, son père s'en estoit luy-mesme enferré. Et ne put-on gangner pour ceste fois autre chose avec luy. Encore depuis luy furent faictes d'autres remon- strances d'ailleurs, lesquelles aussi ne purent obtenir que ce misérable vinst à recongnoissance aucune : ains taschoit tousjours à s'excuser et pallier son crime. Et entr'autres choses il dict : « Ah, je m'en fusse bien fuy » si j'eusse voulu; et mon père mesmes, se sentant » blessé, m'en solicitoit : mais je ne voulu onc y en- » tendre. » Là-dessus luy fut remonstré qu'il n'estoit en sa puissance de mouvoir seulement le bout du doit, sinon d'autant qu'il plairoit à Dieu luy en faire la grâce : et pourtant qu'il devoit recongnoistre que ç'avoit esté la volonté d'iceluy qu'il fust au lieu où il estoit, à fin d'estre amené à la congnoissance de son péché, et en estre puni en ce monde, pour servir d'exemple de sa justice. Qu'il devoit donc aviser à en faire son proufit, et que la prison lui devoit servir d'eschole, pour ap-


SgO APOLOGIE POUR HÉRODOTE

prendre que Dieu hait le péché , desployant ses juge- mens, quand bon luy semble, sur les iniques, soit par le moyen des magistrats, soit autrement. A quoy il ne respondit rien, sinon que pressé par plusieurs semblables propos, pour de plus en plus luy aggraver sa faute, dict finalement qu'il avoit le cueur si gros et si brûlant, que c'estoit chose incroyable. Et cependant il faisoit quelque contenance tant de la teste que des mains, par laquelle on s'appercevoit aucunement que Dieu commençoilà besongner en luy. Qui fut causequ'on vint à luy proposer la miséricorde de Dieu, comme jà au paravant avoit été faict. Or, après plusieurs autres propos de toutes sortes dont on se pouvoit aviser pour le faire penser à sa conscience, on fut averti que ce fausaire mentionné ci-dessus, mettoit en teste à ce povre parricide de faire bonne chère , en prolongeant sa vie par tous moyens , sans aucune appréhension de ce qui pouvoit donner chagrin : pourtant on ordonna qu'ils seroyent séparez, à fin que ce meschant fausaire ne continuas! d'empoisonner ce parricide par tels mal- heureux propos : lequel donnoit quelque meilleure espérance qu'auparavant, quand il ne les orroit plus. Et ne fut vaine ceste espérance : car dès l'heure qu'il fut à part, il pensa de plus près aux propos qu'on luy avoit tenus : tellement qu'il confessa en présence du geôlier et d'un autre, qu'il avoit grandement offensé Dieu, d'autant qu'il avoit malheureusement tué son père, et qu'il avoit bien mérité la mort : et pourtant qu'on envoyast quérir le baillif pource qu'il se vouloit désister de son appel. Dequoy les susdicts prindrent occasion de l'exhorter à bien faire son proufit des sainctes remonstrances qui lui avoient été faictes : et qu'à leur avis il faisoit très-bien de renoncer à son appel , pource qu'aussi bien ne pouvoit-il eschapper la mort : et mesmement qu'il y auroit danger qu'estant


CHAPITRE XVlir 391

mené à Paris, la cour de Parlement ne renforçast la rigueur de sa peine. Comme ces choses se disoyent, y arriva un ministre de la parole de Dieu, et exhorta ce parricide par plusieurs propos : par lesquels il l'esmul à recongnoistre l'énormité de son péché , et demander pardon à Dieu. Et continua tellement en cette recon- gnoissance que depuis ne cessa de prononcer plusieurs bons et saincts propos, par lesquels il donnoit claire- ment à entendre que Dieu avoit miraculeusement be- songné en luy. Et persévérant aussi en ce qu'il avoit dict de vouloir renoncer à son appel, en advertit de- puis le baillif. Et suyvant cela, fut exécuté le Lundi après. Où il est à noter que durant le temps de son sup- plice, et jusques à ce que le bourreau eut mis fin à son exécution , ce povre patient eut incessamment Dieu et son fils notre seigneur Jésus-Christ en la bouche, et fut armé de telle constance et asseurance qu'il ne fléchit onc pour nul tourment ; et mesme n'en changea point de visage, ains rendoît tout le peuple esmerveillé de sa magnanimité de courage. Or qui voudra entendre cest' histoire encore plus par le menu, s'adresse audict livret qui en a été faict.

Quant aux femmes meurdrières de leurs enfans, je croy bien qu'il ne se trouve guère d'exemples de celles qui commettent meurdre de leurs enfans depuis qu'ils ont jà esté quelque temps au monde, et principalement depuis qu'ils sont desjà grandelets : mais le nombre est grand, tant d^ celles qui sont meurdrières de leurs enfans si tost qu'ils sont venus au monde, que de celles aussi qui exercent telle cruauté contr'eux avant mesme qu'ils y soyent venus. Et premièrement quant à celles-ci, il est certain que leur meschanceté est fort ancienne. Car nous oyons le poëte Grec Phocylide (i) expres-

i) Il s'agit du Pseudo-Phocvlide auteur du rio!T)ji.a vouOeTtxôv.


392 APOLOGIE POUR HERODOTE

seement avertir les femmes qu'elles se donnent garde de commettre tels actes. Et mesmement Ovide, payen aussi bien que luy, en fait grand reproche à une femme, ajoustant plusieurs belles remonstrances. Item nous oyons comment Hippocrat, entr'autres choses des- quelles il fait serment qu'il se gardera, met ceste-ci, de ne présenter point aux femmes ce dont elles puis- sent gaster le fruict de leur ventre. Or se pratique ceste meschanceté pour deux raisons : par les unes, pour la crainte qu'elles ont d'estre congnues femmes au lieu de filles, ou généralement, de peur qu'elles ne soyent descouvertes avoir faict leur emploite 011 il n'estoit licite, soyent mariées, soyent veufves : par les autres, pour la crainte qu'elles ont d'abbréger le terme de leur jeunesse; et particulièrement pour crainte de ce que dit Ovide,

Scilicet lit careat rugarum crimine venter, Sternetur pugnœ tristis arerta tuœ ? ( i )

Et quant à ce que j'ay dict de l'abbrègement de la jeu- nesse, ce mesme poëte aussi le tesmoigne, disant,

Adde quod et partus faciunt breviora jiiventcv Tempora... (2)


qui est probablement l'œuvre d'un chrétien du ii« ou du iir siècle au vers i83 on lit :

(j-rjOE yuvT] «pOetpoi ^pi^ùo^ £jj.6puov aooOt ya^xpo; |i.rioè •r£-/.ouaa xualv ptij^r) -/.at yo^l^t'v ïkbi^a..

Ce que Locher Philomusus a traduit ainsi en i5oo : Embryon uxoris clausus matrice veneno

Ne corrumpetur letiferoque cibo, Vel genitus canibus jaceat vel preda cruenti Vulturis autfiat piscibus esca maris. (i) De amor. 1. II, eleg. XIV, v. 7. Il y a la variante sternatur. (2) De arte amandi, I. III, v. 81.


CHAPITRE XVIII 393

Et sans son tesmoignage, nous en voyons tous les jours l'expérience devant nos yeux. J'ay ouy parler aussi de quelques damoiselles, voire en ay con- gneu, qui n'ont point faict difficulté de porter des bustes ( 1 ) aux despens du fruict qui estoit en leur ventre ; et pour ne perdre l'honneur d'avoir le corps gent, ne faisoyent point de conscience de perdre ce qui leur dc- voit estre aussi cher que la vie : car je parle de celles mesmement qui n'estoyent enceintes d'ailleurs que d'où il falloit. Quant à celles qui sont meurdriôres de leurs enfans aussitost qu'ils sont sortis du ventre, les jettans ou les faisans jetter, il y a quelques années que les monastères des nonnains en eussent fourni bon nombre d'exemples (aussi bien que de celles qui les meurdrissent en leur ventre), voire desjà du temps de Pontanus : tesmoin ceci qu'il dit, Qiiod quidem exe- crationis genus maxime sacerdotes attingit, quœ Deo virginitatem qiiiim voverint, poUutis tamen votis, ritu- qiie sacerdotali perjiiranter atqiie inceste contaminato, gravidœ factœ, ne scelus p.iteat, execrabiliori conantitr scelere idipsum prohibere ac corrigere : dum aut me- dicaminibus adhibitis abortionem procurant, aiit partum statim ipsum exanimant, terrœquc aut cloacis clam infodiunt (2). Or quand je di qu'on en eust trouvé bon nombre il y a quelques années, je n'enten pas qu'on fust en peine aujourd'huy d'en trouver si on en avoit à-faire, mais bien que le nombre en estoit plus grand


(i) Parc dit buste et busqué, Palissy la busqué, d'Aubigné buse; de l'italien buslo, qui vient du bas latin busta, coffre. « Notez que plu- sieurs disent busqué au lieu de buste, encore que l'Italien dit busto, appelant ainsi un corps sans teste, et que les daines usent aussi autre- ment de ce mot busqué. Car elles appellent leur busqué un os de baleine ou autre chouse, à défaut de ceci, qu'elles mettent par dessous leur poitrine, au beau milieu, pour se tenir plus droites. » Deux dial du langage français italianisé.

(2) De immanitate, cap. VI.


