Travels in Spain  

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"In the great sacristy, near the smaller one, there is a Christ on the Cross by Domenico Theotokopouli, called el Greco an extravagant and erratic painter, whose work might be mistaken for sketches by Titian, did not a certain affectation of sharp, carelessly painted forms betray him very quickly. In order to give his paintings the appearance of being very boldly painted, he has daubed here and there, with incredible petulance and brutality, thin, sharp lights, which traverse the shadows like sword-cuts. All the same, el Greco is a great painter; the good works in his second manner resemble Romanticist paintings by Eugene Delacroix."--Travels in Spain (1843) by Theophile Gautier

{{Template}} Voyage en Espagne (1843) is a work by Theophile Gautier.

Contents

Full text

VOYAGE

EN ESPAGNE

PAR

THÉOPHILE GAUTIER

NOUVELLE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE


PARIS CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

1845



À

MON AMI ET COMPAGNON DE VOYAGE

EUGÈNE PIOT

CE LIVRE EST DÉDIÉ

THÉOPHILE GAUTIER



I.DE PARIS À BORDEAUX.

Il y a quelques semaines (avril 1840), j'avais laissé tomber négligemment cette phrase: «J'irais volontiers en Espagne!» Au bout de cinq ou six jours, mes amis avaient ôté le prudent conditionnel dont j'avais mitigé mon désir et répétaient à qui voulait l'entendre que j'allais faire un voyage en Espagne. À cette formule positive succéda l'interrogation: «Quand partez-vous?» Je répondis, sans savoir à quoi je m'engageais: «Dans huit jours.» Les huit jours passés, les gens manifestaient un étonnement de me voir encore à Paris. «Je vous croyais à Madrid, disait l'un.--Êtes-vous revenu?» demandait l'autre. Je compris alors que je devais à mes amis une absence de plusieurs mois, et qu'il fallait acquitter cette dette au plus vite, sous peine d'être harcelé sans répit par ces créanciers officieux; le foyer des théâtres, les divers asphaltes et bitumes élastiques des boulevards m'étaient interdits jusqu'à nouvel ordre: tout ce que je pus obtenir fut un délai de trois ou quatre jours, et le 5 mai je commençai à débarrasser ma patrie de ma présence importune, en grimpant dans la voiture de Bordeaux.

Je glisserai très légèrement sur les premières postes, qui n'offrent rien de curieux. À droite et à gauche s'étendent toutes sortes de cultures tigrées et zébrées qui ressemblent parfaitement à ces cartes de tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets. Ces perspectives font les délices des agronomes, des propriétaires et autres bourgeois, mais offrent une maigre pâture au voyageur enthousiaste et descriptif qui, la lorgnette en main, s'en va prendre le signalement de l'univers. Étant parti le soir, mes premiers souvenirs, à dater de Versailles, ne sont que de faibles ébauches estompées par la nuit. Je regrette d'avoir passé par Chartres sans avoir pu voir la cathédrale.

Entre Vendôme et Château-Regnault, qui se prononce Chtrno dans la langue des postillons, si bien imitée par Henri Monnier, quand il fait son admirable charge de la diligence, s'élèvent des collines boisées où les habitants creusent leurs maisons dans le roc vif et demeurent sous terre, à la façon des anciens Troglodytes: ils vendent la pierre qu'ils retirent de leurs excavations, de sorte que chaque maison en creux en produit une en relief comme un plâtre qu'on ôterait d'un moule, ou une tour qu'on sortirait d'un puits; la cheminée, long tuyau pratiqué au marteau dans l'épaisseur de la roche, aboutit à fleur de terre, de façon que la fumée part du sol même en spirales bleuâtres et sans cause visible comme d'une soufrière ou d'un terrain volcanique. Il est très facile au promeneur facétieux de jeter des pierres dans les omelettes de ces populations cryptiques, et les lapins distraits ou myopes doivent fréquemment tomber tout vifs dans la marmite. Ce genre de constructions dispense de descendre à la cave pour chercher du vin.

Château-Regnault est une petite ville à pentes tournantes et rapides, bordées de maisons mal assises et chancelantes, qui ont l'air de s'épauler les unes les autres pour se tenir debout; une grosse tour ronde posée sur quelques talus d'anciennes fortifications drapées çà et là de vertes nappes de lierre, relève un peu sa physionomie. De Château-Regnault à Tours il n'y a rien de remarquable: de la terre au milieu des arbres de chaque côté; de ces longues bandes jaunes qui s'allongent à perte de vue, et que l'on appelle rubans de queue en style de roulier: voilà tout; puis la route s'enfonce tout à coup entre deux glacis assez escarpés, et, au bout de quelques minutes, on découvre la ville de Tours, que ses pruneaux, Rabelais et M. de Balzac ont rendue célèbre.

Le pont de Tours est très-vanté et n'a rien de fort extraordinaire en lui-même; mais l'aspect de la ville est charmant. Quand j'y arrivai, le ciel, où traînaient nonchalamment quelques flocons de nuages, avait une teinte bleue d'une douceur extrême; une ligne blanche, pareille à la raie tracée sur un verre par l'angle d'un diamant, coupait la surface limpide de la Loire; ce feston était formé par une petite cascatelle provenant d'un de ces bancs de sable si fréquents dans le lit de cette rivière. Saint-Gatien profilait dans la limpidité de l'air sa silhouette brune et ses flèches gothiques ornées de boules et de renflements comme les clochers du Kremlin, ce qui donnait à la découpure de la ville une apparence moscovite tout à fait pittoresque; quelques tours et quelques clochers appartenant à des églises dont je ne sais pas les noms achevaient le tableau; des bateaux à voiles blanches glissaient avec un mouvement de cygne endormi sur le miroir azuré du fleuve. J'aurais bien voulu visiter la maison de Tristan l'Ermite, le formidable compère de Louis XI, qui est restée dans un état de conservation merveilleuse avec ses ornements terriblement significatifs, composés de lacs de cordes et autres instruments de tortures entremêlés, mais je n'en ai point eu le temps; il m'a fallu me contenter de suivre la Grande-Rue, qui doit faire l'orgueil des Tourangeaux, et qui a des prétentions à la rue de Rivoli.

Châtellerault, qui jouit d'une grande réputation sous le rapport de la coutellerie, n'a rien de particulier qu'un pont avec des tours anciennes à chaque bout, qui font un effet féodal et romantique le plus charmant du monde. Quant à sa manufacture d'armes, c'est une grande masse blanche avec une multitude de fenêtres. De Poitiers, je n'en puis rien dire, l'ayant traversé par une pluie battante et une nuit plus noire qu'un four, sinon que son pavé est parfaitement exécrable.

Quand le jour revint, la voiture parcourait un pays boisé d'arbres vert-pomme plantés dans une terre du rouge le plus vif; cela faisait un effet très-singulier: les maisons étaient couvertes de toits en tuiles creuses à l'italienne avec des cannelures; ces tuiles étaient aussi d'un rouge éclatant, couleur étrange pour des yeux accoutumés aux tons de bistre et de suie des toitures parisiennes. Par une bizarrerie dont le motif m'échappe, les constructeurs du pays commencent les maisons par les toits; les murs et les fondations viennent ensuite. L'on pose la charpente sur quatre forts madriers, et les couvreurs font leur besogne avant les maçons.

C'est vers cet endroit que commence cette longue orgie de pierres de taille qui ne s'arrête qu'à Bordeaux; la moindre masure sans porte ni fenêtre est en pierres de taille, les murs des jardins sont formés de gros blocs superposés à sec; le long de la route, à côté des portes, vous voyez d'énormes tas de pierres superbes avec lesquelles il serait facile de bâtir à peu de frais des Chenonceaux et des Alhambras; mais les habitants se contentent de les entasser carrément et de recouvrir le tout d'un couvercle de tuiles rouges ou jaunes dont les découpures contrariées forment un feston d'un effet assez gracieux.

Angoulême, ville bizarrement juchée sur un coteau fort roide au pied duquel la Charente fait babiller deux ou trois moulins, est bâtie dans ce système; elle a une espèce de faux air italien, augmenté encore par les massifs d'arbres qui couronnent ses escarpements et un grand pin évasé en parasol comme ceux des villas romaines. Une vieille tour, qui, si ma mémoire est fidèle, est surmontée d'un télégraphe (le télégraphe sauve beaucoup de vieilles tours), donne de la sévérité à l'aspect général et fait tenir à la ville une assez bonne place sur le bord de l'horizon. En gravissant la montée, je remarquai une maison barbouillée extérieurement de fresques grossières représentant quelque chose comme Neptune, Bacchus ou peut-être Napoléon. Le peintre ayant négligé de mettre le nom à côté, toutes suppositions sont permises et peuvent se défendre.

Jusque-là, j'avoue qu'une excursion à Romainville ou à Pantin eût été tout aussi pittoresque; rien de plus plat, de plus nul, de plus insipide que ces interminables lanières de terrain, pareilles à ces bandelettes au moyen desquelles les lithographes renferment les boulevards de Paris dans une même feuille de papier. Des haies d'aubépine et des ormes rachitiques, des ormes rachitiques et des haies d'aubépine, et plus loin, quelque file de peupliers, plumets verts piqués dans une terre plate, ou quelque saule au tronc difforme, à la perruque enfarinée, voilà pour le paysage; pour figure, quelque pionnier ou cantonnier, hâlé comme un More d'Afrique, qui vous regarde passer la main appuyée sur le manche de son marteau, ou bien quelque pauvre soldat qui regagne son corps, suant et chancelant sous le harnais. Mais au delà d'Angoulême, la physionomie du terrain change, et l'on commence à comprendre qu'on est à une certaine distance de la banlieue.

En sortant du département de la Charente, on rencontre la première lande: ce sont d'immenses nappes de terre grise, violette, bleuâtre, avec des ondulations plus ou moins prononcées. Une mousse courte et rare, des bruyères d'un ton roux et des genêts rabougris forment toute la végétation. C'est la tristesse de la Thébaïde égyptienne, et à chaque minute l'on s'attend à voir défiler des dromadaires et des chameaux; on ne dirait pas que l'homme ait jamais passé par là.

La lande traversée, on entre dans une région assez pittoresque. Sur le bord de la route sont groupées çà et là des maisons enfouies comme des nids dans des bouquets d'arbres, qui ressemblent à des tableaux d'Hobbema, avec leurs grands toits, leurs puits bordés de vigne folle, leurs grands bœufs aux yeux étonnés, et leurs poules qui picorent sur le fumier; toutes ces maisons, bien entendu, sont en pierres de taille, ainsi que les clôtures des jardins. De tous les côtés on voit des ébauches de constructions abandonnées par pur caprice, et recommencées à quelques pas de là; les indigènes sont à peu près comme les enfants à qui l'on a donné pour étrennes un jeu d'architecture avec lequel, au moyen d'un certain nombre de morceaux de bois taillés à angles droits, on peut bâtir toutes sortes d'édifices; ils ôtent leur toit, déplacent les pierres de leurs maisons, et avec les mêmes pierres en élèvent une tout à fait différente. Au bord du chemin s'épanouissent des jardins entourés de beaux arbres de la plus humide fraîcheur et diaprés de pois en fleur, de marguerites et de roses; et la vue plonge sur des prairies où les vaches ont de l'herbe jusqu'au poitrail. Un chemin de traverse tout parfumé d'aubépine et d'églantier, un groupe d'arbres sous lequel on aperçoit un chariot dételé, quelques paysannes avec leurs bonnets évasés comme un turban d'uléma et une étroite jupe rouge: mille détails inattendus réjouissent les yeux et varient la route. En passant un glacis de bitume sur la teinte écarlate des toits, l'on pourrait se croire en Normandie. Flers et Cabat trouveraient là des tableaux tout faits. C'est vers cette latitude que les bérets commencent à se montrer; ils sont tous bleus, et leur forme élégante est bien supérieure à celle des chapeaux.

C'est aussi de ce côté que l'on rencontre les premières voitures traînées par des bœufs; ces chariots ont un aspect assez homérique et primitif: les bœufs sont attelés par la tête à un joug commun garni d'un petit frontail en peau de mouton; ils ont un air doux, grave et résigné, tout à fait sculptural et digne des bas-reliefs éginétiques. La plupart portent un caparaçon de toile blanche qui les garantit des mouches et des taons; rien n'est plus singulier à voir que ces bœufs en chemise, qui lèvent lentement vers vous leurs mufles humides et lustrés et leurs grands yeux d'un bleu sombre que les Grecs, ces connaisseurs en beauté, trouvaient assez remarquables pour en faire l'épithète sacramentelle de Junon: Boopis Erè.

Une noce qui se faisait dans une auberge me fournit l'occasion de voir ensemble quelques naturels du pays; car, dans un espace de plus de cent lieues, je n'avais pas aperçu dix personnes. Ces naturels sont fort laids, les femmes surtout; il n'y a aucune différence entre les jeunes et les vieilles: une paysanne de vingt-cinq ans ou une de soixante sont également flétries et ridées. Les petites filles ont des bonnets aussi développés que ceux de leurs grand'mères, ce qui leur donne l'air de ces gamins turcs à tête énorme et à corps fluet des pochades de Decamps. Dans l'écurie de cette auberge je vis un monstrueux bouc noir, avec d'immenses cornes en spirale, des yeux jaunes et flamboyants, qui avait un air hyperdiabolique, et aurait fait au moyen âge un digne président de sabbat.

Le jour baissait quand on arriva à Cubzac. Autrefois l'on passait la Dordogne dans un bac; la largeur et la rapidité de ce fleuve rendaient la traversée dangereuse, maintenant le bac est remplacé par un pont suspendu de la plus grande hardiesse: l'on sait que je ne suis pas très-grand admirateur des inventions modernes, mais c'est réellement un ouvrage digne de l'Égypte et de Rome pour ses dimensions colossales et son aspect grandiose. Des jetées formées par une suite d'arches dont la hauteur s'élève progressivement vous conduisent jusqu'au tablier suspendu. Les vaisseaux peuvent passer dessous à toutes voiles comme entre les jambes du colosse de Rhodes. Des espèces de tours en fonte fenestrée, pour les rendre plus légères, servent de chevalets aux fils de fer qui se croisent avec une symétrie de résistance habilement calculée; ces câbles se dessinent dans le ciel avec une ténuité et une délicatesse de fil d'araignée, qui ajoutent encore au merveilleux de la construction. Deux obélisques de fonte sont posés à chaque bout comme au péristyle d'un monument thébain, et cet ornement n'est pas déplacé là, car le gigantesque génie architectural des Pharaons ne désavouerait pas le pont de Cubzac. Il faut treize minutes, montre en main, pour le traverser.

Une ou deux heures après, les lumières du pont de Bordeaux, autre merveille d'un aspect moins saisissant, scintillaient à une distance que mon appétit espérait beaucoup plus courte, car la rapidité du voyage s'obtient toujours aux dépens de l'estomac du voyageur. Après avoir épuisé les bâtons de chocolat, les biscuits et autres provisions de voiture, nous commencions à avoir des idées de cannibales. Mes compagnons me regardaient avec des yeux faméliques, et, si nous avions eu encore une poste à faire, nous aurions renouvelé les horreurs du radeau de la Méduse, nous aurions mangé nos bretelles, les semelles de nos bottes, nos chapeaux gibus et autres nourritures à l'usage des naufragés qui les digèrent parfaitement bien.

À la descente de voiture on est assailli par une foule de commissionnaires qui se distribuent vos effets et se mettent une vingtaine pour porter une paire de bottes: ceci n'a rien que d'ordinaire; mais ce qui est plus drôle, ce sont des espèces d'argousins apostés en vedette par les maîtres des hôtels pour happer le voyageur au passage. Toute cette canaille s'égosille à débiter en charabia des kyrielles d'éloges et d'injures: l'un vous prend par le bras, l'autre par la jambe, celui-là par la queue de votre habit, celui-ci par le bouton de votre paletot: «Monsieur, venez à l'hôtel de Nantes, on est très-bien!--Monsieur, n'y allez pas, c'est l'hôtel des punaises, voilà son vrai nom, se hâte de dire le représentant d'une auberge rivale.--Hôtel de Rouen! hôtel de France! crie la bande qui vous suit en vociférant.--Monsieur, ils ne nettoient jamais leurs casseroles; ils font la cuisine avec du saindoux; il pleut dans les chambres; vous serez écorché, volé, assassiné.» Chacun cherche à vous dégoûter des établissements rivaux, et ce cortège ne vous quitte que lorsque vous êtes entré définitivement dans un hôtel quelconque. Alors ils se querellent entre eux, se donnent des gourmades et s'appellent brigands et voleurs, et autres injures tout à fait vraisemblables, puis ils se mettent en toute hâte à la poursuite d'une autre proie.

Bordeaux a beaucoup de ressemblance avec Versailles pour le goût des bâtiments: on voit qu'on a été préoccupé de cette idée de dépasser Paris on grandeur; les rues sont plus larges, les maisons plus vastes, tas appartements plus hauts. Le théâtre a des dimensions énormes; c'est l'Odéon fondu dans la Bourse. Mais les habitants ont de la peine à remplir leur ville; ils font tout ce qu'ils peuvent pour paraître nombreux, mais toute leur turbulence méridionale ne suffit pas à meubler ces bâtisses disproportionnées; ces hautes fenêtres ont rarement des rideaux, et l'herbe croît mélancoliquement dans les immenses cours. Ce qui anime la ville, ce sont les grisettes et les femmes du peuple, elles sont réellement très-jolies: presque toutes ont le nez droit, les joues sans pommettes, de grands yeux noirs dans un ovale pâle d'un effet charmant. Leur coiffure est très-originale; elle se compose d'un madras de couleurs éclatantes, posé à la façon des créoles, très en arrière, et contenant les cheveux qui tombent assez bas sur la nuque; le reste de l'ajustement consiste en un grand châle droit qui va jusqu'aux talons, et une robe d'indienne à longs plis. Ces femmes ont la démarche alerte et vive, la taille souple et cambrée, naturellement fine. Elles portent sur leur tête les paniers, les paquets et les cruches d'eau qui, par parenthèse, sont d'une forme très-élégante. Avec leur amphore sur la tête, leur costume à plis droits, on les prendrait pour des filles grecques et des princesses Nausicaa allant à la fontaine.

La cathédrale, construite par les Anglais, est assez belle; le portail renferme des statues d'évêques de grandeur naturelle, d'une exécution beaucoup plus vraie et plus étudiée que les statues gothiques ordinaires, qui sont traitées en arabesque et complètement sacrifiées aux exigences de l'architecture. En visitant l'église, j'aperçus, posée contre le mur, la magnifique copie du Christ flagellé de Riesener, d'après Titien, elle attendait un cadre. De la cathédrale, nous nous rendîmes, mon compagnon et moi, à la tour Saint-Michel, où se trouve un caveau qui a la propriété de momifier les corps qu'on y dépose.

Le dernier étage de la tour est occupé par le gardien et sa famille qui font leur cuisine à l'entrée du caveau et vivent là dans la familiarité la plus intime avec leurs affreux voisins; l'homme prit une lanterne, et nous descendîmes par un escalier en spirale, aux marches usées, dans la salle funèbre. Les morts, au nombre de quarante environ, sont rangés debout autour du caveau et adossés contre la muraille; cette attitude perpendiculaire, qui contraste avec l'horizontalité habituelle des cadavres, leur donne une apparence de vie fantasmatique très effrayante, surtout à la lumière jaune et tremblante de la lanterne qui oscille dans la main du guide et déplace les ombres d'un instant à l'autre.

L'imagination des poëtes et des peintres n'a jamais produit de cauchemar plus horrible; les caprices les plus monstrueux de Goya, les délires de Louis Boulanger, les diableries de Callot et de Teniers ne sont rien à côté de cela, et tous les faiseurs de ballades fantastiques sont dépassés. Il n'est jamais sorti de la nuit allemande de plus abominables spectres; ils sont dignes de figurer au sabbat du Brocken avec les sorcières de Faust.

Ce sont des figures contournées, grimaçantes, des crânes à demi pelés, des flancs entr'ouverts, qui laissent voir, à travers le grillage des côtes, des poumons desséchés et flétris comme des éponges: ici la chair s'est réduite en poudre et l'os perce; là, n'étant plus soutenue par les fibres du tissu cellulaire, la peau parcheminée flotte autour du squelette comme un second suaire; aucune de ces têtes n'a le calme impassible que la mort imprime comme un cachet suprême à tous ceux qu'elle touche; les bouches bâillent affreusement comme si elles étaient contractées par l'incommensurable ennui de l'éternité, ou ricanent de ce rire sardonique du néant qui se moque de la vie; les mâchoires sont disloquées, les muscles du cou gonflés; les poings se crispent furieusement; les épines dorsales se cambrent avec des torsions désespérées. On dirait qu'ils sont irrités d'avoir été tirés de leurs tombes et troublés dans leur sommeil par la curiosité profane.

Le gardien nous montra un général tué en duel,--la blessure, large bouche aux lèvres bleues qui rit à son côté, se distingue parfaitement,--un portefaix qui expira subitement en levant un poids énorme, une négresse qui n'est pas beaucoup plus noire que les blanches placées près d'elle, une femme qui a encore toutes ses dents et la langue presque fraîche, puis une famille empoisonnée par des champignons, et, pour suprême horreur, un petit garçon qui, selon toute apparence, doit avoir été enterré vivant.

Cette figure est sublime de douleur et de désespoir; jamais l'expression de la souffrance humaine n'a été portée plus loin: les ongles s'enfoncent dans la paume des mains; les nerfs sont tendus comme des cordes de violon sur le chevalet; les genoux font des angles convulsifs; la tête se rejette violemment en arrière; le pauvre petit, par un effort inouï, s'est retourné dans son cercueil.

L'endroit où ces morts sont réunis est un caveau à voûte surbaissée; le sol, d'une élasticité suspecte, est composé d'un détritus humain de quinze pieds de profondeur. Au milieu s'élève une pyramide de débris plus ou moins bien conservés; ces momies exhalent une odeur fade et poussiéreuse, plus désagréable que les âcres parfums du bitume et du natrum égyptien; il y en a qui sont là depuis deux ou trois cents ans, d'autres depuis soixante ans seulement; la toile de leur chemise ou de leur suaire est encore assez bien conservée.

En sortant de là, nous allâmes voir le beffroi, composé de deux tours réunies à leur faîte par un balcon d'un goût original et pittoresque, puis l'église de Sainte-Croix, à côté de l'hospice des vieillards, bâtiment à pleins cintres, à colonnes torses, à rinceaux découpés en grecques tout à fait dans le style byzantin. Le portail est enrichi d'une multitude de groupes qui exécutent assez effrontément le précepte: Crescite et multiplicamini. Heureusement que les arabesques efflorescentes et touffues dissimulent ce que cette manière de rendre l'esprit du texte divin pourrait avoir de bizarre.

Le musée, situé dans le magnifique hôtel de la mairie, renferme une belle collection de plâtres et un grand nombre de tableaux remarquables, entre autres deux petits cadres de Béga qui sont deux perles inestimables: c'est la chaleur et la liberté d'Adrien Brauwer avec la finesse et le précieux de Teniers; il y a aussi des Ostade d'une grande délicatesse, des Tiepolo du goût le plus baroque et le plus fantastique, des Jordaens, des Van Dyck et un tableau gothique qui doit être du Ghirlandajo ou du Fiesole: le musée de Paris ne possède rien en fait d'art du moyen âge qui vaille cette peinture; seulement il est impossible d'accrocher des tableaux avec moins de goût et de discernement; les meilleures places sont occupées par d'énormes croûtes de l'école moderne du temps de Guérin et de Léthiers.

Le port est encombré de vaisseaux de toutes nations et de différents tonnages; dans la brume du crépuscule, on dirait une multitude de cathédrales à la dérive, car rien ne ressemble plus à une église qu'un vaisseau avec ses mâts élancés en flèches, et les découpures enchevêtrées de ses cordages. Pour finir la journée, nous entrâmes au Grand-Théâtre. Notre conscience nous force de dire qu'il était plein, et cependant on jouait la Dame Blanche qui est loin d'être une nouveauté; la salle est presque de la même dimension que celle de l'Opéra de Paris, mais beaucoup moins ornée. Les acteurs chantaient aussi faux qu'au véritable Opéra-Comique.

À Bordeaux, l'influence espagnole commence à se faire sentir. Presque toutes les enseignes sont en deux langues; les libraires ont au moins autant de livres espagnols que de livres français. Beaucoup de gens savent hablar dans l'idiome de don Quichotte et de Guzman d'Alfarache: cette influence augmente à mesure qu'on approche de la frontière; et, à dire vrai, la nuance espagnole, dans cette demi-teinte de démarcation, l'emporte sur la nuance française: le patois que parlent les gens du pays a beaucoup plus de rapport avec l'espagnol qu'avec la langue de la mère patrie.


II BAYONNE.--LA CONTREBANDE HUMAINE.

Au sortir de Bordeaux, les landes recommencent plus tristes, plus décharnées et plus mornes, s'il est possible; des bruyères, des genêts et des pinadas (forêts de pins); de loin en loin, quelque fauve berger accroupi gardant des troupeaux de moutons noirs, quelque cahute dans le goût des wigwams des Indiens: c'est un spectacle fort lugubre et fort peu récréatif. On n'aperçoit d'autre arbre que le pin avec son entaille d'où coule la résine. Cette large blessure dont la couleur saumon tranche avec les tons gris de l'écorce, donne un air on ne peut plus lamentable à ces arbres souffreteux et privés de la plus grande partie de leur sève. On dirait une forêt injustement égorgée qui lève les bras au ciel pour lui demander justice.

Nous passâmes à Dax au milieu de la nuit et traversâmes l'Adour par un temps affreux, une pluie battante et une bise à décorner les bœufs. Plus nous avancions vers les pays chauds, plus le froid devenait aigre et piquant; si nous n'avions pas eu nos manteaux, nous aurions eu le nez et les pieds gelés comme les soldats de la grande armée à la campagne de Russie.

Lorsque le jour parut, nous étions encore dans les landes; mais les pins étaient entremêlés de lièges, arbres que je m'étais toujours représentés sous la forme de bouchons, et qui sont en effet des arbres énormes qui tiennent à la fois du chêne et du caroubier pour la bizarrerie de l'attitude, la difformité et la rugosité des branches. Des espèces d'étangs d'eau saumâtre et de couleur plombée s'étendaient de chaque côté de la route; un air salin nous arrivait par bouffées; je ne sais quelle rumeur vague bourdonnait à l'horizon. Enfin une silhouette bleuâtre se découpa sur le fond pâle du ciel: c'était la chaîne des Pyrénées. Quelques instants après, une ligne d'azur, presque invisible, signature de l'Océan, nous annonça que nous étions arrivés. Bayonne ne tarda pas à nous apparaître sous la forme d'un tas de tuiles écrasées avec un clocher gauche et trapu; nous ne voulons pas dire de mal de Bayonne, attendu qu'une ville que l'on voit par la pluie est naturellement affreuse. Le port n'était pas très rempli; quelques rares bateaux pontés flânaient le long des quais déserts avec un air de nonchalance et de désœuvrement admirable; les arbres qui forment la promenade sont très beaux et modèrent un peu l'austérité de toutes les lignes droites produites par les fortifications et les parapets. Quant à l'église, elle est badigeonnée en jaune-serin et en ventre de biche; elle n'a de remarquable qu'une espèce de baldaquin en damas rouge, et quelques tableaux de Lépicié et autres peintres dans le goût de Vanloo.

Bayonne est une ville presque espagnole pour le langage et les mœurs: l'hôtel où nous logions s'appelait la Fonda San-Esteban. Sachant que nous allions faire un long voyage dans la Péninsule, on nous faisait toutes sortes de recommandations: «Achetez des ceintures rouges pour vous serrer le ventre; munissez-vous de tromblons, de peignes et de fioles d'eau insectomortifère; emportez du biscuit et des provisions; les Espagnols déjeunent d'une cuillerée de chocolat, dînent d'une gousse d'ail arrosée d'un verre d'eau, et soupent d'une cigarette de papier; vous devriez bien aussi vous munir d'un matelas et d'une marmite pour vous coucher et faire la soupe.» Les dialogues français-espagnols à l'usage des voyageurs n'avaient rien de très rassurant. Au chapitre du voyageur à l'auberge, on lit ces effrayantes paroles: «Je voudrais bien prendre quelque chose.--Prenez une chaise, répond l'hôtelier.--Fort bien; mais j'aimerais mieux prendre n'importe quoi de plus nourrissant.--Qu'avez-vous apporté? poursuit le maître de la posada.--Rien, répond tristement le voyageur.--Eh bien! alors, comment voulez-vous que je vous fasse à manger: le boucher est là-bas, le boulanger est plus loin; allez chercher du pain et de la viande, et, s'il y a du charbon, ma femme, qui s'entend un peu à la cuisine, vous accommodera vos provisions. Le voyageur, furieux, fait un vacarme effroyable, et l'hôtelier impassible lui porte sur sa carte: 6 réaux de tapage.

La voiture qui conduit à Madrid part de Bayonne. Le conducteur est un mayoral avec un chapeau pointu orné de velours et houppes de soie, avec une veste brune brodée d'agréments de couleur, des guêtres de peau et une ceinture rouge: voilà un petit commencement de couleur locale. À partir de Bayonne, le pays est extrêmement pittoresque; la chaîne des Pyrénées se dessine plus nettement, et des montagnes aux belles lignes onduleuses varient l'aspect de l'horizon; la mer fait de fréquentes apparitions sur la droite de la route; à chaque coude l'on aperçoit subitement entre deux montagnes ce bleu sombre, doux et profond, coupé çà et là de volutes d'écume plus blanche que la neige dont jamais aucun peintre n'a pu donner l'idée. Je fais ici amende honorable à la mer dont j'avais parlé irrévérencieusement, n'ayant vu que la mer d'Ostende qui n'est autre chose que l'Escaut canalisé, comme le soutenait si spirituellement mon cher ami Friz.

Le cadran de l'église d'Urrugne où nous passâmes, portait écrite en lettres noires cette funèbre inscription: Vulnerant omnes, ultima necut. Oui, tu as raison, cadran mélancolique, toutes les heures nous blessent avec la pointe acérée de tes aiguilles, et chaque tour de roue nous emporte vers l'inconnu.

Les maisons d'Urrugne et de Saint-Jean-de-Luz, qui n'en est pas très-éloigné, ont une physionomie sanguinaire et barbare, due à la bizarre coutume de peindre en rouge antique ou sang de bœuf les volets, les portes et les poutres qui retiennent les compartiments de maçonnerie. Après Saint-Jean-de-Luz, on trouve Behobie, qui est le dernier village français. On fait sur la frontière deux commerces auxquels les guerres ont donné lieu: d'abord celui des balles trouvées dans les champs, ensuite celui de la contrebande humaine. On passe un carliste comme un ballot de marchandises; il y a un tarif: tant pour un colonel, tant pour un officier; le marché fait, le contrebandier arrive, emporte son homme, le passe et le rend à destination comme une douzaine de foulards ou un cent de cigares. De l'autre côté de la Bidassoa l'on aperçoit Irun, le premier village espagnol; la moitié du pont appartient à la France et l'autre à l'Espagne. Tout près de ce pont se trouve la fameuse île des Faisans où fut célébré par procuration le mariage de Louis XIV. Il serait difficile aujourd'hui d'y célébrer quelque chose, car elle n'est pas plus grande qu'une sole frite de moyenne espèce.

Encore quelques tours de roue, je vais peut-être perdre une de mes illusions, et voir s'envoler l'Espagne de mes rêves, l'Espagne du romancero, des ballades de Victor Hugo, des nouvelles de Mérimée et des contes d'Alfred de Musset. En franchissant la ligne de démarcation, je me souviens de ce que le bon et spirituel Henri Heine me disait au concert de Liszt, avec son accent allemand plein d'humour et de malice: «Comment ferez-vous pour parler de l'Espagne quand vous y aurez été?»


III. LE ZAGAL ET LES ESCOPETEROS.--IRUN.--LES PETITS MENDIANTS.--ASTIGARRAGA.

La moitié du pont de la Bidassoa appartient à la France, l'autre moitié à l'Espagne; vous pouvez avoir un pied sur chaque royaume, ce qui est fort majestueux: ici le gendarme grave, honnête, sérieux, le gendarme épanoui d'avoir été réhabilité, dans les Français de Curmer, par Édouard Ourliac; là le soldat espagnol, habillé de vert, et savourant dans l'herbe verte les douceurs et les mollesses du repos avec une bienheureuse nonchalance. Au bout du pont vous entrez de plain-pied dans la vie espagnole et la couleur locale: Irun ne ressemble en aucune manière à un bourg français; les toits des maisons s'avancent en éventail; les tuiles, alternativement rondes et creuses, forment une espèce de crénelage d'un aspect bizarre et moresque. Les balcons très-saillants sont d'une serrurerie ancienne, ouvrée avec un soin qui étonne dans un village perdu comme Irun, et qui suppose une grande opulence évanouie. Les femmes passent leur vie sur ces balcons ombragés par une toile à bandes de couleurs, et qui sont comme autant de chambres aériennes appliquées au corps de l'édifice; les deux côtés restent libres et donnent passage à la brise fraîche et aux regards ardents; du reste, ne cherchez pas là les teintes fauves et culottées (pardon du terme), les nuances de bistre et de vieille pipe qu'un peintre pourrait espérer: tout est blanchi à la chaux selon l'usage arabe; mais le contraste de ce ton crayeux avec la couleur brune et foncée des poutres, des toits et du balcon, ne laisse pas que de produire un bon effet.

Les chevaux nous abandonnèrent à Irun. On attela à la voiture dix mules rasées jusqu'au milieu du corps, mi-partie cuir, mi-partie poil, comme ces costumes du moyen âge qui ont l'air de deux moitiés d'habits différents recousues par hasard; ces bêtes ainsi rasées ont une étrange mine et paraissent d'une maigreur effrayante; car cette dénudation permet d'étudier à fond leur anatomie, les os, les muscles et jusqu'aux moindres veines; avec leur queue pelée et leurs oreilles pointues, elles ont l'air d'énormes souris. Outre les dix mules, notre personnel s'augmenta d'un zagal et de deux escopeteros ornés de leur trabuco (tromblon). Le zagal est une espèce de coureur, de sous-mayoral qui enraye les roues dans les descentes périlleuses, qui surveille les harnais et les ressorts, qui presse les relais et joue autour de la voiture le rôle de la mouche du coche, mais avec bien plus d'efficacité. Le costume du zagal est charmant, d'une élégance et d'une légèreté extrêmes; il porte un chapeau pointu enjolivé de bandes de velours et de pompons de soie, une veste marron ou tabac, avec des dessous de manches et un collet fait de morceaux de diverses couleurs, bleu, blanc et rouge ordinairement, et une grande arabesque épanouie au milieu du dos, des culottes constellées de boutons de filigrane, et pour chaussure des alpargolas, sandales attachées par des cordelettes; ajoutez à cela une ceinture rouge et une cravate bariolée, et vous aurez une tournure tout à fait caractéristique. Les escopeteros sont des gardiens, des miqueletes destinés à escorter la voiture et à effrayer les rateros (on appelle ainsi les petits voleurs), qui ne résisteraient pas à la tentation de détrousser un voyageur isolé, mais que la vue édifiante du trabuco suffit à tenir en respect, et qui passent en vous saluant du sacramentel: Vaya usted con Dios; allez avec Dieu. L'habit des escopeteros est à peu près semblable à celui du zagal, mais moins coquet, moins enjolivé. Ils se placent sur l'impériale à l'arrière de la voiture, et dominent ainsi la campagne. Dans la description de notre caravane, nous avons oublié de mentionner un petit postillon monté sur un cheval, qui se tient en tête du convoi et donne l'impulsion à toute la file.

Avant de partir, il fallut encore faire viser nos passeports, déjà passablement chamarrés. Pendant cette importante opération, nous eûmes le temps de jeter un coup d'œil sur la population d'Irun qui n'a rien de particulier, sinon que les femmes portent leurs cheveux, remarquablement longs, réunis en une seule tresse qui leur pend jusqu'aux reins; les souliers y sont rares et les bas encore plus.

Un bruit étrange, inexplicable, enroué, effrayant et risible, me préoccupait l'oreille depuis quelque temps; on eût dit une multitude de geais plumés vifs, d'enfants fouettés, de chats en amour, de scies s'agaçant les dents sur une pierre dure, de chaudrons râclés, de gonds de prison roulant sur la rouille et forcés de lâcher leur prisonnier; je croyais tout au moins que c'était une princesse égorgée par un négromant farouche; ce n'était rien qu'un char à bœufs qui montait la rue d'Irun, et dont les roues miaulaient affreusement faute d'être suiffées, le conducteur aimant mieux sans doute mettre la graisse dans sa soupe. Ce char n'avait assurément rien que de fort primitif; les roues étaient pleines et tournaient avec l'essieu, comme dans les petits chariots que font les enfants avec de l'écorce de potiron. Ce bruit s'entend d'une demi-lieue, et ne déplaît pas aux naturels du pays. Ils ont ainsi un instrument de musique qui ne leur coûte rien et qui joue de lui-même, tout seul, tant que la route dure. Cela leur semble aussi harmonieux qu'à nous des exercices de violoniste sur la quatrième corde. Un paysan ne voudrait pas d'un char qui ne chanterait pas: ce véhicule doit dater du déluge.

Sur un ancien palais transformé en maison commune, nous vîmes pour la première fois le placard de plâtre blanc qui déshonore beaucoup d'autres vieux palais avec l'inscription: Plaza de la Constitucion. Il faut bien que ce qui est dans les choses en sorte par quelque côté: l'on ne saurait choisir un meilleur symbole pour représenter l'état actuel du pays. Une constitution sur l'Espagne, c'est une poignée de plâtre sur du granit.

Comme la montée est rude, j'allai jusqu'à la porte de la ville, et, me retournant, je jetai un regard d'adieu à la France; c'était un spectacle vraiment magnifique: la chaîne des Pyrénées s'abaissait en ondulations harmonieuses vers la nappe bleue de la mer, coupée çà et là par quelques barres d'argent, et, grâce à l'extrême limpidité de l'air, on apercevait loin, bien loin, une faible ligne couleur saumon pâle, qui s'avançait dans l'incommensurable azur et formait une vaste échancrure au flanc de la côte. Bayonne et sa sentinelle avancée, Biaritz, occupaient le bout de cette pointe, et le golfe de Gascogne se dessinait aussi nettement que sur une carte de géographie; à partir de là nous ne verrons plus la mer que lorsque nous serons en Andalousie. Bonsoir, brave Océan!

La voiture montait et descendait au grand galop des pentes d'une rapidité extrême; exercices sans balancier sur le chemin roide, qui ne peuvent s'exécuter que grâce à la prodigieuse adresse des conducteurs et à l'extraordinaire sûreté du pied des mules. Malgré cette vélocité, il nous tombait de temps en temps sur les genoux une branche de laurier, un petit bouquet de fleurs sauvages, un collier de fraises de montagnes, perles roses enfilées dans un brin d'herbe. Ces bouquets étaient lancés par de petits mendiants, filles et garçons, qui suivaient la voiture en courant pieds nus sur les pierres tranchantes: cette manière de demander l'aumône en faisant d'abord un cadeau soi-même a quelque chose de noble et de poétique.

Le paysage était charmant, un peu suisse peut-être, et d'une grande variété d'aspect. Des croupes de montagnes dont les interstices laissaient voir des chaînes plus élevées, s'arrondissaient de chaque côté de la route; leurs flancs gaufrés de différentes cultures, boisés de chênes verts, formaient un vigoureux repoussoir pour les cimes éloignées et vaporeuses; des villages avec leurs toits de tuiles rouges s'épanouissaient aux pieds des montagnes dans des massifs d'arbres, et je m'attendais à chaque instant à voir sortir Kettly ou Gretly de ces nouveaux chalets. Heureusement l'Espagne ne pousse pas l'opéra-comique jusque-là.

Des torrents capricieux comme des femmes vont et viennent, forment des cascatelles, se divisent, se rejoignent à travers les rochers et les cailloux de la manière la plus divertissante, et servent de prétexte à une multitude de ponts les plus pittoresques du monde. Ces ponts multipliés à l'infini ont un caractère singulier; les arches sont échancrées presque jusqu'au garde-fou, en sorte que la chaussée sur laquelle passe la voiture semble ne pas avoir plus de six pouces d'épaisseur; une espèce de pile triangulaire et formant bastion occupe ordinairement le milieu. Ce n'est pas un état bien fatigant que celui de pont espagnol, il n'y a pas de sinécure plus parfaite: on peut se promener dessous les trois quarts de l'année; ils restent là avec un flegme imperturbable et une patience digne d'un meilleur sort, attendant une rivière, un filet d'eau, un peu d'humidité seulement; car ils sentent bien que leurs arches ne sont que des arcades, et que leur titre de pont est une pure flatterie. Les torrents dont j'ai parlé tout à l'heure ont tout au plus quatre à cinq pouces d'eau; mais ils suffisent pour faire beaucoup de bruit et servent à donner de la vie aux solitudes qu'ils parcourent. De loin en loin, ils font tourner quelque moulin ou quelque usine au moyen d'écluses bâties à souhait pour les paysagistes; les maisons, dispersées dans la campagne par petits groupes, ont une couleur étrange; elles ne sont ni noires, ni blanches, ni jaunes, elles sont couleur de dindes rôties: cette définition, pour être triviale et culinaire, n'en est pas moins d'une vérité frappante. Des bouquets d'arbres et des plaques de chênes verts relèvent heureusement les grandes lignes et les teintes vaporeusement sévères des montagnes. Nous insistons beaucoup sur ces arbres, parce que rien n'est plus rare en Espagne, et que désormais nous n'aurons guère occasion d'en décrire.

Nous changeâmes de mules à Oyarzun, et nous arrivâmes à la tombée de la nuit au village d'Astigarraga, où nous devions coucher. Nous n'avions pas encore tâté de l'auberge espagnole; les descriptions picaresques et fourmillantes de Don Quichotte et de Lazarille de Tormes nous revenaient en mémoire, et tout le corps nous démangeait rien que d'y songer. Nous nous attendions à des omelettes ornées de cheveux mérovingiens, entremêlées de plumes et de pattes, à des quartiers de lard rance avec toutes leurs soies, également propres à faire la soupe et à brosser les souliers, à du vin dans des outres de bouc, comme celles que le bon chevalier de la Manche tailladait si furieusement, et même nous nous attendions à rien du tout, ce qui est bien pis, et nous tremblions de n'avoir rien autre chose à prendre que le frais du soir, et de souper, comme le valeureux don Sanche, d'un air de mandoline tout sec.

Profitant du peu de jour qui nous restait, nous allâmes visiter l'église qui, à vrai dire, avait plutôt l'air d'une forteresse que d'un temple: la petitesse des fenêtres percées en meurtrières, l'épaisseur des murs, la solidité des contre-forts lui donnaient une attitude robuste et carrée, plus guerrière que pensive. Cette forme se reproduit souvent dans les églises d'Espagne. Tout autour régnait une espèce de cloître ouvert, dans lequel était suspendue une cloche d'une forte dimension qu'on fait sonner en agitant le battant avec une corde, au lieu de donner la volée à l'énorme capsule de métal.

Quand on nous mena dans nos chambres, nous fûmes éblouis de la blancheur des rideaux du lit et des fenêtres, de la propreté hollandaise des planchers, et du soin parfait de tous les détails. De belles grandes filles bien découplées avec leurs magnifiques tresses tombant sur les épaules, parfaitement habillées, et ne ressemblant en rien aux maritornes promises, allaient et venaient avec une activité de bon augure pour le souper qui ne se fit pas attendre; il était excellent et fort bien servi. Au risque de paraître minutieux, nous allons en faire la description; car la différence d'un peuple à un autre se compose précisément de ces mille petits détails que les voyageurs négligent pour de grandes considérations poétiques et politiques que l'on peut très-bien écrire sans aller dans le pays.

L'on sert d'abord une soupe grasse, qui diffère de la nôtre en ce qu'elle a une teinte rougeâtre qu'elle doit au safran, dont on la saupoudre pour lui donner du ton. Voilà, pour le coup, de la couleur locale, de la soupe rouge! Le pain est très-blanc, très-serré, avec une croûte lisse et légèrement dorée; il est salé d'une manière sensible aux palais parisiens. Les fourchettes ont la queue renversée en arrière, les pointes plates et taillées en dents de peigne; les cuillers ont aussi une apparence de spatule que n'a pas notre argenterie. Le linge est une espèce de damas à gros grains. Quant au vin, nous devons avouer qu'il était du plus beau violet d'évêque qu'on puisse voir, épais à couper au couteau, et les carafes où il était renfermé ne lui donnaient aucune transparence.

Après la soupe, l'on apporta le puchero, mets éminemment espagnol, ou plutôt l'unique mets espagnol, car on en mange tous les jours d'Irun à Cadix, et réciproquement. Il entre dans la composition d'un puchero confortable un quartier de vache, un morceau de mouton, un poulet, quelques bouts d'un saucisson nommé chorizo, bourré de poivre, de piment et autres épices, des tranches de lard et de jambon, et par là-dessus une sauce véhémente aux tomates et au safran; voici pour la partie animale. La partie végétale, appelée verdura, varie selon les saisons; mais les choux et les garbanzos servent toujours de fond; le garbanzo n'est guère connu à Paris, et nous ne pouvons mieux le définir qu'en disant: «C'est un pois qui a l'ambition d'être un haricot, et qui y réussit trop bien.» Tout cela est servi dans des plats différents, mais on mêle ces ingrédients sur son assiette de manière à produire une mayonnaise très-compliquée et d'un fort bon goût. Cette mixture paraîtra tant soit peu sauvage aux gourmets qui lisent Carême, Brillat-Savarin, Grimod de La Reynière et M. de Cussy; cependant elle a bien son charme et doit plaire aux éclectiques et aux panthéistes. Ensuite viennent les poulets à l'huile, car le beurre est une chose inconnue en Espagne, le poisson frit, truite ou merluche, l'agneau rôti, les asperges, la salade, et, pour dessert, de petits biscuits-macarons, des amandes passées à la poële et d'un goût exquis, du fromage de lait de chèvre, queso de Burgos, qui a une grande réputation qu'il mérite quelquefois. Pour finir, on apporte un cabaret avec du vin de Malaga, de Xérès et de l'eau-de-vie, aguardiente, qui ressemble à de l'anisette de France, et une petite coupe (fuego) remplie de braise pour allumer les cigarettes. Ce repas, avec quelques variantes peu importantes, se reproduit invariablement dans toutes les Espagnes...

Nous partîmes d'Astigarraga au milieu de la nuit; comme il ne faisait pas clair de lune, il se trouve naturellement une lacune dans notre récit. Nous passâmes à Ernani, bourg dont le nom éveille les souvenirs les plus romantiques, sans y rien apercevoir que des tas de masures et de décombres vaguement ébauchés dans l'obscurité. Nous traversâmes, sans nous y arrêter, Tolosa, où nous remarquâmes des maisons ornées de fresques et de gigantesques blasons sculptés en pierre: c'était jour de marché, et la place était couverte d'ânes, de mulets pittoresquement harnachés, et de paysans à mines singulières et farouches.

À force de monter et de descendre, de passer des torrents sur des ponts de pierre sèche, nous arrivâmes enfin à Vergara, lieu de la dînée, avec une satisfaction intime, car nous n'avions plus souvenir de la jicara de chocolate avalée, moitié en dormant, à l'auberge d'Astigarraga.


IV. VERGARA.--VITTORIA; LE BAILE NACIONAL ET LES HERCULES FRANÇAIS.--LE PASSAGE DE PANCOBBO.--LES ÂNES ET LES LÉVRIERS.--BURGOS.--UNE FONDA ESPAGNOLE.--LES GALÉRIENS EN MANTEAU.--LA CATHÉDRALE.--LE COFFRE DU CID.

À Vergara, qui est l'endroit où fut conclu le traité entre Espartero et Maroto, j'aperçus pour la première fois un prêtre espagnol. Son aspect me parut assez grotesque, quoique je n'aie, Dieu merci, aucune idée voltairienne à l'endroit du clergé; mais la caricature du Basile de Beaumarchais me revint involontairement en mémoire. Figurez-vous une soutane noire, le manteau de même couleur, et, pour couronner le tout un immense, un prodigieux, un phénoménal, un hyperbolique et titanique chapeau, dont aucune épithète, pour boursouflée et gigantesque qu'elle soit, ne peut donner même une légère idée approximative. Ce chapeau a pour le moins trois pieds de long; les bords sont roulés en dessus, et font devant et derrière la tête une espèce de toit horizontal. Il est difficile d'inventer une forme plus baroque et plus fantastique: cela n'empêchait pas, en somme, le digne prêtre d'avoir la mine fort respectable et de se promener avec l'air d'un homme qui a la conscience parfaitement tranquille sur la forme de sa coiffure; au lieu de rabat il portait un petit collet (alzacuello) bleu et blanc comme les prêtres de Belgique.

Après Mondragon, qui est la dernière bourgade, comme on dit en Espagne, le dernier pueblo de la province de Guispuscoa, nous entrâmes dans la province d'Alava, et nous ne tardâmes pas à nous trouver au bas de la montagne de Salinas. Les montagnes russes ne sont rien à côté de cela, et tout d'abord l'idée qu'une voiture va passer par là-dessus vous paraît aussi ridicule que de marcher au plafond la tête en bas, comme les mouches. Ce prodige s'opéra grâce à six bœufs que l'on attela en tête des dix mules. Je n'ai jamais, de ma vie, entendu un vacarme pareil: le mayoral, le zagal, les escopeteros, le postillon et les bouviers faisaient assaut de cris, d'invectives, de coups de fouet, de coups d'aiguillon; ils poussaient les jantes des roues, soutenaient la caisse par derrière, tiraient les mules par le licou, les bœufs par les cornes avec une ardeur et une furie incroyables. Cette voiture, au bout de cette interminable file d'animaux et d'hommes, faisait l'effet le plus étonnant du monde. Il y avait bien cinquante pas entre la première et la dernière bête de l'attelage. N'oublions pas, en passant, le clocher de Salinas, qui a une forme sarrasine assez ragoûtante.

Du haut de cette montagne on voit se dérouler, si l'on regarde derrière soi, en perspectives infinies, les différents étages de la chaîne des Pyrénées; on dirait d'immenses draperies de velours épinglé jetées là au hasard et chiffonnées en plis bizarres par le caprice d'un Titan. À Royave, qui est un peu plus loin, je remarquai un magique effet de lumière. Une crête neigeuse (sierra nevada), que les montagnes trop rapprochées nous avaient voilée jusque-là, apparut tout à coup, se détachant sur un ciel d'un bleu lapis si foncé qu'il était presque noir. Bientôt, à tous les bords du plateau que nous traversions, d'autres montagnes levèrent curieusement leurs têtes chargées de neige et baignées de nuages. Cette neige n'était pas compacte, mais divisée en minces filons, comme les côtes d'argent d'une gaze lamée, ce qui augmentait sa blancheur par le contraste avec les teintes d'azur et de lilas des escarpements. Le froid était assez vif et augmentait d'intensité à mesure que nous avancions. Le vent ne s'était guère réchauffé à caresser les joues pâles de ces belles vierges frileuses, et nous arrivait aussi glacial que s'il fût venu en droite ligne du pôle arctique ou antarctique. Nous nous enveloppâmes le plus hermétiquement possible dans nos manteaux, car il est extrêmement honteux d'avoir le nez gelé dans un pays torride; grillé, passe encore.

Le soleil se couchait quand nous entrâmes dans Vittoria: après avoir traversé toutes sortes de rues d'une architecture médiocre et d'un goût maussade, la voiture s'arrêta au parador viejo, où l'on visita minutieusement nos malles. Notre daguerréotype surtout inquiétait beaucoup les braves douaniers; ils ne s'en approchaient qu'avec une infinité de précautions et comme des gens qui ont peur de sauter en l'air: je crois qu'ils le prenaient pour une machine électrique; nous nous gardâmes bien de les faire revenir de cette idée salutaire.

Nos effets visités, nos passeports timbrés, nous avions le droit de nous éparpiller sur le pavé de la ville. Nous en profitâmes sur-le-champ, et, traversant une assez belle place entourée d'arcades, nous allâmes tout droit à l'église; l'ombre emplissait déjà la nef et s'entassait mystérieuse et menaçante dans les coins obscurs où l'on démêlait vaguement des formes fantasmatiques. Quelques petites lampes tremblotaient sinistrement jaunes et enfumées comme des étoiles dans du brouillard. Je ne sais quelle fraîcheur sépulcrale me saisissait l'épiderme, et ce ne fut pas sans un léger sentiment de peur que j'entendis murmurer par une voix lamentable, tout près de moi, la formule sacramentelle: Caballero, una limosina por amor de Dios. C'était un pauvre diable de soldat blessé qui nous demandait la charité. Ici les soldats mendient, action qui a son excuse dans leur misère profonde, car ils sont payés fort irrégulièrement. Dans l'église de Vittoria je fis connaissance avec ces effrayantes sculptures en bois colorié dont les Espagnols font un si étrange abus.

Après un souper (cena) qui nous fit regretter celui d'Astigarraga, l'idée nous vint d'aller au spectacle: nous avions été affriandés, en passant, par une pompeuse affiche annonçant une représentation extraordinaire d'hercules français, qui devait se terminer par un certain baile nacional (danse du pays) qui nous paraissait gros de cachuchas, de boleros, de fandangos et autres danses endiablées.

Les théâtres, en Espagne, n'ont généralement pas de façade, et ne se distinguent des autres maisons que par les deux ou trois quinquets fumeux accrochés à la porte. Nous prîmes deux stalles d'orchestre, qu'on nomme places de lunette (asientos de luneta), et nous nous enfournâmes bravement dans un couloir dont le sol n'était ni planchéié ni carrelé, mais en simple terre naturelle. On ne se gêne guère plus avec les murailles des couloirs qu'avec les murs des monuments publics qui portent l'inscription: Défense, sous peine d'amende, de déposer, etc., etc. Mais, en nous bouchant bien hermétiquement le nez, nous arrivâmes à nos places seulement asphyxiés à demi. Ajoutez à cela qu'on fume perpétuellement pendant les entr'actes, et vous n'aurez pas une idée bien balsamique d'un théâtre espagnol.

L'intérieur de la salle est cependant plus confortable que les abords ne le promettent; les loges sont assez bien disposées, et, quoique la décoration soit très-simple, elle est fraîche et propre. Les asientos de luneta sont des fauteuils rangés par files et numérotés; il n'y a pas de contrôleur à la porte pour prendre vos billets, mais un petit garçon vient vous les demander avant la fin du spectacle; on ne vous prend à la première porte qu'une contre-marque d'entrée générale.

Nous espérions trouver là le type espagnol féminin, dont nous n'avions encore eu que peu d'exemples; mais les femmes qui garnissaient les loges et les galeries n'avaient d'espagnol que la mantille et l'éventail: c'était déjà beaucoup, mais ce n'était pas assez cependant. Le public se composait généralement de militaires, ainsi que dans toutes les villes où il y a garnison. On se tient debout au parterre, comme dans les théâtres tout à fait primitifs. Pour ressembler au théâtre de l'hôtel de Bourgogne, il ne manquait vraiment à celui-ci qu'une rangée de chandelles et un moucheur; mais les verres des quinquets étaient faits avec des lamelles disposées en côtes de melon et réunies en haut par un cercle de fer-blanc, ce qui n'est pas d'une industrie bien avancée. L'orchestre, composé d'une seule file de musiciens, presque tous jouant d'instruments de cuivre, soufflait vaillamment dans les cornets à piston une ritournelle toujours la même, et rappelant la fanfare de Franconi.

Nos compatriotes herculéens soulevèrent des masses de poids, tordirent beaucoup de barres de fer, au grand contentement de l'assemblée, et le plus léger des deux exécuta une ascension sur la corde roide et autres exercices, hélas! trop connus à Paris, mais neufs probablement pour la population de Vittoria. Nous séchions d'impatience dans nos stalles, et je récurais le verre de ma lorgnette avec une activité furieuse, pour ne rien perdre du baile nacional. Enfin l'on détendit les chevalets, et les Turcs de service emportèrent les poids et tout le matériel des hercules. Représentez-vous bien, ami lecteur, l'attente passionnée de deux jeunes Français enthousiastes et romantiques qui vont voir pour la première fois une danse espagnole... en Espagne!

Enfin la toile se leva sur une décoration qui avait des velléités, non suivies d'effet, d'être enchanteresse et féerique; les cornets à piston soufflèrent avec plus de fureur que jamais la fanfare déjà décrite, et le baile nacional s'avança sous la figure d'un danseur et d'une danseuse armés tous deux de castagnettes.

Je n'ai rien vu de plus triste et de plus lamentable que ces deux grands débris qui ne se consolaient pas entre eux: le théâtre à quatre sous n'a jamais porté sur ses planches vermoulues un couple plus usé, plus éreinté, plus édenté, plus chassieux, plus chauve et plus en ruines. La pauvre femme, qui s'était plâtrée avec du mauvais blanc, avait une teinte bleu de ciel qui rappelait à l'imagination les images anacréontiques d'un cadavre de cholérique ou d'un noyé peu frais; les deux taches rouges qu'elle avait plaquées sur le haut de ses pommettes osseuses, pour rallumer un peu ses yeux de poisson cuit, faisaient avec ce bleu le plus singulier contraste; elle secouait avec ses mains veineuses et décharnées des castagnettes fêlées qui claquaient comme les dents d'un homme qui a la fièvre ou les charnières d'un squelette en mouvement. De temps en temps, par un effort désespéré, elle tendait les ficelles relâchées de ses jarrets, et parvenait à soulever sa pauvre vieille jambe taillée en balustre, de manière à produire une petite cabriole nerveuse, comme une grenouille morte soumise à la pile de Volta, et à faire scintiller et fourmiller une seconde les paillettes de cuivre du lambeau douteux qui lui servait de basquine. Quant à l'homme, il se trémoussait sinistrement dans son coin; il s'élevait et retombait flasquement comme une chauve-souris qui rampe sur ses moignons; il avait une physionomie de fossoyeur s'enterrant lui-même: son front ridé comme une botte à la hussarde; son nez de perroquet, ses joues de chèvre lui donnaient une apparence des plus fantastiques, et si, au lieu de castagnettes, il avait eu en main un rebec gothique, il aurait pu poser pour le coryphée de la danse des morts sur la fresque de Bâle.

Tout le temps que la danse dura, ils ne levèrent pas une fois les yeux l'un sur l'autre; on eût dit qu'ils avaient peur de leur laideur réciproque, et qu'ils craignaient de fondre en larmes en se voyant si vieux, si décrépits et si funèbres. L'homme, surtout, fuyait sa compagne comme une araignée, et semblait frissonner d'horreur dans sa vieille peau parcheminée, toutes les fois qu'une figure de la danse le forçait de s'en rapprocher. Ce boléro-macabre dura cinq ou six minutes, après quoi la toile tombant mit fin au supplice de ces deux malheureux... et au nôtre.

Voilà comme le boléro apparut à deux pauvres voyageurs épris de couleur locale. Les danses espagnoles n'existent qu'à Paris, comme les coquillages, qu'on ne trouve que chez les marchands de curiosités, et jamais sur le bord de la mer. Ô Fanny Elssler! qui êtes maintenant en Amérique chez les sauvages, même avant d'aller en Espagne nous nous doutions bien que c'était vous qui aviez inventé la cachucha!

Nous nous allâmes coucher assez désappointés. Au milieu de la nuit, on nous vint éveiller pour nous remettre en route; il faisait toujours un froid glacial, une température de Sibérie, ce qui s'explique par la hauteur du plateau que nous traversions et les neiges dont nous étions entourés. À Miranda, l'on visita encore une fois nos malles, et nous entrâmes dans la Vieille-Castille (Castilla la Vieja), dans le royaume de Castille et Léon, symbolisé par un lion tenant un écu semé de châteaux. Ces lions, répétés à satiété, sont ordinairement en granit grisâtre et ont une prestance héraldique assez imposante.

Entre Ameyugo et Cubo, petites bourgades insignifiantes, où l'on relaye, le paysage est extrêmement pittoresque; les montagnes se rapprochent, se resserrent, et d'immenses rochers perpendiculaires se dressent au bord de la route, escarpés comme des falaises; sur la gauche, un torrent traversé par un pont à ogive tronquée, bouillonne au fond d'un ravin, fait tourner un moulin, et couvre d'écume les pierres qui l'arrêtent. Pour que rien ne manque à l'effet, une église gothique, tombant en ruines, le toit défoncé, les murs brodés de plantes parasites, s'élève au milieu des roches; dans le fond, la Sierra se dessine vague et bleuâtre. Cette vue sans doute est belle, mais le passage de Pancorbo l'emporte pour la singularité et le grandiose. Les rochers ne laissent plus que la place du chemin tout juste, et l'on arrive à un endroit où deux grandes masses granitiques, penchées l'une vers l'autre, simulent l'arche d'un pont gigantesque que l'on aurait coupé par le milieu, pour fermer le passage à une armée de Titans; une seconde arche plus petite, pratiquée dans l'épaisseur de la roche, ajoute encore à l'illusion. Jamais décorateurs de théâtre n'ont imaginé une toile plus pittoresque et mieux entendue; quand on est accoutumé aux plates perspectives des plaines, les effets surprenants que l'on rencontre à chaque pas dans les montagnes vous semblent impossibles et fabuleux.

La posada où l'on s'arrêta pour dîner avait pour vestibule une écurie. Cette disposition architecturale se répète invariablement dans toutes les posadas espagnoles, et pour aller à sa chambre il faut passer derrière la croupe des mules. Le vin, plus noir encore que de coutume, avait en plus un certain fumet de peau de bouc assez local. Les filles de l'auberge portaient leurs cheveux pendants jusqu'au milieu du dos; excepté cela, leur vêtement était celui des femmes françaises de la classe inférieure. Les costumes nationaux ne sont guère, en général, conservés que dans l'Andalousie, et il y a maintenant en Castille bien peu d'anciens costumes. Pour les hommes, ils portaient tous le chapeau pointu, bordé de velours avec des houppes de soie, ou bien une casquette en peau de loup de forme assez féroce, et l'inévitable manteau de couleur tabac ou ramoneur. Leurs figures, du reste, ne présentaient rien de caractéristique.

De Pancorbo à Burgos, nous rencontrâmes trois ou quatre petits villages à moitié en ruine, secs comme de la pierre ponce et couleur de pain grillé, tels que Briviesca, Castil de Péones et Quintanapalla. Je doute qu'au fond de l'Asie Mineure Decamps ait jamais trouvé des murailles plus rôties, plus roussies, plus fauves, plus grenues, plus croustillantes et plus égratignées que celles-là. Le long de ces murailles flânaient de certains ânes qui valent bien les ânes turcs, et qu'il devrait aller étudier. L'âne turc est fataliste, et l'on voit à sa mine humble et rêveuse qu'il est résigné à tous les coups de bâton que le destin lui réserve et qu'il subira sans se plaindre. L'âne castillan a la mine plus philosophique et plus délibérée; il comprend qu'on ne peut se passer de lui; il est de la maison, il a lu Don Quichotte, et se flatte de descendre en droite ligne du célèbre grison de Sancho Pança. Côte à côte avec les ânes vaguaient aussi des chiens pur sang et d'une race superbe, parfaitement onglés, râblés et coiffés, entre autres de grands lévriers dans le goût de Paul Véronèse et de Velasquez, d'une taille et d'une beauté admirables, sans compter quelques douzaines de muchachos ou gamins dont les yeux pétillaient dans les guenilles comme des diamants noirs.

La Castille vieille est, sans doute, ainsi nommée à cause du grand nombre de vieilles qu'on y rencontre: et quelles vieilles! Les sorcières de Macbeth traversant la bruyère de Dunsinane pour aller préparer leur infernale cuisine, sont de charmantes jeunes filles en comparaison: les abominables mégères des caprices de Goya, que j'avais pris jusqu'à présent pour des cauchemars et des chimères monstrueuses, ne sont que des portraits d'une exactitude effrayante; la plupart de ces vieilles ont de la barbe comme du fromage moisi, et des moustaches comme des grenadiers; et puis, c'est leur accoutrement qu'il faut voir! on prendrait un morceau d'étoffe, et l'on travaillerait pendant dix ans à le salir, à le râper, à le trouer, à le rapiécer, à lui faire perdre sa couleur primitive, que l'on n'arriverait pas à cette sublimité du haillon! Ces agréments sont rehaussés par une mine hagarde et farouche, bien différente de la tenue humble et piteuse des pauvres gens de France.

Un peu avant d'arriver à Burgos, l'on nous fit remarquer, dans le lointain, un grand édifice sur une colline: c'était la Cartuja de Miraflores (la Chartreuse), dont nous aurons occasion de parler plus amplement. Bientôt après, les flèches de la cathédrale développèrent sur le ciel leurs dentelures de plus en plus distinctes; une demi-heure après, nous entrions dans l'ancienne capitale de la Vieille-Castille.

La place de Burgos, au milieu de laquelle s'élève une assez médiocre statue en bronze de Charles III, est grande et ne manque pas de caractère. Des maisons rouges, supportées par des piliers de granit bleuâtre, la ferment de tous côtés. Sous les arcades et sur la place, se tiennent toutes sortes de petits marchands et se promènent une infinité d'ânes, de mulets et de paysans pittoresques. Les guenilles castillanes se produisent là dans toute leur splendeur. Le moindre mendiant est drapé noblement dans son manteau comme un empereur romain dans sa pourpre. Je ne saurais mieux comparer ces manteaux, pour la couleur et la substance, qu'à de grands morceaux d'amadou déchiquetés par le bord. Le manteau de don César de Bazan, dans la pièce de Ruy Blas, n'approche pas de ces triomphantes et glorieuses guenilles. Tout cela est si râpé, si sec, si inflammable, qu'on les trouve imprudents de fumer et de battre le briquet. Les petits enfants de six ou huit ans ont aussi leurs manteaux, qu'ils portent avec la plus ineffable gravité. Je ne puis me rappeler sans rire un pauvre petit diable qui n'avait plus qu'un collet qui lui couvrait à peine l'épaule, et qui se drapait dans les plis absents d'un air si comiquement piteux, qu'il eût déridé le spleen en personne. Les condamnés au presidio (travaux forcés) balaient la ville et enlèvent les immondices sans quitter les haillons qui les emmaillotent. Ces galériens en manteaux sont bien les plus étonnantes canailles que l'on puisse voir. À chaque coup de balai, ils vont s'asseoir ou se coucher sur le seuil des portes. Rien ne leur serait plus facile que de s'échapper, et, comme j'en fis l'objection, on me répondit qu'ils ne le faisaient pas par un effet de la bonté naturelle de leur caractère.

La fonda où nous descendîmes était une vraie fonda espagnole où personne n'entendait un mot de français; il nous fallut bien déployer notre castillan, et nous écorcher le gosier à râler l'abominable jota, son arabe et guttural qui n'existe pas dans notre langue, et je dois dire que, grâce à l'extrême intelligence qui distingue ce peuple, on nous comprenait assez bien. L'on nous apportait bien quelquefois de la chandelle quand nous demandions de l'eau, ou du chocolat quand nous voulions de l'encre; mais, à part ces petites méprises, fort pardonnables, tout allait pour le mieux. L'auberge était desservie par un peuple de maritornes échevelées qui portaient les plus beaux noms du monde: Casilda, Matilde, Balbina; les noms sont toujours charmants en Espagne: Lola, Bibiana, Pepa, Hilaria, Carmen, Cipriana, servent d'étiquette aux créatures les moins poétiques qu'on puisse voir, l'une de ces filles avait les cheveux d'un roux très-véhément, couleur qui est très-fréquente en Espagne, où il y a beaucoup de blondes et surtout beaucoup de rousses, contre l'idée généralement reçue.

On ne met pas ici de buis bénit dans les chambres, mais de grands rameaux en forme de palmes, tressés, nattés et tire-bouchonnés avec beaucoup d'élégance et de soin. Les lits n'ont pas de traversin, mais deux oreillers plats que l'on superpose; ils sont généralement fort durs, quoique la laine en soit bonne; mais on n'est pas dans l'habitude de carder les matelas, on en retourne seulement la laine au bout de deux bâtons.

En face de nos fenêtres, nous avions une enseigne assez bizarre, celle d'un maître en chirurgie qui s'était fait représenter avec son élève sciant le bras à un pauvre diable assis sur une chaise, et nous apercevions la boutique d'un barbier qui, je vous le jure, ne ressemblait nullement à Figaro. Nous voyions reluire à travers ses vitres un grand plat à barbe en cuivre jaune assez brillant, que don Quichotte, s'il était de ce monde, aurait bien pu prendre pour l'armet de Mambrin. Les barbiers espagnols, s'ils ont perdu leur costume, ont conservé leur adresse, et rasent avec beaucoup de dextérité.

Pour avoir été si longtemps la première ville de la Castille, Burgos ne conserve pas une physionomie gothique bien prononcée; à l'exception d'une rue où se trouvent quelques fenêtres et quelques portiques du temps de la renaissance, avec des blasons supportés par des figures, les maisons ne remontent guère au delà du commencement du XVIIe siècle, et n'ont rien que de très-vulgaire; elles sont surannées et ne sont pas antiques. Mais Burgos a sa cathédrale, qui est une des plus belles du monde; malheureusement, comme toutes les cathédrales gothiques, elle est enchâssée dans une foule de constructions ignobles, qui ne permettent pas d'en apprécier l'ensemble et d'en saisir la masse. Le principal portail donne sur une place au milieu de laquelle s'élève une jolie fontaine surmontée d'un délicieux christ en marbre blanc, point de mire de tous les polissons de la ville, qui n'ont pas de plus doux passe-temps que de jeter des pierres contre les sculptures. Ce portail, qui est magnifique, brodé, fouillé et fleuri comme une dentelle, a été malheureusement gratté et raboté jusqu'à la première frise par je ne sais quels prélats italiens, grands amateurs d'architecture simple, de murailles sobres et d'ornements de bon goût, qui voulaient arranger la cathédrale à la romaine, ayant grand'pitié de ces pauvres architectes barbares qui pratiquaient peu l'ordre corinthien, et n'avaient pas l'air de se douter des agréments de l'attique et du fronton triangulaire. Beaucoup de gens sont encore de cet avis en Espagne, où le goût messidor fleurit dans toute sa pureté, et préfèrent aux églises gothiques les plus épanouies et les plus richement ciselées toutes sortes d'abominables édifices percés de beaucoup de fenêtres, et ornés de colonnes pæstumniennes, absolument comme en France, avant que l'école romantique eût remis le moyen âge en honneur, et fait comprendre le sens et la beauté des cathédrales. Deux flèches aiguës tailladées en scie, découpées à jour comme à l'emporte-pièce, festonnées et brodées, ciselées jusque dans les moindres détails, comme un chaton de bague, s'élancent vers Dieu avec toute l'ardeur de la foi et tout l'emportement d'une conviction inébranlable. Ce ne sont pas nos campaniles incrédules qui oseraient se risquer dans le ciel, n'ayant pour se soutenir que des dentelles de pierre et des nervures minces comme des fils d'araignée. Une autre tour, sculptée aussi avec une richesse inouïe, mais moins haute, marque la place où se joignent les bras de la croix, et complète la magnificence de la silhouette. Une foule innombrable de statues de saints, d'archanges, de rois, de moines, anime toute cette architecture, et cette population de pierre est si nombreuse, si pressée, si fourmillante, qu'elle dépasse à coup sûr le chiffre de la population en chair et en os qui occupe la ville.

Grâce à la charmante obligeance du chef politique, don Henrique de Vedia, nous pûmes visiter la cathédrale jusque dans ses moindres détails. Un volume in-8° de description, un atlas de deux mille planches, vingt salles remplies de plâtres moulés, ne donneraient pas encore une idée complète de cette prodigieuse efflorescence de l'art gothique, plus touffue et plus compliquée qu'une forêt vierge du Brésil. L'on nous pardonnera, à nous qui n'avons pu écrire qu'une simple lettre griffonnée à la hâte et de mémoire sur le coin d'une table de posada, quelques omissions et quelques négligences.

Au premier pas que l'on fait dans l'église, on est arrêté au collet par un chef-d'œuvre incomparable: c'est la porte en bois sculpté qui donne sur le cloître. Elle représente, entre autres bas-reliefs, l'entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem; les jambages et les portants sont chargés de figurines délicieuses, de la tournure la plus élégante et d'une telle finesse, que l'on ne peut comprendre qu'une matière inerte et sans transparence comme le bois se soit prêtée à une fantaisie si capricieuse et si spirituelle. C'est assurément la plus belle porte du monde après celle du baptistère de Florence, par Ghiberti, que Michel-Ange, qui s'y connaissait, trouvait digne d'être la porte du paradis. Il faudrait mouler cette admirable page et la couler en bronze, pour lui assurer l'éternité dont peuvent disposer les hommes.

Le chœur, où sont les stalles, qu'on appelle silleria, est fermé par des grilles en fer repoussé d'un travail inconcevable; le pavé est couvert, comme c'est l'usage en Espagne, d'immenses nattes de sparteries, et chaque stalle a en outre son tapis d'herbe sèche ou de jonc. En levant la tête, on aperçoit une espèce de dôme formé par l'intérieur de la tour dont nous avons déjà parlé; c'est un gouffre de sculptures, d'arabesques, de statues, de colonnettes, de nervures, de lancettes, de pendentifs à vous donner le vertige. On regarderait deux ans qu'on n'aurait pas tout vu. C'est touffu comme un chou, fénestré comme une truelle à poisson; c'est gigantesque comme une pyramide et délicat comme une boucle d'oreille de femme, et l'on ne peut comprendre qu'un semblable filigrane puisse se soutenir en l'air depuis des siècles! Quels hommes étaient-ce donc que ceux qui exécutaient ces merveilleuses constructions que les prodigalités des palais féeriques ne pourraient dépasser? La race en est-elle donc perdue? Et nous, qui nous vantons d'être civilisés, ne serions-nous, en effet, que des barbares décrépits? Un profond sentiment de tristesse me serre le cœur lorsque je visite un de ces prodigieux édifices des temps passés; il me prend un découragement immense, et je n'aspire plus qu'à me retirer dans un coin, à me mettre une pierre sous la tête, pour attendre, dans l'immobilité de la contemplation, la mort, cette immobilité absolue. À quoi bon travailler? à quoi bon se remuer? L'effort humain le plus violent n'arrivera jamais au delà. Eh bien! l'on ignore les noms de ces divins artistes, et, pour en trouver quelques traces, il faut fouiller les archives poudreuses des couvents. Quand je pense que j'ai usé la meilleure portion de ma vie à rimer dix ou douze mille vers, à écrire six ou sept pauvres volumes in-8° et trois ou quatre cents mauvais articles de journaux, et que je me trouve fatigué, j'ai honte de moi-même et de mon époque, où il faut tant d'efforts pour produire si peu de chose. Qu'est-ce qu'une mince feuille de papier à côté d'une montagne de granit?

Si vous voulez faire un tour avec nous dans cet immense madrépore, construit par ces prodigieux polypes humains du XIVe et du XVe siècle, nous allons commencer par la petite sacristie, qui est une salle assez vaste malgré son titre, et renferme un Ecce Homo, un Christ en croix, de Murillo, une Nativité, de Jordaëns, encadrée par des boiseries précieusement sculptées; au milieu est placé un grand brasero, qui sert à allumer les encensoirs et peut-être aussi les cigarettes, car beaucoup de prêtres espagnols fument, ce qui ne nous paraît pas plus inconvenant que de priser du tabac en poudre, jouissance que le clergé français se permet sans aucun scrupule. Le brasero est une grande bassine de cuivre jaune posée sur un trépied et remplie de braise ou de petits noyaux allumés et recouverts de cendre fine, qui font un feu doux. Le brasero remplace en Espagne les cheminées, qui sont fort rares.

Dans la grande sacristie, voisine de la petite, on remarque un Christ en croix du Domenico Theotocopuli, dit el Greco, peintre extravagant et singulier, dont on prendrait les tableaux pour des esquisses du Titien, si une certaine affectation des formes aiguës et strapassées ne les faisait bientôt reconnaître. Pour donner à sa peinture l'apparence d'être faite avec une grande fierté de touche, il jette çà et là des coups de brosse d'une pétulance et d'une brutalité incroyables, des lueurs minces et acérées qui traversent les ombres comme des lames de sabre: tout cela n'empêche pas le Greco d'être un grand peintre; les bons ouvrages de sa seconde manière ressemblent beaucoup aux tableaux romantiques d'Eugène Delacroix.

Vous avez sans doute vu au musée espagnol de Paris le portrait de la fille du Greco, magnifique tête que ne désavouerait aucun maître, et vous pouvez juger quel admirable peintre ce devait être que Domenico Theotocopuli, lorsqu'il était dans son bon sens. Il paraît que la préoccupation d'éviter de ressembler au Titien, dont on prétend qu'il avait été élève, lui troubla la cervelle et le jeta dans les extravagances et les caprices qui ne laissèrent briller que par lueurs intermittentes les magnifiques facultés qu'il avait reçues de la nature; le Greco était en outre architecte et sculpteur, sublime trinité, lumineux triangle, qui se rencontre souvent dans le ciel de l'art suprême.

Cette sacristie est entourée de boiseries formant armoires, avec des colonnes fleuries et festonnées, du goût le plus riche; au-dessus des boiseries règne une rangée de miroirs de Venise, dont je ne m'explique guère l'usage, à moins qu'ils ne soient comme pur ornement, car ils sont trop haut pour qu'on puisse s'y regarder. Plus haut que les miroirs, les plus anciens touchant à la voûte, sont disposés par ordre chronologique les portraits de tous les évêques de Burgos, depuis le premier jusqu'à celui qui occupe aujourd'hui le siège épiscopal. Ces portraits, quoique peints à l'huile, ont un aspect de pastel et de détrempe qui vient de ce qu'on ne vernit pas les tableaux en Espagne, manque de précaution qui a laissé dévorer par l'humidité bien des chefs-d'œuvre regrettables. Ces portraits, quoique d'une grande tournure pour la plupart, ne sont cependant pas des peintures de premier ordre, et d'ailleurs ils sont accrochés trop haut pour que l'on puisse juger du mérite de l'exécution. Le milieu de la salle est occupé par un énorme buffet et d'immenses corbeilles de sparteries, où sont rangés les ornements d'église et les ustensiles du culte. Sous deux cages de verre l'on conserve comme curiosité deux arbres de corail, bien moins compliqués dans leurs ramures que la moindre arabesque de la cathédrale. La porte est historiée des armes de Burgos en relief, avec un semis de petites croix de gueules.

La salle de Jean Cuchiller, que l'on traverse après celle-ci, n'a rien de remarquable comme architecture, et nous pressions le pas pour en sortir, lorsqu'on nous pria de lever la tête et de regarder un objet des plus curieux. Cet objet était un grand coffre retenu au mur par des crampons de fer. Il est difficile d'imaginer une malle plus rapiécée, plus vermoulue et plus effondrée. C'est à coup sûr la doyenne des malles du monde; une inscription en lettres noires ainsi conçue: Cofre del Cid, donna tout de suite, comme vous pouvez le croire, une énorme importance à ces quatre ais de bois pourri. Ce coffre, s'il faut en croire la chronique, est précisément celui que le fameux Ruy-Diaz de Bivar, plus connu sous le nom de Cid Campéador, manquant d'argent, tout héros qu'il était, comme un simple littérateur, fit porter plein de sable et de cailloux, en nantissement, chez un honnête usurier juif qui prêtait sur gages, avec défense d'ouvrir la mystérieuse malle avant que lui, Cid Campéador, n'eût remboursé la somme empruntée; ce qui prouve que les usuriers de ce temps-là étaient de plus facile composition que ceux de nos jours. L'on trouverait maintenant peu de juifs et même peu de chrétiens assez naïfs et débonnaires pour accepter un pareil gage. M. Casimir Delavigne s'est servi de cette légende dans sa pièce de la Fille du Cid, mais il a substitué au coffre énorme une boîte imperceptible, qui ne peut rien contenir en effet que l'or de la parole du Cid; et il n'est aucun juif, même un juif des temps héroïques, qui prêtât quelque chose sur une pareille bonbonnière. Le coffre historique est grand, large, lourd, profond, garni de toutes sortes de serrures et de cadenas: plein de sable, il devait falloir au moins six chevaux pour le remuer, et le digne israélite pouvait le supposer rempli de nippes, de joyaux ou d'argenterie, et se résigner plus facilement aux caprices du Cid, caprice prévu par le Code pénal, ainsi que beaucoup d'autres fantaisies héroïques. La mise en scène du théâtre de la Renaissance est donc inexacte, n'en déplaise à M. Anténor Joly.


V. LE CLOÎTRE; PEINTURES ET SCULPTURES.--MAISON DE CID; MAISON DU CORDON; PORTE SAINTE-MARIE.--LE THÉÂTRE ET LES ACTEURS.--LA CARTUJA DE MIRAFLORES.--LE GÉNÉRAL THIBAUT ET LES OS DU CID.

En sortant de la salle de Jean Cuchiller, on entre dans une autre pièce d'un style de décoration très-pittoresque: des boiseries de chêne, des tentures rouges et un plafond en manière de cuir de Cordoue du meilleur effet; on voit dans cette pièce une Nativité de Murillo, une Conception et un Jésus en robe fort bien peints.

Le cloître est rempli de tombeaux, la plupart fermés de grilles très-serrées et très-fortes; ces tombeaux, tous d'illustres personnages, sont pratiqués dans l'épaisseur du mur, historiés de blasons et brodés de sculptures. Sur l'un d'eux je remarquai un groupe de Marie et Jésus tenant un livre à la main, d'une grande beauté, et une chimère moitié animal, moitié arabesque, de l'invention la plus étrange et la plus surprenante. Sur toutes ces tombes sont couchées des statues de grandeur naturelle, soit de chevaliers armés, soit d'évêques en costume, qu'on prendrait volontiers, à travers les mailles des grilles, pour les morts qu'elles représentent, tant les attitudes sont vraies et les détails minutieux.

Sur le jambage d'une porte, je remarquai en passant une charmante petite statuette de la Vierge, d'une exécution délicieuse et d'une hardiesse d'idée extraordinaire. Au lieu de cet air contrit et modeste que l'on donne habituellement à la sainte Vierge, le sculpteur l'a représentée avec un regard où la volupté se mêle à l'extase et dans l'enivrement d'une femme qui conçoit un Dieu. Elle est là debout, la tête renversée en arrière, aspirant de toute son âme et de tout son corps le rayon de flamme soufflé par la colombe symbolique, avec un mélange d'ardeur et de pureté d'une originalité rare; il était difficile d'être neuf dans un sujet répété si souvent, mais rien n'est usé pour le génie.