394 APOLOGIE POUR HERODOTE

alors qu'à présent : tant pourceque le nombre aussi des nonnains estoit plus grand, que pourcequ'elles avoyent plus grand' peur d'estre déshonnorëes, voire mesme chapitre'es, si elles estoyent convaincues d'avoir joué de la navette (i), qu'elles n'ont maintenant, que leurs pères confesseurs ne font pas tant des fascheux, ains au contraire eux-mesmes en un besoin voudroyent estre les premiers de la partie. Outreplus ce qu'elles voyent plusieurs qui estoyent auparavant nonnains comm'elles, estre mariées publiquement, et s'en trouver bien, les fait un peu mieux penser à leurs consciences quant à entreprendre tels meurdres. Mais il faut confesser que ceste meschanceté passe bien outre les cloistres, jusques aux filles à marier qui sont auprès de leurs père et mère, ou en la garde de leurs parens : et mesmement celles de bonne maison : jusques à maintes femmes veufves aussi. Ce que ledict Pontanus n'a pas celé non plus, touchant celles de son temps, car il ajouste à ce que je vicn d'alléguer de luy, Nec vero monstrosa hac feritate sacerdotes tanliim, venmietiam viduce ac mi- bik's pucllœ splendidissimœque etiani fœdanttir fa- milice. Il est avenu aussi souvent à des chambrières de faire le tour; et c'est à celles-ci ordinairement, non pas aux autres, que s'adressent messieurs de la justice (suyvant le proverbe que nous avons allégué ci-dessus de Juvénal, Dat veniam corvis, vexât censura co- hunbas). Car il me souvient d'avoir veu pendre à Paris assez souvent des chambrières pour ce crime (mais nulles d'autre qualité), et notamment ay souvenance d'avoir veu faire es escholes de médecine l'anatomie d'une chambrière qui avoit esté pendue pour ce mesme


(i) Cette expression n'a pas été relevée par les érotologues Cf. Contes d'Eutrapcl, XX : » Chaque fois qu'ils joueroient des basses marciies et de la naveiio. »


CHAPITR1-: xvrii 3q5

forfaict, à-sçavoir pour avoir jette son enfant dedans des latrines. Ce qui est à propos de ce qu'ajoustc ledict Pontanus conséquemment, Vir maxime notus mi/tique perfamiliaris a'des qiiiim emisset, emiindaretqiie latri- nartim sordes, interqiie emiindandum acairrisset su- bitam ad exclamationem redemptoris operam eam facientis, animadvcrtit infantuli cadavcrculum sordibtis mis involutiim. Or n'y a-il personne qui peust sçavoir d'avantage de tels secrets que les sagefemmes : n'estoit que la manière est aujourdhuy de les aller quérir en leurs maisons, et après leur avoir bandé les yeux, les mener au logis où est la femme qui en ha besoin, et est alors masquée ou autrement bouchée, de peur d'estre congnue par elles, ausquelles il est force de desbander alors les yeux. Quant à moy j'ay ouy parler d'une qui racontoit ne luy avoir esté faict ce tour seu- lement (qui est aujourd'huy assez commun, si on en vouloit faire la recerche), mais aussi l'enfant avoir esté mis h mort en sa présence, incontinent après estre sorti du ventre maternel. Et qu'elle n'eut pas plustost ouvert la bouche pour remonstrer l'énormité de l'acte qu'on vouloit commettre, qu'elle fut en danger de sentir sa part de la cruauté des personnes qui commettoyent ce meurdre, et de celles aussi qui y consentoyent. Et en- tr'autres choses ajoustoit que la chambre en laquelle ceci se faisoit, estoit toute tapissée de draps blancs, pour oster mieux tout moyen de remarquer rien. Elle fut puis remenée jusques au lieu où on Tavoit prise, ayant les yeux bandez comme auparavant. Par ceci pouvons-nous conjecturer quels courages ont aucunes femmes. Il est bien vray qu'aujourdhuy maintes dames n'ont besoin d'en venir jusques là, par le moyen de plusieurs préservatifs qui les gardent de devenir grosses. Mais à propos de courage féminin, ou plustost fureur féminine contre leur propre sang, Pontanus raconte


396 APOLOGIE POUR HERODOTE

une chose plus estrange que toutes celles que nous avons encores dictes : à-sçavoir d'aucunes qui non pour la crainte de laquelle il a esté parlé, mais pour se venger de leurs maris, avoyent de leurs propres mains escaché (i) leurs enfans en sortant de leur ventre. Et en semble parler comme d'une chose avenue de son temps. Car après avoir déclaré les meschancetez susdites toutes avenues de son temps, il ajoute, Comportas audio etiam iixores, qiiœ ut viros hoc injuriariim génère insecta- rentiir, aut illatas ab illis injurias ulciscerentur, hac potissiminn ratione in liicem venienlem prolem propriis eliserint manibus. Mais je ne pense point qu'un si furieux désir de vengeance soit jamais entré au cueur de femme Françoise, et Dieu vueille que jamais ne s'y trouve la race de telles Médées. Au reste je suis main- tenant en doute si je me doy taire de celles qui aban- donnent leurs enfans aux premières nourrisses qu'elles rencontrent, sans s'enquester de quelle conscience elles sont, et quelle espérance il y a qu'elles s'aquiteront de quelque partie de leur devoir à l'endroit de leurs nour- rissons : mesme quel moyen elles en ont, encore que la volonté y fust : voire sans s'enquester si elles sont point pouacres (2), vérolées, ou ladresses; et qui depuis les avoir mis entre les mains de telles nourrisses, ni pensent guères, ou du tout point, sinon à l'heure qu'on


(i) Familier selon le Dict. de l'Académie, de ex préfixe intensitif, et cacher, qui vient du lat. coactare.

(2) Ce mot, que le Dict. Fr. Ital. d'Oudin interprète pourri, flein d'ulcères, vient de Podager, et désigne un goutteux en tant que cou- vert d'emplâtres puants. O. de Serres dit que « les anciens François appeloient poacre une espèce de roigne » à laquelle était sujet le bétail.

Riclielet donne encore pouacresse et pouacrerie. Jean de Mehun, dans son Testament, parle de l'eau bénite qui guérit ... les ytropiques. Les pouacres, les frenatiques.


CHAPITRE XVIII 397

leur vient dire les nouvelles de la mort de ces povres nourrissons. Pour le moins, si je n'ose dire que telles mères sont meurdrières aussi bien que les autres dont nous venons de parler (et principalement quand ceci se fait par celles qui n'ont point excuse légitime, les dispensant de faire elles- mesmcs office de mère), je ne feray point de difficulté de dire jusque là (et s'en scan- dalise celle qui voudra : car il me suffit de n'offenser point les femmes de bien), qu'elles font pis que les payens et payennes qui exposoyent leurs enfans. Car si elles allèguent que tous les enfans de ceux qui tom- bent ainsi entre les mains de telles nourrisses ne meu- rent pas, je leur respondray qu'aussi ne mouroyent pas tous les enfans qui estoyent exposez, ains avenoit à plusieurs des rencontres qui les faisoyent heureux toute leur vie : au lieu que ceux qui sont en la charge de telles vilaines, s'ils ne meurent bien tost après, pour le moins en rapportent des maux et des maladies qui les rendent au contraire malheureux pour tout le temps de leur vie. Or par ceci devons-nous congnoistre com- bien les femmes ont dégénéré du naturel de la roine dont nous avons faict mention parcidevant, qui se courrouça si asprement de ce que son enfant avoit teté du laict d'une de ses dames. Lequel courroux procé- doit à ceste roine du grand désir qu'ell'avoit qu'iceluy n'eust autre nourrisse qu'elle, comme il n'avoit eu au- paravant : et estoit comme jalouse de tel honneur. Mais puisque par bonne occasion je suis tombé sur le propos de la façon qui estoit le temps passé entre les payens d'exposer les enfans, je suis délibéré de ne la laisser passer si légèrement, et sans discourir de la dif- férence qui est en ceci, entre lesdicts payens et plu- sieurs de ceux qui se donnent le titre de Chrestiens. Je confesse donc que ceste coustume d'exposer les en- fans n'est pas demeurée parmi les Chrestiens, telle que


398 APOLOGIE POUR HERODOTE

nous la tesmoignent plusieurs passages d'auteurs tant Grecs que Latins. Car aujourdhuy on n'oit point parler que les enfans trouvez qu'on appelle, viennent d'autres que de personnes pressées ou de povreté, ou de crainte d'infamie. Mais je di que quant à plusieurs autres qui ne sont pressez ni de l'une de ces choses, ni de l'autre, les monastères leurs sont tel refuge qu'estoit ancienne- ment la coustume d'exposer : à-sçavoir pour éviter que pour le grand nombre d'enfans (i)il ne falust abbaisser le train et (comme on dit par manière de proverbe^ tailler les morceaux plus menus. Voilà l'occasion pour laquelle plusieurs font à-croire à leurs enfans qu'ils ont faict veu de virginité, auquel ils n'ont jamais pensé : voire sous ce beau prétexte de virginité les confinent en des monastères, avant que le bas aage leur permette sçavoir que c'est de virginité, non plus que sçavent les petites fillettes que nous voyons pleurer quand on les appelle pucelles. Aussi avec combien de maudissons les enfans ainsi confinez (au moins la plus part) prient Dieu à l'encontre de leurs parens quand ils viennent en aage de congnoissance, c'est une chose plus que notoire. La question est donques maintenant si les parens, en ce faisant, ne commettent point un acte équipoUent à un homicide, quand ils sont cause de faire tomber les personnes ainsi forcées, en des vila- nies et souillures qui provoquent journellement l'ire de Dieu sur leurs testes. De ma part, je di que c'est un homicide plus grand que les autres, d'autant que l'ame est plus précieuse que le corps.