La description de ce cloître demanderait à elle seule une lettre tout entière; mais, vu le peu d'espace et de temps dont nous pouvons disposer, vous nous pardonnerez de n'en dire que ces quelques mots et de rentrer dans l'église, où nous prendrons au hasard, à droite et à gauche, les premiers chefs-d'œuvre venus, sans choix ni préférence; car tout est beau, tout est admirable, et ce dont nous ne parlons pas vaut au moins ce dont nous parlons.

Nous nous arrêterons d'abord devant cette Passion de Jésus-Christ, en pierre, de Philippe de Bourgogne, qui n'est malheureusement pas un artiste français, comme son nom ou plutôt son sobriquet pourrait le faire croire. C'est un des plus grands bas-reliefs qu'il y ait au monde: selon l'usage gothique, il est divisé en plusieurs compartiments, le Jardin des Oliviers, le Portement de croix, le Crucifiement entre les deux voleurs, immense composition qui, pour la finesse des têtes et le précieux des détails, vaut tout ce qu'Albert Durer, Hemlinck ou Holbein ont fait de plus délicat et de plus suave avec leur pinceau de miniaturistes. Cette épopée de pierre est terminée par une magnifique Descente au tombeau: les groupes d'apôtres endormis qui occupent les caissons inférieurs du Jardin des Oliviers sont presque aussi beaux et aussi purs de style que les prophètes et les saints de fra Bartholomé; les têtes des saintes femmes au pied de la croix ont une expression pathétique et douloureuse dont les artistes gothiques possédaient seuls le secret, ici cette expression se joint à une rare beauté de forme; les soldats se font remarquer par des ajustements singuliers et farouches comme on en prêtait dans le moyen âge aux personnages antiques, orientaux ou juifs, dont on ne connaissait pas le costume; ils sont d'ailleurs campés avec une audace et une crânerie qui font le plus heureux contraste avec l'idéalité et la mélancolie des autres figures. Tout cela est encadré par des architectures travaillées comme de l'orfèvrerie, d'un goût et d'une légèreté incroyables. Cette sculpture a été achevée en 1536.

Puisque nous en sommes à la sculpture, parlons tout de suite des stalles du chœur, admirable menuiserie qui n'a peut-être pas sa rivale au monde. Les stalles sont autant de merveilles; elles représentent des sujets de l'Ancien-Testament en bas-reliefs, et sont séparées l'une de l'autre par des chimères et des animaux fantastiques en forme de bras de fauteuil. Les parties planes sont formées d'incrustations relevées de hachures noires comme les nielles sur métaux; l'arabesque et le caprice n'ont jamais été plus loin. C'est une verve inépuisable, une abondance inouïe, une invention perpétuelle dans l'idée et dans la forme; c'est un monde nouveau, une création à part aussi complète, aussi riche que celle de Dieu, où les plantes vivent, où les hommes fleurissent, où le rameau se termine par une main et la jambe par un feuillage, où la chimère à l'œil sournois ouvre ses ailes onglées, où le dauphin monstrueux souffle l'eau par ses fosses. Un enlacement inextricable de fleurons, de rinceaux, d'acanthes, de lotus, de fleurs aux calices ornés d'aigrettes et de vrilles, de feuillages dentelés et contournés, d'oiseaux fabuleux, de poissons impossibles, de sirènes et de dragons extravagants, dont aucune langue ne peut donner l'idée. La fantaisie la plus libre règne dans toutes ces incrustations, à qui leur ton jaune sur le fond sombre du bois donne un air de peinture de vase étrusque bien justifié par la franchise et l'accent primitif du trait. Ces dessins, où perce le génie païen de la renaissance, n'ont aucun rapport avec la destination des stalles, et quelquefois même le choix du sujet laisse voir un entier oubli de la sainteté du lieu. Ce sont des enfants qui jouent avec des masques, des femmes qui dansent, des gladiateurs qui luttent, des paysans en vendange, des jeunes filles tourmentant ou caressant un monstre fantastique, des animaux pinçant de la harpe, et même de petits garçons imitant dans la vasque d'une fontaine le fameux Manneken-Pis de Bruxelles. Avec un peu plus de sveltesse dans les proportions, ces figures vaudraient les plus purs étrusques: unité dans l'aspect et variété infinie dans le détail, voilà le difficile problème que les artistes du moyen âge ont presque toujours résolu avec bonheur. À cinq ou six pas, cette menuiserie, si folle d'exécution, est grave, solennelle, architecturale, brune de ton, et tout à fait digne de servir d'encadrement aux pâles et austères visages des chanoines.

La chapelle du Connétable, capilla del Condestable, est à elle seule une église complète; le tombeau de don Pedro Fernandez Velasco, connétable de Castille, et celui de sa femme, en occupent le milieu et n'en sont pas le moindre ornement; ces tombes sont de marbre blanc et d'un travail magnifique. L'homme est couché dans son armure de guerre enrichie d'arabesques du meilleur style, dont les sacristains lèvent avec du papier mouillé des empreintes qu'ils vendent aux voyageurs; la femme a son petit chien à côté d'elle, ses gants et les ramages de sa robe de brocart sont rendus avec une finesse inouïe. Les têtes des deux époux reposent sur des coussins de marbre, ornés de leur couronne et de leurs armoiries; des blasons gigantesques décorent les murailles de cette chapelle, et sur l'entablement sont placées des figures portant des hampes de pierre pour soutenir des bannières et des étendards. Le retablo (on appelle ainsi les façades architecturales qui accompagnent les autels) est sculpté, doré, peint, entremêlé d'arabesques et de colonnes, et représente la circoncision de Jésus-Christ, figures de grandeur naturelle. À droite, du côté où est le portrait de doña Mencia de Mendoza, comtesse de Haro, se trouve un petit autel gothique enluminé, doré, ciselé, enjolivé d'une infinité de figurines que l'on croirait d'Antonin Moine, tant elles sont légères et spirituellement tournées; sur cet autel il y a un christ en jais. Le grand autel est orné de lames d'argent et de soleils de cristal, dont les reflets miroitants forment des jeux de lumière d'un éclat singulier. À la voûte s'épanouit une rose de sculpture d'une délicatesse incroyable.

Dans la sacristie qui est auprès de la chapelle, on voit enchâssée au milieu de la boiserie une Madeleine que l'on attribue à Léonard de Vinci: la douceur des demi-teintes brunes et fondues avec le clair par des dégradations insensibles, la légèreté de touche des cheveux et la rondeur parfaite des bras, rendent cette supposition tout à fait vraisemblable. On conserve aussi dans cette chapelle le diptyque en ivoire que le connétable emportait à l'armée et devant lequel il faisait sa prière. La capilla del Condestable appartient au duc de Frias. Jetez en passant un regard sur cette statue de saint Bruno, en bois colorié, qui est de Pereida, sculpteur portugais, et sur cette épitaphe qui est celle de Villegas, traducteur du Dante.

Un grand escalier du plus beau dessin, avec de magnifiques chimères sculptées, nous tint quelques minutes en admiration. J'ignore où il conduit et sur quelle salle s'ouvre la petite porte qui le termine; mais il est digne du palais le plus éblouissant. Le grand autel de la chapelle du duc d'Abrantès est une des plus singulières imaginations que l'on puisse voir: il représente l'arbre généalogique de Jésus-Christ. Voici comme cette bizarre idée est rendue: le patriarche Abraham est couché au bas de la composition, et dans sa féconde poitrine plongent les racines chevelues d'un arbre immense dont chaque rameau porte un aïeul de Jésus, et se subdivise en autant de branches qu'il y a de descendants. Le faîte est occupé par la sainte Vierge, sur un trône de nuages; le soleil, la lune et les étoiles, argentés et dorés, scintillent à travers les efflorescences des rameaux. Ce qu'il a fallu de patience pour découper toutes ces feuilles, fouiller ces plis, évider ces branches, détacher du fond tous ces personnages, on n'ose y songer qu'avec effroi. Ce retablo, ainsi travaillé, est grand comme une façade de maison, et s'élève pour le moins à trente pieds de haut, en y comprenant les trois étages, dont le second renferme le couronnement de la Vierge, et le dernier un Crucifiement avec saint Jean et la Vierge. L'artiste est Rodrigo del Haya, sculpteur, qui vivait dans le milieu du XVIe siècle.

La chapelle de sainte Thècle est tout ce qu'on peut imaginer de plus étrange. L'architecte et le sculpteur semblent s'être donné pour but le plus d'ornements possible dans le moins d'espace possible; ils y ont parfaitement réussi, et je défierais l'ornemaniste le plus industrieux de trouver dans toute la chapelle la place d'une seule rosace ou d'un seul fleuron. C'est le mauvais goût le plus riche, le plus adorable et le plus charmant: ce ne sont que colonnes torses entourées de ceps de vigne, volutes enroulées à l'infini, collerettes de chérubins cravatés d'ailes, gros bouillons de nuages, flammes de cassolettes en coup de vent, rayons ouverts en éventail, chicorées épanouies et touffues, tout cela doré et peint de couleurs naturelles, avec des pinceaux de miniature. Les ramages des draperies sont exécutés fil par fil, point par point, et d'une effrayante minutie. La sainte, environnée par les flammes du bûcher, dont l'ardeur est excitée par des Sarrasins en costumes extravagants, lève vers le ciel ses beaux yeux d'émail, et tient dans sa petite main couleur de chair un grand rameau bénit, frisé à l'espagnole. Les voûtes sont travaillées dans le même goût. D'autres autels, d'une moindre dimension, mais d'une égale richesse, occupent le reste de la chapelle: ce n'est plus la finesse gothique, ni le goût charmant de la renaissance; la richesse est substituée à la pureté des lignes; mais c'est encore très-beau, comme toute chose excessive et complète dans son genre.

Les orgues, d'une grandeur formidable, ont des batteries de tuyaux disposées sur un plan transversal comme des canons pointés, d'un effet menaçant et belliqueux. Les chapelles particulières ont chacune leur orgue, mais plus petit. Dans le retablo d'une de ces chapelles nous vîmes une peinture d'une telle beauté, que je ne sais à quel maître l'attribuer, si ce n'est à Michel-Ange; les caractères irrécusables de l'école florentine à sa plus belle époque brillent victorieusement dans ce magnifique tableau, qui serait la perle du plus splendide musée. Cependant Michel-Ange ne peignit presque jamais à l'huile, et ses tableaux sont d'une rareté fabuleuse; je croirais volontiers que c'est une composition peinte par Sébastien del Piombo d'après un carton et sur un trait de ce sublime artiste. On sait que, jaloux du succès de Raphaël, Michel-Ange employa quelquefois Sébastien del Piombo pour réunir la couleur au dessin et dépasser son jeune rival. Quoi qu'il en soit, c'est un tableau admirable; la sainte Vierge, assise et noblement drapée, voile avec une écharpe transparente la divine nudité du petit Jésus, debout à côté d'elle. Deux anges en contemplation nagent silencieusement dans l'outremer du ciel; au fond l'on aperçoit un paysage sévère, des roches, des terrains et quelques pans de murs. La tête de la Vierge est d'une majesté, d'un calme et d'une puissance dont on ne peut donner l'idée avec des mots. Le cou est attaché aux épaules par des lignes si pures, si chastes et si nobles, la figure respire une si douce quiétude maternelle, les mains sont tournées si divinement, les pieds ont une telle élégance et un si grand style, qu'on ne peut détacher les yeux de cette peinture. Ajoutez à ce merveilleux dessin une couleur simple, solide, soutenue de ton, sans faux brillants, sans petites recherches de clair-obscur, avec un certain aspect de fresque qui s'harmonise parfaitement au ton de l'architecture, et vous aurez un chef-d'œuvre dont vous ne pourrez trouver l'équivalent que dans l'école florentine ou l'école romaine.

Il y a aussi, dans la cathédrale de Burgos, une sainte Famille sans nom d'auteur, que je soupçonne fort d'être d'André del Sarto, et des tableaux gothiques sur bois de Cornelis van Eyck, dont les pareils se trouvent dans la galerie de Dresde; les tableaux de l'école allemande ne sont pas rares en Espagne, et quelques-uns sont d'une grande beauté. Nous mentionnerons, en passant, quelques tableaux de fra Diego de Leyva, qui se fit chartreux à la Cartuja de Miraflores, à l'âge de cinquante-trois ans, entre autres celui qui représente le martyre de sainte Casilda, à qui le bourreau a coupé les deux seins: le sang jaillit à gros bouillons de deux plaques rouges laissées sur la poitrine par la chair amputée; les deux demi-globes gisent à côté de la sainte, qui regarde, avec une expression d'extase fiévreuse et convulsive, un grand ange à figure rêveuse et mélancolique qui lui apporte une palme. Ces effrayants tableaux de martyres sont très-nombreux en Espagne, où l'amour du réalisme et de la vérité dans l'art est poussé aux dernières limites. Le peintre ne vous fera pas grâce d'une seule goutte de sang; il faut qu'on voie les nerfs coupés qui se retirent, les chairs vives qui tressaillent, et dont la sombre pourpre contraste avec la blancheur exsangue et bleuâtre de la peau, les vertèbres tranchées par le cimeterre du bourreau, les marques violentes imprimées par les verges et les fouets des tourmenteurs, les plaies béantes qui vomissent l'eau et le sang par leur bouche livide: tout est rendu avec une épouvantable vérité. Ribera a peint, dans ce genre, des choses à faire reculer d'horreur el verdugo lui-même, et il faut réellement l'affreuse beauté et l'énergie diabolique qui caractérisent ce grand maître pour supporter cette féroce peinture d'écorcherie et d'abattoir, qui semble avoir été faite pour des cannibales par un valet de bourreau. Il y a vraiment de quoi dégoûter d'être martyr, et l'ange avec sa palme paraît une faible compensation pour de si atroces tourments. Encore Ribera refuse-t-il bien souvent cette consolation à ses torturés, qu'il laisse se tordre comme des tronçons de serpent dans une ombre fauve et menaçante que nul rayon divin n'illumine.

Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui: il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'est portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.

Le célèbre christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé les cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre: ce n'est plus de la pierre ni du bois enluminé, c'est une peau humaine (on le dit du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux, les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraie ronce, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités que l'on croirait qu'ils ruissellent effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout.

Nous sortîmes de la cathédrale éblouis, écrasés, soûls de chefs-d'œuvre et n'en pouvant plus d'admiration, et nous eûmes tout au plus la force de jeter un coup d'œil distrait sur l'arc de Fernand Gonzalès, essai d'architecture classique tenté, au commencement de la renaissance, par Philippe de Bourgogne. On nous fit voir aussi la maison du Cid; quand je dis la maison du Cid, je m'exprime mal, mais la place où elle a pu être: c'est un carré de terrain entouré de bornes; il ne reste pas le moindre vestige qui puisse autoriser cette croyance, mais rien aussi ne prouve le contraire, et, dans ce cas, il n'y a aucun inconvénient à s'en rapporter à la tradition. La maison du Cordon, ainsi nommée des lacs qui s'enroulent autour des portes, encadrent les fenêtres et se jouent à travers les architectures, mérite d'être examinée; elle sert d'habitation au chef politique de la province, et nous y rencontrâmes quelques alcades des environs, dont la physionomie eût paru suspecte au coin d'un bois, et qui auraient bien fait de se demander leurs papiers à eux-mêmes avant de se laisser circuler librement.

La porte Sainte-Marie, élevée en l'honneur de Charles-Quint, est un remarquable morceau d'architecture. Les statues placées dans les niches, quoique courtes et trapues, ont un caractère de force et de puissance qui rachète bien leur défaut de sveltesse; il est dommage que cette superbe porte triomphale soit obstruée et déshonorée par je ne sais quelles murailles de plâtre élevées là sous prétexte de fortification, et qu'il serait urgent de jeter par terre. Près de cette porte se trouve la promenade qui longe l'Arlençon, rivière très-respectable, de deux pieds de profondeur pour le moins, ce qui est beaucoup pour l'Espagne. Cette promenade est ornée de quatre statues représentant quatre rois ou comtes de Castille d'une assez belle tournure, savoir: don Fernand Gonzalès, don Alonzo, don Enrique II et don Fernando Ier. Voilà à peu près tout ce qui mérite d'être vu à Burgos. Le théâtre est encore plus sauvage que celui de Vittoria. On y jouait ce soir-là une pièce en vers: El Zapatero y el Rey (le Savetier et le Roi) de Zorilla, jeune écrivain très-distingué, fort en vogue à Madrid, et qui a déjà publié sept volumes de vers dont on vante le style et l'harmonie. Toutes les places étaient retenues d'avance; il fallut nous priver de ce plaisir et attendre au lendemain la représentation des Trois Sultanes, entremêlée de chant et de danses turques d'une bouffonnerie transcendante. Les acteurs ne savaient pas un mot de leur rôle, et le souffleur criait leur rôle à tue-tête, de façon à couvrir leur voix. À propos du souffleur, il est protégé par une carapace de fer-blanc arrondie en voûte de four contre les patatas, manzanas et cascaras de naranja, pommes de terre, pommes et pelures d'orange dont le public espagnol, public impatient s'il en fut, ne manque pas de bombarder les acteurs qui lui déplaisent. Chacun emporte sa provision de projectiles dans ses poches; si les acteurs ont bien joué, les légumes retournent à la marmite et vont grossir le puchero.

Un instant nous crûmes avoir trouvé le vrai type espagnol féminin dans une des trois sultanes: grands sourcils noirs arqués, nez mince, ovale allongé, lèvres rouges; mais un voisin officieux nous apprit que c'était une jeune Française.

Avant de partir de Burgos, nous allâmes faire une visite à la Cartuja de Miraflores, située à une demi-lieue de la ville. On a permis à quelques pauvres vieux moines infirmes de rester dans cette chartreuse pour y attendre leur mort. L'Espagne a beaucoup perdu de son caractère romantique à la suppression des moines, et je ne vois pas ce qu'elle y a gagné sous d'autres rapports. D'admirables édifices dont la perte sera irréparable, et qui avaient été conservés jusqu'alors dans l'intégrité la plus minutieuse, vont se dégrader, s'écrouler, et ajouter leurs ruines aux ruines déjà si fréquentes dans ce malheureux pays; des richesses inouïes en statues, en tableaux, en objets d'art de toute sorte, se perdront sans profiter à personne. On pouvait imiter, ce me semble, notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. Égorgez-vous entre vous pour les idées que vous croyez avoir, engraissez de vos corps les maigres champs ravagés par la guerre, c'est bien; mais la pierre, le marbre et le bronze touchés par le génie sont sacrés, épargnez-les. Dans deux mille ans on aura oublié vos discordes civiles, et l'avenir ne saura que vous avez été un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouvés dans les fouilles.

La Cartuja est située sur le haut d'une colline; l'extérieur en est austère et simple: murailles de pierres grises, toit de tuiles; tout pour la pensée, rien pour les yeux. À l'intérieur, ce sont de longs cloîtres frais et silencieux, blanchis à la chaux vive, des portes de cellules, des fenêtres à mailles de plomb dans lesquelles sont enchâssés quelques sujets pieux en verres de couleur, et particulièrement une Ascension de Jésus-Christ d'une composition singulière: le corps du Sauveur a déjà disparu; on ne voit plus que ses pieds, dont les empreintes sont restées en creux sur un rocher entouré de saints personnages en admiration.

Une petite cour au milieu de laquelle s'élève une fontaine d'où filtre goutte à goutte une eau diamantée, renferme le jardin du prieur. Quelques brindilles de vigne égaient un peu la tristesse des murailles; quelques bouquets de fleurs, quelques gerbes de plantes poussent çà et là, un peu au hasard et dans un désordre pittoresque. Le prieur, vieillard à figure noble et mélancolique, accoutré de vêtements ressemblant le plus possible à un froc (il n'est pas permis aux moines de garder leur costume), nous reçut avec beaucoup de politesse et nous fit asseoir autour du brasero, car il ne faisait pas très-chaud, et nous offrit des cigarettes et des azucarillos avec de l'eau fraîche. Un livre était ouvert sur la table; je me permis d'y jeter les yeux: c'était la Bibliotheca carluxiana, recueil de tous les passages de différents auteurs faisant l'éloge de l'ordre et de la vie des chartreux. Les marges étaient annotées de sa main avec cette bonne vieille écriture de prêtre, droite, ferme, un peu grosse, qui dit tant de choses à la pensée, et qu'un mondain hâté et convulsif ne saurait avoir. Ainsi ce pauvre vieux moine, laissé là par pitié dans ce couvent abandonné dont les voûtes vont bientôt s'écrouler sur sa fosse inconnue, rêvait encore la gloire de son ordre, et d'une main tremblante inscrivait sur les feuilles blanches du livre quelque passage oublié ou nouvellement recueilli.

Le cimetière est ombragé par deux ou trois grands cyprès, comme il y en a dans les cimetières turcs: cet enclos funèbre contient quatre cent dix-neuf chartreux morts depuis la construction du couvent; une herbe épaisse et touffue couvre ce terrain, où l'on ne voit ni tombe, ni croix, ni inscription; ils gisent là confusément, humbles dans la mort comme ils l'ont été dans la vie. Ce cimetière anonyme a quelque chose de calme et de silencieux qui repose l'âme; une fontaine, placée au centre, pleure, avec ses larmes limpides comme de l'argent, tous ces pauvres morts oubliés; je bus une gorgée de cette eau filtrée par les cendres de tant de saints personnages; elle était pure et glaciale comme la mort.

Mais, si la demeure des hommes est pauvre, celle de Dieu est riche. Dans le milieu de la nef sont placés les tombeaux de don Juan II et de la reine Isabelle, sa femme. On s'étonne que la patience humaine soit venue à bout d'une pareille œuvre: seize lions, deux à chaque angle, soutenant huit écussons aux armes royales, leur servent de base. Ajoutez un nombre proportionné de vertus, de figures allégoriques, d'apôtres et d'évangélistes, faites serpenter à travers tout cela des rameaux, des feuillages, des oiseaux, des animaux, des lacs d'arabesques, et vous n'aurez qu'une bien faible idée de ce prodigieux travail. Les statues couronnées du roi et de la reine sont couchées sur le couvercle. Le roi tient son sceptre à la main, et porte une robe longue, guillochée et ramagée avec une délicatesse inconcevable.

Le tombeau de l'infant Alonzo est du côté de l'évangile. L'infant y est représenté à genoux devant un prie-Dieu. Une vigne découpée à jours, où de petits enfants se suspendent et cueillent des raisins, festonne avec un intarissable caprice l'arc gothique qui encadre la composition à demi engagée dans le mur. Ces merveilleux monuments sont en albâtre et de la main de Gil de Siloé, qui fit aussi les sculptures du maître-autel; à droite et à gauche de cet autel, qui est d'une rare beauté, sont ouvertes deux portes par où l'on aperçoit deux chartreux immobiles dans le suaire blanc de leur froc: ces deux figures, qui sont probablement de Diego de Leyva, font illusion au premier coup d'œil. Des stalles de Berruguete complètent cet ensemble, qu'on s'étonne de rencontrer dans une campagne déserte.

Du haut de la colline, l'on nous fit apercevoir dans le lointain San-Pedro de Cardena, où se trouve la tombe du Cid et de doña Chimène, sa femme. À propos de cette tombe, on raconte une anecdote bizarre que nous allons rapporter, sans en garantir l'authenticité.

Pendant l'invasion des Français, le général Thibaut eut l'idée de faire apporter les os du Cid, de San-Pedro de Cardena à Burgos, dans l'intention de les placer dans un sarcophage sur la promenade publique, afin d'inspirer à la population des sentiments héroïques et chevaleresques par la présence de ces restes magnanimes. On ajoute que, dans un accès d'enthousiasme guerrier, l'honorable général mit coucher près de lui les ossements du héros, pour se hausser le courage à ce glorieux contact, précaution dont il n'avait aucunement besoin. Ce projet ne s'exécuta pas, et le Cid retourna près de doña Chimène, à San-Pedro de Cardena, où il est resté définitivement; mais une de ses dents, qui était détachée, et que l'on avait serrée dans un tiroir, a disparu sans que l'on ait pu savoir ce qu'elle était devenue. Il n'a manqué à la gloire du Cid que d'être canonisé; il l'aurait été si, avant de mourir, il n'avait pas eu l'idée arabo-hérétique et malsonnante de vouloir qu'on enterrât avec lui son fameux cheval Babieça: ce qui fit douter de son orthodoxie. À propos du Cid, faisons observer à M. Casimir Delavigne que l'épée du héros s'appelle Tisona et non pas Tizonade, qui fait une rime trop riche à limonade. Tout ceci soit dit sans porter la moindre atteinte à la gloire du Cid, qui, outre son mérite de héros, a eu celui d'inspirer si bien les poëtes inconnus du Romancero, Guilhen de Castro, Diamante et Pierre Corneille.


VI. EL CORREO REAL; LES GALÈRES.--VALLADOLID.--SAN-PABLO.--UNE REPRÉSENTATION D'HERNANI.--SAINTE-MARIE-DES-NEIGES.--MADRID.

El correo real dans lequel nous quittâmes Burgos mérite une description particulière. Figurez-vous une voiture antédiluvienne, dont le modèle aboli ne peut se retrouver que dans l'Espagne fossile; des roues énormes, évasées, à rayons très-minces, et placées très en arrière de la caisse, peinte en rouge au temps d'Isabelle la Catholique; un coffre extravagant, percé de toutes sortes de fenêtres de formes contournées et garni à l'intérieur de petits coussins d'un satin qui avait pu être rose à une époque reculée, le tout relevé de piqûres et d'agréments en chenille, que rien n'empêchait d'avoir été de plusieurs couleurs. Ce respectable carrosse était naïvement suspendu par des cordes, et ficelé aux endroits menaçants avec des cordelettes de sparterie. On ajoute à cette machine une file de mules d'une raisonnable longueur, avec un assortiment de postillons et de mayoral en veste d'agneau d'Astrakan, et en pantalon de peau de mouton d'une apparence on ne peut plus moscovite, et nous voilà partis au milieu d'un tourbillon de cris, d'injures et de coups de fouet. Nous allions un train d'enfer, nous dévorions le terrain, et les vagues silhouettes des objets s'envolaient à droite et à gauche avec une rapidité fantasmagorique. Je n'ai jamais vu de mules plus emportées, plus rétives et plus farouches; à chaque relais, il fallait une armée de muchachos pour en accrocher une à la voiture. Ces diaboliques bêtes sortaient de l'écurie debout sur leurs pieds de derrière, et ce n'était qu'au moyen d'une grappe de postillons suspendus à leur licou qu'on parvenait à les réduire à l'état de quadrupède. Je crois que ce qui leur inspirait cette ardeur endiablée, était l'idée de la nourriture qui les attendait à la prochaine venta, car elles étaient d'une maigreur effrayante. En partant d'un petit village, elles se mirent à ruer, à sauter si bien, que leurs jambes se prirent dans les traits: alors ce fut un salmis de ruades, de coups de bâton inimaginables; toute la file tomba, et un malheureux postillon qui se trouvait en tête, monté sur un cheval qui probablement n'avait jamais été attelé, fut retiré de dessous ce monceau presque aplati et rendant le sang par le nez. Sa maîtresse, qui assistait au départ, poussait des cris à fendre l'âme, et tels que je n'aurais cru qu'il en pût sortir d'une poitrine humaine. Enfin on parvint à débrouiller les cordes, à remettre les mules sur leurs pieds; un autre postillon prit la place du blessé, et l'on se mit en route avec une vélocité sans pareille. Le pays que nous traversions avait un aspect d'une sauvagerie étrange: c'étaient de grandes plaines arides, sans un seul arbre qui en rompît l'uniformité, terminées par des montagnes et des collines d'un jaune d'ocre que l'éloignement pouvait à peine azurer. De temps à autre nous traversions des villages terreux, bâtis en pisé, la plupart en ruine. Comme c'était le dimanche, le long de ces murailles jaunâtres éclairées d'un pâle rayon, se tenaient debout, immobiles comme des momies, des rangs de Castillans hautains drapés dans leurs guenilles d'amadou, en train de tomar el sol, récréation qui ferait mourir d'ennui au bout d'une heure l'Allemand le plus flegmatique. Cependant cette jouissance tout espagnole était ce jour-là fort excusable, car il faisait un froid atroce; un vent furieux balayait la plaine avec un bruit de tonnerre et de chariots pleins d'armures roulant sur des voûtes d'airain. Je ne crois pas que dans les kraals des Hottentots et dans les campements des Kalmouks on puisse rencontrer rien de plus sauvage, de plus barbare et de plus primitif. Profitant d'une halte, j'entrai dans une de ces huttes: c'était un taudis sans fenêtre, avec un foyer de pierres brutes placé au centre, et un trou dans le toit pour laisser sortir la fumée; les murs étaient bistrés d'un bitume digne de Rembrandt.

On dîna à Torrequemada, pueblo situé sur une petite rivière encombrée par d'anciennes fortifications en ruine. Torrequemada est remarquable par l'absence complète de vitres: il n'y a de carreaux qu'au parador qui, malgré ce luxe inouï, n'en a pas moins une cuisine avec un trou dans le plafond. Après avoir avalé quelques garbanzos qui sonnaient dans nos ventres comme des grains de plomb dans des tambours de basque, nous rentrâmes dans notre boîte, et la course au clocher recommença. Cette voiture après ces mules était comme une casserole attachée à la queue d'un tigre: le bruit qu'elle faisait les excitait encore davantage. Un feu de paille allumé au milieu de la route faillit leur faire prendre le mors aux dents. Elles étaient si ombrageuses, qu'il fallait les tenir par la bride et leur mettre la main sur les yeux lorsqu'une autre voiture venait en sens inverse. Règle générale, lorsque deux voitures traînées par des mules se rencontrent, l'une des deux doit verser. Enfin, ce qui devait arriver arriva. J'étais en train de retourner dans ma tête je ne sais quel lambeau d'hémistiche, comme c'est mon habitude en voyage, lorsque je vis venir de mon côté, décrivant une rapide parabole, mon camarade qui était assis en face de moi; cette action bizarre fut suivie d'un choc très-rude et d'un craquement général: «Es-tu mort? me demanda mon ami en achevant sa courbe.--Au contraire, répondis-je; et toi?--Très-peu,» me répondit-il. Et nous sortîmes au plus vite par le toit défoncé de la pauvre voiture qui était brisée en mille pièces. Nous vîmes avec une satisfaction infinie à quinze pas dans un champ la boîte de notre daguerréotype aussi pure, aussi intacte, que si elle eût été encore dans la boutique de Susse, occupée à faire des vues de la colonnade de la Bourse. Quant aux mules, elles s'étaient envolées, et avaient emporté à tous les diables le train de devant et les deux petites roues. Notre perte se monta à un bouton qui sauta dans la violence du choc et ne put être retrouvé, il est vraiment impossible de verser plus admirablement.

Une des choses les plus bouffonnes que j'aie vues, c'est le mayoral se lamentant sur les débris de sa carriole; il en rajustait les morceaux comme un enfant qui vient de casser un verre, et, voyant que le mal était irréparable, il éclatait en affreux jurements, trépignait, se donnait des coups de poing, se roulait par terre, imitant les excès des douleurs antiques, ou bien il s'attendrissait et se livrait aux plus touchantes élégies. Ce qui l'affligeait surtout, c'était le sort des coussins roses gisant çà et là, déchirés et souillés de poussière; ces coussins étaient ce que son imagination de mayoral pouvait concevoir de plus magnifique, et son cœur saignait de voir tant de splendeur évanouie.

Notre position n'était pas autrement gaie, quoique nous fussions attaqués d'un accès de fou rire assez intempestif. Nos mules s'étaient évanouies en fumée, et nous n'avions plus qu'une voiture démantelée et sans roues. Heureusement la venta n'était pas loin. On alla chercher deux galères, qui nous recueillirent, nous et notre bagage. La galère justifie parfaitement son nom: c'est une charrette à deux ou quatre roues, qui n'a ni fond ni plancher; un lacis de cordes de roseaux forme, dans la partie inférieure, une espèce de filet où l'on place les malles et les paquets. Là-dessus on étend un matelas, un pur matelas espagnol, qui ne vous empêche en aucune façon de sentir les angles du bagage entassé au hasard. Les patients se groupent comme ils peuvent sur ce chevalet d'une nouvelle espèce, auprès duquel les grils de saint Laurent et de Guatimozin sont des lits de roses, car il était du moins possible de s'y retourner. Que diraient les philanthropes qui font voyager les forçats en chaises de poste, en voyant les galères où sont condamnés les gens les plus innocents du monde, lorsqu'ils vont visiter l'Espagne?

Dans cet agréable véhicule privé de toute espèce de ressorts, nous faisions quatre lieues d'Espagne à l'heure, c'est-à-dire cinq lieues de France, une lieue de plus que les malles-postes les mieux servies sur la plus belle route. Pour aller plus vite, il aurait fallu des chevaux anglais, de course ou de chasse, et la route que nous suivions était coupée de montées très-rudes et de pentes rapides, toujours descendues au triple galop; il faut toute l'assurance et toute l'adresse des postillons et des conducteurs espagnols pour ne pas s'aller briser en cinquante mille morceaux au fond des précipices: au lieu de verser une fois, nous aurions dû toujours verser.

Nous étions secoués comme ces souris que l'on ballotte pour les étourdir et les tuer contre les parois de la souricière, et il fallait toute la sévère beauté du paysage pour ne pas nous laisser aller à la mélancolie et à la courbature; mais ces belles collines aux lignes austères, à la couleur sobre et calme, donnaient tant de caractère à l'horizon sans cesse renouvelé, que les cahots de la galère étaient compensés et au delà. Un village, un ancien couvent bâti en forteresse, variaient ces sites d'une simplicité orientale, qui rappelaient les lointains du Joseph vendu par ses frères, de Decamps.

Dueñas, situé sur une colline, a l'air d'un cimetière turc; les caves, creusées dans le roc vif, reçoivent l'air par de petites tourelles évasées en turban, qui ont un faux air de minaret très-singulier. Une église de tournure mauresque complète l'illusion. À gauche, dans la plaine, le canal de Castille fait apparition de temps à autre; ce canal n'est pas encore terminé.

À Venta de Trigueros, l'on attela à notre galère un cheval rose d'une singulière beauté (l'on avait renoncé aux mules), qui justifiait pleinement le cheval tant critiqué du Triomphe de Trajan, d'Eugène Delacroix. Le génie a toujours raison; ce qu'il invente existe, et la nature l'imite presque dans ses plus excentriques fantaisies. Après avoir franchi une route flanquée de remblais et de contre-forts en arc-boutant d'un caractère assez monumental, nous entrâmes enfin dans Valladolid légèrement moulus, mais avec notre nez intact et nos bras tenant encore à notre buste sans épingles noires, comme les bras d'une poupée neuve. Je ne parle pas des jambes, où l'engourdissement avait piqué toutes les aiguilles de l'Angleterre, et où grouillaient les pattes de cent mille fourmis invisibles.

Nous descendîmes à un superbe parador, d'une propreté parfaite, où l'on nous donna deux belles chambres avec un balcon ouvrant sur une place, des tapis de nattes coloriées, et des murailles peintes à la détrempe en jaune et en vert pomme. Jusqu'à présent rien n'a justifié pour nous les reproches de malpropreté et de dénûment que font tous les voyageurs aux auberges espagnoles; nous n'avons pas encore trouvé des scorpions dans notre lit, et les insectes promis ne paraissent pas.

Valladolid est une grande ville presque entièrement dépeuplée; elle peut contenir deux cent mille âmes, et n'a guère que vingt mille habitants. C'est une ville propre, calme, élégante, et se ressentant déjà des approches de l'Orient. La façade de San-Pablo est couverte du haut en bas de sculptures merveilleuses du commencement de la renaissance. Devant le portail sont rangés en manière de bornes des piliers de granit surmontés de lions héraldiques, tenant dans toutes les positions possibles l'écusson des armes de Castille. Vis-à-vis se trouve un palais du temps de Charles-Quint, avec une cour en arcades d'une extrême élégance et des médaillons sculptés d'une rare beauté. La régie débite dans cette perle d'architecture son ignoble sel et son affreux tabac. Par un hasard heureux, la façade de San-Pablo est située sur une place, et l'on peut en prendre la vue au daguerréotype, ce qui est très-difficile pour les édifices du moyen âge, presque toujours enchâssés dans des tas de maisons et d'échoppes abominables; mais la pluie, qui ne cessa de tomber pendant le temps que nous restâmes à Valladolid, ne nous permit pas d'en prendre une épreuve. Vingt minutes de soleil à travers les ondées de pluie de Burgos nous avaient permis de reproduire les deux flèches de la cathédrale avec un grand morceau du portail d'une manière très-nette et très-distincte; mais, à Valladolid, nous n'eûmes pas même les vingt minutes, ce que nous regrettâmes d'autant plus que la ville abonde en charmantes architectures. Le bâtiment où se trouve la bibliothèque, dont on veut faire un musée, est du goût le plus pur et le plus délicieux; bien que quelques-uns de ces restaurateurs ingénieux qui préfèrent les planches aux bas-reliefs, aient honteusement gratté ses admirables arabesques, il en reste encore assez pour en faire un chef-d'œuvre d'élégance. Nous signalerons aux dessinateurs un balcon intérieur qui échancre l'angle d'un palais sur cette même place de San-Pablo, et forme un mirador d'un goût tout à fait original. La colonnette qui réunit les deux arcs est d'une coupe très-heureuse. C'est dans cette maison, à ce qu'on nous a dit, qu'est né le terrible Philippe II. Mentionnons aussi un colossal fragment de cathédrale inachevée en granit, par Herrera, dans le genre de Saint-Pierre de Rome; mais cette construction fut abandonnée pour l'Escurial, lugubre fantaisie du triste fils de Charles-Quint.

On nous fit voir dans une église fermée une collection de tableaux provenant de la suppression des couvents, et réunis là par ordre supérieur; cette collection prouve que les gens qui ont pillé les églises et les couvents sont d'excellents artistes et d'admirables connaisseurs, car ils n'ont laissé que d'horribles croûtes dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs chez un marchand de bric-à-brac. Au Musée, il y a quelques tableaux passables, mais rien de supérieur; en revanche, force sculptures sur bois et force christs d'ivoire, plutôt remarquables par la grandeur de leurs proportions et leur antiquité, que par la beauté réelle du travail. Au reste, les gens qui vont en Espagne pour acheter des curiosités sont fort désappointés: pas une arme précieuse, pas une édition rare, pas un manuscrit, rien.

La Plaza de la Constitucion de Valladolid est fort belle et fort vaste: elle est entourée de maisons soutenues par de grandes colonnes de granit bleuâtre d'une seule pièce et d'un bel effet. Le palais de la Constitucion, peint en vert-pomme, est orné d'une inscription en l'honneur de l'innocente Isabelle, comme on appelle ici la petite reine, et d'un cadran éclairé la nuit comme celui de l'Hôtel-de-ville de Paris, innovation qui paraît beaucoup réjouir les habitants. Sous les piliers sont établies des multitudes de tailleurs, de chapeliers et de cordonniers, les trois états les plus florissants en Espagne; c'est là que sont les principaux cafés, et tout le mouvement de la population semble se concentrer sur ce point. Dans le reste de la ville, à peine rencontrez-vous un rare passant, une criada qui va chercher de l'eau, ou un paysan qui chasse son âne devant lui. Cet effet de solitude est encore augmenté par la grande surface qu'occupe cette ville, où les places sont plus nombreuses que les rues. Le Campo grande, à côté de la grande porte, est entouré de quinze couvents, et il pourrait y en tenir encore plus.

On donnait ce soir-là au théâtre une pièce de M. Breton de Los Herreros, poëte dramatique très-estimé en Espagne. Cette pièce portait ce titre assez bizarre: El Pelo de la Desa, qui signifie littéralement le Poil du Pâturage, expression proverbiale assez difficile à faire comprendre, mais qui répond à notre dicton: «La caque sent toujours le hareng.» Il s'agit d'un paysan aragonais qui doit épouser une fille bien née, et qui a le bon sens de reconnaître qu'il ne pourra jamais devenir un homme du monde. Le comique de cette pièce consiste dans l'imitation parfaite du dialecte, de l'accent aragonais, mérite peu sensible pour des étrangers. Le baile nacional, sans être aussi macabre que celui de Vittoria, était encore très-médiocre. Le lendemain, on jouait Hernani ou l'Honneur castillan, de Victor Hugo, traduit par don Eugenio de Ochoa; nous n'eûmes garde de manquer pareille fête. La pièce est rendue, vers pour vers, avec une exactitude scrupuleuse, à l'exception de quelques passages et de quelques scènes que l'on a dû retrancher pour satisfaire aux exigences du public. La scène des portraits est réduite à rien, parce que les Espagnols la considèrent comme injurieuse pour eux, et s'y trouvent indirectement tournés en ridicule. Il y a aussi beaucoup de suppressions dans le cinquième acte. En général, les Espagnols se fâchent lorsqu'on parle d'eux d'une manière poétique; ils se prétendent calomniés par Hugo, par Mérimée et par tous ceux en général qui ont écrit sur l'Espagne: oui... calomniés, mais en beau. Ils renient de toutes leurs forces l'Espagne du Romancero et des Orientales, et une de leurs principales prétentions, c'est de n'être ni poétiques ni pittoresques, prétentions, hélas! trop bien justifiées. Le drame a été bien joué: le Ruy Gomez de Valladolid valait assurément celui de la rue de Richelieu, et ce n'est pas peu dire. Quant à l'Hernani, rebelle empoisonné, il aurait été très-satisfaisant sans le caprice maussade qu'il avait eu de s'habiller en troubadour de pendule. La doña Sol était presque aussi jeune que mademoiselle Mars, et n'avait pas son talent.

Le théâtre de Valladolid est d'une coupe assez heureuse, et, quoiqu'il ne soit décoré à l'intérieur que d'une simple couche de blanc avec des ornements en grisaille, l'effet en est joli; le décorateur a eu l'idée bizarre de peindre sur les parois de l'avant-scène des fenêtres ornées de leurs rideaux de mousseline à petits pois fort bien imités. Ces fenêtres en premières loges ont un aspect singulier: les balcons et les devantures des loges sont à jour avec des balustres évidés qui permettent de voir si les femmes ont le pied petit et sont bien chaussées, et même si leur cheville est fine et leur bas bien tiré;--ce qui n'a pas grand inconvénient pour les femmes espagnoles, presque toujours irréprochables sous ce rapport. J'ai vu par un charmant feuilleton de mon remplaçant littéraire (car la Presse pénètre jusque dans ces régions barbares) que les balcons de galerie du nouvel Opéra-Comique étaient construits dans ce système.

Au sortir de Valladolid, le paysage change de caractère, les landes reparaissent; seulement elles ont de plus que celles de Bordeaux des bouquets de chênes verts rabougris, et leurs pins sont plus évasés et se rapprochent de la forme du parasol. Du reste, même aridité, même solitude, même aspect de désolation; çà et là quelques tas de décombres décorés du nom de villages brûlés et dévastés par les factieux, où errent quelques rares habitants déguenillés et de mine chétive. Comme pittoresque, il n'y a que quelques jupons de femme: ces jupons sont d'un jaune queue de serin très-vif, égayé de broderies de plusieurs nuances, représentant des oiseaux et des fleurs.

Olmedo, où l'on s'arrête pour dîner, est complètement en ruine; des rues entières sont désertes, d'autres obstruées par les maisons écroulées; l'herbe pousse dans les places. Comme dans ces villes maudites dont parle l'Écriture, il n'y aura bientôt plus à Olmedo d'autres habitants que la vipère à tête plate, le hibou myope, et le dragon du désert frottera les écailles de son ventre sur la pierre des autels. Une ceinture d'anciennes fortifications démantelées entoure la ville, et le lierre charitable habille de son manteau vert la nudité des tours éventrées et lézardées. De grands et beaux arbres bordent ces remparts. La nature tâche de réparer de son mieux les ravages du temps et de la guerre. La dépopulation de l'Espagne est effrayante: du temps des Mores, elle comptait trente-deux millions d'habitants; maintenant elle en possède tout au plus dix ou onze. À moins d'un changement heureux qui n'est guère probable, ou d'une fécondité surnaturelle dans les mariages, des villes autrefois florissantes seront tout à fait abandonnées, et leurs ruines de briques et de pisé se fondront insensiblement dans la terre qui dévore tout, les cités et les hommes.

Dans la salle où nous dînions, une grosse femme taillée en Cybèle se promenait de long en large, portant sous son bras un panier oblong recouvert d'une étoffe, d'où sortaient de petits gémissements plaintifs et flûtés, ressemblant assez à ceux d'un enfant en bas âge. Cela m'intriguait beaucoup, parce que la corbeille était si petite qu'elle ne pouvait assurément contenir qu'un enfant microscopique et phénoménal, un Lilliputien bon à montrer dans les foires. L'énigme ne tarda pas à s'expliquer; la nourrice (c'en était une) tira du panier un jeune chien café au lait, s'assit dans un coin, et donna fort gravement à téter à ce nourrisson d'un nouveau genre. C'était une pasiega qui se rendait à Madrid pour être nourrice sur place, et qui craignait de voir son lait se tarir.

Le paysage, lorsqu'on part d'Olmedo, n'offre pas grande variété: seulement je remarquai, avant d'arriver à la couchée, un admirable effet de soleil; les rayons lumineux éclairaient en flanc une chaîne de montagnes très-éloignées dont tous les détails ressortaient avec une netteté extraordinaire; les côtés baignés d'ombre étaient presque invisibles, le ciel avait des nuances de mine de saturne.--Un peintre qui rendrait cet effet exactement serait accusé d'exagération et d'inexactitude.--Cette fois la posada était beaucoup plus espagnole que celles que nous avions vues jusqu'alors: elle consistait en une immense écurie, entourée de chambres blanchies au lait de chaux, et contenant chacune quatre ou cinq lits. C'était misérable et nu, mais non malpropre; la saleté caractéristique et proverbiale ne se faisait pas encore voir; il y avait même, luxe inouï! dans la salle à manger, une suite de gravures représentant les aventures de Télémaque, non pas les charmantes vignettes dont Célestin Nanteuil et son ami Baron illustrent l'histoire du maussade fils d'Ulysse, mais ces affreux barbouillages coloriés dont la rue Saint-Jacques inonde l'univers. On repartit à deux heures du matin, et, quand les premières lueurs du jour me permirent de distinguer les objets, je vis un spectacle que je n'oublierai de ma vie. Nous venions de relayer à un village appelé, je crois, Sainte-Marie-des-Neiges, et nous gravissions les croupes naissantes de la chaîne que nous devions traverser; on aurait dit les ruines d'une ville cyclopéenne: d'immenses quartiers de grès affectant des formes architecturales se dressaient de toutes parts et découpaient sur le ciel des silhouettes de Babels fantastiques. Ici, une pierre plate tombée en travers sur deux autres roches simulait, à s'y méprendre, des peulven ou des dolmen druidiques; plus loin, une suite de pitons en forme de fûts de colonnes représentaient des portiques et des propylées; d'autres fois, ce n'était plus qu'un chaos, un océan de grès figé au moment de sa plus grande fureur; le ton gris bleu de ces roches augmentait encore la singularité de la perspective: à chaque instant, des interstices de la pierre jaillissaient en bruine vaporeuse ou filtraient en larmes de cristal des sources d'eau de roche, et, ce qui me ravit particulièrement, la neige fondue s'amassait dans les creux et formait de petits lacs bordés d'un gazon couleur d'émeraude ou enchâssés dans un cercle d'argent fait par la neige qui avait résisté à l'action du soleil. Des piliers élevés de loin en loin, qui servent à faire reconnaître la route lorsque la neige étend ses nappes perfides sur le bon chemin et sur les précipices, lui donnent quelque chose de monumental; les torrents écument et bruissent de toutes parts; la route les enjambe avec ces ponts de pierre sèche si fréquents en Espagne: on en rencontre à chaque pas.

Les montagnes s'élevaient de plus en plus; quand nous en avions franchi une, il s'en présentait une autre plus élevée que nous n'avions pas vue d'abord; les mules devinrent insuffisantes, et il fallut recourir aux bœufs, ce qui nous permit de descendre de voiture et de gravir à pied le reste de la sierra. J'étais réellement enivré de cet air vif et pur; je me sentais si léger, si joyeux et si plein d'enthousiasme, que je poussais des cris et faisais des cabrioles comme un jeune chevreau; j'éprouvais l'envie de me jeter la tête la première dans tous ces charmants précipices si azurés, si vaporeux, si veloutés; j'aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille à chaque pin, me vautrer dans la neige étincelante, me mêler à toute cette nature, et me fondre comme un atome dans cette immensité.

Sous les rayons du soleil, les hautes cimes scintillaient et fourmillaient comme des basquines de danseuses sous leur pluie de paillettes d'argent; d'autres avaient la tête engagée dans les nuages et se fondaient dans le ciel par des transitions insensibles, car rien ne ressemble à une montagne comme un nuage. C'étaient des escarpements, des ondulations, des tons et des formes dont aucun art ne peut donner l'idée, ni la plume ni le pinceau; les montagnes réalisent tout ce que l'on en rêve: ce qui n'est pas un mince éloge. Seulement on se les figure plus grandes; leur énormité n'est sensible que par comparaison: en regardant bien, l'on s'aperçoit que ce qu'on prenait de loin pour un brin d'herbe est un pin de soixante pieds de haut.

Au tournant d'un pont fort propice pour une embuscade de brigands, nous vîmes une petite colonne avec une croix: c'était le monument d'un pauvre diable qui avait fini ses jours dans cette gorge étroite, pour cause de manoairada (main irritée). De temps en temps nous rencontrions des Maragatos en voyage avec leur costume du XVIe siècle, justaucorps de cuir serré par une boucle, larges grègues, chapeau à grands bords, des Valencianos avec leurs caleçons de toile blanche qui ressemblent au jupon des klephtes, leur mouchoir noué autour de la tête, leurs guêtres blanches bordées de bleu et sans pied en façon de knémis antique, leur longue pièce d'étoffe (capa de muestra) rayée transversalement de bandes de couleurs vives et posée en draperie sur l'épaule d'une manière très-élégante. Ce qu'on apercevait de leur peau était fauve comme du bronze de Florence. Nous vîmes aussi des convois de mules harnachées dans le goût le plus charmant avec des grelots, des franges et des couvertures bariolées, et leurs arrieros armés de carabines. Nous étions enchantés; le pittoresque demandé se produisait en abondance.

À mesure que nous montions, les bandes de neige devenaient plus épaisses et plus larges; mais un rayon de soleil faisait ruisseler la montagne, comme une amante qui rit dans les pleurs; de tous côtés filtraient de petits ruisseaux éparpillés comme des chevelures de naïades en désordre, et plus clairs que le diamant. À force de grimper, nous atteignîmes la crête supérieure, et nous nous assîmes sur la plinthe du socle d'un grand lion de granit qui marque au versant de la montagne les limites de la Vieille-Castille; au delà, c'est la Castille-Nouvelle.

La fantaisie de cueillir une délicieuse fleur rose dont j'ignore l'appellation botanique et qui croît dans les fentes du grès, nous fit monter sur une roche qu'on nous dit être l'endroit où s'asseyait Philippe II pour regarder à quel point en étaient les travaux de l'Escurial. Ou la tradition est apocryphe, ou Philippe avait des yeux diablement bons.

La voiture qui rampait péniblement le long des pentes escarpées nous rejoignit enfin. L'on détela les bœufs et l'on descendit le versant au galop: on s'arrêta pour dîner à Guadarrama, petit village accroupi au pied de la montagne, qui n'a pour tout monument qu'une fontaine de granit érigée par Philippe II. À Guadarrama, par un renversement bizarre de l'ordre naturel des plats, on nous servit pour dessert une soupe au lait de chèvre.

Madrid est, comme Rome, entouré d'une campagne déserte, d'une aridité, d'une sécheresse et d'une désolation dont rien ne peut donner l'idée: pas un arbre, pas une goutte d'eau, pas une plante verte, pas une apparence d'humidité, rien que du sable jaune et des roches gris de fer. En s'éloignant de la montagne, ce ne sont plus même des roches, mais de grosses pierres; de loin en loin une venta poussiéreuse, un clocher couleur de liège qui montre son nez au bord de l'horizon, de grands bœufs à l'air mélancolique traînant de ces chariots dont nous avons déjà donné la description; un paysan à cheval ou à mule, avec sa carabine à l'arçon, le sombrero sur les yeux et la mine farouche; ou bien encore de longues files d'ânes blanchâtres portant de la paille hachée, ficelée avec des résilles de cordelettes; et c'est tout: l'âne qui marche en tête, l'âne coronel, a toujours un petit plumet ou un pompon qui marque sa supériorité dans la hiérarchie de la gent à longues oreilles.

Au bout de quelques heures, que l'impatience d'arriver rendait plus longues encore, nous aperçûmes enfin Madrid assez distinctement. Quelques minutes après, nous entrions dans la capitale de l'Espagne par la puerta de Hierro: la voiture suivit d'abord une avenue plantée d'arbres écimés et trapus, et côtoyée de tourelles de briques qui servent à élever l'eau. À propos d'eau, quoique cette transition ne soit pas heureuse, j'oubliais de vous dire que nous avions traversé le Manzanarès sur un pont digne d'une rivière plus sérieuse; puis nous longeâmes le palais de la reine, qui est un de ces édifices que l'on est convenu d'appeler de bon goût. Les immenses terrasses qui l'exhaussent lui donnent une apparence assez grandiose.

Après avoir subi la visite de la douane, nous allâmes nous installer tout près de la calle d'Alcala et du Prado, calle del Caballero de Gracia, dans la fonda de la Amistad, où logeait précisément madame Espartero, duchesse de la Victoire, et nous n'eûmes rien de plus pressé que d'envoyer Manuel, notre domestique de place, aficionado et tauromaquiste consommé, nous prendre des billets pour la prochaine course aux taureaux.


VII. COURSES DE TAUREAUX.--SEVILLA LE PICADOR.--LA ESTOCADA À VUELA PIÉS.

Il fallait encore attendre deux jours. Jamais jours ne me semblèrent plus longs, et je relus plus de dix fois, pour tromper mon impatience, l'affiche apposée au coin des principales rues; l'affiche promettait monts et merveilles: huit taureaux des plus fameux pâturages; Sevilla et Antonio Rodriguez, picadores; Juan Pastor, qu'on appelle aussi el Barbero, et Guillen, espadas; le tout avec défense au public de jeter dans l'arène des écorces d'orange et autres projectiles capables de nuire aux combattants.

On n'emploie guère en Espagne le mot matador pour désigner celui qui tue le taureau, on l'appelle espada (épée), ce qui est plus noble et a plus de caractère; l'on ne dit pas non plus toreador, mais bien torero. Je donne, en passant, cet utile renseignement à ceux qui font de la couleur locale dans les romances et dans les opéras-comiques. La course se nomme media corrida, demi-course, parce qu'autrefois il y en avait deux tous les lundis, l'une le matin, l'autre à cinq heures du soir, ce qui faisait la course entière: la course du soir est seule conservée.

L'on a dit et répété de toutes parts que le goût des courses de taureaux se perdait en Espagne, et que la civilisation les ferait bientôt disparaître; si la civilisation fait cela, ce sera tant pis pour elle, car une course de taureaux est un des plus beaux spectacles que l'homme puisse imaginer; mais ce jour-là n'est pas encore arrivé, et les écrivains sensibles qui disent le contraire n'ont qu'à se transporter un lundi, entre quatre et cinq heures, à la porte d'Alcala, pour se convaincre que le goût de ce féroce divertissement n'est pas encore près de se perdre.

Le lundi, jour de taureaux, dia de toros, est un jour férié; personne ne travaille, toute la ville est en rumeur; ceux qui n'ont pas encore pris leurs billets marchent à grands pas vers la calle de Carretas, où est situé le bureau de location, dans l'espoir de trouver quelque place vacante; car, disposition qu'on ne saurait trop louer, cet énorme amphithéâtre est entièrement numéroté et divisé en stalles, usage que l'on devrait bien imiter dans les théâtres de France. La calle de Alcala, qui est l'artère où viennent se dégorger les rues populeuses de la ville, est pleine de piétons, de cavaliers et de voitures; c'est pour cette solennité que sortent de leurs remises poudreuses les calessines et les carrioles les plus baroques et les plus extravagantes, et que se produisent au jour les attelages les plus fantastiques, les mules les plus phénoménales. Les calessines rappellent les corricoli de Naples: de grandes roues rouges, une caisse sans ressorts, ornée de peintures plus ou moins allégoriques, et doublée de vieux damas ou de serge passée avec des franges et des effilés de soie et par là-dessus un certain air rococo de l'effet le plus amusant; le conducteur est assis sur le brancard, d'où il peut haranguer et bâtonner sa mule tout à son aise, et laisse ainsi une place de plus à ses pratiques. La mule est enjolivée d'autant de plumets, de pompons, de houppes, de franges et de grelots qu'il est possible d'en accrocher aux harnais d'un quadrupède quelconque. Un calessin contient ordinairement une manola et son amie, avec son manolo, sans préjudice d'une grappe de muchachos pendue à l'arrière-train. Tout cela va comme le vent dans un tourbillon de cris et de poussière. Il y a aussi des carrosses à quatre ou cinq mules dont on ne trouve plus les équivalents que dans les tableaux de Van der Meulen représentant les conquêtes et les chasses de Louis XIV. Tous les véhicules sont mis à contribution, car le grand genre parmi les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, est d'aller en calessine à la plaza de Toros; elles mettent leur matelas en gage pour avoir de l'argent ce jour-là, et, sans être précisément vertueuses le reste de la semaine, elles le sont à coup sûr beaucoup moins le dimanche et le lundi. On voit aussi des gens de la campagne qui arrivent à cheval, la carabine à l'arçon de la selle; d'autres sur des ânes, seuls ou avec leurs femmes; tout cela sans compter les calèches des gens du grand monde, et une foule d'honnêtes citadins et de señoras en mantille qui se hâtent et pressent le pas; car voici le détachement de garde nationale à cheval qui s'avance, trompettes en tête, pour faire évacuer l'arène, et, pour rien au monde, on ne voudrait manquer l'évacuation de l'arène et la fuite précipitée de l'alguazil, quand il a jeté au garçon de combat la clef du toril où sont enfermés les gladiateurs à cornes. Le toril fait face au matadero, où l'on écorche les bêtes abattues. Les taureaux sont amenés de la veille et nuitamment dans un pré voisin de Madrid, que l'on nomme el arroyo, but de promenade pour les aficionados, promenade qui n'est pas sans quelque danger, car les taureaux sont en liberté, et leurs conducteurs ont fort à faire de les garder. Ensuite on les fait entrer dans l'encierro (l'étable du cirque), au moyen de vieux bœufs habitués à cette fonction et que l'on mêle au troupeau farouche.

La plaza de Toros est située à main gauche en dehors de la porte d'Alcala qui, par parenthèse, est une assez belle porte, en manière d'arc de triomphe, avec des trophées et d'autres ornements héroïques; c'est un cirque énorme qui n'a rien de remarquable à l'extérieur et dont les murailles sont blanchies à la chaux; comme tout le monde a son billet pris d'avance, l'entrée s'effectue sans le moindre désordre. Chacun grimpe à sa place et s'asseoit suivant son numéro.

Voici la disposition intérieure. Autour de l'arène, d'une grandeur vraiment romaine, règne une barrière circulaire en planches de six pieds de haut peinte en rouge sang de bœuf et garnie de chaque côté, à deux pieds de terre environ, d'un rebord en charpente, où les chulos et banderilleros posent le pied pour sauter de l'autre côté lorsqu'ils sont trop vivement pressés par le taureau. Cette barrière s'appelle las tablas. Elle est percée de quatre portes pour le service de la place, l'entrée des taureaux, l'enlèvement des cadavres, etc. Après cette barrière, il y en a une autre un peu plus élevée qui forme avec la première une espèce de couloir où se tiennent les chulos fatigués, le picador sobre-saliente (remplaçant), qui doit toujours être là tout habillé et tout caparaçonné au cas où son chef d'emploi serait blessé ou tué; le cachetero et quelques aficionados qui, à force de persévérance, parviennent, malgré les règlements, à se glisser dans ce bienheureux couloir dont les entrées sont aussi recherchées en Espagne que celles des coulisses de l'Opéra peuvent l'être à Paris.

Comme il arrive souvent que le taureau exaspéré franchit la première barrière, la seconde est garnie en outre d'un réseau de cordes destinées à prévenir un autre élan; plusieurs charpentiers avec des haches et des marteaux se tiennent prêts à réparer les dommages qui peuvent en résulter pour les clôtures, en sorte que les accidents sont pour ainsi dire impossibles. Cependant l'on a vu des taureaux de muchas piernas (de beaucoup de jambes), comme on les appelle techniquement, franchir la seconde enceinte, comme en fait foi une gravure de la Tauromaquia de Goya, le célèbre auteur des Caprices, gravure qui représente la mort de l'alcade de Torrezon, misérablement embroché par un taureau sauteur.

À partir de cette seconde enceinte commencent les gradins destinés aux spectateurs: ceux qui sont près des cordes s'appellent places de barrera, ceux du milieu tendido, et les autres qui sont adossés au premier rang de la grada cubierta, prennent le nom de tabloncillos. Ces gradins, qui rappellent ceux des amphithéâtres de Rome, sont en granit bleuâtre, et n'ont d'autre toiture que le ciel. Immédiatement après viennent les places couvertes, gradas cubiertas, qui se divisent ainsi: delantera, places de devant; centro, places du milieu; et tabloncillo, places adossées. Par-dessus, s'élèvent les loges appelées palcos et palcos por asientos, au nombre de cent dix. Ces loges sont très-grandes et peuvent contenir une vingtaine de personnes. Le palco por asientos offre cette différence avec le palco simple, qu'on y peut prendre une seule place, comme une stalle de balcon à l'Opéra. Les loges de la Reina Gobernadora y de la inocente Isabel sont décorées avec des draperies de soie et fermées par des rideaux. À côté se trouve la loge de l'ayuntamiento (municipalité), qui préside la place et doit résoudre les difficultés qui se présentent.

Le cirque, ainsi distribué, contient douze mille spectateurs, tous assis à l'aise et voyant parfaitement, chose indispensable dans un spectacle purement oculaire. Cette immense enceinte est toujours pleine, et ceux qui ne peuvent se procurer des places de sombra (places à l'ombre) aiment encore mieux cuire tout vifs sur les gradins au soleil que de manquer une course. Il est de rigueur, pour les gens qui se piquent d'élégance, d'avoir leur loge aux Taureaux, comme à Paris, une loge aux Italiens.

Quand je débouchai du corridor pour m'asseoir à ma place, j'éprouvai une espèce d'éblouissement vertigineux. Des torrents de lumière inondaient le cirque, car le soleil est un lustre supérieur qui a l'avantage de ne pas répandre d'huile, et le gaz lui-même ne l'effacera pas de longtemps. Une immense rumeur flottait comme un brouillard de bruit au-dessus de l'arène. Du côté du soleil palpitaient et scintillaient des milliers d'éventails et de petits parasols ronds emmanchés dans des baguettes de roseau; on eût dit des essaims d'oiseaux de couleurs changeantes essayant de prendre leur vol: il n'y avait pas un seul vide. Je vous assure que c'est déjà un admirable spectacle que douze mille spectateurs dans un théâtre si vaste que Dieu seul peut en peindre le plafond avec le bleu splendide qu'il puise à l'urne de l'éternité.

La garde nationale à cheval, qui est fort bien montée et fort bien habillée, faisait le tour de l'arène, précédée de deux alguazils en costume, panache et chapeau à la Henri IV, justaucorps et manteau noirs, bottes à l'écuyère, et chassait devant elle quelques aficionados obstinés et quelques chiens retardataires. L'arène demeurée vide, les deux alguazils allèrent chercher les toreros, se composant des picadores, des chulos, des banderilleros et de l'espada, principal acteur du drame, qui firent leur entrée au son d'une fanfare. Les picadores montaient des chevaux dont les yeux étaient bandés, parce que la vue du taureau pourrait les effrayer et les jeter dans des écarts dangereux. Leur costume est très-pittoresque: il se compose d'une veste courte, qui ne se boutonne pas, de velours orange, incarnat, vert ou bleu, chargée de broderies d'or ou d'argent, de paillettes, de passequilles, de franges, de boutons en filigrane et d'agréments de toutes sortes, surtout aux épaulettes où l'étoffe disparaît complètement sous un fouillis lumineux et phosphorescent d'arabesques entrelacées; d'un gilet dans le même style, d'une chemise à jabot, d'une cravate bariolée et nouée négligemment, d'une ceinture de soie, et de pantalons de peau de buffle fauve rembourrés et garnis de tôle intérieurement, comme les bottes des postillons, pour défendre les jambes contre les coups de corne du taureau; un chapeau gris (sombrero) à bords énormes, à forme basse, enjolivé d'une énorme touffe de faveurs; une grosse bourse, ou cadogan, en rubans noirs, qui se nomme, je crois, moño, et qui réunit les cheveux derrière la tête, complètent l'ajustement. Le picador a pour arme une lance ferrée d'une pointe d'un ou deux pouces de longueur; ce fer ne peut pas blesser le taureau dangereusement, mais suffit pour l'irriter et le contenir. Un pouce de peau adapté à la main du picador empêche la lance de glisser; la selle est très-haute par devant et par derrière, et ressemble aux harnais bardés d'acier où s'enchâssaient, pour les tournois, les chevaliers du moyen âge; les étriers sont en bois et forment sabots, comme les étriers turcs; un long éperon de fer, aigu comme un poignard, arme le talon du cavalier; pour diriger les chevaux, souvent à moitié morts, un éperon ordinaire ne suffirait pas.

Les chulos ont un air fort leste et fort galant avec leurs culottes courtes de satin, vertes, bleues ou roses, brodées d'argent sur toutes les coutures, leurs bas de soie couleur de chair ou blancs, leur veste historiée de dessins et de ramages, leur ceinture serrée et leur petite montera perchée coquettement vers l'oreille; ils portent sur le bras un manteau d'étoffe (capa) qu'ils déroulent et font papillonner devant le taureau pour l'irriter, l'éblouir, ou lui donner le change. Ce sont des jeunes gens bien découplés, minces et sveltes au contraire des picadores qui se font en général remarquer par une haute taille et des formes athlétiques: les uns ont besoin de force, les autres d'agilité.

Les banderilleros portent le même costume et ont pour spécialité de planter dans les épaules du taureau des espèces de flèches munies d'un fer barbelé et enjolivées de découpures de papier; ces flèches se nomment banderillas, et sont destinées à raviver la fureur du taureau et à lui donner le degré d'exaspération nécessaire pour qu'il se présente bien à l'épée du matador. On doit poser deux banderillas à la fois, et pour cela il faut passer les deux bras entre les cornes du taureau, opération délicate pendant laquelle des distractions seraient dangereuses.

L'espada ne diffère des banderilleros que par un costume plus riche, plus orné, quelquefois de soie pourpre, couleur particulièrement désagréable au taureau. Ses armes sont une longue épée avec une poignée en croix et un morceau d'étoffe écarlate ajouté sur un bâton transversal; le nom technique de cette espèce de bouclier flottant est muleta.

Vous connaissez maintenant le théâtre et les acteurs; nous allons vous les montrer à l'œuvre.

Les picadores escortés des chulos vont saluer la loge de l'ayuntamiento d'où on leur jette les clefs du toril; les clefs sont ramassées et remises à l'alguazil, qui va les porter au garçon de combat, et se sauve au grand galop au milieu des huées et des cris de la foule, car les alguazils et tous les représentants de la justice ne sont guère plus populaires en Espagne que chez nous les gendarmes et les sergents de ville. Cependant les deux picadores vont se placer à la gauche des portes du toril qui fait face à la loge de la reine, parce que la sortie du taureau est une des choses les plus curieuses de la course; ils sont postés à peu de distance l'un de l'autre, adossés à la tablas, bien assurés sur leurs arçons, la lance au poing et préparés à recevoir vaillamment la bête farouche; les chulos et les banderilleros se tiennent à distance ou s'éparpillent dans l'arène.

Toutes ces préparations, qui paraissent plus longues dans la description que dans la réalité, allument la curiosité au plus haut point. Tous les yeux sont fixés avec anxiété sur la fatale porte, et dans ces douze mille regards il n'y en a pas un seul qui soit tourné d'un autre coté. La plus belle femme de la terre n'obtiendrait pas l'aumône d'une œillade dans ce moment-là.

J'avoue que, pour ma part, j'avais le cœur serré comme par une main invisible; les tempes me sifflaient, et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C'est une des plus fortes émotions que j'aie jamais éprouvées.

Une grêle fanfare résonna, les deux battants rouges se renversèrent avec fracas, et le taureau se précipita dans l'arène au milieu d'un hourra immense.

C'était un superbe animal, presque noir, luisant, avec un fanon énorme, un mufle carré, des cornes en croissant aiguës et polies, des jambes sèches, une queue toujours en mouvement, portant entre les deux épaules une touffe de rubans aux couleurs de sa Ganaderia, piquée dans le cuir par une aiguillette. Il s'arrêta une seconde, renifla l'air deux ou trois fois, ébloui du grand jour, étonné du tumulte; puis, avisant le premier picador, il fondit dessus au galop avec un élan furieux.

Le picador ainsi attaqué était Sevilla. Je ne puis résister au plaisir de décrire ici ce fameux Sevilla, qui est réellement l'idéal du genre. Figurez-vous un homme de trente ans environ, de grande mine et de grande tournure, robuste comme un Hercule, basané comme un mulâtre, avec des yeux superbes et une physionomie comme un des Césars du Titien; l'expression de sérénité joviale et dédaigneuse qui règne dans ses traits et son maintien ont vraiment quelque chose d'héroïque. Il avait, ce jour-là, une veste orange brodée et galonnée d'argent, qui m'est restée dessinée dans la mémoire avec une ineffaçable minutie: il abaissa la pointe de sa lance, se mit en arrêt, et soutint le choc du taureau si victorieusement, que la bête farouche chancela, passa outre, emportant une blessure qui ne tarda pas à rayer sa peau noire de filets rouges; elle s'arrêta incertaine quelques instants, puis fondit avec un redoublement de rage sur le second picador posté à quelque distance.

Antonio Rodriguez lui donna un bon coup de lance qui ouvrit une seconde blessure tout à côté de la première, car l'on ne doit piquer qu'à l'épaule; mais le taureau revint sur lui tête baissée et plongea sa corne tout entière dans le ventre du cheval. Les chulos accoururent, secouant leur cape, et l'animal stupide, attiré et distrait par ce nouvel appât, se mit à les poursuivre à toutes jambes; mais les chulos, mettant le pied sur le rebord dont nous avons parlé, sautèrent légèrement par-dessus la barrière, laissant l'animal fort étonné de ne plus rien voir.

Le coup de corne avait fendu le ventre du cheval, en sorte que ses entrailles se répandaient et coulaient presque jusqu'à terre; je crus que le picador allait se retirer pour en prendre un autre: pas le moins du monde; il lui toucha l'oreille pour voir si le coup était mortel. Le cheval n'était que décousu; cette blessure, quoique affreuse à voir, peut se guérir; on remet les boyaux dans le ventre, on y fait deux ou trois points, et la pauvre bête peut servir pour une autre course. Il lui donna un coup d'éperon, et fut, avec un temps de galop de chasse, se replacer plus loin.

Le taureau commençait à comprendre qu'il n'y avait guère que des coups de lance à gagner du côté des picadores, et sentait le besoin de retourner au pâturage. Au lieu d'entrer sans hésitation, après un élan de quelques pas, il retournait à sa querencia avec une imperturbable opiniâtreté; la querencia, en termes de l'art, est un coin quelconque de la place que le taureau se choisit pour gîte, et auquel il revient toujours après avoir donné la cogida; la cogida se dit de l'attaque du taureau, et la suerte de l'attaque du torero, qui se nomme aussi diestro.

Une nuée de chulos vint agiter devant ses yeux leurs capas de couleurs éclatantes; l'un d'eux poussa l'insolence jusqu'à coiffer de son manteau enroulé la tête du taureau, qui ressemblait ainsi à l'enseigne du Bœuf à la mode, que tout le monde a pu voir à Paris. Le taureau furieux se débarrassa, comme il put, de cet ornement intempestif, et fit voler en l'air l'innocente étoffe qu'il piétina avec rage lorsqu'elle retomba à terre. Profitant de cette recrudescence de colère, un chulo se mit à l'agacer en l'attirant du côté des picadores; se trouvant face à face de ses ennemis, le taureau hésita, puis, prenant son parti, se précipita sur Sevilla avec tant de force, que le cheval roula les quatre fers on l'air, car le bras de Sevilla est un arc-boutant de bronze que rien ne peut faire plier. Sevilla tomba sous le cheval, ce qui est la meilleure façon, parce que l'homme est à couvert des coups de corne, et que le corps de sa monture lui sert de bouclier. Les chulos intervinrent, et le cheval en fut quitte pour une estafilade à la cuisse. On releva Sevilla qui se remit en selle avec une tranquillité parfaite. Le cheval d'Antonio Rodriguez, l'autre picador, fut moins heureux: il reçut dans le poitrail un coup si violent, que la corne s'enfonça jusqu'à la garde, et disparut entièrement dans la blessure. Pendant que le taureau cherchait à dégager sa tête embarrassée dans le corps du cheval, Antonio s'accrochait des mains aux rebords de las tablas qu'il franchissait avec l'aide des chulos, car les picadores, désarçonnés, alourdis par la garniture de fer de leurs bottes, ne peuvent guère plus remuer que les anciens chevaliers emboîtés dans leurs armures.

Le pauvre animal, abandonné à lui-même, se mit à traverser l'arène en chancelant, comme s'il était ivre, s'embarrassant les pieds dans ses entrailles; des flots de sang noir jaillissaient impétueusement de sa plaie, et zébraient le sable de zigzags intermittents qui trahissaient l'inégalité de sa démarche; enfin il vint s'abattre près des tablas. Il releva deux ou trois fois la tête, roulant un œil bleu déjà vitré, retirant en arrière ses lèvres blanches d'écume, qui laissaient voir ses dents décharnées; sa queue battit faiblement la terre; ses pieds de derrière s'agitèrent convulsivement et lancèrent une ruade suprême, comme s'il eût voulu briser de son dur sabot le crâne épais de la mort. Son agonie était à peine terminée que les muchachos de service, voyant le taureau occupé d'un autre côté, accoururent pour lui ôter la selle et la bride. Il resta déshabillé, couché sur le flanc, et dessinant sur le sable sa brune silhouette. Il était si mince, si aplati, qu'on l'eût pris pour une découpure de papier noir. J'avais déjà remarqué à Montfaucon quelles formes étrangement fantastiques la mort fait prendre aux chevaux: c'est assurément l'animal dont le cadavre est le plus triste à voir. Sa tête, si noblement et si purement charpentée, modelée et frappée de méplats par le doigt terrible du néant, semble avoir été habitée par une pensée humaine; la crinière qui s'échevèle, la queue qui s'éparpille, ont quelque chose de pittoresque et de poétique. Un cheval mort est un cadavre; tout autre animal dont la vie s'est envolée n'est qu'une charogne.

J'insiste sur la mort de ce cheval, parce que c'est la sensation la plus pénible que j'aie éprouvée au combat de taureau. Ce ne fut pas, du reste, la seule victime: quatorze chevaux restèrent sur l'arène ce jour-là; un seul taureau en tua cinq.

Le picador revint avec un cheval frais, et il y eut encore plusieurs attaques plus ou moins heureuses. Mais le taureau commençait à se fatiguer et sa fureur à s'abattre; les banderilleros arrivèrent avec leurs flèches garnies de papier, et bientôt le cou du taureau fut orné d'une collerette de découpures que les efforts qu'il faisait pour s'en délivrer attachaient encore plus invinciblement. Un petit banderillero, nommé Majaron, piquait les dards avec beaucoup de bonheur et d'audace, et quelquefois même il battait un entrechat avant de se retirer; aussi était-il fort applaudi. Quand le taureau eut après lui sept à huit banderillas, dont le fer lui déchirait le cuir et dont le papier lui bruissait aux oreilles, il se mit à courir çà et là, à beugler affreusement. Son mufle noir blanchissait d'écume, et, dans l'enivrement de sa rage, il donna de si rudes coups de corne contre une des portes, qu'il la fit sauter des gonds. Les charpentiers, qui suivaient de l'œil ses mouvements, remirent aussitôt le battant en place; un chulo l'attira d'un autre côté, et fut poursuivi si vivement qu'il eut à peine le temps de franchir la barrière. Le taureau, exaspéré, enragé, fit un effort prodigieux, et passa par-dessus las tablas. Tous ceux qui se trouvaient dans le couloir sautèrent avec une merveilleuse promptitude dans la place, et le taureau rentra par une autre porte, reconduit à coups de canne et à coups de chapeau par les spectateurs du premier rang.

Les picadores se retirèrent, laissant le champ libre à l'espada Juan Pastor, qui s'en fut saluer la loge de l'ayuntamiento et demander la permission de tuer le taureau; la permission accordée, il jeta en l'air sa montera, comme pour montrer qu'il allait jouer son va-tout, et marcha au taureau d'un pas délibéré, cachant son épée sous les plis rouges de sa muleta.

L'espada fit voltiger à plusieurs reprises l'étoffe écarlate sur laquelle le taureau se précipitait aveuglément; un mouvement de corps lui suffisait pour éviter l'élan de la bête farouche, qui revenait bientôt à la charge, donnant de furieux coups de tête dans l'étoffe légère qu'il déplaçait sans la pouvoir percer. Le moment favorable étant venu, l'espada se plaça tout à fait en face du taureau, agitant sa muleta de la main gauche et tenant son épée horizontale, la pointe à la hauteur des cornes de l'animal; il est difficile de rendre avec des mots la curiosité pleine d'angoisses, l'attention frénétique qu'excite cette situation qui vaut tous les drames de Shakspeare; dans quelques secondes, l'un des deux acteurs sera tué. Sera-ce l'homme ou le taureau? Ils sont là tous les deux face à face, seuls; l'homme n'a aucune arme défensive; il est habillé comme pour un bal: escarpins et bas de soie; une épingle de femme percerait sa veste de satin; un lambeau d'étoffe, une frêle épée, voilà tout. Dans ce duel le taureau a tout l'avantage matériel: il a deux cornes terribles, aiguës comme des poignards, une force d'impulsion immense, la colère de la brute qui n'a pas la conscience du danger; mais l'homme a son épée et son cœur, douze mille regards fixés sur lui; de belles jeunes femmes vont l'applaudir tout à l'heure du bout de leurs blanches mains!

La muleta s'écarta, laissant à découvert le buste du matador; les cornes du taureau n'étaient qu'à un pouce de sa poitrine; je le crus perdu! Un éclair d'argent passa avec la rapidité de la pensée au milieu des deux croissants; le taureau tomba à genoux en poussant un beuglement douloureux, ayant la poignée de l'épée entre les deux épaules, comme ce cerf de saint Hubert qui portait un crucifix dans les ramures de son bois, ainsi qu'il est représenté dans la merveilleuse gravure d'Albert Durer.

Un tonnerre d'applaudissements éclata dans tout l'amphithéâtre; les palcos de la noblesse, les gradas cubiertas de la bourgeoisie, le tendido des manolos et des manolas, criaient et vociféraient avec toute l'ardeur et la pétulance méridionales: Bueno! bueno! viva el Barbero! viva!!!

Le coup que venait de faire l'espada est, en effet, très-estimé et se nomme la estocada a vuela piés: le taureau meurt sans perdre une goutte de sang, ce qui est le suprême de l'élégance, et en tombant sur ses genoux semble reconnaître la supériorité de son adversaire. Les aficionados (dilettanti) disent que l'inventeur de ce coup est Joaquin Rodriguez, célèbre torero du siècle passé.

Lorsque le taureau n'est pas mort sur le coup, on voit sauter par-dessus la barrière un petit être mystérieux, vêtu de noir, et qui n'a pris aucune part à la course: c'est le cachetero. Il s'avance d'un pied furtif, épie ses dernières convulsions, voit s'il est encore capable de se relever, ce qui arrive quelquefois, et lui enfonce traîtreusement par derrière un poignard cylindrique terminé en lancette, qui coupe la moelle épinière et enlève la vie avec la rapidité de la foudre; le bon endroit est derrière la tête à quelques pouces de la raie des cornes.

La musique militaire sonna la mort du taureau; une des portes s'ouvrit, et quatre mules harnachées magnifiquement avec des plumets, des grelots et des houppes de laine, et des petits drapeaux jaunes et rouges, aux couleurs d'Espagne, entrèrent au galop dans l'arène. Cet attelage est destiné à enlever les cadavres qu'on attache au bout d'une corde munie d'un crampon. On emporta d'abord les chevaux, puis le taureau. Ces quatre mules éblouissantes et sonores qui traînaient sur le sable, avec une vélocité enragée, tous ces corps qui couraient eux-mêmes si bien tout à l'heure, avaient un aspect bizarre et sauvage, qui dissimulait un peu le lugubre de leurs fonctions; un garçon de service vint avec une corbeille pleine de terre et saupoudra les mares de sang où le pied des toreros aurait pu glisser. Les picadores reprirent leurs places à côté de la porte, l'orchestre joua une fanfare, et un autre taureau s'élança dans l'arène; car ce spectacle n'a pas d'entr'acte, rien ne le suspend, pas même la mort d'un torero. Comme nous l'avons dit, les doublures sont là tout habillées et armées en cas d'accidents. Notre intention n'est pas de raconter successivement la mort des huit taureaux qui furent sacrifiés ce jour-là; mais nous parlerons de quelques variantes et incidents remarquables.

Les taureaux ne sont pas toujours d'une grande férocité; quelques-uns même sont fort doux et ne demanderaient pas mieux que de se coucher tranquillement à l'ombre. L'on voit à leur mine honnête et débonnaire qu'ils aiment mieux le pâturage que le cirque: ils tournent le dos aux picadores et laissent, avec beaucoup de flegme les chulos leur secouer devant le nez leurs capes de toutes couleurs; les banderillas ne suffisent pas même à les tirer de leur apathie; il faut donc avoir recours aux moyens violents, aux banderillas de fuego: ce sont des espèces de baguettes d'artifice qui s'allument quelques minutes après avoir été plantées dans les épaules du taureau cobarde (lâche), et éclatent avec force étincelles et détonations. Le taureau, par cette ingénieuse invention, est donc à la fois piqué, brûlé et abasourdi: fût-il le plus aplomado (plombé) des taureaux, il faut bien qu'il se décide à entrer en fureur. Il se livre à une foule de cabrioles extravagantes dont on ne croirait pas capable une si lourde bête; il rugit, il écume et se tord en tous sens pour se délivrer du feu d'artifice mal placé qui lui grille les oreilles et lui roussit le cuir.

Les banderillas de fuego ne s'accordent, du reste, qu'à la dernière extrémité; c'est une espèce de déshonneur pour la course lorsque l'on est obligé d'y recourir; mais, lorsque l'alcade tarde trop à agiter son mouchoir en signe de permission, on fait un tel vacarme qu'il est bien obligé de céder. Ce sont des cris et des vociférations inimaginables, des hurlements, des trépignements. Les uns crient: Banderillas de fuego!! les autres: Perros! perros (les chiens)! L'on accable le taureau d'injures; on l'appelle brigand, assassin, voleur; on lui offre une place à l'ombre, on lui fait mille plaisanteries, souvent très-spirituelles. Bientôt les chœurs de cannes se joignent aux vociférations devenues insuffisantes. Les planchers des palcos craquent et se fendent, et la peinture des plafonds tombe en pellicules blanchâtres comme une neige entremêlée de poussière. L'exaspération est au comble: Fuego al alcalde! perros al alcalde (le feu et les chiens à l'alcade)! hurle la foule enragée en montrant le poing à la loge de l'ayuntamiento. Enfin la bienheureuse permission est accordée, et le calme se rétablit. Dans ces espèces d'engueulements, pardon du terme, je n'en connais pas de meilleur, il se dit quelquefois des mots très-bouffons. Nous en rapporterons un très-concis et très-vif: un picador, magnifiquement vêtu avec un habit tout neuf, se prélassait sur son cheval sans rien faire, et dans un endroit de la place où il n'y avait pas de danger. Pintura! pintura! lui cria la foule qui s'aperçut de son manège.

Souvent le taureau est si lâche que les banderillas de fuego ne suffisent pas encore. Il retourne à sa querencia et ne veut pas entrer. Les cris: Perros! perros! recommencent. Alors, sur le signe de l'alcade, messieurs les chiens sont introduits. Ce sont d'admirables bêtes, d'une pureté de race et d'une beauté extraordinaires; ils vont droit au taureau, qui en jette bien une demi-douzaine en l'air, mais qui ne peut empêcher qu'un ou deux des plus forts et des plus courageux ne finissent par lui saisir l'oreille. Une fois qu'ils ont pris ils sont comme des sangsues; on les retournerait plutôt que de les faire lâcher. Le taureau secoue la tête, les cogne contre les barrières: rien n'y fait. Quand cela a duré quelque temps, l'espada ou le cachetero enfonce une épée dans le flanc de la victime, qui chancèle, ploie les genoux et tombe à terre, où on l'achève. On emploie aussi quelquefois une espèce d'instrument appelé media luna (demi-lune), qui lui coupe les jarrets de derrière et le rend incapable de toute résistance; alors ce n'est plus un combat, mais une boucherie dégoûtante. Il arrive souvent que le matador manque son coup: l'épée rencontre un os et rejaillit, ou bien elle pénètre dans le gosier et fait vomir au taureau le sang à gros bouillons, ce qui est une faute grave selon les lois de la tauromaquia. Si au second coup la bête n'est pas achevée, l'espada est couvert de huées, de sifflets et d'injures, car le public espagnol est impartial; il applaudit le taureau et l'homme selon leurs mérites réciproques. Si le taureau éventre un cheval et renverse un homme: Bravo toro! si c'est l'homme qui blesse le taureau: Bravo torero! mais il ne souffre la lâcheté ni dans l'homme ni dans la bête. Un pauvre diable, qui n'osait pas aller poser les banderillas à un taureau, extrêmement féroce, excita un tel tumulte qu'il fallut que l'alcade promît de le faire mettre en prison pour que l'ordre se rétablît.

Dans cette même course, Sevilla, qui est un écuyer admirable, fut très-applaudi pour le trait suivant: un taureau d'une force extraordinaire prit son cheval sous le ventre, et, relevant la tête, lui fit quitter terre complètement. Sevilla, dans cette position périlleuse, ne vacilla même pas sur sa selle, ne perdit pas les étriers, et tint si bien son cheval qu'il retomba sur les quatre pieds.

La course avait été bonne: huit taureaux, quatorze chevaux tués, un chulo blessé légèrement; on ne pouvait souhaiter rien de mieux. Chaque course doit rapporter vingt ou vingt-cinq mille francs; c'est une concession faite par la reine au grand hôpital, où les toreros blessés trouvent tous les secours imaginables; un prêtre et un médecin se tiennent dans une chambre à la plaza de Toros, prêts à administrer, l'un les remèdes de l'âme, l'autre les remèdes du corps; l'on disait autrefois, et je crois bien que l'on dit encore une messe à leur intention pendant la course. Vous voyez bien que rien n'est négligé, et que les impresarios sont gens de prévoyance. Le dernier taureau tué, tout le monde saute dans l'arène pour le voir de plus près, et les spectateurs se retirent en dissertant sur le mérite des différents suertes ou cogidas qui les ont le plus frappés. Et les femmes, me direz-vous, comment sont-elles? car c'est là une des premières questions que l'on adresse à un voyageur. Je vous avoue que je n'en sais rien. Il me semble vaguement qu'il y en avait de fort jolies auprès de moi, mais je ne l'affirmerai pas.

Allons au Prado pour éclaircir ce point important.


VIII.LE PRADO.--LA MANTILLE ET L'ÉVENTAIL.--TYPE ESPAGNOL.--MARCHANDS D'EAU; CAFÉS DE MADRID.--JOURNAUX.--LES POLITIQUES DE LA PUERTA DEL SOL.--HÔTEL DES POSTES.--LES MAISONS DE MADRID.--TERTULIAS; SOCIÉTÉ ESPAGNOLE.--LE THÉÂTRE DEL PRINCIPE.--PALAIS DE LA REINE, DES CORTES, ET MONUMENT DU DOS DE MAYO.--L'ARMERIA, LE BUEN RETIRO.

Quand on parle de Madrid, les deux premières idées que ce mot éveille dans l'imagination sont le Prado et la Puerta del Sol: puisque nous sommes tout portés, allons au Prado, c'est l'heure où la promenade commence. Le Prado, composé de plusieurs allées et contre-allées, avec une chaussée au milieu pour les voitures, est ombragé par des arbres écimés et trapus, dont le pied baigne dans un petit bassin entouré de briques où des rigoles amènent l'eau aux heures de l'arrosement; sans cette précaution ils seraient bientôt dévorés par la poussière et grillés par le soleil. La promenade commence au couvent d'Atocha, passe devant la porte de ce nom, la porte d'Alcala, et se termine à la porte des Récollets. Mais le beau monde se tient dans un espace circonscrit par la fontaine de Cybèle et celle de Neptune, depuis la porte d'Alcala jusqu'à la Carrera de San-Jeronimo. C'est là que se trouve un grand espace appelé salon, tout bordé de chaises, comme la grande allée des Tuileries; du côté du salon, il y a une contre-allée qui porte le nom de Paris; c'est le boulevard de Gand du lieu, le rendez-vous de la fashion de Madrid; et, comme l'imagination des fashionables ne brille pas précisément par le pittoresque, ils ont choisi l'endroit le plus poussiéreux, le moins ombragé, le moins commode de toute la promenade. La foule est si grande dans cet étroit espace, resserré entre le salon et la chaussée des voitures, qu'on a souvent peine à porter la main à sa poche pour prendre son mouchoir; il faut emboîter le pas et suivre la file comme à une queue de théâtre (au temps où les théâtres avaient des queues). La seule raison qui puisse avoir fait adopter cette place, c'est qu'on y peut voir et saluer les gens qui passent en calèche sur la chaussée (il est toujours honorable pour un piéton de saluer une voiture). Les équipages ne sont pas très-brillants; la plupart sont traînés par des mules dont le poil noirâtre, le gros ventre et les oreilles pointues sont de l'effet le plus disgracieux; on dirait les voitures de deuil qui suivent les corbillards: le carrosse de la reine elle-même n'a rien que de très-simple et de très-bourgeois. Un Anglais un peu millionnaire le dédaignerait assurément; sans doute, il y a quelques exceptions, mais elles sont rares. Ce qui est charmant, ce sont les beaux chevaux de selle andalous, sur lesquels se pavanent les merveilleux de Madrid. Il est impossible de voir quelque chose de plus élégant, de plus noble et de plus gracieux qu'un étalon andalou avec sa belle crinière dressée, sa longue queue bien fournie qui descend jusqu'à terre, son harnais orné de houppes rouges, sa tête busquée, son œil étincelant et son cou renflé en gorge de pigeon. J'en ai vu un monté par une femme qui était rose (le cheval et non la femme) comme une rose du Bengale glacée d'argent, et d'une beauté merveilleuse. Quelle différence entre ces nobles bêtes qui ont conservé leur belle forme primitive et ces machines locomotives en muscles et en os, qu'on appelle des coureurs anglais, et qui n'ont plus du cheval que quatre jambes et une épine dorsale pour poser un jockey!

Le coup d'œil du Prado est réellement un des plus animés qui se puissent voir, et c'est une des plus belles promenades du monde, non pour le site qui est des plus ordinaires, malgré tous les efforts que Charles III a pu faire pour en corriger la défectuosité, mais à cause de l'affluence étonnante qui s'y porte tous les soirs, de sept heures et demie à dix heures.

On voit très-peu de chapeaux de femme au Prado; à l'exception de quelques galettes jaune soufre, qui ont dû orner autrefois des ânes instruits, il n'y a que des mantilles. La mantille espagnole est donc une vérité; j'avais pensé qu'elle n'existait plus que dans les romances de M. Crevel de Charlemagne: elle est en dentelles noires ou blanches, plus habituellement noires, et se pose à l'arrière de la tête sur le haut du peigne; quelques fleurs placées sur les tempes complètent cette coiffure qui est la plus charmante qui se puisse imaginer. Avec une mantille, il faut qu'une femme soit laide comme les trois vertus théologales pour ne pas paraître jolie; malheureusement c'est la seule partie du costume espagnol que l'on ait conservée: le reste est à la française. Les derniers plis de la mantille flottent sur un châle, un odieux châle, et le châle lui-même est accompagné d'une robe d'étoffe quelconque, qui ne rappelle en rien la basquine. Je ne puis m'empêcher d'être étonné d'un pareil aveuglement, et je ne comprends pas que les femmes, ordinairement clairvoyantes en ce qui concerne leur beauté, ne s'aperçoivent pas que leur suprême effort d'élégance arrive tout au plus à les faire ressembler à une merveilleuse de province, résultat médiocre. L'ancien costume est si parfaitement approprié au caractère de beauté, aux proportions et aux habitudes des Espagnoles, qu'il est vraiment le seul possible. L'éventail corrige un peu cette prétention au parisianisme. Une femme sans éventail est une chose que je n'ai pas encore vue en ce bienheureux pays; j'en ai vu qui avaient des souliers de satin sans bas, mais elles avaient un éventail; l'éventail les suit partout, même à l'église où vous rencontrez des groupes de femmes de tout âge, agenouillées ou accroupies sur leurs talons, qui prient et s'éventent avec ferveur, entremêlant le tout de signes de croix espagnols qui sont beaucoup plus compliqués que les nôtres, et qu'elles exécutent avec une précision et une rapidité dignes de soldats prussiens. Manœuvrer l'éventail est un art totalement inconnu en France. Les Espagnoles y excellent; l'éventail s'ouvre, se ferme, se retourne dans leurs doigts si vivement, si légèrement, qu'un prestidigitateur ne ferait pas mieux. Quelques élégantes en forment des collections du plus grand prix; nous en avons vu une qui en comptait plus de cent de différents styles; il y en avait de tout pays et de toute époque: ivoire, écaille, bois de sandal, paillettes, gouaches du temps de Louis XIV et de Louis XV, papier de riz du Japon et de la Chine, rien n'y manquait; plusieurs étaient étoilés de rubis, de diamants et autres pierres précieuses: c'est un luxe de bon goût et une charmante manie pour une jolie femme. Les éventails qui se ferment et s'épanouissent produisent un petit sifflement qui, répété plus de mille fois par minute, jette sa note à travers la confuse rumeur qui flotte sur la promenade, et a quelque chose d'étrange pour une oreille française. Lorsqu'une femme rencontre quelqu'un de connaissance, elle lui fait un petit signe d'éventail, et lui jette en passant le mot agur qui se prononce abour. Maintenant venons aux beautés espagnoles.

Ce que nous entendons en France par type espagnol n'existe pas en Espagne, ou du moins je ne l'ai pas encore rencontré. On se figure habituellement, lorsqu'on parle señora et mantille, un ovale allongé et pâle, de grands yeux noirs surmontés de sourcils de velours, un nez mince un peu arqué, une bouche rouge de grenade, et, sur tout cela, un ton chaud et doré justifiant le vers de la romance: Elle est jaune comme une orange. Ceci est le type arabe ou moresque, et non le type espagnol. Les Madrilègnes sont charmantes dans toute l'acception du mot: sur quatre il y en a trois de jolies; mais elles ne répondent en rien à l'idée qu'on s'en fait. Elles sont petites, mignonnes, bien tournées, le pied mince, la taille cambrée, la poitrine d'un contour assez riche; mais elles ont la peau très-blanche, les traits délicats et chiffonnés, la bouche en cœur, et représentant parfaitement bien certains portraits de la régence. Beaucoup ont les cheveux châtain clair, et vous ne ferez pas deux tours sur le Prado sans rencontrer sept ou huit blondes de toutes les nuances, depuis le blond cendré jusqu'au roux véhément, au roux barbe de Charles-Quint. C'est une erreur de croire qu'il n'y a pas de blondes en Espagne. Les yeux bleus y abondent, mais ne sont pas si estimés que les noirs.

Dans les premiers temps nous avions quelque peine à nous accoutumer à voir des femmes décolletées comme pour un bal, les bras nus, des souliers de satin aux pieds et des fleurs à la tête, l'éventail à la main, se promener toutes seules, dans un endroit public, car ici l'on ne donne pas le bras aux femmes, à moins d'être leur mari ou leur proche parent: on se contente de marcher à côté d'elles, du moins tant qu'il fait jour, car, la nuit tombée, on est moins rigoureux sur cette étiquette, surtout avec les étrangers qui n'en ont pas l'habitude.

On nous avait beaucoup vanté les manolas de Madrid: la manola est un type disparu comme la grisette de Paris, comme les Transtéverins de Rome; elle existe bien encore, mais dépouillée de son caractère primitif; elle n'a plus son costume si hardi et si pittoresque; l'ignoble indienne a remplacé les jupes de couleurs éclatantes brodées de ramages exorbitants; l'affreux soulier de peau a chassé le chausson de satin, et, chose horrible à penser, la robe s'est allongée de deux bons doigts. Autrefois elles variaient l'aspect du Prado par leurs vives allures et leur costume singulier: aujourd'hui on a peine à les distinguer des petites bourgeoises et des femmes de marchands. J'ai cherché la manola pur sang dans tous les coins de Madrid, à la course de taureaux, au jardin de las Delicias, au Nuevo Recreo, à la fête de saint Antoine, et je n'en ai jamais rencontré de complète. Une fois, en parcourant le quartier du Rastro, le Temple de Madrid, après avoir enjambé une grande quantité de gueux qui dormaient étendus par terre au milieu d'effroyables guenilles, je me trouvai dans une petite ruelle déserte, et là je vis, pour la première et la dernière fois, la manola demandée. C'était une grande fille bien découplée, de vingt-quatre ans environ, la plus haute vieillesse où puissent arriver les manolas et les grisettes. Elle avait le teint basané, le regard ferme et triste, la bouche un peu épaisse, et je ne sais quoi d'africain dans la construction du masque. Une énorme tresse de cheveux bleus à force d'être noirs, nattée comme le jonc d'une corbeille, lui faisait le tour de la tête et venait se rattacher à un grand peigne à galerie; des paquets de grains de corail pendaient à ses oreilles; son cou fauve était orné d'un collier de même matière; une mantille de velours noir encadrait sa tête et ses épaules; sa robe, aussi courte que celle des Suissesses du canton de Berne, était de drap brodé, et laissait voir des jambes fines et nerveuses enfermées dans un bas de soie noire bien tiré; le soulier était de satin, selon l'ancienne mode; un éventail rouge tremblait comme un papillon de cinabre dans ses doigts chargés de bagues d'argent. La dernière des manolas tourna le coin de la ruelle, et disparut à mes yeux émerveillés d'avoir vu une fois se promener dans le monde réel et vivant un costume de Duponchel, un déguisement d'Opéra! Je vis aussi au Prado quelques pasiegas de Santander avec leur costume national; ces pasiegas sont réputées les meilleures nourrices de l'Espagne, et l'affection qu'elles portent aux enfants est proverbiale, comme en France la probité des Auvergnats; elles ont une jupe de drap rouge plissée à gros plis, bordée d'un large galon, un corset de velours noir également galonné d'or, et pour coiffure un madras bariolé de couleurs éclatantes, le tout avec accompagnement de bijoux, d'argent et autres coquetteries sauvages. Ces femmes sont fort belles, elles ont un caractère de force et de grandeur très-frappant. L'habitude de bercer les enfants sur les bras leur donne une attitude renversée et cambrée qui va bien avec le développement de leur poitrine. Avoir une pasiega en costume est une espèce de luxe comme de faire monter un klephte derrière sa voiture.

Je ne vous ai rien dit de l'habit des hommes: regardez les gravures de mode parues il y a six mois, au carreau de quelque tailleur ou de quelque cabinet de lecture, et vous en aurez une parfaite idée. Paris est la pensée qui occupe tout le monde, et je me souviens d'avoir vu sur l'échoppe d'un décrotteur: «Ici on cire les bottes à l'instar (al estilo) de Paris.» Gavarni et ses délicieux dessins, voilà le but modeste que se proposent d'atteindre les modernes hidalgos: ils ne savent pas qu'il n'y a que la plus fine fleur des pois de Paris qui y puisse arriver. Cependant, pour leur rendre la justice qui leur est due, nous dirons qu'ils sont beaucoup mieux habillés que les femmes: ils sont aussi vernis, aussi gantés de blanc que possible. Leurs habits sont corrects et leurs pantalons louables; mais la cravate n'est pas de la même pureté, et le gilet, cette seule partie du costume moderne où la fantaisie puisse se déployer, n'est pas toujours d'un goût irréprochable.

Il existe à Madrid un commerce dont on n'a aucune idée à Paris: ce sont les marchands d'eau en détail. Leur boutique consiste en un cantaro de terre blanche, un petit panier de jonc ou de fer-blanc qui contient deux ou trois verres, quelques azucarillos (bâtons de sucre caramélé et poreux), et quelquefois une couple d'oranges ou de limons; d'autres ont de petits tonneaux entourés de feuillages qu'ils portent sur leur dos; quelques-uns même, le long du Prado par exemple, tiennent des comptoirs enluminés et surmontés de renommées de cuivre jaune avec des drapeaux qui ne le cèdent en rien aux magnificences des marchands de coco de Paris. Ces marchands d'eau sont ordinairement de jeunes muchachos galiciens en veste couleur de tabac, avec des culottes courtes, des guêtres noires et un chapeau pointu; il y a aussi quelques Valencianos avec leurs grègues de toile blanche, leur pièce d'étoffe posée sur l'épaule, leurs jambes bronzées et leurs alpargatas bordées de bleu. Quelques femmes et petites filles, en costume insignifiant, font aussi le commerce de l'eau. On les appelle, selon leur sexe, aguadores ou aguadoras; de tous les coins de la ville on entend leurs cris aigus modulés sur tous les tons et variés de cent mille manières: Agua, agua, quien quiere agua? agua helada, fresquita como la nieve! Cela dure depuis cinq heures du matin jusqu'à dix heures du soir; ces cris ont inspiré à Breton de Los Herreros, poète estimé de Madrid, une chanson intitulée l'Aguadora, qui a beaucoup de succès dans toute l'Espagne. Cette altération de Madrid est vraiment une chose extraordinaire: toute l'eau des fontaines, toute la neige des montagnes de Guadarrama ne peuvent y suffire. L'on a beaucoup plaisanté sur ce pauvre Manzanarès et l'urne tarie de sa naïade; je voudrais bien voir la figure que ferait tout autre fleuve dans une ville dévorée d'une pareille soif. Le Manzanarès est bu dès sa source; les aguadores guettent avec anxiété la moindre goutte d'eau, la plus légère humidité qui se reproduit entre ses rives desséchées, et l'emportent dans leurs cantaros et leurs fontaines; les blanchisseuses lavent le linge avec du sable, et au beau milieu du lit du fleuve un mahométan n'aurait pas de quoi faire ses ablutions. Vous vous souvenez sans doute de ce délicieux feuilleton de Méry sur l'altération de Marseille, exagérez-le six fois et vous n'aurez qu'une légère idée de la soif de Madrid. Le verre d'eau se vend un cuarto (deux liards à peu près); ce dont Madrid a le plus besoin après l'eau, c'est de feu pour allumer sa cigarette; aussi, le cri: Fuego, fuego, se fait-il entendre de toutes parts et se croise incessamment avec le cri: Agua, agua. C'est une lutte acharnée entre les deux éléments, et c'est à qui fera le plus de tapage: ce feu, plus inextinguible que celui de Vesta, est porté par de jeunes drôles dans de petites coupes pleines de charbons et de cendres fines avec un manche pour ne pas se brûler les doigts.

Voici qu'il est neuf heures et demie, le Prado commence à se dépeupler, et la foule se dirige vers les cafés et les botillerias qui bordent la grande rue d'Alcala et les rues avoisinantes.

Les cafés de Madrid nous semblent, à nous autres habitués au luxe éblouissant et féerique des cafés de Paris, de véritables guinguettes de vingt-cinquième ordre; la manière dont ils sont décorés rappelle avec bonheur les baraques où l'on montre des femmes barbues et des sirènes vivantes; mais ce manque de luxe est bien racheté par l'excellence et la variété des rafraîchissements qu'on y sert. Il faut l'avouer, Paris, si supérieur en tout, est en arrière sous ce rapport: l'art du limonadier est encore dans l'enfance. Les cafés les plus célèbres sont le café de la Bolsa, au coin de la rue de Carretas; le café Nuevo, où se réunissent les exaltados; le café de ... (j'ai oublié le nom), rendez-vous habituel des gens qui appartiennent à l'opinion modérée, et qu'on appelle cangrejos, c'est-à-dire écrevisses; celui du Levante, tout proche de la Puerta del Sol, ce qui ne veut pas dire que les autres ne soient pas bons; mais ceux-là sont les plus fréquentés. N'oublions pas le café del Principe, à côté du théâtre de ce nom, rendez-vous habituel des artistes et des littérateurs.

Si vous voulez, nous allons entrer au café de la Bolsa, orné de petites glaces taillées en creux par dessous, de manière à former des dessins, comme on en voit dans certains verres d'Allemagne: voici la carte des bebidas heladas, des sorbetes et des quesitos. La bebida helada (boisson gelée) est contenue dans des verres que l'on distingue en grande ou chico (grand ou petit), et offre une très-grande variété; il y a la bebida de naranja (orange), celle de limon (citron), de fresa (fraise), de guindas (cerises), qui sont aussi supérieures à ces affreux carafons de groseille sûre et d'acide citrique que l'on n'a pas honte de vous servir à Paris dans les cafés les plus splendides, que du véritable vin de Xérès l'est à du vin de Brie authentique: c'est une espèce de glace liquide, de purée neigeuse du goût le plus exquis. La bebida de almendra blanca (amandes blanches) est une boisson délicieuse, inconnue en France où l'on avale, sous prétexte d'orgeat, je ne sais quelles abominables mixtures médicinales; on donne aussi du lait glacé, mi-parti de fraise ou de cerise, qui, pendant que votre corps bout dans la zone torride, fait jouir votre gosier de toutes les neiges et de tous les frimas de Groënland. Dans la journée, où les glaces ne sont pas encore préparées, vous avez l'agraz, espèce de boisson faite avec du raisin vert et contenue dans des bouteilles à col démesuré; le goût légèrement acidulé de l'agraz est des plus agréables; vous pouvez encore boire une bouteille de cerveza de Santa Barbara con limon; mais ceci exige quelques préparations: l'on apporte d'abord une cuvette et une grande cuiller, comme celle dont on remue le punch, puis un garçon s'avance portant la bouteille ficelée de fil de fer, qu'il débouche avec des précautions infinies; le bouchon part, et l'on verse la bière dans la cuvette, où l'on a préalablement vidé un carafon de limonade, puis on remue le tout avec la cuiller, l'on remplit son verre et l'on avale. Si ce mélange ne vous plaît pas, vous n'avez qu'à entrer dans les orchaterias de chufas, tenues habituellement par des Valenciens. La chufa est une petite baie, une espèce d'amande qui croit dans les environs de Valence, qu'on fait griller, qu'on pile, et dont on compose une boisson exquise, surtout lorsqu'elle est mêlée de neige: cette préparation est extrêmement rafraîchissante.

Pour en finir avec les cafés, disons que les sorbetes diffèrent de ceux de France en ce qu'ils ont plus de consistance; que les quesitos sont de petites glaces dures, moulées en forme de fromage: il y en a de toutes sortes, d'abricots, d'ananas, d'oranges, connue à Paris; mais on en fait aussi avec du beurre (manteca) et avec des œufs encore non formés, qu'on retire du corps des poules éventrées, ce qui est particulier à l'Espagne, car je n'ai jamais entendu parler qu'à Madrid de ce singulier raffinement. On sert aussi des spumas de chocolat, de café et autres; ce sont des espèces de crèmes fouettées et glacées, d'une légèreté extrême, qu'on saupoudre quelquefois de cannelle râpée très-fine, le tout accompagné de barquilos, oublies roulées en longs cornets avec lesquels on prend sa bebida, comme avec un siphon, en aspirant lentement par l'un des bouts; petit raffinement qui permet de savourer plus longtemps la fraîcheur du breuvage. Le café ne se prend pas dans des tasses, mais bien dans des verres; au reste, il est d'un usage assez rare. Tous ces détails vous paraîtront peut-être fastidieux; mais, si vous étiez comme nous exposés à une chaleur de 30 à 35 degrés, vous les trouveriez du plus grand intérêt. L'on voit beaucoup plus de femmes dans les cafés de Madrid que dans ceux de Paris, bien qu'on y fume la cigarette et même le cigare de la Havane. Les journaux qu'on y trouve le plus fréquemment sont l'Eco del Comercio, le Nacional et le Diario, qui indique les fêtes du jour, l'heure des messes et sermons, les degrés de chaleur, les chiens perdus, les jeunes paysannes qui veulent être nourrices sur place, les criadas qui cherchent une condition, etc., etc.--Mais voici qu'onze heures sonnent; il est temps de se retirer; à peine quelques rares promeneurs attardés longent la rue d'Alcala. Il n'y a plus dans les rues que les serenos avec leur lanterne au bout d'une pique, leur manteau couleur de muraille, et leur cri mesuré; vous n'entendez plus qu'un chœur de grillons qui chantent, dans leurs petites cages enjolivées de verroteries, leur complainte dissyllabique. À Madrid, l'on a le goût des grillons: chaque maison a le sien suspendu à la fenêtre dans une cage, miniature en bois ou en fil de fer; l'on a aussi la bizarre passion des cailles que l'on garde dans des paniers d'osier à claire-voie, et qui varient agréablement par leur sempiternel piou-piou-piou, le cri-cri des grillons. Comme dit Bilboquet, ceux qui aiment cette note-là doivent être contents.

La Puerta del Sol n'est pas une porte, comme ou pourrait se l'imaginer, mais bien une façade d'église, peinte en rose et enjolivée d'un cadran éclairé la nuit, et d'un grand soleil à rayons d'or, d'où lui vient le nom de Puerta del Sol. Devant cette église, il y a une espèce de place ou carrefour; traversé par la rue d'Alcala dans sa longueur, et croisé par les rues de Carretas et de la Montera. La poste, grand bâtiment régulier, occupe l'angle de la rue de Carretas et a sa façade sur la place. La Puerta del Sol est le rendez-vous des oisifs de la ville, et il paraît qu'il y en a beaucoup, car dès huit heures du matin la foule est compacte. Tous ces graves personnages sont là, debout, enveloppés dans leurs manteaux, bien qu'il fasse une chaleur atroce, sous le prétexte frivole que ce qui défend du froid défend aussi du chaud. De temps en temps, on voit sortir des plis droits, immobiles de la cape, un pouce et un index, jaunes comme de l'or, qui roulent un papelito et quelques pincées de cigare haché, et bientôt de la bouche du grave personnage s'élève un nuage de fumée qui prouve qu'il est doué de respiration, ce dont on aurait pu douter à voir sa parfaite immobilité. À propos de papel espanol para cigaritas, notons en passant que je n'en ai pas encore vu un seul cahier; les naturels du pays se servent de papier à lettre ordinaire coupé en petits morceaux; ces cahiers teintés de réglisse, bariolés de dessins grotesques et historiés de letrillas ou de romances bouffonnes, sont expédiés en France aux amateurs de couleur locale. La politique est le sujet général de la conversation; le théâtre de la guerre occupe beaucoup les imaginations, et il se fait à la Puerta del Sol plus de stratégie que sur tous les champs de bataille et dans toutes les campagnes du monde. Balmaseda, Cabrera, Palillos et autres chefs de bande plus ou moins importants reviennent à toute minute sur le tapis; on en conte des choses à faire frémir, des cruautés passées de mode et regardées depuis longtemps comme de mauvais goût par les Caraïbes et les Chérokées. Balmaseda, dans sa dernière pointe, s'avança jusqu'à une vingtaine de lieues de Madrid, et, ayant surpris un village près d'Aranda, il s'amusa à casser les dents à l'ayuntamiento et à l'alcade, et termina le divertissement en faisant clouer des fers de cheval aux pieds et aux mains d'un curé constitutionnel. Comme je témoignais mon étonnement de la tranquillité parfaite avec laquelle on apprenait cette nouvelle, on me répondit que c'était dans la Castille-Vieille, et qu'alors il n'y avait pas lieu à s'en occuper. Cette réponse résume toute la situation de l'Espagne, et donne la clef de bien des choses qui nous paraissent incompréhensibles, vues de France. En effet, pour un habitant de la Castille-Nouvelle, ce qui se passe dans la Castille-Vieille est aussi indifférent que ce qui se fait dans la lune. L'Espagne n'existe pas encore au point de vue unitaire: ce sont toujours les Espagnes, Castille et Léon, Aragon et Navarre, Grenade et Murcie, etc.; des peuples qui parlent des dialectes différents et ne peuvent se souffrir. En étranger naïf, je me récriai sur un pareil raffinement de cruauté; mais on me fit observer que le curé était un curé constitutionnel, ce qui atténuait beaucoup la chose. Les victoires d'Espartero, victoires qui nous semblent médiocres, à nous autres accoutumés aux colossales batailles de l'empire, servent fréquemment de texte aux politiques de la Puerta del Sol. À la suite de ces triomphes où l'on a tué deux hommes, fait trois prisonniers et saisi un mulet chargé d'un sabre et d'une douzaine de cartouches, l'on illumine et l'on fait à l'armée des distributions d'oranges ou de cigares qui produisent un enthousiasme facile à décrire. Autrefois, et encore aujourd'hui, les grands seigneurs allaient dans les boutiques qui avoisinent la Puerta del Sol, se faisaient donner une chaise, et restaient là une grande partie de la journée, causant avec les pratiques, au grand déplaisir du marchand, affligé d'une telle marque de familiarité.

Entrons, s'il vous plaît, à la poste, pour voir s'il n'y a pas de lettres de France; cette occupation de lettres est vraiment maladive; soyez sûrs qu'en arrivant dans une ville, le premier monument que va visiter un voyageur, c'est l'hôtel des postes. À Madrid, les lettres adressées poste restante sont marquées chacune d'un numéro; le numéro et le nom de la personne sont écrits sur une liste qu'on affiche contre les piliers; il y a le pilier de janvier, de février, ainsi de suite; l'on cherche son nom, l'on prend note du numéro, et l'on va demander sa lettre au dépôt, où on vous la délivre sans autre formalité. Au bout d'un an, si les lettres ne sont pas retirées, on les brûle. Sous les arcades de la cour des postes, ombragées par de grands stores de sparterie, sont établis toutes sortes de cabinets de lecture comme sous les arcades de l'Odéon à Paris, où l'on va lire les journaux espagnols et étrangers. Les ports de lettres ne sont pas très-chers, et, malgré les innombrables dangers auxquels sont exposés les courriers sur les routes, presque toujours infestées de factieux et de bandits, le service se fait aussi régulièrement que possible. C'est aussi contre ces piliers que sont affichées les offres de service des pauvres étudiants, qui demandent à cirer les bottes d'un cavalier pour achever leur rhétorique ou leur philosophie.

Maintenant courons la ville au hasard, le hasard est le meilleur guide, d'autant plus que Madrid n'est pas riche en magnificences architecturales, et qu'une rue est aussi curieuse qu'une autre. La première chose que vous apercevez en levant le nez à l'angle d'une maison ou d'une rue, c'est une petite plaque de faïence où il y a écrit: Manzana. vicitae. gener. Ces plaques servaient autrefois à numéroter les maisons réunies en îles ou pâtés. Aujourd'hui tout est chiffré comme à Paris. Vous seriez surpris aussi de la quantité d'assurances contre l'incendie qui chamarrent les façades des maisons, surtout dans un pays où il n'y a pas de cheminées et où l'on ne fait jamais de feu. Tout est assuré, jusqu'aux monuments publics, jusqu'aux églises; la guerre civile est, dit-on, la cause de ce grand empressement à s'assurer: personne n'étant sûr de ne pas être plus ou moins grillé tout vif par un Balmaseda quelconque, chacun tâche de sauver au moins sa maison.

Les maisons de Madrid sont bâties en lattes et briques et en pisé, sauf les jambages, les chaînes et les étriers qui sont quelquefois de granit gris ou bleu, le tout soigneusement recrépi et peint de couleurs assez fantasques, vert céladon, cendre bleue, ventre de biche, queue de serin, rose pompadour, et autres teintes plus ou moins anacréontiques; les fenêtres sont encadrées d'ornements et d'architectures simulés avec force volutes, enroulements, petits amours et pots à fleurs, et garnies de stores à la vénitienne rayés de larges bandes bleues et blanches, ou de tapis de sparterie qu'on arrose pour charger d'humidité et de fraîcheur le vent qui les traverse. Les maisons tout à fait modernes se contentent d'être crépies à la chaux ou badigeonnées avec la peinture au lait, comme celles de Paris. Les saillies des balcons et des miradores rompent un peu la monotonie des lignes droites qui projettent des ombres tranchées, et qui diversifient l'aspect naturellement plat de constructions dont tous les reliefs sont peints et traités en décorations de théâtre: éclairez tout cela avec un soleil étincelant, plantez de distance en distance, dans ces rues inondées de lumière, quelques señoras long-voilées qui tiennent contre leur joue leur éventail déployé en manière de parasol; quelques mendiants hâlés, ridés, drapés de lambeaux de toile et de haillons à l'état d'amadou, quelques Valenciens demi-nus à tournure de Bédouin; faites surgir entre les toits les petites coupoles bossues, les clochetons renflés et terminés par des pommes de plomb d'une église ou d'un couvent, vous obtiendrez une perspective assez étrange, et qui vous prouvera qu'enfin vous n'êtes plus rue Laffitte, et que vous avez décidément quitté l'asphalte, quand même vos pieds déchirés par les cailloux pointus du pavé de Madrid ne vous en auraient pas encore convaincu.

Une chose qui est vraiment surprenante, c'est la fréquence de l'inscription suivante: Juego de villar, qui se reproduit de vingt pas en vingt pas. De peur que vous ne vous imaginiez qu'il y a quelque chose de mystérieux dans ces trois mots sacramentels, je me hâte de les traduire: ils signifient seulement jeu de billard. Je ne conçois pas à quoi diable peuvent servir tant de billards; l'univers entier y pourrait faire sa partie. Après les juegos de villar l'inscription la plus fréquente est celle de despacho de bino (débit de vin). On y vend du val-de-penas et des vins généreux. Les comptoirs sont peints de couleurs éclatantes, ornés de draperies et de feuillages. Les confiterias et pastelerias sont aussi très-nombreuses et assez coquettement décorées: les confitures d'Espagne méritent une mention particulière; celles connues sous le nom de cheveux d'ange (cabello de angel) sont exquises. La pâtisserie est aussi bonne qu'elle peut l'être dans un pays où il n'y a pas de beurre, où du moins il est si cher et de si mauvaise qualité, qu'on n'en peut guère faire usage; elle se rapproche de ce que nous appelons petit four. Toutes ces enseignes sont écrites en caractères abréviés, avec des lettres entrelacées les unes dans les autres, qui en rendent d'abord l'intelligence difficile aux étrangers, grands lecteurs d'enseignes, s'il en fut.

L'intérieur des maisons est vaste et commode; les plafonds sont élevés et l'espace n'est ménagé nulle part; on bâtirait à Paris une maison tout entière dans la cage de certains escaliers; vous traversez de longues enfilades de pièces avant d'arriver à la partie réellement habitée; car toutes ces pièces sont meublées seulement d'un crépi à la chaux ou d'une teinte plate jaune ou bleue relevée de filets de couleur et de panneaux de boiseries simulées. Des tableaux, enfumés et noirâtres, représentant quelque décollation ou quelque éventrement de martyr, sujets favoris des peintres espagnols, sont pendus aux murailles, la plupart sans cadres et tout plissés sur leurs châssis. Le parquet est une chose inconnue en Espagne, ou du moins je n'y en ai jamais vu. Toutes les chambres sont carrelées en briques; mais, comme ces briques sont recouvertes de nattes de roseau en hiver et de jonc en été, l'inconvénient est beaucoup moindre; ces nattes de roseau et de jonc sont tressées avec beaucoup de goût; des sauvages des Philippines ou des îles Sandwich ne feraient pas mieux. Il y a trois choses qui sont pour moi des thermomètres précis de l'état de civilisation d'un peuple: la poterie, l'art de tresser soit l'osier soit la paille, et la manière de harnacher les bêtes de somme. Si la poterie est belle, pure de formes, correcte comme l'antique, avec le ton naturel de l'argile blonde ou rouge; si les corbeilles et les nattes sont fines, merveilleusement enlacées, relevées d'arabesques de couleurs admirablement choisies; si les harnais sont brodés, piqués, ornés de grelots, de houppes de laine, de dessins du plus beau choix, vous pouvez être sûrs que le peuple est primitif et très-voisin encore de l'état de nature: des civilisés ne savent faire ni un pot, ni une natte, ni un harnais. Au moment où j'écris, j'ai devant moi, pendue à une colonne par une ficelle la jarra où rafraîchit l'eau que je dois boire: c'est un pot de terre qui vaut douze quartos, c'est-à-dire de six à sept sous de France environ; la coupe en est charmante et je ne connais rien de plus pur après l'étrusque. Le haut, évasé, forme un trèfle à quatre feuilles légèrement creusées en gouttière, de sorte qu'on peut se verser de l'eau de quelque côté qu'on prenne le vase; les anses, cannelées d'une petite moulure, s'agrafent avec une élégance parfaite au col et aux flancs, d'un galbe délicieux; les gens comme il faut préfèrent à ces vases charmants d'abominables pots anglais, ventrus, pansus, bossus et enduits d'une épaisse couche de vernis, qu'on prendrait pour des bottes à l'écuyère cirées en blanc. Mais, à propos de bottes et de poteries, nous voici assez loin de notre description domiciliaire; revenons-y sans plus tarder.

Le peu de meubles qui se trouvent dans les habitations espagnoles sont d'un goût affreux qui rappelle le goût messidor et le goût pyramide. Les formes de l'empire y fleurissent dans toute leur intégrité. Vous retrouvez là les pilastres d'acajou terminés par des têtes de sphinx en bronze vert, les baguettes de cuivre et les encadrements de guirlandes pompéi, qui depuis longtemps ont disparu de la face du monde civilisé; pas un seul meuble de bois sculpté, pas une table incrustée en burgau, pas un cabinet de laque, rien; l'ancienne Espagne a disparu complètement: il n'en reste que quelques tapis de Perse et quelques rideaux de damas. En revanche, il y a une abondance de chaises et de canapés de paille vraiment extraordinaire; les murs sont barbouillés de fausses colonnes, de fausses corniches, ou badigeonnés d'une teinte de peinture à la détrempe. Sur les tables et les étagères sont disséminées de petites figurines de biscuit ou de porcelaine représentant des troubadours, Mathilde et Malek-Adel, et autres sujets également ingénieux, mais tombés en désuétude; des caniches en verre filé, des flambeaux de plaqué garnis de leurs bougies, et cent autres magnificences trop longues à décrire, mais dont ce que je viens de dire doit paraître suffisant; je n'ai pas le courage de parler des atroces gravures enluminées qui ont la prétention mal placée d'embellir les murailles.

Il y a peut-être quelques exceptions, mais en petit nombre. N'allez pas vous imaginer que les habitations des gens de la haute classe soient meublées avec plus de goût et de richesse. Ces descriptions, de l'exactitude la plus scrupuleuse, s'appliquent à des maisons de gens ayant voiture et huit ou dix domestiques. Les stores sont toujours baissés, les volets à moitié fermés, de sorte qu'il reste dans les appartements une espèce de tiers de jour auquel il faut s'accoutumer pour savoir discerner les objets, surtout lorsque l'on vient du dehors, ceux qui sont dans la chambre voient parfaitement, mais ceux qui arrivent sont aveugles pour huit ou dix minutes, surtout lorsqu'une des pièces précédentes est éclairée. On dit que d'habiles mathématiciennes ont fait sur cette combinaison d'optique des calculs dont il résulte une sécurité parfaite pour un tête-à-tête intime dans un appartement ainsi disposé. La chaleur est excessive à Madrid, elle se déclare tout d'un coup sans la transition du printemps; aussi, dit-on à propos de la température de Madrid: Trois mois d'hiver, neuf mois d'enfer. On ne peut se mettre à l'abri de cette pluie de feu qu'en se tenant dans des chambres basses, où règne une obscurité presque complète, et où un perpétuel arrosage entretient l'humidité. Ce besoin de fraîcheur a fait naître la mode des bucaros, bizarre et sauvage raffinement qui n'aurait rien d'agréable pour nos petites-maîtresses françaises, mais qui semble une recherche du meilleur goût aux belles Espagnoles.

Les bucaros sont des espèces de pots en terre rouge d'Amérique, assez semblable à celle dont sont faites les cheminées des pipes turques; il y en a de toutes formes et de toutes grandeurs; quelques-uns sont relevés de filets de dorure et semés de fleurs grossièrement peintes. Comme on n'en fabrique plus en Amérique, les bucaros commencent à devenir rares, et dans quelques années seront introuvables et fabuleux comme le vieux Sèvres; alors tout le monde en aura.

Quand on veut se servir des bucaros, on en place sept ou huit sur le marbre des guéridons ou des encoignures, on les remplit d'eau, et on va s'asseoir sur un canapé pour attendre qu'ils produisent leur effet et pour en savourer le plaisir avec le recueillement convenable. L'argile prend alors une teinte plus foncée, l'eau pénètre ses pores, et les bucaros ne tardent pas à entrer en sueur et à répandre un parfum qui ressemble à l'odeur du plâtre mouillé ou d'une cave humide que l'on n'aurait pas ouverte depuis longtemps. Cette transpiration des bucaros est tellement abondante, qu'au bout d'une heure la moitié de l'eau s'est évaporée; celle qui reste dans le vase est froide comme la glace, et a contracté un goût de puits et de citerne assez nauséabond, mais qui est trouvé délicieux par les aficionadas. Une demi-douzaine de bucaros suffit pour imprégner l'air d'un boudoir d'une telle humidité, qu'elle vous saisit en entrant; c'est une espèce de bain de vapeur à froid. Non contentes d'en humer le parfum, d'en boire l'eau, quelques personnes mâchent de petits fragments de bucaros, les réduisent en poudre et finissent par les avaler.

J'ai vu quelques soirées ou tertulias, elles n'ont rien de remarquable; on y danse au piano comme en France, mais d'une façon encore plus moderne et plus lamentable, s'il est possible. Je ne conçois pas que des gens qui dansent si peu ne prennent pas franchement la résolution de ne pas danser du tout, cela serait plus simple et tout aussi amusant; la peur d'être accusées de bolero, de fandango ou de cachuca, rend les femmes d'une immobilité parfaite. Leur costume est très-simple, en comparaison de celui des hommes, toujours mis comme des gravures de modes. Je fis la même remarque au palais de Villa-Hermosa, à la représentation au bénéfice des enfants trouvés, Niños de la Cuna, où se trouvaient la reine mère, la petite reine et tout ce que Madrid renferme de beau et grand monde. Des femmes deux fois duchesses et quatre fois marquises avaient des toilettes que dédaignerait à Paris une modiste allant en soirée chez une couturière; elles ne savent plus s'habiller à l'espagnole, mais elles ne savent pas encore s'habiller à la française, et, si elles n'étaient pas si jolies, elles courraient souvent le risque d'être ridicules. Une fois seulement, à un bal, je vis une femme en basquine de satin rose, garnie de cinq à six rangs de blonde noire, comme celle de Fanny Elssler dans le Diable boiteux; mais elle avait été à Paris, où on lui avait révélé le costume espagnol. Les tertulias ne doivent pas coûter très-cher à ceux qui les donnent. Les rafraîchissements y brillent par leur absence: ni thé, ni glaces, ni punch; seulement sur une table, dans un premier salon, sont disposés une douzaine de verres d'eau, parfaitement limpide, avec une assiette d'azucarillos; mais on passe généralement pour un homme indiscret et sur sa bouche, comme dirait la Mme Desjardins de Henri Monnier, si l'on poussait le sardanapalisme jusqu'à sucrer son eau; ceci se passe dans les maisons les plus riches: ce n'est pas par avarice, mais telle est la coutume; d'ailleurs, la sobriété érémitique des Espagnols s'accommode parfaitement de ce régime.

Quant aux mœurs, ce n'est pas en six semaines que l'on pénètre le caractère d'un peuple et les usages d'une société. Cependant l'on reçoit de la nouveauté une impression qui s'efface pendant un long séjour. Il m'a semblé que les femmes, en Espagne, avaient la haute main et jouissaient d'une plus grande liberté qu'en France. La contenance des hommes vis-à-vis d'elles m'a paru très-humble et très-soumise; ils rendent leurs devoirs avec une exactitude et une ponctualité scrupuleuses, et expriment leurs flammes par des vers de toute mesure, rimes, assonants, sueltos et autres; dès l'instant qu'ils ont mis leur cœur aux pieds d'une beauté, il ne leur est plus permis de danser qu'avec des trisaïeules. La conversation des femmes de cinquante ans, et d'une laideur constatée, leur est seule accordée. Ils ne peuvent plus faire de visites dans les maisons où il y a une jeune femme: un visiteur des plus assidus disparaît tout à coup et revient au bout de six mois ou d'un an; sa maîtresse lui avait défendu cette maison: on le reçoit comme s'il était venu la veille; cela est parfaitement admis. Autant que l'on en peut juger à la première vue, les Espagnoles ne sont pas capricieuses en amour, et les liaisons qu'elles forment durent souvent plusieurs années. Au bout de quelques soirées passées dans une réunion, les couples se discernent aisément et sont visibles à l'œil nu.--Si l'on veut avoir Mme ***, il faut inviter M. ***, et réciproquement; les maris sont admirablement civilisés et valent les maris parisiens les plus débonnaires: nulle apparence de cette antique jalousie espagnole, sujet de tant de drames et de mélodrames. Pour achever d'ôter l'illusion, tout le monde parle français en perfection, et, grâce à quelques élégants qui passent l'hiver à Paris et vont dans les coulisses de l'Opéra, le rat le plus chétif, la marcheuse la plus ignorée, sont parfaitement connus à Madrid. J'ai trouvé là ce qui n'existe peut-être en aucun autre lieu de l'univers, un admirateur passionné de Mlle Louise Fitzjames, dont le nom nous servira de transition pour passer de la tertulia au théâtre.

Le théâtre del Principe est d'une distribution assez commode; on y joue des drames, des comédies, des saynètes et des intermèdes. J'y ai vu représenter une pièce de don Antonio Gil y Zarate, Don Carlos et Heschizado, charpentée tout à fait dans le goût shakspearien. Don Carlos ressemble fort au Louis XIII de Marion de Lorme, et, la scène du moine, dans la prison, est imitée de la visite de Claude Frollo à la Esmeralda dans le cachot où elle attend la mort. Le rôle de Carlos est rempli par Julian Roméa, acteur d'un admirable talent, à qui je ne connais pas de rival, excepté Frédérik Lemaître, dans un genre tout opposé; il est impossible de porter l'illusion et la vérité plus loin. Mathilde Diez est aussi une actrice de premier ordre: elle nuance avec une délicatesse exquise et une finesse d'intention surprenante. Je ne lui trouve qu'un défaut, c'est l'extrême volubilité de son débit, défaut qui n'en est pas un pour les Espagnols. Don Antonio Guzman, le gracioso, ne serait déplacé sur aucune scène; il rappelle beaucoup Legrand, et, dans certains moments, Arnal. On donne aussi au théâtre del Principe des pièces féeriques, entremêlées de danses et de divertissements. J'y ai vu représenter, sous le titre de la Pata de Cabra, une imitation du Pied de Mouton, joué autrefois à la Gaieté. La partie chorégraphique était singulièrement médiocre: les premiers sujets ne valent pas les simples doublures de l'Opéra; en revanche, les comparses déploient une intelligence extraordinaire; le pas des cyclopes est exécuté avec une précision et une netteté rares: quant au baile nacional, il n'existe pas. On nous avait dit à Vittoria, à Burgos et à Valladolid, que les bonnes danseuses étaient à Madrid; à Madrid, l'on nous a dit que les véritables danseuses de cachucha n'existaient qu'en Andalousie, à Séville. Nous verrons bien; mais nous avons peur qu'en fait de danses espagnoles, il ne nous faille en revenir à Fanny Elssler et aux deux sœurs Noblet. Dolorès Serral, qui a fait une si vive sensation à Paris, où nous avons été un des premiers à signaler l'audace passionnée, la souplesse voluptueuse et la grâce pétulante qui caractérisaient sa danse, a paru plusieurs fois sur le théâtre de Madrid sans produire le moindre effet, tellement le sens et l'intelligence des anciens pas nationaux sont perdus en Espagne. Quand on exécute la jota aragonesa ou le bolero, tout le beau monde se lève et s'en va, il ne reste que les étrangers et la canaille, en qui l'instinct poétique est toujours plus difficile à éteindre. L'auteur français le plus en réputation à Madrid est Frédéric Soulié; presque tous les drames traduits du français lui sont attribués: il paraît avoir succédé à la vogue de M. Scribe.

Nous voilà au courant de ce côté; il s'agit d'en finir avec les monuments publics: ce sera bientôt fait. Le palais de la reine est un grand bâtiment très-carré, très-solide, en belles pierres bien liées, avec beaucoup de fenêtres, un nombre équivalent de portes, des colonnes ioniques, des pilastres doriques, tout ce qui constitue un monument de bon goût. Les immenses terrasses qui le soutiennent et les montagnes chargées de neige de la Guadarrama sur lesquelles il se découpe, rehaussent ce que sa silhouette pourrait avoir d'ennuyeux et de vulgaire. Vélasquez, Maella, Bayeu, Tiepolo y ont peint de beaux plafonds plus ou moins allégoriques; le grand escalier est très-beau, et Napoléon le trouva préférable à celui des Tuileries.

Le bâtiment où se tiennent les cortès est entremêlé de colonnes pæstumniennes et de lions en perruque d'un goût fort abominable: je doute qu'on puisse faire de bonnes lois dans une architecture pareille. En face de la chambre des cortès s'élève au milieu de la place une statue en bronze de Miguel Cervantes; il est louable sans doute d'élever une statue à l'immortel auteur du Don Quichotte, mais on aurait bien dû la faire meilleure.

Le monument aux victimes du Dos de Mayo est situé sur le Prado, non loin du musée de peinture; en l'apercevant, je me suis cru un instant transporté sur la place de la Concorde à Paris, et je vis, comme dans un mirage fantastique, le vénérable obélisque de Luxor, que jusqu'à présent je n'avais jamais soupçonné de vagabondage; c'est une espèce de cippe en granit gris, surmonté d'un obélisque de granit rougeâtre assez semblable de ton à celui de l'aiguille égyptienne; l'effet est assez beau et ne manque pas d'une certaine gravité funèbre. Il est à regretter que l'obélisque ne soit pas d'un seul morceau; des inscriptions en l'honneur des victimes sont gravées en lettres d'or sur les côtés du socle. Le Dos de Mayo est un épisode héroïque et glorieux, dont les Espagnols abusent légèrement; on ne voit partout que des gravures et des tableaux sur ce sujet. Vous n'avez pas de peine à croire que nous n'y sommes pas représentés en beau: on nous a faits aussi affreux que des Prussiens du Cirque Olympique.

L'Armeria ne répond pas à l'idée que l'on s'en fait. Le musée d'artillerie de Paris est incomparablement plus riche et plus complet. Il y a peu d'armures entières et d'un assemblage authentique à l'Armeria de Madrid. Des casques d'une époque antérieure et postérieure sont placés sur des cuirasses d'un style différent. On donne pour raison de ce désordre que, lors de l'invasion des Français, on cacha dans des greniers toutes ces curieuses reliques, et que là elles se confondirent et se mêlèrent sans qu'il ait été possible ensuite de les réunir et de les remonter avec certitude. Ainsi il ne faut en aucune façon se fier aux indications des gardiens. On nous fit voir comme étant la voiture de Jeanne la Folle, mère de Charles-Quint, un carrosse en bois sculpté d'un admirable travail, et qui évidemment ne pouvait remonter plus haut que le règne de Louis XIV. La carriole de Charles-Quint, avec ses coussins et ses courtines de cuir, nous paraît beaucoup plus vraisemblable. Il y a très peu d'armes moresques: deux ou trois boucliers, quelques yatagans, voilà tout. Ce qu'il y a de plus curieux, ce sont les selles brodées, étoilées d'or et d'argent, écaillées de lames d'acier, qui sont en grand nombre et de formes bizarres; mais il n'y a rien de certain sur la date et sur la personne à laquelle elles ont appartenu. Les Anglais admirent beaucoup une espèce de fiacre triomphal en fer battu offert à Ferdinand vers 1823 ou 1824.

Indiquons en passant, et pour mémoire, quelques fontaines d'un rococo très-corrompu, mais assez amusant, le pont de Tolède, d'un mauvais goût, très-riche et très-orné, avec cassolettes, oves et chicorées, quelques églises bariolées bizarrement el surmontées de clochetons moscovites, et dirigeons-nous vers le Buen-Retiro, résidence royale située à quelques pas du Prado. Nous autres Français, qui avons Versailles, Saint-Cloud, qui avons eu Marly, nous sommes difficiles en fait de résidences royales; le Buen-Retiro nous paraît devoir réaliser le rêve d'un épicier cossu: c'est un jardin rempli de fleurs communes, mais voyantes, de petits bassins ornés de rocailles et de bossages vermiculés avec des jets d'eau dans le goût des devantures des marchands de comestibles, de pièces d'eau verdâtres où flottent des cygnes de bois peints en blanc et vernis, et autres merveilles d'un goût médiocre. Les naturels du pays tombent en extase devant un certain pavillon rustique bâti en rondins, et dont l'intérieur a des prétentions assez indoues; le premier jardin turc, le jardin turc naïf et patriarcal, avec kiosques vitrés de carreaux de couleur, par où l'on voyait des paysages bleus, verts et rouges, était bien supérieur comme goût et comme magnificence. Il y a surtout un certain chalet qui est bien la chose la plus ridicule et la plus bouffonne que l'on puisse imaginer. À côté de ce chalet se trouve une étable garnie d'une chèvre et de son chevreau empaillés, et d'une truie de pierre grise tétée par des marcassins de la même matière. À quelques pas du chalet, le guide se détache, ouvre mystérieusement la porte, et, quand il vous appelle et vous permet enfin d'entrer, vous entendez un bruit sourd de rouages et de contre-poids, et vous vous trouvez face à face avec d'affreux automates qui battent le beurre, filent au rouet, ou bercent de leurs pieds de bois des enfants de bois couchés dans leurs berceaux sculptés; dans la pièce voisine, le grand-père malade et couché dans son lit, sa potion est à côté de lui sur la table; l'on a poussé le scrupule jusqu'à poser sous la couchette une urne indescriptible, mais fort bien imitée; voilà un résumé fort exact des principales magnificences du Retiro. Une belle statue équestre en bronze de Philippe V, dont la pose ressemble à la statue de la place des Victoires, relève un peu toutes ces pauvretés.

Le musée de Madrid, dont la description demanderait un volume entier, est d'une richesse extrême: les Titien, les Raphaël, les Paul Véronèse, les Rubens, les Vélasquez, les Ribeira et les Murillo y abondent; les tableaux sont fort bien éclairés, et l'architecture du monument ne manque pas de style, surtout à l'intérieur. La façade qui donne sur le Prado est d'assez mauvais goût; mais en somme la construction fait honneur à l'architecte Villa Nueva, qui en a donné le plan.--Le musée visité, allez voir au cabinet d'histoire naturelle le mastodonte ou dinotherium gigantœum, merveilleux fossile avec des os comme des barres d'airain, qui doit être pour le moins le behemot de la Bible, un morceau d'or vierge qui pèse seize livres, les gongs chinois dont le son, quoi qu'on en dise, ressemble beaucoup à celui des chaudrons dans lesquels on donne un coup de pied, et une suite de tableaux représentant toutes les variétés qui peuvent naître du croisement des races blanches, noires et cuivrées. N'oubliez pas à l'académie trois admirables tableaux de Murillo: la Fondation de Sainte-Marie-Majeure (deux sujets), Sainte Élisabeth lavant la tête à des teigneux; deux ou trois admirables Ribeira; un enterrement du Greco, dont quelques portions sont dignes du Titien; une esquisse fantastique du même Greco, représentant des moines en train d'accomplir des pénitences, qui dépassent tout ce que Lewis ou Anne Radcliffe ont pu rêver de plus mystérieusement funèbre; et une charmante femme en costume espagnol, couchée sur un divan, du bon vieux Goya, le peintre national par excellence, qui semble être venu au monde tout exprès pour recueillir les derniers vestiges des anciennes mœurs, qui allaient s'effacer.

Francisco Goya y Lucientes est le petit-fils encore reconnaissable de Velasquez. Après lui viennent les Aparicio, les Lopez; la décadence est complète, le cycle de l'art est fermé. Qui le rouvrira?

C'est un étrange peintre, un singulier génie que Goya!--Jamais originalité ne fut plus tranchée, jamais artiste espagnol ne fut plus local.--Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les mœurs du pays que les plus longues descriptions. Par son existence aventureuse, par sa fougue, par ses talents multiples, Goya semble appartenir aux belles époques de l'art, et cependant c'est en quelque sorte un contemporain: il est mort à Bordeaux en 1828.

Avant d'arriver à l'appréciation de son œuvre, esquissons sommairement sa biographie. Don Francisco Goya y Lucientes naquit en Aragon de parents dans une position de fortune médiocre, mais cependant suffisante pour ne pas entraver ses dispositions naturelles. Son goût pour le dessin et la peinture se développa de bonne heure. Il voyagea, étudia à Rome quelque temps, et revint en Espagne, où il fit une fortune rapide à la cour de Charles IV, qui lui accorda le titre de peintre du roi. Il était reçu chez la reine, chez le prince de Bénavente et la duchesse d'Albe, et menait cette existence de grand seigneur des Rubens, des Van-Dyck et des Velasquez, si favorable à l'épanouissement du génie pittoresque. Il avait, près de Madrid, une casa de campo délicieuse, où il donnait des fêtes, et où il avait son atelier.

Goya a beaucoup produit; il a fait des sujets de sainteté, des fresques, des portraits, des scènes de mœurs, des eaux-fortes, des aqua-tinta, des lithographies, et partout, même dans les plus vagues ébauches, il a laissé l'empreinte d'un talent vigoureux; la griffe du lion raie toujours ses dessins les plus abandonnés. Son talent, quoique parfaitement original, est un singulier mélange de Velasquez, de Rembrandt et de Reynolds; il rappelle tour à tour ou en même temps ces trois maîtres, mais comme le fils rappelle ses aïeux, sans imitation servile, ou plutôt par une disposition congéniale que par une volonté formelle.

On voit de lui, au musée de Madrid, le portrait de Charles IV et de la reine à cheval: les têtes sont merveilleusement peintes, pleines de vie, de finesse et d'esprit; un Picador et le Massacre du 2 mai, scène d'invasion. Le duc d'Ossuna possède plusieurs tableaux de Goya, et il n'est guère de grande maison qui n'ait de lui quelque portrait ou quelque esquisse. L'intérieur de l'église de San-Antonio de la Florida, où se tient une fête assez fréquentée, à une demi-lieue de Madrid, est peint à fresque par Goya avec cette liberté, cette audace et cet effet qui le caractérisent. À Tolède, dans une des salles capitulaires, nous avons vu de lui un tableau représentant Jésus livré par Judas, effet de nuit que n'eût pas désavoué Rembrandt, à qui je l'eusse attribué d'abord, si un chanoine ne m'eût fait voir la signature du peintre émérite de Charles IV. Dans la sacristie de la cathédrale de Séville, il existe aussi un tableau de Goya, d'un grand mérite, sainte Justine et sainte Ruffine, vierges et martyres, toutes deux filles d'un potier de terre, comme l'indiquent les alcarazas et les cantaros groupés à leurs pieds.

La manière de peindre de Goya était aussi excentrique que son talent: il puisait la couleur dans des baquets, l'appliquait avec des éponges, des balais, des torchons, et tout ce qui lui tombait sous la main; il truellait et maçonnait ses tons comme du mortier, et donnait les touches de sentiment à grands coups de pouce. À l'aide de ces procédés expéditifs et péremptoires, il couvrait en un ou deux jours une trentaine de pieds de muraille. Tout ceci nous paraît dépasser un peu les bornes de la fougue et de l'entrain; les artistes les plus emportés sont des lécheurs en comparaison. Il exécuta, avec une cuiller en guise de brosse, une scène du Dos de Mayo, où l'on voit des Français qui fusillent des Espagnols. C'est une œuvre d'une verve et d'une furie incroyables. Cette curieuse peinture est reléguée sans honneur dans l'antichambre du musée de Madrid.

L'individualité de cet artiste est si forte et si tranchée, qu'il nous est difficile d'en donner une idée même approximative. Ce n'est pas un caricaturiste comme Hogarth, Bamburry ou Cruishanck: Hogarth, sérieux, flegmatique, exact et minutieux comme un roman de Richardson, laissant toujours voir l'intention morale; Bamburry et Cruishanck, si remarquables pour leur verve maligne, leur exagération bouffonne, n'ont rien de commun avec l'auteur des Caprichos. Callot s'en rapprocherait plus, Callot, moitié Espagnol, moitié Bohémien; mais Callot est net, clair, fin, précis, fidèle au vrai, malgré le maniéré de ses tournures et l'extravagance fanfaronne de ses ajustements; ses diableries les plus singulières sont rigoureusement possibles; il fait grand jour dans ses eaux-fortes, où la recherche des détails empêche l'effet et le clair-obscur, qui ne s'obtiennent que par des sacrifices. Les compositions de Goya sont des nuits profondes où quelque brusque rayon de lumière ébauche de pâles silhouettes et d'étranges fantômes.

C'est un composé de Rembrandt, de Watteau et des songes drolatiques de Rabelais; singulier mélange! Ajoutez à cela une haute saveur espagnole, une forte dose de l'esprit picaresque de Cervantes, quand il fait le portrait de la Escalanta et de la Gananciosa, dans Rinconete et Cortadillo, et vous n'aurez encore qu'une très imparfaite idée du talent de Goya. Nous allons tâcher de le faire comprendre, si toutefois cela est possible, avec des mots.

Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile; un trait indique toutes une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi ébauchés; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou une tertulia de Bohémiens; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya. Comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiquée; voilà tout.--Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faut d'un mot plus juste. C'est de la caricature dans le genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes on été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel.--Les troncs d'arbre ont l'air de fantômes, les hommes d'hyènes, de hiboux, de chats, d'ânes ou d'hippopotames; les ongles sont peut-être des serres, les souliers à bouffettes chaussent des pieds de bouc; ce jeune cavalier est un vieux mort, et ses chausses enrubanées enveloppent un fémur décharné et deux maigres tibias;--jamais il ne sortit de derrière le poêle du docteur Faust des apparitions plus mystérieusement sinistres.

Les caricatures de Goya renferment, dit-on, quelques allusions politiques, mais en petit nombre; elles ont rapport à Godoï, à la vieille duchesse de Benavente, aux favoris de la reine, et à quelques seigneurs de la cour, dont elles stigmatisent l'ignorance ou les vices. Mais il faut bien les chercher à travers le voile épais qui les obombre.--Goya a encore fait d'autres dessins pour la duchesse d'Albe, son amie, qui ne sont point parus, sans doute à cause de la facilité de l'application.--Quelques-uns ont trait au fanatisme, à la gourmandise et à la stupidité des moines; les autres représentent des sujets de mœurs ou de sorcellerie.

Le portrait de Goya sert de frontispice au recueil de son œuvre. C'est un homme de cinquante ans environ, l'œil oblique et fin, recouvert d'une large paupière avec une patte d'oie maligne et moqueuse, le menton recourbé en sabot, la lèvre supérieure mince l'inférieure proéminente et sensuelle; le tout encadré dans des favoris méridionaux et surmonté d'un chapeau à la Bolivar; une physionomie caractérisée et puissante.

La première planche représente un mariage d'argent, une pauvre jeune fille sacrifiée à un vieillard cacochyme et monstrueux par des parents avides. La mariée est charmante avec son petit loup de velours noir et sa basquine à grandes franges, car Goya rend à merveille la grâce andalouse et castillane; les parents sont hideux de rapacité et de misère envieuse. Ils ont des airs de requin et de crocodile inimaginables; l'enfant sourit dans les larmes, comme une pluie du mois d'avril; ce ne sont que des yeux, des griffes et des dents; l'enivrement de la parure empêche la jeune fille de sentir encore toute l'étendue de son malheur.--Ce thème revient souvent au bout du crayon de Goya, et il sait toujours en tirer des effets piquants. Plus loin, c'est El coco, croque-mitaine, qui vient effrayer les petits enfants et qui en effraierait bien d'autres; car, après l'ombre de Samuel dans le tableau de La Pythonisse d'Endor, par Salvator Rosa, nous ne connaissons rien de plus terrible que cet épouvantail. Ensuite ce sont des majos qui courtisent des fringantes sur le Prado;--de belles filles au bas de soie bien tiré, avec de petites mules à talon pointu qui ne tiennent au pied que par l'ongle de l'orteil, avec des peignes d'écaille à galerie, découpés à jour et plus hauts que la couronne murale de Cybèle; des mantilles de dentelles noires disposées en capuchon et jetant leur ombre veloutée sur les plus beaux yeux noirs du monde; des basquines plombées pour mieux faire ressortir l'opulence des hanches, des mouches posées en assassines au coin de la bouche et près de la tempe; des accroche-cœurs à suspendre les amours de toutes les Espagnes, et de larges éventails épanouis en queue de paon; ce sont des hidalgos en escarpins, en frac prodigieux, avec le chapeau demi-lune sous le bras et des grappes de breloques sur le ventre, faisant des révérences à trois temps, se penchant au dos des chaises pour souffler, comme une fumée de cigare, quelque folle bouffée de madrigaux dans une belle touffe de cheveux noirs, ou promenant par le bout de son gant blanc quelque divinité plus ou moins suspectes;--puis des mères utiles, donnant à leurs filles trop obéissantes les conseils de la Macette de Régnier, les lavant et les graissant pour aller au sabbat.--Le type de la mère utile est merveilleusement bien rendu par Goya, qui a, comme tous les peintres espagnols, un vif et profond sentiment de l'ignoble; on ne saurait imaginer rien de plus grotesquement horrible, de plus vicieusement difforme; chacune de ces mégères réunit à elle seule la laideur des sept péchés capitaux; le diable est joli à côté de cela. Imaginez des fossés et des contrescarpes de rides; des yeux comme des charbons éteints dans du sang; des nez en flûte d'alambic, tout bubelés de verrues et de fleurettes; des mufles d'hippopotame hérissés de crins roides, des moustaches de tigre, des bouches en tirelire contractées par d'affreux ricanements; quelque chose qui tient de l'araignée et du cloporte, et qui vous fait éprouver le même dégoût que lorsqu'on met le pied sur le ventre mou d'un crapaud.--Voilà pour le côté réel; mais c'est lorsqu'il s'abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d'une nuit d'orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d'horizons sinistres.

Il y a surtout une planche tout à fait fantastique qui est bien le plus épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé;--elle est intitulée: Y aun no se van. C'est effroyable, et Dante lui-même n'arrive pas à cet effet de terreur suffocante; représentez-vous une plaine nue et morne au-dessus de laquelle se traîne péniblement un nuage difforme comme un crocodile éventré; puis une grande pierre, une dalle de tombeau qu'une figure souffreteuse et maigre s'efforce de soulever.--La pierre, trop lourde pour les bras décharnés qui la soutiennent et qu'on sent près de craquer, retombe malgré les efforts du spectre et d'autres petits fantômes qui roidissent simultanément leurs bras d'ombre; plusieurs sont déjà pris sous la pierre, un instant déplacée. L'expression de désespoir qui se peint sur toutes ces physionomies cadavéreuses, dans ces orbites sans yeux, qui voient que leur labeur a été inutile, est vraiment tragique; c'est le plus triste symbole de l'impuissance laborieuse, la plus sombre poésie et la plus amère dérision que l'un ait jamais faites à propos des morts. La planche Buen viage, où l'on voit un vol de démons, d'élèves du séminaire de Barahona qui fuient à tire-d'aile, et se hâtent vers quelque œuvre sans nom, se fait remarquer par la vivacité et l'énergie du mouvement. Il semble que l'on entende palpiter dans l'air épais de la nuit toutes ces membranes velues et onglées comme les ailes des chauves-souris.--Le recueil se termine par ces mots: Y es ora.--C'est l'heure, le coq chante, les fantômes s'éclipsent, car la lumière paraît.

--Quant à la portée esthétique et morale de cette œuvre, quelle est-elle? Nous l'ignorons. Goya semble avoir donné son avis là-dessus dans un de ses dessins où est représenté un homme, la tête appuyée sur ses bras et autour duquel voltigent des hiboux, des chouettes, des coquecigrues.--La légende de cette image est: El sueno de la razon produce monstruos. C'est vrai, mais c'est bien sévère.

Ces Caprices sont tout ce que la Bibliothèque royale de Paris possède de Goya. Il a cependant produit d'autres œuvres: la Tauromaquia, suite de 33 planches, les Scènes d'invasion qui forment 20 dessins, et devaient en avoir plus de 40; les eaux-fortes d'après Velasquez, etc., etc.

La Tauromaquia est une collection de scènes représentant divers épisodes du combat de taureaux, à partir des Mores jusqu'à nos jours.--Goya était un aficionado consommé, et il passait une grande partie de son temps avec les toreros. Aussi était-il l'homme le plus compétent du monde pour traiter à fond la matière. Quoique les attitudes, les poses, les défenses et les attaques, ou, pour parler le langage technique, les différentes suertes et cogidas soient d'une exactitude irréprochable, Goya a répandu sur ces scènes ses ombres mystérieuses et ses couleurs fantastiques.--Quelles têtes bizarrement féroces! quels ajustements sauvagement étranges! quelle fureur de mouvement! Ses Mores, compris un peu à la manière des Turcs de l'empire sous le rapport du costume, ont les physionomies les plus caractéristiques.--Un trait égratigné, une tache noire, une raie blanche, voilà un personnage qui vit, qui se meut, et dont la physionomie se grave pour toujours dans la mémoire. Les taureaux et les chevaux, bien que parfois d'une forme udesastn peu fabuleuse, ont une vie et un jet qui manquent bien souvent aux bêtes des animaliers de profession: les exploits de Gazul, du Cid, de Charles-Quint, de Romero, de l'étudiant de Falces, de Pepe Illo, qui périt misérablement dans l'arène, sont retracés avec une fidélité tout espagnole.--Comme celles des Caprichos, les planches de la Tauromaquia sont exécutées à l'aqua-tinta et relevées d'eau-forte.

Les Scènes d'invasion offriraient un curieux rapprochement avec les Malheurs de la guerre, de Callot.--Ce ne sont que pendus, tas de morts qu'on dépouille, femmes qu'on viole, blessés qu'on emporte, prisonniers qu'on fusille, couvents qu'on dévalise, populations qui s'enfuient, familles réduites à la mendicité, patriotes qu'on étrangle, tout cela traité avec ces ajustements fantastiques et ces tournures exorbitantes qui feraient croire à une invasion de Tartares au quatorzième siècle. Mais quelle finesse, quelle science profonde de l'anatomie dans tous ces groupes qui semblent nés du hasard et du caprice de la pointe! Dites-moi si la Niobé antique surpasse en désolation et en noblesse cette mère agenouillée au milieu de sa famille devant les baïonnettes françaises?--Parmi ces dessins qui s'expliquent aisément, il y en a un tout à fait terrible et mystérieux, et dont le sens, vaguement entrevu, est plein de frissons et d'épouvantements. C'est un mort à moitié enfoui dans la terre, qui se soulève sur le coude, et, de sa main osseuse, écrit sans regarder, sur un papier posé à côté de lui, un mot qui vaut bien les plus noirs du Dante: Nada (néant). Autour de sa tête, qui a gardé juste assez de chair pour être plus horrible qu'un crâne dépouillé, tourbillonnent à peine visibles, dans l'épaisseur de la nuit, de monstrueux cauchemars illuminés çà et là de livides éclairs. Une main fatidique soutient une balance dont les plateaux se renversent. Connaissez-vous quelque chose de plus sinistre et de plus désolant?

Tout à fait sur la fin de sa vie, qui fut longue, car il est mort à Bordeaux à plus de quatre-vingts ans, Goya a fait quelques croquis lithographiques improvisés sur la pierre, et qui portent le titre de Dibersion de España;--ce sont des combats de taureaux. On reconnaît encore, dans ces feuilles charbonnées par la main d'un vieillard sourd depuis longtemps et presque aveugle, la vigueur et le mouvement des Caprichos et de la Tauromaquia. L'aspect de ces lithographies rappelle beaucoup, chose curieuse! la manière d'Eugène Delacroix dans les illustrations de Faust.

Dans la tombe de Goya est enterré l'ancien art espagnol, le monde à jamais disparu des toreros, des majos, des manolas, des moines, des contrebandiers, des voleurs, des alguazils et des sorcières, toute la couleur locale de la Péninsule.--Il est venu juste à temps pour recueillir et fixer tout cela. Il a cru ne faire que des caprices, il a fait le portrait et l'histoire de la vieille Espagne, tout en croyant servir les idées et les croyances nouvelles. Ses caricatures seront bientôt des monuments historiques.

IX. L'ESCURIAL.--LES VOLEURS.

Pour aller à l'Escurial, nous louâmes une de ces fantastiques voitures chamarrées d'amours à la grisaille et autres ornements pompadour dont nous avons déjà eu l'occasion de parler; le tout attelé de quatre mules et enjolivé d'un zagal assez bien travesti. L'Escurial est situé à sept ou huit lieues de Madrid, non loin de Guadarrama, au pied d'une chaîne de montagnes; on ne peut rien imaginer de plus aride et de plus désolé que la campagne qu'il faut traverser pour s'y rendre: pas un arbre, pas une maison; de grandes pentes qui s'enveloppent les unes dans les autres, des ravins desséchés, que la présence de plusieurs ponts désigne comme des lits de torrents, et çà et là une échappée de montagnes bleues coiffées de neige ou de nuages. Ce paysage, tel qu'il est, ne manque cependant pas de grandeur: l'absence de toute végétation donne aux lignes de terrain une sévérité et une franchise extraordinaires; à mesure que l'on s'éloigne de Madrid, les pierres dont la campagne est constellée deviennent plus grosses et montrent l'ambition d'être des rochers; ces pierres, d'un gris bleuâtre, papelonant le sol écaillé, font l'effet de verrues sur le dos rugueux d'un crocodile centenaire; elles découpent mille déchiquetures bizarres sur la silhouette des collines, qui ressemblent à des décombres d'édifices gigantesques.

À moitié route, au bout d'une montée assez rude, l'on trouve une pauvre maison isolée, la seule que l'on rencontre dans un espace de huit lieues, en face d'une fontaine qui filtre goutte à goutte une eau pure et glaciale; l'on boit autant de verres d'eau qu'il s'en trouve dans la source, on laisse souffler les mules, puis l'on se remet en route; et vous ne tardez pas à apercevoir, détaché sur le fond vaporeux de la montagne, par un vif rayon du soleil, l'Escurial, ce leviathan d'architecture. L'effet, de loin, est très-beau: on dirait un immense palais oriental: la coupole de pierre et les boules qui terminent toutes les pointes, contribuent beaucoup à cette illusion. Avant d'y arriver, l'on traverse un grand bois d'oliviers orné de croix bizarrement juchées sur des quartiers de grosses roches de l'effet le plus pittoresque; le bois traversé, vous débouchez dans le village, et vous vous trouvez face à face avec le colosse, qui perd beaucoup à être vu de près, comme tous les colosses de ce monde. La première chose qui me frappa, ce fut l'immense quantité d'hirondelles et de martinets qui tournoyaient dans l'air par essaims innombrables, en poussant des cris aigus et stridents. Ces pauvres petits oiseaux semblaient effrayés du silence de mort qui régnait dans cette thébaïde, et s'efforçaient d'y jeter un peu de bruit et d'animation.

Tout le monde sait que l'Escurial fut bâti à la suite d'un vœu fait par Philippe II au siège de Saint-Quentin, où il fut obligé de canonner une église de Saint-Laurent; il promit au saint de le dédommager de l'église qu'il lui enlevait par une autre plus vaste et plus belle, et il a tenu sa parole mieux que ne la tiennent ordinairement les rois de la terre. L'Escurial, commencé par Juan Bautista, terminé par Herrera, est assurément, après les pyramides d'Égypte, le plus grand tas de granit qui existe sur la terre; on le nomme en Espagne la huitième merveille du monde; chaque pays a sa huitième merveille, ce qui fait au moins trente huitièmes merveilles du monde.

Je suis excessivement embarrassé pour dire mon avis sur l'Escurial. Tant de gens graves et bien situés, qui, j'aime à le croire, ne l'avaient jamais vu, en ont parlé comme d'un chef-d'œuvre et d'un suprême effort du génie humain, que j'aurais l'air, moi pauvre diable de feuilletoniste errant, de vouloir faire de l'originalité de parti pris et de prendre plaisir à contrecarrer l'opinion générale; mais pourtant, en mon âme et conscience, je ne puis m'empêcher de trouver l'Escurial le plus ennuyeux et le plus maussade monument que puissent rêver, pour la mortification de leurs semblables, un moine morose et un tyran soupçonneux. Je sais bien que l'Escurial avait une destination austère et religieuse, mais la gravité n'est pas la sécheresse, la mélancolie n'est pas le marasme, le recueillement n'est pas l'ennui, et la beauté des formes peut toujours se marier heureusement à l'élévation de l'idée.

L'Escurial est disposé en forme de gril, en l'honneur de saint Laurent. Quatre tours ou pavillons carrés représentent les pieds de l'instrument de supplice; des corps de logis relient entre eux ces pavillons, et forment l'encadrement; d'autres bâtiments transversaux simulent les barres du gril; le palais et l'église sont bâtis dans le manche. Cette invention bizarre, qui a dû gêner beaucoup l'architecte, ne se saisit pas aisément à l'œil, quoiqu'elle soit très-visible sur le plan, et, si l'on n'en était pas prévenu, on ne s'en apercevrait assurément pas. Je ne blâme pas cette puérilité symbolique dans le goût du temps, car je suis convaincu qu'une mesure donnée, loin de nuire à un artiste de génie, l'aide, le soutient et lui fait trouver des ressources à quoi il n'aurait pas songé; mais il me semble qu'on aurait pu en tirer un tout autre parti. Les gens qui aiment le bon goût et la sobriété en architecture, doivent trouver l'Escurial quelque chose de parfait, car la seule ligne employée est la ligne droite, le seul ordre, l'ordre dorique, le plus triste et le plus pauvre de tous.

Une chose qui vous frappe d'abord désagréablement, c'est la couleur jaune terre des murailles, que l'on pourrait croire bâties en pisé, si les joints des pierres, marqués par des lignes d'un blanc criard, ne vous démontraient le contraire. Rien n'est plus monotone à voir que ces corps de logis à six ou sept étages, sans moulures, sans pilastres, sans colonnes, avec leurs petites fenêtres écrasées qui ont l'air de trous de ruches. C'est l'idéal de la caserne et de l'hôpital; le seul mérite de tout cela est d'être en granit. Mérite perdu, puisque à cent pas de là on peut le prendre pour de la terre à poêle. Là-dessus est accroupie lourdement une coupole bossue, que je ne saurais mieux comparer qu'au dôme du Val-de-Grâce, et qui n'a d'autre ornement qu'une multitude de boules de granit. Tout autour, pour que rien ne manque à la symétrie, l'on a bâti des monuments dans le même style, c'est-à-dire avec beaucoup de petites fenêtres et pas le moindre ornement; ces corps de logis communiquent entre eux par des galeries en forme de pont, jetées sur les rues qui conduisent au village, qui n'est aujourd'hui qu'un monceau de ruines. Tous les alentours du monument sont dallés en granit, et les limites sont marquées par de petits murs de trois pieds de haut, enjolivés des inévitables boules à chaque angle et à chaque coupure. La façade, ne faisant aucune espèce de saillie sur le corps du monument, ne rompt en rien l'aridité de la ligne et s'aperçoit à peine, quoiqu'elle soit gigantesque.

L'on entre d'abord dans une vaste cour au fond de laquelle s'élève le portail d'une église, qui n'a rien de remarquable que des statues colossales de prophètes, avec des ornements dorés et des figures teintes en rose. Cette cour est dallée, humide et froide; l'herbe verdit les angles; rien qu'en y mettant le pied, l'ennui vous tombe sur les épaules comme une chape de plomb; votre cœur se resserre; il vous semble que tout est fini et que toute joie est morte pour vous. À vingt pas de la porte, vous sentez je ne sais quelle odeur glaciale et fade d'eau bénite et de caveau sépulcral que vous apporte un courant d'air chargé de pleurésies et de catarrhes. Quoiqu'il fasse au dehors trente degrés de chaleur, votre moelle se fige dans vos os; il vous semble que jamais la chaleur de la vie ne pourra réchauffer dans vos veines votre sang, devenu plus froid que du sang de vipère. Ces murs, impénétrables comme la tombe, ne peuvent laisser filtrer l'air des vivants à travers leurs épaisses parois. Eh bien! malgré ce froid claustral et moscovite, la première chose que je vis en entrant dans l'église fut une Espagnole à genoux sur le pavé, qui d'une main se donnait des coups de poing dans la poitrine, et de l'autre s'éventait avec une ferveur au moins égale; l'éventail était, je m'en souviens parfaitement, d'un vert d'eau ou de feuille d'iris qui me fait courir un frisson dans le dos lorsque j'y pense.