Je sçay qu'on trouveroit encore plusieurs autres espèces d'homicides, ou pour le moins d'actes équipol- lens à homicides (comme mesme nous voyons aujour- dhuy les usuriers, et tous ceux qui par moyens sinistres

(1) Cf. Rabelais, V, 4.


CHAPITRE XVIII 399

rançonnent le menu peuple, estre nommez coupe- gorges, auquel titre prennent aussi leur part toutes gens d'injustice de faict et gens de justice de nom); mais je me contenteray pour le présent des susdicts : et viendray à ceux qui sont homicides d'eux-mesmes. Les exemples desquels nous doivent beaucoup humilier, en nous monstrant combien grande puissance le diable ha sur nous, depuis que nous luy donnons quelque entrée, et ne nous tenons sur nos gardes : c'est à dire, nous ne résistons par les armes de la parole de Dieu aux tenta- tions que le diable nous met au devant. Comme ainsi soit donc que les payons pour la plus part n'ayent point faict de conscience de se desfaire, et que mesme les philosophes presque tous l'ayent approuvé par leur sentence (et quelques uns par leur exemple aussi), au contraire la Chrestienté n'a onq esté en lieu aucun si corrompue que ceux qui ont esté homicides d'eux- mesmes n'ayent esté condamnez totalement, voire mis non seulement hors du nombre de Chrestiens, mais de vrais hommes. Et toutesfois tels homicides se sont trouvez souvent entre les Chrestiens en tous siècles, si nous ajoustons foy aux histoires. Et s'il est licite de parler premièrement des femmes (suyvant ce que nous avons touché ci-dessus du faict de Lucrèce), nous lisons que du temps de Dioclétian, la mère et les deux filles se précipitèrent et noyèrent en une rivière, estans i^sous prétexte d'aller à leurs nécessitez) descendues du chariot, dedans lequel on les menoit en Antioche, pour là faire abjuration de leur religion Chrestienne, et mesme sacrifier aux dieux que commanderoit l'empe- reur, ou recevoir infamie en leurs personnes, et en fin punition de mort. On trouve aussi d'autres exemples de filles qui ont mieux aimé estre meurdrières d'elles mesmes qu'estre violées. Quant à nostre siècle, nous avons les oreilles batues d'exemples, tant d'hommes


400 APOLOGIE POUR HERODOTE

que de femmes. Et entr'autres il me souvient de ce que j'ay ouy raconter d'une femme de Suysse, avenu de- puis environ neuf ou dix ans : c'est qu'après avoir receu un autre en son lict en la place de son mari, quand elle s'apperceut qu'ell'avoit esté déceue, et que ce n'estoit point son mari qui avoit couché avec elle, un si grand courroux et crèvecueur la saisit qu'elle s'alla noyer. Aussi lisons-nous es narrations de la roine de Navarre dernière défuncte (i), la piteuse mort d'une damoiselle, qui se pendit et estrangla pour le grand despit et regret qu'ell'avoit de ce qu'un cordelier avoit usé d'elle comme de sa femme, sans qu'elle pensast estre couchée près autre que son mari : laquelle histoire sera récitée plus au long ci-après, où nous traiterons des paillardises des gens d'église. On oit aussi parler d'aucunes qui se sont desfaictes pour le grand et furieux despit qu'elles avoyent de ce que leurs maris leur avoyent rompu la foy, et qu'elles ne se pou- voyent venger de celles qui en estoyent cause. Et non seulement pour ces occasions, mais aussi pour autres, aucunes ont esté meurdrières d'elles-mesmes en nostre temps. Quant aux hommes, on trouve pareille- ment que les uns par une occasion, les autres par un' autre ont esté induits et poussez à telle meschan- ceté. Et à propos de la foy de mariage rompue, je répéteray encores icy ce qui avint en une ville de Suisse il y a environ vint ans, qu'un qui avoit trouvé sa femme en telle faute, et la luy avoit pardonnée, se ravisa quelques jours après, tellement qu'il la tua. Et incontinent après traita de la mesme sorte les enfans qu'il avoit eus d'elle, leur allégant qu'il ne vouloit point avoir des enfans qui fussent appelez enfans de putain. Ce qu'ayant faict, il se précipita d'un lieu haut,

(i) Trois, journée, vingt-trois, nouvelle.


CHAPITRE XVIII


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et se rompit le col. Mais on luy trouva en son sein un papier contenant les occasions qui l'avoyent meu à commettre ces meurdres, et pareillement que sçachant bien que pour iceux on le voudroit faire mourir hon- teusement, il avoit mieux aimé par tel moyen s'oster luy-mesme hors de ce monde. Et sur ceci il me sou- vient de ce que raconte Pontanus d'un seigneur Ita- lien, qui ayant tué celuy qu'il souspeçonnoit estre adultère de sa femme, fut si estroitement assiégé par le frère d'iceluy, qu'ayant perdu toute espérance d'eschap- per, il la tua et ses enfans après ; et puis se précipita de la plus haute tour de son chasteau. J'ay ouy asseurer aussi de celuy de Padoue qui tua ses fillettes ainsi qu'il a esté raconté ci-dessus, qu'il se précipita quelques jours après sur le chemin qu'il avoit pris pour se sauver. Et sur ce propos mesme, à-sçavoir de ceux qui après avoir esté meurdriers de leurs enfans, ont esté meurdriers d'eux-mesmes, je réciteray un'histoire au- tant tragicque que je pense se pouvoir trouver en aucun livre ni ancien ni moderne. L'acte est tel, avenu en Beausse (selon aucuns) de nostre temps. Un labou- reur, qui avoit assez bien de quoy, liant des gerbes aux champs, envoya son fils en la maison pour luy apporter quelque chose. Contre lequel estant retourné il se cho- léra (pourcequ'il avoit trop demouré à son gré) telle- ment qu'il luy jetta une motte à la teste, dont il tomba mort à terre. Ce que voyant, il le couvre de gerbes, et s'en va tout désespéré en sa maison, où sa femme estoit se baignant, et baillant à teter à son petit enfant, duquel ell'estoit fraischement accouchée; de là s'en va en sa grange, et se pend. Cela rapporté à la povre femme par quelcun qui y estoit entré bien-tost après, de grand effroy qu'ell'eut, en se jettant hors du bain pour y courir, fit tomber son petit enfant dedans : lequel s'y noya. Tost après, la povre femme, esperdue

5i


402 APOLOGIE POUR HERODOTE

du triste spectacle qu'elle venoit de voir, trouvant à son retour ce petit enfant noyé, entra aussi en tel désespoir qu'elle s'en retourna en la grange, et là s'estant en- fermée, se pendit auprès de son mari. Tellement qu'en un mesme jour le père tue le fils, n'ayant cuidé en venir jusque là : la mère pareillement noyé son petit enfant, sans y penser : et tous deux par un semblable désespoir se pendent. Mais ce point est à noter, qui rend les meurdres commis par ces père et mère, dis- semblables aux autres : à-sçavoir qu'ils ont esté commis, l'un du tout par mesgarde, à-sçavoir celuy de la mère : l'autre selon le proverbe qui dit que tel tue qui ne pense que blesser (i).

Or comme les hommes trouvent plusieurs autres occasions de désespoir, aussi oyons-nous parler de plu- sieurs personnes qui se sont desfaictes pour autres rai- sons. Et entr'autres on peut alléguer, un assez bon nombre d'usuriers de nostre temps, qui par un juste jugement de Dieu n'ont attendu autres bourreaux en ce monde. Et généralement sont subjects à ceste tant infâme et tant exécrable mort tous ceux ausquels la conscience fait le procès. Car après que le procès est faict et parfaict là-dedans par une procédure extraor- dinaire, aussi par une voye extraordinaire est mise en exécution la sentence. Sur quoy il me souvient d'un qui estoit secrétaire d'une ville de Suysse , lequel ayant receu une telle sentence par sa con- science (comme aussi ses meschancetez estoyent assez divulguées), après avoir failli souvent à l'exécuter, en fin l'exécuta alors qu'on l'en pensoit mieux garder. Car ayant esté trouvé une fois es bains se chiquetant (2)

(i) « Tel tue qui ne pense que blesser el tel cuide frapper qui tue. » Cotgrave.

(2) Littré ne donne pas d'exemple de ce verbe, qui vient de chiquet, diminutif du latin ctccum, petit morceau.


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le corps de coups de cannivet, fut retenu : mais le jour mesme il trouva moyen de se rompre le col en despit de tous ceux qui le gardoyent, en se jettant du haut d'une fenestre. Je n'oublieray pas Bonaventure Des Periers, l'auteur du de'testable livre intitulé Cymbalum miindi (i), qui, nonobstant la peine qu'on prcnoit à le garder (à cause qu'on le voyoit estre désespère', et en délibération de se deffaire), fut trouvé s'estant tellement enferré de son espée, sur laquelle il s'cstoit jette, l'ayant appuyée le pommeau contre terre, que la pointe entrée par l'estomach sortoit par l'eschine. Mais le plus estrange désespoir et du plus rare exemple (si on re- garde l'occasion) est celuy d'un Italien nommé Fran- cesco Spiera : voire si rare qu'on seroit bien empesché d'en trouver un autre avec lequel on le peust accoupler. Aussi se fit-il mourir d'une mort que les autres dése- spérez ne choisissent pas volontiers, pource que le che- min y est trop long. Car il endura si longtemps la faim pendant qu'il estoit en son désespoir, que la vie se dé- partit du corps. L'histoire est en Sleidan(2), et ailleurs.