Le cicerone qui nous guida dans l'intérieur de l'édifice était aveugle, et c'était vraiment une chose merveilleuse de voir avec quelle précision il s'arrêtait devant les tableaux, dont il nous désignait le sujet et le peintre sans hésiter et sans se tromper jamais. Il nous fit monter sur le dôme, et nous promena dans une infinité de corridors ascendants et descendants qui égalent en complications le Confessionnal des Pénitents noirs ou Château des Pyrénées d'Anne Radcliffe. Ce bonhomme s'appelle Cornelio; il est de la plus belle humeur du monde, et paraît tout joyeux de son infirmité.

L'intérieur de l'église est triste et nu. D'énormes pilastres gris de souris, d'un granit à gros grains micacés comme du sel de cuisine, montent jusqu'aux voûtes peintes à fresque, dont les ton azurés et vaporeux se lient mal avec la couleur froide et pauvre de l'architecture; le retablo, doré et sculpté à l'espagnole avec de fort belles peintures, corrige un peu cette aridité de décoration, où tout est sacrifié à je ne sais quelle symétrie insipide; les statues de bronze doré qui sont agenouillées des deux côtés du retablo, et qui représente, je crois, don Carlos et des princesses de la famille royale, sont d'un grand style et d'un bel effet; le chapitre, qui fait face au grand autel, est à lui seul une église immense; les stalles qui l'entourent, au lieu d'être épanouies et fleuries en fantasques arabesques comme celles de Burgos, participent de la rigidité générale, et n'ont pour toute décoration que de simples moulures. On nous fit voir la place où, pendant quatorze ans, vint s'asseoir le sombre Philippe II, ce roi né pour être grand inquisiteur; c'est la stalle qui occupe l'angle; une porte pratiquée dans l'épaisseur de la boiserie la fait communiquer avec l'intérieur du palais. Sans me piquer d'une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale gothique sans éprouver un sentiment mystérieux et profond, une émotion extraordinaire, et sans la crainte vague de rencontrer au détour d'un faisceau de piliers le Père éternel lui-même avec sa longue barbe d'argent, son manteau de pourpre et sa robe d'azur, recueillant dans le pan de sa tunique les prières des fidèles. Dans l'église de l'Escurial on est tellement abattu, écrasé, on se sent si bien sous la domination d'un pouvoir inflexible et morne, que l'inutilité de la prière vous est démontrée. Le dieu d'un temple ainsi fait ne se laissera jamais fléchir.

Après avoir visité l'église, nous descendîmes dans le Panthéon. On appelle ainsi le caveau où sont déposés les corps des rois; c'est une pièce octogone de 36 pieds de diamètre sur 38 de haut, située précisément sous le maître-autel, de manière que le prêtre, en disant la messe, a les pieds sur la pierre qui forme la clef de voûte; on y descend par un escalier de granit et de marbre de couleur, fermé par une belle grille de bronze. Le Panthéon est revêtu entièrement de jaspe, de porphyre et autres marbres non moins précieux. Dans les murailles sont pratiquées des niches avec des cippes de forme antique destinées à contenir le corps des rois et des reines qui ont laissé succession. Il fait dans ce caveau un froid pénétrant et mortel, les marbres polis miroitent et se glacent de reflets aux rayons tremblotants de la torche; on dirait qu'ils ruissellent d'eau, et l'on pourrait se croire dans une grotte sous-marine. Le monstrueux édifice pèse sur vous de tout son poids; il vous entoure, il vous enlace et vous étouffe; vous vous sentez pris comme dans les tentacules d'un gigantesque polype de granit. Les morts que renferment les urnes sépulcrales paraissent plus morts que tous les autres, et l'on a peine à croire qu'ils puissent jamais venir à bout de ressusciter. Là, comme dans l'église, l'impression est sinistre, désespérée; il n'y a pas toutes ces voûtes mornes un seul trou par où l'on puisse voir le ciel.

Dans la sacristie, il reste encore quelques bons tableaux (les meilleurs ont été transférés au musée royal de Madrid), entre autres, deux ou trois tableaux sur bois de l'école allemande d'une rare perfection; le plafond du grand escalier est peint à fresque par Luca Jordano, et représente d'une manière allégorique le vœu de Philippe II et la fondation du couvent. Ce que ce Luca Jordano a peint d'arpents de murailles en Espagne est vraiment prodigieux, et nous avons peine à concevoir la possibilité de pareils travaux, nous autres modernes, déjà essoufflés au milieu de la tâche la plus courte. Pelegrini, Luca, Gangiaso, Carducho, Romulo, Cincinnato et plusieurs autres ont peint à l'Escurial des cloîtres, des voûtes et des plafonds. Celui de la bibliothèque, qui est de Carducho et de Pellegrini, est d'un bon ton de fresque clair et lumineux; la composition en est riche, et les arabesques qui s'y entrelacent sont du meilleur goût. La bibliothèque de l'Escurial présente cette particularité que les livres sont rangés sur le rayon le dos contre le mur et la tranche du côté du spectateur; j'ignore la raison de cette bizarrerie. Elle est riche surtout en manuscrits arabes et doit renfermer des trésors inestimables et complètement inconnus. Aujourd'hui que la conquête d'Afrique a fait de l'arabe une langue à la mode et courante, il faut espérer que cette riche mine sera fouillée dans tous les sens par nos jeunes orientalistes; les autres livres m'ont paru être en général des livres de théologie et de philosophie scolastique. On nous fit voir quelques manuscrits sur vélin avec marges historiées et miniaturisées; mais, comme c'était le dimanche et que le bibliothécaire était absent, nous ne pûmes en obtenir davantage, et il fallut nous en aller sans avoir vu une seule édition incunable, désagrément beaucoup plus sensible pour mon compagnon que pour moi, qui malheureusement n'ai pas la passion de la bibliographie ni aucune autre.

Dans un des corridors est placé un christ de marbre blanc de grandeur naturelle, attribué à Benvenuto Cellini, et quelques peintures fantastiques très singulières, dans le goût des tentations de Callot et de Teniers, mais beaucoup plus anciennes. Du reste, on ne peut rien imaginer de plus monotone que ces interminables corridors de granit gris, étroits et bas, qui circulent dans l'édifice, comme des veines dans le corps humains; il faut vraiment être aveugle pour s'y retrouver; on monte, on descend, on fait mille détours, et il ne faudrait pas s'y promener plus de trois ou quatre heures pour user entièrement la semelle de ses souliers, car ce granit est âpre comme une lime et revêche comme du papier de verre. Lorsque l'on est sur le dôme, on voit que les boules, qui d'en bas paraissent grosses comme des grelots, sont d'une dimension énorme, et pourraient faire de monstrueuses mappemondes. Un immense horizon se déroule à vos pieds, et vous embrassez d'un seul coup d'œil la campagne montueuse qui vous sépare de Madrid; de l'autre côté, se dressent les montagnes de Guadarrama: vous voyez ainsi toute la disposition du monument; vous plongez dans les cours et dans les cloîtres, avec leurs rangs d'arcades superposées, leur fontaine on leur pavillon central; les toits se présentent en dos d'âne, comme dans un plan à vol d'oiseau.

À l'époque de notre ascension au dôme, il y avait sur le bout d'une cheminée, dans un grand nid de paille semblable à un turban renversé, une cigogne avec ses trois petits. Cette intéressante famille faisait le profil le plus bizarre du monde; la mère était debout sur une patte au milieu du nid, le cou enfoncé dans les épaules, le bec majestueusement posé sur le jabot, comme un philosophe en méditation; les petits tendaient leur long bec et leur long cou pour demander leur pâture. J'espérais être témoin d'une de ces scènes sentimentales de l'histoire naturelle, où l'on voit le grand pélican blanc qui se saigne le flanc pour donner à téter à ses petits enfants; mais la cigogne semblait s'émouvoir fort peu de ces démonstrations faméliques et ne bougeait non plus que la cigogne gravée sur bois qui orne le frontispice des livres mis en lumière par Cramoisi. Ce groupe mélancolique ajoutait encore à la solitude profonde du lieu et donnait une teinte égyptienne à cet entassement pharaonien. En redescendant nous vîmes le jardin, où il y a plus d'architectures que de végétation; ce sont de grandes terrasses et des parterres de buis taillé qui représentent des dessins pareils à des ramages de vieux damas, avec quelques fontaines et quelques pièces d'eau verdâtre; un jardin ennuyeux et solennel, empesé comme une Golilla et tout à fait digne du bâtiment morose qu'il accompagne.

Il y a, dit-on, mille cent dix fenêtres seulement à l'extérieur, ce qui cause un grand étonnement aux bourgeois; je ne les ai pas comptées, aimant mieux le croire que de me livrer à un pareil travail; mais il n'y a là rien d'improbable, car je n'ai jamais vu tant de fenêtres ensemble; le nombre des portes est également fabuleux.

Je sortis de ce désert de granit, de cette monacale nécropole avec un sentiment de satisfaction et d'allégement extraordinaire; il me semblait que je renaissais à la vie et que je pourrais encore être jeune et me réjouir dans la création du bon Dieu, ce dont j'avais perdu tout espoir sous ces voûtes funèbres. L'air tiède et lumineux m'enveloppait comme une moelleuse étoffe de laine fine et réchauffait mon corps glacé par cette atmosphère cadavéreuse; j'étais délivré de ce cauchemar architectural, que je croyais ne devoir jamais finir. Je conseille aux gens qui ont la fatuité de prétendre qu'ils s'ennuient d'aller passer trois ou quatre jours à l'Escurial; ils apprendront là ce que c'est que le véritable ennui, et ils s'amuseront tout le reste de leur vie en pensant qu'ils pourraient être à l'Escurial et qu'ils n'y sont pas.

Quand nous revînmes à Madrid, ce fut parmi les gens un étonnement heureux de nous voir encore vivants. Peu de personnes reviennent de l'Escurial; on y meurt de consomption en deux ou trois jours, ou l'on s'y brûle la cervelle, pour peu qu'on soit Anglais. Heureusement nous sommes de tempérament robuste, et, comme Napoléon disait du boulet qui devait l'emporter, le monument qui doit nous tuer n'est pas encore bâti. Une chose qui ne causa pas une moindre surprise, ce fut de voir que nous rapportions nos montres; car, en Espagne, il y a toujours sur les routes des gens très-curieux de savoir l'heure, et, comme il n'y a là ni horloge ni cadran solaire, ils sont bien forcés de consulter les montres des voyageurs.--À propos de voleurs, plaçons ici une histoire dont nous avons bien failli être les héros. La diligence de Madrid à Séville, dans laquelle nous devions partir, et où il n'y avait plus de place, fut arrêtée dans la Manche par une bande de factieux ou de voleurs, ce qui est la même chose; les voleurs se divisaient le butin et se disposaient à emmener les prisonniers dans la montagne pour se faire payer une rançon par les familles (ne dirait-on pas que cela se passe en Afrique?), lorsqu'il survint une autre bande plus nombreuse, qui rossa la première, lui vola ses prisonniers et les emmena définitivement dans la montagne.

Chemin faisant, l'un des voyageurs tire d'une poche qu'on avait oublié de fouiller sa boîte de cigares, en prend un, bat le briquet et l'allume. «Voulez-vous un cigare? dit-il au bandit avec toute la politesse castillane, ils sont de la Havane.--Con mucho gusto,» répond le bandit flatté de cette attention; et voilà le voyageur et le brigand, cigare contre cigare, aspirant et poussant des bouffées pour s'allumer plus vite. La conversation s'engagea, et, de fil en aiguille, le voleur en vint, comme tous les négociants, à se plaindre de son commerce: les temps étaient durs, les affaires n'allaient pas, beaucoup d'honnêtes gens s'en mêlaient et gâtaient le métier; on faisait queue pour détrousser ces pauvres diligences, et souvent trois ou quatre bandes étaient obligées de se disputer les dépouilles de la même galère et du même convoi de mules; ensuite les voyageurs, certains d'être pillés, n'emportaient que le strict nécessaire et mettaient leurs plus mauvais habits. «Tenez, dit-il avec un geste de mélancolie et de découragement, en montrant son manteau tout usé et tout rapiécé, qui aurait mérite d'envelopper la Probité même, n'est-il pas honteux d'être forcé de voler de pareilles guenilles? Ma veste n'est-elle pas des plus vertueuses? le plus honnête homme de la terre serait-il plus mal habillé? Nous emmenons bien les voyageurs en otage, mais les parents d'aujourd'hui ont le cœur si dur qu'ils ne peuvent se résoudre à délier les cordons de la bourse; nous en sommes pour nos frais de nourriture, et au bout d'un ou deux mois il nous en coûte encore une charge de poudre et de plomb pour casser la tête à nos prisonniers, ce qui est toujours désagréable quand on s'est habitué aux personnes. Pour cela, il faut dormir par terre, manger des glands qui ne sont pas toujours doux, boire de la neige fondue, faire des trajets immenses dans des chemins abominables, et risquer sa peau à chaque instant.» Ainsi parlait ce brave bandit, plus dégoûté de son métier qu'un journaliste parisien quand arrive son tour de feuilleton. «Eh! pourquoi, dit le voyageur, si votre métier vous déplaît et vous rapporte si peu, n'en faites-vous pas un autre?--J'y ai bien songé, et mes camarades pensent comme moi; mais comment voulez-vous faire? nous sommes traqués, poursuivis; on nous fusillerait comme des chiens si nous approchions de quelque village; il faut bien continuer le même train de vie.» Le voyageur, qui était un homme d'une certaine influence, resta un moment pensif. «De sorte que vous quitteriez volontiers votre état si l'on vous recevait à indullo (si l'on vous amnistiait).--Certainement, répondit toute la bande; croyez-vous que cela soit si amusant d'être voleur? il faut travailler comme des nègres et avoir un mal de chien. Nous aimons tout autant être honnêtes.--Eh bien! reprit le voyageur, je me charge d'obtenir votre grâce, à la condition que vous nous rendrez la liberté.--Ainsi soit fait: allez à Madrid; voilà un cheval et de l'argent pour faire la route et un sauf-conduit pour que les camarades vous laissent passer. Revenez vite; nous vous attendons à tel endroit avec vos compagnons, que nous traiterons de notre mieux.» L'homme va à Madrid, obtient que les bandits seront reçus à indullo, et retourne pour aller chercher ses camarades d'infortune; il les trouve tranquillement assis avec les brigands, mangeant un jambon de la Manche cuit au sucre, et donnant de fréquentes accolades à une outre de Val-de-Penas que l'on avait volée exprès pour eux: attention délicate! Ils chantaient et se divertissaient fort, et avaient plus envie de se faire voleurs comme les autres que de retourner à Madrid; mais le chef de la bande leur fit une morale sévère qui les rappela à eux-mêmes, et toute la troupe se mit en marche bras dessus bras dessous pour la ville, où voyageurs et voleurs furent reçus avec enthousiasme, car des brigands pris par la diligence sont quelque chose de vraiment rare et curieux.


X. TOLÈDE.--L'ALCAZAR.--LA CATHÉDRALE.--LE RITE GRÉGORIEN ET LE RITE MOZARABE.--NOTRE-DAME DE TOLÈDE.--SAN JUAN DE LOS REYES.--LA SYNAGOGUE.--GALIANA, KARL ET BRADAMANT.--LE NAIN DE FLORINDE.--LA GROTTE D'HERCULE.--L'HÔPITAL DU CARDINAL.--LES LAMES DE TOLÈDE.

Nous avions épuisé les curiosités de Madrid, nous avions vu le palais, l'Armeria, le Buen-Retiro, le musée et l'académie de peinture, le théâtre del Principe, la plaza de Toros; nous nous étions promenés sur le Prado depuis la fontaine de Cybèle jusqu'à la fontaine de Neptune, et l'ennui commençait légèrement à nous envahir. Aussi, malgré une température de trente degrés et toutes sortes d'histoires horripilantes sur les factieux et les rateros, nous nous mîmes bravement en route pour Tolède, la ville des belles épées et des dagues romantiques.

Tolède est une des plus anciennes villes non-seulement de l'Espagne, mais de l'univers entier, s'il faut en croire les chroniqueurs. Les plus modérés placent l'époque de sa fondation avant le déluge (pourquoi pas sous les rois préadamites, quelques années avant la création du monde?). Les uns attribuent l'honneur d'avoir posé sa première pierre à Tubal, les autres aux Grecs; ceux-ci à Telmon et Brutus, consuls romains; ceux-là aux Juifs, qui entrèrent en Espagne avec Nabuchodonosor, s'appuyant sur l'étymologie de Tolède, qui vient de Toledoth, mot hébreu signifiant générations, parce que les douze tribus avaient contribué à la bâtir et à la peupler.

Quoi qu'il en soit, Tolède est très-certainement une admirable vieille ville, située à une douzaine de lieues de Madrid, des lieues d'Espagne bien entendu, qui sont plus longues qu'un feuilleton de douze colonnes ou qu'un jour sans argent, les deux plus longues choses que nous connaissions. On y va soit en calessine, soit dans une petite diligence qui part deux fois par semaine; on préfère ce dernier moyen comme plus sûr, car au delà des monts, comme autrefois en France, on fait son testament pour le moindre voyage. Cette terreur des brigands doit être exagérée, car, dans un très-long pèlerinage à travers les provinces réputées les plus dangereuses, nous n'avons jamais rien vu qui pût justifier cette panique. Néanmoins cette crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous tient en éveil et vous préserve de l'ennui: vous faites une action héroïque, vous déployez une valeur surhumaine; l'air inquiet et effrayé de ceux qui restent vous rehausse à vos propres yeux. Une course en diligence, la chose la plus vulgaire qui soit au monde, devient une aventure, une expédition; vous partez, il est vrai, mais vous n'êtes pas sûr d'arriver ou de revenir. C'est quelque chose dans une civilisation si avancée que celle des temps modernes, en cette prosaïque et malencontreuse année 1840.

On sort de Madrid par la porte et le pont de Tolède, tout orné de pots à feu, de volutes, de statues, de chicorées d'un goût médiocre, et cependant d'un assez majestueux effet; on laisse à droite le village de Caramanchel, où Ruy Blas allait chercher, pour Marie de Neubourg, la petite fleur bleue d'Allemagne (Ruy Blas ne trouverait pas aujourd'hui le moindre vergiss-mein-nicht dans ce hameau de liège, bâti sur un sol de pierre ponce), et l'on s'engage, par un chemin détestable, dans une interminable plaine poussiéreuse, toute couverte de blés et de seigles, dont le jaune pâle ajoute encore à la monotonie du paysage. Quelques croix de mauvais augure qui étirent çà et là leurs bras décharnés, quelques pointes de clochers qui révèlent au loin un bourg inaperçu, quelque lit de ravin desséché, traversé par une arcade de pierre, sont les seuls accidents qui se présentent. De temps à autre, l'on rencontre un paysan sur son mulet, la carabine au côté; un muchacho chassant devant lui deux ou trois ânes chargés de jarres ou de paille hachée retenue par des cordelettes; une pauvre femme hâve et brûlée par le soleil, traînant un marmot à l'air farouche, et puis c'est tout.

À mesure que nous avancions, le paysage devenait plus aride et plus désert, et ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction intérieure que nous aperçûmes, sur un pont de pierre sèche, les cinq chasseurs verts à cheval qui devaient nous servir d'escorte, car il faut une escorte pour aller de Madrid à Tolède. Ne dirait-on pas que l'on est en pleine Algérie, et que Madrid est entouré d'une Mitidja peuplée de Bédouins?

On s'arrête pour déjeuner à Illescas, ville ou bourg, nous ne savons trop lequel, où l'on voit quelques traces d'anciennes constructions moresques, et dont les maisons ont des fenêtres grillées de serrurerie compliquée et surmontées de croix.

Ce déjeuner se compose d'une soupe à l'ail et aux œufs, de l'inévitable tortilla aux tomates, d'amandes grillées et d'oranges, le tout arrosé d'un vin de Val-de-Penas assez bon, quoique épais à couper au couteau, empoisonnant la poix et couleur de sirop de mûres. La cuisine n'est pas le côté brillant de l'Espagne, et les hôtelleries n'ont pas été sensiblement améliorées depuis don Quichotte; les peintures d'omelettes emplumées, de merluches coriaces, d'huile rance et de pois chiches pouvant servir de balles pour les fusils, sont encore de la plus exacte vérité; mais, par exemple, je ne sais pas où l'on trouverait aujourd'hui les belles poulardes et les oies monstrueuses des noces de Gamache.

À partir d'Illescas, le terrain devient plus accidenté, et il résulte de là une route encore plus abominable; ce ne sont que fondrières et casse-cou. Cela n'empêche pas que l'on n'aille grand train; les postillons espagnols sont comme les cochers morlaques, ils se soucient assez peu de ce qui se passe derrière eux, et pourvu qu'ils arrivent, ne fût-ce qu'avec le timon et les petites roues de devant, ils sont satisfaits. Cependant nous parvînmes à notre destination sans encombre, au milieu du nuage de poudre soulevé par nos mules et les chevaux des chasseurs, et nous fîmes notre entrée dans Tolède, haletants de curiosité et de soif, par une magnifique porte arabe, à l'arc élégamment évasé, aux piliers de granit surmontés de boules, et chamarrés de versets de l'Alcoran. Cette porte s'appelle la puerta del Sol; elle est rousse, cuite et confite de ton, comme une orange de Portugal, et se profile admirablement sur la limpidité d'un ciel de lapis-lazuli. Dans nos climats brumeux, l'on ne peut réellement pas se faire une idée de cette violence de couleur et de cette âpreté de contour, et les peintures qu'on en rapportera sembleront toujours exagérées.

Après avoir passé la puerta del Sol, l'on se trouve sur une espèce de terrasse d'où l'on jouit d'une vue fort étendue; l'on découvre la Vega pommelée et zébrée d'arbres et de cultures qui doivent leur fraîcheur au système d'irrigation introduit par les Mores. Le Tage, traversé par le pont Saint-Martin et le pont d'Alcantara, roule avec rapidité ses flots jaunâtres, et entoure presque entièrement la ville dans un de ses replis. Au bas de la terrasse papillotent aux yeux les toits bruns et luisants des maisons, et les clochers des couvents et des églises, à carreaux de faïence verte et blanche disposés en damiers; au delà, l'on aperçoit les collines rouges et les escarpements décharnés qui forment l'horizon de Tolède. Cette vue a cela de particulier, qu'elle est entièrement privée d'air ambiant et de ce brouillard qui, chez nous, baigne toujours les larges perspectives; la transparence de l'atmosphère laisse toute leur netteté aux lignes, et permet de discerner le moindre détail à des distances considérables.

Nos malles visitées, nous n'eûmes rien de plus pressé que de chercher une fonda ou un parador quelconque, car les œufs d'Illescas étaient déjà bien loin. On nous conduisit, par des ruelles si resserrées, que deux ânes chargés n'y eussent point passé de front, à la fonda del Caballero, un des plus confortables endroits de la ville. Là, réunissant le peu d'espagnol que nous savions, et nous aidant d'une pantomime pathétique, nous parvînmes à faire comprendre à l'hôtesse, douce et charmante femme, de l'air le plus intéressant et le plus distingué, que nous mourions de faim, chose qui paraît toujours étonner beaucoup les naturels du pays, qui vivent d'air et de soleil, à la mode économique des caméléons.

Toute la marmitonnerie se mit en l'air, l'on approcha du feu les innombrables petits pots où se distillent et se subliment les ragoûts épicés de la cuisine espagnole, et l'on nous promit un dîner au bout d'une heure. Nous profitâmes de cette heure pour examiner la fonda plus en détail.

C'était un beau bâtiment, quelque ancien hôtel sans doute, avec une cour intérieure dallée de marbres de couleur formant mosaïque, ornée de puits de marbre blanc et d'auges revêtues de carreaux de faïence pour laver les verres et les jattes.

Cette cour se nomme patio; elle est habituellement entourée de colonnes et d'arcades, avec un jet d'eau dans le milieu. Un tendido de toile, qu'on replie le soir afin de laisser pénétrer la fraîcheur nocturne, sert de plafond à cette espèce de salon retourné. Tout autour circule, à la hauteur du premier étage, un balcon de fer élégamment travaillé, sur lequel s'ouvrent les fenêtres et les portes des appartements, où l'on n'entre que pour s'habiller, dîner ou faire la sieste. Le reste du temps, l'on se tient dans cette cour-salon, où l'on descend les tableaux, les chaises, les canapés, le piano, et que l'on enjolive de pots de fleurs et de caisses d'orangers.

Notre inspection était à peine achevée, que la Celestina (fille d'auberge fantasque et bizarre) vint nous dire, tout en fredonnant sa chanson, que nous étions servis. Le dîner était assez passable: côtelettes, œufs aux tomates, poulets frits à l'huile, truites du Tage, avec une bouteille de Peralta, vin chaud et liquoreux, parfumé d'un certain petit goût muscat qui n'est pas désagréable.

Notre repas achevé, nous nous répandîmes à travers la ville, précédés d'un guide, barbier de son état, et promeneur de touristes à ses moments perdus.

Les rues de Tolède sont extrêmement étroites; l'on pourrait se donner la main d'une fenêtre à l'autre, et rien ne serait plus facile que d'enjamber les balcons, si de fort belles grilles et de charmants barreaux de cette riche serrurerie dont on est si prodigue par delà les monts, n'y mettaient bon ordre et n'empêchaient les familiarités aériennes. Ce peu de largeur ferait jeter les hauts cris à tous les partisans de la civilisation, qui ne rêvent que places immenses, vastes squares, rues démesurées et autres embellissements plus ou moins progressifs; pourtant rien n'est plus raisonnable que des rues étroites sous un climat torride, et les architectes qui font de si larges trouées dans le massif d'Alger, s'en apercevront bientôt. Au fond de ces minces coupures faites à propos aux pâtés et aux îles de maisons, l'on jouit d'une ombre et d'une fraîcheur délicieuses, l'on circule à couvert dans les ramifications et les porosités de ce polypier humain que l'on appelle une ville; les cuillerées de plomb fondu que Phébus-Apollon verse du haut du ciel aux heures de midi ne vous atteignent jamais; les saillies des toits vous servent de parasol.

Si, par malheur, vous êtes obligés de passer par quelque plazuela ou calle ancha exposée aux rayons caniculaires, vous appréciez bien vite la sagesse des aïeux, qui ne sacrifiaient pas tout à je ne sais quelle régularité stupide; les dalles sont comme ces plaques de tôle rouge sur lesquelles les bateleurs font danser la cracovienne aux oies et aux dindons; les malheureux chiens, qui n'ont ni souliers ni alpargatas, les traversent au galop et en poussant des hurlements plaintifs. Si vous soulevez le marteau d'une porte, vous vous brûlez les doigts; vous sentez votre cervelle bouillir dans votre crâne comme une marmite sur le feu; votre nez se cardinalise, vos mains se gantent de hâle, vous vous évaporez en sueur. Voilà à quoi servent les grandes places et les rues larges. Tous ceux qui auront passé entre midi et deux heures dans la rue d'Alcala à Madrid seront de mon avis. En outre, pour avoir des rues spacieuses, l'on rétrécit les maisons, et le contraire me paraît plus raisonnable. Il est bien entendu que cette observation ne s'applique qu'aux pays chauds, où il ne pleut jamais, où la boue est chimérique et où les voitures sont extrêmement rares. Des rues étroites dans nos climats pluvieux seraient d'abominables sentines. En Espagne, les femmes sortent à pied, en souliers de satin noir, et font ainsi de longues courses; en quoi je les admire, et surtout à Tolède, où le pavé est composé de petits cailloux polis, luisants, aigus, qui semblent avoir été placés avec soin du côté le plus tranchant; mais leurs petits pieds cambrés et nerveux sont durs comme des sabots de gazelle, et elles courent le plus gaiement du monde sur ce pavé taillé en pointe de diamant, qui fait crier d'angoisse le voyageur accoutumé aux mollesses de l'asphalte Seyssel et aux élasticités du bitume Polonceau.

Les maisons de Tolède présentent un aspect imposant et sévère; elles ont peu de fenêtres sur la façade, et ces fenêtres sont habituellement grillées. Les portes, ornées de piliers de granit bleuâtre, surmontées de boules, décoration qui se reproduit fréquemment, ont un air de solidité et d'épaisseur auquel ajoutent encore des constellations de clous énormes. Cela tient à la fois du couvent, de la prison, de la forteresse, et aussi un peu du harem, car les Mores ont passé par là. Quelques-unes de ces maisons, par un contraste assez bizarre, sont enluminées et peintes extérieurement, soit à fresque, soit en détrempe, de faux bas-reliefs, de grisailles, de fleurs, de rocailles et de guirlandes, avec des cassolettes, des médaillons, des amours et tout le fatras mythologique du dernier siècle. Ces maisons trumeau et pompadour produisent l'effet le plus étrange et le plus bouffon parmi leurs sœurs renfrognées d'origine féodale ou moresque.

L'on nous conduisit à travers un inextricable réseau de petites ruelles, où mon compagnon et moi nous marchions l'un derrière l'autre, comme les oies de la ballade, faute d'espace pour nous donner le bras, à l'Alcazar, situé en manière d'acropole sur le haut point de la ville, et nous y entrâmes après quelques pourparlers, car le premier mouvement des gens à qui l'on s'adresse est toujours de refuser, quelle que soit la demande. «Revenez ce soir ou demain, le gardien fait la sieste, les clefs sont égarées, il faut une permission du gouverneur:» telles sont les réponses que l'on obtient d'abord; mais, en exhibant la sacro-sainte piécette, ou le rayonnant duro en cas d'extrêmes difficultés, on finit toujours bien par forcer la consigne.

Cet Alcazar, bâti sur les ruines de l'ancien palais more, est aujourd'hui tout en ruine lui-même; on dirait un des merveilleux rêves d'architecture que Piranèse poursuivait dans ses magnifiques eaux-fortes; il est de Covarrubias, artiste peu connu, bien supérieur à ce lourd et pesant Herrera, dont la renommée est de beaucoup surfaite.

La façade, ornée et fleurie des plus pures arabesques de la renaissance, est un chef-d'œuvre d'élégance et de noblesse. L'ardent soleil d'Espagne, qui rougit le marbre et donne à la pierre des tons de safran, l'a revêtue d'une robe de couleurs riches et vigoureuses, bien différentes de la lèpre noire dont les siècles encroûtent nos vieux édifices. Selon l'expression d'un grand poëte, le Temps a passé son pouce intelligent sur les arêtes du marbre, sur les contours trop rigides, et donné à cette sculpture déjà si souple et si moelleuse le suprême poli et le dernier achèvement. Je me souviens surtout d'un grand escalier d'une élégance féerique, avec des colonnes, des rampes et des marches de marbre déjà à moitié rompues, conduisant à une porte qui donne sur un abîme, car cette partie de l'édifice est écroulée. Cet admirable escalier, qu'un roi pourrait habiter, et qui n'aboutit à rien, a quelque chose de prestigieux et de singulier.

L'Alcazar est bâti sur une grande esplanade entourée de remparts crénelés à la mode orientale, du haut desquels on découvre une vue immense, un panorama vraiment magique: ici la cathédrale enfonce au cœur du ciel sa flèche démesurée; plus loin brille, dans un rayon du soleil, l'église de San Juan de los Reyes; le pont d'Alcantara, avec sa porte en forme de tour, enjambe le Tage de ses arches hardies; l'Artificio de Juanello encombre le fleuve de ses superpositions d'arcades de briques rouges qu'on prendrait pour des débris de constructions romaines, et les tours massives du Castillo de Cervantes (ce Cervantes n'a rien de commun avec l'auteur de don Quichotte), perchées sur les roches rugueuses et difformes qui bordent le fleuve, ajoutent une dentelure de plus à l'horizon déjà si profondément découpé par les crêtes vertébrées des montagnes.

Un admirable coucher de soleil complétait le tableau: le ciel, par des dégradations insensibles, passait du rouge le plus vif à l'orange, puis au citron pâle, pour arriver à un bleu bizarre, couleur de turquoise verdie, qui se fondait lui-même à l'occident dans les teintes lilas de la nuit, dont l'ombre refroidissait déjà tout ce côté.

Accoudé à l'embrasure d'un créneau et regardant à vol d'hirondelle cette ville où je ne connaissais personne, où mon nom était parfaitement inconnu, j'étais tombé dans une méditation profonde. Devant tous ces objets, toutes ces formes, que je voyais et que je ne devais probablement plus revoir, il me prenait des doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-même, transporté si loin de ma sphère, que tout cela me paraissait une hallucination, un rêve étrange dont j'allais me réveiller en sursaut au son aigre et chevrotant de quelque musique de vaudeville sur le rebord d'une loge de théâtre. Par un de ces sauts d'idée si fréquents dans la rêverie, je pensai à ce que pouvaient faire mes amis à cette heure; je me demandai s'ils s'apercevaient de mon absence, et si, par hasard, en ce moment même où j'étais penché sur ce créneau dans l'Alcazar de Tolède, mon nom voltigeait à Paris sur quelque bouche aimée et fidèle. Apparemment la réponse intérieure ne fut pas affirmative; car, malgré la magnificence du spectacle, je me sentis l'âme envahie par une tristesse incommensurable, et pourtant j'accomplissais le rêve de toute ma vie, je touchais du doigt un de mes désirs les plus ardemment caressés: j'avais assez parlé, en mes belles et verdoyantes années de romantisme, de ma bonne lame de Tolède pour être curieux de voir l'endroit où l'on en fabriquait.

Il ne fallut rien moins, pour me tirer de ma méditation philosophique, que la proposition que me fit mon camarade de nous aller baigner dans le Tage. Se baigner est une particularité assez rare dans un pays où, l'été, l'on arrose le lit des rivières avec l'eau des puits, pour ne point en négliger l'occasion. Sur l'affirmation du guide que le Tage était un fleuve sérieux et pourvu d'assez d'humidité pour y tirer sa coupe, nous descendîmes en toute hâte de l'Alcazar, afin de profiter d'un reste de jour, et nous nous dirigeâmes du côté du fleuve. Après avoir traversé la place de la Constitucion, bordée de maisons dont les fenêtres, garnies de grands stores de sparterie roulés ou relevés à demi par les saillies des balcons, ont un faux air vénitien et moyen âge des plus pittoresques, nous passâmes sous une belle porte arabe au cintre de briques, et nous arrivâmes par un chemin en zigzag très-roide et très-abrupt, serpentant le long des rochers et des murailles, qui servent de ceinture à Tolède, au pont d'Alcantara, près duquel se trouvait une place favorable pour le bain.

Pendant le trajet, la nuit qui succède si rapidement au jour dans les climats du Midi, était tombée tout à fait, ce qui ne nous empêcha pas d'entrer à tâtons dans cet estimable fleuve, rendu célèbre par la romance langoureuse de la reine Hortense et par le sable d'or qu'il roule dans ses eaux cristallines, disent les poëtes, les domestiques de place et les guides du voyageur.

Le bain achevé, nous remontâmes en toute hâte pour arriver avant la fermeture des portes. Nous savourâmes un verre d'orchata de Chufas et de lait glacé d'un goût et d'un parfum exquis, et nous nous fîmes reconduire à notre fonda.

Notre chambre, comme toutes les chambres espagnoles, était crépie à la chaux et revêtue de ces tableaux encroûtés et jaunis, de ces barbouillages mystiques peints comme des enseignes à bière, qu'on rencontre si fréquemment dans la Péninsule, le pays du monde où il y a le plus de mauvais tableaux; cela soit dit sans faire tort aux bons.

Nous nous dépêchâmes de dormir le plus vite et le plus fort possible, pour nous réveiller le matin de bonne heure et aller visiter la cathédrale avant le commencement des offices.

La cathédrale de Tolède passe, et avec raison, pour une des plus belles et surtout des plus riches d'Espagne. Son origine se perd dans la nuit des temps, et, s'il faut en croire les auteurs indigènes, elle remonterait jusqu'à l'apôtre Santiago, premier évêque de Tolède, qui en aurait désigné la place à son disciple et successeur Elpidius, ermite du mont Carmel. Elpidius éleva à l'endroit marqué une église qu'il mit sous l'invocation et le titre de sainte Marie, pendant que cette dame divine vivait encore en Jérusalem. «Notable félicité! blason illustre des Tolédans! le plus excellent trophée de leurs gloires!» s'écrie dans une effusion lyrique l'auteur dont nous extrayons ces détails.

La sainte Vierge ne fut pas ingrate, et, suivant la même légende, descendit en corps et âme visiter l'église de Tolède, et apporta de ses propres mains au bienheureux saint Ildefonse une belle chasuble en toile du ciel. «Voyez comme sait payer cette reine!» s'écrie encore notre auteur. La chasuble existe, et l'on voit enchâssée dans le mur la pierre où se posa la plante divine, dont elle garde encore l'empreinte. Une inscription ainsi conçue atteste le miracle:

QUANDO LA REINA DEL CIELO PUSO LOS PIES EN EL SUELO EN ESTA PIEDRA LOS PUSO. La légende raconte en outre que la sainte Vierge fut si contente de sa statue, la trouva si bien faite, si bien proportionnée et si ressemblante, qu'elle l'embrassa et lui communiqua le don des miracles. Si la reine des anges descendait aujourd'hui dans nos églises, je doute qu'elle fût tentée d'embrasser son image.

Plus de deux cents auteurs des plus graves et des plus honorables racontent cette histoire aussi prouvée pour le moins que la mort de Henri IV; quant à moi, je n'éprouve aucune difficulté de croire à ce miracle, et j'admets parfaitement cette histoire au rang des choses authentiques. L'église subsista telle quelle jusqu'à saint Eugène, sixième évêque de Tolède, qui l'agrandit et l'embellit autant que le lui permirent ses moyens, sous le titre de Notre-Dame de l'Assomption, qu'elle conserve encore aujourd'hui; mais en l'an 302, époque de la cruelle persécution que firent souffrir aux chrétiens les empereurs Dioclétien et Maximin, le préfet Dacien ordonna de démolir et de raser le temple, de sorte que les fidèles ne surent plus où demander et obtenir le pain de grâce. À trois ans de là, Constance, père du grand Constantin, étant monté sur le trône, la persécution cessa, les prélats revinrent à leur siège, et l'archevêque Mélancius commença à relever l'église, toujours à la même place. Peu de temps après, environ vers l'an 312, l'empereur Constantin, s'étant converti à la foi, ordonna, entre autres œuvres héroïques où le poussa son zèle chrétien, de réparer et de bâtir à ses frais, le plus somptueusement possible, l'église basilique de Notre-Dame de l'Assomption de Tolède, que Dacien avait fait détruire.

Tolède avait alors pour archevêque Marinus, homme docte, lettré, jouissant de la familiarité de l'empereur; cette circonstance lui laissa toute liberté d'agir, et il n'épargna rien pour bâtir un temple remarquable, de grande et somptueuse architecture: ce fut celui qui dura tout le temps des Goths, celui que visita la Vierge, celui qui fut mosquée pendant la conquête d'Espagne, celui qui, lorsque Tolède fut reprise par le roi don Alonzo VI, redevint église, et dont le plan fut emporté à Oviedo par l'ordre du roi don Alonzo le Chaste, afin de bâtir, conformément à ce tracé, l'église de San-Salvador de cette ville, en l'an 803. «Ceux qui seraient curieux de savoir la forme, la grandeur et la majesté qu'avait la cathédrale de Tolède en ce temps-là, lorsque la reine des anges descendit la visiter, n'auront qu'à aller voir celle d'Oviedo, et ils seront satisfaits,» ajoute notre auteur. Pour notre part, nous regrettons beaucoup de n'avoir pu nous donner ce plaisir.

Enfin, sous le règne heureux de saint Ferdinand, don Rodrigue étant archevêque de Tolède, l'église prit cette forme admirable et magnifique qu'on lui voit aujourd'hui, et qui est, dit-on, celle du temple de Diane à Éphèse. Ô naïf chroniqueur! permettez-moi de n'en rien croire: le temple d'Éphèse ne valait pas la cathédrale de Tolède! L'archevêque Rodrigue, assisté du roi et de toute la cour, ayant dit une messe pontificale, en posa la première pierre un samedi, l'an 1227; l'œuvre se poursuivit avec beaucoup de chaleur jusqu'à ce qu'on y eût mis la dernière main et qu'on l'eût portée au plus haut degré de perfection où puisse atteindre l'art humain.

Qu'on nous pardonne cette petite digression historique, nous ne sommes pas coutumier du fait, et nous allons revenir bien vite à notre humble mission de touriste descripteur et de daguerréotype littéraire.

L'extérieur de la cathédrale de Tolède est beaucoup moins riche que celui de la cathédrale de Burgos: point d'efflorescence d'ornements, point d'arabesques, point de collerettes de statues épanouies autour des portails; de solides contre-forts, des angles nets et francs, une épaisse cuirasse de pierre de taille, un clocher d'un aspect robuste, qui n'a rien des délicatesses de l'orfévrerie gothique, tout cela revêtu d'une teinte rousse, d'une couleur de rôtie grillée, d'un épiderme hâlé comme celui d'un pèlerin de Palestine; en revanche, l'intérieur est fouillé et sculpté comme une grotte à stalactites.

La porte par laquelle nous entrâmes est de bronze et porte l'inscription suivante: Antonio Zurreno del arte de Oro y Plata, faciebat esta media puerta. L'impression qu'on éprouve est des plus vives et des plus grandioses; cinq nefs partagent l'église: celle du milieu est d'une hauteur démesurée, les autres semblent à côté d'elle incliner la tête et s'agenouiller en signe d'adoration et de respect; quatre-vingt-huit piliers, gros comme des tours et composés chacun de seize colonnes fuselées et reliées entre elles, soutiennent la masse énorme de l'édifice; une nef transversale coupe la grande nef entre le chœur et le maître-autel, et forme ainsi les bras de la croix. Toute cette architecture, mérite bien rare dans les cathédrales gothiques ordinairement bâties à plusieurs reprises, est du style le plus homogène et le plus complet; le plan primitif a été exécuté d'un bout à l'autre, à part quelques dispositions de chapelles qui ne contrarient en rien l'harmonie de l'aspect général. Des vitraux où l'émeraude, le saphir et le rubis étincellent, enchâssés dans des nervures de pierre ouvrées comme des bagues, tamisent un jour doux et mystérieux qui porte à l'extase religieuse, et, quand le soleil est trop vif, des stores de sparterie qu'on abat sur les fenêtres entretiennent cette demi-obscurité pleine de fraîcheur, qui fait des églises d'Espagne des lieux si favorables au recueillement et à la prière.

Le maître-autel ou retablo pourrait passer à lui seul pour une église; c'est un énorme entassement de colonnettes, de niches, de statues, de rinceaux et d'arabesques, dont la description la plus minutieuse ne donnerait qu'une bien faible idée; toute cette architecture, qui monte jusqu'à la voûte et qui fait le tour du sanctuaire, est peinte et dorée avec une richesse inimaginable. Les tons fauves et chauds de l'antique dorure font ressortir splendidement les filets et les paillettes de lumière accrochés au passage par les nervures et les saillies des ornements, et produisent des effets admirables de la plus grande opulence pittoresque. Les peintures sur fond d'or qui garnissent les panneaux de cet autel valent, pour la richesse de la couleur, les plus éclatantes toiles vénitiennes; cette union de la couleur avec les formes sévères et presque hiératiques de l'art au moyen âge, ne se rencontre que bien rarement; l'on pourrait prendre quelques-unes de ces peintures pour des Giorgione de la première manière.

En face du grand autel est placé le chœur ou silleria, suivant l'usage espagnol; il est composé de trois rangs de stalles en bois sculpté, fouillé, découpé d'une manière merveilleuse, avec des bas-reliefs historiques, allégoriques et sacrés. L'art gothique, sur les confins de la renaissance, n'a rien produit de plus pur, de plus parfait, ni de mieux dessiné. On attribue cette œuvre effrayante de détails aux patients ciseaux de Philippe de Bourgogne et de Berruguète. La stalle de l'archevêque, plus élevée que les autres, est disposée en forme de trône et marque le milieu du chœur; des colonnes de jaspe, d'un ton brun et luisant, couronnent cette prodigieuse menuiserie, et sur l'entablement s'élèvent des figures d'albâtre, aussi de Philippe de Bourgogne et de Berruguète, mais dans une manière plus souple et plus libre, d'une élégance et d'un effet admirables. D'énormes pupitres de bronze couverts de missels gigantesques, de grands tapis de sparterie, et deux orgues de dimension colossale, posés en regard, l'un à droite, l'autre à gauche, complètent la décoration.

Derrière le retablo se trouve la chapelle où sont enterrés don Alvar de Luna et sa femme dans deux magnifiques tombeaux d'albâtre juxtaposés; les murs de cette chapelle sont historiés des armes du connétable, et des coquilles de l'ordre de Santiago, dont il était grand-maître. Tout près de là, à la voûte de cette portion de la nef qu'on appelle ici le trascoro, l'on remarque une pierre avec une inscription funèbre: c'est celle d'un noble Tolédan, dont l'orgueil se révoltait à l'idée que sa tombe serait foulée aux pieds par des gens de peu et d'extraction suspecte: «Je ne veux pas que des manants me passent sur le ventre,» avait-il dit à son lit de mort; et, comme il laissait de grands biens à l'église, on satisfit cet étrange caprice en logeant son corps dans la maçonnerie de la voûte où personne assurément ne lui marchera dessus.

Nous n'essaierons pas de décrire les chapelles les unes après les autres, il faudrait un volume pour cela: nous nous contenterons de mentionner le tombeau d'un cardinal, exécuté dans le goût arabe avec une délicatesse inimaginable; nous ne pouvons mieux le comparer qu'à de la guipure sur une grande échelle, et nous arriverons sans plus tarder à la chapelle mozarabe ou musarabe, les deux se disent, une des plus curieuses de la cathédrale. Avant de la décrire, expliquons ce que veulent dire ces mots: chapelle mozarabe.

Au temps de l'invasion des Mores, les habitants de Tolède furent forcés de se rendre après un siège de deux ans; ils tâchèrent d'obtenir la capitulation la plus favorable, et au nombre des articles convenus était celui-ci: à savoir que l'on garderait six églises pour les chrétiens qui désireraient vivre avec les barbares. Ces églises furent celles de Saint-Marc, de Saint-Luc, de Saint-Sébastien, de Saint-Torcato, de Sainte-Olalla et de Sainte-Juste. Par ce moyen, la foi se conserva dans la ville pendant les quatre cents ans qu'y dura la domination des Mores, et pour cette raison les fidèles Tolédans furent appelés Mozarabes, c'est-à-dire mêlés aux Arabes. Sous le règne d'Alonzo VI, lorsque Tolède retourna au pouvoir des chrétiens, Richard, légat du pape, voulut faire abandonner l'office mozarabe pour le rite grégorien, soutenu en cela par le roi et la reine doña Constanza, qui préféraient le rite de Rome. Tout le clergé s'insurgea et poussa les hauts cris; les fidèles se montrèrent fort indignés, et peu s'en fallut qu'il n'y eût mutinerie et soulèvement du populaire. Le roi, effrayé de la tournure que prenaient les choses, et craignant que l'on n'en vînt aux dernières extrémités, calma les esprits comme il put, et proposa aux Tolédans ce mezzo termine singulier et tout à fait dans l'esprit du temps, qui fut accepté avec enthousiasme de part et d'autre: les partisans du rite grégorien et du rite mozarabe devaient choisir deux champions et les faire combattre, afin que Dieu décidât dans quel idiome et dans quel rite il aimait mieux être loué. En effet, si le jugement de Dieu a été acceptable, c'est assurément en matière de liturgie.

Le champion des Mozarabes se nommait don Ruiz de La Matanza; l'on prit jour. La Vega fut choisie pour lieu du combat. La victoire resta quelque temps incertaine; mais à la fin don Ruiz eut l'avantage et sortit vainqueur de la lice, aux cris d'allégresse des Tolédans, qui, pleurant de joie et jetant leurs bonnets en l'air, s'en furent aux églises s'agenouiller et rendre grâce à Dieu. Le roi, la reine et la cour furent très-contrariés de ce triomphe. S'avisant un peu tard que c'était une chose impie, téméraire et cruelle, de faire résoudre une question théologique par un combat sanglant, ils prétendirent qu'on ne devait s'en rapporter qu'à un miracle et proposèrent une nouvelle épreuve, que les Tolédans, confiants dans l'excellence de leur rituel, voulurent bien accepter. L'épreuve consistait, après un jeûne général et des prières dans toutes les églises, à mettre sur un bûcher allumé un exemplaire de l'office romain et un autre de l'office tolédan; celui qui resterait dans la flamme sans se brûler serait réputé le meilleur et le plus agréable à Dieu.

La chose fut exécutée de point en point. On dressa un bûcher de bois sec et bien flambant sur la place Zocodover, qui, depuis qu'elle est place, ne vit jamais une telle affluence de spectateurs; l'on jeta les deux bréviaires dans le feu, chaque parti levant les yeux et les bras au ciel, et priant Dieu pour la liturgie dans laquelle il préférait le servir. Le rituel romain fut rejeté, les feuilles éparses, par la violence du feu, et sortit de l'épreuve intact, mais un peu roussi. Le tolédan resta majestueusement au milieu de la flamme, à l'endroit où il était tombé, sans bouger et sans ressentir aucun dommage. Quelques Mozarabes enthousiastes prétendent même que le missel romain fut entièrement consumé. Le roi, la reine et le légat Richard furent médiocrement satisfaits, mais il n'y avait pas moyen de revenir là-dessus. Le rite mozarabe fut donc conservé et suivi avec ardeur pendant de longues années par les Mozarabes, leurs fils et leurs petits-fils; mais, à la fin, l'intelligence du texte se perdit, et il ne se trouva plus personne en état de dire ou d'entendre l'office, objet de si vives contestations. Don Francisco Ximenès, archevêque de Tolède, ne voulant pas laisser tomber en désuétude un usage si mémorable, fonda une chapelle mozarabe dans la cathédrale, fit traduire et imprimer en lettres vulgaires les rituels qui étaient en caractères gothiques, et institua des prêtres spécialement chargés de dire cet office.

La chapelle mozarabe, qui subsiste encore aujourd'hui, est ornée de fresques gothiques du plus haut intérêt: elles ont pour sujets des combats entre les Tolédans et les Mores; la conservation en est parfaite, les couleurs sont vives, comme si la peinture était achevée de la veille; l'archéologue y trouverait mille renseignements curieux d'armes, de costumes, d'équipement et d'architecture, car la fresque principale représente une vue de l'ancienne Tolède, qui a dû être d'une grande exactitude. Dans les fresques latérales sont peints avec beaucoup de détails les vaisseaux qui apportèrent les Arabes en Espagne; un homme du métier pourrait en tirer d'utiles renseignements pour l'histoire si embrouillée de la marine au moyen âge. Le blason de Tolède, cinq étoiles de sable sur champ d'argent, est répété en plusieurs endroits de cette chapelle à voûte surbaissée, fermée à la mode espagnole par une grille d'un beau travail.

La chapelle de la Vierge, entièrement revêtue de porphyre, de jaspe, de brèches jaunes et violettes d'un poli admirable, est d'une richesse qui dépasse les splendeurs des Mille et une Nuits; on y conserve beaucoup de reliques, entre autres une châsse donnée par saint Louis, et qui renferme un morceau de la vraie croix.

Pour reprendre haleine, nous allons, s'il vous plaît, faire un tour dans le cloître, qui encadre d'arcades élégantes et sévères de belles masses de verdure à qui l'ombre de l'église conserve de la fraîcheur, malgré l'ardeur dévorante de la saison; tous les murs de ce cloître sont couverts d'immenses fresques, dans le goût de Vanloo, d'un peintre nommé Bayeu. Ces compositions, d'un arrangement facile et d'un coloris agréable, ne sont pas en rapport avec le style du monument, et doivent sans doute remplacer d'anciennes peintures dégradées par les siècles ou trouvées trop gothiques par les gens de bon goût de ce temps-là. Un cloître est fort bien situé auprès d'une église; il ménage heureusement la transition de la tranquillité du sanctuaire à l'agitation de la cité. On peut aller s'y promener, rêver, réfléchir, sans toutefois être astreint à suivre les prières et les cérémonies du culte; les catholiques entrent dans le temple, les chrétiens restent plus souvent dans le cloître. Cette disposition d'esprit a été comprise par le catholicisme, si habile psychologue. Dans les pays religieux, la cathédrale est l'endroit le plus orné, le plus riche, le plus doré, le plus fleuri; c'est là que l'ombre est la plus fraîche et la paix la plus profonde; la musique y est meilleure qu'au théâtre, et la pompe du spectacle n'a pas de rivale. C'est le point central, le lieu attrayant, comme l'Opéra à Paris. Nous n'avons pas l'idée, nous autres catholiques du Nord, avec nos temples voltairiens, du luxe, de l'élégance, du comfortable des églises espagnoles; ces églises sont meublées, vivantes, et n'ont pas l'aspect glacialement désert des nôtres: les fidèles peuvent y habiter familièrement avec leur Dieu.

Les sacristies et les salles capitulaires de la cathédrale de Tolède sont d'une magnificence plus que royale; rien n'est plus noble et plus pittoresque que ces vastes salles décorées avec ce luxe solide et sévère dont l'église a seule le secret. Ce ne sont que menuiseries sculptées de noyer ou de chêne noir, portières de tapisserie ou de damas des Indes, rideaux de brocatelle à plis larges et puissants, tentures historiées, tapis de Perse, peintures à fresque. Nous n'essaierons pas de les décrire les unes après les autres; nous parlerons seulement d'une pièce ornée d'admirables fresques représentant des sujets religieux dans le style allemand, dont les Espagnols ont fait de si heureuses imitations, et qu'on attribue au neveu de Berruguète, si ce n'est à Berruguète lui-même, car ces prodigieux génies parcouraient à la fois la triple carrière de l'art. Nous citerons aussi un immense plafond de Luc Jordan, où fourmille tout un monde d'anges et d'allégories dans les attitudes les plus strapassées du raccourci, et qui présente un singulier effet d'optique. Du milieu de la voûte jaillit un rayon de lumière qui, bien que peint sur une surface plane, semble tomber perpendiculairement sur votre tête, de quelque côté qu'on le regarde.

C'est là que l'on garde le trésor, c'est-à-dire les belles chapes de brocart, de toile d'or frisé, de damas d'argent; les merveilleuses guipures, les châsses de vermeil, les ostensoirs de diamants, les gigantesques chandeliers d'argent, les bannières brodées, tout le matériel et les accessoires de la représentation de ce sublime drame catholique qu'on appelle la messe.

Dans les armoires d'une de ces salles est contenue la garde-robe de la sainte Vierge, car de froides statues de marbre ou d'albâtre ne suffisent pas à la piété passionnée des méridionaux; dans leur emportement dévot, ils entassent sur l'objet de leur culte des ornements d'une richesse extravagante; rien n'est assez beau, assez brillant, assez ruineux; sous ce ruissellement de pierreries la forme et le fond disparaissent: ils s'en inquiètent peu. La grande affaire, c'est qu'il soit matériellement impossible de suspendre une perle de plus aux oreilles de marbre de l'idole, d'enchâsser un plus gros diamant dans l'or de sa couronne, et de tracer un autre ramage de pierreries sur le brocart de sa robe.

Jamais reine antique, pas même Cléopâtre, qui buvait des perles, jamais impératrice du Bas-Empire, jamais duchesse du moyen âge, jamais courtisane vénitienne du temps de Titien n'eut un écrin plus étincelant, un trousseau plus riche que la Notre-Dame de Tolède. L'on nous fit voir quelques-unes de ses robes: l'une d'elles est entièrement recouverte, de manière à ne pas laisser soupçonner le fond, de ramages et d'arabesques de perles fines parmi lesquelles il y en a d'une grosseur et d'un prix inestimables, entre autres plusieurs rangs de perles noires d'une rareté inouïe; des soleils et des étoiles de pierreries constellent cette robe prodigieuse dont l'œil a peine à soutenir l'éclat, et qui vaut plusieurs millions de francs.

Nous terminâmes notre visite par une ascension au clocher, au sommet duquel on arrive par des superpositions d'échelles assez roides et d'un aspect peu rassurant. À mi-chemin à peu près on rencontre, dans une espèce de magasin que l'on traverse, une série de mannequins gigantesques, coloriés et vêtus à la mode du siècle dernier, qui servent à nous ne savons plus quelle procession dans le genre de celle de la tarasque.

La vue magnifique que l'on découvre du haut de la flèche est un large dédommagement de la fatigue de l'ascension. Toute la ville se dessine devant vous avec la netteté et la précision des plans sculptés en liège, de M. Pelet, que l'on admirait à la dernière exposition de l'industrie. Cette comparaison semblera sans doute fort prosaïque et peu pittoresque, mais en vérité je n'en saurais trouver une meilleure ni plus juste. Ces roches bossues et tourmentées de granit bleu, qui encaissent le Tage et cerclent un côté de l'horizon de Tolède, ajoutent encore à la singularité de ce paysage, inondé et criblé d'une lumière crue, impitoyable, aveuglante, que nul reflet ne vient tempérer et qu'augmente encore la réverbération d'un ciel sans nuage et sans vapeur, devenu blanc, à force d'ardeur, comme du fer dans la fournaise.

Il faisait une chaleur atroce, une chaleur de four à plâtre, et il fallait réellement une curiosité enragée pour ne pas renoncer à toute exploration de monuments par cette température sénégambienne, mais nous avions encore toute l'ardeur féroce de touristes parisiens enthousiastes de couleur locale! Rien ne nous rebutait; nous ne nous arrêtions que pour boire, car nous étions plus altérés que du sable d'Afrique, et nous absorbions l'eau comme des éponges sèches. Je ne sais vraiment point comment nous ne sommes pas devenus hydropiques; sans compter le vin et les glaces, nous consommions sept ou huit jarres d'eau par jour. Agua! agua! tel était notre cri perpétuel, et une chaîne de muchachas, se passant les pots de main en main de notre chambre à la cuisine, suffisaient à peine pour éteindre l'incendie. Sans cette inondation obstinée, nous serions tombés en poussière comme les modèles d'argile des sculpteurs, lorsqu'ils négligent de les mouiller.

La cathédrale visitée, nous résolûmes, malgré notre soif, d'aller à l'église de San Juan de los Reyes, mais ce ne fut qu'après de longs pourparlers que nous réussîmes à nous en faire donner les clefs, car l'église de San Juan de los Reyes est fermée depuis cinq ou six ans, et le couvent dont elle fait partie est abandonné et tombe en ruine.

San Juan de Los Reyes est situé au bord du Tage, tout près du pont Saint-Martin; ses murailles ont cette belle teinte orange qui distingue les anciens monuments dans les climats où il ne pleut jamais. Une collection de statues de rois dans des attitudes nobles, chevaleresques, et d'une grande fierté de tournure, en décore l'extérieur; mais ce n'est pas là ce qu'il y a de plus singulier à San Juan de los Reyes; toutes les églises du moyen âge sont peuplées de statues. Une multitude de chaînes suspendues à des crochets garnissent les murs du haut en bas: ce sont les fers des prisonniers chrétiens délivrés par la conquête de Grenade. Ces chaînes suspendues en manière d'ornement et d'ex-voto donnent à l'église un faux air de prison assez étrange et rébarbatif.

On nous a conté à ce propos une anecdote que nous placerons ici parce qu'elle est courte et caractéristique. Le rêve de tout jefe politico, en Espagne, est d'avoir une alameda, comme celui de tout préfet, en France, une rue de Rivoli dans sa ville. Le rêve du jefe politico de Tolède était donc de procurer à ses administrés le plaisir de la promenade; l'emplacement fut choisi, les terrassements ne tardèrent pas à s'achever, grâce à la coopération des travailleurs du Presidio; il ne manquait donc plus à la promenade que des arbres, mais les arbres ne s'improvisent pas, et le jefe politico s'imagina judicieusement de les remplacer par des bornes de pierre reliées entre elles au moyen de chaînes de fer. Comme l'argent est fort rare en Espagne, l'ingénieux administrateur, homme de ressource s'il en fut, avisa les chaînes historiques de San Juan de Los Reyes, et se dit: «Pardieu, voilà mon affaire toute trouvée!» Et l'on attacha aux bornes de l'alameda les chaînes des captifs délivrés par Ferdinand et Isabelle la Catholique. Les serruriers qui avaient fait cette besogne, reçurent chacun quelques brasses de cette héroïque ferraille; quelques personnes intelligentes (il s'en trouve partout) crièrent à la barbarie, et les chaînes furent reportées à l'église. Quant à celles que l'on avait données en paiement aux ouvriers, ils en avaient déjà forgé des socs de charrue, des fers de mules et autres ustensiles. Cette histoire est peut-être une médisance, mais elle a tous les caractères de la vraisemblance: nous la rapportons comme on nous l'a racontée: revenons à notre église. La clef tourna avec peine dans la serrure rouillée. Ce léger obstacle surmonté, nous entrâmes dans un cloître dévasté d'une élégance admirable; des colonnes sveltes et découplées soutenaient sur leurs chapiteaux fleuris des arcades ornées de nervures et de broderies d'une délicatesse extrême; sur les murailles couraient de longues inscriptions à la louange de Ferdinand et d'Isabelle, en caractères gothiques entremêlés de fleurs, de ramages et d'arabesques; imitation chrétienne des sentences et des versets du Coran employés par les Mores comme ornement d'architecture. Quel dommage qu'un si précieux monument soit abandonné de la sorte!

En donnant quelques coups de pied à des portes barrées par des ais vermoulus ou obstruées de décombres, nous parvînmes à nous introduire dans l'église, qui est d'un style charmant, et semble, à part quelques mutilations violentes, avoir été achevée hier. L'art gothique n'a rien produit de plus suave, de plus élégant ni de plus fin. Tout autour circule une tribune découpée à jour et fenestrée comme une truelle à poisson, qui suspend ses balcons aventureux aux faisceaux des piliers dont elle suit exactement les retraits et les saillies; des rinceaux gigantesques, des aigles, des chimères, des animaux héraldiques, des blasons, des banderoles et des inscriptions emblématiques dans le genre de celles du cloître complètent la décoration. Le chœur placé en face du retablo, à l'autre bout de l'église, est supporté par un arc surbaissé d'un bel effet et d'une grande hardiesse.

L'autel, qui sans doute était un chef-d'œuvre de sculpture et de peinture, a été impitoyablement renversé. Ces dévastations inutiles attristent l'âme et font douter de l'intelligence humaine: en quoi les anciennes pierres gênent-elles les idées nouvelles? Ne peut-on faire une révolution sans démolir le passé? Il nous semble que la constitucion n'aurait rien perdu à ce qu'on laissât debout l'église de Ferdinand et d'Isabelle la Catholique, cette noble reine qui crut le génie sur parole et dota l'univers d'un nouveau monde.

Nous risquant sur un escalier à moitié rompu, nous pénétrâmes dans l'intérieur du couvent: le réfectoire est assez vaste et n'a rien de particulier qu'une effroyable peinture placée au-dessus de la porte; elle représente, rendu encore plus hideux par la couche de crasse et de poussière qui le recouvre, un cadavre en proie à la décomposition, avec tous ces horribles détails si complaisamment traités par les pinceaux espagnols. Une inscription symbolique et funèbre, une de ces menaçantes sentences bibliques qui donnent au néant humain de si terribles avertissements, est écrit au bas de ce tableau sépulcral, singulièrement choisi pour un réfectoire. Je ne sais pas si toutes les histoires sur les goinfreries des moines sont vraies; mais, pour ma part, je ne me sentirais qu'un appétit médiocre dans une salle à manger ainsi décorée.

Au-dessus, de chaque côté d'un long corridor, sont rangées, comme les alvéoles d'une ruche d'abeilles, les cellules désertes des moines disparus; elles sont exactement pareilles les unes aux autres, et toutes crépies à la chaux. Cette blancheur diminue beaucoup l'impression poétique en empêchant les terreurs et les chimères de se blottir dans les coins obscurs. L'intérieur de l'église et le cloître sont également blanchis, ce qui leur donne quelque chose de neuf et de récent qui contraste avec le style de l'architecture et l'état des bâtiments. L'absence d'humidité et l'ardeur de la température n'ont pas permis aux plantes et aux mauvaises herbes de germer dans les interstices des pierres et des gravois, et ces débris n'ont pas le vert manteau de lierre dont le temps recouvre les ruines dans les climats du Nord. Nous errâmes longtemps dans l'édifice abandonné, suivant d'interminables corridors, montant et descendant des escaliers hasardeux, ni plus ni moins que des héros d'Anne Radcliffe, mais nous ne vîmes en fait de fantômes que deux pauvres lézards qui se sauvèrent à toutes jambes, ignorant sans doute, en leur qualité d'Espagnols, le proverbe français: «Le lézard est l'ami de l'homme.» Au reste, cette promenade dans les veines et dans les membres d'une grande construction dont la vie s'est retirée, est un plaisir des plus vifs qu'on puisse imaginer; on s'attend toujours à rencontrer au détour d'une arcade un ancien moine au front luisant, aux yeux inondés d'ombre, marchant gravement les bras croisés sur sa poitrine et se rendant à quelque office mystérieux dans l'église profanée et déserte.

Nous nous retirâmes, car il n'y avait plus rien de curieux à voir, pas même les cuisines, où notre guide nous fit descendre avec un sourire voltairien que n'aurait pas désavoué un abonné du Constitutionnel. L'église et le cloître sont d'une rare magnificence; le reste est de la plus stricte simplicité: tout pour l'âme, rien pour le corps.

À peu de distance de San Juan de los Reyes se trouve, ou plutôt ne se trouve pas, la célèbre mosquée synagogue; car, à moins d'avoir un guide, on passerait vingt fois devant sans en soupçonner l'existence. Notre cornac frappa à une porte pratiquée dans un mur de pisé rougeâtre le plus insignifiant du monde; au bout de quelque temps, car les Espagnols ne sont jamais pressés, l'on vint nous ouvrir, et l'on nous demanda si nous venions pour voir la synagogue; sur notre réponse affirmative, l'on nous introduisit dans une espèce de cour remplie de végétations incultes, au milieu desquelles s'épanouissait un figuier d'Inde aux feuilles profondément découpées, d'une verdure intense et brillante comme si elles eussent été vernies. Dans le fond s'élevait une masure sans caractère, ayant plutôt l'air d'une grange que de toute autre chose. On nous fit entrer dans cette masure. Jamais surprise ne fut plus grande: nous étions en plein Orient; les colonnes fluettes aux chapiteaux évasés comme des turbans, les arcs turcs, les versets du Coran, le plafond plat aux compartiments de bois de cèdre, les jours pris d'en haut, rien n'y manquait. Des restes d'anciennes enluminures presque effacées teignaient les murailles de couleurs étranges, et ajoutaient encore à la singularité de l'effet. Cette synagogue, dont les Arabes ont fait une mosquée, et les chrétiens une église, sert aujourd'hui d'atelier et de logement à un menuisier. L'établi a pris la place de l'autel; cette profanation est toute récente. L'on voit encore les vestiges du retablo, et l'inscription sur marbre noir qui constate la consécration de cet édifice au culte catholique.

À propos de synagogue, plaçons ici cette anecdote assez curieuse. Les juifs de Tolède, probablement pour diminuer l'horreur qu'ils inspiraient aux populations chrétiennes en leur qualité de déicides, prétendaient n'avoir pas consenti à la mort de Jésus-Christ, et voici comment: lorsque Jésus fut mis en jugement, le conseil des prêtres, présidé par Caïphe, envoya consulter les tribus pour savoir s'il devait être relâché ou mis à mort: l'on posa la question aux juifs d'Espagne, et la synagogue de Tolède se prononça pour l'acquittement. Cette tribu n'est donc pas couverte du sang du Juste, et ne mérite pas l'exécration soulevée par les juifs qui ont voté contre le Fils de Dieu. L'original de la réponse des juifs de Tolède, avec une traduction latine du texte hébreu, est conservé, dit-on, dans les archives du Vatican. En récompense, on leur permit de bâtir cette synagogue, qui est, je crois, la seule que l'on ait jamais tolérée en Espagne.

L'on nous avait parlé des ruines d'une ancienne maison de plaisance moresque, le palais de la Galiana; nous nous y fîmes conduire en sortant de la synagogue, malgré notre fatigue, car le temps nous pressait, et nous devions repartir le lendemain pour Madrid.

Le palais de la Galiana est situé hors la ville, dans la Vega, et l'on passe pour y aller par le pont d'Alcantara. Au bout d'un quart d'heure de marche à travers des champs et des cultures où couraient mille petits canaux d'irrigation, nous arrivâmes à un bouquet d'arbres d'une grande fraîcheur, au pied desquels fonctionnait une roue d'arrosement de la simplicité la plus antique et la plus égyptienne. Des jarres de terre, attachées aux rayons de la roue par des cordelettes de roseaux, puisaient l'eau et la reversaient dans un canal de tuiles creuses, aboutissant à un réservoir, d'où on la dirigeait sans peine par des rigoles sur les points que l'on voulait désaltérer.

Un énorme tas de briques rougeâtres ébauchait sa silhouette ébréchée derrière le feuillage des arbres; c'était le palais de la Galiana.

Nous pénétrâmes par une porte basse dans ce monceau de décombres habités par une famille de paysans; il est impossible d'imaginer quelque chose de plus noir, de plus enfumé, de plus caverneux et de plus sale. Les Troglodytes étaient logés comme des princes en comparaison de ces gens-là, et pourtant la charmante Galiana, la belle Moresque aux longs yeux teints de henné, aux vestes de brocart constellées de perles, avait posé ses petites babouches sur ce plancher défoncé; elle s'était accoudée à cette fenêtre, regardant au loin dans la Vega les cavaliers mores s'exercer à lancer le djerrid.

Nous continuâmes bravement notre exploration, montant aux étages supérieurs par des échelles chancelantes, nous accrochant des pieds et des mains aux touffes d'herbe sèche, qui pendaient comme des barbes au menton renfrogné des vieilles murailles.

Parvenus au faîte, nous nous aperçûmes d'un bizarre phénomène; nous étions entrés avec des pantalons blancs, nous sortions avec des pantalons noirs, mais d'un noir sautillant, grouillant, fourmillant: nous étions couverts de petites puces imperceptibles qui s'étaient précipitées sur nous en essaims compactes, attirées par la froideur de notre sang septentrional. Je n'aurais jamais cru qu'il y eût au monde tant de puces que cela.

Quelques tuyaux de conduite pour amener l'eau dans les étuves sont les seuls vestiges de magnificence que le temps ait épargnés: les mosaïques de verre et de faïence émaillée, les colonnettes de marbre aux chapiteaux couverts de dorures, de sculptures et de versets du Coran, les bassins d'albâtre, les pierres trouées à jour pour laisser filtrer les parfums, tout a disparu. Il ne reste absolument que la carcasse des gros murs et des tas de briques qui se résolvent en poussière; car ces merveilleux édifices, qui rappellent les féeries des Mille et une Nuits, ne sont malheureusement bâtis qu'avec des briques et du pisé recouvert d'une croûte de stuc ou de chaux. Toutes ces dentelles, toutes ces arabesques, ne sont pas, comme on le croit généralement, taillées dans le marbre ou la pierre, mais bien moulées en plâtre, ce qui permet de les reproduire à l'infini et sans grande dépense. Il faut toute la sécheresse conservatrice du climat d'Espagne pour que des monuments bâtis avec de si frêles matériaux soient parvenus jusqu'à nos jours.

La légende de la Galiana est mieux conservée que son palais. Elle était fille du roi Calafre, qui l'aimait par-dessus tout, et lui avait fait bâtir dans la Vega une maison de plaisance avec des jardins délicieux, des kiosques, des bains, des fontaines et des eaux qui s'élevaient et s'abaissaient selon le décours de la lune, soit par magie, soit par un de artifices hydrauliques si familiers aux Arabes. La Galiana, idolâtrée par son père, vivait le plus agréablement du monde dans cette charmante retraite, s'occupant de musique, de poésie et de danse. Son travail le plus pénible était de se dérober aux galanteries et aux adorations de ses poursuivants. Le plus importun et le plus acharné de tous était un certain roitelet de Guadalajara, nommé Bradamant, More gigantesque, vaillant et féroce; Galiana ne le pouvait souffrir; et, comme dit le chroniqueur: «Qu'importe que le cavalier soit de feu, quand la dame est de glace?» Cependant le More ne se rebutait pas, et sa passion de voir Galiana et de lui parler était si vive, qu'il avait fait creuser de Guadalajara à Tolède un chemin couvert par où il venait la visiter tous les jours.

Dans ce temps-là, Karl le Grand, fils de Pépin, vint à Tolède, envoyé par son père, pour porter secours à Calafre contre le roi de Cordoue, Abderrhaman. Calafre le logea dans le palais même de la Galiana; car les Mores laissent volontiers voir leurs filles aux personnes illustres et considérables. Karl le Grand avait le cœur tendre sous sa cuirasse de fer, et ne tarda pas à devenir fort éperdûment amoureux de la princesse moresque. Il supporta d'abord les assiduités de Bradamant, n'étant pas encore sûr d'avoir touché le cœur de la belle; mais comme Galiana, malgré sa réserve et sa modestie, ne put lui cacher longtemps la secrète préférence de son âme, il commença à se montrer jaloux et demanda la suppression de son rival basané. Galiana, qui était déjà Française jusqu'aux yeux, dit la chronique, et qui d'ailleurs haïssait le roitelet de Guadalajara, donna à entendre au prince qu'elle et son père étaient également ennuyés des poursuites du More, et qu'elle aurait pour agréable qu'on l'en débarrassât. Karl ne se le fit pas dire deux fois; il provoqua Bradamant en combat singulier, et, quoique ce fût un géant, il le vainquit, lui coupa la tête et la présenta à Galiana, qui trouva le présent de bon goût. Cette galanterie mit fort avant le prince français dans le cœur de la belle More, et, l'amour s'augmentant de part et d'autre, Galiana promit d'embrasser le christianisme, afin que Karl pût l'épouser; ce qui s'exécuta sans difficulté, Calafre étant charmé de donner sa fille à un si grand prince. Sur ces entrefaites, Pépin mourut, et Karl revint en France, emmenant avec lui Galiana, qui fut couronnée reine et reçue avec de grandes réjouissances. C'est ainsi qu'une More eut l'industrie de devenir reine chrétienne, «et le souvenir de cette histoire, encore qu'il soit attaché à un vieil édifice, mérite d'être conservé dans Tolède,» ajoute le chroniqueur par manière de réflexion finale.

Il fallait avant tout nous débarrasser des populations microscopiques qui tigraient de leurs piqûres les plis de nos ex-pantalons blancs; heureusement le Tage n'était pas loin, et nous y conduisîmes directement les puces de la princesse Galiana, employant le même moyen que les renards qui se plongent dans l'eau jusqu'au nez, tenant du bout des dents un morceau d'écorce qu'ils abandonnent ensuite au fil de la rivière, lorsqu'ils le sentent garni d'un équipage suffisant; car les infernales petites bêtes, progressivement envahies par les ondes, s'y réfugient et s'y pelotonnent. Nous demandons pardon à nos lectrices de ce détail fourmillant et picaresque qui serait mieux à sa place dans la vie de Lazarille de Tormes ou de Guzman d'Alfarache; mais un voyage d'Espagne ne serait pas complet sans cela, et nous espérons être absous en faveur de la couleur locale.

La rive du Tage est de ce côté-là cernée de rochers à pic d'un abord difficile, et ce ne fut pas sans peine que nous descendîmes à l'endroit où nous devions opérer la grande noyade. Je me mis à nager et à tirer ma coupe marinière avec le plus de précision possible, afin d'être digne d'un fleuve aussi célèbre et aussi respectable que le Tage, et, au bout de quelques brassées, j'arrivai sur des constructions écroulées et des restes de maçonnerie informes qui dépassaient de quelques pieds seulement le niveau du fleuve. Sur la rive, précisément du même côté, s'élevait une vieille tour en ruine avec une arcade en plein cintre, où quelques linges suspendus par des lavandières séchaient fort prosaïquement au soleil.

J'étais tout simplement dans le baño de la Cara, autrement, pour le Français, le bain de Florinde, et la tour que j'avais en face de moi était la tour du roi Rodrigue. C'est du balcon de cette fenêtre que Rodrigue, caché derrière un rideau, épiait les jeunes filles au bain, et aperçut la belle Florinde mesurant 1 sa jambe et celles de ses compagnes, pour savoir qui l'avait la plus ronde et la mieux faite. Voyez à quoi tiennent les grands événements! Si Florinde avait eu le mollet mal tourné et le genou disgracieux, les Arabes ne seraient pas venus en Espagne. Malheureusement Florinde avait le pied mignon, les chevilles fines et la jambe la plus blanche et la mieux tournée du monde. Rodrigue devint amoureux de l'imprudente baigneuse et la séduisit. Le comte Julien, père de Florinde, furieux de l'outrage, trahit son pays pour se venger, et appela les Mores à son secours. Rodrigue perdit cette fameuse bataille dont il est tant question dans les romanceros, et périt misérablement dans un cercueil plein de vipères, où il s'était couché pour faire pénitence de son crime. La pauvre Florinde, flétrie du nom ignominieux de la Cava, resta chargée de l'exécration de l'Espagne entière; aussi quelle idée saugrenue et singulière d'aller placer un bain de jeunes filles devant la tour d'un jeune roi!

Note 1: (retour) (La romance dit les bras--los brazos.) Puisque nous en sommes à parler de Rodrigue, disons ici la légende de la grotte d'Hercule, qui se rattache fatalement à l'histoire du malheureux prince goth. La grotte d'Hercule est un souterrain qui s'étend, dit-on, à trois lieues hors des murs, et dont la porte, fermée et cadenassée soigneusement, se trouve dans l'église de San-Ginès, sur le point le plus élevé de la ville. À cette place s'élevait autrefois un palais fondé par Tubal; Hercule le restaura, l'agrandit, y établit son laboratoire et son école de magie, car Hercule, dont plus tard les Grecs firent un dieu, fut d'abord un puissant cabaliste. Au moyen de son art, il construisit une tour enchantée, avec des talismans et des inscriptions portant que, lorsque l'on pénétrerait dans cette enceinte magique, une nation féroce et barbare envahirait l'Espagne.

Craignant de voir se réaliser cette funeste prédiction, tous les rois, et surtout les rois goths, ajoutaient de nouvelles serrures et de nouveaux cadenas à la porte mystérieuse, non pas qu'ils eussent positivement foi à la prophétie, mais, en personnes sages, ils ne se souciaient nullement de se mêler à ces enchantements et à ces sorcelleries. Rodrigue, plus curieux ou plus nécessiteux, car ses débauches et ses prodigalités l'avaient épuisé d'argent, voulut tenter l'aventure, espérant trouver des trésors considérables dans le souterrain enchanté: il se dirigea vers la grotte, en tête de quelques déterminés munis de torches, de lanternes et de cordes, arriva à la porte creusée dans le roc vif et fermée d'un couvercle de fer plein de cadenas, avec une tablette où on lisait en caractères grecs: Le roi qui ouvrira ce souterrain et pourra découvrir les merveilles qu'il renferme, verra des biens et des maux. Les autres rois, effrayés de l'alternative, n'avaient pas osé passer outre; mais Rodrigue, risquant le mal pour avoir la chance du bien, ordonna de briser les cadenas, de forcer les serrures et de lever le couvercle; ceux qui se vantaient d'être les plus hardis descendirent les premiers, mais ils revinrent bientôt, leurs torches éteintes, tremblants, pâles, effarés, et ceux qui pouvaient parler racontèrent qu'ils avaient été effrayés par une épouvantable vision. Rodrigue, ne renonçant pas pour cela à rompre l'enchantement, fit disposer les torches de manière à ce que le vent qui sortait de la caverne ne pût les éteindre, se mit en tête de la troupe, et pénétra hardiment dans la grotte: il arriva bientôt à une chambre carrée d'une riche architecture, au milieu de laquelle il y avait une statue de bronze de haute stature et d'un aspect terrible. Cette statue avait les pieds posés sur une colonne de trois coudées de haut, et tenait à la main une masse d'armes dont elle frappait le pavé à grands coups, ce qui produisait le bruit et le vent qui avaient causé tant de frayeur aux premiers entrés. Rodrigue, brave comme un Goth, résolu comme un chrétien qui a confiance en Dieu et ne s'étonne pas des enchantements des païens, alla droit au colosse et lui demanda la permission de visiter les merveilles qui se trouvaient là.

Le guerrier d'airain, en signe d'adhésion, cessa de frapper la terre de sa masse d'armes: l'on put reconnaître ce qu'il y avait dans la chambre, et l'on ne tarda pas à rencontrer un coffre sur le couvercle duquel était écrit: Celui qui m'ouvrira verra des merveilles. Voyant l'obéissance de la statue, les compagnons du roi, revenus de leur frayeur et encouragés par cette inscription de bon augure, apprêtaient déjà leurs manteaux et leurs poches pour les remplir d'or et de diamants; mais l'on ne trouva dans le coffre qu'une toile roulée sur laquelle étaient peintes des troupes d'Arabes, les uns à pied, les autres à cheval, la tête ceinte de turbans, avec leurs boucliers et leurs lances, et une inscription dont le sens était: Celui qui arrivera jusqu'ici et ouvrira le coffre perdra l'Espagne, et sera vaincu par des nations semblables à celles-ci. Le roi Rodrigue tâcha de dissimuler l'impression fâcheuse qu'il éprouvait, pour ne pas augmenter la tristesse des autres, et l'on chercha encore pour voir s'il n'y aurait pas quelque compensation à de si désastreuses prophéties. En levant les yeux, Rodrigue aperçut sur la muraille, à la gauche de la statue, un cartouche qui disait: Pauvre roi! tu es entré ici pour ton malheur! et à la droite, un autre signifiant: Tu seras dépossédé par des nations étrangères, et ton peuple souffrira de rudes châtiments. Derrière la statue, il y avait écrit: J'invoque les Arabes; et par-devant: Je fais mon devoir.

Le roi et ses courtisans se retirèrent pleins de trouble et de pressentiments funèbres. La nuit même, il y eut une tempête furieuse, et les ruines de la tour d'Hercule s'écroulèrent avec un fracas épouvantable. Les événements ne tardèrent pas à justifier les prédictions de la grotte magique; les Arabes peints sur la toile roulée du coffre firent voir en réalité leurs turbans, leurs lances et leurs boucliers de formes étranges sur la malheureuse terre d'Espagne: tout cela, parce que Rodrigue regarda la jambe de Florinde, et descendit dans une cave.

Mais voici la nuit qui tombe, il faut rentrer à la fonda, souper et nous coucher, car nous avons encore à voir l'hôpital du cardinal don Pedro Gonzales de Mendoza, la manufacture d'armes, les restes de l'amphithéâtre romain, mille autres curiosités, et nous partons demain soir. Quant à moi, je suis tellement fatigué par ce pavé en pointe de diamant, que j'ai envie de me retourner et de marcher un peu sur les mains, comme les clowns, pour reposer mes pieds endoloris. Ô fiacres de la civilisation! omnibus du progrès! je vous invoquais douloureusement; mais qu'eussiez-vous fait dans les rues de Tolède?

L'hôpital du Cardinal est un grand bâtiment de proportions larges et sévères, qu'il serait trop long de décrire. Nous traverserons rapidement la cour entourée de colonnes et d'arcades, qui n'a de remarquable que deux puits d'air avec des margelles de marbre blanc, et nous entrerons tout de suite dans l'église pour examiner le tombeau du cardinal, exécuté en albâtre par ce prodigieux Berruguète qui vécut plus de quatre-vingts ans, couvrant sa patrie de chefs-d'œuvre d'un style varié et d'une perfection toujours égale. Le cardinal est couché sur sa tombe dans ses habits pontificaux; la Mort lui a pincé le nez de ses maigres doigts, et la contraction suprême des muscles, cherchant à retenir l'âme près de s'échapper, lui bride les coins de la bouche et lui effile le menton; jamais masque moulé sur un mort n'a été plus sinistrement fidèle; et cependant la beauté du travail est telle, que l'on oublie ce que ce spectacle peut avoir de repoussant. De petits enfants, dans des altitudes désolées, soutiennent la plinthe et le blason du cardinal; la terre cuite la plus souple et la plus facile n'a pas plus de liberté et de mollesse; ce n'est pas sculpté, c'est pétri!

Il y a aussi, dans cette église, deux tableaux de Domenico Theotocopuli, dit le Greco, peintre extravagant et bizarre qui n'est guère connu hors de l'Espagne. Sa folie était, comme vous le savez, la crainte de passer pour imitateur du Titien, dont il avait été l'élève; cette préoccupation le jeta dans les recherches et les caprices les plus baroques.

L'un de ces tableaux, celui qui représente la Sainte Famille, a dû rendre bien malheureux le pauvre Greco, car, au premier coup d'œil, on le prendrait pour un Titien véritable. L'ardente couleur du coloris, la vivacité de ton des draperies, ce beau reflet d'ambre jaune qui réchauffe jusqu'aux nuances les plus fraîches du peintre vénitien, tout concourt à tromper l'œil le plus exercé: la touche seule est moins large et moins grasse. Le peu de raison qui restait au Greco dut chavirer tout à fait dans le sombre océan de la folie, après avoir achevé ce chef-d'œuvre; il n'y a pas beaucoup de peintres aujourd'hui en état de devenir fous par de semblables motifs.

L'autre tableau, dont le sujet est le Baptême du Christ, appartient tout à fait à la seconde manière du Greco: il y a des abus de blanc et de noir, des oppositions violentes, des teintes singulières, des attitudes strapassées, des draperies cassées et chiffonnées à plaisir; mais dans tout cela règnent une énergie dépravée, une puissance maladive, qui trahissent le grand peintre et le fou de génie. Peu de tableaux m'ont autant intéressé que ceux du Greco, car les plus mauvais ont toujours quelque chose d'inattendu et de chevauchant hors du possible qui vous surprend et vous fait rêver.

De l'hôpital nous nous rendîmes à la manufacture d'armes. C'est un vaste bâtiment symétrique et de bon goût, fondé par Charles III, dont le nom se retrouve sur tous les monuments d'utilité publique; la manufacture est bâtie tout près du Tage, dont les eaux servent à la trempe des épées et font mouvoir les roues des machines. Les ateliers occupent les côtés d'une grande cour entourée de portiques et d'arcades, comme presque toutes les cours en Espagne. Ici on chauffe le fer, là il est soumis au marteau, plus loin on le trempe; dans cette chambre sont des meules à aiguiser et à repasser; dans cette autre se fabriquent les fourreaux et les poignées. Nous ne pousserons pas plus loin cette investigation, qui n'apprendrait rien de particulier à nos lecteurs, et nous dirons seulement qu'il entre dans la composition de ces lames, justement célèbres, des vieux fers de chevaux et de mules, recueillis avec soin dans ce but.

Pour nous faire voir que les lames de Tolède méritaient encore leur réputation, l'on nous conduisit à la salle d'épreuve: un ouvrier, d'une taille élevée et d'une force colossale, prit une arme de l'espèce la plus ordinaire, un sabre droit de cavalerie, le piqua dans un saumon de plomb fixé à la muraille, fit ployer la lame dans tous les sens comme une cravache, de façon à ce que la poignée rejoignait presque la pointe; la trempe élastique et souple de l'acier lui permit de supporter cette épreuve sans se rompre. Ensuite l'homme se plaça devant une enclume et y donna un coup si bien appliqué, que la lame y entra d'une demi-ligne; ce tour de force me fit penser à cette scène d'un roman de Walter Scott, où Richard Cœur de Lion et le roi Saladin s'exercent à couper des barres de fer et des oreillers.

Les lames de Tolède d'aujourd'hui valent donc celles d'autrefois; le secret de la trempe n'est pas perdu, mais le secret de la forme: il ne manque vraiment aux ouvrages modernes que cette petite chose, si méprisée des gens progressifs, pour soutenir la comparaison avec les anciens. Une épée moderne n'est qu'un outil, une épée du XVIe siècle est à la fois un outil et un joyau.

Nous comptions trouver à Tolède quelques vieilles armes, dagues, poignards, cochelimardes, espadons, rapières et autres curiosités bonnes à mettre en trophée le long de quelque mur ou de quelque dressoir, et nous avions appris par cœur, à cet effet, les noms et les marques des soixante armuriers de Tolède recueillis par Achille Jubinal, mais l'occasion de mettre notre science à l'épreuve ne se présenta pas, car il n'y a pas plus d'épées à Tolède que de cuir à Cordoue, que de dentelles à Malines, que d'huîtres à Ostende et de pâtés de foie gras à Strasbourg; c'est à Paris que sont toutes les raretés, et si l'on en rencontre quelques-unes dans les pays étrangers, c'est qu'elles viennent de la boutique de mademoiselle Delaunay, quai Voltaire.

L'on nous fit voir aussi les restes de l'amphithéâtre romain et de la naumachie, qui ont parfaitement l'air d'un champ labouré, comme toutes les ruines romaines en général. Je n'ai pas l'imagination qu'il faut pour m'extasier sur des néants si problématiques; c'est un soin que je laisse aux antiquaires, et j'aime mieux vous parler des murailles de Tolède, qui sont visibles à l'œil nu et d'un admirable effet pittoresque. Les constructions se marient très-heureusement aux aspérités du terrain; il est souvent difficile de dire où finit le rocher, où commence le rempart; chaque civilisation a mis la main au travail; ce pan de mur est romain, cette tour est gothique, et ces créneaux sont arabes. Toute cette portion qui s'étend de la porte Cambron à la puerta Visagra (via sacra), où aboutissait probablement la voie romaine, a été bâtie par le roi goth Wamba. Chacune de ces pierres a son histoire, et si nous voulions tout raconter, il nous faudrait un volume au lieu d'un article; mais ce qui ne sort pas de nos attributions de voyageur, c'est de redire encore une fois la noble figure que fait à l'horizon Tolède assise sur son trône de rochers, avec sa ceinture de tours et son diadème d'églises: on ne saurait imaginer un profil plus ferme et plus sévère revêtu d'une couleur plus riche, et où la physionomie du moyen âge soit plus fidèlement conservée. Je restai plus d'une heure en contemplation, tâchant de rassasier mes yeux, et de graver au fond de ma mémoire la silhouette de cette admirable perspective: la nuit vint trop tôt, hélas! et nous allâmes nous coucher, car nous devions partir à une heure du matin pour éviter les trop grandes chaleurs. À minuit, en effet, notre calesero arriva ponctuellement, et nous grimpâmes tout endormis, et dans un état de somnambulisme prononcé, sur les maigres coussins de notre carriole. Les cahots épouvantables causés par le pavé chausse-trape de Tolède nous eurent bientôt assez réveillés pour jouir de l'aspect fantastique de notre caravane nocturne. La voiture aux grandes roues écarlates, au coffre extravagant, semblait, tant les murailles étaient rapprochées, fendre, pour passer, des flots de maisons qui se refermaient derrière elle! Un sereno aux jambes nues, avec le caleçon flottant et le mouchoir bariolé des Valenciens, marchait devant nous, portant au bout de sa lance une lanterne dont les vacillantes lueurs produisaient toutes sortes de jeux d'ombre et de lumière que Rembrandt n'eût pas dédaigné de placer dans quelques-unes de ses belles eaux-fortes de rondes et de patrouilles de nuit; le seul bruit qu'on entendît, c'était le frémissement argentin des grelots au cou de notre mule et le grincement de nos essieux. Les citadins dormaient aussi profondément que les statues de la chapelle de los Reyes nuevos. De temps en temps, notre sereno avançait sa lanterne sous le nez de quelque drôle endormi en travers de la rue, et le faisait ranger avec le bois de sa lance; car, en quelque endroit que le sommeil prenne un Espagnol, il étend son manteau à terre et se couche avec une philosophie et un flegme parfaits. Devant la porte, qui n'était pas encore ouverte, et où on nous fit attendre deux heures, le sol était jonché de dormeurs qui ronflaient sur tous les tons possibles, car la rue est la seule chambre à coucher où l'on ne soit pas livré aux bêtes, et il faut pour entrer dans une alcôve la résignation d'un fakir indien. Enfin la damnée porte tourna sur ses gonds, et nous reprîmes le chemin par où nous étions venus.


XI. PROCESSION DE LA FÊTE-DIEU À MADRID.--ARANJUEZ.--UN PATIO.--LA CAMPAGNE D'OCAÑA.--TEMBLEQUE ET SES JARRETIÈRES.--UNE NUIT À MANZANARÈS.--LES COUTEAUX DE SANTA-CRUZ.--LE PUERTO DE LOS PERROS.--LA COLONIE DE LA CAROLINA.--BAYLEN.--JAEN, SA CATHÉDRALE ET SES MAJOS.--GRENADE.--L'ALAMEDA.--L'ALHAMBRA.--LE GÉNÉRALIFE.--L'ALBAYCIN.--LA VIE À GRENADE.--LES GITANOS.--LA CHARTREUSE.--SANTO-DOMINGO.--ASCENSION AU MULHACEN.

Il nous fallait repasser par Madrid pour prendre la diligence de Grenade; nous aurions pu aller l'attendre à Aranjuez, mais nous courions risque de la trouver pleine, et nous nous décidâmes pour le premier parti.

Notre guide avait eu la précaution de faire partir, la veille au soir, une mule qui devait nous attendre à mi-chemin, pour relayer la bête attelée à notre véhicule: car il est douteux que, sans cette précaution, nous eussions pu faire le trajet de Tolède à Madrid en une journée, vu l'intolérable chaleur de cette route poussiéreuse et sans ombre à travers d'interminables champs de blé.

Nous arrivâmes vers une heure à Illescas à moitié cuits, pour ne pas dire tout à fait, et sans autre incident. Il nous tardait d'en avoir fini avec ce chemin qui n'avait rien de nouveau pour nous, sinon que nous le parcourions en sens inverse.

Mon compagnon préféra dormir, et moi, déjà plus familiarisé avec la cuisine espagnole, je me mis à disputer mon dîner à d'innombrables essaims de mouches. La fille de l'hôtesse, gentille enfant de douze ou treize ans, aux yeux arabes, se tenait debout auprès de moi, un éventail d'une main et un petit balai de l'autre, tâchant d'écarter les insectes importuns, qui revenaient à la charge plus furieux et plus bourdonnants que jamais dès qu'elle ralentissait ou cessait son mouvement. Avec ce secours, je parvins à me fourrer dans la bouche quelques morceaux assez exempts de mouches; et, quand mon appétit fut un peu apaisé, j'entamai avec ma chasseuse d'insectes un dialogue que mon ignorance de la langue espagnole bornait nécessairement beaucoup. Cependant, avec l'aide de mon dictionnaire diamant, je parvins à soutenir une conversation fort passable pour un étranger. La petite me dit qu'elle savait écrire et lire toutes sortes d'écritures moulées et même du latin, et qu'en outre elle jouait passablement du pandero, talent dont je l'engageai à me donner un échantillon, ce qu'elle fit de fort bonne grâce au détriment du sommeil de mon camarade, que le bruissement des plaques de cuivre et le ronflement sourd de la peau d'âne effleurée par le pouce de la petite musicienne finirent par réveiller.

La mule fraîche était attelée. Il fallait se remettre en route, et réellement on a besoin d'un grand courage moral pour quitter, par trente degrés de chaleur, une posada où l'on a pour perspective plusieurs rangs de jarres, de pots et d'alcarrazas, couverts d'une transpiration perlée. Boire de l'eau est une volupté que je n'ai connue qu'en Espagne; il est vrai qu'elle y est légère, limpide et d'un goût exquis. La défense de boire du vin faite aux mahométans est la prescription la plus facile à suivre sous de tels climats.

Grâce aux discours éloquents que notre calesero ne cessa de tenir à sa mule et aux petites pierres qu'il lui jetait aux oreilles avec beaucoup de dextérité, nous allions assez bon train. Il l'appelait, dans les circonstances difficiles, vieja, revieja (vieille, deux fois vieille), injure particulièrement sensible aux mules, soit parce qu'elle est toujours accompagnée d'un coup de manche de fouet sur l'échine, soit parce qu'elle est fort humiliante en elle-même. Cette épithète, appliquée plusieurs fois avec beaucoup d'à-propos, nous fit arriver aux portes de Madrid à cinq heures du soir.

Nous connaissions déjà Madrid, et nous n'y vîmes rien de nouveau que la procession de la Fête-Dieu, qui a beaucoup perdu de son ancienne splendeur par la suppression des couvents et des confréries religieuses. Cependant la cérémonie ne manque pas de solennité. Le passage de la procession est poudré de sable fin, et des tendidos de toile à voile, allant d'une maison à l'autre, entretiennent l'ombre et la fraîcheur dans les rues; les balcons sont pavoisés et garnis de jolies femmes en grande toilette; c'est le coup d'œil le plus charmant qu'on puisse imaginer. Le manège perpétuel des éventails qui s'ouvrent, se ferment, palpitent et battent de l'aile comme des papillons qui cherchent à se poser; les mouvements de coude des femmes se groupant dans leur mantille et corrigeant l'inflexion d'un pli disgracieux; les œillades lancées d'une croisée à l'autre aux gens de connaissance; le joli signe de tête et le geste gracieux qui accompagnent l'agur par lequel les señoras répondent aux cavaliers qui les saluent; la foule pittoresque entremêlée de Gallegos, de Pasiegas, de Valenciens, de Manolas et de vendeurs d'eau, tout cela forme un spectacle d'une animation et d'une gaieté charmantes. Les Niños de la Cuna (enfants trouvés), vêtus de leur uniforme bleu, marchent en tête de la procession. Dans cette longue file d'enfants, nous en vîmes bien peu qui eussent une jolie figure, et l'Hymen lui-même, dans toute son insouciance conjugale, aurait eu de la peine à faire plus laid que ces enfants de l'Amour. Puis viennent les bannières des paroisses, le clergé, les châsses d'argent, et, sous un dais de drap d'or, le corpus Dei dans un soleil de diamants d'un éclat insoutenable.

La dévotion proverbiale des Espagnols me parut très-refroidie, et sous ce rapport l'on eût pu se croire à Paris au temps où ne pas s'agenouiller devant le saint sacrement était une opposition de bon goût. C'est tout au plus si, à l'approche du dais, les hommes touchaient le bord de leur chapeau. L'Espagne catholique n'existe plus. La Péninsule en est aux idées voltairiennes et libérales sur la féodalité, l'inquisition et le fanatisme. Démolir des couvents lui paraît être le comble de la civilisation.

Un soir, étant près de l'hôtel de la Poste, au coin de la rue de Carretas, je vis la foule s'écarter avec précipitation, et s'approcher par la Calle-Mayor une pléiade de lumières scintillantes: c'était le saint sacrement qui se rendait, dans son carrosse, au chevet de quelque moribond; car à Madrid le bon Dieu ne va pas encore à pied. Cette fuite avait pour but d'éviter de se mettre à genoux.

Puisque nous sommes en train de parler de cérémonies religieuses, disons qu'en Espagne la croix du drap des morts n'est pas blanche comme en France, mais d'un jaune soufre tout aussi lugubre. On ne se sert pas, pour les emporter, d'un corbillard, mais d'une bière à bras.

Madrid nous était insupportable, et les deux jours qu'il nous fallut y rester nous parurent deux siècles pour le moins. Nous ne rêvions qu'orangers, citronniers, cachuchas, castagnettes, basquines et costumes pittoresques, car tout le monde nous faisait des récits merveilleux de l'Andalousie avec cette emphase un peu fanfaronne dont les Espagnols ne se déshabitueront jamais, pas plus que les Gascons de France.

Le moment tant souhaité arriva enfin, car tout arrive, même le jour qu'on désire, et nous partîmes dans une diligence très-comfortable, attelée d'un troupeau de mules rasées, luisantes et vigoureuses, qui allaient grand train. Cette diligence était tapissée de nankin, et garnie de stores et de jalousies vertes. Elle nous parut le suprême de l'élégance après les abominables galères, sillas volantes et carrosses, où nous avions été secoués jusqu'alors; et réellement elle eût été fort commode sans cette température de four à plâtre qui nous calcinait, malgré nos éventails toujours en mouvement et l'extrême légèreté de nos habits. Aussi c'était dans notre étuve roulante une litanie perpétuelle de: Jesus! que calor! j'étouffe! je fonds! et autres exclamations assorties. Cependant nous prenions notre mal en patience, et nous laissions, sans trop maugréer, couler notre sueur en cascade le long de notre nez et de nos tempes, car, au bout de nos fatigues, nous avions en perspective Grenade et l'Alhambra, le rêve de tout poëte; Grenade, dont le nom seul fait éclater en formules admiratives et danser sur un pied le bourgeois le plus épais, le plus électeur et le plus caporal de la garde civique.

Les environs de Madrid sont tristes, nus et brûlés, quoique moins pierreux de ce côté qu'en venant par Guadarrama; les terrains, plutôt tourmentés qu'accidentés, s'enveloppent et se succèdent uniformément, sans autre particularité que des villages poussiéreux et crayeux, jetés çà et là dans l'aridité générale, et qu'on ne remarquerait pas si la tour carrée de leur église n'attirait l'attention. Les flèches aiguës sont rares en Espagne, et la tour à quatre pans est la forme la plus ordinaire des clochers. À l'embranchement des chemins, des croix suspectes ouvrent leurs bras sinistres; de temps en temps passent des chars à bœufs avec le bouvier endormi sous son manteau, des paysans à cheval, la mine farouche et la carabine à l'arçon de la selle.

Le ciel, au milieu du jour, est couleur de plomb en fusion; la terre, d'un gris poudroyant micacé de lumière qui s'azure à peine dans le plus extrême lointain. Pas un seul bouquet d'arbres, pas un arbuste, pas une goutte d'eau dans le lit des torrents desséchés; rien qui repose l'œil et rafraîchisse l'imagination. Pour trouver un peu d'abri contre les rayons dévorants du soleil, il faut suivre l'étroite ligne d'ombre bleue et rare que projettent les murailles. Il est vrai de dire que l'on était en plein mois de juillet, ce qui n'est pas précisément l'époque pour voyager fraîchement en Espagne; mais nous sommes d'avis qu'il faut visiter les pays dans leur saison violente: l'Espagne en été, la Russie en hiver.

Jusqu'à la résidence royale (sitio real) d'Aranjuez, nous ne rencontrâmes rien qui mérite mention particulière. Aranjuez est un château de briques à coins de pierre, d'un effet blanc et rouge, avec de grands toits d'ardoises, des pavillons et des girouettes, qui rappellent le genre de constructions en usage sous Henri IV et Louis XIII, le palais de Fontainebleau ou les maisons de la place Royale de Paris. Le Tage, que l'on traverse sur un pont suspendu, y entretient une fraîcheur de végétation qui fait l'admiration des Espagnols, et permet aux arbres du Nord de s'y développer vigoureusement. On voit à Aranjuez des ormes, des frênes, des bouleaux, des trembles, curieux là-bas comme le seraient ici des figuiers de l'Inde, des aloès et des palmiers.

L'on nous fit remarquer une galerie construite exprès, par laquelle Godoy, le fameux prince de la Paix, se rendait de son hôtel au château. En sortant du village, l'on aperçoit à gauche la place de Taureaux, qui est d'un aspect assez monumental.

Pendant le temps qu'on changeait de mules, nous courûmes au marché faire provision d'oranges et prendre des glaces, ou plutôt de la purée de neige au limon, à une de ces boutiques de refrescos en plein vent aussi communes en Espagne que les cabarets en France. Au lieu de boire des canons de vin bleu ou de petits verres d'eau-de-vie, les paysans et les vendeuses d'herbes du marché prennent une bebida helada, qui ne leur coûte pas plus cher, et du moins ne leur trouble pas la cervelle et ne les abrutit pas. L'absence d'ivrognerie rend les gens du peuple bien supérieurs aux classes correspondantes dans nos pays prétendus civilisés.

Le nom d'Aranjuez, qui est formé de ces deux mots: ara Jovis, indique assez que cette résidence s'élève sur l'emplacement d'un ancien temple de Jupiter. Nous n'eûmes pas le temps d'en visiter l'intérieur, et nous le regrettâmes peu, car tous les palais se ressemblent. Il en est de même des courtisans: l'originalité ne se trouve que dans le peuple, et la canaille semble avoir conservé le privilége de la poésie.

D'Aranjuez à Ocaña, les sites, sans être remarquables, sont cependant plus pittoresques. Des collines d'un beau mouvement, bien frappées par la lumière, accidentent les côtés de la route, quand le tourbillon de poussière où la diligence galope, enfermée comme un dieu dans son nuage, se dissipe, emporté par quelque haleine favorable, et vous permet de les apercevoir. Le chemin, quoique mal entretenu, est assez beau, grâce à ce merveilleux climat où il ne pleut presque jamais, et à la rareté des voitures, presque tous les transports se faisant à dos de bêtes.

Nous devions souper et coucher à Ocaña pour attendre le correo real et profiter de son escorte en nous joignant à lui, car nous allions bientôt entrer dans la Manche, infestée alors par les bandes de Palillos, Polichinelle et autres honnêtes gens de rencontre désagréable. Nous arrêtâmes à une hôtellerie de bonne apparence, avec un patio à colonnes recouvert d'un superbe tendido, dont la toile, doublée ou simple, formait des dessins et des symétries par le plus ou moins de transparence. Le nom du fabricant et son adresse à Barcelone y étaient inscrits de la sorte fort lisiblement. Des myrtes, des grenadiers et des jasmins, plantés dans des pots d'une argile rouge, égayaient et parfumaient cette cour intérieure, éclairée d'un demi-jour tamisé et plein de mystère. Le patio est une invention charmante: on y jouit de plus de fraîcheur et d'espace que dans sa chambre; on peut s'y promener, y lire, être seul ou avec les autres. C'est un terrain neutre où l'on se rencontre, où, sans passer par l'ennui des visites formelles et des présentations, l'on finit par se connaître et par se lier; et lorsque, comme à Grenade ou à Séville, l'on peut y joindre l'agrément d'un jet d'eau ou d'une fontaine, je ne connais rien de plus délicieux, surtout dans une contrée où le thermomètre se maintient à des hauteurs sénégambiennes.

En attendant la nourriture, nous allâmes faire la sieste; c'est une habitude qu'il faut prendre absolument en Espagne, car la chaleur, de deux heures à cinq heures, est quelque chose dont un Parisien ne peut pas se faire une idée. Le pavé brûle, les marteaux de fer des portes rougissent, une averse de feu semble pleuvoir du ciel, le blé éclate dans l'épi, la terre se fend comme l'émail d'un poêle trop chauffé, les cigales font grincer leur corselet avec plus de vivacité que jamais, et le peu d'air qui vous arrive semble soufflé par la bouche de bronze d'un calorifère; les boutiques se ferment, et pour tout l'or du monde vous ne décideriez pas un marchand à vous vendre quelque chose. Il n'y a dans les rues que les chiens et les Français, suivant le dicton vulgaire, fort peu gracieux pour nous. Les guides, quand même vous leur donneriez des cigares de la Havane ou une entrée pour la course de taureaux, deux choses éminemment séduisantes pour un domestique de place espagnol, refusent de vous conduire devant le moindre monument. Le seul parti qui vous reste à prendre, c'est de dormir comme les autres, et l'on s'y résigne bien vite; car que faire tout seul éveillé au milieu d'une nation endormie?

Nos chambres, blanchies au lait de chaux, étaient d'une propreté parfaite. Les insectes dont l'on nous avait fait de si fourmillantes descriptions ne se produisaient pas encore, et notre sommeil ne fut troublé par aucun cauchemar à mille pattes.

À cinq heures du soir, nous nous levâmes pour aller faire un tour en attendant le souper. Ocaña n'est pas riche en monuments, et son plus grand titre à la célébrité, c'est l'attaque désespérée, par les troupes espagnoles, d'une redoute française pendant la guerre de l'invasion. La redoute fut prise, mais presque tout le bataillon espagnol resta sur le carreau. On enterra ces héros chacun à la place où il était tombé. Les rangs avaient été si bien gardés, malgré un déluge de mitraille, qu'on peut les reconnaître encore à la symétrie des fosses. Diamante a fait une pièce intitulée: l'Hercule d'Ocaña, composée sans doute pour quelque athlète d'une force prodigieuse, comme le Goliath du Cirque-Olympique. Notre passage à Ocaña nous en rappela le souvenir.

L'on achevait la moisson à une époque où le blé chez nous commence à peine à jaunir, et l'on portait les gerbes sur de grandes aires de terre battue, espèce de manège où des chevaux et des mules égrènent les épis sous les trépignements de leurs sabots. Les bêtes sont attelées à une manière de traîneau sur lequel se tient debout, dans une pose d'une grâce hardie et fière, l'homme chargé de diriger l'opération. Il faut beaucoup d'aplomb et de sûreté pour se maintenir sur cette frêle machine, emportée par trois ou quatre chevaux fouettés à tour de bras. Un peintre de l'école de Léopold Robert tirerait grand parti de ces scènes d'une simplicité biblique et primitive. Ici les belles têtes basanées, les yeux étincelants, les figures de madone, les costumes pleins de caractère, la lumière blonde, l'azur et le soleil, ne lui manqueraient non plus qu'en Italie.

Le ciel était, ce soir-là, d'un bleu laiteux teinté de rose; les champs, autant que l'œil pouvait s'étendre, offraient aux regards une immense nappe d'or pâle, où apparaissaient çà et là, comme des îlots dans un océan de lumière, des chars traînés par des bœufs qui disparaissaient presque sous les gerbes. La chimère d'un tableau sans ombre, tant poursuivie par les Chinois, était réalisée. Tout était rayon et clarté; la teinte la plus foncée ne dépassait pas le gris de perle.

On nous servit enfin un souper passable, ou du moins que l'appétit nous fit trouver tel, dans une salle basse ornée de petits tableaux sur verre d'un rococo vénitien assez bizarre. Après souper, médiocres fumeurs, mon compagnon Eugène et moi, et ne pouvant prendre à la conversation qu'une part fort minime à cause de l'obligation de faire passer tout ce que nous avions à dire par les deux ou trois cents mots que nous savions, nous remontâmes dans nos chambres, assez attristés par différentes histoires de voleurs que nous avions entendu raconter à table, et qui, à demi comprises, ne nous en paraissaient que plus terribles.

Il nous fallut attendre jusqu'à deux heures de l'après-midi l'arrivée du correo real, car il n'eût pas été prudent de se mettre en route sans lui. Nous avions en outre une escorte spéciale de quatre cavaliers armés d'espingoles, de pistolets et de grands sabres. C'étaient des hommes de haute taille, à figures caractéristiques, encadrées d'énormes favoris noirs, avec des chapeaux pointus, de larges ceintures rouges, des culottes de velours et des guêtres de cuir, ayant bien plus l'air de voleurs que de gendarmes, et qu'il était fort ingénieux d'emmener avec soi, de peur de les rencontrer.

Vingt soldats entassés dans une galère suivaient le correo real. Une galère est une charrette non suspendue à deux ou quatre roues; un filet de sparterie tient lieu de fond de planches. Cette description succincte vous fera juger de la position de ces malheureux, obligés de se tenir debout et de s'accrocher des mains aux ridelles pour ne pas tomber les uns sur les autres. Ajoutez à cela une vitesse de quatre lieues à l'heure, une chaleur étouffante, un soleil perpendiculaire, et vous conviendrez qu'il fallait un fonds de bonne humeur héroïque pour trouver la situation plaisante. Et pourtant ces pauvres soldats, à peine couverts de lambeaux d'uniforme, le ventre creux, n'ayant à boire que l'eau échauffée de leur gourde, secoués comme des rats dans une souricière, ne firent que rire à gorge déployée et chanter tout le long de la route. La sobriété et la patience des Espagnols à supporter la fatigue est quelque chose qui tient du prodige. Ils sont restés Arabes sur ce point. L'on ne saurait pousser plus loin l'oubli de la vie matérielle. Mais ces soldats, qui manquaient de pain et de souliers, avaient une guitare.

Toute cette partie du royaume de Tolède que nous traversions est d'une aridité effroyable, et se ressent des approches de la Manche, patrie de don Quichotte, la province d'Espagne la plus désolée et la plus stérile.

Nous eûmes bientôt dépassé la Guardia, petit bourg insignifiant et de l'aspect le plus misérable. À Tembleque nous achetâmes, à l'intention des jolies jambes de Paris, quelques douzaines de jarretières cerise, orange, bleu de ciel, enjolivées de fil d'or ou d'argent, avec des devises en lettres tramées à faire honte aux plus galants mirlitons de Saint-Cloud. Tembleque a la réputation pour les jarretières comme Châtellerault en France pour les canifs.

Pendant que nous marchandions nos jarretières, nous entendîmes à côté de nous un grognement rauque, enroué et menaçant, comme celui d'un chien en fureur; nous nous retournâmes brusquement non sans quelque appréhension, ne sachant pas comment on parle aux dogues espagnols, et nous vîmes que ce hurlement était produit non par une bête, mais par un homme.

Jamais le cauchemar, posant son genou sur la poitrine d'un malade en délire, n'a produit un monstre plus abominable. Quasimodo est un Phébus à côté de cela. Un front carré, des yeux caves, étincelant d'un éclat sauvage, un nez si aplati que les trous des narines en marquaient seuls la place, une mâchoire inférieure plus avancée de deux pouces que la supérieure, voilà en deux mots le portrait de cet épouvantail, dont le profil formait une ligne concave comme ces croissants où l'on dessine la figure de la lune dans l'almanach de Liège. L'industrie de ce misérable était de n'avoir pas de nez et de contrefaire le chien, ce dont il s'acquittait à merveille; car il était plus camard que la mort elle-même, et faisait plus de train à lui seul que tous les pensionnaires de la barrière du Combat à l'heure du déjeuner.

Puerto Lapiche consiste en quelques masures plus qu'à demi ruinées, accroupies et juchées sur le penchant d'un coteau lézardé, éraillé, friable à force de sécheresse, et qui s'éboule en déchirures bizarres. C'est le comble de l'aridité et de la désolation. Tout est couleur de liège et de pierre ponce. Le feu du ciel semble avoir passé par là; une poussière grise, fine comme du grès pilé, enfarine encore le tableau. Cette misère est d'autant plus navrante, que l'éclat d'un ciel implacable en fait ressortir toutes les pauvretés. La mélancolie nuageuse du Nord n'est rien à côté de la lumineuse tristesse des pays chauds.

En voyant d'aussi misérables cahutes, l'on se prend de pitié pour les voleurs obligés de vivre de maraude dans un pays où l'on ne trouverait pas de quoi faire cuire un œuf à la coque à dix lieues à la ronde. La ressource des diligences et des convois de galères est réellement insuffisante, et ces pauvres brigands qui croisent dans la Manche doivent se contenter souvent pour leur souper d'une poignée de ces glands doux qui faisaient les délices de Sancho Pança. Que prendre à des gens qui n'ont ni sou ni poche, qui habitent des maisons meublées des quatre murs, et ne possèdent pour tout ustensile qu'un poêlon et qu'une cruche? Piller de semblables villages me paraît une des fantaisies les plus lugubres qui puissent passer par la tête de voleurs sans ouvrage.

Un peu après Puerto Lapiche, l'on entre dans la Manche, où nous aperçûmes sur la droite deux ou trois moulins à vent qui ont la prétention d'avoir soutenu victorieusement le choc de la lance de don Quichotte, et qui, pour le quart d'heure, tournaient nonchalamment leurs flasques ailes sous l'haleine d'un vent poussif. La venta où nous nous arrêtâmes pour vider deux ou trois jarres d'eau fraîche, se glorifie aussi d'avoir hébergé l'immortel héros de Cervantes.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs de la description de cette route monotone à travers un pays plat, pierreux et poudreux, pommelé de loin en loin d'oliviers au feuillage d'un vert glauque et malade, où l'on ne rencontre que des paysans hâves, fauves, momifiés, avec des chapeaux roussis, des culottes courtes et des guêtres de gros drap noirâtre, portant sur l'épaule des vestes en guenilles et poussant devant eux quelque âne galeux au poil blanc de vieillesse, aux oreilles énervées, à la mine piteuse; où l'on ne voit à l'entrée des villages que des enfants demi-nus, bruns comme des mulâtres, qui vous regardent passer d'une mine étonnée et farouche.

Nous arrivâmes à Manzanarès au milieu de la nuit, mourant de faim. Le courrier qui nous précédait, usant de son droit de premier occupant et de ses intelligences dans l'hôtellerie, avait épuisé toutes les provisions, consistant, il est vrai, en trois ou quatre œufs et un morceau de jambon. Nous poussâmes les cris les plus aigus et les plus attendrissants, déclarant que nous mettrions le feu à la maison pour faire rôtir l'hôtesse elle-même à défaut d'autre nourriture. Cette énergie nous valut vers deux heures du matin un souper pour lequel on avait dû réveiller la moitié du bourg. Nous avions un quartier de cabri, des œufs aux tomates, du jambon et du fromage de chèvre, avec un assez passable petit vin blanc. Nous dînâmes tous ensemble dans la cour, à la lueur de trois ou quatre lampes de cuivre jaune assez semblables aux lampes antiques funèbres, dont l'air de la nuit faisait vaciller la flamme en ombres et en lumières bizarres qui nous donnaient l'air de lamies et de goules déchirant des morceaux d'enfant déterré. Pour que le repas eût l'air tout à fait magique, une grande fille aveugle s'approcha de la table, guidée par le bruit, et se mit à chanter des couplets sur un air plaintif et monotone, comme une vague incantation sibylline. Apprenant que nous étions étrangers, elle improvisa en notre honneur des stances élogieuses, que nous récompensâmes par quelques réaux.

Avant de remonter en voiture, nous allâmes faire un tour par le village et nous promener, un peu à tâtons il est vrai, mais cela valait toujours mieux que de rester dans la cour de l'auberge.

Nous parvînmes à la place du marché, non sans avoir posé dans l'ombre le pied sur quelque dormeur à la belle étoile. L'été l'on couche généralement dans la rue, les uns sur leur manteau, les autres sur une couverture de mule; ceux-ci sur un sac rempli de paille hachée (ce sont les sybarites), ceux-là tout uniment sur le sein nu de la mère Cybèle avec un grès pour oreiller.

Les paysans venus dans la nuit dormaient pêle-mêle au milieu de légumes bizarres et de denrées sauvages, entre les jambes de leurs ânes et de leurs mulets, en attendant le jour, qui ne devait pas tarder à paraître.

Un faible rayon de lune éclairait vaguement dans l'obscurité une espèce d'édifice crénelé antique, où l'on reconnaissait, à la blancheur du plâtre, des travaux de défense faits pendant la dernière guerre civile, et que les années n'avaient pas encore eu le temps d'harmonier. En voyageur consciencieux, voilà tout ce que nous pouvons dire de Manzanarès.

L'on remonta en voiture; le sommeil nous prit, et quand nous rouvrîmes les yeux nous étions aux environs de Valdepeñas, bourg renommé pour son vin: la terre et les collines, constellées de pierres, étaient d'un ton rouge d'une crudité singulière, et l'on commençait à distinguer à l'horizon des bandes de montagnes dentelées comme des scies, et d'une découpure fort nette malgré leur grand éloignement.

Valdepeñas n'a rien que de fort ordinaire, et il doit toute sa réputation à ses vignobles. Son nom de vallée de pierres est parfaitement justifié. L'on s'y arrêta pour déjeuner, et, par une inspiration du ciel, j'eus l'idée de prendre d'abord mon chocolat, et ensuite celui destiné à mon camarade, qui ne s'était pas réveillé, et, prévoyant des famines futures, j'enfonçai dans mes tasses autant de buñuelos (espèce de petits beignets) qu'il put en tenir, de manière à former une espèce de soupe assez substantielle, car je n'étais pas encore arrivé à la sobriété du chameau, où je parvins plus tard après de longs exercices d'abstinence dignes d'un anachorète des premiers temps. Je n'étais pas encore acclimaté, et j'avais apporté de France un appétit invraisemblable qui inspirait un étonnement respectueux aux naturels du pays.

Au bout de quelques minutes, l'on repartit en toute hâte, car il fallait suivre le correo real de près, pour ne pas perdre le bénéfice de son escorte. En me penchant hors de voilure pour jeter un dernier coup d'œil sur Valdepeñas, je laissai tomber ma casquette sur le chemin; un muchacho de douze ou quinze ans s'en aperçut, et, pour avoir quelques cuartos en récompense, la ramassa et se mit à courir après la diligence, qui était déjà fort éloignée; il la rattrapa cependant, quoiqu'il allât nu-pieds et sur un chemin pavé de pierres aiguës et tranchantes. Je lui lançai une poignée de sous qui le rendirent à coup sûr le plus opulent polisson de toute la contrée. Je ne rapporte cette circonstance insignifiante que parce qu'elle est caractéristique de la légèreté des Espagnols, les premiers marcheurs du monde et les coureurs les plus agiles que l'on puisse voir. Nous avons déjà eu occasion de parler de ces postillons à pied que l'on nomme zagules, et qui suivent les voitures lancées au galop pendant des lieues entières sans paraître éprouver de fatigue, et sans entrer seulement en transpiration.

À Santa-Cruz, l'on nous offrit à vendre toutes sortes de petits couteaux et de navajas; Santa-Cruz et Albaceyte sont renommés pour cette coutellerie de fantaisie. Ces navajas, d'un goût arabe et barbare très-caractéristique, ont des manches de cuivre découpé dont les jours laissent voir des paillons rouges, verts ou bleus; des niellures grossières, mais enlevées vivement, enjolivent la lame faite en forme de poisson et toujours très-aiguë; la plupart portent des devises comme celle-ci: Soy de uno solo (je n'appartiens qu'à un seul); ou Cuando esta vivora pica, no hay remedio en la botica (quand cette vipère pique, il n'y a pas de remède à la pharmacie). Quelquefois la lame est rayée de trois lignes parallèles dont le creux est peint en rouge, ce qui lui donne une apparence tout à fait formidable. La dimension de ces navajas varie depuis trois pouces jusqu'à trois pieds; quelques majos (paysans du bel air) en ont qui, ouvertes, sont aussi longues qu'un sabre; un ressort articulé ou un anneau qu'on tourne assure et maintient le fer. La navaja est l'arme favorite des Espagnols, surtout des gens du peuple; ils la manient avec une dextérité incroyable et se font un bouclier de leur cape roulée autour de leur bras gauche. C'est un art qui a ses principes comme l'escrime, et les maîtres de couteau sont aussi nombreux en Andalousie que les maîtres d'armes à Paris. Chaque joueur de couteau a ses bottes secrètes et ses coups particuliers; les adeptes, dit-on, à la vue de la blessure, reconnaissent l'artiste qui a fait l'ouvrage, comme nous reconnaissons un peintre à sa touche.

Les ondulations du terrain commençaient à devenir plus fortes et plus fréquentes, nous ne faisions que monter et descendre. Nous approchions de la Sierra-Morena, qui forme la limite du royaume d'Andalousie. Derrière cette ligne de montagnes violettes se cachait le paradis de nos rêves. Déjà les pierres se changeaient en rochers, les collines en groupes étagés; des chardons de six à sept pieds de haut se hérissaient sur les bords de la route comme des hallebardes de soldats invisibles. Quoique j'aie la prétention de n'être point un âne, j'aime beaucoup les chardons (goût qui, du reste, m'est commun avec les papillons), et ceux-ci me surprirent; c'est une plante superbe et dont on peut tirer de charmants motifs d'ornementation. L'architecture gothique n'a pas d'arabesques ni de rinceaux plus nettement découpés et d'une ciselure plus fine. De temps à autre nous apercevions, dans les champs voisins, de grandes plaques jaunâtres, comme si l'on eût vidé là des sacs de paille hachée; cependant cette paille, quand nous passions auprès, se soulevait en tourbillonnant et s'envolait avec bruit: c'étaient des bancs de sauterelles qui se reposaient; il devait y en avoir des millions: ceci sentait fort son Égypte.

C'est à peu près vers cet endroit que j'ai, pour la première fois de ma vie, véritablement souffert de la faim: Ugolin dans sa tour n'était pas plus affamé que moi, et je n'avais pas, comme lui, quatre fils à manger. Le lecteur, qui m'a vu à Valdepeñas m'ingurgiter deux tasses de chocolat, s'étonne peut-être de cette famine prématurée; mais les tasses espagnoles sont grandes comme un dé à coudre et contiennent tout au plus deux ou trois cuillerées. Ma tristesse fut surtout augmentée à la venta où nous laissâmes notre escorte, en voyant blondir, sous un rayon de soleil qui descendait par la cheminée, une magnifique omelette destinée au dîner de la troupe; je rôdai autour comme un loup dévorant, mais elle était trop bien gardée pour pouvoir être enlevée. Heureusement, une dame de Grenade, qui était dans la diligence avec nous, prit pitié de mon martyre et me donna quelques tranches de jambon de la Manche cuit au sucre, et un morceau de pain qu'elle tenait en réserve dans une des poches de la voiture. Que ce jambon lui soit rendu au centuple dans l'autre monde!

Non loin de cette venta, sur la droite de la route, se dressaient des piliers où étaient exposés trois ou quatre têtes de malfaiteurs: spectacle toujours rassurant et qui prouve que l'on est en pays civilisé.

La route s'élevait en faisant de nombreux zigzags. Nous allions passer le Puerto de los Perros: c'est une gorge étroite, une brèche faite dans le mur de la montagne par un torrent qui laisse tout juste la place de la route qui le côtoie. Le Puerto de los Perros (passage des chiens) est ainsi nommé parce que c'est par là que les Mores vaincus sortirent de l'Andalousie, emportant avec eux le bonheur et la civilisation de l'Espagne. L'Espagne, qui touche à l'Afrique comme la Grèce à l'Asie, n'est pas faite pour les mœurs européennes. Le génie de l'Orient y perce sous toutes les formes, et il est fâcheux peut-être qu'elle ne soit pas restée moresque et mahométane.

On ne saurait rien imaginer de plus pittoresque et de plus grandiose que cette porte de l'Andalousie. La gorge est taillée dans d'immenses roches de marbre rouge dont les assises gigantesques se superposent avec une sorte de régularité architecturale; ces blocs énormes aux larges fissures transversales, veines de marbre de la montagne, sorte d'écorché terrestre où l'on peut étudier à nu l'anatomie du globe, ont des proportions qui réduisent à l'état microscopique les plus vastes granits égyptiens. Dans les interstices se cramponnent des chênes verts, des lièges énormes, qui ne semblent pas plus grands que des touffes d'herbe à un mur ordinaire. En gagnant le fond de la gorge, la végétation va s'épaississant et forme un fourré impénétrable à travers lequel on voit par places luire l'eau diamantée du torrent. L'escarpement est si abrupte du coté de la route, que l'on a jugé prudent de la garnir d'un parapet, sans quoi la voiture, toujours lancée au galop, et si difficile à diriger à cause de la fréquence des coudes, pourrait très-bien faire un saut périlleux de cinq à six cents pieds pour le moins.

C'est dans la Sierra-Morena que le chevalier de la triste figure, à l'imitation d'Amadis sur la roche Pauvre, accomplit cette célèbre pénitence qui consistait à faire des culbutes en chemise sur les roches les plus aiguës, et que Sancho Pança, l'homme positif, la raison vulgaire à côté de la noble folie, trouva la valise de Cardenio si bien garnie de ducats et de chemises fines. On ne peut faire un pas en Espagne sans trouver le souvenir de don Quichotte, tant l'ouvrage de Cervantes est profondément national, et tant ces deux figures résument en elles seules tout le caractère espagnol: l'exaltation chevaleresque, l'esprit aventureux joint à un grand bon sens pratique et à une sorte de bonhomie joviale pleine de finesse et de causticité.

À Venta de Cardona, où l'on changea de mules, je vis, couché dans son berceau, un joli petit enfant d'une blancheur éblouissante, et qui ressemblait à un Jésus de cire dans sa crèche. Les Espagnols, lorsqu'ils ne sont pas encore hâlés par le soleil, sont en général d'une blancheur extrême.

La Sierra-Morena franchie, l'aspect du pays change totalement; c'est comme si l'on passait tout à coup de l'Europe à l'Afrique: les vipères, regagnant leur trou, raient de traînées obliques le sable fin de la route; les aloès commencent à brandir leurs grands sabres épineux au bord des fossés. Ces larges éventails de feuilles charnues, épaisses, d'un gris azuré, donnent tout de suite une physionomie différente au paysage. On se sent véritablement ailleurs; l'on comprend que l'on a quitté Paris tout de bon; la différence du climat, de l'architecture, des costumes, ne vous dépayse pas autant que la présence de ces grands végétaux des régions torrides que nous n'avons l'habitude de voir qu'en serre chaude. Les lauriers, les chênes verts, les lièges, les figuiers au feuillage verni et métallique, ont quelque chose de libre, de robuste et de sauvage, qui indique un climat où la nature est plus puissante que l'homme et peut se passer de lui.

Devant nous se déployait comme dans un immense panorama le beau royaume d'Andalousie. Cette vue avait la grandeur et l'aspect de la mer; des chaînes de montagnes, sur lesquelles l'éloignement passait son niveau, se déroulaient avec des ondulations d'une douceur infinie, comme de longues houles d'azur. De larges traînées de vapeurs blondes baignaient les intervalles; çà et là de vifs rayons de soleil glaçaient d'or quelque mamelon plus rapproché et chatoyant de mille couleurs comme une gorge de pigeon. D'autres croupes bizarrement chiffonnées ressemblaient à ces étoffes des anciens tableaux, jaunes d'un côté et bleues de l'autre. Tout cela était inondé d'un jour étincelant, splendide, comme devait être celui qui éclairait le paradis terrestre. La lumière ruisselait dans cet océan de montagnes comme de l'or et de l'argent liquides, jetant une écume phosphorescente de paillettes à chaque obstacle. C'était plus grand que les plus vastes perspectives de l'Anglais Martynn, et mille fois plus beau. L'infini dans le clair est bien autrement sublime et prodigieux que l'infini dans l'obscur.

Tout en regardant ce merveilleux tableau, qui variait et présentait de nouvelles magnificences à chaque tour de roue, nous vîmes poindre à l'horizon les toits aigus des pavillons symétriques de la Carolina, espèce de village-modèle, de phalanstère agricole, élevé autrefois par le comte de Florida Blanca, et peuplé par lui d'Allemands et de Suisses amenés à grands frais. Ce village, bâti tout d'un coup, éclos au souffle d'une volonté, a cette régularité ennuyeuse que n'ont pas les habitations qui se sont groupées peu à peu au caprice du hasard et du temps. Tout est tiré au cordeau; du milieu de la place on voit tout le bourg: voici le marché de la place de Taureaux, voilà l'église et la maison de l'alcade. Certainement cela est bien entendu, mais j'aime mieux le plus misérable village poussé à l'aventure. Du reste, cette colonie ne réussit pas: les Suisses prirent le mal du pays et mouraient comme des mouches, rien qu'en entendant tinter les cloches; on fut obligé de suspendre les sonneries. Cependant ils ne moururent pas tous, et la population de la Carolina conserve encore des traces de son origine germanique. Nous fîmes à la Carolina un dîner sérieux, arrosé d'excellent vin, sans être obligés de mettre les morceaux doubles; nous n'allions plus de conserve avec le courrier, les chemins étant parfaitement sûrs de ce côté-là.

Des aloès d'une taille de plus en plus africaine continuaient à se montrer sur les bords de la route, et vers la gauche une longue guirlande de fleurs du rose le plus vif, étincelant dans un feuillage d'émeraude, marquait toutes les sinuosités du lit d'un ruisseau desséché. Profitant d'une halte de relais, mon camarade courut du côté des fleurs et en rapporta un énorme bouquet; c'étaient des lauriers-roses d'une fraîcheur et d'un éclat incomparables. On pourrait adresser à ce ruisseau, dont j'ignore le nom, et qui n'en a peut-être pas, la question de M. Casimir Delavigne au fleuve grec:

Eurotas, Eurotas, que font tes lauriers-roses?

Aux lauriers-roses succédèrent, comme une réflexion mélancolique à un vermeil éclat de rire, de grands bois d'oliviers dont le pâle feuillage rappelle la chevelure enfarinée des saules du Nord, et s'harmonie admirablement avec la teinte cendrée des terrains. Ce feuillage, d'un ton sobre, austère et doux, a été très-judicieusement choisi par les anciens, si habiles appréciateurs des rapports naturels, comme symbole de la paix et de la sagesse.

Il était environ quatre heures lorsque nous arrivâmes à Baylen, célèbre par la capitulation désastreuse qui porte ce nom. Nous devions y passer la nuit, et, en attendant le souper, nous fûmes nous promener par la ville et aux environs avec la dame de Grenade et une jeune personne fort jolie qui allait prendre les bains de mer à Malaga en compagnie de son père et de sa mère; car la réserve habituelle des Espagnols fait bien vite place à une honnête et cordiale familiarité, dès que l'on est sûr que vous n'êtes ni des commis voyageurs, ni des danseurs de corde, ni des marchands de pommade.

L'église de Baylen, dont la construction ne remonte guère au delà du XVIe siècle, me surprit par sa couleur étrange. La pierre et le marbre, confits par le soleil d'Espagne, au lieu de noircir comme sous notre ciel humide, avaient pris des tons roux d'une chaleur et d'une vigueur extraordinaires, qui allaient jusqu'au safran et au pourpre, des tons de feuilles de vigne à la fin de l'automne. À côté de l'église, au-dessus d'un petit mur doré des plus chauds reflets, un palmier, le premier que j'eusse jamais vu en pleine terre, s'épanouissait brusquement dans l'azur foncé du ciel. Ce palmier inattendu, révélation subite de l'Orient, au détour d'une rue, me fit un effet singulier. Je m'attendais à voir se profiler sur les lueurs du couchant le cou d'autruche des chameaux, et flotter le burnou blanc des Arabes en caravane.

Des ruines assez pittoresques d'anciennes fortifications offraient une tour assez bien conservée pour que l'on pût y monter en s'aidant des pieds et des mains et en profitant de la saillie des pierres. Nous fûmes récompensés de notre peine par une vue des plus magnifiques. La ville de Baylen, avec ses toits de tuiles, son église rouge et ses maisons blanches accroupies au pied de la tour comme un troupeau de chèvres, formait un admirable premier plan; plus loin, les champs de blé ondoyaient en vagues d'or, et tout au fond, au-dessus de plusieurs rangs de montagnes, l'on voyait briller, comme une découpure d'argent, la crête lointaine de la Sierra-Nevada. Les filons de neige, surpris par la lumière, étincelaient et renvoyaient des éclairs prismatiques, et le soleil, semblable à une grande roue d'or dont son disque était le moyeu, épanouissait comme des jantes ses rayons enflammés dans un ciel nuancé de toutes les teintes de l'agate et de l'aventurine.

L'auberge où nous devions coucher consistait en un grand bâtiment ne formant qu'une seule pièce avec une cheminée à chaque bout, un plafond de charpentes noircies et vernies par la fumée, des râteliers de chaque côté pour les chevaux, les mules et les ânes, et pour les voyageurs quelques petites chambres latérales contenant un lit formé de trois planches posé sur deux tréteaux et recouvert de ces pellicules de toile entre lesquelles flottent quelques tampons de laine que les hôteliers prétendent être des matelas, avec l'effronterie pleine de sang-froid qui les caractérise; ce qui ne nous empêcha pas de ronfler comme Épiménide et les sept dormants réunis.

On partit de grand matin pour éviter la chaleur, et nous revîmes encore les beaux lauriers-roses, éclatants comme la gloire et frais comme l'amour, qui nous avaient enchantés la veille. Bientôt le Guadalquivir aux eaux troubles et jaunâtres vint nous barrer le chemin; nous le passâmes en bac, et nous prîmes la route de Jaën. Sur notre gauche, l'on nous fit remarquer, frappée par un rayon de lumière, la tour de Torrequebradilla, et nous ne tardâmes pas à apercevoir l'étrange silhouette de Jaën, capitale du royaume de ce nom.

Une énorme montagne couleur d'ocre, fauve comme une peau de lion, pulvérulente de lumière, mordorée par le soleil, se dresse brusquement au milieu de la ville; des tours massives et de longs zigzags de fortifications antiques zèbrent ses flancs décharnés de leurs lignes bizarres et pittoresques. La cathédrale, immense entassement d'architecture, qui, de loin, semble plus grande que la ville elle-même, se hausse orgueilleusement, montagne factice auprès de la montagne naturelle. Cette cathédrale, dans le genre d'architecture de la renaissance, et qui se vante de posséder le mouchoir authentique où sainte Véronique recueillit l'empreinte de la figure de Notre-Seigneur, a été bâtie par les ducs de Medina-Cœli. Elle est belle, sans doute, mais nous la rêvions de loin plus antique et surtout plus curieuse.

En allant du Parador à la cathédrale, je regardai les affiches du spectacle; la veille, on avait joué Mérope, et le soir même on devait donner El Campanero de San-Pablo, por el illustrissimo señor don José Bouchardy, en d'autres termes: le Sonneur de Saint-Paul, de mon camarade Bouchardy. Être représenté à Jaën, une ville sauvage où l'on ne marche que le couteau à la ceinture et la carabine sur l'épaule, voilà qui est flatteur assurément, et bien peu de nos grands génies contemporains pourraient se targuer d'un succès pareil. Si autrefois nous avons emprunté quelques chefs-d'œuvre à l'ancien théâtre espagnol, aujourd'hui nous leur rendons bien la monnaie de leurs pièces en vaudevilles et en mélodrames.

Notre visite faite à la cathédrale, nous revînmes, ainsi que les autres voyageurs, au Parador, dont l'apparence semblait nous promettre un excellent repas; un café y était joint, et il avait tout à fait l'air d'un établissement européen et civilisé. Mais quelqu'un avisa, en se mettant à table, que le pain était dur comme de la pierre meulière, et en demanda d'autre. L'hôtelier ne voulut jamais consentir à le changer. Pendant la querelle, une autre personne s'aperçut que les plats étaient réchauffés et avaient dû être déjà servis dans des temps reculés. Tout le monde se mit à jeter les cris les plus plaintifs, et à demander un dîner neuf et entièrement inédit.

Voici le mot de l'énigme: la diligence qui nous précédait avait été arrêtée par les brigands de la Manche, de sorte que les voyageurs, emmenés dans la montagne, n'avaient pu consommer le repas préparé pour eux par l'hôtelier de Jaën. Celui-ci, pour ne pas perdre ses frais, avait gardé les mets, et nous les avait fait resservir, en quoi son attente fut trompée, car nous nous levâmes tous, et nous fûmes manger ailleurs. Ce malencontreux dîner a dû être présenté une troisième fois aux voyageurs suivants.

L'on se réfugia dans une posada borgne, où, après une longue attente, l'on nous servit quelques côtelettes, quelques œufs et une salade dans des assiettes écornées, avec des verres et des couteaux dépareillés. Le régal était médiocre, mais il fut assaisonné de tant d'éclats de rire et de plaisanteries sur la fureur comique de l'hôtelier voyant son monde sortir processionnellement, et sur le sort des malheureux à qui il ne manquerait pas de représenter ses poulets étiques rafraîchis pour la troisième fois par un tour de poêle, que nous fûmes dédommagés, et au delà, de la maigreur de la chère. Quand une fois la première glace de froideur est rompue, les Espagnols sont d'une gaieté enfantine et naïve d'un charme extrême. La moindre chose les fait rire aux larmes.

C'est à Jaën que j'ai vu le plus de costumes nationaux et pittoresques: les hommes avaient, pour la plupart, des culottes en velours bleu ornées de boutons de filigrane d'argent, des guêtres de Ronda, historiées de piqûres, d'aiguillettes et d'arabesques, d'un cuir plus foncé. L'élégance suprême est de n'attacher que les premiers boutons en haut et en bas, de façon à laisser voir le mollet. De larges ceintures de soie jaune ou rouge, une veste de drap brun relevée d'agréments, un manteau bleu ou marron, un chapeau pointu à larges bords, enjolivé de velours et de houppes de soie, complètent l'ajustement, qui ressemble assez à l'ancien costume des brigands italiens. D'autres portaient ce qu'on appelle un vestido de cazador (habit de chasseur), tout en peau de daim, de couleur fauve, et en velours vert.

Quelques femmes du peuple avaient des capes rouges qui piquaient de vives étincelles et de paillettes écarlates le fond plus sombre de la foule. L'accoutrement bizarre, le teint hâlé, les yeux étincelants, l'énergie des physionomies, l'attitude impassible et calme de ces majos, plus nombreux que partout ailleurs, donnent à la population de Jaën un aspect plus africain qu'européen; illusion à laquelle ajoutent beaucoup l'ardeur du climat, la blancheur éblouissante des maisons, toutes passées au lait de chaux, suivant l'usage arabe, le ton fauve des terrains et l'azur inaltérable du ciel. Il y a en Espagne un dicton sur Jaën: «Laide ville, mauvaises gens,» qui ne sera trouvé vrai par aucun peintre. Du reste, là-bas comme ici, pour la plupart des gens, une belle ville est une ville tirée au cordeau et garnie d'une quantité suffisante de réverbères et de bourgeois.

Au sortir de Jaën, l'on entre dans une vallée qui se prolonge jusqu'à la Vega de Grenade. Les commencements en sont arides; des montagnes décharnées, éboulées de sécheresse, vous brûlent, comme des miroirs ardents, de leur réverbération blanchâtre; nulle trace de végétation que quelques pâles touffes de fenouil. Mais bientôt la vallée se resserre et se creuse, les cours d'eau commencent à ruisseler, la végétation renaît, l'ombre et la fraîcheur reparaissent, le Rio de Jaën occupe le fond de la vallée, où il court avec rapidité entre les pierres et les roches qui le contrarient et lui barrent le passage à chaque instant. Le chemin le côtoie et le suit dans ses sinuosités, car, dans les pays de montagnes, les torrents sont encore les ingénieurs les plus habiles pour tracer des routes, et ce qu'on peut faire de mieux, c'est de s'en rapporter à leurs indications.

Une maison de paysan où nous nous arrêtâmes pour boire était entourée de deux ou trois rigoles d'eau courante qui allaient plus loin se distribuer dans un massif de myrtes, de pistachiers, de grenadiers et d'arbres de toute espèce, d'une force de végétation extraordinaire. Il y avait si longtemps que nous n'avions vu du véritable vert, que ce jardin inculte et sauvage aux trois quarts nous parut un petit paradis terrestre.

La jeune fille qui nous donna à boire dans un de ces charmants pots d'argile poreuse qui font l'eau si fraîche, était fort jolie avec ses yeux allongés jusqu'aux tempes, son teint fauve et sa bouche africaine épanouie et vermeille comme un bel œillet, sa jupe à falbalas, et ses souliers de velours dont elle paraissait toute fière et tout occupée. Ce type, qui se retrouve fréquemment à Grenade, est évidemment moresque.

À un certain endroit la vallée s'étrangle, et les rochers se rapprochent au point de ne laisser que tout juste la place du Rio. Autrefois les voitures étaient forcées d'entrer et de marcher dans le lit même du torrent, ce qui ne laissait pas d'avoir son danger à cause des trous, des pierres et de l'élévation de l'eau, qui, en hiver, doit s'enfler considérablement. Pour obvier à cet inconvénient, l'on a percé de part en part un des rochers et pratiqué un tunnel assez long, dans le genre des viaducs des chemins de fer. Cet ouvrage, assez considérable, ne date que de quelques années.

À partir de là, la vallée s'évase, et le chemin n'est plus obstrué. Il existe ici, dans mes souvenirs, une lacune de quelques lieues. Abattu par la chaleur, que le temps, tourné à l'orage, rendait véritablement suffocante, je finis par m'endormir. Quand je m'éveillai, la nuit, qui vient si subitement dans les climats méridionaux, était tombée tout à fait, un vent affreux soulevait des tourbillons de poussière enflammée; ce vent-là devait être bien proche parent du siroco d'Afrique, et je ne sais pas comment nous n'avons pas été asphyxiés. Les formes des objets disparaissaient dans ce brouillard poudreux; le ciel, ordinairement si splendide dans les nuits d'été, semblait une voûte de four; il était impossible de voir à deux pas devant soi. Nous fîmes notre entrée à Grenade vers deux heures du matin, et nous descendîmes à la fonda del Comercio, soi-disant hôtel tenu à la française, où il n'y avait pas de draps au lit, et où nous couchâmes tout habillés sur la table; mais ces petites tribulations nous affectaient peu, nous étions à Grenade, et dans quelques heures nous allions voir l'Alhambra et le Généralife.

Notre premier soin fut de nous faire indiquer, par notre domestique de place, une casa de pupilos, c'est-à-dire une maison particulière où l'on prend des pensionnaires, car, devant faire à Grenade un assez long séjour, l'hospitalité médiocre de la fonda del Comercio ne pouvait plus nous convenir. Ce domestique, nommé Louis, était Français, de Farmoutiers en Brie. Il avait déserté du temps de l'invasion des Français sous Napoléon, et vivait à Grenade depuis plus de vingt ans. C'était bien le plus drôle de corps qu'on puisse imaginer: sa taille, de cinq pieds huit pouces, faisait le plus singulier contraste avec sa petite tête, ridée comme une pomme et grosse comme le poing. Privé de toute communication avec la France, il avait gardé son ancien jargon briard dans toute sa pureté native, parlait comme un Jeannot d'opéra-comique, et semblait réciter perpétuellement des paroles de M. Étienne. Malgré un si long séjour, sa dure cervelle s'était refusée à se meubler d'un nouvel idiome; il savait à peine les phrases tout à fait indispensables. De l'Espagne, il n'avait que les alpargatas et le petit chapeau andalou à bords retroussés. Cette concession le chagrinait fort, et il s'en vengeait en accablant les indigènes qu'il rencontrait de toutes sortes d'injures burlesques, en briard bien entendu, car maître Louis avait principalement peur des coups, et chérissait sa peau comme si elle eût valu quelque chose.

Il nous conduisit dans une maison fort décente, Calle de Parragas, près de la plazuela de San-Antonio, à deux pas de la Carrera del Darro. La maîtresse de cette pension avait longtemps habité Marseille et parlait français, raison déterminante pour nous, dont le vocabulaire était encore très-borné.

On nous établit dans une chambre au rez-de-chaussée, blanchie à la chaux, et garnie pour tout meuble d'une rosace de différentes couleurs au plafond; mais cette chambre avait l'agrément de s'ouvrir sur un patio entouré de colonnes de marbre blanc coiffées de chapiteaux moresques provenant sans doute de la démolition de quelque ancien palais arabe. Un petit bassin à jet d'eau, creusé au milieu de la cour, y entretenait la fraîcheur; une grande natte de sparterie, formant tendido, tamisait les rayons du jour, et semait çà et là d'étoiles de lumière le pavé en cailloutis à compartiments.

C'est là que nous prenions nos repas, que nous lisions, que nous vivions. Nous ne rentrions guère dans la chambre que pour nous habiller et dormir. Sans le patio, disposition architecturale qui rappelle l'ancien cavœdium romain, les maisons d'Andalousie ne seraient pas habitables. L'espèce de vestibule qui le précède est habituellement pavé en petits cailloux de couleurs variées, formant des dessins de mosaïque grossière, et représentant tantôt des pots de fleurs, tantôt des soldats, des croix de Malte, ou tout simplement la date de la construction.

Du haut de notre demeure, surmontée d'une espèce de mirador, l'on apercevait, sur la crête d'une colline nettement découpée dans le bleu du ciel, à travers des bouquets d'arbres, les tours massives de la forteresse de l'Alhambra revêtues par le soleil de teintes rousses d'une chaleur et d'une intensité extrêmes. La silhouette était complétée par deux grands cyprès juxtaposés, dont les pointes noires s'allongeaient dans l'azur au-dessus des murailles rouges. Ces cyprès ne se perdent jamais de vue; soit que l'on gravisse les flancs zébrés de neige du Mulhacen, soit que l'on erre à travers la Vega ou dans la Sierra d'Elvire, toujours on les retrouve à l'horizon, sombres, immobiles dans le flot de vapeurs bleuâtres ou dorées dont l'éloignement estampe les toits de la ville.

Grenade est bâtie sur trois collines, au bout de la plaine de la Vega: les Tours Vermeilles, ainsi nommées à cause de leur couleur (Torres Bermejas), et que l'on prétend d'origine romaine ou même phénicienne, occupent la première et la moins élevée de ces éminences; l'Alhambra, qui est toute une ville, couvre la seconde et la plus haute colline de ses tours carrées, reliées entre elles par de hautes murailles et d'immenses substructions, qui renferment dans leur enceinte des jardins, des bois, des maisons et des places; l'Albaycin est situé sur le troisième monticule, séparé des autres par un ravin profond encombré de végétations, de cactus, de coloquintes, de pistachiers, de grenadiers, de lauriers-roses et de touffes de fleurs, au fond duquel roule le Darro avec la rapidité d'un torrent alpestre. Le Darro, qui charrie de l'or, traverse la ville tantôt à ciel découvert, tantôt sous des ponts si prolongés qu'ils méritent plutôt le nom de voûtes, et va se réunir dans la Vega, à peu de distance de la promenade, au Genil, qui se contente, lui, de charrier de l'argent. Cette course du torrent à travers la ville s'appelle Carrera del Darro, et du balcon des maisons qui la bordent on jouit d'une vue magnifique. Le Darro tourmente beaucoup ses rives et cause de fréquents éboulements; aussi, un ancien couplet, chanté par les enfants, fait-il allusion à cette manie d'entraîner tout, et on donne une raison grotesque. Voici la poésie en question:

Darro tiene prometido El vasarse con Genil Y le ha de llevar en dote Plaza-Nueva y Zacotin. Le Darro a promis De se marier avec le Genil Et veut lui apporter en dot La Place-Neuve et le Zacatin. Les jardins appelés carmenes del Darro, et dont il est fait de si ravissantes descriptions dans les poésies espagnoles et moresques, se trouvent sur les bords de la Carrera, en remontant du côté de la fontaine de los Avellanos.

La ville se trouve ainsi divisée en quatre grands quartiers: l'Antequerula, qui occupe les croupes de la colline, ou plutôt de la montagne couronnée par l'Alhambra; l'Alhambra et son appendice le Généralife; l'Albaycin, autrefois vaste forteresse, aujourd'hui quartier en ruine et dépeuplé, et Grenade proprement dite, qui s'étend dans la plaine autour de la cathédrale et de la place de la Vivarambla, et qui forme un quartier séparé.

Tel est, à peu près, l'aspect topographique de Grenade, traversée dans toute sa largeur par le Darro, côtoyée par le Genil qui baigne l'Alameda (promenade), abritée par la Sierra-Nevada, qu'on entrevoit à chaque bout de rue, rapprochée si fort par la transparence de l'air, qu'il semble qu'on pourrait la toucher avec la main du haut des balcons et des miradores.

L'aspect général de Grenade trompe beaucoup les prévisions que l'on avait pu se former. Malgré soi, malgré les nombreuses déceptions déjà éprouvées, l'on ne s'avoue pas que trois ou quatre cents ans et des flots de bourgeois ont passé sur le théâtre de tant d'actions romantiques et chevaleresques. On se figure une ville moitié moresque, moitié gothique, où les clochers à jours se mêlent aux minarets, où les pignons alternent avec les toits en terrasse; on s'attend à voir des maisons sculptées, historiées, avec des blasons et, des devises héroïques, des constructions bizarres, aux étages chevauchant l'un sur l'autre, aux poutres saillantes, aux fenêtres ornées de tapis de Perse et de pots bleus et blancs, enfin la réalité d'une décoration d'opéra, représentant quelque merveilleuse perspective du moyen âge.

Les gens que l'on rencontre en costume moderne, coiffés de chapeaux tromblons, vêtus de redingotes à la propriétaire, vous produisent involontairement un effet désagréable et vous semblent plus ridicules qu'ils ne le sont; car ils ne peuvent réellement pas se promener, pour la plus grande gloire de la couleur locale, avec l'albornoz more du temps de Boabdil ou l'armure de fer du temps de Ferdinand et d'Isabelle la Catholique. Ils tiennent à honneur, comme presque tous les bourgeois des villes d'Espagne, de montrer qu'ils ne sont pas pittoresques le moins du monde et de faire preuve de civilisation au moyen de pantalons à sous-pieds. Telle est l'idée qui les préoccupe: ils ont peur de passer pour barbares, pour arriérés, et, lorsque l'on vante la beauté sauvage de leur pays, ils s'excusent humblement de n'avoir pas encore de chemins de fer et de manquer d'usines à vapeur. L'un de ces honnêtes citadins, devant qui j'exaltais les agréments de Grenade, me répondit: «C'est la ville la mieux éclairée d'Andalousie. Remarquez quelle quantité de réverbères; mais quel dommage qu'ils ne soient pas alimentés par le gaz!»

Grenade est gaie, riante, animée, quoique bien déchue de son ancienne splendeur. Les habitants se multiplient et jouent à merveille une nombreuse population; les voilures y sont plus belles et en plus grande quantité qu'à Madrid. La pétulance andalouse répand dans les rues un mouvement et une vie inconnus aux graves promeneurs castillans, qui ne font pas plus de bruit que leur ombre: ce que nous disons là s'applique surtout à la Carrera del Darro, au Zacatin, à la Place-Neuve, à la calle de los Gomeles qui mène à l'Alhambra, à la place du Théâtre, aux abords de la promenade et aux principales rues artérielles. Le reste de la ville est sillonné en tous sens d'inextricables ruelles de trois à quatre pieds de large qui ne peuvent admettre de voitures, et rappellent tout à fait les rues moresques d'Alger. Le seul bruit qu'on y entende, c'est le sabot d'un âne ou d'un mulet qui arrache une étincelle aux cailloux luisants du pavé ou le fron-fron monotone d'une guitare qui bourdonne au fond d'une cour intérieure.

Les balcons ornés de stores, de pots de fleurs et d'arbustes, les brindilles de vigne qui se hasardent d'une fenêtre à l'autre, les lauriers-roses qui lancent leurs bouquets étincelants par-dessus les murs des jardins, les jeux bizarres du soleil et de l'ombre qui rappellent les tableaux de Decamps représentant des villages turcs, les femmes assises sur le pas de la porte, les enfants à demi nus qui jouent et se culbutent, les ânes qui vont et viennent chargés de plumets et de houppes de laine, donnent à ces ruelles, presque toujours montantes et quelquefois coupées de quelques marches, une physionomie particulière qui n'est pas sans charme et dont l'imprévu compense, et au delà, ce qui leur manque comme régularité.

Victor Hugo, dans sa charmante orientale, dit de Grenade:

Elle peint ses maisons des plus riches couleurs.

Ce détail est d'une grande justesse. Les maisons un peu riches sont peintes extérieurement de la façon la plus bizarre, d'architectures simulées, d'ornements en grisaille et de faux bas-reliefs. Ce sont des panneaux, des cartouches, des trumeaux, des pots-à-feu, des volutes, des médaillons fleuris de roses pompons, des oves, des chicorées, des amours ventrus soutenant toutes sortes d'ustensiles allégoriques sur des fonds vert-pomme, cuisse de nymphe, ventre de biche: le genre rococo poussé à sa dernière expression. L'on a d'abord de la peine à prendre ces enluminures pour des habitations sérieuses, il vous semble que vous marchez toujours entre des coulisses de théâtre. Nous avions déjà vu à Tolède des façades enluminées dans ce genre, mais elles sont bien loin de celles de Grenade pour la folie des ornements et l'étrangeté des couleurs. Pour ma part, je ne hais pas cette mode, qui égaie les yeux, et fait un heureux contraste avec la teinte crayeuse des murailles passées au lait de chaux.

Nous avons parlé tout à l'heure des bourgeois costumés à la française, mais le peuple ne suit heureusement pas les modes de Paris; il a gardé le chapeau pointu à rebords de velours, orné de touffes de soie, ou de forme tronquée, avec un large retroussis en manière de turban; la veste enjolivée de broderies et d'applications de drap de toutes sortes de couleurs aux coudes, aux parements, au collet, qui rappelle vaguement les vestes turques; la ceinture rouge ou jaune; le pantalon à revers retenu par des boutons de filigrane ou de pièces à la colonne, soudées à un crochet, les guêtres de cuir ouvertes sur le côté et laissant voir la jambe; mais tout cela plus éclatant, plus fleuri, plus ramagé, plus épanoui, plus chargé de clinquant et de fanfreluches que dans les autres provinces. On voit aussi beaucoup de costumes qu'on désigne sous le nom de vestido de cazador (habit de chasseur), en cuir de Cordoue et en velours bleu ou vert, rehaussé d'aiguillettes. Le grand genre est de porter à la main une canne (vara) ou bâton blanc, bifurqué à l'extrémité, haut de quatre pieds, sur lequel on s'appuie nonchalamment lorsque l'on s'arrête pour causer. Tout majo qui se respecte un peu n'oserait se produire en public sans vara. Deux foulards dont les bouts pendent hors des poches de la veste, une longue navaja passée dans la ceinture, non par-devant, mais au milieu du dos, sont le comble de l'élégance pour ces fats populaires.

Ce costume me séduisit tellement que mon premier soin fut de m'en commander un. L'on me conduisit chez don Juan Zapata, homme d'une grande réputation pour les costumes nationaux, et qui nourrissait pour les habits noirs et les redingotes une haine au moins égale à la mienne. Voyant en moi quelqu'un qui partageait ses antipathies, il donna libre carrière à ses amertumes, et répandit dans mon sein ses élégies sur la décadence de l'art. Il rappela avec une douleur qui trouvait de l'écho chez moi l'heureux temps où un étranger vêtu à la française aurait été hué dans les rues et criblé de pelures d'oranges, où les toreadores portaient des vestes brodées de fin qui valaient plus de cinq cents piécettes, et les jeunes gens de bonne famille des garnitures et des aiguillettes d'un prix exorbitant. «Hélas! monsieur, il n'y a plus que les Anglais qui achètent des habits espagnols,» me dit-il en achevant de me prendre mesure.

Ce señor Zapata était pour ses habits un peu comme Cardillac pour ses bijoux. Cela le chagrinait beaucoup de les livrer à ses pratiques. Quand il vint m'essayer mon costume, il fut tellement ébloui par l'éclat du pot à fleurs qu'il avait brodé au milieu du dos sur le fond brun du drap, qu'il entra dans une joie folle et se mit à faire toutes sortes d'extravagances. Puis tout à coup, l'idée de laisser ce chef-d'œuvre entre mes mains vint traverser son hilarité et l'assombrit soudainement. Sous je ne sais quel prétexte de correction à faire, il enveloppa la veste dans son foulard, la remit à son apprenti, car un tailleur espagnol se croirait déshonoré s'il portait lui-même son paquet, et se sauva comme si tous les diables l'emportaient, en me lançant un regard ironique et farouche. Le lendemain, il revint tout seul, et, tirant d'une bourse de cuir l'argent que je lui avais donné, il me dit que cela lui faisait trop de peine de se séparer de sa veste, et qu'il aimait mieux me rendre mes duros. Ce ne fut que sur l'observation que je lui fis que ce costume donnerait une haute idée de son talent et le mettrait en réputation à Paris, qu'il consentit à s'en dessaisir.

Les femmes ont eu le bon goût de ne pas quitter la mantille, la plus délicieuse coiffure qui puisse encadrer un visage d'Espagnole; elles vont par les rues et à la promenade en cheveux, un œillet rouge à chaque tempe, groupées dans leurs dentelles noires, et filent le long des murs en manégeant de l'éventail avec une grâce, une prestesse incomparables. Un chapeau de femme est une rareté à Grenade. Les élégantes ont bien dans leur arrière-carton quelque machine jonquille ou ponceau qu'elles réservent pour les occasions suprêmes; mais ces occasions, grâce à Dieu, sont fort rares, et les horribles chapeaux ne voient le jour qu'à la fête de la reine ou aux séances solennelles du lycée. Puissent nos modes ne jamais faire invasion dans la ville des califes, et la terrible menace renfermée dans ces deux mots peints en noir à l'entrée d'un carrefour: Modista francesa, ne jamais se réaliser! Les esprits dits sérieux nous trouveront sans doute bien futile et se moqueront de nos doléances pittoresques, mais nous sommes de ceux qui croient que les bottes vernies et les paletots en caoutchouc contribuent très-peu à la civilisation, et qui estiment la civilisation elle-même quelque chose de peu désirable. C'est un spectacle douloureux pour le poëte, l'artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l'uniformité la plus désespérante envahir l'univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c'est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir bien loin, à raison de dix lieues à l'heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois comfortables? Nous croyons que tels n'ont pas été les desseins de Dieu, qui a modelé chaque pays d'une façon différente, lui a donné des végétaux particuliers, et l'a peuplé de races spéciales dissemblables de conformation, de teint et de langage. C'est mal comprendre le sens de la création que de vouloir imposer la même livrée aux hommes de tous les climats, et c'est une des mille erreurs de la civilisation européenne; avec un habit à queue de morue l'on est beaucoup plus laid, mais tout aussi barbare. Les pauvres Turcs du sultan Mahmoud font effectivement une belle figure depuis la réforme de l'ancien costume asiatique, et les lumières ont fait chez eux des progrès infinis!

Pour aller à la promenade, l'on suit la Carrera del Darro, l'on traverse la place du Théâtre, où se dresse une colonne funèbre élevée à la mémoire de Joaquin Maïquez par Julian Romea, Matilde Diez et autres artistes dramatiques, et sur laquelle donne la façade de l'Arsenal, bâtiment rococo, barbouillé en jaune et garni de statues de grenadiers peints en gris de souris.

L'Alameda de Grenade est assurément l'un des endroits les plus agréables du monde: elle se nomme le Salon; singulier nom pour une promenade: figurez-vous une longue allée de plusieurs rangs d'arbres d'une verdure unique en Espagne, terminée à chaque bout par une fontaine monumentale, dont les vasques portent sur les épaules des dieux aquatiques d'une difformité curieuse et d'une barbarie réjouissante. Ces fontaines, contre l'ordinaire de ces sortes de constructions, versent l'eau à larges nappes qui s'évaporent en pluie fine et en brouillard humide, et répandent une fraîcheur délicieuse. Dans les allées latérales courent, encaissés par des lits de cailloux de couleur, des ruisseaux d'une transparence cristalline. Un grand parterre, orné de jets d'eau, rempli d'arbustes et de fleurs, myrtes, rosiers, jasmins, toute la corbeille de la Flore grenadine, occupe l'espace entre le Salon et le Genil, et s'étend jusqu'au pont élevé par le général Sébastiani du temps de l'invasion des Français. Le Genil arrive de la Sierra-Nevada dans son lit de marbre à travers des bois de lauriers d'une beauté incomparable. Le verre, le cristal, sont des comparaisons trop opaques, trop épaisses, pour donner une idée de la pureté de cette eau qui était encore la veille étendue en nappes d'argent sur les épaules blanches de la Sierra-Nevada. C'est un torrent de diamants en fusion.

Le soir, au Salon, entre sept ou huit heures, se réunissent les petites-maîtresses et les élégants grenadins: les voitures suivent la chaussée, vides la plupart du temps, car les Espagnols aiment beaucoup la marche, et, malgré leur fierté, daignent se promener eux-mêmes. Rien n'est plus charmant que de voir aller et venir par petits groupes les jeunes femmes et les jeunes filles en mantille, nu-bras, des fleurs naturelles dans les cheveux, des souliers de satin aux pieds, l'éventail à la main, suivies à quelque distance par leurs amis et leurs attentifs, car en Espagne l'on n'est pas dans l'usage de donner le bras aux femmes, comme nous l'avons déjà fait remarquer en parlant du Prado de Madrid. Cette habitude de marcher seules leur donne une franchise, une élégance et une liberté d'allures que n'ont pas nos femmes, toujours suspendues à quelque bras. Comme disent les peintres, elles portent parfaitement. Cette séparation perpétuelle de l'homme et de la femme, du moins en public, sent déjà l'Orient.

Un spectacle dont les peuples du Nord ne peuvent se faire une idée, c'est l'Alameda de Grenade au coucher du soleil: la Sierra-Nevada, dont la dentelure enveloppe la ville de ce côté, prend des nuances inimaginables. Tous les escarpements, toutes les cimes frappées par la lumière, deviennent rosés, mais d'un rose éblouissant, idéal, fabuleux, glacé d'argent, traversé d'iris et de reflets d'opale, qui ferait paraître boueuses les teintes les plus fraîches de la palette; des tons de nacre de perle, des transparences de rubis, des veines d'agate et d'aventurine à défier toute la joaillerie féerique des Mille et une Nuits. Les vallons, les crevasses, les anfractuosités, tous les endroits que n'atteignent pas les rayons du couchant, sont d'un bleu qui peut lutter avec l'azur du ciel et de la mer, du lapis-lazuli et du saphir; ce contraste de ton entre la lumière et l'ombre est d'un effet prodigieux: la montagne semble avoir revêtu une immense robe de soie changeante, pailletée et côtelée d'argent; peu à peu les couleurs splendides s'effacent et se fondent en demi-teintes violettes, l'ombre envahit les croupes inférieures, la lumière se retire vers les hautes cimes, et toute la plaine est depuis longtemps dans l'obscurité que le diadème d'argent de la Sierra étincelle encore dans la sérénité du ciel sous le baiser d'adieu du soleil.