(i) Cf., ch. XXVI. « Ch. Nodier s'inscrit en faux contre le suicide de Des Périers, qui n'est rapporté, il est vrai, que par un seul auteur contemporain, Estienne; mais cet écrivain, qui est d'ailleurs une autorité assez respectable, revient deux fois sur ce fait... Simon Goulart a cité un de ces passages dans le Trésor des histoires admi- rables. Chassanion en donne la substance dans ses Histoires mémo- rables des grands et merveilleux jugements de Dieu, et Lacroix du Maine dit qu'il se tua avec une épée qu'il se mit dans le ventre, étant devenu furieux et insensé. Le genre de mort de Des Périers était donc établi par une tradition généralement acceptée. » P. Lacroix.

(3) Liv. XXI sous l'année 1548. Deux ans après, en i55o, cette histoire parut en latin, a quatuor summis viris summa fide con- scripta, dit le titre du livre, un in-is» de 181 pages.


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CHAPITRE XIX


De la cruauté de nostre siècle.



OMBIEN que les homicides desquels j'ay faict mention, ne soyent point exemts de cruauté, mais au contraire en aucuns d'iceux s'y en trouve une très- grande, j'ay délibéré toutesfois d'alléguer à part des exemples d'icelle, non pas tous ceux de nostre temps que j'ay en main, mais aucuns seulement qui contien- nent quelque faict extraordinaire et non vulgaire. Des- quels encore que nos dernières guerres civiles me puissent fournir grand nombre, je ne veux toutesfois m'adresser là, de peur de renouveler les playes de plu- sieurs es mains desquels ce récit pourroit tomber. Aussi ne parleray-je point des cruautez exercées à Merindol et à Cabrière, pour l'horreur desquelles, estans récitées devant la cour de Parlement de Paris, tant par l'advo- cat Auberi, qu'autres, plusieurs auditeurs estoyent contrains de boucher leurs oreilles. Ce seul point peut estre un suffisant tesmoignage de l'énormité de ces cruautez : c'est que Jehan Menier, seigneur d'Oppède, chef de ceste entreprise, comme estant premier prési- dent du parlement de Provence, et gouverneur et lieu- tenant général du Roy au pays de Provence en labsence du seigneur de Grignan, ne pouvoit trouver des soldats assez cruels à son gré, combien qu'il eust choisi ceux


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qui en ceste qualité surpassoyent tous autres. Ausquels entr'autres barbaries il commanda et fit exécuter ccste- ci en sa présence, de fendre les ventres des femmes enceintes, et fouler aux pieds les enfans qui estoyent dedans iceux. O monstrueuse cruauté, et digne de l'hor- rible mort de laquelle mourut l'auteur d'icelle, non par les mains des hommes, mais par le juste jugement de celuy qui oit et voit tout! Et d'autant plus notable est ceste persécution contre ceux de Merindol et de Ca- brière, qu'on mena grosse armée contre povres gens qui ne demandoyent et n'avoyent tousjours demandé qu'à se rendre, et ne faisoyent ni n'avoyent pensé à faire aucune résistence : seulement supplioycnt hum- blement qu'on les laissas! vivre en repos de conscience en leurs maisons, et sans les forcer d'adhérer aux tra- ditions Romaines, ou qu'on leur permist de se sauver en un autre pays à telle condition qu'on voudroit (i).

Mais je laisse cest' histoire, et vien aux exemples de cruauté pareille à celle que nous trouvons incroyable en Hérodote. Car en ce qu'il raconte que Harpagusfut servi de la chair de son fils (ne se doutant qu'on luy servist d'un tel mets) et en mangea, en un festin que lui faisoit Astyages, roi des Mèdes (a), combien y a-il de gens qui pensent ceci estre une vraye fable, aussi bien que ce qu'ont dict les poètes d'Atreus? à-sça- voir qu'il fit manger à son frère Thyestes les propres enfans d'iceluy ? Et toutesfois nous trouvons des cruautez de mesme sorte en nostre siècle. Car Pontanus nous raconte (3) de quelques Italiens qui ayant pris un de la famille contre laquelle ils avoyent querelle , le


(i) Voy. De Thou, liv. VI, § vu. Les faits se passent de 1540 à 1545. Cf. d'Aubigné, Hist. universelle, p. 81-83.

(2) Voy. I, 108-119.

(3) De immanitate, cap. XIII.


40b APOLOGIE POUR HÉRODOTE

hachèrent incontinent en menues pièces, et luy ayans tiré le foye, le firent rostir sur les charbons; et après en mangèrent chacun leur morceau avec grand'joye, usans aussi de plusieurs solennitez. Mais je mettray ses mots tout au long : Aviajn meam Leonardam, raris- simi exempli matronam, non sine miiltis lacrymis puer audiebam referentem, quum inter digladiantes quasdam inter se familias inimicitiœ summis exerce- rentur odiis, captum qiiempiam factione ex altéra, eumque e vestigio concisiim in minutissima etiamfrusta : moxque exemptum illijecur, inprunis candentissimisque carbonibus ab factionis ejus principibus tostum, perqiie buccellas mimitim dissection, inter cognatos ad id invi- tatos injentaciihim distributum. Qiice aut luporiim tam exanhelata rabies aut sœvientis pro erepta proie ti- gridis hanc ipsam super averit? Allât a etiam post de- gustationem tam execrabilem pocula non sine collecti cruoris aspergine : congratulationes habitœ inter se, risus^joci, leporesque cibum ipsum condientes. Denique et diis ipsis propinatum tantce vindictce fautoribus. Qiiid hic exclamem nihil habeo, ni forte, etc. Laquelle histoire me fait souvenir, ou (pour mieux dire) entre- souvenir d'un' autre, qui est telle à peu près. Un gen- tilhomme portant fort grande affection à une damoiselle mariée, s'en alla à'ia guerre : où il pria ses compagnons que s'il mouroit ils fissent porter son cueur à icelle. faisans accompagner ce présent de certains propos qu'il leur dit. Après la mort de ce gentilhomme (qui fut bientost après) son cueur fut pris et gardé par le mari de ceste damoiselle, averti de la requeste qu'il avoit faite à ses compagnons : et quand il fut retourné, le fit telle- ment cuisiner que cette damoiselle sa femme en mangea, pensant bien manger autre viande. Alors le mari luy de- manda si eir avoit trouvé ceste viande bonne : et ell' ayant respondu qu'ouy, — « Vous ne pouviez faillir, » dit-il, « de


CHAPITRE XIX 407

» la trouverbonne : car c'est le cueur d'un de vos mieux- » aimez. » La damoiselle ayant sceu de qui il parloit, ne mangea depuis morceau qui luy fist bien, et aussi n'eut long temps besoin de viande : car elle mourut de regret bien peu de jours après (1). Or n'ay-jc récité cest acte comme en pensant faire comparaison avec le précédent en cas de cruauté, mais seulement à propos de manger de la chair humaine. Car (tout bien considéré) l'acte de ce gentilhomme à l'endroit de sa femme estoit plustost punition très-rigoreuse que grande cruauté. Comme aussi le gentilhomme Allemand punissoit sa femme fort rigoreusement plustost que cruellement de l'adul- tère : quand après avoir tué le galand auquel elle s'estoit abandonnée, il luy ordonna, au lieu de coupe, le tez (2) de la teste d'iceluy. Et semble bien qu'on en puisse autant dire du gentilhomme Picmontois, qui ayant surpris sa femme en faute, la contraignit avec la vieille qui luy avoit aidé en sa trafifique, de pendre et estrangler le gentilhomme avec lequel ell' avoit esté trouvée; et puis fit en sorte qu'elle et ceste vieille tout le reste de leur vie furent contrainctes de tenir com- pagnie à ce corps mort : car il fit murer tout à l'entour d'elles, et laisser seulement un petit pertuis par lequel on leur donnoit du pain et de l'eau. Tels actes, di-je, semblent mériter plustost d'estre mis au nombre des punitions très-rigoreuses que des vengeances très- cruelles, comme en celuy que j'ay allégué de Ponîanus. Duquel acte comme on peut accompagner celuy d'Astyages récité par Hérodote, voire celuy d'Atreus mentionné par les poètes : aussi en avons-nous de


(i) Voir Boccace, IV» journée, 9» nouvelle : Le cueur de Gardas- tain.

(2) On écrit aujourd'hui tét. Rob. Estienne donne têts et Monet tais. Du latin testum, couvercle : « Que la teste et le test en II moi- tiés li fent, » Gaufrey.


408 APOLOGIE POUR HERODOTE

nostre siècle plusieurs qui peuvent estre parangonnez avec celui de Médée. Pour le moins en puis-je fournir trois tout promptement. Le premier pourra estre celuy que j'ay récité ci-dessus , pris du mesme Pontanus, de celles qui pour se venger de leurs maris, avoyent de leurs propres mains escaché leurs enfans en sortant de leur ventre. Le second exemple se trouvera en une femme Milanoise mariée, laquelle (comme raconte Bandei) (i) ne trouvant aucun moyen de se venger de celuy qui l'avoit quittée quand elle fut grosse de son faict (de laquelle grossesse toutesfois il ne sçavoit rien, et ne l'avoit quittée que pour ce qu'il voyoit qu'elle s'abandonnoit à autres), en la fin deschargea son en- ragée cupidité de vengeance contre le fruict de son ventre qui estoit procédé de luy : lequel elle fit sortir par force trois mois avant le terme, et puis le meurdrit d'une façon si horrible que j'aime mieux qu'on la lise es escrits dudict Bandei (2) qu'es miens. Le troisième peut aussi estre leu en ce mesme auteur, où il raconte d'une jeune fille Espagnole, qui s'estant abandonnée à un gentilhomme sous espoir de mariage (lequel il luy avoit promis, jaçoit qu'elle fust sortie de bas lieu), et puis ayant entendu qu'il s'estoit marié à un'autre, con- ceut une telle haine contre luy qu'elle conspira sa mort par tous moyens dont elle se pourroit aviser. Et en fin usa de cestuy-cy : c'est qu'elle luy persuada par ses feintes lettres de retourner la veoir. L'assignation donc estant baillée, elle l'attendit en grande dévotion, ayant faict ses préparatifs ( avec l'aide aussi d'une sienne vieille) pour le traiter selon que son félon courage enflambé


(i) Parte te rza, nov. 52 : Pandora, prima che si mariti e dopo, compiace a molti del suo corpo, e per gelosia d'un suo amante, che ha preso moglie, amma\\a il proprio Jigliuolo.