Les promeneurs font encore quelques tours et se dispersent, les uns pour aller prendre des sorbets ou de l'agraz au café de don Pedro Hurtado, le meilleur glacier de Grenade; les autres pour se rendre à la tertulia, chez leurs amis et leurs connaissances.

Cette heure est la plus gaie et la plus vivante de Grenade. Les boutiques des aguadores et des glaciers en plein vent sont éclairées par une multitude de lampes et de lanternes; les réverbères et les fanaux allumés devant les images des madones luttent d'éclat et de nombre avec les étoiles, ce qui n'est pas peu dire; et, s'il fait clair de lune, l'on peut lire parfaitement les éditions les plus microscopiques. Le jour est bleu au lieu d'être jaune, voilà tout.

Grâce à la dame qui m'avait empêché de mourir de faim dans la diligence, et qui nous présenta chez plusieurs de ses amis, nous fûmes bientôt très-répandus dans Grenade, et nous y menâmes une vie charmante. Il est impossible de recevoir un accueil plus cordial, plus franc et plus aimable, au bout de cinq ou six jours, nous étions tout à fait intimes, et, suivant l'usage espagnol, l'on nous désignait par nos noms de baptême: j'étais à Grenade don Teofilo, mon camarade s'intitulait don Eugenio, et nous avions la liberté d'appeler parleur petit nom, Carmen, Teresa, Gala, etc., les femmes et les filles des maisons où nous étions reçus. Cette familiarité s'accorde très-bien avec les manières les plus polies et les attentions les plus respectueuses.

Nous allions donc à la tertulia tous les soirs, soit dans une maison, soit dans l'autre, depuis huit heures jusqu'à minuit. La tertulia se tient dans le patio entouré de colonnes d'albâtre, orné d'un jet d'eau dont le bassin est entouré de pots de fleurs et de caisses d'arbustes, sur les feuilles desquels les gouttes retombent en grésillant. Six ou huit quinquets sont accrochés le long des murs; des canapés et des chaises de paille ou de jonc meublent les galeries, des guitares traînent çà et là; le piano occupe un angle, dans l'autre sont dressées des tables de jeu.

Chacun va saluer, en entrant, la maîtresse et le maître de la maison, qui ne manquent pas, après les civilités ordinaires, de vous offrir une tasse de chocolat, qu'il est de bon goût de refuser, et une cigarette que l'on accepte quelquefois. Ces devoirs accomplis, vous allez dans un coin du patio vous joindre au groupe qui a le plus d'attrait pour vous. Les parents et les personnes âgées jouent aux trecillo; les jeunes gens causent avec les demoiselles, récitent les octaves et les dizains faits dans la journée, sont grondés et mis en pénitence pour les crimes qu'ils ont pu commettre la veille, comme d'avoir dansé trop souvent avec une jolie cousine, ou lancé une œillade trop vive vers un balcon défendu, et autres menues peccadilles. S'ils ont été bien sages, à la place de la rose qu'ils ont apportée, on leur donne l'œillet placé au corsage ou dans les cheveux, et l'on répond par un tour de prunelle et une légère pression de doigts à leur serrement de main lorsqu'on monte au balcon pour entendre passer la musique de la retraite. L'amour semble être la seule occupation à Grenade. L'on n'a pas parlé plus de deux ou trois fois à une jeune fille, que toute la ville vous déclare novio et novia, c'est-à-dire fiancés, et vous fait sur votre prétendue passion une foule de railleries innocentes, mais qui ne laissent pas que de vous inquiéter en vous faisant passer devant les yeux des visions conjugales. Cette galanterie est plutôt apparente que réelle; malgré les œillades langoureuses, les regards brûlants, les conversations tendres ou passionnées, les diminutifs mignards et le querido (chéri) dont on fait précéder votre nom, il ne faut pas prendre pour cela des idées trop avantageuses. Un Français à qui une femme du monde dirait le quart de ce que dit sans conséquence une jeune fille grenadine à l'un de ses nombreux novios, croirait que l'heure du berger va sonner pour lui le soir même, en quoi il se tromperait; s'il s'émancipait un peu trop, il serait bien vite rappelé à l'ordre et sommé de formuler ses intentions matrimoniales par devers les grands parents. Cette honnête liberté de langage, si éloignée des mœurs guindées et factices des nations du Nord, vaut mieux que notre hypocrisie de paroles qui cache au fond une grande grossièreté d'action. À Grenade, rendre des soins à une femme mariée semble tout à fait extraordinaire, et rien ne paraît plus simple que de faire la cour à une jeune fille. En France, c'est le contraire: jamais personne n'adresse un mot aux demoiselles; c'est ce qui rend les mariages si souvent malheureux. En Espagne, un novio voit sa novia deux ou trois fois par jour, parle avec elle sans témoins auriculaires, l'accompagne à la promenade, vient causer la nuit avec elle à travers les grilles du balcon ou de la fenêtre du rez-de-chaussée. Il a eu tout le temps de la connaître, d'étudier son caractère, et n'achète pas, comme on dit, chat en poche.

Lorsque la conversation languit, l'un des galants décroche une guitare et se met à chanter, en grattant les cordes de ses ongles, en marquant le rhythme avec la paume de sa main sur le ventre de l'instrument, quelque joyeuse chanson andalouse ou quelques couplets bouffons entremêlés de ay! et de ola! modulés bizarrement et d'un effet singulier. Une dame se met au piano, joue un morceau de Bellini, qui paraît être le maestro favori des Espagnols, ou chante une romance de Breton de Los Herreros, le grand parolier de Madrid. La soirée se termine par un petit bal improvisé, où l'on ne danse, hélas! ni jota, ni fandango, ni boléro, ces danses étant abandonnées aux paysans, aux servantes et aux bohémiens, mais bien la contredanse et le rigodon, et quelquefois la valse. Cependant, à notre requête, un soir, deux demoiselles de la maison voulurent bien exécuter le boléro; mais auparavant elles firent fermer les fenêtres et la porte du patio, qui ordinairement restent toujours ouvertes, tant elles avaient peur d'être accusées de mauvais goût et de couleur locale. Les Espagnols se fâchent en général quand on leur parle de cachucha, de castagnettes, de majos, de manolas, de moines, de contrebandiers et de combats de taureaux, quoique au fond ils aient un grand penchant pour toutes ces choses vraiment nationales et si caractéristiques. Ils vous demandent d'un air visiblement contrarié si vous pensez qu'ils ne sont pas aussi avancés que vous en civilisation, tant cette déplorable manie d'imitation anglaise ou française a pénétré partout. L'Espagne en est aujourd'hui au Voltaire-Touquet et au Constitutionnel de 1825, c'est-à-dire hostile à toute couleur et à toute poésie. Il est toujours bien entendu que nous parlons de la classe prétendue éclairée qui habite les villes.

Les contredanses terminées, l'on prend congé des maîtres de la maison en disant à la femme: A los pies de usted; au mari: Beso a usted la mano, à quoi l'on vous répond: Buenas noches et beso a usted la suya, et sur le pas de la porte, pour dernier adieu, un: Hasta mañana (jusqu'à demain) qui vous engage à revenir. Tout en étant familiers, les gens du peuple eux-mêmes, les paysans et les gredins sans aveu sont entre eux d'une urbanité exquise bien différente de la grossièreté de notre canaille; il est vrai qu'un coup de couteau pourrait suivre un mot blessant, ce qui donne beaucoup de circonspection aux interlocuteurs. Il est à remarquer que la politesse française, autrefois proverbiale, a disparu depuis que l'on a cessé de porter l'épée. Les lois contre le duel achèveront de nous rendre le peuple le plus grossier de l'univers.

En rentrant chez soi, l'on rencontre sous les fenêtres et les balcons les jeunes galants embossés dans leur cape et occupés à pelar la paba (plumer la dinde), c'est-à-dire faire la conversation avec leurs novias à travers les grilles. Ces entretiens nocturnes durent souvent jusqu'à deux ou trois heures du matin, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque les Espagnols passent une partie de la journée à dormir. Il arrive aussi de tomber dans une sérénade composée de trois ou quatre musiciens, mais le plus ordinairement de l'amoureux tout seul, qui chante des couplets en s'accompagnant de la guitare, le sombrero enfoncé sur les yeux et le pied posé sur une pierre ou sur une borne. Autrefois, deux sérénades dans la même rue ne se seraient pas supportées; le premier occupant prétendait rester seul et défendait à toute autre guitare que la sienne de bourdonner dans le silence de la nuit. Les prétentions se soutenaient à la pointe de l'épée ou du couteau, à moins cependant qu'une ronde ne vînt à passer. Alors les deux rivaux se réunissaient pour charger la patrouille, sauf à vider ensuite leur querelle particulière. Les susceptibilités de la sérénade se sont, beaucoup adoucies, et chacun peut rascar el jamon (gratter le jambon) sous la muraille de sa belle en tranquillité d'esprit.

Si la nuit est sombre, il faut prendre garde de mettre le pied sur le ventre de quelque honorable hidalgo roulé dans sa mante, qui lui sert de vêtement, de lit et de maison. Dans les nuits d'été, les marches de granit du théâtre sont couvertes d'un tas de drôles qui n'ont pas d'autre asile. Chacun a son degré qui est comme son appartement, où l'on est toujours sûr de le retrouver. Ils dorment là sous le dôme bleu du ciel avec les étoiles pour veilleuses, à l'abri des punaises et défiant les piqûres des moustiques par la coriacité de leur peau tannée, bronzée aux feux du soleil d'Andalousie, et aussi noire, à coup sûr, que celle des mulâtres les plus foncés.

Voici, sans beaucoup de variantes, la vie que nous menions: le matin était consacré à des courses à travers la ville, à quelque promenade à l'Alhambra ou au Généralife, et ensuite à la visite obligée aux dames chez qui nous avions passé la soirée. Lorsque nous ne venions que deux fois par jour, l'on nous appelait ingrats, et l'on nous recevait avec tant de bienveillance, que nous nous trouvions en effet des êtres sauvages, farouches, et d'une négligence extrême.

Nous avions pour l'Alhambra une telle passion que, non contents d'y aller tous les jours, nous voulûmes y demeurer tout à fait, non pas dans les maisons avoisinantes, qu'on loue fort cher aux Anglais, mais dans le palais même, et, grâce à la protection de nos amis de Grenade, sans nous donner une permission formelle, on promit de ne pas nous apercevoir. Nous y restâmes quatre jours et quatre nuits qui sont les instants les plus délicieux, de ma vie sans aucun doute.

Pour aller à l'Alhambra, nous passerons, s'il vous plaît, par la place de la Vivarambla, où le vaillant More Gazul courait autrefois le taureau, et dont les maisons, avec leurs balcons et leurs miradores de menuiserie, ont une vague apparence de cages à poulet. Le marché aux poissons occupe un angle de la place dont le milieu forme un terre-plein entouré de bancs de pierre, peuplé de changeurs de monnaie, de marchands d'alcarrazas, de pots de terre, de pastèques, de merceries, de romances, de couteaux, de chapelets et autres menues industries en plein vent. Le Zacatin, qui a conservé son nom moresque, relie la Vivarambla à la Plaza-Nueva. Dans cette rue, côtoyée de ruelles latérales, couverte de tendidos de toile à voile, s'agite et bourdonne tout le commerce de Grenade: les chapeliers, les tailleurs, les cordonniers, les passementiers et les marchands d'étoffes occupent presque toutes les boutiques auxquelles sont encore inconnus les raffinements du luxe moderne, et qui rappellent les anciens piliers des halles de Paris. La foule se presse à toute heure dans le Zacatin. Tantôt c'est un groupe d'étudiants de Salamanque en tournée, qui jouent de la guitare, du tambour de basque, des castagnettes et du triangle, en chantant des couplets pleins de verve et de bouffonnerie; tantôt une horde de bohémiennes avec leur robe bleue à falbalas, semée d'étoiles, leur long châle jaune, leurs cheveux en désordre, leur cou entouré de gros colliers d'ambre ou de corail, ou bien une file d'ânes chargés de jarres énormes et poussés par un paysan de la Vega, brûlé comme un Africain.

Le Zacatin débouche sur la Place-Neuve, dont un pan est occupé par le superbe palais de la Chancellerie, remarquable par ses colonnes d'ordre rustique et la richesse sévère de son architecture. La place traversée, l'on commence à gravir la rue de los Gomeres, au bout de laquelle on se trouve sur la limite de la juridiction de l'Alhambra, face à face avec la porte des Grenades, nommée Bib-Leuxar par les Mores, ayant à sa droite les Tours Vermeilles, bâties, à ce que prétendent les érudits, sur des substructions phéniciennes, et habitées aujourd'hui par des vanniers et des potiers de terre.

Avant d'aller plus loin, nous devons prévenir nos lecteurs, qui pourraient trouver nos descriptions, quoique d'une scrupuleuse exactitude, au-dessous de l'idée qu'ils s'en sont formée, que l'Alhambra, ce palais-forteresse des anciens rois mores, n'a pas le moins du monde l'aspect que lui prête l'imagination. On s'attend à des superpositions de terrasses, à des minarets brodés à jour, à des perspectives de colonnades infinies. Il n'y a rien de tout cela dans la réalité; au dehors, l'on ne voit que de grosses tours massives couleur de brique ou de pain grillé, bâties à différentes époques par les princes arabes; au dedans, qu'une suite de salles et de galeries décorées avec une délicatesse extrême, mais sans rien de grandiose. Ces réserves prises, continuons notre route.

Quand on a passé la porte des Grenades, l'on se trouve dans l'enceinte de la forteresse et sous la juridiction d'un gouverneur particulier. Deux routes sont tracées dans un bois de haute futaie. Prenons le chemin de gauche, qui conduit à la fontaine de Charles-Quint; c'est le plus escarpé, mais le plus court et le plus pittoresque. Des ruisseaux roulent avec rapidité dans des rigoles de cailloutis et répandent la fraîcheur au pied des arbres, qui appartiennent presque tous aux espèces du Nord, et dont la verdure a une vivacité bien délicieuse à deux pas de l'Afrique. Le bruit de l'eau qui gazouille se mêle au bourdonnement enroué de cent mille cigales ou grillons dont la musique ne se tait jamais et vous rappelle forcément, malgré la fraîcheur du lieu, aux idées méridionales et torrides. L'eau jaillit de toutes parts, sous le tronc des arbres, à travers les fentes des vieux murs. Plus il fait chaud, plus les sources sont abondantes, car c'est la neige qui les alimente. Ce mélange d'eau, de neige et de feu fait de Grenade un climat sans pareil au monde, un véritable paradis terrestre, et, sans que nous soyons More, l'on peut, lorsque nous avons l'air absorbé dans une mélancolie profonde, nous appliquer le dicton arabe: Il pense à Grenade.

Au bout du chemin, qui ne cesse de monter, on rencontre une grande fontaine monumentale qui forme épaulement, dédiée à l'empereur Charles-Quint, avec force devises, blasons, victoires, aigles impériales, médaillons mythologiques, dans le goût romain allemand, d'une richesse lourde et puissante. Deux écussons aux armes de la maison de Mondejar indiquent que don Luis de Mendoza, marquis de ce titre, a élevé ce monument en l'honneur du César à barbe rousse. Cette fontaine, solidement maçonnée, soutient, les terres de la rampe qui conduit à la porte du Jugement, par laquelle on entre dans l'Alhambra proprement dit.

La porte du Jugement a été bâtie par le roi Yusef Abul Hagiag, vers l'an 1348 de Jésus-Christ: ce nom lui vient de l'habitude où sont les musulmans de rendre la justice sur le seuil de leurs palais; ce qui a l'avantage d'être fort majestueux et de ne laisser pénétrer personne dans les cours intérieures; car la maxime de M. Royer-Collard: «La vie privée doit être murée,» avait été inventée depuis bien des siècles par l'Orient, cette terre du soleil, d'où vient toute lumière et toute sagesse.

Le nom de tour serait plus justement appliqué que celui de porte à la construction du roi more Yusef Abul Hagiag, car c'est réellement une grosse tour carrée, assez haute, et percée d'un grand arc évidé en forme de cœur, à qui les hiéroglyphes de la clef et de la main gravés en creux sur deux pierres séparées donnent un air rébarbatif et cabalistique. La clef est un symbole en grande vénération chez les Arabes, à cause d'un verset du Coran qui commence par ces mots: Il a ouvert, et de plusieurs autres significations hermétiques; la main est destinée à conjurer le mauvais œil, la jettatura, comme les petites mains de corail que l'on porte à Naples en épingle ou en breloque pour se garantir des regards obliques. Il y avait une ancienne prédiction qui disait que Grenade ne serait prise que lorsque la main aurait saisi la clef; il faut avouer, à la honte du prophète, que les deux hiéroglyphes sont toujours à la même place, et que Boabdil, el rey chico, comme on l'appelait à cause de sa petite taille, a poussé hors de Grenade conquise ce gémissement historique, suspiro del Moro, qui a baptisé un rocher de la Sierra d'Elvire.

Cette tour crénelée, massive, glacée d'orange et de rouge sur un fond de ciel cru, ayant par-derrière elle un abîme de végétation, la ville en précipice, et plus loin de longues bandes de montagnes veinées de mille nuances comme des porphyres africains, forme au palais arabe une entrée vraiment majestueuse et splendide. Sous la porte est installé un corps de garde, et de pauvres soldats déguenillés font la sieste au même endroit où les califes, assis sur des divans de brocart d'or, leurs yeux noirs immobiles dans leur face de marbre, les doigts noyés dans les flots de leur barbe soyeuse, écoutaient d'un air rêveur et solennel les réclamations des croyants. Un autel, surmonté d'une image de la Vierge, est appliqué à la muraille, comme pour sanctifier dès le premier pas cet ancien séjour des adorateurs de Mahomet.

La porte franchie, l'on débauche sur une vaste place nommée de las Algives, au milieu de laquelle se trouve un puits dont la margelle est entourée d'une espèce de hangar de charpente recouvert de sparterie sous lequel on va boire, pour un cuarto, de grands verres d'une eau claire comme le diamant, froide comme la glace, et d'un goût exquis. Les tours Quebrada, de l'Homenage, de l'Armeria, celle de la Vela, dont la cloche annonce les heures de la distribution des eaux, des parapets de pierre où l'on peut s'accouder pour admirer le merveilleux spectacle qui se déroule devant vous, entourent la place d'un côté; l'autre est rempli par le palais de Charles-Quint, grand monument de la renaissance qu'on admirerait partout ailleurs, mais que l'on maudit ici lorsqu'on songe qu'il couvre une égale étendue de l'Alhambra renversée exprès pour emboîter sa lourde masse. Cet alcazar a pourtant été dessiné par Alonzo Berruguete; les trophées, les bas-reliefs, les médaillons de sa façade sont fouillés par un ciseau fier, hardi, patient; la cour circulaire à colonnes de marbre, où devaient se donner les combats de taureaux, est assurément un magnifique morceau d'architecture, mais non erat hic locus.

L'on pénètre dans l'Alhambra par un corridor situé dans l'angle du palais de Charles-Quint, et l'on arrive, après quelques détours, à une grande cour désignée indifféremment sous le nom de Patio de los Arrayanes (cour des Myrtes), de l'Alberca (du Réservoir), ou du Mezouar, mot arabe qui signifie bain des femmes.

En débouchant de ces couloirs obscurs dans cette large enceinte inondée de lumière, l'on éprouve un effet analogue à celui du Diorama. Il vous semble que le coup de baguette d'un enchanteur vous a transporté en plein Orient, à quatre ou cinq siècles en arrière. Le temps, qui change tout dans sa marche, n'a modifié en rien l'aspect de ces lieux, où l'apparition de la sultane Chaîne des Cœurs et du More Tarfé, dans son manteau blanc, ne causerait pas la moindre surprise.

Au milieu de la cour est creusé un grand réservoir de trois ou quatre pieds de profondeur, en forme de parallélogramme, bordé de deux plates-bandes de myrtes et d'arbustes, terminé à chaque bout par une espèce de galerie à colonnes fluettes supportant des arcs moresques d'une grande délicatesse. Des bassins à jet d'eau, dont le trop-plein se dégorge dans le réservoir par une rigole de marbre, sont placés sous chaque galerie et complètent la symétrie de la décoration. À gauche se trouvent les archives et la pièce où, parmi des débris de toutes sortes, est relégué, il faut le dire à la honte des Grenadins, le magnifique vase de l'Alhambra, haut de près de quatre pieds, tout couvert d'ornements et d'inscriptions, monument d'une rareté inestimable, qui ferait à lui seul la gloire d'un musée, et que l'incurie espagnole laisse se dégrader dans un recoin ignoble. Une des ailes qui forme les anses a été cassée récemment. De ce côté sont aussi les passages qui conduisent à l'ancienne mosquée, convertie en église, lors de la conquête sous l'invocation de sainte Marie de l'Alhambra. À droite sont les logements des gens de service, où la tête de quelque brune servante andalouse, encadrée par une étroite fenêtre moresque, produit un effet oriental assez satisfaisant. Dans le fond, au-dessus du vilain toit de tuiles rondes, qui a remplacé les poutres de cèdre et les tuiles dorées de la toiture arabe, s'élève majestueusement la tour de Comares, dont les créneaux découpent leurs dentelures vermeilles dans l'admirable limpidité du ciel. Cette tour renferme la salle des Ambassadeurs, et communique avec le Patio de Los Arrayanes par une espèce d'antichambre nommée la Barca, à cause de sa forme.

L'antichambre de la salle des Ambassadeurs est digne de sa destination: la hardiesse de ses arcades, la variété, l'enlacement de ses arabesques, les mosaïques de ses murailles, le travail de sa voûte de stuc, fouillée comme un plafond de grotte à stalactites, peinte d'azur, de vert et de rouge, dont les traces sont encore visibles, forment un ensemble d'une originalité et d'une bizarrerie charmantes.

De chaque côté de la porte qui mène à la salle des Ambassadeurs, dans le jambage même de l'arcade, au-dessus du revêtement de carreaux vernissés dont les triangles de couleurs tranchantes garnissent le bas des murs, sont creusées en forme de petites chapelles deux niches, de marbre blanc sculptées avec une extrême délicatesse. C'est là que les anciens Mores déposaient leurs babouches avant d'entrer, en signe de déférence, à peu près comme nous ôtons nos chapeaux dans les endroits respectables.

La salle des Ambassadeurs, une des plus grandes de l'Alhambra, remplit tout l'intérieur de la tour de Comares. Le plafond, de bois de cèdre, offre les combinaisons mathématiques si familières aux architectes arabes: tous les morceaux sont ajoutés de façon à ce que leurs angles sortants ou rentrants forment une variété infinie de dessins; les murailles disparaissent sous un réseau d'ornements si serrés, si inextricablement enlacés, qu'on ne saurait mieux les comparer qu'à plusieurs guipures posées les unes sur les autres. L'architecture gothique, avec ses dentelles de pierre et ses rosaces découpées à jours, n'est rien à côté de cela. Les truelles à poisson, les broderies de papier frappées à l'emporte-pièce dont les confiseurs couvrent leurs dragées, peuvent seules en donner une idée. Un des caractères du style moresque est d'offrir très-peu de saillies et très-peu de profils. Toute cette ornementation se développe sur des plans unis et ne dépasse guère quatre à cinq pouces de relief; c'est comme une espèce de tapisserie exécutée dans la muraille même. Un élément particulier la distingue: c'est l'emploi de l'écriture comme motif de décoration; il est vrai que l'écriture arabe avec ses formes contournées et mystérieuses se prête merveilleusement à cet usage. Les inscriptions, qui sont presque toujours des suras du Coran ou des éloges aux différents princes qui ont bâti et décoré les salles, se déroulent le long des frises, sur les jambages des portes, autour de l'arc des fenêtres, entremêlées de fleurs, de rinceaux, de lacs et de toutes les richesses de la calligraphie arabe. Celles de la salle des Ambassadeurs signifient Gloire à Dieu, puissance et richesse aux croyants, ou contiennent les louanges d'Abu Nazar, qui, s'il eût été transporté tout vif dans le ciel, eût effacé l'éclat des étoiles et des planètes; assertion hyperbolique qui nous paraît un peu trop orientale. D'autres bandes sont chargées de l'éloge d'Abi Abd Allah, autre sultan qui fit travailler à cette partie du palais. Les fenêtres sont chamarrées de pièces de vers en l'honneur de la limpidité des eaux du réservoir, de la fraîcheur des arbustes et du parfum des fleurs qui ornent la cour du Mezouar, qu'on aperçoit, en effet, de la salle des Ambassadeurs à travers la porte et les colonnettes de la galerie.

Les meurtrières à balcon intérieur percées à une grande hauteur du sol, le plafond en charpente sans autres décorations que des zigzags et des enlacements formés par l'ajustement des pièces, donnent à la salle des Ambassadeurs un aspect plus sévère qu'aux autres salles du palais, et plus en harmonie avec sa destination. De la fenêtre du fond, l'on jouit d'une vue merveilleuse sur le ravin du Darro.

Cette description terminée, nous devons encore détruire une illusion: toutes ces magnificences ne sont ni en marbre ni en albâtre, ni même en pierre, mais tout bonnement en plâtre! Ceci contrarie beaucoup les idées de luxe féerique que le nom seul de l'Alhambra éveille dans les imaginations les plus positives; mais rien n'est plus vrai: à l'exception des colonnes ordinairement tournées d'un seul morceau et dont la hauteur ne dépasse guère six à huit pieds, de quelques dalles dans le pavage, des vasques des bassins, des petites chapelles à déposer les babouches, il n'y a pas un seul morceau de marbre employé dans la construction intérieure de l'Alhambra. Il en est de même du Généralife: nul peuple d'ailleurs n'a poussé plus loin que les Arabes l'art de mouler, de durcir et de ciseler le plâtre, qui acquiert entre leurs mains la dureté du stuc sans en avoir le luisant désagréable.

La plupart de ces ornements sont donc faits avec des moules, et répétés sans grand travail toutes les fois que la symétrie l'exige. Rien ne serait facile comme de reproduire identiquement une salle de l'Alhambra; il suffirait pour cela de prendre les empreintes de tous les motifs d'ornement. Deux arcades de la salle du Tribunal, qui s'étaient écroulées, ont été refaites par des ouvriers de Grenade avec une perfection qui ne laisse rien à désirer. Si nous étions un peu millionnaire, une de nos fantaisies serait de faire un duplicata de la cour des Lions dans un de nos parcs.

De la salle des Ambassadeurs, l'on va, par un corridor de construction relativement moderne, au tocador, ou toilette de la reine. C'est un petit pavillon situé sur le haut d'une tour d'où l'on jouit du plus admirable panorama, et qui servait d'oratoire aux sultanes. À l'entrée, l'on remarque une dalle de marbre blanc percée de petits trous pour laisser passer la fumée des parfums que l'on brûlait sous le plancher. Sur les murs, l'on voit encore des fresques fantasques exécutées par Bartolomé de Ragis, Alonzo Ferez et Juan de La Fuente. Sur la frise s'entrelacent, avec des groupes d'amours, les chiffres d'Isabelle et de Philippe V. Il est difficile de rêver quelque chose de plus coquet et de plus charmant que ce cabinet aux petites colonnes moresques, aux arceaux surbaissés, suspendu sur un abîme azuré, dont le fond est papelonné par les toits de Grenade, où la brise apporte les parfums du Généralife, énorme touffe de lauriers-roses épanouie au front de la colline prochaine, et le miaulement plaintif des paons qui se promènent sur les murs démantelés. Que d'heures j'ai passées là, dans cette mélancolie sereine si différente de la mélancolie du Nord, une jambe pendante sur le gouffre, recommandant à mes yeux de bien saisir chaque forme, chaque contour de l'admirable tableau qui se déployait devant eux, et qu'ils ne reverront sans doute plus! Jamais description, jamais peinture ne pourra approcher de cet éclat, de cette lumière, de cette vivacité de nuances. Les tons les plus ordinaires prennent la valeur des pierreries, et tout se soutient dans cette gamme. Vers la fin de la journée, quand le soleil est oblique, il se produit des effets inconcevables: les montagnes étincellent comme des entassements de rubis, de topazes et d'escarboucles; une poussière d'or baigne les intervalles, et si, comme cela est fréquent dans l'été, les laboureurs brûlent le chaume dans la plaine, les flocons de fumée qui s'élèvent lentement vers le ciel empruntent aux feux du couchant des reflets magiques. Je suis étonné que les peintres espagnols aient, en général, si fort rembruni leurs tableaux, et se soient jetés presque exclusivement dans l'imitation du Caravage et des maîtres sombres. Les tableaux de Decamps et de Marilhat, qui n'ont peint que des sites d'Asie ou d'Afrique, donnent de l'Espagne une idée bien plus juste que tous les tableaux rapportés à grands frais de la Péninsule.

Nous traverserons, sans nous y arrêter, le jardin de Lindaraja, qui n'est plus qu'un terrain inculte, jonché de décombres, hérissé de broussailles, et nous entrerons un instant dans les bains de la Sultane, revêtus de mosaïques de carreaux de terre vernissée, brodés de filigrane de plâtre à faire honte aux madrépores les plus compliqués. Une fontaine occupe le milieu de la pièce; deux espèces d'alcôves sont pratiquées dans le mur; c'était là que Chaîne des Cœurs et Zobéide venaient se reposer sur des carreaux de tuile d'or, après avoir savouré les délices et les raffinements d'un bain oriental. On voit encore, à une quinzaine de pieds du sol, les tribunes ou balcons où se plaçaient les musiciens et les chanteurs. Les baignoires sont de grandes cuves de marbre blanc d'un seul morceau, placées dans de petits cabinets voûtés, éclairés par des rosaces ou étoiles découpées à jour. Nous ne parlerons pas, de peur de tomber dans des répétitions fastidieuses, de la salle des Secrets, où l'on remarque un effet d'acoustique singulier et dont les angles sont noircis par le nez des curieux qui vont y chuchoter quelque impertinence fidèlement transportée à l'autre coin; de la salle des Nymphes, où l'on voit au-dessus de la porte un excellent bas-relief de Jupiter changé en cygne et caressant Léda, d'une liberté de composition et d'une audace de ciseau extraordinaires; des appartements de Charles-Quint, outrageusement dévastés, qui n'ont plus rien de curieux que leurs plafonds chamarrés de l'ambitieuse devis: Non plus ultra, et nous nous transporterons dans la cour des Lions, le morceau le plus curieux et le mieux conservé de l'Alhambra.

Les gravures anglaises et les nombreux dessins que l'on a publiés de la cour des Lions n'en donnent qu'une idée fort incomplète et très-fausse: ils manquent presque tous de proportions, et, par la surcharge que nécessite le rendu des détails infinis de l'architecture arabe, font concevoir un monument d'une bien plus grande importance.

La cour des Lions a cent vingt pieds de long, soixante et treize de large, et les galeries qui l'entourent ne dépassent pas vingt-deux pieds de haut. Elles sont formées par cent vingt-huit colonnes de marbre blanc appareillées dans un désordre symétrique de quatre en quatre et de trois en trois; ces colonnes, dont les chapiteaux très-ouvragés conservent des traces d'or et de couleur, supportent des arcs d'une élégance extrême et d'une coupe toute particulière.

En entrant, vous avez en face de vous, formant le fond du parallélogramme, la salle du Tribunal, dont la voûte renferme un monument d'art d'une rareté et d'un prix inestimables. Ce sont des peintures arabes, les seules peut-être qui soient parvenues jusqu'à nous. L'une d'elles représente la cour des Lions même avec la fontaine très-reconnaissable, mais dorée; quelques personnages, que la vétusté de la peinture ne permet pas de distinguer nettement, semblent occupés d'une joute ou d'une passe d'armes. L'autre a pour sujet une espèce de divan où se trouvent rassemblés les rois mores de Grenade, dont on discerne encore fort bien les burnous blancs, les têtes olivâtres, la bouche rouge et les mystérieuses prunelles noires. Ces peintures, à ce que l'on prétend, sont sur cuir préparé, collé à des panneaux de cèdre, et servent à prouver que le précepte du Coran qui défend la représentation des êtres animés n'était pas toujours scrupuleusement observé par les Mores, quand bien même les douze lions de la fontaine ne seraient pas là pour confirmer cette assertion.

À gauche, au milieu de la galerie, dans le sens de la longueur, se trouve la salle des Deux Sœurs, qui fait pendant à la salle des Abencérages. Ce nom de las Dos Hermanas lui vient de deux immenses dalles de marbre blanc de Machaël, de grandeur égale et parfaitement semblables, que l'on remarque à son pavé. La voûte ou coupole, que les Espagnols appellent fort expressivement media naranja (demi-orange), est un miracle de travail et de patience. C'est quelque chose comme les gâteaux d'une ruche, comme les stalactites d'une grotte, comme les grappes de globules savonneux que les enfants soufflent au moyen d'une paille. Ces myriades de petites voûtes, de dômes de trois ou quatre pieds qui naissent les uns des autres, entre-croisant et brisant à chaque instant leurs arêtes, semblent plutôt le produit d'une cristallisation fortuite que l'œuvre d'une main humaine; le bleu, le rouge et le vert brillent encore dans le creux des moulures d'un éclat presque aussi vif que s'ils venaient d'être posés. Les murailles, comme celle de la salle des Ambassadeurs, sont couvertes, depuis la frise jusqu'à hauteur d'homme, de broderies de stuc d'une délicatesse et d'une complication incroyables. Le bas est revêtu de ces carreaux de terre vernie où des angles noirs, verts et jaunes, forment mosaïque avec un fond blanc. Le milieu de la pièce, selon l'invariable usage des Arabes, dont les habitations ne semblent être que de grandes fontaines enjolivées, est occupé par un bassin et un jet d'eau. Il y en a quatre sous le portique du tribunal, autant sous le portique de l'entrée, un autre dans la salle des Abencérages, sans compter la Taza de los Leones, qui, non contente de verser de l'eau par les gueules de ses douze monstres, lance encore vers le ciel un torrent par le champignon qui la surmonte. Toutes ces eaux viennent se rendre, par des rigoles creusées dans le dallage des salles et le pavé de la cour, au pied de la fontaine des Lions, où elles s'engloutissent dans un conduit souterrain. Voilà à coup sûr un genre d'habitation où l'on ne sera pas incommodé par la poussière, et l'on se demande comment ces salles pouvaient être habitables l'hiver. Sans doute l'on fermait alors les grandes portes de cèdre, on recouvrait le pavé de marbre d'épais tapis, on allumait dans les braseros des feux de noyaux et de bois odoriférant, et l'on attendait ainsi le retour de la belle saison, qui ne se fait jamais beaucoup attendre à Grenade.

Nous ne décrivons pas la salle des Abencérages, qui est presque semblable à celle des Deux Sœurs, et n'a rien de particulier que son ancienne porte de bois assemblé en losanges, qui date du temps des Mores. À l'Alcazar de Séville, on en remarque une autre tout à fait du même style.

La Taza de los Leones jouit, dans les poésies arabes, d'une réputation merveilleuse, il n'est pas d'éloges dont on ne comble ces superbes animaux; je dois avouer qu'il est difficile de trouver quelque chose qui ressemble moins à des lions que ces produits de la fantaisie africaine: les pattes sont de simples piquets pareils à ces morceaux de bois à peine dégrossis qu'on enfonce dans le ventre des chiens de carton pour les faire tenir en équilibre; les mufles, rayés de barres transversales, sans doute pour figurer les moustaches, ressemblent parfaitement à des museaux d'hippopotame; les yeux sont d'un dessin par trop primitif qui rappelle les informes essais des enfants. Cependant ces douze monstres, en les acceptant, non pas comme lions, mais comme chimères, comme caprice d'ornement, font, avec, la vasque qu'ils supportent, un effet pittoresque et plein d'élégance, qui aide à comprendre leur réputation et les éloges contenus dans cette inscription arabe de vingt-quatre vers de vingt-deux syllabes, gravés sur les parois de la coupe où retombent les eaux de la coupe supérieure. Nous demandons pardon à nos lecteurs pour la fidélité un peu barbare de la traduction:

«Ô toi qui regardes les lions fixés à leur place! remarque qu'il ne leur manque que la vie pour être parfaits. Et toi à qui échoit en héritage cet Alcazar et ce royaume, prends-le des nobles mains qui l'ont gouverné sans déplaisir et sans résistance. Que Dieu te sauve pour l'œuvre que tu viens d'achever, et te préserve à jamais des vengeances de ton ennemi! Honneur et gloire à toi, ô Mahomad! notre roi, orné de hautes vertus à l'aide desquelles tu as tout conquis! Puisse Dieu ne jamais permettre que ce beau jardin, image de tes vertus, ait un rival qui le surpasse! La matière qui nuance le bassin de la fontaine est comme de la nacre de perle sous l'eau claire qui scintille; la nappe ressemble à de l'argent en fusion, car la limpidité de l'eau et la blancheur de la pierre sont sans pareilles; on dirait une goutte d'essence transparente sur un visage d'albâtre. Il serait difficile de suivre son cours. Regarde l'eau et regarde la vasque, et tu ne pourras distinguer si c'est l'eau qui est immobile ou le marbre qui ruisselle. Comme le prisonnier d'amour, dont le visage se baigne d'ennui et de crainte sous le regard de l'envieux, ainsi l'eau jalouse s'indigne contre la pierre, et la pierre porte envie à l'eau. À ce flot inépuisable peut se comparer la main de notre roi, qui est aussi libéral et généreux que le lion est fort et vaillant.»

C'est dans le bassin de la fontaine des Lions que tombèrent les têtes des trente-six Abencérages, attirés dans un piège par les Zégris. Les autres Abencérages auraient tous éprouvé le même sort sans le dévouement d'un petit page qui courut prévenir, au risque de sa vie, les survivants, et les empêcher d'entrer dans la fatale cour. On vous fait remarquer au fond du bassin de larges taches rougeâtres, accusations indélébiles laissées par les victimes contre la cruauté de leurs bourreaux. Malheureusement les érudits prétendent que les Abencérages et les Zégris n'ont jamais existé. Je m'en rapporte complètement là-dessus aux romances, aux traditions populaires et à la nouvelle de M. de Châteaubriand, et je crois fermement que les empreintes empourprées sont du sang et non de la rouille.

Nous avions établi notre quartier général dans la cour des Lions; notre ameublement consistait en deux matelas qu'on roulait le jour dans quelque coin, en une lampe de cuivre, une jarre de terre et quelques bouteilles de vin de Jérès que nous mettions rafraîchir dans la fontaine. Nous couchions tantôt dans la salle des Deux Sœurs, tantôt dans celle des Abencérages, et ce n'était pas sans quelque légère appréhension, qu'étendu sur mon manteau, je regardais tomber, par les ouvertures de la voûte, dans l'eau du bassin et sur le pavé luisant, les rayons blancs de la lune tout étonnés de se croiser avec la flamme jaune et tremblotante d'une lampe.

Les traditions populaires réunies par Washington Irving, dans ses Contes de l'Alhambra, me revenaient en mémoire; les histoires du Cheval sans tête et du Fantôme velu, rapportées gravement par le père Echeverria, me paraissaient extrêmement probables, surtout quand la lumière était soufflée. La vraisemblance des légendes paraît beaucoup plus grande la nuit, dans ces ténèbres traversées de reflets incertains qui prêtent à tous les objets vaguement ébauchés des apparences fantastiques: le doute est fils du jour, la foi est fille de la nuit, et ce qui m'étonne, moi, c'est que saint Thomas ait cru au Christ, après avoir mis le doigt dans sa plaie. Je ne suis pas sûr de n'avoir pas vu les Abencérages se promener le long des galeries au clair de lune portant leur tête sous le bras: toujours est-il que les ombres des colonnes prenaient des formes diablement suspectes, et que la brise, on passant dans les arcades, ressemblait à s'y méprendre à une respiration humaine.

Un matin, c'était un dimanche, vers quatre ou cinq heures, nous nous sentîmes, tout en dormant, inondés sur nos matelas d'une pluie fine et pénétrante. On avait ouvert les conduits des jets d'eau plus tôt qu'à l'ordinaire, en l'honneur d'un prince de Saxe-Cobourg qui venait visiter l'Alhambra, et qui, dit-on, devait épouser la jeune reine quand elle serait majeure.

À peine étions-nous levés et habillés, que le prince arriva avec deux ou trois personnes de sa suite. Il était furieux. Les gardiens, pour le fêter plus dignement, avaient ajusté à toutes les fontaines des mécanismes et des jeux hydrauliques les plus ridicules du monde. L'une de ces inventions avait la prétention de figurer le voyage de la reine à Valence au moyen d'un petit carrosse de fer-blanc et de soldats de plomb que la force de l'eau faisait tourner. Jugez de la satisfaction du prince à ce raffinement ingénieux et constitutionnel. Le Fray Gerundio, journal satirique de Madrid, persécutait ce pauvre prince avec un acharnement particulier. Il lui reprochait, entre autres crimes, de débattre trop vivement ses comptes de dépenses dans les auberges, et d'avoir paru au théâtre en habit de majo, un chapeau pointu sur la tête.

Une compagnie de Grenadins et de Grenadines vint passer la journée à l'Alhambra; il y avait sept ou huit femmes jeunes et jolies, et cinq ou six cavaliers. Ils dansèrent au son de la guitare, jouèrent aux petits jeux et chantèrent en chœur, sur un air délicieux, la chanson de Fray-Luis de Léon, qui a obtenu un succès populaire en Andalousie. Comme les jets d'eau étaient épuises pour avoir commencé trop matin à darder leur fusée d'argent, et que les vasques se trouvaient à sec, les jeunes folles s'assirent en rond sur le rebord d'albâtre du bassin de la salle des Deux Sœurs, de manière à former corbeille, et, renversant en arrière leurs jolies têtes, elles reprenaient toutes ensemble le refrain de la chanson.

Le Généralife est situé à peu de distance de l'Alhambra, sur un mamelon de la même montagne. L'on y va par une espèce de chemin creux qui croise le ravin de los Molinos, qui est tout bordé de figuiers aux énormes feuilles luisantes, de chênes verts, de pistachiers, de lauriers, de cistes d'une incroyable puissance de végétation. Le sol sur lequel on marche se compose d'un sable jaune tout pénétré d'eau, et d'une fécondité extraordinaire. Rien n'est plus ravissant à suivre que ce chemin, qui a l'air d'être tracé à travers une forêt vierge d'Amérique, tant il est obstrué de feuillages et de fleurs, tant on y respire un vertigineux parfum de plantes aromatiques. La vigne jaillit par les fentes des murs lézardés, et suspend à toutes les branches ses vrilles fantasques et ses pampres découpés comme un ornement arabe; l'aloès ouvre son éventail de lames azurées, l'oranger contourne son bois noueux et s'accroche de ses doigts de racines aux déchirures des escarpements. Tout fleurit, tout s'épanouit dans un désordre touffu et plein de charmants hasards. Une branche de jasmin qui s'égare mêle une étoile blanche aux fleurs écarlates du grenadier; un laurier, d'un bord du chemin à l'autre, va embrasser un cactus, malgré ses épines. La nature, abandonnée à elle-même, semble se piquer de coquetterie, et vouloir montrer combien l'art, même le plus exquis et le plus savant, reste toujours loin d'elle.

Au bout d'un quart d'heure de marche, on arrive au Généralife, qui n'est en quelque sorte que la casa de campo, le pavillon champêtre de l'Alhambra. L'extérieur, comme celui de toutes les constructions orientales, en est fort simple: de grandes murailles sans fenêtres et surmontées d'une terrasse avec une galerie en arcades, le tout coiffé d'un petit belvéder moderne. Il ne reste du Généralife que des arcades et de grands panneaux d'arabesques malheureusement empâtés par des couches de lait de chaux renouvelées avec une obstination de propreté désespérante. Petit à petit, les délicates sculptures, les guillochis merveilleux de cette architecture de fée s'oblitèrent, se bouchent et disparaissent. Ce qui n'est plus aujourd'hui qu'une muraille vaguement vermiculée, était autrefois une dentelle découpée à jour, aussi fine que ces feuilles d'ivoire que la patience des Chinois cisèle pour les éventails. La brosse du badigeonneur a fait disparaître plus de chefs-d'œuvre que la faux du Temps, s'il nous est permis de nous servir de cette expression mythologique et surannée. Dans une salle assez bien conservée, on remarque une suite de portraits enfumés des rois d'Espagne, qui n'ont qu'un mérite chronologique.

Le véritable charme du Généralife, ce sont ses jardins et ses eaux. Un canal, revêtu de marbre, occupe toute la longueur de l'enclos, et roule ses flots abondants et rapides sous une suite d'arcades de feuillages formées par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès, sont plantés sur chaque bord; au pied de l'un de ces cyprès d'une monstrueuse grosseur, et qui remonte au temps des Mores, la favorite de Boabdil, s'il faut en croire la légende, prouva souvent que les verrous et les grilles sont de minces garants de la vertu des sultanes. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'if est très-gros et fort vieux.

La perspective est terminée par une galerie-portique à jets d'eau, à colonnes de marbre, comme le patio des Myrtes de l'Alhambra. Le canal fait un coude, et vous pénétrez dans d'autres enceintes ornées de pièces d'eau et dont les murs conservent des traces de fresques du XVIe siècle, représentant des architectures rustiques et des points de vue. Au milieu d'un de ces bassins s'épanouit, comme une immense corbeille, un gigantesque laurier-rose d'un éclat et d'une beauté incomparables. Au moment où je le vis, c'était comme une explosion de fleurs, comme le bouquet d'un feu d'artifice végétal; une fraîcheur splendide et vigoureuse, presque bruyante, si ce mot peut s'appliquer à des couleurs, à faire paraître blafard le teint de la rose la plus vermeille! Ses belles fleurs jaillissaient avec toute l'ardeur du désir vers la pure lumière du ciel; ses nobles feuilles, taillées tout exprès par la nature pour couronner la gloire, lavées par la bruine des jets d'eau, étincelaient comme des émeraudes au soleil. Jamais rien ne m'a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du Généralife.

Les eaux arrivent aux jardins par une espèce de rampe fort rapide, côtoyée de petits murs en manière de garde-fous, supportant des canaux de grandes tuiles creuses par où les ruisseaux se précipitent à ciel ouvert avec un gazouillement le plus gai et le plus vivant du monde. À chaque palier, des jets abondants partent du milieu de petits bassins et poussent leur aigrette de cristal jusque dans l'épais feuillage du bois de lauriers, dont les branches se croisent au-dessus d'eux. La montagne ruisselle de toutes parts; à chaque pas jaillit une source, et toujours l'on entend murmurer à côté de soi quelque onde détournée de son cours, qui va alimenter une fontaine ou porter la fraîcheur au pied d'un arbre. Les Arabes ont poussé au plus haut degré l'art de l'irrigation; leurs travaux hydrauliques attestent une civilisation des plus avancées; ils subsistent encore aujourd'hui, et c'est à eux que Grenade doit d'être le paradis de l'Espagne, et de jouir d'un printemps éternel sous une température africaine. Un bras du Darro a été détourné par les Arabes et amené de plus de deux lieues sur la colline de l'Alhambra.

Du belvéder du Généralife, l'on aperçoit nettement la configuration de l'Alhambra avec son enceinte de tours rougeâtres à demi ruinées, et ses pans de murs qui montent et descendent, en suivant les ondulations de la montagne. Le palais de Charles-Quint, que l'on ne découvre pas du côté de la ville, dessine sur les flancs damassés de la Sierra-Nevada, dont l'échine blanche entaille bizarrement le ciel, sa masse robuste et carrée, que le soleil dore d'un reflet blond. Le clocher de Sainte-Marie profile sa silhouette chrétienne au-dessus des créneaux moresques. Quelques cyprès poussent à travers les crevasses des murailles leurs noirs soupirs de feuillage au milieu de toute cette lumière et de tout cet azur, comme une pensée triste dans la joie d'une fête. Les pentes de la colline qui descendent vers le Darro et le ravin de los Molinos disparaissent sous un océan de verdure. C'est un des plus beaux points de vue que l'on puisse imaginer.

De l'autre côté, comme pour faire contraste à tant de fraîcheur, s'élève une montagne inculte, brûlée, fauve, plaquée de tons d'ocre et de terre de Sienne, qu'on appelle la silla del Moro à cause de quelques restes de constructions qu'elle porte à son sommet. C'est de là que le roi Boabdil regardait, les cavaliers arabes jouter dans la Vega contre les chevaliers chrétiens. Le souvenir des Mores est toujours vivant à Grenade. On dirait que c'est d'hier qu'ils ont quitté la ville, et, si l'on en juge par ce qui reste d'eux, c'est vraiment dommage. Ce qu'il faut à l'Espagne du midi, c'est la civilisation africaine et non la civilisation européenne, qui n'est pas en rapport avec l'ardeur du climat et des passions qu'il inspire. Le mécanisme constitutionnel ne peut convenir qu'aux zones tempérées; au delà de trente degrés de chaleur, les chartes fondent ou éclatent.

Maintenant que nous avons fini avec l'Alhambra et le Généralife, traversons le ravin du Darro et allons visiter, le long du chemin qui mène au Monte-Sagrado, les tanières des gitanos, assez nombreux à Grenade. Ce chemin est pratiqué dans le flanc de la colline de l'Albaycin, qui surplombe d'un côté. Des raquettes gigantesques, des nopals monstrueux hérissent ces pentes décharnées et blanchâtres de leurs palettes et de leurs lances couleur de vert-de-gris; sous les racines de ces grandes plantes grasses qui semblent leur servir de chevaux de frise et d'artichauts, sont creusées dans le roc vif les habitations des bohémiens. L'entrée de ces cavernes est blanchie à la chaux; une corde tendue, sur laquelle glisse un morceau de tapisserie éraillée, leur tient lieu de porte. C'est là dedans que grouille et pullule la sauvage famille; les enfants, plus fauves de peau que des cigares de la Havane, jouent tout nus devant le seuil, sans distinction de sexe, et se roulent dans la poussière en poussant des cris aigus et gutturaux. Les gitanos sont ordinairement forgerons, tondeurs de mules, vétérinaires, et surtout maquignons. Ils ont mille recettes pour donner du feu et de la vigueur aux bêtes les plus poussives et les plus fourbues; un gitano eût fait galoper Rossinante et caracoler le grison de Sancho. Leur vrai métier, au fond, est celui de voleur.

Les gitanas vendent des amulettes, disent la bonne aventure et pratiquent les industries suspectes habituelles aux femmes de leur race: j'en ai vu peu de jolies, bien que leurs figures fussent remarquables de type et de caractère. Leur teint basané fait ressortir la limpidité de leurs yeux orientaux dont l'ardeur est tempérée par je ne sais quelle tristesse mystérieuse, comme le souvenir d'une patrie absente et d'une grandeur déchue. Leur bouche, un peu épaisse, fortement colorée, rappelle l'épanouissement des bouches africaines; la petitesse du front, la forme busquée du nez, accusent leur origine commune avec les tziganes de Valachie et de Bohême, et tous les enfants de ce peuple bizarre qui a traversé, sous le nom générique d'Égypte, la société du moyen âge, et dont tant de siècles n'ont pu interrompre la filiation énigmatique. Presque toutes ont dans le port une telle majesté naturelle, une telle franchise d'allure, elles sont si bien assises sur leurs hanches, que, malgré leurs haillons, leur saleté et leur misère, elles semblent avoir la conscience de l'antiquité et de la pureté de leur race vierge de tout mélange, car les bohémiens ne se marient qu'entre eux, et les enfants qui proviendraient d'unions passagères seraient rejetés de la tribu impitoyablement. Une des prétentions des gitanos est d'être bons Castillans et bons catholiques, mais je crois qu'au fond ils sont quelque peu Arabes et mahométans, ce dont ils se défendent tant qu'ils peuvent, par un reste de terreur de l'inquisition disparue. Quelques rues désertes et à moitié en ruine de l'Albaycin sont aussi habitées par des gitanos plus riches ou moins nomades. Dans une de ces ruelles, nous aperçûmes une petite fille de huit ans, entièrement nue, qui s'exerçait à danser le zorongo sur un pavé pointu. Sa sœur, hâve, décharnée, avec des yeux de braise dans une figure de citron, était accroupie à terre à côté d'elle, une guitare sur les genoux, dont elle faisait ronfler les cordes avec le pouce, musique assez semblable au grincement enroué des cigales. La mère, richement habillée et le cou chargé de verroteries, battait la mesure du bout d'une pantoufle de velours bleu que son œil caressait complaisamment. La sauvagerie d'attitude, l'accoutrement étrange et la couleur extraordinaire de ce groupe, en eussent fait un excellent motif de tableau pour Callot ou Salvator Rosa.

Le Monte-Sagrado, qui renferme les grottes des martyrs retrouvés miraculeusement, n'offre rien de bien curieux. C'est un couvent avec une église assez ordinaire, sous laquelle sont creusées les cryptes. Ces cryptes n'ont rien qui puisse produire une vive impression. Elles se composent d'une complication de petits corridors étroit, hauts de sept ou huit pieds et blanchis à la chaux. Dans des enfoncements ménagés à cet effet, l'on a élevé des autels parés avec plus de dévotion que de goût. C'est là que sont enfermés, derrière des grillages, les châsses et les ossements des saints personnages. Je m'attendais à une église souterraine obscure, mystérieuse, presque effrayante, à piliers trapus, à voûte surbaissée, éclairée par le reflet incertain d'une lampe lointaine, à quelque chose comme les anciennes catacombes, et je ne fus pas peu surpris de l'aspect propre et coquet de cette crypte badigeonnée, éclairée par des soupiraux comme une cave. Nous autres catholiques un peu superficiels, nous avons besoin du pittoresque pour arriver au sentiment religieux. Le dévot ne pense guère aux jeux de l'ombre et de la lumière, aux proportions plus ou moins savantes de l'architecture; il sait que sous cet autel de forme médiocre sont cachés les os des saints morts pour la foi qu'il professe: cela lui suffit.

La Chartreuse, maintenant veuve de ses moines, comme tous les couvents d'Espagne, est un admirable édifice, et l'on ne saurait trop regretter qu'il ait été détourné de sa destination primitive. Nous n'avons jamais bien compris quel mal pouvaient faire les cénobites cloîtrés dans une prison volontaire et vivant d'austérités et de prières, surtout dans un pays comme l'Espagne, où ce n'est certes pas le terrain qui manque.

On monte par un double perron au portail de l'église, surmonté d'une statue de saint Bruno en marbre blanc, d'un assez bel effet. La décoration de cette église est singulière et consiste en arabesques de plâtre moulé d'une variété et d'une fécondité de motifs vraiment prodigieuses. Il semble que l'intention de l'architecte ait été de lutter, dans un goût tout différent, de légèreté et de complication avec les dentelles de l'Alhambra. Il n'y a pas un endroit large comme la main, dans cet immense vaisseau, qui ne soit fleuri, damassé, feuillé, guilloché, touffu comme un cœur de chou; il y aurait de quoi faire perdre la tête à qui voudrait en tirer un crayon exact. Le chœur est revêtu de porphyres et de marbres précieux. Quelques tableaux médiocres sont accrochés çà et là le long des murs et font regretter la place qu'ils cachent. Le cimetière est auprès de l'église; selon l'usage des chartreux, aucune tombe, aucune croix n'y désigne l'endroit où dorment les frères décédés, les cellules entourent le cimetière et sont pourvues chacune d'un petit jardin. Dans un terrain planté d'arbres, qui servait sans doute de promenade aux religieux, l'on me fit remarquer une espèce de vivier à marges de pierres inclinées, où se traînaient gauchement quelques douzaines de tortues humant le soleil et tout heureuses d'être désormais à l'abri de la marmite. La règle des chartreux leur impose de ne jamais manger de viande, et la tortue est considérée comme poisson par les casuistes. Celles-ci devaient servir à la nourriture des moines. La révolution les a sauvées.

Pendant que nous sommes en train de visiter les couvents, entrons, s'il vous plaît, dans le monastère de Saint-Jean-de-Dieu. Le cloître en est des plus bizarres et d'un mauvais goût tout à fait prodigieux; les murailles, peintes à fresque, représentent différentes belles actions de la vie de saint Jean-de-Dieu, encadrées dans des grotesques et des fantaisies d'ornement qui dépassent ce que les monstres du Japon et les magots de la Chine ont de plus extravagant et de plus curieusement difforme. Ce sont des sirènes qui jouent du violon, des guenuches à leur toilette, des poissons chimériques dans des flots impossibles, des fleurs qui ont l'air d'oiseaux, des oiseaux qui ont l'air de fleurs, des losanges de miroirs, des carreaux de faïence, des lacs d'amour, un fouillis inextricable!

L'église, heureusement d'une autre époque, est presque toute dorée. Le retable, soutenu par des colonnes d'ordre salomonique, produit un effet riche et majestueux. Le sacristain, qui nous servait de guide, voyant que nous étions Français, nous questionna sur notre pays, et nous demanda s'il était vrai, comme on le disait à Grenade, que l'empereur de Russie, Nicolas, eût envahi la France et se fût rendu maître de Paris; telles étaient les nouvelles les plus fraîches. Ces grossières absurdités étaient répandues dans le peuple par les partisans de don Carlos pour faire croire à une réaction absolutiste de la part des puissances de l'Europe, et ranimer par l'espoir d'un prochain secours le courage défaillant des bandes désorganisées.

Dans cette église, je vis un spectacle qui me frappa: c'était une vieille femme qui rampait sur les genoux, de la porte vers l'autel; elle avait les bras étendus en croix, roides comme des pieux, la tête renversée en arrière, les yeux retournés et ne laissant voir que le blanc, les lèvres bridées sur les dents, la face luisante et plombée; c'était de l'extase poussée jusqu'à la catalepsie. Jamais Zurbaran n'a rien fait de plus ascétique et d'une ardeur plus fiévreuse. Elle accomplissait une pénitence ordonnée par son confesseur, et en avait encore pour quatre jours.

Le couvent de San-Geronimo, maintenant transformé en caserne, renferme un cloître gothique à deux étages d'arcades d'un caractère et d'une beauté rares. Les chapiteaux des colonnes sont enjolivés de feuillages et d'animaux fantastiques d'un caprice et d'un travail charmants. L'église, profanée et déserte, offre cette particularité, que tous les ornements et les reliefs d'architecture y sont peints, comme la voûte de la Bourse, en grisaille, au lieu d'être exécutés réellement; c'est là qu'est enterré Gonzalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine. On y conservait son épée, qui a été enlevée dernièrement et vendue deux ou trois duros, valeur de l'argent qui garnissait la poignée. C'est ainsi que beaucoup d'objets précieux comme art ou comme souvenir ont disparu sans profit autre pour les voleurs que le plaisir même de mal faire. Il semble que l'on pouvait imiter notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. C'est le sentiment que l'on éprouve toutes les fois que l'on visite un couvent dépeuplé, à l'aspect de tant de ruines et de dévastations inutiles, de tant de chefs-d'œuvre de tous genres perdus sans retour, de ce long travail de plusieurs siècles emporté et balayé en un instant. Il n'est donné à personne de préjuger l'avenir; moi, je doute qu'il nous rende ce que le passé nous avait légué, et que l'on détruit comme si l'on avait quelque chose à mettre à la place. Encore pourrait-on mettre ce quelque chose à côté, car la terre n'est pas tellement couverte de monuments qu'on soit forcé d'élever les nouveaux édifices sur les décombres des anciens. Ces réflexions me préoccupaient en parcourant, dans l'Antequerula, l'ancien couvent de Santo Domingo. La chapelle est décorée avec une surcharge de colifichets, de fanfreluches et de dorures inimaginables. Ce ne sont que colonnes torses, volutes, chicorées, incrustations de brèches de couleur, mosaïques de verre, marqueterie de nacre et de burgau, cristaux, miroirs à biseaux, soleils à rayons, transparents, etc., tout ce que le goût tourmenté du XVIIIe siècle et l'horreur de la ligne droite peuvent inspirer de plus désordonné, de plus contrefait, de plus bossu et de plus baroque. La bibliothèque, qui a été préservée, se compose presque exclusivement d'in-folio et d'in-quarto reliés en vélin blanc, avec le titre écrit à la main en encre noire ou rouge. Ce sont en général des traités de théologie, des dissertations de casuistes et autres productions scolastiques, peu intéressantes pour de simples littérateurs. L'on a formé au couvent de Santo Domingo une collection de tableaux provenant des monastères abolis ou ruinés, qui, à l'exception de quelques belles têtes ascétiques, de quelques scènes de martyrs qui semblent peintes par des bourreaux, tant il y brille une vaste érudition de supplices, n'offre rien de remarquablement supérieur, et prouve que les dévastateurs sont d'excellents experts en fait de peinture, car ils savent fort bien garder pour eux tout ce qu'il y a de bon. Les cours et les cloîtres sont d'une admirable beauté, ornés de fontaines, d'orangers et de fleurs. Comme tout est là merveilleusement disposé pour la rêverie, la méditation et l'étude! et quel dommage que les couvents aient été habités par des moines, et non par des poëtes! Les jardins, abandonnés à eux-mêmes, ont pris un caractère agreste et sauvage. Une végétation luxuriante envahit les allées; la nature rentre partout en possession de ses droits; à la place de chaque pierre qui tombe, elle met une touffe d'herbe ou de fleurs. Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces jardins, c'est une allée de lauriers énormes, faisant berceau, pavée de marbre blanc et garnie de chaque côté d'un long banc de même matière à dossier renversé. Des jets d'eau espacés entretiennent la fraîcheur sous cette épaisse voûte verte, au bout de laquelle on jouit d'un point de vue magnifique sur la Sierra-Nevada à travers un charmant mirador moresque, faisant partie d'un reste d'ancien palais arabe enclavé dans le couvent. Ce pavillon communiquait, dit-on, avec l'Alhambra, dont il est assez éloigné, par de longues galeries souterraines. Cette idée est, du reste, fort enracinée à Grenade, où la moindre ruine moresque est toujours gratifiée de cinq ou six lieues de souterrains et d'un trésor caché gardé par un enchantement quelconque.

Nous allions souvent à Santo Domingo nous asseoir à l'ombre des lauriers et nous baigner dans une piscine où les moines, s'il faut en croire les chansons satiriques, s'ébattaient joyeusement avec les jolies filles qu'ils attiraient ou faisaient enlever. Il est à remarquer que c'est dans les pays les plus catholiques que les choses saintes, les prêtres et les moines sont traités le plus légèrement: les couplets et les contes espagnols sur les religieux n'ont rien à envier, pour la licence, aux facéties de Rabelais et de Beroalde de Verville, et, à voir la manière dont sont parodiées dans les vieilles pièces de théâtre les cérémonies de la religion, on ne se douterait guère que l'inquisition ait existé.

À propos de bain, plaçons ici un petit détail qui prouvera que l'art thermal, porté à un si haut degré par les Arabes, est bien déchu à Grenade de son antique splendeur. Notre guide nous conduisit à un établissement de bains assez joliment arrangé, avec des cabinets disposés autour d'un patio ombragé d'un plafond de pampres, et occupé en grande partie par un réservoir d'une eau fort limpide. Jusque-là tout allait bien, mais en quoi pensez-vous que pouvaient être faites les baignoires? en cuivre, en zinc, en pierre, en bois! Pas du tout, vous n'y êtes pas; nous allons vous le dire, car vous ne devineriez jamais. C'étaient d'énormes jarres d'argile comme celles où l'on conserve l'huile; ces baignoires, d'un nouveau genre, étaient enterrées jusqu'aux deux tiers à peu près de leur hauteur. Avant de nous empoter dans ces cruches, nous les fîmes garnir d'un drap blanc, précaution de propreté qui parut extrêmement bizarre au baigneur, et que nous eûmes besoin de lui recommander plusieurs fois pour nous faire obéir, tant elle l'étonnait. Il s'expliqua ce caprice à lui-même en faisant un geste commisératif des épaules et de la tête, et en disant à demi-voix ce seul mot: Ingleses! Nous nous tenions accroupis dans nos pots, notre tête passant en dehors, à peu près comme des perdrix en terrine, et faisant une mine assez grotesque. C'est seulement alors que je compris l'histoire d'Ali-Baba ou des Quarante voleurs, qui m'avait toujours paru un peu difficile à croire, et fait douter un instant de la véracité des Mille et une Nuits.

Il y a bien encore dans l'Albaycin d'anciens bains moresques, une piscine recouverte d'une voûte trouée de petits soupiraux étoilés, mais ils ne sont pas installés, et l'on n'y aurait que de l'eau froide.

Voici à peu près ce que l'on peut remarquer à Grenade, dans un séjour de quelques semaines. Les distractions y sont rares: le théâtre est fermé pendant l'été; la place des Taureaux n'est pas régulièrement servie; il n'y a pas de casinos ni d'établissements publics, et l'on ne trouve de journaux français et étrangers qu'au Lycée, dont les membres donnent à certains jours des séances où on lit des discours, des vers, où l'on chante, où l'on joue des comédies composées ordinairement par quelque jeune poëte de la société.

Chacun est occupé consciencieusement à ne rien faire: la galanterie, la cigarette, la fabrication des quatrains et des octaves, et surtout les cartes, suffisent à remplir agréablement l'existence. On ne voit pas là cette inquiétude furieuse, ce besoin d'agir et de changer de place, qui tourmentent les gens du Nord. Les Espagnols m'ont paru très-philosophes: ils n'attachent presque aucune importance à la vie matérielle, et le comfort leur est tout à fait indifférent. Les mille besoins factices créés par les civilisations septentrionales leur semblent des recherches puériles et gênantes. En effet, n'ayant pas à se défendre continuellement contre le climat, les jouissances du home anglais ne leur inspirent aucune envie. Qu'importe que les fenêtres joignent exactement, à des gens qui paieraient un courant d'air, un vent coulis, s'ils pouvaient se le procurer? Favorisés par un beau ciel, ils ont réduit l'existence à sa plus simple expression; cette sobriété et cette modération en toutes choses leur procurent une grande liberté, une extrême indépendance; ils ont le temps de vivre, et nous ne pouvons guère en dire autant. Les Espagnols ne conçoivent pas que l'on travaille d'abord pour se reposer ensuite. Ils aiment beaucoup mieux faire l'inverse, ce qui me paraît effectivement plus sage. Un ouvrier qui a gagné quelques réaux laisse là son ouvrage, met sa belle veste brodée sur son épaule, prend sa guitare, et va danser ou faire l'amour avec les majas de sa connaissance jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus un seul cuarto; alors il reprend la besogne. Avec trois ou quatre sous par jour, un Andalou peut vivre splendidement; pour cette somme, il aura du pain très-blanc, une énorme tranche de pastèque et un petit verre d'anisette; son logement ne lui coûtera que la peine d'étendre son manteau par terre sous quelque portique ou quelque arche de pont. En général, le travail paraît aux Espagnols une chose humiliante et indigne d'un homme libre, idée très-naturelle et très-raisonnable à mon avis, puisque Dieu, voulant punir l'homme de sa désobéissance, n'a pas su trouver de plus grand supplice à lui infliger que de gagner son pain à la sueur de son front. Des plaisirs conquis comme les nôtres à force de peines, de fatigues, de tension d'esprit et d'assiduité, leur sembleraient payés beaucoup trop cher. Comme les peuples simples et rapprochés de l'état de nature, ils ont une rectitude de jugement qui leur fait mépriser les jouissances de convention. Pour quelqu'un qui arrive de Paris ou de Londres, ces deux tourbillons d'activité dévorante, d'existences fiévreuses et surexcitées, c'est un spectacle singulier que la vie que l'on mène à Grenade, vie toute de loisir, remplie par la conversation, la sieste, la promenade, la musique et la danse. On est surpris de voir le calme heureux de ces figures, la dignité tranquille de ces physionomies. Personne n'a cet air affairé qu'on remarque aux passants dans les rues de Paris. Chacun va tout à son aise, choisissant le côté de l'ombre, s'arrêtant pour causer avec ses amis et ne trahissant aucune hâte d'arriver. La certitude de ne pouvoir gagner d'argent éteint toute ambition: aucune carrière n'est ouverte aux jeunes gens. Les plus aventureux s'en vont à Manille, à la Havane, ou prennent du service dans l'armée; mais, vu le piteux état des finances, ils restent quelquefois des années entières sans entendre parler de solde. Convaincus de l'inutilité de leurs efforts, ils ne cherchent pas à tenter des fortunes impossibles, et passent leur temps dans une oisiveté charmante que favorisent la beauté du pays et l'ardeur du climat.

Je ne me suis guère aperçu de la morgue des Espagnols: rien n'est trompeur comme les réputations qu'on fait aux individus et aux peuples. Je les ai trouvés, au contraire, d'une simplicité et d'une bonhomie extrêmes; l'Espagne est le vrai pays de l'égalité, sinon dans les mots, du moins dans les faits. Le dernier mendiant allume son papelito au puro du grand seigneur, qui le laisse faire sans la moindre affectation de condescendance; la marquise enjambe en souriant les corps déguenillés des vauriens endormis en travers de sa porte, et en voyage elle ne fait pas la grimace pour boire au même verre que le mayoral, le zagal et l'escopetero qui la conduisent. Les étrangers ont beaucoup de peine à s'accommoder de cette familiarité, les Anglais surtout, qui se font servir sur des plats des lettres qu'ils prennent avec des pincettes. Un de ces estimables insulaires, allant de Séville à Jérès, envoya dîner son calesero à la cuisine. Celui-ci, qui, dans son âme, pensait faire beaucoup d'honneur à un hérétique en s'accoudant à la même table que lui, ne fit pas une observation, et dissimula son courroux aussi soigneusement qu'un traître de mélodrame; mais, au milieu de la route, à trois ou quatre lieues de Jérès, dans un désert effroyable, plein de fondrières et de broussailles, notre homme jeta fort proprement l'Anglais à bas de la voiture et lui cria, en fouettant son cheval: «Milord, vous ne m'avez pas trouvé digne de prendre place à votre table; je vous trouve, moi, don Jose Balbino Bustamente y Orozco, de trop mauvaise compagnie pour être assis sur cette banquette dans ma calessine. Bonsoir!»

Les servantes et les domestiques sont traités avec une douceur familière bien différente de notre politesse affectée, qui semble chaque mot leur rappeler l'infériorité de leur position. Un petit exemple prouvera notre assertion. Nous étions allés en partie à la maison de campagne de la señora ***; le soir, on voulut danser, mais il y avait beaucoup plus de femmes que de cavaliers; la señora *** fit monter le jardinier et un autre domestique qui dansèrent toute la soirée, sans embarras, sans fausse honte, sans empressement servile, comme s'ils eussent réellement fait partie de la société. Ils invitèrent tour à tour les plus jolies et les plus titrées, qui se rendirent à leur demande avec toute la bonne grâce possible. Nos démocrates sont encore loin de cette égalité pratique, et nos plus farouches républicains se révolteraient à l'idée de figurer, dans un quadrille, en face d'un paysan ou d'un laquais.

Ces remarques souffrent, comme toutes les règles, une infinité d'exceptions. Il y a sans doute beaucoup d'Espagnols actifs, laborieux, sensibles à toutes les recherches de la vie; mais telle est l'impression générale que reçoit un voyageur après quelque séjour, impression souvent plus juste que celle d'un observateur indigène, moins frappé et moins saisi par la nouveauté des objets.

Notre curiosité satisfaite à l'endroit de Grenade et de ses monuments, à force de rencontrer à chaque bout de la rue la perspective de la Sierra-Nevada, nous résolûmes de faire plus intime connaissance avec elle et de tenter une ascension sur le Mulhacen, le pic le plus élevé de la chaîne. Nos amis essayèrent d'abord de nous détourner de ce projet, qui ne laissait pas d'offrir quelque danger; mais, lorsqu'on nous vit bien résolus, l'on nous indiqua un chasseur, nommé Alexandro Romero, comme connaissant la montagne à fond et capable de nous servir de guide. Il vint nous voir à notre casa de pupilos, et sa physionomie mâle et franche nous prévint tout de suite en sa faveur; il portait un vieux gilet de velours, une ceinture de laine rouge, des guêtres de toile blanche comme celles des Valenciens, qui laissaient voir ses jambes sèches, nerveuses, tannées comme du cuir de Cordoue. Des alpargatas de corde tressée lui servaient de chaussure; un petit chapeau andalou, roussi à force de coups de soleil, une carabine, une poire à poudre en sautoir, complétaient cet ajustement. Il se chargea des préparatifs de l'expédition, et promit de nous amener le lendemain, à trois heures, les quatre chevaux dont nous avions besoin, un pour mon compagnon de voyage, un autre pour moi, le troisième pour un jeune Allemand qui s'était joint à notre caravane, le quatrième pour notre domestique, préposé à la partie culinaire de l'expédition. Quant à Romero, il devait aller à pied. Nos provisions consistaient en jambon, poulets rôtis, chocolat, pain, citrons, sucre, et principalement en une grande bourse de cuir qu'on appelle bota, remplie d'excellent vin de Val-de-Penas.

À l'heure dite, les chevaux étaient devant notre maison, et Romero faisait bélier à notre porte avec la crosse de sa carabine. Nous nous mîmes en selle encore mal éveillés, et notre cortège partit: notre guide nous précédait en coureur et nous indiquait le chemin. Quoiqu'il fît déjà jour, le soleil n'avait pas encore paru, et les ondulations des collines inférieures, que nous avions dépassées, s'étendaient autour de nous, fraîches, limpides et bleues comme les vagues d'un océan immobile. Grenade s'effaçait au loin dans l'atmosphère vaporeuse. Quand le globe de flamme parut à l'horizon, toutes les cimes devinrent roses comme de jeunes filles à l'aspect d'un amant, et semblèrent témoigner un embarras pudique d'être vues dans leur déshabillé du matin. Jusque-là nous n'avions gravi que des pentes assez douces s'enveloppant les unes dans les autres et n'offrant aucune difficulté. Les croupes de la montagne s'unissent à la plaine par des courbes habilement ménagées, qui forment un premier plateau toujours aisément accessible. Nous étions arrivés sur ce premier plateau. Le guide décida qu'il fallait laisser souffler nos montures, leur donner à manger et déjeuner nous-mêmes. Nous nous établîmes au pied d'une roche, près d'une petite source dont l'eau diamantée scintillait sous une herbe d'émeraude. Romero, aussi adroit qu'un sauvage de l'Amérique, improvisa un feu au moyen d'une poignée de broussailles, et Louis nous fit du chocolat qui, soutenu d'une tranche de jambon et d'une gorgée de vin, composa notre premier repas dans la montagne. Pendant que cuisait notre déjeuner, une superbe vipère passa à côté de nous et parut surprise et mécontente de notre installation sur ses propriétés, ce qu'elle témoigna par un sifflement impoli qui lui valut un bon coup de canne à dard dans le ventre. Un petit oiseau, qui avait observé cette scène d'un air très-attentif, ne vit pas plutôt la vipère hors de combat qu'il accourut les plumes de la gorge hérissées, battant des ailes, l'œil en feu, criant et pépiant dans un état d'exaltation bizarre, reculant toutes les fois qu'un des tronçons de la bête venimeuse se tordait convulsivement, puis revenant bientôt à la charge et lui donnant quelques coups de bec, après lesquels il s'élevait en l'air de trois ou quatre pieds. Je ne sais pas ce que ce serpent pouvait avoir fait pendant sa vie à cet oiseau, et quelle rancune nous avions servie en le tuant, mais jamais je n'ai vu joie plus grande.

L'on se remit en marche. De temps en temps nous rencontrions des files de petits ânes qui descendaient des régions supérieures, chargés de neige qu'ils portaient à Grenade pour la consommation de la journée. Les conducteurs nous saluaient, en passant, du sacramentel: Vayan ustedes con Dios, et notre guide leur lançait quelque bouffonnerie sur leur marchandise qui ne les accompagnerait pas à la ville, et qu'ils seraient forcés de vendre au préposé de l'arrosement.

Romero nous précédait toujours, sautant de pierre en pierre avec la légèreté d'un chamois, criant: Bueno camino (bon chemin). Je serais bien curieux de savoir ce que ce brave homme entendait par mauvais chemin, car il n'y avait aucune apparence de route. À droite et à gauche se creusaient à perte de vue de charmants précipices, très-bleus, très-azurés, très-vaporeux, variant de quinze cents à deux mille pieds de profondeur, différence qui, du reste, nous inquiétait fort peu, quelques douzaines de toises de plus ou de moins ne changeant rien à l'affaire. Je me rappelle en frissonnant un certain passage long de trois ou quatre portées de fusil, large de deux pieds, planche naturelle jetée entre deux gouffres. Comme mon cheval tenait la tête de la file, je dus passer le premier sur cette espèce de corde tendue, qui eût donné à réfléchir aux acrobates les plus déterminés. À certains endroits, le sentier était si étroit que ma monture n'avait que bien juste la place de poser son sabot, et que chacune de mes jambes surplombait sur un abîme différent: je me tenais immobile en selle, droit comme si j'eusse porté une chaise en équilibre au bout du nez. Ce trajet de quelques minutes me parut fort long.

Quand je réfléchis de sang-froid à cette ascension incroyable, je m'étonne comme au souvenir d'un rêve incohérent. Nous avons passé par des chemins où les chèvres auraient hésité à poser le pied, gravi des pentes tellement escarpées que les oreilles de nos chevaux nous touchaient le menton, à travers des rochers, des pierres qui s'écroulaient, le long de précipices effroyables, décrivant des zigzags, profitant du moindre accident de terrain, avançant peu, mais toujours, et montant par degrés vers le sommet, but de notre ambition, et que nous avions perdu de vue depuis que nous étions engagés dans la montagne, parce que chaque plateau dérobe aux yeux le plateau supérieur. Chaque fois que nos bêtes s'arrêtaient pour reprendre haleine, nous nous retournions sur nos selles pour contempler l'immense panorama formé par la toile circulaire de l'horizon. Les crêtes surmontées se dessinaient comme dans une grande carte géographique. La Vega de Grenade et toute l'Andalousie se déployaient sous l'aspect d'une mer azurée où quelques points blancs, frappés par le soleil, figuraient les voiles. Les cimes voisines, chauves, fendillées et lézardées de haut en bas, avaient dans l'ombre des teintes de cendre verte, de bleu d'Égypte, de lilas et de gris de perle, et dans la lumière des tons d'écorce d'orange, de peau de lion, d'or bruni, les plus chauds et les plus admirables du monde. Rien ne donne l'idée d'un chaos, d'un univers encore aux mains du Créateur, comme une chaîne de montagnes vue de haut. On dirait qu'un peuple de Titans a essayé de bâtir là une de ces tours d'énormités, une de ces prodigieuses Lylacqs qui alarment Dieu; qu'ils en ont entassé les matériaux, commencé les terrasses gigantesques, et qu'un souffle inconnu a renversé et agité comme une tempête leurs ébauches de temples et de palais. On se croirait au milieu des décombres d'une Babylone antédiluvienne, dans les ruines d'une ville préadamite. Ces blocs énormes, ces entassements pharaoniens réveillent l'idée d'une race de géants disparus, tant la vieillesse du monde est lisiblement écrite en rides profondes sur le front chenu et la face rechignée de ces montagnes millénaires.

Nous avions atteint la région des aigles. De loin en loin, nous apercevions un de ces nobles oiseaux perché sur une roche solitaire, l'œil tourné vers le soleil, et dans cet état d'extase contemplative qui remplace la pensée chez les animaux. L'un d'eux planait à une grande hauteur et semblait immobile au milieu d'un océan de lumière. Romero ne put résister au plaisir de lui envoyer une balle en manière de carte de visite. Le plomb emporta une des grandes plumes de l'aile, et l'aigle, avec une majesté indicible, continua sa route comme s'il ne lui était rien arrivé. La plume tournoya longtemps avant d'arriver à terre, où elle fut recueillie par Romero, qui en orna son feutre.

Les neiges commençaient à se montrer par minces filets, par plaques disséminées, à l'ombre des roches; l'air se raréfiait, les escarpements devenaient de plus en plus abrupts; bientôt ce fut par nappes immenses, par tas énormes, que la neige s'offrit à nous, et les rayons du soleil n'avaient plus la force de la fondre. Nous étions au-dessus des sources du Genil, que nous apercevions, sous la forme d'un ruban bleu glacé d'argent, se précipiter en toute hâte du côté de sa ville bien-aimée. Le plateau sur lequel nous nous trouvions s'élève environ à neuf mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et n'est dominé que par le pic de Veleta et le Mulhacen, qui se haussent encore d'un millier de pieds vers l'abîme insondable du ciel. Ce fut là que Romero décida qu'on passerait la nuit. On ôta les harnais des chevaux, qui n'en pouvaient plus; Louis et le guide arrachèrent des broussailles, des racines et des genévriers pour entretenir notre feu, car, bien que la chaleur fût dans la plaine de trente à trente-cinq degrés, il faisait sur ces hauteurs un frais que le coucher du soleil devait nécessairement changer en froid piquant. Il pouvait être environ cinq heures; mon compagnon et le jeune Allemand voulurent profiter de la fin du jour pour gravir à pied et tout seuls le dernier mamelon. Quant à moi, je préférai rester, et, l'esprit ému de ce spectacle grandiose et sublime, je me mis à griffonner sur mon carnet quelques vers, sinon bien tournés, ayant du moins le mérite d'être les seuls alexandrins composés à une pareille élévation. Mes strophes terminées, je fabriquai pour notre dessert d'excellents sorbets avec de la neige, du sucre, du citron et de l'eau-de-vie. Notre campement était assez pittoresque; les selles de nos chevaux nous servaient de sièges, nos manteaux de tapis, un grand tas de neige nous abritait contre le vent. Au centre brillait un feu de genêts que nous alimentions en y jetant de temps à autre une branche qui se tordait et sifflait en dardant sa sève en jets de toutes couleurs. Par-dessus nous, les chevaux étendaient leur tête maigre, à l'œil doux et morne, et attrapaient quelques bouffées de chaleur.

La nuit approchait à grands pas. Les montagnes les moins élevées s'étaient d'abord successivement éteintes, et, comme un pêcheur qui fuit devant la marée montante, la lumière sautillait de cime en cime en rétrogradant vers les plus hautes pour échapper à l'ombre qui venait du fond des vallées, noyant tout de ses lames bleuâtres. Le dernier rayon qui s'arrêta sur le pic du Mulhacen hésita un instant; puis, ouvrant ses ailes d'or, s'envola comme un oiseau de flamme dans les profondeurs du ciel et disparut. L'obscurité était complète, et la réverbération agrandie de notre foyer envoyait danser des ombres grimaçantes sur les parois des rochers. Eugène et l'Allemand ne reparaissaient pas, et je commençais à m'inquiéter: ils pouvaient être tombés dans un précipice, engloutis dans un tas de neige. Romero et Louis me demandaient déjà de leur signer une attestation comme quoi ils n'avaient ni égorgé ni volé ces deux honnêtes gentilshommes, et que, s'ils étaient morts, c'était leur faute.

En attendant, nous nous rompions la poitrine à pousser les hurlements les plus aigus et les plus sauvages pour leur indiquer la direction de notre wigwam, au cas qu'ils n'en pussent apercevoir la flamme. Enfin un coup de fusil, répercuté par tous les échos de la montagne, nous apprit que nous avions été entendus, et que nos compagnons n'étaient plus qu'à une faible distance. Ils reparurent en effet au bout de quelques minutes, harassés de fatigue; et prétendant avoir vu l'Afrique distinctement de l'autre côté de la mer, ce qui est fort possible, car la pureté de l'air est telle dans ce climat que la vue peut s'étendre jusqu'à trente ou quarante lieues. L'on soupa fort joyeusement, et, à force de jouer des airs de cornemuse avec l'outre de vin, on la rendit presque aussi plate que le bissac d'un mendiant de Castille. Il fut convenu que chacun veillerait à son tour pour entretenir le feu, ce qui fut fidèlement exécuté. Seulement le cercle, qui avait d'abord une assez grande circonférence, se rétrécissait de plus en plus. D'heure en heure, le froid augmentait d'intensité, et nous finîmes par nous mettre littéralement dans le feu, au point de brûler nos souliers et nos pantalons. Louis éclatait en lamentations; il regrettait son gaspacho (soupe froide à l'ail), sa maison, son lit, et jusqu'à sa femme; il se promettait à lui-même, sur ses grands dieux, de ne jamais retomber dans un second guet-apens d'ascension, prétendant que les montagnes sont plus curieuses d'en bas que d'en haut, et qu'il fallait être enragé pour s'exposer à se rompre les os cent mille fois, et se faire geler le nez et les oreilles en plein mois d'août, en Andalousie, en vue de l'Afrique. Toute la nuit, il ne fit que grogner et gémir de la sorte, et nous ne pûmes venir à bout de lui imposer silence. Romero, qui ne disait rien, n'était pourtant habillé que de toile, et n'avait pour s'envelopper qu'une étroite bande d'étoffe.

Enfin l'aurore parut; nous étions encapuchonnés d'un nuage, et Romero nous conseilla de commencer notre descente si nous voulions être rentrés avant la nuit à Grenade. Quand il fit assez jour pour distinguer les objets, je remarquai qu'Eugène était rouge comme un homard cuit à point, et simultanément il fit sur moi une observation analogue qu'il ne crut pas devoir me cacher. Le jeune Allemand et Louis s'étaient également cardinalisés; Romero seul avait gardé son teint de revers de botte, et ses jambes de bronze, quoique nues, n'avaient pas éprouvé la plus petite altération. C'était l'âpreté du froid et la raréfaction de l'air qui nous avaient rougis de cette façon. Monter, ce n'est rien, parce que l'on voit au-dessus de soi, mais descendre avec le gouffre en perspective est une tout autre affaire. Au premier abord, cela nous parut impraticable, et Louis se mit à glapir comme un geai qu'on plume vif. Cependant nous ne pouvions rester perpétuellement sur le Mulhacen, endroit peu habitable s'il en fut, et, Romero en tête, nous commençâmes à descendre. Dépeindre les chemins ou plutôt l'absence de chemins où ce diable d'homme nous fit passer, est impossible sans nous faire accuser de hâblerie; jamais on n'a disposé pour un steeple-chase une pareille suite de casse-cous, et je doute que les plus hardis gentlemen-riders aient dépassé nos exploits sur le Mulhacen. Les montagnes russes sont des pentes douces en comparaison. Nous étions presque toujours debout sur les étriers et renversés sur la croupe de nos chevaux pour ne pas décrire d'incessantes paraboles par-dessus leur tête. Toutes les lignes de la perspective étaient brouillées à nos yeux; les ruisseaux nous paraissaient remonter vers leurs sources, les rochers vacillaient et chancelaient sur leurs bases, les objets les plus éloignés nous paraissaient à deux pas, et nous avions perdu tout sentiment de proportion, effet qui se produit dans les montagnes, où l'énormité des masses et la verticalité des plans ne permettent plus d'apprécier les distances par les moyens ordinaires.

Malgré tous ces obstacles, nous arrivâmes à Grenade sans que nos montures aient fait le moindre faux pas; seulement, elles ne possédaient plus à elles toutes qu'un seul fer. Les chevaux andalous, et ceux-ci étaient cependant des rosses authentiques, n'ont pas leurs pareils pour la montagne. Ils sont si dociles, si patients, si intelligents, que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de leur laisser la bride sur le cou.

L'on attendait notre retour avec impatience, car l'on avait aperçu de la ville notre feu allumé comme un phare sur le plateau de Mulhacen. Je voulais aller raconter notre périlleuse expédition aux charmantes señoras B***, mais j'étais si fatigué que je m'endormis sur une chaise, tenant mon bas à la main, et ne me réveillai que le lendemain à dix heures, dans la même position. Quelques jours après, nous quittâmes Grenade en poussant un soupir au moins aussi profond que celui du roi Boabdil.


XII.LES VOLEURS ET LES COSARIOS DE L'ANDALOUSIE.--ALHAMA.--MALAGA.--LES ÉTUDIANTS EN TOURNÉE.--UNE COURSE DE TAUREAUX.--MONTÈS.--LE THÉÂTRE.

Une nouvelle bien faite pour mettre en rumeur toute une ville espagnole s'était répandue tout à coup dans Grenade, à la grande joie des aficionados. Le cirque neuf de Malaga était enfin terminé, après avoir coûté cinq millions de réaux à l'entrepreneur. Pour l'inaugurer solennellement par des exploits dignes des belles époques de l'art, le grand Montès de Chiclana avait été engagé avec son quadrille, et devait tenir la place trois jours consécutifs; Montès, la première épée d'Espagne, le brillant successeur de Romero et de Pepe Illo. Nous avions déjà assisté à plusieurs courses de taureaux, mais nous n'avions pas eu le bonheur de voir Montès, que ses opinions politiques empêchaient de paraître dans la place de Madrid; et quitter l'Espagne sans avoir vu Montès, c'est quelque chose d'aussi sauvage et d'aussi barbare que de s'en aller de Paris sans avoir entendu mademoiselle Rachel. Bien que par le tracé de notre itinéraire nous dussions nous rendre à Cordoue, nous ne pûmes résister à cette tentation, et nous résolûmes de pousser une pointe sur Malaga, malgré la difficulté de la route et le peu de temps qui nous restait pour la faire.

Il n'y a pas de diligence de Grenade à Malaga, les seuls moyens de transport sont les galeras ou les mules: nous choisîmes les mules comme plus sûres et plus promptes, car nous devions prendre les chemins de traverse dans les Alpujarras, afin d'arriver le matin même de la course.

Nos amis de Grenade nous indiquèrent un cosario (conducteur de convoi) nommé Lanza, gaillard de belle mine, fort honnête homme et très-intime avec les bandits. Cela semblerait en France une médiocre recommandation, mais il n'en est pas de même au delà des monts. Les muletiers et les conducteurs de galeras connaissent les voleurs, passent des marchés avec eux, et moyennant une redevance de tant par tête de voyageur ou par convoi, selon les conditions, ils obtiennent le passage libre, et ne sont pas arrêtés. Ces arrangements sont tenus de part et d'autre avec une scrupuleuse probité, si un tel mot n'est pas trop dépaysé dans de pareilles transactions. Quand le chef de la troupe qui tient le chemin se retire à indullo 2, ou pour un motif quelconque cède à un autre son fonds et sa clientèle, il a soin de présenter officiellement à son successeur les cosarios qui lui paient la contribution noire, afin qu'ils ne soient pas molestés par mégarde; de cette façon, les voyageurs sont sûrs de n'être pas dépouillés, et les voleurs évitent les risques d'une attaque et d'une lutte souvent périlleuse. Tout le monde y trouve son compte.

Note 2: (retour) Être reçu à indullo se dit d'un brigand qui fait sa soumission volontairement et que l'on amnistie. Une nuit, entre Alhama et Velez, notre cosario s'était assoupi sur le cou de la mule, en queue de la file, quand tout à coup des cris aigus le réveillent; il voit briller des trabucos sur le bord de la route. Plus de doute, le convoi était attaqué. Surpris au dernier point, il se jette à bas de sa monture, relève de la main les gueules des tromblons, et se nomme. «Ah! pardon señor Lanza, disent les brigands, tout confus de leur méprise, nous ne vous avions pas reconnu; nous sommes des gens honnêtes, incapables d'une pareille indélicatesse, nous avons trop d'honneur pour vous prendre seulement un cigare.»

Si l'on n'est pas avec un homme connu sur la route, il faut traîner après soi des escortes nombreuses armées jusqu'aux dents qui coûtent fort cher et offrent moins de certitude, car habituellement les escopeteros sont des voleurs à la retraite.

Il est d'usage en Andalousie, lorsqu'on voyage à cheval, et que l'on va aux courses, de revêtir le costume national. Aussi notre petite caravane était-elle assez pittoresque, et faisait-elle fort bonne figure en sortant de Grenade. Saisissant avec joie cette occasion de me travestir en dehors du carnaval, et de quitter pour quelque temps l'affreuse défroque française, j'avais revêtu mon habit de majo: chapeau pointu, veste brodée, gilet de velours à boutons de filigrane, ceinture de soie rouge, culotte de tricot, guêtres ouvertes au mollet. Mon compagnon de route portait son costume de velours vert et de cuir de Cordoue. D'autres avaient la montera, la veste et la culotte noire ornées d'agréments de soie de même couleur, avec la cravate et la ceinture jaunes. Lanza se faisait remarquer par le luxe de ses boutons d'argent faits de piécettes à la colonne soudées à un crochet, et les broderies en soies plates de sa seconde veste portée sur l'épaule comme le dolman des hussards.

La mule qu'on m'avait assignée pour monture était rasée à mi-corps, ce qui permettait d'étudier sa musculature aussi commodément que sur un écorché. La selle se composait de deux couvertures bariolées pliées en double pour atténuer autant que possible la saillie des vertèbres et la coupe en talus de l'épine dorsale. De chaque côté de ses flancs pendaient, en façon d'étriers, deux espèces d'auges de bois assez semblables à des ratières. Le harnais de tête était si chargé de pompons, de houppes et de fanfreluches, qu'à peine pouvait-on démêler à travers leurs mèches éparses le profil revêche et rechigné du quinteux animal.

C'est en voyage que les Espagnols reprennent leur antique originalité, et se dépouillent de toute imitation étrangère; le caractère national reparaît tout entier dans ces convois à travers les montagnes qui ne doivent pas différer beaucoup des caravanes dans le désert. L'âpreté des routes à peine tracées, la sauvagerie grandiose des sites, le costume pittoresque des arrieros, les harnais bizarres des mules, des chevaux et des ânes marchant par files, tout cela vous transporte à mille lieues de la civilisation. Le voyage devient alors une chose réelle, une action à laquelle vous participez. Dans une diligence, l'on n'est plus un homme, l'on n'est qu'un objet inerte, un ballot; vous ne différez pas beaucoup de votre malle. On vous jette d'un endroit à un autre, voilà tout. Autant vaut rester chez soi. Ce qui constitue le plaisir du voyageur, c'est l'obstacle, la fatigue, le péril même. Quel agrément peut avoir une excursion où l'on est toujours sûr d'arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi? Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures. Tout est si bien réglé, si bien engrené, si bien étiqueté, que le hasard n'est plus possible; encore un siècle de perfectionnement, et chacun pourra prévoir, à partir du jour de sa naissance, ce qui lui arrivera jusqu'au jour de sa mort. La volonté humaine sera complètement annihilée. Plus de crimes, plus de vertus, plus de physionomies, plus d'originalités. Il deviendra impossible de distinguer un Russe d'un Espagnol, un Anglais d'un Chinois, un Français d'un Américain. L'on ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s'emparera de l'univers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint: la curiosité.

Un voyage en Espagne est encore une entreprise périlleuse et romanesque; il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force; l'on risque sa peau à chaque pas; les privations de tous genres, l'absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance; vous n'entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses. Hier, les bandits ont soupé dans cette posada. Une caravane a été enlevée et conduite dans la montagne par les brigands pour en tirer rançon. Pallilos est en embuscade à tel endroit où vous devez passer! Sans doute il y a dans tout cela beaucoup d'exagération; cependant, si incrédule qu'on soit, il faut bien en croire quelque chose, lorsque l'on voit à chaque angle de la route des croix de bois chargées d'inscriptions de ce genre: Aqui mataron á un hombre.--Aqui murio de manpairada...

Nous étions partis de Grenade le soir, et nous devions marcher toute la nuit. La lune ne tarda pas à se lever et à glacer d'argent les escarpements exposés à ses rayons. Les ombres des rochers s'allongeaient et se découpaient bizarrement sur la route que nous suivions, et produisaient des effets d'optique singuliers. Nous entendions tinter dans le lointain, comme des notes d'harmonica, les sonnettes des ânes partis en avant avec nos bagages, ou quelque mozo de mulas chanter des couplets d'amour avec ce son guttural et ces portements de voix toujours si poétiques, la nuit dans les montagnes. C'était charmant, et, l'on nous saura gré de rapporter ici deux stances probablement improvisées, qui nous sont restées gravées dans la mémoire par leur gracieuse bizarrerie:

Son tus labios dos cortinas De terciopelo carmesi; Entre cortina y cortina, Niña, dime que sí. Atame con un cabello A los bancos de tu cama, A unque el cabello se rompa, Segura esta que me vaya. Tes lèvres sont deux rideaux De velours cramoisi; Entre rideau et rideau Petite, dites-moi oui. Attache-moi avec un cheveu Au bois de ton lit, Et quand même le cheveu se romprait, Sois sûre que je ne m'en irai pas. Nous eûmes bientôt dépassé Cacin, où nous traversâmes à gué un joli torrent de quelques pouces de profondeur, dont les eaux claires papillotaient sur le sable comme des ventres d'ablettes, et se précipitaient comme une avalanche de paillettes d'argent sur le penchant rapide de la montagne!

À partir de Cacin, la route devint horriblement mauvaise. Nos mules avaient des pierres jusqu'au ventre et des aigrettes d'étincelles à chaque pied. Nous montions, nous descendions, côtoyant les précipices, traçant des zigzags et des diagonales, car nous étions dans les Alpujarras, inaccessibles solitudes, chaînes escarpées et farouches, d'où les Mores, à ce que l'on dit, ne purent jamais être complètement expulsés, et où vivent cachés à tous les yeux quelques milliers de leurs descendants.

À un tournant de la route, nous eûmes un instant de belle frayeur. Nous aperçûmes, à la faveur du clair de lune, sept grands gaillards drapés dans de longs manteaux, le chapeau pointu sur la tête, le trabucho sur l'épaule, qui se tenaient immobiles au milieu du chemin. L'aventure poursuivie depuis si longtemps se produisait avec tout le romantisme possible. Malheureusement les bandits nous saluèrent fort poliment d'un respectueux: Vayan ustedes con Dios. Ils étaient précisément le contraire de voleurs, étant miquelets, c'est-à-dire gendarmes. O déception amère pour deux jeunes voyageurs enthousiastes qui auraient volontiers payé une aventure au prix de leurs bagages!

Nous devions coucher dans une petite ville nommée Alhama, perchée comme un nid d'aigle sur le sommet d'un rocher à pic. Rien n'est pittoresque comme les angles brusques qu'est obligée de faire, pour se plier aux anfractuosités du terrain, la route qui conduit à cette aire de faucons. Nous y arrivâmes vers deux heures du matin, altérés, affamés, moulus de fatigue. La soif fut éteinte au moyen de trois ou quatre jarres d'eau, la faim apaisée par une omelette aux tomates, où il n'y avait pas trop de plumes pour une omelette espagnole. Un matelas passablement pierreux et ressemblant à un sac de noix fut étendu à terre et se chargea de nous faire reposer. Au bout de deux minutes, je dormis, imité religieusement par mon compagnon, de ce sommeil attribué au juste. Le jour nous surprit dans la même attitude, immobiles comme des lingots de plomb.

Je descendis à la cuisine pour implorer quelque nourriture, et, grâce à mon éloquence, j'obtins des côtelettes, un poulet frit à l'huile, la moitié d'une pastèque, et pour dessert des figues de Barbarie, dont l'hôtesse enlevait l'enveloppe épineuse avec une grande dextérité. La pastèque nous fit grand bien; cette pulpe rose dans cette écorce verte a quelque chose de frais et de désaltérant qui fait plaisir à voir. À peine y a-t-on mordu qu'on est inondé jusqu'au coude d'une eau légèrement sucrée d'un goût très-agréable, et qui n'a aucun rapport avec le jus de nos cantaloups. Nous avions besoin de ces tranches rafraîchissantes pour modérer l'ardeur des piments et des épices dont sont relevés tous les mets espagnols. Incendiés au dedans, rôtis au dehors, telle était notre situation: il faisait une chaleur atroce. Étendus sur le carreau de briques de notre chambre, nous y dessinions notre empreinte en plaques de sueur; le seul moyen de se procurer relativement un peu de fraîcheur, c'est de boucher toutes les portes, toutes les fenêtres, et de se tenir dans l'obscurité la plus complète.

Cependant, malgré cette température torride, je jetai bravement ma veste sur le coin de mon épaule, et j'allai faire un tour dans les rues d'Alhama. Le ciel était blanc comme du métal en fusion; les cailloux du pavé luisaient comme s'ils eussent été cirés et frottés; les murailles blanchies à la chaux, avaient des scintillements micacés; une lumière impitoyable, aveuglante, pénétrait jusque dans les moindres recoins. Les volets et les portes craquaient de sécheresse; la terre haletante se fendillait, les branches de vigne se tordaient comme du bois vert dans la flamme. Ajoutez à cela la réverbération des roches voisines, espèce de miroirs ardents qui renvoyaient les rayons du soleil plus brûlants encore. Pour comble de torture, j'avais des souliers à semelles minces à travers lesquelles le pavé me grillait la plante des pieds. Pas un souffle d'air, pas une haleine de vent à faire remuer un duvet. On ne saurait rien imaginer de plus morne, de plus triste et de plus sauvage.

En errant au hasard par ces rues solitaires, aux murailles couleur de craie percées de quelques rares fenêtres bouchées par des volets de bois et d'un aspect tout à fait africain, j'arrivai sans rencontrer, je ne dirai pas une âme, mais seulement un corps sur la place de la ville, qui est d'une grande bizarrerie pittoresque. Un aqueduc l'enjambe de ses arcades de pierre. Un plateau, taillé sur le sommet de la montagne, en forme le sol, qui n'a d'autre pavé que le roc lui-même, ciselé de rainures pour empêcher le pied de glisser. Tout un côté est à pic et donne sur des abîmes au fond desquels on entrevoit dans des massifs d'arbres des moulins que fait tourner un torrent qui semble d'eau de savon à force d'écumer.

L'heure marquée pour le départ approchait, et je retournai à la posada mouillé par ma transpiration comme s'il eût plu à verse, mais satisfait d'avoir fait mon devoir de voyageur par une température à durcir les œufs.

La caravane se remit en marche par des chemins fort abominables, mais très-pittoresques, où les mules seules peuvent tenir pied: j'avais mis la bride sur le cou de ma bête, la jugeant plus capable de se conduire que moi, et m'en rapportant entièrement à elle pour franchir les mauvais pas. Plusieurs discussions assez vives que j'avais déjà soutenues avec elle pour la faire marcher à côté de la monture de mon camarade, m'avaient convaincu de l'inutilité de mes efforts. Le proverbe: têtu comme une mule, est d'une véracité à laquelle je rends hommage. Piquez une mule de l'éperon, elle s'arrête; frappez-la d'une houssine, elle se couche; tirez-lui la bride, elle prend le galop: une mule dans la montagne est vraiment intraitable, elle sent son importance et en abuse. Souvent, au beau milieu de la route, elle s'arrête subitement, lève la tête en l'air, tend le cou, contracte ses babines de façon à laisser voir ses gencives et ses longues dents, et pousse des soupirs inarticulés, des sanglots convulsifs, des gloussements affreux, horribles à entendre, et qui ressemblent aux cris d'un enfant qu'on égorgerait. Vous l'assommeriez pendant ses exercices de vocalise sans la faire avancer d'un pas.

Nous marchions à travers un véritable Campo Santo. Les croix de meurtre devenaient d'une fréquence effrayante; aux bons endroits, l'on en comptait quelquefois trois ou quatre dans un espace de moins de cent pas; ce n'était plus une route, c'était un cimetière. Il faut avouer cependant que, si l'on avait en France l'habitude de perpétuer le souvenir des morts violentes par des croix, certaines rues de Paris n'auraient rien à envier à la route de Velez-Malaga. Plusieurs de ces monuments sinistres portent des dates déjà anciennes; toujours est-il qu'ils tiennent l'imagination du voyageur en éveil, le rendent attentif aux moindres bruits, lui font avoir l'œil aux aguets et l'empêchent de s'ennuyer un seul instant; à chaque coude de la route, l'on se dit, pour peu qu'il se présente une roche de forme suspecte, un bouquet d'arbres hasardeux: Il y a peut-être là un gredin caché qui me couche en joue et va faire de moi le prétexte d'une nouvelle croix pour l'édification des passants et des voyageurs futurs!

Les défilés franchis, les croix devinrent un peu plus rares; nous cheminions à travers des sites de montagnes d'un aspect grandiose et sévère, coupées à leurs cimes par de grands archipels de vapeurs, dans un pays entièrement désert, où l'on ne rencontrait d'autre habitation que la hutte de jonc d'un aguador on d'un vendeur d'eau-de-vie. Cette eau-de-vie est incolore et se boit dans des verres allongés que l'on remplit d'eau, qu'elle blanchit comme pourrait le faire de l'eau de Cologne.

Le temps était lourd, orageux, d'une chaleur suffocante; quelques larges gouttes, les seules qui fussent tombées depuis quatre mois de cet implacable ciel de lapis-lazuli, tachetaient le sable altéré et le faisaient ressembler à une peau de panthère; cependant la pluie ne se décida pas, et la voûte céleste reprit son immuable sérénité. Le temps fut si constamment bleu pendant mon séjour en Espagne, que je retrouve sur mon carnet une note ainsi conçue: «Vu un nuage blanc,» comme une chose tout à fait digne de remarque.--Nous autres hommes du Nord, dont l'horizon encombré de brouillards offre un spectacle toujours varié de formes et de couleurs, où le vent bâtit avec les nuées des montagnes, des îles, des palais qu'il mine sans cesse pour les reconstruire ailleurs, nous ne pouvons nous faire une idée de la profonde mélancolie qu'inspire cet azur uniforme comme l'éternité, et qu'on retrouve toujours suspendu au-dessus de sa tête. Dans un petit village que nous traversâmes, tout le monde était sorti sur les portes afin de jouir de la pluie, comme chez nous l'on rentre pour s'en garantir.

La nuit était venue sans crépuscule, presque subitement, comme elle arrive dans les pays chauds, et nous ne devions plus être fort loin de Velez-Malaga, lieu de notre couchée. Les montagnes s'adoucissaient en pentes moins abruptes, et mouraient en petites plaines caillouteuses traversées par des ruisseaux de quinze à vingt pas de large et d'un pied de profondeur, bordés de roseaux gigantesques. Les croix funèbres recommençaient à se montrer en plus grand nombre que jamais, et leur blancheur les faisait parfaitement distinguer dans la vapeur bleue de la nuit. Nous en comptâmes trois dans une distance de vingt pas. Aussi l'endroit est-il merveilleusement désert et propice aux guet-apens.

Il était onze heures quand nous entrâmes dans Velez-Malaga, dont les fenêtres flamboyaient joyeusement, et qui retentissait du bruit des chansons et des guitares. Les jeunes filles, assises sur les balcons, chantaient des couplets que les novios accompagnaient d'en bas; à chaque stance éclataient des rires, des cris, des applaudissements à n'en plus finir. D'autres groupes dansaient au coin des rues la cachucha, le fandango, le jalco. Les guitares bourdonnaient sourdement comme des abeilles, les castagnettes babillaient et claquaient du bec: tout était joie et musique. On dirait que la seule affaire sérieuse des Espagnols soit le plaisir; ils s'y livrent avec une franchise, un abandon et un entrain admirables. Nul peuple n'a moins l'air d'être malheureux; l'étranger a vraiment peine à croire, lorsqu'il traverse la Péninsule, à la gravité des événements politiques, et ne peut guère s'imaginer que ce soit là un pays désolé et ravagé par dix ans de guerre civile. Nos paysans sont loin de l'insouciance heureuse, de l'allure joviale et de l'élégance de costume des majos andalous. Comme instruction, ils leur sont fort inférieurs. Presque tous les paysans espagnols savent lire, ont la mémoire meublée de poésies qu'ils récitent ou chantent sans altérer la mesure, montent parfaitement à cheval, sont habiles au maniement du couteau et de la carabine. Il est vrai que l'admirable fertilité de la terre et la beauté du climat les dispensent de ce travail abrutissant qui, dans les contrées moins favorisées, réduit l'homme à l'état de bête de somme ou de machine, et lui enlève ces dons de Dieu, la force et la beauté.

Ce ne fut pas sans une satisfaction intime que j'attachai ma mule aux barreaux de la posada.

Notre souper fut des plus simples; toutes les servantes et tous les garçons de l'hôtellerie étaient allés danser, et il fallut nous contenter d'un simple gaspacho. Le gaspacho mérite une description particulière, et nous allons en donner ici la recette, qui eût fait dresser les cheveux sur la tête de feu Brillat-Savarin. L'on verse de l'eau dans une soupière, à cette eau l'on ajoute un filet de vinaigre, des gousses d'ail, des oignons coupés en quatre, des tranches de concombre, quelques morceaux de piment, une pincée de sel, puis l'on taille du pain qu'on laisse tremper dans cet agréable mélange, et l'on sert froid. Chez nous, des chiens un peu bien élevés refuseraient de compromettre leur museau dans une pareille mixture. C'est le mets favori des Andalous, et les plus jolies femmes ne craignent pas d'avaler, le soir, de grandes écuelles de cet infernal potage. Le gaspacho passe pour très-rafraîchissant, opinion qui nous paraît un peu hasardée, et, si étrange qu'il paraisse la première fois qu'on en goûte, on finit par s'y habituer, et même par l'aimer. Par une compensation toute providentielle, nous eûmes, pour arroser ce maigre repas, une grande carafe pleine d'un excellent vin blanc de Malaga sec que nous vidâmes consciencieusement jusqu'à la dernière perle, et qui répara nos forces qu'avait épuisées une traite de neuf heures dans des chemins invraisemblables et par une température de four à plâtre.

À trois heures, le convoi se remit en marche; le temps était couvert; une brume chaude ouatait l'horizon, un air humide faisait pressentir le voisinage de la mer, qui ne tarda pas à dessiner sur le bord du ciel sa barre d'un bleu dur. Quelques flocons d'écume moutonnaient çà et là, et les vagues venaient mourir par grandes volutes régulières sur un sable fin comme la sciure de buis. De hautes falaises se dressaient à notre droite. Tantôt les rochers nous laissaient le passage libre, tantôt ils nous barraient le chemin, et nous les gravissions en les contournant. Le tracé direct n'est pas employé souvent dans les routes espagnoles; les obstacles seraient si difficiles à faire disparaître, qu'il vaut mieux les tourner que les surmonter. La fameuse devise: Linea recta brevissima, serait ici de toute fausseté.

Le soleil en se levant dissipa les vapeurs comme une vaine fumée; le ciel et la mer recommencèrent cette lutte d'azur où l'on ne peut dire lequel emporte l'avantage; les falaises reprirent leurs teintes mordorées, gorge-de-pigeon, améthyste et topaze brûlée; le sable se remit à poudroyer, et l'eau à papilloter sous l'intensité de la lumière. Bien loin, bien loin, presque à la ligne de l'horizon, cinq voiles de bateaux pêcheurs palpitaient au vent comme des ailes de colombe.

De distance en distance apparaissaient sur les pentes moins rapides de petites maisons blanches comme du sucre, avec des toits plats et une espèce de péristyle formé d'une treille soutenue à chaque extrémité par un pilier carré et au milieu par un pylône massif de tournure assez égyptienne. Les boutiques d'aguardiente se multipliaient, toujours en roseau, mais déjà plus coquettes, avec des comptoirs blanchis à la chaux et barbouillés de quelques raies rouges. La route, désormais d'un tracé certain, commençait à se border d'une ligne de cactus et d'aloès, interrompue çà et là par des jardins et des maisons devant lesquelles des femmes raccommodaient des filets, et jouaient des enfants tout nus qui criaient en nous voyant passer sur nos mules: Toro, toro! L'on nous prenait, à cause de nos habits de majo, pour des maîtres de ganaderias ou pour des toreros du quadrille de Montès.

Les chariots traînés par des bœufs, les files d'ânes, se suivaient à intervalles plus rapprochés. Le mouvement qui a toujours lieu aux abords d'une grande ville se faisait déjà sentir. De tous côtés débouchaient des convois de mules portant des spectateurs pour l'ouverture du cirque; nous en avions rencontré beaucoup dans la montagne, venant de trente ou quarante lieues à la ronde. Les aficionados sont, pour la véhémence et la furie, autant au-dessus des dilettanti qu'une course de taureaux est supérieure comme intérêt à une représentation d'opéra; rien ne les arrête, ni la chaleur, ni la difficulté, ni le péril du voyage: pourvu qu'ils arrivent et qu'ils aient leurs places près de la barrera, à pouvoir frapper de la main la croupe du taureau, ils se croient amplement payés de leurs fatigues. Quel est, l'auteur tragique ou comique qui peut se vanter d'exercer une attraction pareille? Cela n'empêche pas des moralistes doucereux et sentimentaux de prétendre que le goût de ce barbare divertissement, comme ils l'appellent, diminue tous les jours en Espagne.

On ne peut rien imaginer de plus pittoresque et de plus étrange que les environs de Malaga. Il semble qu'on soit transporté en Afrique: la blancheur éclatante des maisons, le ton indigo foncé de la mer, l'intensité éblouissante du jour, tout vous fait illusion. De chaque côté de la chaussée se hérissent des aloès énormes, agitant leurs coutelas; de gigantesques cactus aux palettes vert-de-grisées, aux tronçons difformes, se tordent hideusement comme des boas monstrueux, comme des échines de cachalots échoués; çà et là un palmier s'élance comme une colonne épanouissant son chapiteau de feuillage à côté d'un arbre d'Europe tout surpris d'un pareil voisinage, et qui semble inquiet de voir ramper à ses pieds les formidables végétations africaines.

Une élégante tour blanche se dessina sur le bleu du ciel: c'était le phare de Malaga; nous étions arrivés. Il pouvait être à peu près huit heures du matin; la ville était en pleine activité: les matelots allaient et venaient, chargeant et déchargeant les navires ancrés dans le port, avec une animation rare dans une ville espagnole; les femmes, coiffées et drapées dans de grands châles écarlates qui encadraient merveilleusement leurs figures moresques, marchaient rapidement, traînant après elles quelque marmot tout nu ou en chemise. Les hommes, embossés dans leur cape ou la veste sur l'épaule, hâtaient le pas, et, chose curieuse, toute cette foule allait du même côté, c'est-à-dire vers la place des Taureaux. Mais ce qui me frappa le plus parmi cette cohue bariolée, ce fut la rencontre de six nègres galériens qui traînaient un chariot. Ils étaient d'une taille gigantesque, avec des faces monstrueuses si sauvages, si peu humaines, empreintes d'un tel cachet de bestialité féroce, que je restai saisi d'effroi à leur aspect comme devant un attelage de tigres. L'espèce de robe de toile qui leur servait de vêtement leur donnait l'air encore plus diabolique et plus fantastique. Je ne sais ce qui pouvait les avoir conduits aux galères, mais je les y aurais fait mettre pour le seul crime d'avoir de pareilles figures.

Nous nous arrêtâmes au Parador des Trois-Rois, maison relativement très-comfortable, ombragée par une belle vigne dont les pampres enlaçaient les grilles du balcon, ornée d'une grande salle où l'hôtesse trônait derrière un comptoir surchargé de porcelaines, à peu près comme dans un café de Paris. Une très-jolie servante, charmant échantillon de la beauté des femmes de Malaga, célèbre en Espagne, nous conduisit à nos chambres, et nous fit éprouver un moment de vive anxiété en nous disant que toutes les places pour la course étaient prises, et que nous aurions beaucoup de peine à nous en procurer. Heureusement notre cosario Lanza nous trouva deux asientos de preferencia (places marquées), du côté du soleil, il est vrai; mais cela nous était bien égal: nous avions depuis longtemps fait le sacrifice de notre fraîcheur, et une couche de hâle de plus sur notre figure bistrée et jaunie ne nous importait guère. Les courses devaient durer trois jours consécutifs. Les billets du premier jour étaient cramoisis, ceux du second verts, ceux du troisième bleus, pour éviter toute confusion et empêcher les amateurs de se représenter deux fois avec la même carte.

Pendant notre déjeuner survint une troupe d'étudiants en tournée; ils étaient quatre et ressemblaient plus à des modèles de Ribeira ou de Murillo qu'à des élèves en théologie, tant ils étaient déguenillés, déchaux et malpropres. Ils chantaient des couplets bouffons en s'accompagnant du tambour de basque, du triangle et des castagnettes; celui qui touchait le pandero était un virtuose dans son genre; il faisait résonner la peau d'âne avec ses genoux, ses coudes, ses pieds, et, quand tous ces moyens de percussion ne lui suffisaient pas, il allongeait le disque orné de plaques de cuivre sur la tête de quelque muchacho ou de quelque vieille femme. L'un deux, l'orateur de la troupe, faisait la quête en débitant avec une extrême volubilité toute sorte de plaisanteries pour exciter les largesses de l'assemblée. «Un realito!» criait-il en prenant les postures les plus suppliantes, «pour que je puisse finir mes études, devenir curé, et vivre sans rien faire!» Quand il avait obtenu la petite pièce d'argent, il la plaquait contre son front à côté des autres déjà extorquées, absolument comme les almées qui, après la danse, couvrent leur visage en sueur des sequins et des piastres que leur ont jetés les osmanlis en extase.

La course était indiquée pour cinq heures, mais l'on nous conseilla de nous rendre au cirque vers une heure, parce que les couloirs ne tarderaient pas à s'encombrer de monde, et que nous ne pourrions pas parvenir à nos stalles, bien que marquées et réservées. Nous déjeunâmes donc à la hâte, et nous nous dirigeâmes vers la place des Taureaux, précédés de notre guide Antonio, garçon efflanqué et serré à outrance par une large ceinture rouge qui faisait ressortir encore sa maigreur, dont il attribuait plaisamment la cause à des chagrins d'amour.

Les rues regorgeaient d'une foule qui s'épaississait en approchant du cirque; les aguadors, les débitants de cebada glacée, les marchands d'éventails et de parasols en papier, les vendeurs de cigares, les conducteurs de calessines, faisaient un vacarme effroyable; une rumeur confuse planait sur la ville comme un brouillard de bruit.

Après d'assez longs détours dans les rues étroites et compliquées de Malaga, nous arrivâmes enfin à la bienheureuse place, qui n'a rien de remarquable à l'extérieur. Un détachement de soldats avait beaucoup de peine à contenir la foule qui voulait envahir le cirque; quoiqu'il fût tout au plus une heure, les gradins étaient déjà garnis du haut jusqu'en bas, et ce ne fut qu'avec force coups de coude et force invectives échangées que nous parvînmes à nos stalles.

Le cirque de Malaga est d'une grandeur vraiment antique et peut contenir douze ou quinze mille spectateurs dans son vaste entonnoir, dont l'arène forme le fond, et dont l'acrotère s'élève à la hauteur d'une maison de cinq étages. Cela donne une idée de ce que pouvaient être les arènes romaines et de l'attrait de ces jeux terribles où des hommes luttaient corps à corps contre des bêtes féroces sous les yeux d'un peuple entier.

On ne saurait imaginer un coup d'œil plus étrange et plus splendide que celui que présentaient ces immenses gradins couverts d'une foule impatiente, et cherchant à tromper les heures de l'attente par toute sorte de bouffonneries et d'andaluzades de l'originalité la plus piquante. Les habits modernes étaient en fort petit nombre, et ceux qui les portaient étaient accueillis avec des rires, des huées et des sifflets; aussi le spectacle y gagnait-il beaucoup: les couleurs vives des vestes et des ceintures, les draperies écarlates des femmes, les éventails bariolés de vert et de jonquille, ôtaient à la foule cet aspect lugubre et noir qu'elle a toujours chez nous, où les teintes sombres dominent.

Les femmes étaient en assez grand nombre, et j'en remarquai beaucoup de jolies. La Malagueña se distingue par la pâleur dorée de son teint uni, où la joue n'est pas plus colorée que le front, l'ovale allongé de son visage, le vif incarnat de sa bouche, la finesse de son nez et l'éclat de ses yeux arabes, qu'on pourrait croire teints de henné, tant les paupières en sont déliées et prolongées vers les tempes. Je ne sais si l'on doit attribuer cet effet aux plis sévères de la draperie rouge qui encadre leurs figures, elles ont un air sérieux et passionné qui sent tout à fait son Orient, et que ne possèdent pas les Madrilègnes, les Grenadines et les Sévillanes, plus mignonnes, plus gracieuses, plus coquettes, et toujours un peu préoccupées de l'effet qu'elles produisent. Je vis là d'admirables têtes, des types superbes dont les peintres de l'école espagnole n'ont pas assez profité, et qui offriraient à un artiste de talent une série d'études précieuses et entièrement neuves. Dans nos idées, il semble étrange que des femmes puissent assister à un spectacle où la vie de l'homme est en péril à chaque instant, où le sang coule en larges mares, où de malheureux chevaux effondrés se prennent les pieds dans leurs entrailles; on se les figurerait volontiers comme des mégères au regard hardi, au geste forcené, et l'on se tromperait fort: jamais plus doux visages de madone, paupières plus veloutées, sourires plus tendres, ne se sont inclinés sur un enfant Jésus. Les chances diverses de l'agonie du taureau sont suivies attentivement par de pâles et charmantes créatures dont un poëte élégiaque serait tout heureux de faire une Elvire. Le mérite des coups est discuté par des bouches si jolies, qu'on voudrait ne les entendre parler que d'amour. De ce qu'elles voient d'un œil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes, l'on aurait tort d'inférer qu'elles sont cruelles et manquent de tendresse d'âme: cela ne les empêche pas d'être bonnes, simples de cœur, et compatissantes aux malheureux; mais l'habitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à l'adresse déployée par les toreros, qui ne courent pas de si grands risques que l'on pourrait se l'imaginer d'abord.

Il n'était encore que deux heures, et le soleil inondait d'un déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraîchissaient dans le bain d'ombre projetée par les loges supérieures! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil d'Afrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part d'un pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre.

Les asientos de sombra (places à l'ombre) nous lançaient toute sorte de sarcasmes; ils nous envoyaient les marchands d'eau pour nous empêcher de prendre feu; ils nous priaient d'allumer leurs cigares aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu d'huile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand l'ombre, en tournant avec l'heure, livrait l'un d'eux aux morsures du soleil, c'étaient des éclats de rire et des bravos sans fin.

Grâce à quelques potées d'eau, à plusieurs douzaines d'oranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de l'incendie, et nous n'étions pas encore cuits tout à fait, ni frappés d'apoplexie, lorsque les musiciens vinrent s'asseoir dans leur tribune, et que le piquet de cavalerie se mit en devoir de faire évacuer l'arène fourmillant de muchachos et de mozos, qui se fondirent je ne sais comment dans la masse générale, quoiqu'il n'y eût pas mathématiquement de quoi placer une personne de plus; mais la foule en certaines circonstances est d'une élasticité merveilleuse.

Un immense soupir de satisfaction s'exhala de ces quinze mille poitrines soulagées du poids de l'attente. Les membres de l'ayuntamiento furent salués d'applaudissements frénétiques, et, lorsqu'ils entrèrent dans leur loge, l'orchestre se mit à jouer les airs nationaux: Yo que soy contrabandista, la marche de Riego, que toute l'assemblée chantait simultanément, en battant des mains et en frappant des pieds.

Nous n'avons point la prétention de raconter ici les détails d'une course de taureaux. Nous avons eu l'occasion d'en faire une relation consciencieuse pendant notre séjour à Madrid; nous ne voulons rapporter que les faits principaux, les coups remarquables de cette course, où les mêmes combattants tinrent la place trois jours sans se reposer, où vingt-quatre taureaux furent tués, où quatre-vingt-seize chevaux restèrent sur l'arène, sans autre accident pour les combattants qu'un coup de corne qui effleura le bras d'un capeador, blessure qui n'avait rien de dangereux, et ne l'empêcha pas de reparaître le lendemain dans le cirque.

À cinq heures précises, les portes de l'arène s'ouvrirent, et la troupe qui devait opérer fit processionnellement le tour du cirque. En tête marchaient les trois picadores, Antonio Sanchez, José Trigo, tous deux de Séville, Francisco Briones, de Puerto-Réal, le poing sur la hanche, la lance sur le pied, avec une gravité de triomphateurs romains montant au Capitole. La selle de leurs chevaux portait écrit en clous dorés le nom du propriétaire du cirque: Antonio-Maria Alvarez. Les capeadores ou chulos, coiffés du tricorne, embossés dans leurs manteaux de couleurs éclatantes, venaient ensuite; les banderilleros, en costume de Figaro suivaient de près. En queue du cortège s'avançaient, isolés dans leur majesté, les deux matadores, les épées, comme on dit en Espagne, Montès de Chiclana et José Parra de Madrid. Montès était avec son fidèle quadrille, chose très-importante pour la sécurité de la course; car, dans ces temps de dissensions politiques, il arrive souvent que les toreros christinos ne vont pas au secours des toreros carlistes en danger, et réciproquement. La procession se terminait significativement par l'attelage de mules destinées à enlever les taureaux et les chevaux morts.

La lutte allait commencer. L'alguazil, en costume bourgeois, qui devait porter au garçon de combat les clefs du toril, et montait fort maladroitement un cheval fougueux, fit précéder la tragédie d'une farce assez réjouissante: il perdit d'abord son chapeau, puis les étriers. Son pantalon sans sous-pieds lui remontait jusqu'aux genoux de la façon la plus grotesque; et, la porte ayant été malicieusement ouverte au taureau avant qu'il eût eu le temps de se retirer de l'arène, sa frayeur, portée au comble, le rendit encore plus ridicule par les contorsions qu'il faisait sur sa bête. Cependant il ne fut pas renversé, au grand désappointement de la canaille; le taureau, ébloui par les torrents de lumière qui inondaient l'arène, ne l'aperçut pas tout d'abord et le laissa sortir sans coup de corne. Ce fut donc au milieu d'un éclat de rire immense, homérique, olympien, que la course commença; mais le silence ne tarda pas à se rétablir, le taureau ayant fendu en deux le cheval du premier picador et désarçonné le second.

Nous n'avions de regards que pour Montès, dont le nom est populaire dans toutes les Espagnes, et dont les prouesses font le sujet de mille récits merveilleux, Montès est né à Chiclana, dans les environs de Cadix. C'est un homme de quarante à quarante-trois ans, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, l'air sérieux, la démarche mesurée, le teint d'une pâleur olivâtre, et n'ayant de remarquable que la mobilité de ses yeux, qui seuls semblent vivre dans son masque impassible; il paraît plus souple que robuste, et doit ses succès plutôt à son sang-froid, à la justesse de son coup d'œil, à sa connaissance approfondie de l'art qu'à sa force musculaire. Dès les premiers pas que fait un taureau sur la place, Montès sait s'il a la vue courte ou longue, s'il est clair ou obscur, c'est-à-dire s'il attaque franchement ou a recours à la ruse, s'il est de muchas piernas ou aplomado, léger ou pesant, s'il fermera les yeux en donnant la cogida, ou s'il les tiendra ouverts. Grâce à ces observations, faites avec la rapidité de la pensée, il est toujours en mesure pour la défense. Cependant, comme il pousse aux dernières limites la témérité froide, il a reçu dans sa carrière bon nombre de coups de corne, comme l'atteste la cicatrice qui lui sillonne la joue, et plusieurs fois il a été emporté de la place grièvement blessé.

Il était ce jour-là revêtu d'un costume de soie vert-pomme brodé d'argent, d'une élégance et d'un luxe extrêmes, car Montès est riche, et, s'il continue à descendre dans l'arène, c'est par amour de l'art et besoin d'émotion, sa fortune se montant à plus de 50,000 duros, somme considérable si l'on songe aux dépenses de costume que les matadores sont obligés de faire, un habit complet coûtant de 1,500 francs, à 2,000 francs, et aux voyages perpétuels qu'ils font d'une ville à l'autre, accompagnés de leurs quadrilles.

Montès ne se contente pas, comme les autres épées, de tuer le taureau lorsque le signal de sa mort est donné. Il surveille la place, dirige le combat, vient au secours des picadores ou des chulos en péril. Plus d'un torero doit la vie à son intervention. Un taureau, ne se laissant pas distraire par les capes qu'on agitait devant lui, fouillait le ventre d'un cheval qu'il avait renversé, et tâchait d'en faire autant au cavalier abrité sous le cadavre de sa monture. Montès prit la bête farouche par la queue, et lui fit faire trois ou quatre tours de valse à son grand déplaisir et aux applaudissements frénétiques du peuple entier, ce qui donna le temps de relever le picador. Quelquefois il se plante tout debout devant le taureau, les bras croisés, l'œil fixe, et le monstre s'arrête subitement, subjugué par ce regard clair, aigu et froid comme une lame d'épée. Alors ce sont des cris, des hurlements, des vociférations, des trépignements, des explosions de bravos dont on ne peut se faire une idée; le délire s'empare de toutes les têtes, un vertige général agite sur les bancs les quinze mille spectateurs, ivres d'aguardiente, de soleil et de sang; les mouchoirs s'agitent, les chapeaux sautent en l'air, et Montès seul, calme dans cette foule, savoure en silence sa joie profonde et contenue, et salue légèrement comme un homme capable de bien d'autres prouesses. Pour de pareils applaudissements, je conçois qu'on risque sa vie à chaque minute; ils ne sont pas trop payés. Ô chanteurs au gosier d'or, danseuses au pied de fée, comédiens de tous genres, empereurs et poëtes, qui vous imaginez avoir excité l'enthousiasme, vous n'avez pas entendu applaudir Montès!

Quelquefois les spectateurs eux-mêmes le supplient de daigner exécuter un de ces tours d'adresse dont il sort toujours vainqueur. Une jolie fille lui crie en lui jetant un baiser: «Allons, señor Montès, allons, Paquirro (c'est son prénom), vous qui êtes si galant, faites quelque petite chose, una cosita, pour une dame.» Et Montès saute par-dessus le taureau en lui appuyant le pied sur la tête, ou bien il lui secoue sa cape devant le mufle, et, par un mouvement brusque, s'en enveloppe de façon à former une draperie élégante, aux plis irréprochables; puis il fait un saut de côté et laisse passer la bête lancée trop fort pour se retenir.

La manière de tuer de Montès est remarquable par la précision, la sûreté et l'aisance de ses coups; avec lui, toute idée de danger s'évanouit; il a tant de sang-froid, il est si maître de lui-même, il paraît si certain de sa réussite, que le combat ne semble plus qu'un jeu; peut-être même l'émotion y perd-elle. Il est impossible de craindre pour sa vie; il frappera le taureau où il voudra, quand il voudra, comme il voudra. Les chances du duel sont par trop inégales; un matador moins habile produit quelquefois un effet plus saisissant par les risques et les chances qu'il court. Ceci paraîtra sans doute d'une barbarie bien raffinée, mais les aficionados, tous ceux qui ont vu des courses et qui se sont passionnés pour un taureau franc et brave, nous comprendront assurément. Un fait qui se passa le dernier jour des courses prouvera la vérité de notre assertion, et fit voir un peu durement à Montès jusqu'à quel point le public espagnol poussait l'esprit d'impartialité envers les hommes et envers les bêtes.

Un magnifique taureau noir venait d'être lâché dans la place. À la manière brusque dont il était sorti du toril, les connaisseurs en avaient conçu la plus haute opinion. Il réunissait toutes les qualités d'un taureau de combat; ses cornes étaient longues, aiguës, les pointes bien tournées; les jambes sèches, fines et nerveuses, promettaient une grande légèreté: son large fanon, ses flancs développés, indiquaient une force immense. Aussi portait-il dans le troupeau le nom de Napoléon, comme le seul nom qui pût qualifier sa supériorité incontestable. Sans la moindre hésitation, il fondit sur le picador posté auprès des tablas, le renversa avec son cheval, qui resta mort sur le coup, puis s'élança sur le second, qui ne fut pas plus heureux, et qu'on eut à peine le temps de faire passer par-dessus les barrières, tout moulu et tout froissé de sa chute. En moins d'un quart d'heure, sept chevaux éventrés gisaient sur le sable; les chulos n'agitaient que de bien loin leurs capes de couleur, et ne perdaient pas de vue les palissades, sautant de l'autre côté dès que Napoléon taisait mine d'approcher. Montès lui-même paraissait troublé, et même une fois il avait posé le pied sur le rebord de la charpente des tablas, prêt à les franchir en cas d'alerte et de poursuite trop vive, ce qu'il n'avait pas fait dans les deux courses précédentes. La joie des spectateurs se traduisait en exclamations bruyantes, et les compliments les plus flatteurs pour le taureau s'élançaient de toutes les bouches. Une nouvelle prouesse de l'animal vint porter l'enthousiasme au dernier degré d'exaspération.

Un sobre-saliente (doublure) de picador, car les deux chefs d'emploi étaient hors de combat, attendait, la lance baissée, l'assaut du terrible Napoléon, qui, sans s'inquiéter de sa piqûre à l'épaule, prit le cheval sous le ventre, d'un premier coup de tête lui fit tomber les jambes de devant sur le rebord des tablas, et, d'un second lui soulevant la croupe, l'envoya avec son maître de l'autre côté de la barrière, dans le couloir de refuge qui circule tout au tour de la place.

Un si bel exploit fit éclater des tonnerres de bravos. Le taureau était maître de la place qu'il parcourait en vainqueur, s'amusant, faute d'adversaires, à retourner et à jeter en l'air les cadavres des chevaux qu'il avait décousus. La provision de victimes était épuisée, et il n'y avait plus dans l'écurie du cirque de quoi remonter les picadores. Les banderilleros se tenaient enfourchés sur les tablas, n'osant descendre harceler de leurs flèches ornées de papier ce redoutable lutteur, dont la rage n'avait pas besoin, à coup sûr, d'excitations. Les spectateurs, impatientés de cette espèce d'entr'acte, criaient: Las banderillas! las banderillas! Fuego al alcalde! le feu à l'alcade qui ne donne pas l'ordre! Enfin, sur un signe du gouverneur de la place, un banderillero se détacha du groupe et planta deux flèches dans le cou de la bête furieuse, et se sauva de toute sa vitesse, mais pas assez promptement encore, car la corne lui effleura le bras et lui fendit la manche. Alors, malgré les vociférations et les huées du peuple, l'alcade donna l'ordre de la mort, et fit signe à Montès de prendre sa muleta et son épée, en dépit de toutes les règles de la tauromachie qui exigent qu'un taureau ait reçu au moins quatre paires de banderillas avant d'être livré à l'estoc du matador.

Montès, au lieu de s'avancer comme d'habitude au milieu de l'arène, se posa à une vingtaine de pas de la barrière, pour avoir un refuge en cas de malheur; il était fort pâle, et, sans se livrer à aucune de ces gentillesses, coquetteries du courage qui lui ont valu l'admiration de l'Espagne, il déploya la muleta écarlate, et appela le taureau qui ne se fit pas prier pour venir. Montès exécuta trois ou quatre passes avec la muleta, tenant son épée horizontale à la hauteur des yeux du monstre, qui tout à coup tomba comme foudroyé et expira après un bond convulsif. L'épée lui était entrée dans le front et avait piqué la cervelle, coup défendu par les lois de la tauromachie, le matador devant passer le bras entre les cornes de l'animal et lui donner l'estocade entre la nuque et les épaules, ce qui augmente le danger de l'homme et donne quelque chance à son bestial adversaire.

Quand on eut compris le coup, car ceci s'était passé avec la rapidité de la pensée, un hourra d'indignation s'éleva des tendidos aux palcos; un ouragan d'injures et de sifflets éclata avec un tumulte et un fracas inouïs. «Boucher, assassin, brigand, voleur, galérien, bourreau!» étaient les termes les plus doux. «À Ceuta Montès! au feu Montès! les chiens à Montès! mort à l'alcade!» tels étaient les cris qui retentissaient de toutes parts. Jamais je n'ai vu une fureur pareille, et j'avoue en rougissant que je la partageais. Les vociférations ne suffirent bientôt plus; l'on commença à jeter sur le pauvre diable des éventails, des chapeaux, des bâtons, des jarres pleines d'eau et des fragments de bancs arrachés. Il y avait encore un taureau à tuer, mais sa mort passa inaperçue à travers cette horrible bacchanale, et ce fut José Parra, la seconde épée, qui l'expédia en deux estocades assez bien portées. Quant à Montès, il était livide, son visage verdissait de rage, ses dents imprimaient des marques sanglantes sur ses lèvres blanches, quoiqu'il affichât un grand calme et s'appuyât avec une grâce affectée sur la garde de son épée, dont il avait essuyé dans le sable la pointe rougie contre les règles.

À quoi tient la popularité? Jamais personne n'aurait pu imaginer, la veille et l'avant-veille, qu'un artiste aussi sûr, aussi maître de son public que Montès, pût être si rigoureusement puni d'une infraction sans doute commandée par la plus impérieuse nécessité, vu l'agilité, la vigueur et la furie extraordinaires de l'animal. La course achevée, il monta en calessine, suivi de son quadrille, et partit en jurant ses grands dieux qu'il ne remettrait plus les pieds à Malaga. Je ne sais s'il aura tenu parole et se sera souvenu plus longtemps de l'insulte du dernier jour que des triomphes et des ovations du commencement. Maintenant je trouve que le public de Malaga a été injuste envers le grand Montès de Chiclana, dont toutes les estocades avaient été superbes, et qui avait fait preuve, dans les occasions dangereuses, d'un sang-froid héroïque et d'une adresse admirable, si bien que le peuple, enchanté, lui avait fait don de tous les taureaux qu'il avait frappés, et lui avait permis de leur couper l'oreille en signe de propriété, pour qu'ils ne pussent être réclamés ni par l'hôpital ni par l'entrepreneur.

Étourdis, enivrés, saturés d'émotions violentes, nous retournâmes à notre parador, n'entendant par les rues que nous suivions que des éloges pour le taureau et des imprécations contre Montès.

Le soir même, malgré ma fatigue, je me fis conduire au théâtre, voulant passer sans transition des sanglantes réalités du cirque aux émotions intellectuelles de la scène. Le contraste était frappant; là le bruit, la foule; ici l'abandon et le silence. La salle était presque vide, quelques rares spectateurs diapraient çà et là les banquettes désertes. L'on donnait cependant les Amants de Teruel, drame de Juan-Eugenio Hartzembusch, l'une des plus remarquables productions de l'école moderne espagnole. C'est une touchante et poétique histoire d'amants qui se gardent une invincible fidélité à travers mille séductions et mille obstacles: ce sujet, malgré des efforts souvent heureux de la part de l'auteur pour varier une situation toujours la même, paraîtrait trop simple à des spectateurs français; les morceaux de passion sont traités avec beaucoup de chaleur et d'entraînement, quoique déparés quelquefois par une certaine exagération mélodramatique à laquelle l'auteur s'abandonne trop aisément. L'amour de la sultane de Valence pour l'amant d'Isabel, Juan-Diego-Martinez Garcès de Marsilla, qu'elle fait apporter dans le harem endormi par un narcotique, la vengeance de cette même sultane lorsqu'elle se voit méprisée, les lettres coupables de la mère d'Isabel trouvées par Rodrigue d'Azagra, qui s'en fait un moyen pour épouser la fille et menace de les montrer au mari trompé, sont des ressorts un peu forcés, mais qui amènent des scènes touchantes et dramatiques. La pièce est écrite en prose et en vers. Autant qu'un étranger peut juger du style d'une langue qu'il ne sait jamais dans toutes ses finesses, les vers d'Hartzembusch m'ont paru supérieurs à sa prose. Ils sont libres, francs, animés, variés de coupe, assez sobres de ces amplifications poétiques auxquelles la facilité de leur prosodie entraîne trop souvent les méridionaux. Son dialogue en prose semble imité des mélodrames modernes français et pèche par la lourdeur et l'emphase. Les Amants de Teruel, avec tous leurs défauts, sont une œuvre littéraire et bien supérieure à ces traductions arrangées ou dérangées de nos pièces du boulevard qui inondent aujourd'hui les théâtres de la Péninsule. On y sent l'étude des anciennes romances et des maîtres de la scène espagnole, et il serait à désirer que les jeunes poëtes d'au delà des monts entrassent dans cette voie plutôt que de perdre leur temps à mettre d'affreux mélodrames en castillan plus ou moins légitime.

Un saynète assez comique suivait la pièce sérieuse. Il s'agissait d'un vieux garçon qui prenait une jolie servante, «pour tout faire,» comme diraient les Petites Affiches parisiennes. La drôlesse amenait d'abord, à titre de frère, un grand diable de Valencien haut de six pieds, avec des favoris énormes, une navaja démesurée, et pourvu d'une faim insatiable et d'une soif inextinguible; puis un cousin non moins farouche, extrêmement hérissé de tromblons, de pistolets et autres armes destructives, lequel cousin était suivi d'un oncle contrebandier porteur d'un arsenal complet et d'une mine équivalente, le tout à la grande terreur du pauvre vieux, déjà repentant de ses velléités égrillardes. Ces variétés de sacripants étaient rendues par les acteurs avec une vérité et une verve admirables. À la fin survenait un neveu militaire et sage qui délivrait son coquin d'oncle de cette bande de brigands installés chez lui, qui caressaient sa servante tout en buvant son vin, fumaient ses cigares, et mettaient sa maison au pillage. L'oncle promettait de ne se faire servir dorénavant que par de vieux domestiques mâles. Les saynètes ressemblent à nos vaudevilles, mais l'intrigue en est moins compliquée, et souvent ils consistent en quelques scènes détachées, comme les intermèdes des comédies italiennes.

Le spectacle se termina par un bayle nacional exécuté, par deux couples de danseurs et de danseuses d'une manière assez satisfaisante. Les danseuses espagnoles, bien qu'elles n'aient pas le fini, la correction précise, l'élévation des danseuses françaises, leur sont, à mon avis, bien supérieures par la grâce et le charme; comme elles travaillent peu et ne s'assujettissent pas à ces terribles exercices d'assouplissement qui font ressembler une classe de danse à une salle de torture, elles évitent cette maigreur de cheval entraîné qui donne à nos ballets quelque chose de trop macabre et de trop anatomique; elles conservent les contours et les rondeurs de leur sexe; elles ont l'air de femmes qui dansent et non pas de danseuses, ce qui est bien différent. Leur manière n'a pas le moindre rapport avec celle de l'école française. Dans celle-ci, l'immobilité et la perpendicularité du buste sont expressément recommandées; le corps ne participe presque pas aux mouvements des jambes. En Espagne, les pieds quittent à peine la terre; point de ces grands ronds de jambe, de ces écarts qui l'ont ressembler une femme à un compas forcé, et qu'on trouve là-bas d'une indécence révoltante. C'est le corps qui danse, ce sont les reins qui se cambrent, les flancs qui ploient, la taille qui se tord avec une souplesse d'aimée ou de couleuvre. Dans les poses renversées, les épaules de la danseuse vont presque toucher la terre; les bras, pâmés et morts, ont une flexibilité, une mollesse d'écharpe dénouée; on dirait que les mains peuvent à peine soulever et faire babiller les castagnettes d'ivoire aux cordons tressés d'or; et cependant, au moment venu, des bonds de jeune jaguar succèdent à cette langueur voluptueuse, et prouvent que ces corps, doux comme la soie, enveloppent des muscles d'acier. Les almées moresques suivent encore aujourd'hui le même système: leur danse consiste dans les ondulations harmonieusement lascives du torse, des hanches et des reins, avec des renversements de bras par-dessus la tête. Les traditions arabes se sont conservées dans les pas nationaux, surtout en Andalousie.

Les danseurs espagnols, quoique médiocres, ont un air cavalier, galant et hardi, que je préfère de beaucoup aux grâces équivoques et fades des nôtres. Ils n'ont l'air occupés ni d'eux-mêmes ni du public; ils n'ont de regards, de sourire que pour leur danseuse, dont ils paraissent toujours passionnément épris, et qu'ils semblent disposés à défendre contre tous. Ils possèdent une certaine grâce féroce, une certaine allure insolemment cambrée qui leur est toute particulière. En essuyant leur fard, ils pourraient faire d'excellents banderilleros, et sauter des planches du théâtre sur le sable de l'arène.

La malagueña, danse locale de Malaga, est vraiment d'une poésie charmante. Le cavalier paraît d'abord, le sombrero sur les yeux, embossé dans sa cape écarlate comme un hidalgo qui se promène et cherche les aventures. La dame entre, drapée dans sa mantille, son éventail à la main, avec les façons d'une femme qui va faire un tour à l'Alameda. Le cavalier tâche de voir la figure de cette mystérieuse sirène; mais la coquette manœuvre si bien de l'éventail, l'ouvre et le ferme si à propos, le tourne et le retourne si promptement à la hauteur de son joli visage, que le galant, désappointé, recule de quelques pas et s'avise d'un autre stratagème. Il fait parler des castagnettes sous son manteau. À ce bruit, la dame prête l'oreille; elle sourit, son sein palpite, la pointe de son petit pied de satin marque la mesure malgré elle; elle jette son éventail, sa mantille, et paraît en folle toilette de danseuse, étincelante de paillettes et de clinquants, une rose dans les cheveux, un grand peigne d'écaille sur la tête. Le cavalier se débarrasse de son masque et de sa cape, et tous deux exécutent un pas d'une originalité délicieuse.

En m'en revenant le long de la mer, qui réfléchissait dans son miroir d'acier bruni le pâle visage de la lune, je songeais à ce contraste si frappant de la foule du cirque et de la solitude du théâtre, de cet empressement de la multitude pour le fait brutal et de son indifférence aux spéculations de l'esprit. Poëte, je me mis à envier le gladiateur; je regrettai d'avoir quitté l'action pour la rêverie. La veille, au même théâtre, l'on avait joué une pièce de Lope de Vega qui n'avait pas attiré plus de monde que l'œuvre du jeune écrivain: ainsi le génie antique et le talent moderne ne valent pas un coup d'épée de Montès!

Les autres théâtres d'Espagne ne sont, d'ailleurs, guère plus suivis que celui de Malaga, pas même le théâtre del Principe de Madrid, où se trouvent cependant un bien grand acteur, Julian Roméa, et une excellente actrice, Matilde Diez. L'antique veine dramatique espagnole semble être tarie sans retour, et pourtant jamais fleuve n'a coulé à plus larges flots dans un lit plus vaste; jamais il n'y eut fécondité plus prodigieuse, plus inépuisable. Nos vaudevillistes les plus abondants sont encore loin de Lope de Vega, qui n'avait pas de collaborateurs et dont les œuvres sont si nombreuses qu'on n'en sait pas le chiffre exact, et qu'il en existe à peine un exemplaire complet. Calderon de la Barca, sans compter ses comédies de cape et d'épée, où il n'a pas de rival, a fait des multitudes d'autos sacramentales, espèces de mystères catholiques où la profondeur bizarre de la pensée, la singularité de conception, s'unissent à une poésie enchanteresse et de l'élégance la plus fleurie. Il faudrait des catalogues in-folio pour désigner, seulement par leurs titres, les pièces de Lope de Rueda, de Montalban, de Guevara, de Quevedo, de Tirso, de Rojas, de Moreto, de Guilhen de Castro, de Diamante et de tant d'autres. Ce qui s'est écrit de pièces de théâtre en Espagne, pendant le XVIe et le XVIIe siècle, dépasse l'imagination; autant vaudrait compter les feuilles des forêts et les grains de sable de la mer: elles sont presque toutes en vers de huit pieds mêlés d'assonances, imprimées en deux colonnes in-quarto sur papier à chandelle, avec une grossière gravure au frontispice, et forment des cahiers de six à huit feuilles. Les boutiques de librairie en regorgent; on en voit des milliers suspendues pêle-mêle au milieu des romances et des légendes versifiées des étalagistes en plein vent; l'on pourrait sans exagération appliquer à la plupart des auteurs dramatiques espagnols l'épigramme faite sur un poëte romain trop fécond, que l'on brûla après sa mort sur un bûcher formé de ses propres œuvres. C'est une fertilité d'invention, une abondance d'événements, une complication d'intrigues dont on ne peut se faire une idée. Les Espagnols, bien avant Shakspeare, ont inventé le drame; leur théâtre est romantique dans toute l'acception du mot; à part quelques puérilités d'érudition, leurs pièces ne relèvent ni des Grecs ni des Latins, et, comme le dit Lope de Vega dans son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo:

... Cuando ho de escribir una comedia, Encierro los preceptos con seis llaves. Les auteurs dramatiques espagnols ne paraissent pas s'être beaucoup préoccupés de la peinture des caractères, bien que l'on trouve à chaque scène des traits d'observation très-piquants et très-fins; l'homme n'y est pas étudié philosophiquement, et l'on ne rencontre guère, dans leurs drames, de ces figures épisodiques si fréquentes dans le grand tragique anglais, silhouettes découpées sur le vif, qui ne concourent qu'indirectement à l'action, et n'ont d'autre but que de représenter une facette de l'âme humaine, une individualité originale, ou de refléter la pensée du poëte. Chez eux, l'auteur laisse rarement apercevoir sa personnalité, excepté à la fin du drame, quand il demande pardon de ses fautes au public.

Le principal mobile des pièces espagnoles est le point d'honneur:

Las casos de la houra son mejores, Porque mueven con fuerza a toda gente, Con ellos las acciones virtuosas Que la virtud es donde quiéra amada, dit encore Lope de Vega, qui s'y connaissait et qui ne se fit pas faute de suivre son précepte. Le point d'honneur jouait dans les comédies espagnoles le rôle de la fatalité dans les tragédies grecques. Ses lois inflexibles, ses nécessités cruelles, faisaient naître aisément des scènes dramatiques et d'un haut intérêt. El pundonor, espèce de religion chevaleresque avec sa jurisprudence, ses subtilités et ses raffinements, est bien supérieur à l'Aνάγκη, à la fatalité antique, dont les coups aveugles tombent au hasard sur les coupables et sur les innocents. L'on est souvent révolté, en lisant les tragiques grecs, de la situation du héros, également criminel s'il agit ou s'il n'agit pas; le point d'honneur castillan est toujours parfaitement logique et d'accord avec lui-même. Il n'est d'ailleurs que l'exagération de toutes les vertus humaines poussées au dernier degré de susceptibilité. Dans ses fureurs les plus horribles, dans ses vengeances les plus atroces, le héros garde une attitude noble et solennelle. C'est toujours au nom de la loyauté, de la foi conjugale, du respect des aïeux, de l'intégrité du blason, qu'il tire du fourreau sa grande épée à coquille de fer, souvent contre ceux qu'il aime de toute son âme, et qu'une nécessité impérieuse l'oblige d'immoler. De la lutte des passions aux prises avec le point d'honneur résulte l'intérêt de la plupart des pièces de l'ancien théâtre espagnol, intérêt profond, sympathique, vivement senti par les spectateurs, qui, dans la même situation, n'eussent pas agi autrement que le personnage. Avec une donnée si fertile, si profondément dans les mœurs de l'époque, il ne faut pas s'étonner de la facilité prodigieuse des anciens dramaturges de la Péninsule. Une autre source non moins abondante d'intérêt, ce sont les actions vertueuses, les dévouements chevaleresques, les renonciations sublimes, les fidélités inaltérables, les passions surhumaines, les délicatesses idéales, résistant aux intrigues les mieux ourdies, aux embûches les plus compliquées. Dans ce cas, le poëte semble avoir pour but de proposer aux spectateurs un modèle achevé de la perfection humaine. Tout ce qu'il peut trouver de qualités, il l'entasse sur la tête de son prince ou de sa princesse; il les fait plus soucieux de leur pureté que la blanche hermine, qui aime mieux mourir que d'avoir une tache sur sa fourrure de neige.

Un profond sentiment du catholicisme et des mœurs féodales respire dans tout ce théâtre, vraiment national d'origine, de fond et de forme. La division en trois journées, suivie par les auteurs espagnols, est assurément la plus raisonnable et la plus logique. L'exposition, le nœud et le dénomment, telle est la distribution naturelle de toute action dramatique bien entendue, et nous ferions bien de l'adopter, au lieu de l'antique coupe en cinq actes, dont deux sont si souvent inutiles, le second et le quatrième.

Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que les anciennes pièces espagnoles fussent exclusivement sublimes. Le grotesque, cet élément indispensable de l'art du moyen âge, s'y glisse sous la forme du gracioso et du bobo (niais), qui égaie le sérieux de l'action par des plaisanteries et des jeux de mots plus ou moins hasardés, et produit, à côté du héros, l'effet de ces nains difformes, à pourpoint bariolé, jouant avec des lévriers plus grands qu'eux, qu'on voit figurer auprès de quelque roi ou de quelque prince dans les vieux portraits des galeries.

Moratin, l'auteur du Si de las Niñas, de El Café, dont on peut voir le tombeau au Père Lachaise de Paris, est le dernier reflet de l'art dramatique espagnol, comme le vieux peintre Goya, mort à Bordeaux en 1828, a été le dernier descendant reconnaissable encore du grand Velasquez.

Maintenant on ne représente plus guère sur les théâtres d'Espagne que des traductions de mélodrames et de vaudevilles français. À Jaën, au cœur de l'Andalousie, on joue le Sonneur de Saint-Paul; à Cadix, à deux pas de l'Afrique, le Gamin de Paris. Les saynètes, autrefois si gais, si originaux, d'une si haute saveur locale, ne sont plus que des imitations empruntées au répertoire du théâtre des Variétés. Sans parler de don Martinez de la Rosa, de don Antonio Gil y Zarate, qui appartiennent déjà à une époque moins récente, la Péninsule compte cependant plusieurs jeunes gens de talent et d'espérance; mais l'attention publique, en Espagne comme en France, est détournée par la gravité des événements. Hartzembusch, l'auteur des Amants de Teruel; Castro y Orozco, à qui l'on doit Fray Luis de Leon, ou le Siècle et le Monde; Zorilla, qui a fait représenter avec succès le drame el Rey y el Zapatero; Breton de Los Herreros, le duc de Rivas, Larra, qui s'est tué par amour; Espronceda, dont les journaux viennent d'annoncer la mort, et qui portait dans ses compositions une énergie passionnée et farouche, quelquefois digne de Byron, son modèle, sont,--hélas! pour les deux derniers il faut dire étaient,--des littérateurs pleins de mérite, des poètes ingénieux, élégants et faciles, qui pourraient prendre place à côté des anciens maîtres, s'il ne leur manquait ce qui nous manque à tous, la certitude, un point de départ assuré, un fonds d'idées communes avec le public. Le point d'honneur et l'héroïsme des vieilles pièces n'est plus compris ou semble ridicule, et la croyance moderne n'est pas encore assez formulée pour que les poètes puissent la traduire.

Il ne faut donc pas trop blâmer la foule qui, en attendant, envahit le cirque et va chercher les émotions où elles se trouvent; après tout, ce n'est pas la faute du peuple si les théâtres ne sont pas plus attrayants; tant pis pour nous, poètes, si nous nous laissons vaincre par les gladiateurs. En somme, il est plus sain pour l'esprit et le cœur de voir un homme de courage tuer une bête féroce en face du ciel, que d'entendre un histrion sans talent chanter un vaudeville obscène, ou débiter de la littérature frelatée devant une rampe fumeuse.


XIII. EGLIA.--CORDOUE.--L'ARCHANGE RAPHAËL.--LA MOSQUÉE.

Nous ne connaissions encore que les galères à brancards, il nous restait à tâter un peu de la galère à quatre roues. Un de ces aimables véhicules partait justement pour Cordoue, déjà encombré d'une famille espagnole, nous complétâmes la charge. Figurez-vous une charrette assez basse, munie de ridelles à claire-voie et n'ayant pour fond qu'un filet de sparterie dans lequel on entasse les malles et les paquets sans grand souci des angles sortants ou rentrants. Là-dessus l'on jette deux ou trois matelas, ou, pour parler plus exactement, deux sacs de toile où flottent quelques touffes de laine peu cardée; sur ces matelas s'étendent transversalement les pauvres voyageurs dans une position assez semblable (pardonnez-nous la trivialité de la comparaison) à celle des veaux que l'on porte au marché. Seulement ils n'ont pas les pieds liés, mais leur situation n'en est guère meilleure. Le tout est recouvert d'une grosse toile tendue sur des cerceaux, dirigé par un mayoral et traîné par quatre mules.

La famille avec laquelle nous faisions roule était celle d'un ingénieur assez instruit et parlant bien français: elle était accompagnée d'un grand scélérat de figure hétéroclite, autrefois brigand dans la bande de José Maria, et maintenant surveillant des mines. Ce drôle suivait la galère à cheval, le couteau dans la ceinture, la carabine à l'arçon de la selle. L'ingénieur paraissait faire grand cas de lui; il vantait sa probité, sur laquelle son ancien métier ne lui inspirait aucune inquiétude; il est vrai qu'en parlant de José Maria, il me dit à plusieurs reprises que c'était un brave et honnête homme. Cette opinion, qui nous paraîtrait légèrement paradoxale à l'endroit d'un voleur de grand chemin, est partagée en Andalousie par les gens les plus honorables. L'Espagne est restée arabe sur ce point, et les bandits y passent facilement pour des héros, rapprochement moins bizarre qu'il ne le semble d'abord, surtout dans les contrées du Midi, où l'imagination est si impressionnable; le mépris de la mort, l'audace, le sang-froid, la détermination prompte et hardie, l'adresse et la force, cette espèce de grandeur qui s'attache à l'homme en révolte contre la société, toutes ces qualités, qui agissent si puissamment sur les esprits encore peu civilisés, ne sont-elles pas celles qui font les grands caractères, et le peuple a-t-il si tort de les admirer chez ces natures énergiques, bien que l'emploi en soit condamnable?

Le chemin de traverse que nous suivions montait et descendait d'une façon assez abrupte à travers un pays bossué de collines et sillonné d'étroites vallées dont le fond était occupé par des lits de torrents à sec et tout hérissé de pierres énormes qui nous causaient d'atroces soubresauts, et arrachaient des cris aigus aux femmes et aux enfants. Chemin faisant, nous remarquâmes quelques effets de soleil couchant d'une poésie et d'une couleur admirables. Les montagnes prenaient dans l'éloignement des teintes pourpres et violettes, glacées d'or, d'une chaleur et d'une intensité extraordinaires; l'absence complète de végétation imprimait à ce paysage, uniquement composé de terrains et de ciels, un caractère de nudité grandiose et d'âpreté farouche dont l'équivalent n'existe nulle part, et que les peintres n'ont jamais rendu. L'on fit halte quelques heures, à l'entrée de la nuit, dans un petit hameau de trois ou quatre maisons, pour laisser reposer les mules et nous permettre de prendre quelque nourriture. Imprévoyants comme des voyageurs français, quoiqu'un séjour de cinq mois en Espagne eût dû nous rendre plus sages, nous n'avions emporté de Malaga aucune provision; aussi fûmes-nous obligés de souper de pain sec et de vin blanc qu'une femme de la posada voulut bien nous aller chercher, car les garde-manger et les celliers espagnols ne partagent pas cette horreur que la nature a, dit-on, pour le vide, et ils logent le néant en toute sécurité de conscience.

Vers une heure du matin, l'on se remit en route, et, malgré les cahots effroyables, les enfants de l'employé des mines qui roulaient sur nous, et les chocs que recevaient nos têtes vacillantes en heurtant les ridelles, nous ne tardâmes pas à nous endormir. Quand le soleil vint nous chatouiller le nez avec un rayon comme un épi d'or, nous étions près de Caratraca, village insignifiant, qui n'est pas marqué sur la carte et n'a de particulier que des sources d'eaux sulfureuses très-efficaces pour les maladies de la peau, ce qui attire dans cet endroit perdu une population assez suspecte et d'un commerce malsain. On y joue un jeu d'enfer; et, quoiqu'il fût encore de très-bonne heure, les cartes et les onces d'or allaient déjà leur train. C'était quelque chose de hideux à voir que ces malades aux physionomies terreuses et verdâtres, encore enlaidies par la rapacité, allongeant avec lenteur leurs doigts convulsifs pour saisir leur proie. Les maisons de Caratraca, comme toutes celles des villages d'Andalousie, sont passées au lait de chaux; ce qui, joint à la teinte vive des tuiles, aux guirlandes de pampres, aux arbustes qui les entourent, leur donne un air de fête et d'aisance bien différent des idées que l'on se fait dans le reste de l'Europe de la malpropreté espagnole, idées généralement fausses, qui ne peuvent être venues qu'à propos de quelques misérables hameaux de la Castille, dont nous possédons l'équivalent et au delà en Bretagne et en Sologne.

Dans la cour de l'auberge, mes regards furent attirés par des fresques grossières représentant des courses de taureaux avec une naïveté toute primitive; autour des peintures se lisaient des coplas en l'honneur de Paquirro Montès et de son quadrille. Le nom de Montès est tout à fait populaire en Andalousie, comme chez nous celui de Napoléon; son portrait orne les murs, les éventails, les tabatières, et les Anglais, grands exploiteurs de la vogue, quelle qu'elle soit, répandent de Gibraltar des milliers de foulards où les traits du célèbre matador sont reproduits par l'impression en rouge, en violet, en jaune, et accompagnés de légendes flatteuses.

Instruits par notre famine de la veille, nous achetâmes quelques provisions à notre hôte, et particulièrement un jambon qu'il nous fit payer un prix exorbitant. L'on parle beaucoup des voleurs de grand chemin; ce n'est pas sur le chemin qu'est le danger; c'est au bord, dans l'auberge où l'on vous égorge, où l'on vous dépouille en toute sûreté sans que vous ayez le droit de recourir aux armes défensives, et de tirer votre coup de carabine au garçon qui vous apporte votre compte. Je plains les bandits de tout mon cœur; de pareils hôteliers ne leur laissent pas grand'chose à faire, et ne leur livrent les voyageurs que comme des citrons dont on a exprimé le jus. Dans les autres pays, l'on vous fait payer cher une chose qu'on vous fournit; en Espagne, vous payez l'absence de tout au poids de l'or.

Notre sieste achevée, on attela les mules à la galère, chacun reprit sa place sur les matelas, l'escopetero enfourcha son petit cheval montagnard, le mayoral fit provision de menus cailloux pour lancer aux oreilles de ses bêtes, et l'on se remit en marche. La contrée que nous traversions était sauvage sans être pittoresque: des collines pelées, rugueuses, écorchées, décharnées jusqu'aux os, des lits de torrents pierreux, espèces de cicatrices imprimées au sol par le ravage des pluies d'hiver; des bois d'oliviers dont le feuillage pâle, enfariné par la poussière ne faisait naître aucune idée de verdure ou de fraîcheur; çà et là, au flanc déchiré des ravins de craie et de tuf, quelque touffe de fenouil blanchie par la chaleur; sur la poudre du chemin les traces des serpents et des vipères, et par-dessus tout cela un ciel brûlant comme une voûte de four, et pas un souffle d'air, pas une haleine de vent! Le sable gris soulevé par les sabots des mules retombait sans tourbillonner. Un soleil à faire chauffer le fer à blanc frappait sur la toile de notre galère, où nous mûrissions comme des melons sous cloche. De temps à autre nous descendions et nous faisions une traite à pied, en nous tenant dans l'ombre du cheval ou de la charrette, et nous regrimpions les jambes dégourdies à notre place, en écrasant un peu les enfants et la mère, car nous ne pouvions arriver à notre coin qu'en rampant à quatre pattes sous le dôme surbaissé formé par les cerceaux de la galère. À force de franchir des fondrières et des ravins, de couper à travers champ pour abréger, nous perdîmes la vraie route. Notre majoral, espérant se reconnaître, continua, comme s'il eût su parfaitement où il allait; car les cosarios et guides ne conviennent qu'ils sont égarés qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'ils vous ont fait faire cinq à six lieues en dehors de la bonne voie. Il est juste de dire que rien n'était plus aisé que de se tromper sur ce chemin fabuleux, à peine battu, et dont de profonds ravins interrompaient à chaque instant le tracé. Nous nous trouvions dans de grands champs clair-semés d'oliviers aux troncs contournés et rabougris, aux attitudes effrayantes, sans aucune trace d'habitation humaine, sans apparence d'être vivant; depuis le matin, nous n'avions rencontré qu'un muchacho à moitié nu, poussant devant lui, à travers un flot de poussière, une demi-douzaine de cochons noirs. La nuit vint. Pour surcroît de malheur, ce n'était pas nuit de lune, et nous n'avions pour nous guider que la tremblotante lueur des étoiles.

À chaque instant, le mayoral quittait son siège et descendait tâter la terre avec ses mains pour sentir s'il ne rencontrerait pas une ornière, une trace de roue qui pût le remettre sur la voie; mais ses recherches furent inutiles, et, bien à contre-cœur, il se vit obligé de nous dire qu'il était égaré et ne savait pas où il était: il n'y concevait rien, il avait fait la route vingt fois et serait allé à Cordoue les yeux fermés. Tout cela nous paraissait assez louche, et l'idée nous vint que nous étions peut-être exposés à quelque guet-apens. La situation n'était pas autrement agréable; nous nous trouvions pris de nuit dans un pays perdu, loin de tout secours humain, au milieu d'une contrée réputée pour cacher plus de voleurs à elle seule que toutes les Espagnes réunies. Ces réflexions se présentèrent sans doute également à l'employé des mines et à son ami, l'ancien associé de José Maria, qui devait se connaître en pareille matière, car ils chargèrent silencieusement leurs carabines à balles, en firent autant de deux autres placées dans la galère, et nous en remirent une à chacun sans dire un mot, ce qui était fort éloquent. De cette façon, le mayoral restait sans arme, et, lorsqu'il aurait eu des intelligences avec les bandits, il se trouvait ainsi réduit à l'impuissance. Cependant, après avoir erré au hasard pendant deux ou trois heures, nous aperçûmes une lumière bien loin, qui scintillait sous les branches comme un ver luisant; nous en fîmes tout de suite notre étoile polaire, et nous nous dirigeâmes vers elle le plus directement possible, au risque de verser à chaque pas. Quelquefois une anfractuosité du terrain la dérobait à notre vue: alors tout nous semblait éteint dans la nature; puis la lueur reparaissait, et nos espérances avec elle. Enfin, nous arrivâmes assez près d'une ferme pour distinguer la fenêtre, ciel où brillait notre étoile sous la forme d'une lampe de cuivre. Des chariots à bœufs, des instruments aratoires dispersés çà et là nous rassurèrent tout à fait, car nous aurions pu tomber dans quelque coupe-gorge, dans quelque posada de barateros. Les chiens, ayant éventé notre présence, aboyaient à pleine gueule, de sorte que toute la ferme fut bientôt en rumeur. Les paysans sortirent le fusil à la main pour reconnaître la cause de cette alerte nocturne, et, ayant vu que nous étions d'honnêtes voyageurs fourvoyés, ils nous proposèrent poliment d'entrer nous reposer dans la ferme.