(2) Parte prima, nov. 42 : // sign. Didaco Centiglia sposa una giovane e poi non la vuole, e da lei è ammai\ato.


CHAPITRE XIX 409

d'un extrême désir de vengeance luy conseilloit. Pour- tant, afin de mieux accomplir ce dessein, combien que de première entrée elle l'eust receu avec plaintes et doléances, si est-ce que bien tosi après, ayant faict sem- blant de prendre en payement quelques raisons qu'il alléguoit, et d'estre aucunement appaisée, elle luy ac- corda d'user de mesmes privautezque paravant. Suivant cela se mit au lict, et elle auprès, attendant qu'il seroit bien endormi pour exploiter sa furieuse entreprise. A quoy elle ne faillit : et ne se contentant de luy avoir donné plusieurs coups mortels (car estant resveillé du premier, il se trouva tellement empestré d'une corde que la vieille tiroit, qu'il ne luy estoit possible de mou- voir ni bras ni jambes), usa de plusieurs cruautez contre le corps mort, avant que pouvoir esteindre l'ardeur de son courroux. Et pour ce cruel meurdre fut décapitée, elle-mesme s'estant accusée la première volontaire- ment , au moins ayant donné certains indices du faict par ses propos. Et selon Bandel , fut la vieille aussi décapitée : mais les autres (suyvans ce que Paludanus, Espagnol, en a escrit en Latin) tiennent qu'elle ne put estre jamais appréhendée. Quoy qu'il en soit, on voit ici un acte d'une vraye Médée, aussi bien qu'es deux exemples précédens. Lesquels quiconque aura consi- dérez, il aura grand tort de trouver estrange ce que nostre Hérodote raconte (i) de la femme du roy Xerxès, nommée Amestris : qu'elle s'estant faict mettre en sa puissance par son mari celle qu'il entretenoit , luy fit couper les mamelles et puis jetter aux chiens : couper aussi le nez, les aureilles, les lèvres, la langue : et l'ayant faicte ainsi accoustrer, la renvoya en sa maison. Et pour conclusion, quand il est question de cruauté féminine, il nous faut tousjours tenir pour résolu pre-

(t) Liv. IX, 108-113.

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41 APOLOGIE POUR HERODOTE

mièretnent ce qu'a dict Juvénal (i), que les femmes sont superlatives en cupidité de vengeance, et puis ce qu'Ovide nous descrit de leur cupidité de vengeance nommeement où elles s'apperçoivent qu'on va sur leur marché, et qu'on les trouble en leur possession. Voici les paroles de ce poëte :

Sed neqiie fulvus aper média tam sceviis in ira est, Fulmineo rapidos dtim rotat ore canes :

Nec lea, quiim catulis lactentibus ubera prœbet, Nec brevis ignaro vipera lœsa pede :

Fœmina quam socii deprehensa pellice lecti Ardet, et in vultii pignora mentis habet.

In ferrum flammasqiie mit : etc.. (2)

C'est à dire (si je traduis bien) :

Mais le sanglier n'est point beste si furieuse En foudroyant les chiens de sa dent escumeuse, Ni la lionne aussi ses petis allaitant, Ni la vipère au pied foulée se sentant : Que la femme jalouse est de fureur esprise Contre celle par qui sa place elle voit prise. Ses yeux estincelants tesmoignent de son cueur, Auquel glaives ni feux ne font aucune peur.

Or à ce mesme propos j'ajousteray encores un' histoire tirée des Mémoires de Philippe de Commines (3) : et mettray ses propres mots, qui sont tels : « Car tost après, ledict roy Lancelot (4) fut empoisonné à Prague en Behaigne, par une femme de bonne maison (et en ay veu le frère) de laquelle il estoit amoureux, et


(1) ... Vindicta Nemo magis gaudet quam femina.

Sat. XIII, V. 190.

(2) De arte amandi, II, 373.

(3) Voy. liv. VI, ch. i3.

(4) Ladislas VI, qui commença de régner en 1444.


CHAPITRE XrX 41 I

elle de luy : tellement que comme malcontente de ce qu'il se marioit en France avec la fille (i) du roi Charles septiesme, qui de présent s'appelle la princesse de Vienne (qui estoit contre ce qu'il avoit promis), elle l'empoisonna en un bain, en luy donnant à manger d'une pomme ; et mit la poison au manche du cou- teau. » Telles sont ses parolles, et faut noter qu'il parle du roy de Hongrie, qui fit mettre en prison Matthias (2) qui depuis fut roy, ayant premièrement faict tuer le frère aisné d'iceluy. Or pouvons-nous penser quelles noces ceste femme eust faictes à l'espouse de ce roy, si elle l'eust eue en sa puissance.

Mais pour retourner aux très-cruelles vengeances, nous en lisons un fort notable exemple es escrits du mesme Pontanus, lequel il semble alléguer comme chose avenue de son temps. Un esclave Maure ayant esté à demi assommé de coups par son maistre (3), s'avisa de ce moyen pour se venger de tel outrage, et pareillement mettre fin à sa misérable condition. Ayant espié le temps que son maistre estoit allé assez loing de sa maison des champs, il barra la porte le mieux qu'il put ; et puis ayant lié bien estroitement la femme d'iceluy, il mena avec soy leurs trois enfans au plus haut de la maison : où les ayant, il attendit la venue de son maistre. Lequel à son retour trouvant la porte ainsi barrée, commença à menacer son esclave, qui s'estoit monstre à luy dedessus le toict. Alors l'esclave : — « Je te feray bien tantost, » dit-il, « parler autre lan- » guage. » Et sur cela luy jetta deux de ses enfans du

(i) Madeleine, mariée depuis à Gaston de Foix.

(2) Mathias Corvin, fils de Jean Hunniade, élu roi de Hongrie à l'âge de quinze ans, après la mort de Ladislas VI.

(3) Don Riviero, gentilhomme espagnol de l'île de Majorque. Voy. Simon Goulart, Histoires admirables et mémorables. Paris, 1600, 2 V. in- 12, 1. 1, p. 507. Cf. Bandello, HI, 21.


412 APOLOGIE POUR HERODOTE

haut en bas. Le povre père ayant demouré quelque temps tout esperdu de ce spectacle, et plus mort que vit, quand il commença à revenir à soy, s'avisa de luy user de douces paroles, et de luy promettre non seulement pardon des deux meurdres jà commis, mais aussi de le mettre en liberté : à fin que pour le moins il luy sauvast son troisième fils. A quoy respondit l'esclave : — « Tu as beau me faire des promesses : je ne feray » rien pour tout cela, sinon que tu te coupes le nez. » Ce povre homme, pour sauver ce troisième fils, ac- cepta ceste condition, et se coupa le nez. Mais il ne l'eut pas plustost coupé, que l'esclave luy jette encore du haut en bas ce troisième fils ensemble avec la mère. Et quand il eut faict tout cela, voyant son maistre se tourmenter d'une façon estrange, et l'oyant jetter des cris horribles : — « Tu as beau faire, » dit-il, « si est-ce » que je te garderay bien de te venger de moy. » Et après ces mots se précipita aussi du plus haut du toict.

Or combien que la cruauté soit très-grande en telles vengeances, si est-ce qu'ell'est comme redoublée par ceux qui en la vengeance qu'ils font de leurs ennemis, enveloppent aussi ceux qui n'en peuvent mais : comme il y a environ seize ans qu'en une ville d'Italie (à Boulongne, si j'ay bonne mémoire), se trouva un homme si furieusement désireux de vengeance, que ne trouvant autre moyen, il mit en la cave de la maison de son ennemi force poudre à canon, et puis le feu : et ainsi fit renverser la maison : où avec son ennemi furent tuées plusieurs autres personnes. Aussi sont aucuns doublement cruels qui, au lieu de se venger de ceux qui leur ont faict ou dict outrage, ou l'ont faict faire ou dire (soit qu'ils soyent morts, ou soit qu'on ne s'ose attacher à eux), exercent la vengeance sur ceux qui n'en peuvent mais, pour ce seulement qu'ils


CHAPITRE XIX 413

sont parens, ou amis, ou du pays de ceux qui sont au- teurs du mal. Dequoy nostre siècle nous peut fournir maints exemples, non seulement en fait de guerre, mais aussi pour inimitiez particulières. Comme le mesme Pontanus, sur le propos de ce seigneur Italien qui, après avoir tué celuy qu'il souspeçonnoit estre adultère de sa femme, fut si estroitement assiégé par le frère d'iceluy, qu'il se précipita de la plus haute tour de son chasteau (ayant premièrement tué sa femme et ses enfans), récite (i) que cestuy-ci qui le tenoit assiégé, nommé Corradus Trincius, voyant qu'il luy estoit eschappé, et qu'il avoit perdu l'occasion de se venger sur luy, tous ceux qu'il put rencontrer après de sa parenté, voire qui seulement avoyent eu quelque accointance avec luy, il les faisoit mourir cruellement : mesme les faisoit hacher en menues pièces, pour estre dispersées par les champs, es chemins plus passans : et autant en faisoit-il de leurs entrailles. Voici ses pa- roles : Corradus Trincius, qui Fulgineœ in Umbria imperitavit, cœso Nicolao ejus fratre a prœfecto arcis Niicerinœ, ob adulterii suspicionem, prcefectum ipsum ita expugnare aggressus est, ut ille, amissa tandem omni spe evadendi, interfeetis prius uxore et liberis, sese e summa turri dejecerit, ne vivus in Corradi po- testatem perveniret. Itaque Corradus, deceptus oppor- tunitate in vivum illum sceviendi, quotquot familiares, cognatos, amicos, notos, qiiique cum illo consuetudinem exercuissent aliquam, captos cruciatosque ad excar- nificationem, ad ultimum comminui in frusta exen- terarique imperavit, ac per sentes maximeque fre- quentium viarum sepes ac margines eorum viscera intestinaque suspendi ac passim dispergi : ut neque aut vindictam appellare hanc possis aiit punitionem.

(i) De immanitate, cap. XIV.


414 APOLOGIE POUR HERODOTE

Mais il y en a qui font encore pis : car, ne se con- tentans de se venger des personnes desquelles ils prétendent avoir receu injure, ils deschargent leur cholère sur ceux aussi qui sont parens ou autrement amis d'icelles.

Encores y a-il un' autre sorte de cruauté, à-sçavoir celle qui s'exerce plus de gayeté de cueur, et par un plaisir qu'on y prend , que par vengeance. A quoy les princes et grans seigneurs s'addonnent plustost que les hommes de basse ou de médiocre condition. Dont est venu le proverbe qui se dit de ceux qui prennent plaisir à pousser l'un, frapper l'autre, ou autrement faire mal : Ce sont jeux de princes, ils plaisent à ceux qui les font (i). Ce qui me fait souvenir d'un acte que je vi un jour faire à un jeune seigneur : c'est que luy ayant esté faict présent de deux grandes dogues d'Angle- terre (2), il luy prit fantasie de faire l'essay sur les jambes d'un povre garson si elles estoyent des mieux mor- dantes. Et les ayant faict lascher sur luy, il en vit bien- tost l'expérience, laquelle estoit pitoyable à tous fors qu'à luy. Je vous laisse penser, lecteur, qu'eussent dict d'un tel acte ces juges Athéniens qui firent mourir un jeune homme pource qu'il prenoit plaisir à crever les yeux à des oiseaux : se contentans de ce tesmoignage de sa future cruauté. Mais à propos de ceux qui usent de cruauté envers ceux desquels ils n'ont jamais receu aucun desplaisir, ni ne sont parens ni amis ne du pays de ceux qui leur en ont faict, le mesme Pontanus


(i) Cf., ch. XVIII, p. 370. Ce proverbe faisait partie du cahier du Dictionnaire que Mézeray lut à la reine Christine lors de la visite de celle-ci à l'Académie française en i658. La reine se mit à rire, sui- vant Patru, Œuvres diverses, t. II, p. 322.

(2) Dogue est féminin dans Roger de Collerye, masculin dans J. Du Bellay. Les bibliographes citent un livre : Caius, De canibus britannicis, Londini, per Seresium typographum, iSyo, in-8".


CHAPITRE XIX 41 5

escrit (i) d'un capitaine Italien, qu'il nomme Nicolaus Fortibrachius, que par tout où il alloit, il menoit un muet avec soy, chargé de licouls : et selon qu'il luy prenoit fantasie de faire pendre quelcun de ceux qu'il rencontroit, pour en avoir du passetemps, il se retour- noit vers son muet, et luy faisoit un certain signe. Après lequel ce muet ne failloit point de venir mettre un de ses colliers au col de cestuy-là, et puis l'alloit attacher à quelque arbre, et estrangler. A quoy ce capi- taine prenoit si grand plaisir que quand une journée luy estoit eschappée sans avoir faict faire telle exécu- tion, il la regrettoit comme estant autant de temps perdu. Il fait aussi mention d'un autre qu'il nomme Riccius Monteclarius, qui mesloit de la plaisanterie parmi sa cruauté : car quand il avoit délibéré de tuer quelcun, il luy faisoit de grandes caresses, le priant aussi de venir banqueter chez luy : puis luy demandoit combien de verres de vin il voudroit boire avec luy, et combien manger de bouchées de telle ou telle pâtis- serie ; et en lui faisant ces interrogations frivoles et ridicules, il luy donnoit sur le champ autant de coups, tant qu'il demouroit mort en la place.

Outre plus se monstre la cruauté es punitions exces- sives, comme ledict Pontanus raconte d'un lieute- nant du roy de Naples, qui ne se contentant des peines qui estoyent ordonnées par les loix, faisoit scier des hommes vifs au travers du dos. Item se monstre en ceux qui prenent plaisir à inventer des tourmens nouveaux, soit pour les pratiquer, soit pour les apprendre aux autres qui les pourront mettre en usage, à propos dequoy il me souvient d'un qui a faict imprimer depuis environ vint-cinq ans un livre où sont les figures de toutes les sortes de géhenne dont il s'est peu aviser.

(i) De immanitale, cap. XXIII.


41 6 APOLOGIE POUR HÉRODOTE

Mais il ne faut pas oublier ici que pareillement le juge- ment de Dieu contre les inventeurs de cruautez se voit en nostre siècle tel qu'es précédens. Car comme nous lisons de Perillus, qu'ayant faict un présent à Phalaris, cruel tyran, d'un taureau de cuyvre, servant comme de fournaise pour brûler les hommes, fut par luy con- traint d'en faire le premier, ou (pour mieux dire) sentir l'essay (i) : item comme nous lisons qu'il en prit de mesme à un Arnutius Paterculus de son cheval de cuyvre: pareillement nous raconte Philippe de Commines (2) que l'évesque de Verdun, qui donna le premier au roy Louys onzième l'invention des cages de fer, fut aussi celuyqui y fut logé le premier par luy-mesme, voire logé par quatorze ans. On trouve aussi plusieurs qui ont porté les premiers la peine des cruels conseils qu'ils donnoyent contre les autres. Mais c'est assez parlé des meschancetez des hommes laiz : il faut venir à celles de ceux qui se font appeler gens d'église.


(i) Voy. sur le taureau de Phalaris : Ebert, Sty-eXitov. L'artiste qui fit ce taureau est nommé par les Grecs IleptXaoç, par les Romains Perillus. Pline le cite, XXXIV, 8, 89, en ajoutant que ses œuvres étaient recherchées en suite du renom que lui avait donné le taureau. Selon Lucien, il était d'Agrigente, selon les lettres attribuées à Pha- laris, d'Athènes. La tradition est développée par Lucien, dont on peut rapprocher Callimaque, Fr. 119. Agathocle imagina un genre de supplice semblable (Diod. XX, 71), en faisant fabriquer un lit garni d'une claie; à Ségeste, iEmilius Censorinus remplaça le taureau par un cheval.

(2) Liv. VI, ch. 12.




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CHAPITRE XX


Autres EXEMPLES de la meschanceté de nostre siècle, particulièrement en ceux qui se font appeler gens d'Église.


iOus avons ouy que dit ce povre Menot contre le clergé de son temps (i), et nous sçavons aussi comment desjà Sainct Ber- nard avoit crié alencontre, assez long- temps auparavant : voyons donc si en la fin ils se sont point amendez, faisans leur prouffit de telles remonstrances. Comment prouffit? Ains au con- traire ils se sont en la fin endurcis : et ont faict comme les femmes lesquelles avant que leur povre train soit descouvert, sont bien aises de faire encores un peu de bonne mine, et mesmes ont encores quelque petit demou- rant de vergongne : mais quand elles voyent que leur


(i) Voy. chap. VII, p. £i5, etc. Du temps même d'Estienne, les prêcheurs continuaient leurs remontrances : « Certo non potest dici, » écrit Hoffmeister, de Colmar, « quant négligentes episcopi nostri aliquot suo apud nos fungantur officio, hocque ipsum sua ipsorum negligentia porro exosum reddant. Suffraganeis destituunlur, ordines raro conferuntur, ccnfirmationis sacramentum pêne apud nos ignotum et obliteratum est, nec audemus nos hoc auditoribus commendare, quum non sit qui petenti conférât. » Voy. la corres- pondance de Hoflmeister publiée par M. Von Druffel, Munich, 1878, in-40.

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41 8 APOLOGIE POUR HERODOTE

desbordement est venu en lumière, et (comme on dit) que les petis enfans en vont à la moustarde, alors font à porte ouverte ce qu'elles faisoyent auparavant en ca- chette; et pardespit de ceux qui en parlent, se desbor- dent trois fois d'avantage. Ainsi (di-je) ont faict mes- sieurs les gens d'église (au moins la plus grand part d'eux) quand ils ont veu qu'il n'y avoit plus d'ordre de couvrir leurs simonies, et plusieurs vilaines traffi- ques, leurs paillardises, et toutes sortes de dissolu- tions, desquelles je parleray maintenant. Car quant aux abus et doctrines falsifiées dont ils ont rempli le monde, j'en traiteray à part ci-après, vers la fin de ce livre.

Or ne m'arresteray-je point à parler de leurs chiens, ni oiseaux (comme s'arreste Menot), ni de leurs garses, ni de leurs crosses, ni de leurs mitres, combien ils en doivent avoir (je di à parler selon le dit Menot, qui appelle deux éveschez, deux mitres, et deux abbayes, deux crosses), ni aussi de leur élection, à-sçavoir si le sainct esprit préside à icelle, ou bien le mesme esprit qui présida à l'élection du pape Sylvestre (suy vant tou- tesfois ceux qui n'escrivent pas que le diable mesmes fut esleu pape, et fut appelé Sylvestre second : mais bien que Sylvestre second obtint le papat à l'aide du diable, auquel il s'estoit donné tripes et boyaux long temps auparavant) (i) : ains en un mot diray ce que chacun peut voir quant à ces points, et à plusieurs autres, c'est que depuis le temps de ce prescheur, ils


(i) Hugues de Flavigny, Baronius, Platina, Polonus, Benno, repré- sentent Silvestie comme un magicien. Un poète et un érudit se sont donné la peine de le justifier. Le poëte fait parler Silvestre dans une épigramme qui est citée par Bzovius, Silvester II, Romœ, 1629, in-40 l'érudit c'est Gabriel Naudé, auteur de VApologie pour tous les grands personnages soupçonnés de magie, La Haye, i653, ch. XIX. Gf. notre ouvrage : Faust dans l'histoire et dans la légende, Paris, Didier, i863.


CHAPITRE XX 419

ont tellement pris possession des droits desquels ils ne jouissoyent alors paisiblement, que si luy-mesme reve- voit, il verroit bien que ce seroit peine perdue d'en dis- puter. Car pensez qu'aujourd'huy un prélat aura bien la teste enflée de sçavoir si les bénéfices qu'il ha, sont compatibles ou incompatibles, combien de bénéfices et combien de garces il doit tenir, combien de chiens et d'oiseaux il doit nourrir. Qu'il ait (s'il peut) trois char- tées de bénéfices, qu'il ait cinq ou six harats de putains, qu'il ait autant de chiens que le cardinal duquel fait mention le gentil prescheur Barelete, à-sçavoir appro- chans du nombre de mille : qu'il ait autant d'oiseaux luy tout seul que tous les princes de la Chrestienté ensemble : pourveu seulement qu'il se garde de faire ou dire chose pour laquelle le Pape son créateur ait occasion de donner un dévolu contre luy, il est au demeurant dispensé de bien faire : et entr'autres choses il est autorizé d'employer tous ses cinq sens de nature à paillardise, en despit de la vérole et de la pelade ( encore que l'excommunication n'ait nul pouvoir sur ces dames), et d'entretenir à cest efFect une douzaine de macquereaux, si besoin est : mesmes quand il est desgousté, d'aller cercher ses appétis jusques au beau milieu des monastères de femmes qu'on appelle réfor- mez, dedans lesquels il n'est licite aux séculiers de mettre le pied. Mais si d'avanture se faschans de chan- ger si souvent, ou par quelque remors de conscience, ils se veulent arrester à une, et parlent de se marier à elle, alors est le grand danger du dévolu, et mesme d'estre puni rigoreusement : de quoy se sont veus des exem- ples de nostre temps en deux évesques (lesquels je pense estre encore vivans) qui n'ont eu meilleures armes pour se défendre, que d'alléguer que celle qu'on prétendoit estre leur femme estoit leur putain. Or si ceste défense sera valable devant Dieu, je m'en rapporte à eux : mais


420 APOLOGIE POUR HERODOTE

pour le moins ell'est bien conforme à ce que j'ay ouy proférer au feu astiacre (i) Du Hardas, estant à Padoue, avec le Cardinal de Tournon : « Qu'à tous les diables » soyent donnés ces vilains qui se marient, veu qu'on » leur permet de paillarder tout leur soûl! » Ce qu'il disoit généralement de toute sorte de gens d'église : mais c'estoit sur le propos d'un Évesque qui s'estoit marié secrettement, ainsi que le bruit [couroit. Voilà la sen- tence de ce bon astiacre, ou archidiacre. Au demeu- rant, ce que j'ay tantost appelé le Pape leur créateur, je veux bien que chacun sçache qu'ainsi parlant j'ay usé de leur terme : sinon qu'ils disent plustot cela des Cardinaux que des Évesques : à-sçavoir qu'un tel Car- dinal est la créature d'un tel Pape : comme sçavent ceux qui se sont trouvés es lieux csquels on devise de telles choses. Et de faict, au concile ayant esté mise en avant une question, An sint episcopi immédiate à Christo, an médiate a pontifice, un Évesque auquel on avoit un peu trop eschauffé la teste, se prit à crier : Par- cat mihi dominus Christus, non sicm ab ipso. Lequel conte je tiens d'un autre Évesque, qui disoit l'avoir ouy : mais il ne me souvient bonnement s'il disoit au dernier concile, ou au pénultième. Tant y a que ce fut en un concile, auquel aussi (comme luy-mesme racontoit] un certain docteur se voyant assailli et batu de quelques textes de la sainte escriture, allégua pour ses défenses, Ego non sum theologus, ego sum canonista. Mais on ne se doit pas tant esmerveiller des grosses


(i) Archidiacre, comme Estienne l'explique lui-même plus bas. La forme corrompue astiacre est une contraction d'accediakre, qu'on trouve dans Lit. ann. 1268, t. I Probat. Hist. Brit., col. io3 (Ducange), et qui a pu éclore sous l'intiuence des Provençaux qui vinrent chercher fortune en Angleterre à la suite d'Éléonoré, femme de Henri IIL


CHAPITRE XX 421

créatures du Pape (lesquelles pour le jourdhuy ont tel pouvoir et crédit que mesmement elles ne tiennent plus conte de demander dispense à leur créateur de vivre en tous desbordemens et dissolutions, aussi bien queluy) comme des menues créatures, lesquelles estans aucunement sous la discipline et comme sous la verge, doivent par raison plus craindre de chopper, de peur d'estre trop rudement relevées. Que si je monstre que nonobstant ceci qui les devoit retenir, ils courent à bride avalée après leurs voluptez, voire se laschent la bride à toute meschanceté, je laisseray puis faire la conclusion que ce doit estre des autres. Or j'appelle menues créatures les simples prestres, les 'moines tant noirs que blancs, tant mendians que redituaires (s'il est licite d'escorcher ainsi ce beau mot Latin reditiiarii) (i) et bref, tous ceux qui sont comme goujats aupris des autres.

Toutesfois avant que deschiffrer par le menu leurs dissolutions, et en donner des exemples à part, je ne tairay point une chose laquelle pour le jourdhuy est notoire à petits et à grands, et toutesfois sera para- venture incroyable à la postérité : c'est qu'il n'y a pas long temps que les plus grands argumens qu'on avoit qu'un homme ne tenoit point la religion Romaine, et par conséquent méritoit d'estre brûlé tout vif, estoyent ceux-ci : Qu'il ne paillardoit point, n'yvrongnoit point, ne juroit point, et qu'il alléguoit la saincte escriture. Tellement qu'un certain religieux ayant esté accusé pardevant son Évesque d'estre Luthérien, fut absouls par luy comme innocent, d'autant qu'il ne failloit à aucun des points susdicts. Dont fut faict un épigramme, lequel pour sa bonne grâce mérite (ce me semble) d'estre mis ici : veu mesmement qu'il

(i) Cui vectigal debetur, gall. rentier. Ducange.


422 APOLOGIE POUR HERODOTE

n'a jamais esté mis en lumière, au moins que je sçache{i) :

Esse Liitheranum riimor te, Gaurice, clamât :

Sed tuits antistes te tamen esse ncgat. Tarn scortaris fait) qiiam si vel episcopus esses,

Et potas dubiam pervigil nsque diem : Nec memor es Christi, nisi qiiiim jiirare libebit.

Nec scis scripturce vel brève iota sacrce. Nempe per hœc suevit minquam fallcntia signa

nie vigil sanas noscere pastor oves.

C'est à dire, (si je traduis bien) :

D'estre Luthérien le bruit commun t'accuse : Mais tu as ton prélat qui le nie, et t'excuse. Tu paillardes (dit-il) aussi bien qu'un prélat : Et sçais boire d'autant, jusqu'à tomber tout plat. De Dieu tu n'as jamais, qu'en jurant, souvenance : Et de la Bible n'as aucune congnoissance. Par ces signes certains ce pasteur cordial Congnoist si son troupeau se porte bien ou mal.

Mais oyons la description des vertueuses qualitez des vrais moines, faicte par un autre prélat.

Pour nombrer les vertus d'un moine, Il faut qu'il soit ord et gourmand, Paresseux, paillard, mal-idoine. Fol, lourd, yvrongne, et peu sçavant : Qu'il se crève à table en beuvant Et en mangeant comme un pourceau.


(i) Cette épigrammc est de Buchanan dans son Fratres fraterrimi, avec cette différence que dans Buchanan on lit Posthume au lieu de Gaurice, et qu'Estienne a omis le dernier distique. « Il existe, » dit Brunet, « deux éditions des Poemata sous la même date (1628), l'une en 56i pages, l'autre en 5ii ; mais le choix entre elles paraît indiffé- rent. » Notre édition, qui est qualifiée sur le titre de Postrema, compte, outre les 5ii pages, 14 autres non chiffrées; de plus l'im- primeur, dans un avis final, parle d'une editio Edinburgensis quœ omnium quas vidi novissima.


CHAPITRE XX 423

Pourveu qu'il sçache un peu de chant, C'est assez, il est bon et beau.


Avec lequel tesmoignage s'accordent bien les proverbes communs, qui disent, Gras comme un moine, et Pail- lard comme un moine, etc. Or ces vers m'ont faict sou- venir de quelques autres qui me pourront relever de grand'peine, qu'il me faudroit prendre à recueillir le train que mènent ordinairement les bons frères frap- pars (i), encore qu'ils n'ayent pas tels moyens que les prélats. Toutefois je ne m'en daignerois servir s'ils n'estoyent de si bonne grâce et d'une vène aussi dou- cement coulante qu'on sçauroit de'sirer :

Mes frères, je vous pri' de suyvre

Quelqu'honneste façon de vivre

En simplesse et sobriété,

Et laisser vostre ébriété,

Eguillon de toute malice.

— Monsieur, nous faisons le service (2).

Voire, mais vivans sobrement, Vous serviriez Dieu purement : Et puis chacun auroit envie De suyvre vostre bonne vie.


(1) Frappart, solide, vigoureux, bon vivant; voy. Cotgrave. Dans Eust. Deschamps, il signifie aussi bourreau, et en Lorraine, celui qui se déguise en moine le jour de la S. Nicolas et porte une verge en main. Le Duchat a fait sur ce passage une note que M. d'Héricault (Œuvres de Coqiiillart, II, 282) juge ainsi : « Dans une de ces hargneuses et grotesques notes qu'il établissait si péniblement pour la plus grande gloire de la Religion, le savant huguenot déclare qae frappart signifie frippé, déchiré, et cela parce que les moines sont tellement occupés à leurs débauches qu'ils n'ont pas le temps de rapiécer leurs robes. Cette bouffonnerie solennelle est la partie la plus sérieuse et la seule claire d'une note où Le Duchat est tellement occupé des moines, qu'il en vient jusqu'à imiter la notable érudition de maître Janotus de Bragmardo. »

(2) Le service du chœur.


424 APOLOGIE POUR HERODOTE

Mieux vaut suyvre vertu que vice.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais c'est chose à Dieu détestable, D'estre assis trois heures à table A yvrongner et gourmander. Voulez-vous point vous amender, De peur que Dieu ne vous punisse?

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais ayant beu vingt fois d'autant Nul de vous n'est jamais content, Sentant vuider son gobelet. Car il demande à son valet Qu'incontinent il le remplisse.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais vos devis et vos propos Sont tous de putains et de pots. Aussi pleins de lasciveté Que vous estes d'oisiveté : Et tousjours songez à malice.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais pensez-vous servir à Dieu, Blasphémans son nom en tout lieu. Et ne pensans pour pénitence. Fors qu'à croistre vostre pitance. Ou crocheter un bénéfice?

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais pensez-vous que soit assez De prier pour les trespassez Qui ont faict du bien au convent. Si vous ne priez Dieu souvent Que sa grâce vous soit propice?

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais quel service appelez-vous D'ainsi murmurer contre nous. Tout confondre en piteux désordre, Et despiter Dieu, nous et l'ordre.


CHAPITRE XX 425

Si vostre pitance appetisse?

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais de quoy servent tous vos chants, Quand vous estes trompeurs meschans. Qui n'avez vertu ne science Qu'à regratter la conscience De quelque femmelette nice (r)?

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais que sert d'aller au moustier, Et psalmodier le psautier. Et rechanter en cent façons Versets, antiennes, leçons, Ayans le cueur à la saucisse ?

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais quoy ? vostre dévotion N'est rien que simulation. Et vostre chant mélodieux N'est à Dieu sinon odieux. Aimant pur cueur qui le bénisse.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais c'est peu de servir de bouche.

Si le service au cueur ne touche.

Avoir l'esprit à la cuisine

En chantant au temple mâtine.

Ne sert qu'aux poulmons d'exercice.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais pour le service divin Vous faites service de vin (2), En fredonnant vos doux accords. Mais que nourrissiez vostre corps, Peu vous chaut que l'ame périsse.

— Monsieur, nous faisons le service.

(i) Novice, de nescjMS.

(21 Jeu de mots populaire au xvi» siècle. « Troubler ainsi le service divin! — Mais, dist le moine, le service du vin faisons tant qu'il ne soit troublé. » Rabelais, I, 27.

54


426 APOLOGIF. POUR HERODOTE

Mais vous estes si desreiglez, Et en vos maux tant aveuglez, Qu'il n'y a homme si sçavant Par ses raisons vous poursuyvant, Qui de rien amender vous puisse.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais vous ne donnez jamais rien : Et ne vous chaut quand ne combien, Ne qui, ne quoy, n'en qu'elle sorte On vous donne et on vous apporte. Mais que le convent enrichisse.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais vous n'avez ni soin ni cure De lire la saincte escriture, De l'estudier ni entendre, De la retenir, et l'apprendre Au sot et ignorant novice.

— Monsieur, nous faisons le service.

Pour responce au souprieur faire. Le convent dit qu'il n'y a frère Qui n'accomplisse et ne consente A l'exhortation présente, Et de bon cueur n'y obéisse.

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais quand je di : Frère Simon, Pourquoy n'allez-vous au sermon? Frère Gringoire et frère Gille, Que ne preschez-vous l'Évangile? Chacun dit : — Je fay mon office, Pater, en disant le service.

Or ne sçauroit-on tant prescher. Tant exhorter, tant reprocher Leur mauvais train, pour les confondre, Que ne les oyez tous respondre, Quelque chose que dire puisse : '

— Monsieur, nous faisons le service.

Mais si j'ay faict cest honneur aux laiz et séculiers de


CHAPITRE XX 427

rédiger par escrit leur vie et gouvernement par le menu et de point en point, je crain d'estre réputé du nombre de ceux qui ne sont guère bien affectionnez à celle qui s'appelle nostre mère saincte église, si je ne fay pour le moins autant d'honneur à ses enfans.


FIN


DU lOME PREMIER


TABLE DES MATIÈRES

. DU

TOéME T1iE<£MIEQi

Introduction v

Henri Estiene au Lecteur 3

Henri Estiene a un sien Ami 35

PREMIÈRE PARTIE


Préface ,


4'


Chapitre premier. — Description de l'estat du pre- mier siècle, nommé siècle de Saturne et siècle d'or, par les poètes (desquels aussi elle est tirée). Com- ment les poètes ont déguisé tant ceste description, qu'autres histoires prises de la Bible 44

Chapitre II. — Autre description de l'estat du pre- mier siècle (appelé par les poètes siècle de Saturne, et siècle d'or) tel qu'il nous est représenté en la Bible, après la transgression du premier homme. Item, en quel sens notre siècle peut avoir ces deux titres du premier siècle 5i


43o TABLE DES MATIERES

Pages

Chapitre III. — Comment il nous appert qu'aucuns ont beaucoup et par trop déféré à l'antiquité, les autres au contraire l'ont eue en trop grand mespris. 53

Chapitre IV. — Comment et pourquoy aucuns poètes ont fort regretté le premier siècle 68

Chapitre V. — Que tout ce que les poètes ont dict de la perversité de leur siècle, se pouvoit desjà dire du siècle prochain au nostrc 74

Chapitre VI. — Comment le siècle prochain au nostre a esté repris par les susdicts prescheurs de vices quasi de toutes sortes 7g

Chapitre VII. — Des vices repris es gens d'église par les susdicts prescheurs m

Chapitre VIII. — Comment les susdicts prescheurs ont remonstré quelques abus en la doctrine aussi, principalement concernans l'avarice des ecclésiasti- ques 120

Chapitre IX. — Comment, d'autant que la meschan- ceté du siècle dernier passé est plus grande que des siècles précédens, d'autant. la meschanceté de nostre siècle outrepasse celle dudict dernier : combien que les vices soyent mieux remonstrez et repris, et que Dieu envoyé plus grands chastiemens que jamais. 126

Chapitre X. — Qu'il est vraysemblable qu'outre les vices repris par les prescheurs du siècle prochain au nostre, il y en avoit d'autres i38

Chapitre XI. — Que le desbordement incroyable de nostre siècle nous rend vraysemblable et croyable tout ce que nous avons dit de la meschanceté du siècle prochain 14g

Chapitre XII. — De combien la paillardise est plus grande aujourd'huy qu'elle n'a esté 160


DU TOME PRF.MIHR 43 1

Pages

Chapitre XIII. — Du péché de sodomie et du péché contre nature en nostre temps 174

Chapitre XIV. — Des blasphèmes de nostre temps, et des maudissons 17g

Chapitre XV. — Des larrecins de nostre temps .... 207

Chapitre XVI. — Des larrecins des marchands, et autres gens de divers estais 291

Chapitre XVII. — Des larrecins et de l'injustice des gens de justice de nostre temps 828

Chapitre XVIII. — Des homicides de nostre temps. . 353

Chapitre XIX. — De la cruauté de nostre siècle. . . . 404

Chapitre XX. — Autres exemples de la meschanceté de nostre siècle, particulièrement en ceux qui se font appeler gens d'église 417



Paris. — Typographie Motteroz, 3i, rue du Dragon.



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BiNDINCLiîEeT. JUL 7


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UNIVERSITY OF TORONTO LIBR.


PQ 1621 £8â6 t.l


Estienne, Henri

Apologie pour Héro

References

  • Introduction au Traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou Traité préparatif à l'apologie pour Hérodote, Genève, novembre 1566, 8° de 572 pages.





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