C'était l'heure du souper de ces braves gens. Une vieille ridée, tannée, momifiée en quelque sorte, et dont la peau faisait des plis à toutes les jointures comme une botte à la hussarde, préparait dans une jatte de terre rouge un gaspacho gigantesque. Cinq à six lévriers de la plus haute taille, minces de râble, larges de poitrine, supérieurement coiffés, dignes de la meute d'un roi, suivaient les mouvements de la vieille avec l'attention la plus soutenue et l'air le plus mélancoliquement admiratif qu'on puisse imaginer. Mais ce délicieux régal n'était pas pour eux; en Andalousie, ce sont les hommes et non les chiens qui mangent la soupe de croûtes de pain détrempées dans l'eau. Des chats que l'absence d'oreilles et de queue, car en Espagne on leur retranche ces superfluités ornementales, rendaient semblables à des chimères japonaises, regardaient aussi, mais de plus loin, ces appétissants préparatifs. Une écuelle dudit gaspacho, deux tranches de notre jambon et quelques grappes d'un raisin blond comme l'ambre nous composèrent un souper qu'il nous fallut disputer aux familiarités envahissantes des lévriers, qui, sous prétexte de nous lécher, nous arrachaient littéralement la viande de la bouche. Nous nous levions et nous mangions debout, notre assiette à la main; mais les diables de bêtes se dressaient sur les pattes de derrière, nous jetaient les pattes de devant aux épaules, et se trouvaient ainsi à hauteur du morceau convoité. S'ils ne l'emportaient pas, ils lui donnaient au moins deux ou trois tours de langue, et en prélibaient ainsi la première et la plus délicate saveur. Ces lévriers nous parurent descendre en droite ligne d'un chien fameux dont Cervantes n'a pourtant pas écrit l'histoire dans ses dialogues. Cet illustre animal tenait dans une fonda espagnole l'emploi de laveuse de vaisselle, et, comme on reprochait à la servante que les assiettes n'étaient pas propres, elle jura ses grands dieux qu'elles avaient pourtant été lavées par sept eaux, por siete aquas. Siete Aquas était le nom du chien, ainsi désigné parce qu'il léchait si exactement les plats, qu'on eût dit qu'ils avaient passé sept fois dans l'eau; il fallait que ce jour-là il se fût négligé. Les lévriers de la ferme étaient assurément de cette race.

L'on nous donna pour guide un jeune garçon qui connaissait parfaitement les chemins et nous conduisit sans encombre à Ecija, où nous parvînmes vers les dix heures du matin.

L'entrée d'Ecija est assez pittoresque; l'on y arrive par un pont au bout duquel s'élève une porte en arcade d'un effet triomphal. Ce pont traverse une rivière qui n'est autre que le Genil de Grenade, et qu'obstruent des ruines d'arches antiques et des barrages pour les moulins; quand on l'a franchi, l'on débouche dans une place plantée d'arbres, ornée de deux monuments d'un goût baroque. L'un consiste en une statue de la sainte Vierge dorée et posée sur une colonne dont le socle évidé forme comme une espèce de chapelle, enjolivée de pots de fleurs artificielles, d'ex-voto, de couronnes de moelle de roseau, et de tous les colifichets de la dévotion méridionale. L'autre est un saint Christophe gigantesque, aussi de métal doré, la main appuyée sur un palmier, canne proportionnée à sa grandeur, et portant sur l'épaule, avec les contractions de muscles les plus prodigieuses et des efforts à soulever une maison, un tout petit Enfant Jésus d'une délicatesse et d'une mignonnerie charmantes. Ce colosse, attribué au sculpteur florentin Torregiani qui écrasa d'un coup de poing le nez de Michel-Ange, est juché sur une colonne d'ordre salomonique (c'est le nom qu'on donne ici aux colonnes torses), de granit rose tendre, dont la spirale se termine à mi-chemin en volutes et en fleurons extravagants. J'aime beaucoup les statues ainsi posées; elles produisent plus d'effet, se voient de plus loin et à leur avantage. Les socles ordinaires ont quelque chose de massif et d'épaté qui ôte de la légèreté aux figures qu'ils supportent.

Ecija, bien qu'en dehors de l'itinéraire des touristes et généralement peu connue, est cependant une ville très-intéressante, d'une physionomie toute particulière fil très-originale. Les clochers qui forment les angles les plus aigus de sa silhouette ne sont ni byzantins, ni gothiques, ni renaissance; ils sont chinois, ou plutôt japonais; vous les prendriez pour les tourelles de quelque miao dédié à Kong-fu-Tzée, Bouddha ou Fo, car ils sont revêtus entièrement de carreaux de porcelaine ou de faïence coloriés des teintes les plus vives et couverts de tuiles vernissées vertes et blanches disposées en damier et de l'aspect le plus étrange du monde. Le reste de l'architecture n'est pas moins chimérique, et l'amour du contourné y est poussé à ses dernières limites. Ce ne sont que dorures, incrustations, brèches et marbres de couleur chiffonnés comme des étoffes, que guirlandes de fleurs, lacs d'amour, anges bouffis, tout cela enluminé, fardé, d'une richesse folle et d'un mauvais goût sublime.

La Calle de los Cabelleros, où demeure la noblesse et qui renferme les plus beaux hôtels, est vraiment quelque chose de miraculeux dans ce genre; l'on a peine à croire que l'on soit dans une rue réelle, entre des maisons habitées par des êtres possibles. Les balcons, les grilles, les frises, rien n'est droit, tout se tortille, se contourne, s'épanouit en fleurons, en volutes, en chicorées. Vous ne trouverez pas une superficie d'un pouce carré qui ne soit guillochée, festonnée, dorée, brodée ou peinte; tout ce que le genre désigné chez nous sous le nom de rococo a laissé de plus rocailleux et de plus désordonné, avec une épaisseur et un entassement de luxe que le bon goût français, même aux pires époques, a toujours su éviter. Ce pompadour-hollando-chinois amuse et surprend en Andalousie. Les maisons ordinaires sont crépies à la chaux, d'une blancheur éblouissante qui se détache merveilleusement sur l'azur foncé du ciel, et nous firent songer à l'Afrique par leurs toits plats, leurs petites fenêtres et leurs miradores, idée qui nous rappelait suffisamment une chaleur de trente-sept degrés Réaumur, température habituelle du lieu dans les étés frais. Ecija est surnommée la poêle de l'Andalousie, et jamais surnom ne fut mieux mérité: située dans un bas-fond, elle est entourée de collines sablonneuses qui l'abritent du vent et lui renvoient les rayons du soleil comme des miroirs concentriques. L'on y vit à l'état de friture; ce qui ne nous empêcha pas de la parcourir vaillamment en tout sens en attendant notre déjeuner. La Plaza-Mayor présente un coup d'œil fort original avec ses maisons à piliers, ses rangées de fenêtres, ses arcades et ses balcons en saillie.

Notre parador était assez comfortable, et l'on nous y servit un repas presque humain que nous savourâmes avec une sensualité bien permise après tant de privations. Une longue sieste dans une grande chambre bien close, bien obscure, bien arrosée, acheva de nous reposer, et quand, vers trois heures, nous remontâmes dans la galère, nous avions la mine sereine et tout à fait résignée.

La route d'Ecija à la Carlotta, où nous devions coucher, traverse un pays peu intéressant, d'un aspect aride et poussiéreux, ou du moins que la saison faisait paraître tel, et qui n'a pas laissé grande trace dans notre souvenir. De distance en distance apparaissaient quelques plants d'oliviers et quelques touffes de chênes verts, et les aloès montraient leur feuillage bleuâtre d'un effet toujours si caractéristique. La chienne de l'employé des mines (car nous avions des quadrupèdes dans notre ménagerie, sans compter les enfants) fit lever quelques perdrix dont deux ou trois furent abattues par mon compagnon de voyage. Voilà l'incident le plus remarquable de cette étape.

La Carlotta, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, est un hameau sans importance. L'auberge occupe un ancien couvent métamorphosé d'abord en caserne, comme cela a presque toujours lieu dans les temps de révolution, la vie militaire étant celle qui s'enchâsse et s'emménage le plus facilement dans les bâtiments disposés pour la vie monacale. De longs cloîtres en arcades formaient galerie couverte sur les quatre faces des cours. Au milieu de l'une d'elles bâillait la bouche noire d'un puits énorme, très-profond, qui nous promettait le délicieux régal d'une eau bien claire et bien froide. En me penchant sur la margelle, je vis que l'intérieur était tout tapissé de plantes du plus beau vert qui avaient poussé dans l'interstice des pierres. Pour trouver quelque verdure et quelque fraîcheur, il fallait effectivement aller regarder dans les puits, car la chaleur était telle qu'on eût pu la croire produite par le voisinage d'un incendie. La température des serres où l'on élève des végétations tropicales peut seule en donner une idée. L'air même brûlait, et les bouffées de vent semblaient charrier des molécules ignées. J'essayai de sortir pour aller faire un tour dans le village, mais la vapeur d'étuve qui m'accueillit dès la porte me fit rebrousser chemin. Notre souper se composa de poulets démembrés étendus pêle-mêle sur une couche de riz aussi relevé de safran qu'un pilau turc, et d'une salade (ensalada) de feuillages verts nageant dans un déluge d'eau vinaigrée, étoilée çà et là de quelques flots d'huile empruntée sans doute à la lampe. Ce somptueux repas terminé, l'on nous conduisit à nos chambres qui étaient déjà tellement habitées, que nous allâmes achever la nuit au milieu de la cour, dans notre manteau, une chaise renversée nous servant d'oreiller. Là, du moins, nous n'étions exposés qu'aux moustiques; en mettant des gants et en voilant notre figure d'un foulard, nous en fûmes quittes pour cinq ou six coups d'aiguillon. Ce n'était que douloureux, et non dégoûtant.

Nos hôtes avaient des figures légèrement patibulaires; mais depuis longtemps nous n'y prenions plus garde, accoutumés que nous étions à des physionomies plus ou moins rébarbatives. Un fragment de leur conversation que nous surprîmes nous montra que leurs sentiments étaient assortis à leur physique. Ils demandaient à l'escopetero, croyant que nous n'entendions pas l'espagnol, s'il n'y avait pas un coup à faire contre nous, en allant nous attendre quelques lieues plus loin. L'ancien associé de José Maria leur répondit d'un air parfaitement noble et majestueux: «Je ne le souffrirai pas, puisque ces jeunes gentilshommes sont de ma compagnie; d'ailleurs, ils s'attendent à être volés et n'ont avec eux que la somme strictement nécessaire pour le voyage, leur argent étant en lettres de change sur Séville. En outre, ils sont grands et forts tous les deux; quant à l'employé des mines, c'est mon ami, et nous avons quatre carabines dans la galère.» Ce raisonnement persuasif convainquit notre hôte et ses acolytes, qui se contentèrent pour cette fois des moyens de détroussement ordinaires permis aux aubergistes de toutes les contrées.

Malgré toutes les histoires effrayantes sur les brigands rapportées par les voyageurs et les naturels du pays, nos aventures se bornèrent là, et ce fut l'incident le plus dramatique de notre longue pérégrination à travers des contrées réputées les plus dangereuses de l'Espagne, à une époque certainement favorable à ce genre de rencontres; le brigand espagnol a été pour nous un être purement chimérique, une abstraction, une simple poésie. Jamais nous n'avons aperçu l'ombre d'un trabuco, et nous étions devenus, à l'endroit du voleur, d'une incrédulité égale pour le moins à celle du jeune gentleman anglais dont Mérimée raconte l'histoire, lequel, tombé entre les mains d'une bande qui le détroussait, s'obstinait à n'y voir que des comparses de mélodrame apostés pour lui faire pièce.

Nous quittâmes la Carlotta vers les trois heures de l'après-midi, et le soir nous fîmes halte dans une misérable cabane de bohémiens, dont le toit était formé de simples branches d'arbres coupées et jetées, comme une espèce de chaume grossier, sur des perches transversales. Après avoir bu quelques verres d'eau, je m'étalai tranquillement devant la porte, sur le sein de notre mère commune, et, tout en regardant l'abîme azuré du ciel, où semblaient voltiger, comme des essaims d'abeilles d'or, de larges étoiles dont le scintillement formait un tourbillon lumineux pareil à celui que produisent autour du corps des libellules leurs ailes invisibles à force de rapidité, je ne tardai pas à m'endormir d'un profond sommeil, comme si j'eusse été couché dans le lit le plus moelleux du monde. Je n'avais cependant pour oreiller qu'une pierre enveloppée dans ma cape, et quelques cailloux de dimension honnête s'estampaient en creux dans mes reins. Jamais nuit plus belle et plus sereine n'emmaillotta le globe dans son manteau de velours bleu. À minuit environ, la galère se remit en marche, et, quand l'aurore parut, nous n'étions plus qu'à une demi-lieue de Cordoue.

L'on croirait peut-être, à la description de ces haltes et de ces étapes, qu'une grande distance sépare Cordoue de Malaga, et que nous avons fait un chemin énorme dans ce voyage qui n'a pas duré moins de quatre jours et demi. La distance parcourue n'est que d'une vingtaine de lieues d'Espagne, à peu près trente lieues de France; mais la voiture était pesamment chargée, le chemin abominable, sans relais disposés pour changer de mules. Joignez à cela une chaleur intolérable qui aurait asphyxié bêtes et gens, si l'on se fût risqué dehors aux heures où le soleil a toute sa force. Cependant ce voyage si lent et si pénible nous a laissé un bon souvenir; la rapidité excessive des moyens de transport ôte tout charme à la route: vous êtes emporté comme dans un tourbillon, sans avoir le temps de rien voir. Si l'on arrive tout de suite, autant vaut rester chez soi. Pour moi, le plaisir du voyage est d'aller et non d'arriver.

Un pont sur le Guadalquivir, assez large à cet endroit, sert d'entrée à Cordoue du côté d'Ecija. Tout auprès l'on remarque les ruines d'anciennes arches d'un aqueduc arabe. La tête du pont est défendue par une grande tour carrée, crénelée et soutenue par des casemates de construction plus récente. Les portes de la ville n'étaient pas encore ouvertes; une cohue de chariots à bœufs majestueusement coiffés de tiares en sparterie jaune et rouge, de mulets et d'ânes blancs chargés de paille hachée, de paysans à chapeaux en pain de sucre, vêtus de capas de laine brune retombant par-devant et par-derrière comme une chape de prêtre, et qui se mettent en passant la tête par un trou pratiqué au milieu de l'étoffe, attendaient l'heure avec le flegme et la patience ordinaires aux Espagnols, qui ne paraissent jamais pressés. Un pareil rassemblement à une barrière de Paris eût fait un vacarme horrible, et se serait répandu en invectives et en injures; là point d'autre bruit que le frisson d'un grelot de cuivre au collier d'une mule et le tintement argentin de la sonnette d'un âne-colonel changeant de position ou reposant sa tête sur le cou d'un confrère à longues oreilles.

Nous profitâmes de ce temps d'arrêt pour examiner à loisir l'aspect intérieur de Cordoue. Une belle porte en manière d'arc de triomphe, d'ordre ionique, et d'un si grand goût qu'on aurait pu la croire romaine, formait à la ville des califes une entrée fort majestueuse, à laquelle cependant j'aurais préféré une de ces belles arcades moresques évasées en cœur, comme l'on en voit à Grenade. La mosquée-cathédrale s'élevait au-dessus de l'enceinte et des toits de la ville plutôt comme une citadelle que comme un temple, avec ses hautes murailles denticulées de créneaux arabes, et le lourd dôme catholique accroupi sur sa plate-forme orientale. Il faut l'avouer, ces murailles sont badigeonnées d'une sorte de jaune assez abominable. Sans être de ceux qui aiment précisément les édifices moisis, lépreux et noirs, nous avons une horreur particulière pour cette infâme couleur potiron qui charme à un si haut degré les prêtres, les fabriques et les chapitres de tous les pays, puisqu'ils ne manquent jamais d'en empâter les merveilleuses cathédrales qui leur sont livrées. Les édifices doivent être peints et l'ont toujours été, même aux époques les plus pures; seulement il faudrait mieux choisir la nuance et la nature de l'enduit.

Enfin l'on ouvrit les portes, et nous eûmes l'agrément préalable d'être visités assez minutieusement à la douane, après quoi l'on nous laissa libres de nous rendre en compagnie de nos malles au parador le plus voisin.

Cordoue a l'aspect plus africain que toute autre ville d'Andalousie; ses rues ou plutôt ses ruelles, dont le pavé tumultueux ressemble au lit de torrents à sec, toutes jonchées de la paille courte qui s'échappe de la charge des ânes, n'ont rien qui rappelle les mœurs et les habitudes de l'Europe. L'on y marche entre d'interminables murailles couleur de craie, aux rares fenêtres treillissées de grilles et de barreaux, et l'on n'y rencontre que quelque mendiant à figure rébarbative, quelque dévote encapuchonnée de noir, ou quelque majo qui passe avec la rapidité de l'éclair sur son cheval brun, harnaché de blanc, arrachant des milliers d'étincelles aux cailloux du pavé. Les Mores, s'ils pouvaient y revenir, n'auraient pas grand'chose à faire pour s'y réinstaller. L'idée que l'on a pu se former, en pensant à Cordoue, d'une ville aux maisons gothiques, aux flèches brodées à jour, est entièrement fausse. L'usage universel du crépi à la chaux donne une teinte uniforme à tous les monuments, remplit les rides de l'architecture, efface les broderies et ne permet pas de lire leur âge. Grâce à la chaux, le mur fait il y a cent ans ne peut se distinguer du mur achevé d'hier. Cordoue, autrefois le centre de la civilisation arabe, n'est plus aujourd'hui qu'un amas de petites maisons blanches par-dessus lesquelles jaillissent quelques figuiers d'Inde à la verdure métallique, quelque palmier épanoui comme un crabe de feuillage, et que divisent en îlots d'étroits corridors par où deux mulets auraient peine à passer de front. La vie semble s'être retirée de ce grand corps, animé jadis par l'active circulation du sang moresque; il n'en reste plus maintenant que le squelette blanchi et calciné. Mais Cordoue a sa mosquée, monument unique au monde et tout à fait neuf, même pour les voyageurs qui ont eu déjà l'occasion d'admirer à Grenade ou à Séville les merveilles de l'architecture arabe.

Malgré ses airs moresques, Cordoue est pourtant bonne chrétienne et placée sous la protection spéciale de l'archange Raphaël. Du balcon de notre parador, nous voyions s'élever un monument assez bizarre en l'honneur de ce patron céleste; nous eûmes envie de l'examiner de plus près. L'archange Raphaël, du haut de sa colonne, l'épée à la main, les ailes déployées, scintillant de dorure, semble une sentinelle veillant éternellement sur la ville confiée à sa garde. La colonne est de granit gris avec un chapiteau corinthien de bronze doré, et repose sur une petite tour ou lanterne de granit rose, dont le soubassement est formé par des rocailles où sont groupés un cheval, un palmier, un lion et un monstre marin des plus fantastiques; quatre statues allégoriques complètent cette décoration. Dans le socle se trouve enchâssé le cercueil de l'évêque Pascal, personnage célèbre par sa piété et sa dévotion au saint archange.

Sur un cartouche se lit l'inscription suivante:

Yo te juro por Jesu-Christo cruzificado Que soi Rafaël angel, a quien Dios tiene puesto Por guarda de esta ciudad. Mais, me direz-vous, comment a-t-on su que l'archange Raphaël était précisément le patron de la vieille ville d'Abdérame, lui et pas un autre? Nous vous répondrons au moyen d'une romance ou complainte imprimée avec permission à Cordoue, chez don Raphaël Garcia Rodriguez, rue de la Librairie. Ce précieux document porte en tête une vignette sur bois représentant l'archange les ailes ouvertes, l'auréole autour de la tête, son bâton de voyage et son poisson à la main, majestueusement campé entre deux glorieux pots de jacinthes et de pivoines, le tout accompagné d'une inscription ainsi conçue: Véridique relation et curieuse légende du seigneur saint Raphaël, archange, avocat de la peste et gardien de la cité de Cordoue.

L'on y raconte comme quoi le bienheureux archange apparut à don Andrès Roëlas, gentilhomme et prêtre de Cordoue, et lui tint dans sa chambre un discours dont la première phrase est précisément celle que l'on a gravée sur la colonne. Ce discours, que les légendaires ont conservé, dura plus d'une heure et demie, le prêtre et l'archange étant assis face à face, chacun sur une chaise. Cette apparition eut lieu le 7 mai de l'an du Christ 1578, et c'est pour en conserver le souvenir qu'on a élevé ce monument.

Une esplanade entourée de grilles s'étend autour de cette construction et permet de la contempler sur toutes les faces. Les statues, ainsi placées, ont quelque chose d'élégant et de svelte qui me plaît beaucoup et qui dissimule admirablement la nudité d'une terrasse, d'une place publique ou d'une cour trop vaste. La statuette posée sur une colonne de porphyre, dans la cour du palais des Beaux-Arts de Paris, peut donner une petite idée du parti qu'on pourrait tirer pour l'ornementation de cette manière d'ajuster les figures qui prennent ainsi un aspect monumental qu'elles n'auraient pas sans cela. Cette réflexion nous était déjà venue devant la sainte Vierge et le saint Christophe d'Ecija.

L'extérieur de la cathédrale nous avait peu séduits, et nous avions peur d'être cruellement désenchantés. Les vers de Victor Hugo:

Cordoue aux maisons vieilles A sa mosquée, où l'œil se perd dans les merveilles, nous semblaient d'avance trop flatteurs, mais nous fûmes bientôt convaincus qu'ils n'étaient que justes.

Ce fut le calife Abdérame Ier qui jeta les fondements de la mosquée de Cordoue vers la fin du VIIIe siècle; les travaux furent menés avec une telle activité, que la construction était terminée au commencement du IXe: vingt et un ans suffirent pour terminer ce gigantesque édifice! Quand on songe qu'il y a mille ans, une œuvre si admirable et de proportions si colossales était exécutée en si peu de temps par un peuple tombé depuis dans la plus sauvage barbarie, l'esprit s'étonne et se refuse à croire aux prétendues doctrines de progrès qui ont cours aujourd'hui; l'on se sent même tenté de se ranger à l'opinion contraire lorsqu'on visite des contrées occupées jadis par des civilisations disparues. J'ai toujours beaucoup regretté, pour ma part, que les Mores ne soient pas restés maîtres de l'Espagne, qui certainement n'a fait que perdre à leur expulsion. Sous leur domination, s'il faut en croire les exagérations populaires, si gravement recueillies par les historiens, Cordoue comptait deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais et neuf cents bains; douze mille villages lui servaient comme de faubourgs. Maintenant elle n'a pas quarante mille habitants, et paraît presque déserte.

Abdérame voulait faire de la mosquée de Cordoue un but de pèlerinage, une Mecque occidentale, le premier temple de l'islamisme après celui où repose le corps du prophète. Je n'ai pas encore vu la casbah de la Mecque, mais je doute qu'elle égale en magnificence et en étendue la mosquée espagnole. On y conservait l'un des originaux du Coran, et, relique plus précieuse encore, un os du bras de Mahomet.

Les gens du peuple prétendent même que le sultan de Constantinople paie encore un tribut au roi d'Espagne pour que l'on ne dise pas la messe dans l'endroit consacré spécialement au prophète. Cette chapelle est appelée ironiquement par les dévots le Zancarron, terme de mépris qui signifie «mâchoire d'âne, mauvaise carcasse.»

La mosquée de Cordoue est percée de sept portes qui n'ont rien de monumental, car sa construction même s'y oppose et ne permet pas le portail majestueux commandé impérieusement par le plan sacramentel des cathédrales catholiques, et dans son extérieur rien ne vous prépare à l'admirable coup d'œil qui vous attend. Nous passerons, s'il vous plaît, par le patio de los naranjeros, immense et magnifique cour plantée d'orangers monstrueux, contemporains des rois mores, entourée de longues galeries en arcades, dallée de marbre, et sur l'un des côtés de laquelle se dresse un clocher d'un goût médiocre, maladroite imitation de la Giralda, comme nous le pûmes voir plus tard à Séville. Sous le pavé de cette cour il existe, dit-on, une immense citerne. Du temps des Ommyades, l'on pénétrait de plain-pied du patio de los naranjeros dans la mosquée même, car l'affreux mur qui arrête la perspective de ce côté n'a été bâti que postérieurement.

La plus juste idée que l'on puisse donner de cet étrange édifice, c'est de dire qu'il ressemble à une grande esplanade fermée de murs et plantée de colonnes en quinconce. L'esplanade a quatre cent vingt pieds de large et quatre cent quarante de long. Les colonnes sont au nombre de huit cent soixante; ce n'est, dit-on, que la moitié de la mosquée primitive.

L'impression que l'on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l'islamisme est indéfinissable et n'a aucun rapport avec les émotions que cause ordinairement l'architecture: il vous semble plutôt marcher dans une forêt plafonnée que dans un édifice; de quelque côté que vous vous tourniez, votre œil s'égare à travers des allées de colonnes qui se croisent et s'allongent à perte de vue, comme une végétation de marbre spontanément jaillie du sol; le mystérieux demi-jour qui règne dans cette futaie ajoute encore à l'illusion. L'on compte dix-neuf nefs dans le sens de la largeur, trente-six dans l'autre sens, mais l'ouverture des arcades transversales est beaucoup moindre. Chaque nef est formée de deux rangs d'arceaux superposés, dont quelques-uns se croisent et s'entrelacent comme des rubans, et produisent l'effet le plus bizarre. Les colonnes, toutes d'un seul morceau, n'ont guère plus de dix à douze pieds jusqu'au chapiteau d'un corinthien arabe plein de force et d'élégance, qui rappelle plutôt le palmier d'Afrique que l'acanthe de Grèce. Elles sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette, et autres matières précieuses; il y en a même quelques-unes d'antiques et qui proviennent, à ce qu'on prétend, des ruines d'un ancien temple de Janus. Ainsi, trois religions ont célébré leurs rites sur cet emplacement. De ces trois religions, l'une a disparu sans retour dans le gouffre du passé avec la civilisation qu'elle représentait; l'autre a été refoulée hors de l'Europe, où elle n'a plus qu'un pied, jusqu'au fond de la barbarie orientale; la troisième, après avoir atteint son apogée, minée par l'esprit d'examen, s'affaiblit de jour en jour, même aux contrées où elle régnait en souveraine absolue; et peut-être la vieille mosquée d'Abdérame durera-t-elle encore assez pour voir une quatrième croyance s'installer à l'ombre de ses arceaux, et célébrer avec d'autres formes et d'autres chants le nouveau dieu, ou plutôt le nouveau prophète, car Dieu ne change jamais.

Au temps des califes, huit cents lampes d'argent remplies d'huiles aromatiques éclairaient ces longues nefs, faisaient miroiter le porphyre et le jaspe poli des colonnes, accrochaient une paillette de lumière aux étoiles dorées des plafonds, et trahissaient dans l'ombre les mosaïques de cristal et les légendes du Coran entrelacées d'arabesques et de fleurs. Parmi ces lampes se trouvaient les cloches de Saint-Jacques de Compostelle, conquises par les Mores; renversées et suspendues à la voûte avec des chaînes d'argent, elles illuminaient le temple d'Allah et de son prophète, tout étonnées d'être devenues lampes musulmanes de cloches catholiques qu'elles étaient. Le regard pouvait alors se jouer en toute liberté sous les longues colonnades et découvrir, du fond du temple, les orangers en fleur et les fontaines jaillissantes du patio dans un torrent de lumière rendue plus éblouissante encore par le contraste du demi-jour de l'intérieur. Malheureusement cette magnifique perspective est obstruée aujourd'hui par l'église catholique, masse énorme enfoncée lourdement au cœur de la mosquée arabe. Des retables, des chapelles, des sacristies, empâtent et détruisent la symétrie générale. Cette église parasite, monstrueux champignon de pierre, verrue architecturale poussée au dos de l'édifice arabe, a été construite sur les dessins de Hernan Ruiz, et n'est pas sans mérite en elle-même; on l'admirerait partout ailleurs, mais la place qu'elle occupe est à jamais regrettable. Elle fut élevée, malgré la résistance de l'ayuntamiento, par le chapitre, sur un ordre surpris à l'empereur Charles-Quint, qui n'avait pas vu la mosquée. Il dit, l'ayant visitée quelques années plus tard: «Si j'avais su cela, je n'aurais jamais permis que l'on touchât à l'œuvre ancienne: vous avez mis ce qui se voit partout à la place de ce qui ne se voit nulle part.» Ces justes reproches firent baisser la tête au chapitre, mais le mal était fait. On admire dans le chœur une immense menuiserie sculptée en bois d'acajou massif et représentant des sujets de l'Ancien Testament, œuvre de don Pedro Duque Cornejo, qui employa dix ans de sa vie à ce prodigieux travail, comme on peut le voir sur la tombe du pauvre artiste, couché sur une dalle à quelques pas de son œuvre. À propos de tombe, nous en avons remarque une assez singulière, enclavée dans le mur; elle était en forme de malle et fermée de trois cadenas. Comment le cadavre enfermé si soigneusement fera-t-il au jour du jugement dernier pour ouvrir les serrures de pierre de son cercueil, et comment en retrouvera-t-il les clefs au milieu du désordre général?

Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, l'ancien plafond d'Abdérame, en bois de cèdre et de mélèse, s'était conservé avec ses caissons, ses soffites, ses losanges et toutes ses magnificences orientales; on l'a remplacé par des voûtes et des demi-coupoles d'un goût médiocre. L'ancien dallage a disparu sous un pavé de brique qui a exhaussé le sol, noyé les fûts des piliers, et rendu plus sensible encore le défaut général de l'édifice, trop bas pour son étendue.

Toutes ces profanations n'empêchent pas la mosquée de Cordoue d'être encore un des plus merveilleux monuments du monde; et, comme pour nous faire sentir plus amèrement les mutilations du reste, une portion, que l'on appelle le Mirah, a été conservée comme par miracle dans une intégrité scrupuleuse.

Le plafond de bois sculpté et doré avec sa media-naranja constellée d'étoiles, les fenêtres découpées et garnies de grillages qui tamisent doucement le jour, la galerie de colonnettes à trèfles, les plaques de mosaïques en verres de couleur, les versets du Coran en lettres de cristal doré, qui serpentent à travers les ornements et les arabesques les plus gracieusement compliqués, forment un ensemble d'une richesse, d'une beauté, d'une élégance féerique, dont l'équivalent ne se rencontre que dans les Mille et une Nuits, et qui n'a rien à envier à aucun art. Jamais lignes ne furent mieux choisies, couleurs mieux combinées: les gothiques même, dans leurs plus fins caprices, dans leurs plus précieuses orfèvreries, ont quelque chose de souffreteux, d'émacié, de malingre, qui sent la barbarie et l'enfance de l'art. L'architecture du Mirah montre au contraire une civilisation arrivée à son plus haut développement, un art à son période culminant; au delà, il n'y a plus que la décadence. La proportion, l'harmonie, la richesse et la grâce, rien n'y manque. De cette chapelle, l'on entre dans un petit sanctuaire excessivement orné, dont le plafond est fait d'un seul bloc de marbre creusé en conque et ciselé avec une délicatesse infinie. C'était là probablement le saint des saints, l'endroit formidable et sacré où la présence de Dieu est plus sensible qu'ailleurs.

Une autre chapelle, appelée capilla de los reyesmoros, où les califes faisaient leurs prières séparés de la foule des croyants, offre aussi des détails curieux et charmants: mais elle n'a pas eu le même bonheur que le Mirah, et ses couleurs ont disparu sous une ignoble chemise de chaux.

Les sacristies regorgent de trésors: ce ne sont qu'ostensoirs étincelants de pierreries, châsses d'argent d'un poids énorme, d'un travail inouï, et grandes comme de petites cathédrales, chandeliers, crucifix d'or, chapes brodées de perles: un luxe plus que royal et tout à fait asiatique.

Comme nous nous apprêtions à sortir, le bedeau qui nous servait de guide nous conduisit mystérieusement dans un recoin obscur, et nous fit remarquer pour curiosité suprême un crucifix qu'on prétend avoir été creusé avec l'ongle par un prisonnier chrétien sur une colonne de porphyre au pied de laquelle il était enchaîné. Pour constater l'authenticité de l'histoire, il nous montra la statue du pauvre captif placée à quelques pas de là. Sans être plus voltairien qu'il ne le faut en fait de légende, je ne puis m'empêcher de penser qu'autrefois l'on avait des ongles diablement durs, ou que le porphyre était bien tendre. Ce crucifix n'est d'ailleurs pas le seul; il en existe un second sur une autre colonne, mais beaucoup moins bien formé. Le bedeau nous fit voir aussi une énorme défense d'ivoire suspendue au milieu d'une coupole par des chaînes de fer, et qui semblait la trompe de chasse de quelque géant sarrasin, de quelque Nemrod d'un monde disparu; cette défense appartient, dit-on, à l'un des éléphants employés à porter les matériaux pendant la construction de la mosquée. Satisfaits de ses explications et de sa complaisance, nous lui donnâmes quelques piécettes, générosité qui parut déplaire beaucoup à l'ancien ami de José Maria, qui nous avait accompagnés, et lui arracha cette phrase un peu hérétique: «Ne vaudrait-il pas mieux donner cet argent à un brave bandit qu'à un méchant sacristain?»

En sortant de la cathédrale, nous nous arrêtâmes quelques instants devant un joli portail gothique qui sert de façade à l'hospice des Enfants-Trouvés. On l'admirerait partout ailleurs, mais ce voisinage formidable l'écrase.

La cathédrale visitée, rien ne nous retenait plus à Cordoue, dont le séjour n'est pas des plus récréatifs. Le seul divertissement que puisse y prendre un étranger est d'aller se baigner au Guadalquivir, ou se faire raser dans une des nombreuses boutiques de barbier qui avoisinent la mosquée, opération qu'accomplit avec beaucoup de dextérité, à l'aide d'un rasoir énorme, un petit frater juché sur le dossier du grand fauteuil de chêne où l'on vous fait asseoir.

La chaleur était intolérable, car elle se compliquait d'un incendie. La moisson venait de finir, et c'est l'usage en Andalousie de brûler le chaume lorsque les gerbes sont rentrées, afin que les cendres fertilisent la terre. La campagne flambait à trois ou quatre lieues à la ronde, et le vent, qui se grillait les ailes en passant sur cet océan de flamme, nous apportait des bouffées d'air chaud comme celui qui s'échappe des bouches de poêles: nous étions dans la position de ces scorpions que les enfants entourent d'un cercle de copeaux auxquels ils mettent le feu, et qui sont forcés de faire une sortie désespérée, ou de se suicider en retournant leur aiguillon contre eux-mêmes. Nous préférâmes le premier moyen.

La galère dans laquelle nous étions venus nous ramena par le même chemin jusqu'à Ecija, où nous demandâmes une calessine pour nous rendre à Séville. Le conducteur, nous ayant vus tous les deux, nous trouva trop grands, trop forts et trop lourds pour nous emmener, et fit toute sorte de difficultés. Nos malles étaient, disait-il, d'un poids si excessif, qu'il faudrait quatre hommes pour les soulever, et qu'elles feraient immédiatement rompre sa voiture. Nous détruisîmes cette dernière objection en plaçant tout seuls et avec la plus grande aisance les malles ainsi calomniées sur l'arrière de la calessine. Le drôle n'ayant plus d'objections à faire, se décida enfin à partir.

Des terrains plats ou vaguement ondulés, plantés d'oliviers, dont la couleur grise est encore affadie par la poussière, des steppes sablonneuses où s'arrondissent de loin en loin, comme des verrues végétales, des boules de verdure noirâtres, voilà les seuls objets qui s'offrent à vos regards pendant plusieurs lieues.

À la Luisiana, toute la population était étendue devant les portes et ronflait à la belle étoile. Notre voiture faisait lever des files de dormeurs qui se rangeaient contre le mur en grommelant et en nous prodiguant toutes les richesses du vocabulaire andalou. Nous soupâmes dans une posada d'assez mauvaise mine, plus garnie de fusils et de tromblons que d'ustensiles de ménage. Des chiens monstrueux suivaient tous nos mouvements avec obstination, et ne semblaient attendre qu'un signe pour nous déchirer à belles dents. L'hôtesse avait l'air extrêmement surpris de la tranquillité vorace avec laquelle nous dépêchions notre omelette aux tomates. Elle semblait trouver ce repas superflu, et regretter une nourriture qui ne nous profiterait pas. Cependant, malgré les apparences sinistres du lieu, nous ne fûmes pas égorgés, et l'on eut la clémence de nous laisser continuer notre route.

Le sol devenait de plus en plus sablonneux, et les roues de la calessine s'enfonçaient jusqu'aux moyeux dans des terrains mouvants. Nous comprîmes alors pourquoi notre voiturin s'inquiétait si fort de notre pesanteur spécifique. Pour soulager le cheval, nous mîmes pied à terre, et vers minuit, après avoir suivi un chemin qui escaladait en zigzag les plans escarpés d'une montagne, nous arrivâmes à Cormana, lieu de notre couchée. Des fours, où l'on brûlait de la chaux, jetaient sur cette rampe de rochers de longs reflets rougeâtres qui produisaient des effets à la Rembrandt d'une puissance et d'un pittoresque admirables.

La chambre que l'on nous donna était ornée de mauvaises lithographies coloriées représentant différents épisodes de la révolution de juillet, la prise de l'Hôtel de Ville, etc. Cela nous fit plaisir, et nous attendrit presque: c'était comme un petit morceau de France encadré et suspendu au mur. Cormana, que nous eûmes à peine le temps de regarder en remontant dans la voilure, est une petite ville blanche comme de la crème, à laquelle les campaniles et les tours d'un ancien couvent de religieuses carmélites donnent une tournure assez pittoresque: voilà tout ce que nous en pouvons dire.

À partir de Cormana, les plantes grasses, les cactus et les aloès, qui nous avaient abandonnés, reparurent plus hérissés et plus féroces que jamais. Le paysage était moins nu, moins aride, plus accidenté, la chaleur avait perdu un peu de son intensité. Bientôt nous atteignîmes Alcala de los Panaderos, célèbre par la bonté de son pain, ainsi que l'indique son nom, et ses courses de novillos (jeunes taureaux), où se rendent les aficionados de Séville pendant les vacances de la place. Alcala de los Panaderos est très-bien située au fond d'une petite vallée où serpente une rivière; elle a pour abri un coteau où s'élèvent encore les ruines d'un ancien palais moresque. Nous approchions de Séville. En effet, la Giralda ne tarda pas à montrer à l'horizon d'abord sa lanterne à jour, ensuite sa tour carrée; quelques heures après nous passions sous la porte de Cormana, dont l'arc encadrait un fond de lumière poudroyante où se croisaient, dans des flots de vapeur dorée, des galères, des ânes, des mules et des chariots à bœuf, les uns allant, les autres venant. Un superbe aqueduc, d'une physionomie romaine, élevait à gauche de la route ses arcades de pierre; de l'autre coté s'alignaient des maisons de plus en plus rapprochées; nous étions à Séville.


XIV. SÉVILLE.--LA CHISTINA.--LA TORRE DEL ORO.--ITALICA.--LA CATHÉDRALE.--LA GIRALDA.--EL POLHO SEVILLANO.--LA CARIDAD ET DON JUAN DE MARANA.

Il existe sur Séville un proverbe espagnol très-souvent cité:

Quien no ha visto a Sevilla No ha visto a maravilla. Nous avouons en toute humilité que ce proverbe nous paraîtrait plus juste, appliqué à Tolède, à Grenade, qu'à Séville, où nous ne trouvons rien de particulièrement merveilleux, si ce n'est la cathédrale.

Séville est située sur le bord du Guadalquivir, dans une large plaine, et c'est de là que lui vient son nom d'Hispalis, qui veut dire terre plate en carthaginois, s'il faut en croire Arias Montano et Samuel Bochart. C'est une ville vaste, diffuse, toute moderne, gaie, riante, animée, et qui doit, en effet, sembler charmante à des Espagnols. On ne saurait trouver un contraste plus parfait avec Cordoue. Cordoue est une ville morte, un ossuaire de maisons, une catacombe à ciel ouvert, sur qui l'abandon tamise sa poussière blanchâtre; les rares habitants qui se montrent au détour des ruelles ont l'air d'apparitions qui se sont trompées d'heure. Séville, au contraire, a toute la pétulance et le bourdonnement de la vie: une folle rumeur plane sur elle à tout instant du jour; à peine prend-elle le temps de faire sa sieste. Hier l'occupe peu, demain encore moins, elle est toute au présent; le souvenir et l'espérance sont le bonheur des peuples malheureux, et Séville est heureuse: elle jouit, tandis que sa sœur Cordoue, dans le silence et la solitude, semble rêver gravement d'Abdérame, du grand capitaine et de toutes ses splendeurs évanouies, phares brillants dans la nuit du passé, et dont elle n'a plus que la cendre.

Le badigeon, au grand désappointement des voyageurs et des antiquaires, règne en souverain à Séville; les maisons mettent trois, quatre fois par an des chemises de chaux, ce qui leur donne un air de soin et de propreté, mais dérobe aux investigations les restes des sculptures arabes et gothiques qui les ornaient anciennement. Rien n'est moins varié que ces réseaux de rues, où l'œil n'aperçoit que deux teintes: l'indigo du ciel et le blanc de craie des murailles, sur lesquelles se découpent les ombres azurées des bâtiments voisins, car dans les pays chauds les ombres sont bleues au lieu d'être grises, de façon que les objets semblent éclairés d'un côté par le clair de lune et de l'autre par le soleil; cependant l'absence de toute teinte sombre produit un ensemble plein de vie et de gaieté. Des portes fermées par des grilles laissent apercevoir à l'intérieur des patios ornés de colonnes, de pavés en mosaïques, de fontaines, de pots de fleurs, d'arbustes et de tableaux. Quant à l'architecture extérieure, elle n'a rien de remarquable; la hauteur des constructions dépasse rarement deux ou trois étages, et à peine compterait-on une douzaine de façades intéressantes pour l'art. Le pavé est en petits cailloux comme celui de toutes les villes d'Espagne, mais il est rayé, en manière de trottoir, de bandes de pierres plates assez larges sur lesquelles, la foule marche à la file; le pas est toujours cédé aux femmes, en cas de rencontre, avec cette exquise politesse naturelle aux Espagnols même de la plus basse classe. Les femmes de Séville justifient leur réputation de beauté; elles se ressemblent presque toutes, ainsi que cela arrive dans les races pures et d'un type marqué: leurs yeux fendus jusqu'aux tempes, frangés de longs cils bruns, ont un effet de blanc et de noir inconnu en France. Lorsqu'une femme ou jeune fille passe près de vous, elle abaisse lentement ses paupières, puis elle les relève subitement, vous décoche en face un regard d'un éclat insoutenable, fait un tour de prunelle et baisse de nouveau les cils. La bayadère Amany, lorsqu'elle dansait le pas des Colombes, peut seule donner une idée de ces œillades incendiaires que l'Orient a léguées à l'Espagne; nous n'avons pas de termes pour exprimer ce manège de prunelles: ojear manque à notre vocabulaire. Ces coups d'œil d'une lumière si vive et si brusque, qui embarrassent presque les étrangers, n'ont cependant rien de précisément significatif, et se portent indifféremment sur le premier objet venu: une jeune Andalouse regardera avec ces yeux passionnés une charrette qui passe, un chien qui court après sa queue, des enfants qui jouent au taureau. Les yeux des peuples du Nord sont éteints et vides à côté de ceux-là; le soleil n'y a jamais laissé son reflet.

Des dents dont les canines sont très-pointues, et qui ressemblent pour l'éclat à celles des jeunes chiens de Terre-Neuve, donnent au sourire des jeunes femmes de Séville quelque chose d'arabe et de sauvage d'une originalité extrême. Le front est haut, bombé, poli; le nez mince, tendant un peu à l'aquilin; la bouche très-colorée. Malheureusement le menton termine quelquefois par une courbe trop brusque un ovale divinement commencé. Des épaules et des bras un peu maigres sont les seules imperfections que l'artiste le plus difficile pourrait trouver aux Sévillanes. La finesse des attaches, la petitesse des mains et des pieds, ne laissent rien à désirer. Sans aucune exagération poétique, on trouverait aisément à Séville des pieds de femme à tenir dans la main d'un enfant. Les Andalouses sont très-fières de cette qualité, et se chaussent en conséquence: de leurs souliers aux brodequins chinois la distance n'est pas grande.

Con primor se calza el pié Digno de regio tapiz. Est un éloge aussi fréquent dans leurs romances que le teint de roses et de lis dans les nôtres.

Ces souliers, ordinairement de satin, couvrent à peine les doigts, et semblent n'avoir pas de quartier, étant garnis au talon d'un petit morceau de ruban de la couleur du bas. Chez nous, une petite fille de sept ou huit ans ne pourrait pas mettre le soulier d'une Andalouse de vingt ans. Aussi ne tarissent-elles pas en plaisanteries sur les pieds et les chaussures des femmes du Nord: avec les souliers de bal d'une Allemande, on a fait une barque à six rameurs pour se promener sur le Guadalquivir; les étriers de bois des picadores pourraient servir de pantoufles aux ladys, et mille autres andaluzades de ce genre. J'ai défendu de mon mieux les pieds des Parisiennes, mais je n'ai trouvé que des incrédules. Malheureusement les Sévillanes ne sont restées Espagnoles que de pied et de tête, par le soulier et la mantille; les robes de couleurs à la française commencent à être en majorité. Les hommes sont habillés comme des gravures de mode. Quelquefois cependant ils portent de petites vestes blanches de basin avec le pantalon pareil, la ceinture rouge et le chapeau andalou; mais cela est rare, et ce costume est d'ailleurs assez peu pittoresque.

C'est à l'Alameda del Duque, où l'on va prendre l'air pendant les entr'actes du théâtre, qui est tout voisin, et surtout à la Cristina, qu'il est charmant de voir, entre sept et huit heures, parader et manéger les jolies Sévillanes par petits groupes de trois ou quatre, accompagnées de leurs galants en exercice ou en expectative. Elles ont quelque chose de leste, de vif, de fringant, et piaffent plutôt qu'elles ne marchent. La prestesse avec laquelle l'éventail s'ouvre et se ferme sous leurs doigts, l'éclat de leur regard, l'assurance de leur allure, la souplesse onduleuse de leur taille, leur donnent une physionomie toute particulière. Il peut y avoir en Angleterre, en France, en Italie, des femmes d'une beauté plus parfaite, plus régulière, mais assurément il n'y en a pas de plus jolies ni de plus piquantes. Elles possèdent à un haut degré ce que les Espagnols appellent la sal. C'est quelque chose dont il est difficile de donner une idée en France, un composé de nonchalance et de vivacité, de ripostes hardies et de façons enfantines, une grâce, un piquant, un ragoût, comme disent les peintres, qui peut se rencontrer en dehors de la beauté, et qu'on lui préfère souvent. Ainsi, l'on dit en Espagne à une femme: «Que vous êtes salée, salada!» Nul compliment ne vaut celui-là.

La Cristina est une superbe promenade sur les bords du Guadalquivir, avec un salon pavé de larges dalles, entouré d'un immense canapé de marbre blanc garni d'un dossier de fer, ombragé de platanes d'Orient, avec un labyrinthe, un pavillon chinois, et toute sorte de plantations d'arbres du Nord, de frênes, de cyprès, de peupliers, de saules, qui font l'admiration des Andalous, comme des palmiers et des aloès feraient celle des Parisiens.

Aux abords de la Cristina, des bouts de corde soufrés et enroulés à des poteaux tiennent un feu toujours prêt à la disposition des fumeurs, de sorte que l'on est délivré de l'obsession des gamins porteurs d'un charbon qui vous poursuivent en criant: Fuego! et qui rendent insupportable le Prado de Madrid.

À cette promenade, tout agréable qu'elle est, je préfère cependant le rivage même du fleuve, qui offre un spectacle toujours animé et renouvelé sans cesse. Au milieu du courant, où l'eau est la plus profonde, stationnent les bricks et les goélettes du commerce, à la mâture élancée, aux cordages aériens, dont les traits se dessinent si nettement en noir sur le fond clair du ciel. Des embarcations légères se croisent en tout sens sur le fleuve. Quelquefois une barque emporte une société de jeunes gens et de jeunes femmes qui descendent le fleuve en jouant de la guitare et en chantant des coplas dont la folle brise disperse les rimes, et que les promeneurs applaudissent de la rive. La Torre del Oro, espèce de tour octogone à trois étages en recul, crénelée à la moresque, dont le pied baigne dans le Guadalquivir auprès du débarcadère, et qui s'élance dans le bleu de l'air du milieu d'une forêt de mâts et de cordages, termine heureusement la perspective de ce côté. Cette tour, que les savants prétendent être de construction romaine, se reliait autrefois à l'Alcazar par des pans de murailles que l'on a démolis pour faire place à Cristina, et supportait, au temps des Mores, une des extrémités de la chaîne de fer qui barrait le fleuve, et dont l'autre bout allait s'attacher en face à des contre-forts en maçonnerie. Le nom de Torre del Oro lui vient, dit-on, de ce qu'on y enfermait l'or apporté d'Amérique par les galions.

Nous allions là nous promener tous les soirs et regarder le soleil se coucher derrière le faubourg de Triana, situé de l'autre côté du fleuve. Un palmier du port le plus noble élevait dans l'air son disque de feuilles comme pour saluer l'astre à son déclin. J'ai toujours beaucoup aimé les palmiers et n'ai jamais pu en voir un sans me sentir transporté dans un monde poétique et patriarcal, au milieu des féeries de l'Orient et des magnificences de la Bible.

Le soir, comme pour nous ramener au sentiment de la réalité, en regagnant la Calle de la Sierpe, où demeurait don César Bustamente, notre hôte, dont la femme, née à Jérès, avait les plus beaux yeux et les plus longs cheveux du monde, nous étions accostés par des gaillards très-bien mis, de la tournure la plus convenable, avec lorgnon et chaîne de montre, qui nous priaient de venir nous reposer et prendre des rafraîchissements chez des personnes muy finas, muy decentes, qui les avaient chargés de faire leurs invitations. Ces honnêtes gens semblèrent d'abord fort étonnés de nos refus, et, s'imaginant que nous ne les avions pas compris, ils entrèrent dans des détails plus explicites; puis, voyant qu'ils perdaient leur temps, ils se contentèrent de nous offrir des cigarettes et des Murillo, car, il faut vous le dire, l'honneur et aussi la plaie de Séville, c'est Murillo. Vous n'entendez prononcer que ce nom. Le moindre bourgeois, le plus mince abbé, possède au moins trois cents Murillo du meilleur temps. Qu'est-ce que cette croûte? c'est du Murillo genre vaporeux; et cette autre? un Murillo genre chaud; et cette troisième? un Murillo genre froid. Murillo, comme Raphaël, a trois manières, ce qui fait que toute espèce de tableau peut lui être attribuée et laisse une admirable latitude aux amateurs qui forment des galeries. À chaque coin de rue, on se heurte à l'angle d'un cadre: c'est un Murillo de trente francs, qu'un Anglais vient toujours d'acheter trente mille francs. «Regardez, seigneur cavalier, quel dessin! quel coloris! C'est la perla, la perlita.» Que de perles l'on m'a montrées qui ne valaient pas l'enchâssement et la bordure! Que d'originaux qui n'étaient seulement pas des copies! Cela n'empêche pas Murillo d'être un des plus admirables peintres de l'Espagne et du monde. Mais nous voici loin des bords du Guadalquivir; revenons-y.

Un pont de bateaux réunit les deux rives et relie les faubourgs à la ville. C'est par là qu'on passe pour aller visiter, près de Santi-Ponce, les restes d'Halica, patrie du poète Silius Italieus, des empereurs Trajan, Adrien et Théodose; on y voit un cirque en ruines et cependant d'une forme encore assez distincte. Les caveaux où l'on renfermait les bêtes féroces, les loges des gladiateurs, sont parfaitement reconnaissables, ainsi que les corridors et les gradins. Tout cela est bâti en ciment avec des cailloux noyés dans la pâte. Les revêtements de pierre ont probablement été arrachés pour servir à des constructions plus modernes, car Halica a longtemps été la carrière de Séville. Quelques chambres ont été déblayées et servent d'asile, pendant les heures brûlantes, à des troupeaux de cochons bleus qui se sauvent en grognant entre les jambes des visiteurs, et sont aujourd'hui la seule population de l'ancienne cité romaine. Le vestige le plus entier et le plus intéressant qui reste de toute cette splendeur disparue est une mosaïque de grande dimension, que l'on a entourée de murs et qui représente des Muses et des Néréides. Lorsqu'on la ravive avec de l'eau, ses couleurs sont encore fort brillantes, bien que par cupidité l'on en ait arraché les pierres les plus précieuses. L'on a trouvé aussi, dans les décombres, quelques fragments de statues d'un assez bon style, et nul doute que des fouilles habilement dirigées n'amenassent des découvertes importantes. Italica est à une lieue et demie environ de Séville, et, avec une calessine, c'est une excursion que l'on peut faire à son aise en une après-dînée, à moins que l'on ne soit un antiquaire forcené, et que l'on ne veuille regarder une à une toutes les vieilles pierres soupçonnées d'inscriptions.

La puerta de Triana a aussi des prétentions romaines et tire son nom de l'empereur Trajan. L'aspect en est fort monumental; elle est d'ordre dorique, à colonnes accouplées, ornée des armes royales et surmontée de pyramides. Elle a son alcade particulier et sert de prison aux chevaliers. Les portes del Carbon et del Aceite valent la peine d'être examinées. Sur la porte de Jérès se lit l'inscription suivante:

Hercules me edifico Julio Cesar me cerco De muros y torres altas El rey santo me gano Con Garci Perez de Vargas. Séville est entourée d'une enceinte de murailles crénelées, flanquées par intervalles de grosses tours, dont plusieurs sont tombées en ruine, et de fossés aujourd'hui presque entièrement comblés. Ces murailles, qui ne seraient d'aucune défense contre l'artillerie moderne, produisent avec leurs créneaux arabes, découpés en scie, un effet assez pittoresque. La fondation, comme celle de tous les murs et de tous les camps possibles, en est attribuée à Jules César.

Sur une place qui avoisine la puerta de Triana, je vis un spectacle fort singulier. C'était une famille de bohémiens campés en plein air et qui composait un groupe à faire les délices de Callot. Trois pieux ajustés en triangle formaient une espèce de crémaillère rustique, qui soutenait, au-dessus d'un grand feu éparpillé par le vent en langues de flamme et en spirales de fumée, une marmite pleine de nourritures bizarres et suspectes, comme Goya sait en jeter dans les chaudrons des sorcières de Barahona. Auprès de ce foyer improvisé était assise une gitana au profil busqué, basanée, cuivrée, nue jusqu'à la ceinture, ce qui prouvait chez elle une absence complète de coquetterie; ses longs cheveux noirs tombaient en broussaille sur son dos maigre et jaune et sur son front couleur de bistre. À travers leurs mèches désordonnées brillaient ces grands yeux orientaux faits de nacre et de jais, si mystérieux et si contemplatifs, qu'ils relèvent jusqu'à la poésie la physionomie la plus bestiale et la plus dégradée. Autour d'elle se vautraient, en glapissant, trois ou quatre marmots dans l'état le plus primitif, noirs comme des mulâtres, avec de gros ventres et des membres grêles qui les faisaient ressembler plutôt à des quadrumanes qu'à des bipèdes. Je doute que les petits Hottentots soient plus hideux et plus sales. Cet état de nudité n'est pas rare et ne choque personne. On rencontre souvent des mendiants qui n'ont pour vêtement qu'un lambeau de couverture, un fragment de caleçon très-hasardeux; à Grenade et à Malaga, j'ai vu vaguer sur les places des gaillards de douze à quatorze ans moins habillés qu'Adam à sa sortie du paradis terrestre. Le faubourg de Triana est fréquent en rencontres de ce genre, car il contient beaucoup de gitanos, gens qui ont les opinions les plus avancées en fait de désinvolture; les femmes font de la friture en plein vent, et les hommes s'adonnent à la contrebande, à la tonte des mulets, au maquignonnage, etc., quand ils ne font pas pis.

La Cristina, le Guadalquivir, l'Alameda de Duque, Italica, l'Alcazar more, sont sans doute des choses fort curieuses: mais la véritable merveille de Séville est sa cathédrale, qui reste en effet un édifice surprenant, même après la cathédrale de Burgos, de Tolède et la mosquée de Cordoue. Le chapitre qui en ordonna la construction résuma son plan dans cette phrase: «Élevons un monument qui fasse croire à la postérité que nous étions fous.» À la bonne heure, voilà un programme large et bien entendu; ayant ainsi carte blanche, les artistes firent des prodiges, et les chanoines, pour accélérer l'achèvement de l'édifice, abandonnèrent toutes leurs rentes, ne se réservant que le strict nécessaire pour vivre. Ô trois fois saints chanoines! dormez doucement sous votre dalle, à l'ombre de votre cathédrale chérie, tandis que votre âme se prélasse au paradis dans une stalle probablement moins bien sculptée que celle de votre chœur!

Les pagodes indoues les plus effrénées et les plus monstrueusement prodigieuses n'approchent pas de la cathédrale de Séville. C'est une montagne creuse, une vallée renversée; Notre-Dame de Paris se promènerait la tête haute dans la nef du milieu, qui est d'une élévation épouvantable; des piliers gros comme des tours, et qui paraissent frêles à faire frémir, s'élancent du sol ou retombent des voûtes comme les stalactites d'une grotte de géants. Les quatre nefs latérales, quoique moins hautes, pourraient abriter des églises avec leur clocher. Le retablo, ou maître-autel, avec ses escaliers, ses superpositions d'architectures, ses files de statues entassées par étage, est à lui seul un édifice immense; il monte presque jusqu'à la voûte. Le cierge pascal, grand comme un mât de vaisseau, pèse deux mille cinquante livres. Le chandelier de bronze qui le supporte est une espèce de colonne de la place Vendôme; il est copié sur le chandelier du temple de Jérusalem, ainsi qu'on le voit figurer sur les bas-reliefs de l'arc de Titus; tout est dans cette proportion grandiose. Il se brûle par an, dans la cathédrale, vingt mille livres de cire et autant d'huile; le vin qui sert à la consommation du saint sacrifice s'élève à la quantité effrayante de dix-huit mille sept cent cinquante litres. Il est vrai que l'on dit chaque jour cinq cents messes aux quatre-vingts autels! Le catafalque qui sert pendant la semaine sainte, et qu'on appelle le monument, a près de cent pieds de haut. Les orgues, d'une proportion gigantesque, ont l'air des colonnades basaltiques de la caverne de Fingal, et pourtant les ouragans et les tonnerres qui s'échappent de leurs tuyaux, gros comme des canons de siège, semblent des murmures mélodieux, des gazouillements d'oiseaux et de séraphins sous ces ogives colossales. On compte quatre-vingt-trois fenêtres à vitraux de couleur peints d'après des cartons de Michel-Ange, de Raphaël, de Durer, de Pérégrino, de Tibaldi et de Lucas Cambiaso; les plus anciens et les plus beaux ont été exécutés par Arnold de Flandre, célèbre peintre verrier. Les derniers, qui datent de 1819, montrent combien l'art a dégénéré depuis ce glorieux XVIe siècle, époque climatérique du monde, où la plante-homme a porté ses plus belles fleurs et ses fruits les plus savoureux. Le chœur, de style gothique, est enjolivé de tourelles, de flèches, de niches découpées à jour, de figurines, de feuillages, immense et minutieux travail qui confond l'imagination et ne peut plus se comprendre de nos jours. L'on reste vraiment atterré en présence de pareilles œuvres, et l'on se demande avec inquiétude si la vitalité se retire chaque siècle du monde vieillissant. Ce prodige de talent, de patience et de génie, porte du moins le nom de son auteur, et l'admiration trouve sur qui se fixer. Sur l'un des panneaux du côté de l'Évangile est tracée cette inscription: Este coro fizo Nufro Sanchey entallador que Dios haya año de 1475; «Nufro Sanchez, sculpteur, que Dieu ait en sa garde, fit ce chœur en 1475.»

Essayer de décrire l'une après l'autre les richesses de la cathédrale serait une insigne folie: il faudrait une année tout entière pour la visiter à fond, et l'on n'aurait pas encore tout vu; des volumes ne suffiraient pas à en faire seulement le catalogue. Les sculptures en pierre, en bois, en argent, de Juan de Arfé, de Joan Millan, de Montañes, de Roldan; les peintures de Murillo, de Zurbaran, de Pierre Campana, de Roëlas, de don Luiz de Villegas, des Herrera vieux et jeune, de Juan Valdès, de Goya, encombrent les chapelles, les sacristies, les salles capitulaires. L'on est écrasé de magnificences, rebuté et soûl de chefs-d'œuvre, on ne sait plus où donner de la tête; le désir et l'impossibilité de tout voir vous causent des espèces de vertiges fébriles; l'on ne veut rien oublier, et l'on sent à chaque minute un nom qui vous échappe, un linéament qui se trouble dans votre cerveau, un tableau qui en remplace un autre. L'on fait à sa mémoire des appels désespérés, on recommande à ses yeux de ne pas perdre un regard; le moindre repos, les heures des repas et du sommeil, vous semblent des vols que vous vous faites, car l'impérieuse nécessité vous entraîne; et bientôt il va falloir partir, le feu flambe déjà sous la chaudière du bateau à vapeur, l'eau siffle et bout, les cheminées dégorgent leur blanche fumée; demain vous quitterez toutes ces merveilles pour ne plus les revoir sans doute!

Ne pouvant parler de tout, je me bornerai à mentionner le Saint Antoine de Padoue de Murillo, qui orne la chapelle du baptistère. Jamais la magie de la peinture n'a été poussée plus loin. Le saint en extase est à genoux au milieu de la cellule, dont tous les pauvres détails sont rendus avec cette réalité vigoureuse qui caractérise l'école espagnole. À travers la porte entr'ouverte, l'on aperçoit un de ces longs cloîtres blancs en arcades si favorables à la rêverie. Le haut du tableau, noyé d'une lumière blonde, transparente, vaporeuse, est occupé par des groupes d'anges d'une beauté vraiment idéale. Attiré par la force de la prière, l'Enfant Jésus descend de nuée en nuée et va se placer entre les bras du saint personnage, dont la tête est baignée d'effluves rayonnantes et se renverse dans un spasme de volupté céleste. Je mets ce tableau divin au-dessus de la Sainte Élisabeth de Hongrie pansant un teigneux que l'on voit à l'Académie de Madrid, au-dessus de Moïse, au-dessus de toutes les vierges et des enfants du maître, si beaux et si purs qu'ils soient. Qui n'a pas vu le Saint Antoine de Padoue ne connaît pas le dernier mot du peintre de Séville; c'est comme ceux qui s'imaginent connaître Rubens et qui n'ont pas vu la Madeleine d'Anvers.

Tous les genres d'architecture sont réunis à la cathédrale de Séville. Le gothique sévère, le style de la renaissance, celui que les Espagnols appellent plateresco ou d'orfèvrerie, et qui se distingue par une folie d'ornements et d'arabesques incroyables, le rococo, le grec et le romain, rien n'y manque, car chaque siècle a bâti sa chapelle, son retablo, avec le goût qui lui était particulier, et l'édifice n'est même pas tout à fait terminé. Plusieurs des statues qui remplissent les niches des portails, et qui représentent des patriarches, des apôtres, des saints, des archanges, sont en terre cuite seulement et placées là comme d'une manière provisoire. Du côté de la cour de los Naranjeros, au sommet du portail inachevé, s'élève la grue de fer, symbole indiquant que l'édifice n'est pas terminé, et sera repris plus tard. Cette potence figure aussi au faîte de l'église de Beauvais; mais quel jour le poids d'une pierre de taille lentement hissée dans l'air par les travailleurs revenus fera-t-il grincer sa poulie rouillée depuis des siècles? Jamais peut-être; car le mouvement ascensionnel du catholicisme s'est arrêté, et la sève qui faisait pousser de terre cette floraison de cathédrales ne monte plus du tronc aux rameaux. La foi, qui ne doute de rien, avait écrit les premières strophes de tous ces grands poëmes de pierre et de granit; la raison, qui doute de tout, n'a pas osé les achever. Les architectes du moyen âge sont des espèces de Titans religieux qui entassent Pélion sur Ossa, non pas pour détrôner le Dieu tonnant, mais pour admirer de plus près la douce figure de la Vierge-Mère souriant à l'Enfant Jésus. De notre temps, où tout est sacrifié à je ne sais quel bien-être grossier et stupide, l'on ne comprend plus ces sublimes élancements de l'âme vers l'infini, traduits en aiguilles, en flèches, en clochetons, en ogives, tendant au ciel leurs bras de pierre, et se joignant, par-dessus la tête du peuple prosterné, comme de gigantesques mains qui supplient. Tous ces trésors enfouis sans rien rapporter font hausser de pitié les épaules aux économistes. Le peuple aussi commence à calculer combien vaut l'or du ciboire; lui qui naguère n'osait lever les yeux sur le blanc soleil de l'hostie, il se dit que des morceaux de cristal remplaceraient parfaitement les diamants et les pierreries de l'ostensoir; l'église n'est plus guère fréquentée que par les voyageurs, les mendiants et d'horribles vieilles, d'atroces dueñas vêtues de noir, aux regards de chouette, au sourire de tête de mort, aux mains d'araignée, qui ne se meuvent qu'avec un cliquetis d'os rouillés, de médailles et de chapelets, et, sous prétexte de demander l'aumône, vous murmurent je ne sais quelles effroyables propositions de cheveux noirs, de teints vermeils, de regards brûlants et de sourires toujours en fleur. L'Espagne elle-même n'est plus catholique!

La Giralda, qui sert de campanile à la cathédrale et domine tous les clochers de la ville, est une ancienne tour moresque élevée par un architecte arabe nommé Geber ou Guever, inventeur de l'algèbre, à laquelle il a donné son nom. L'effet en est charmant et d'une grande originalité; la couleur rose de la brique, la blancheur de la pierre dont elle est bâtie, lui donnent un air de gaieté et de jeunesse en contraste avec la date de sa construction qui remonte à l'an 1000, un âge fort respectable auquel une tour peut bien se permettre quelque ride et se passer d'avoir le teint frais. La Giralda, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a pas moins de trois cent cinquante pieds de haut et cinquante de large sur chaque face; les murailles sont lisses jusqu'à une certaine élévation, où commencent des étages de fenêtres moresques avec balcons, trèfles et colonnettes de marbre blanc, encadrés dans de grands panneaux de briques en losange; la tour se terminait autrefois par un toit de carreaux vernis de différentes couleurs que surmontait une barre de fer ornée de quatre pommes de métal doré d'une prodigieuse grosseur. Ce couronnement fut détruit en 1568 par l'architecte Francisco Ruiz, qui fit monter de cent pieds encore, dans la pure lumière du ciel, la fille du More Guever, pour que sa statue de bronze pût regarder par-dessus les sierras et causer de plain-pied avec les anges qui passent. Bâtir un clocher sur une tour, c'était se conformer de tout point aux intentions de cet admirable chapitre dont nous avons parlé, et qui désirait passer pour fou aux yeux de la postérité. L'œuvre de Francisco Ruiz se compose de trois étages dont le premier est percé de fenêtres, dans l'embrasure desquelles sont suspendues les cloches; le second, entouré d'une balustrade découpée à jour, porte sur chacune des faces de sa corniche ces mots: Turris fortissima nomen Domini; le troisième est une espèce de coupole ou de lanterne sur laquelle tourne une gigantesque figure de la Foi, de bronze doré, tenant une palme d'une main et un étendard de l'autre, qui sert de girouette et justifie le nom de Giralda porté par la tour. Cette statue est de Barthélémy Morel. On la voit d'excessivement loin, et quand elle scintille à travers l'azur, aux rayons du soleil, elle semble véritablement un séraphin flânant dans l'air.

On monte à la Giralda par une suite de rampes sans degrés, si douces et si faciles, que deux hommes à cheval pourraient aisément gravir de front jusqu'au sommet, où l'on jouit d'une vue admirable. Séville est à vos pieds, étincelante de blancheur, avec ses clochers et ses tours, qui font d'impuissants efforts pour se hausser jusqu'à la ceinture de briques roses de la Giralda. Plus loin s'étend la plaine, où le Guadalquivir promène la moire de son cours; l'on aperçoit Santi-Ponce, Algaba et autres villages. Au dernier plan apparaît la chaîne de la Sierra-Morena aux dentelures nettement coupées, malgré l'éloignement, tant est grande la transparence de l'air dans cet admirable pays. De l'autre côté se hérissent les sierras de Gibrain, de Zaara et de Moron, nuancées des plus riches teintes du lapis-lazuli et de l'améthyste; admirable panorama criblé de lumière, inondé de soleil et d'une splendeur éblouissante.

Une grande quantité de tronçons de colonnes taillées en manière de bornes, et réunies entre elles par des chaînes, à l'exception de quelques espaces laissés libres pour la circulation, entourent la cathédrale. Quelques-unes de ces colonnes sont antiques, et proviennent, soit des ruines d'Italica, soit des débris de l'ancienne mosquée dont l'église actuelle occupe la place, et dont il ne reste plus que la Giralda, quelques pans de mur, un ou deux arcs dont l'un sert de porte à la cour des orangers. La Lonja (bourse) du commerce, grand bâtiment carré d'une régularité parfaite, bâti par ce lourd et pesant Herrera, architecte de l'ennui, à qui l'on doit l'Escurial, le monument le plus triste qui soit au monde, est aussi entourée de bornes semblables. Isolée de tous côtés et présentant quatre façades pareilles, la Lonja est située entre la cathédrale et l'Alcazar. On y conserve les archives d'Amérique, les correspondances de Christophe Colomb, de Pizarre et de Fernand Cortez; mais tous ces trésors sont gardés par des dragons si farouches, qu'il a fallu nous contenter de l'extérieur des cartons et des dossiers arrangés dans des armoires d'acajou, comme des paquets de mercerie. Il serait facile cependant de mettre sous verre cinq ou six des plus précieux autographes, et de les offrir à la curiosité bien légitime des voyageurs.

L'Alcazar, ou ancien palais des rois mores, quoique fort beau et digne de sa réputation, n'a rien qui surprenne lorsqu'on a déjà vu l'Alhambra de Grenade. Ce sont toujours les petites colonnes de marbre blanc, les chapiteaux peints et dorés, les arcades en cœur, les panneaux d'arabesques entrelacées de légendes du Coran, les portes de cèdre et de mélèze, les coupoles à stalactites, les fontaines brodées de sculptures qui peuvent différer à l'œil, mais dont la description ne peut rendre le détail infini et la délicatesse minutieuse. La salle des Ambassadeurs, dont les magnifiques portes subsistent dans toute leur intégrité, est peut-être plus belle et plus riche que celle de Grenade; malheureusement l'on a eu l'idée de profiter de l'intervalle des colonnettes qui soutiennent le plafond pour y loger une suite de portraits des rois d'Espagne depuis les temps les plus reculés de la monarchie jusqu'à nos jours. Rien au monde n'est plus ridicule. Les anciens rois, avec leurs cuirasses et leurs couronnes d'or, font encore une figure passable; mais les derniers, poudrés à blanc, en uniforme moderne, produisent l'effet le plus grotesque; je n'oublierai jamais une certaine reine avec des lunettes sur le nez et un petit chien sur les genoux, qui doit se trouver là bien dépaysée. Les bains dits de Maria Padilla, maîtresse du roi don Pèdre, qui habita l'Alcazar, sont encore tels qu'ils étaient au temps des Arabes. Les voûtes de la salle des étuves n'ont pas subi la plus légère altération; Charles-Quint, comme à l'Alhambra de Grenade, a laissé à l'Alcazar de Séville de trop nombreuses traces de son passage. Cette manie de bâtir un palais dans un autre est des plus funestes et des plus communes, et ce qu'elle a détruit de monuments historiques pour leur substituer d'insignifiantes constructions est à jamais regrettable. L'enceinte de l'Alcazar renferme des jardins dessinés dans le vieux goût français, avec des ifs taillés dans les formes les plus bizarres et les plus tourmentées.

Puisque nous sommes en train de visiter les monuments, entrons quelques instants à la manufacture de tabac qui est à deux pas. Ce vaste bâtiment, très-bien approprié à son usage, renferme une grande quantité de machines à râper, à hacher et triturer le tabac, qui font le bruit d'une multitude de moulins, et sont mises en activité par deux ou trois cents mules. C'est là que se fabrique el polbo sevillano, poussière impalpable, pénétrante, d'une couleur jaune d'or, dont les marquis de la régence aimaient à saupoudrer leurs jabots de dentelle: la force et la volatilité de ce tabac sont telles, que l'on éternue dès le seuil des salles dans lesquelles on le prépare. Il se débite par livre et demi-livre dans des boîtes de fer-blanc. L'on nous conduisit aux ateliers où se roulent les cigares en feuilles. Cinq ou six cents femmes sont employées à cette préparation. Quand nous mîmes le pied dans leur salle, nous fûmes assaillis par un ouragan de bruits: elles parlaient, chantaient et se disputaient toutes à la fois. Je n'ai jamais entendu un vacarme pareil. Elles étaient jeunes pour la plupart, et il y en avait de fort jolies. Le négligé extrême de leur toilette permettait d'apprécier leurs charmes en toute liberté. Quelques-unes portaient résolûment à l'angle de leur bouche un bout de cigare avec l'aplomb d'un officier de hussards; d'autres, ô muse, viens à mon aide! d'autres... chiquaient comme de vieux matelots, car on leur laisse prendre autant de tabac qu'elles en peuvent consommer sur place. Elles gagnent de quatre à six réaux par jour. La cigarera de Séville est un type, comme la manola de Madrid. Il faut la voir, le dimanche ou les jours de courses de taureaux, avec sa basquine frangée d'immenses volants, ses manches garnies de boutons de jais, et le puro dont elle aspire la fumée, et qu'elle passe de temps à autre à son galant.

Pour en finir avec toutes ces architectures, allons faire une visite au célèbre hospice de la Caridad, fondé par le fameux don Juan de Marana, qui n'est nullement un être fabuleux, comme on pourrait le croire. Un hospice fondé par don Juan! Eh mon Dieu! oui. Voici comment la chose arriva. Une nuit don Juan, sortant d'une orgie, rencontra un convoi qui se rendait à l'église de Saint-Isidore: pénitents noirs masqués, cierges de cire jaune, quelque chose de plus lugubre et de plus sinistre qu'un enterrement ordinaire. «Quel est ce mort? Est-ce un mari tué en duel par l'amant de sa femme, un honnête père qui tardait trop à lâcher son héritage?» fit le don Juan échauffé par le vin.--Ce mort, lui répondit un des porteurs du cercueil, n'est autre que le seigneur don Juan de Marana, dont nous allons célébrer le service; venez et priez avec, nous pour lui.» Don Juan, s'étant approché, reconnut à la lueur des torches (car en Espagne on porte les morts la face découverte) que le cadavre avait sa ressemblance, et n'était autre que lui-même. Il suivit sa propre bière dans l'église, et récita les prières avec les moines mystérieux, et le lendemain on le trouva évanoui sur les dalles du chœur. Cet événement lui fit une telle impression, qu'il renonça à sa vie endiablée, prit l'habit religieux et fonda l'hôpital en question, où il mourut presque en odeur de sainteté. La Caridad renferme des Murillo de la plus grande beauté: le Moïse frappant le rocher, la Multiplication des pains, immenses compositions de la plus riche ordonnance, le Saint Jean-de-Dieu portant un mort et soutenu par un ange, chef-d'œuvre de couleur et de clair-obscur. C'est là que se trouve le tableau de Juan Valdès, connu sous le nom de los Dos Cadaveres, bizarre et terrible peinture auprès de laquelle les plus noires conceptions de Young peuvent passer pour de joviales facéties.

La place des Taureaux était fermée à notre grand regret, car les courses de Séville sont, à ce que prétendent les aficionados, les plus brillantes de l'Espagne. Cette place offre la singularité de n'être que demi-circulaire, du moins pour ce qui regarde les loges, car l'arène est ronde. On dit qu'un violent orage abattit tout ce côté, qui depuis ne fut pas relevé. Cette disposition ouvre une merveilleuse perspective sur la cathédrale, et forme un des plus beaux tableaux qu'on puisse imaginer, surtout quand les gradins sont peuplés d'une foule étincelante, diaprée des plus vives couleurs. Ferdinand VII avait fondé à Séville un conservatoire de tauromachie, où l'on exerçait les élèves d'abord sur des taureaux de carton, puis sur des novillos avec des boules aux cornes, et enfin sur des taureaux sérieux, jusqu'à ce qu'ils fussent dignes de paraître en public. J'ignore si la révolution a respecté cette institution royale et despotique.--Notre espérance déçue, il ne nous restait plus qu'à partir; nos places étaient retenues sur le bateau à vapeur de Cadix, et nous nous embarquâmes au milieu des pleurs, des cris et des hurlements des maîtresses ou femmes légitimes des soldats qui changeaient de garnison et faisaient route avec nous. Je ne sais pas si ces douleurs étaient sincères, mais jamais désespoirs antiques, désolations de femmes juives au jour de captivité, ne se laissèrent aller à de telles violences!


XV.

CADIX.--VISITE AU BRICK LE VOLTIGEUR.--LES RATEROS.--JÉRÈS.--COURSES DE TAUREAUX EMBOLADOS.--LE BATEAU À VAPEUR.--GIBRALTAR.--CARTHAGÈNE.--VALENCE.--LA LONJA DE SEDA.--LE COUVENT DE LA MERCED.--LES VALENCIENS.--BARCELONE.--RETOUR.

Après les voyages à dos de mulet, à cheval, en charrette, en galère, le bateau à vapeur nous parut quelque chose de miraculeux dans le goût du tapis magique de Fortunatus ou du bâton d'Abaris. Dévorer l'espace avec la rapidité de la flèche, et cela sans peine, sans fatigue, sans secousse, en se promenant sur le pont et en voyant défiler devant soi les longues bandes du rivage, malgré les caprices du vent et de la marée, est assurément une des plus belles inventions de l'esprit humain. Pour la première fois peut-être, je trouvai que la civilisation avait son bon côté, je n'ai pas dit son beau côté, car tout ce qu'elle produit est malheureusement entaché de laideur, et trahit par là son origine compliquée et diabolique. Auprès d'un navire à voiles, le bateau à vapeur, tout commode qu'il est, paraît hideux. L'un a l'air d'un cygne épanouissant ses ailes blanches au souffle de la brise, et l'autre d'un poêle qui se sauve à toutes jambes, à cheval sur un moulin.

Quoi qu'il en soit, les palettes des roues aidées par le courant nous poussaient rapidement vers Cadix. Séville s'affaissait déjà derrière nous; mais, par un magnifique effet d'optique, à mesure que les toits de la ville semblaient rentrer en terre pour se confondre avec les lignes horizontales du lointain, la cathédrale grandissait et prenait des proportions énormes, comme un éléphant debout au milieu d'un troupeau de moutons couchés; et ce n'est qu'alors que je compris bien toute son immensité. Les plus hauts clochers ne dépassaient pas la nef. Quant à la Giralda, l'éloignement donnait à ses briques roses des teintes d'améthyste et d'aventurine qui ne semblent pas compatibles avec l'architecture dans nos tristes climats du Nord. La statue de la Foi scintillait à la cime comme une abeille d'or sur la pointe d'une grande herbe.--Un coude du fleuve déroba bientôt la ville à notre vue.

Les rives du Guadalquivir, du moins en descendant vers la mer, n'ont pas cet aspect enchanteur que leur prêtent les descriptions des poëtes et des voyageurs. Je ne sais pas où ils ont été prendre les forêts d'orangers et de grenadiers dont ils parfument leurs romances. Dans la réalité, on ne voit que des berges peu élevées, sablonneuses, couleur d'ocre, que des eaux jaunes et troublées, dont la teinte terreuse ne peut être attribuée aux pluies, si rares dans ce pays. J'avais déjà remarqué sur le Tage ce manque de limpidité de l'eau, qui vient peut-être de la grande quantité de poussière que le vent y précipite et de la nature friable des terrains traversés. Le bleu si dur du ciel y est aussi pour quelque chose, et par son extrême intensité fait paraître sales les tons de l'eau, toujours moins éclatants. La mer seule peut lutter de transparence et d'azur contre un semblable ciel. Le fleuve allait toujours s'élargissant, les rives décroissaient et s'aplatissaient, et l'aspect général du paysage rappelait assez la physionomie de l'Escaut entre Anvers et Ostende. Ce souvenir flamand en pleine Andalousie est assez bizarre à propos du Guadalquivir au nom moresque; mais ce rapport se présenta à mon esprit si naturellement, qu'il fallait que la ressemblance fût bien réelle, car je ne pensais guère, je vous le jure, ni à l'Escaut, ni au voyage que j'ai fait en Flandre il y a quelque six ou sept ans. Il y avait, du reste, peu de mouvement sur le fleuve, et ce que l'on apercevait de campagne au delà des rives semblait inculte et désert; il est vrai que nous étions en pleine canicule, saison pendant laquelle l'Espagne n'est plus guère qu'un vaste tas de cendre sans végétation ni verdure. Pour tous personnages, des hérons et des cigognes, une patte pliée sous le ventre, l'autre plongée à demi dans l'eau, attendaient le passage de quelque poisson dans une immobilité si complète, qu'on les eût pris pour des oiseaux de bois fichés sur une baguette. Des barques avec des voiles latines posées en ciseaux descendaient et remontaient le cours du fleuve sous le même vent, phénomène que je n'ai jamais bien compris, quoiqu'on me l'ait expliqué plusieurs fois. Quelques-uns de ces bateaux portaient une troisième petite voile en forme de triangle isocèle, posée dans l'écartement produit par les pointes divergentes des deux grandes voiles: ce gréement est très-pittoresque.

Vers quatre ou cinq heures du soir, nous passions devant San-Lucar situé sur la gauche du fleuve. Un grand bâtiment d'architecture moderne, construit avec cette régularité de caserne et d'hôpital qui fait le charme des constructions actuelles, portait à son frontispice une inscription quelconque que nous ne pûmes lire, ce que nous regrettons peu. Cette chose carrée et percée de beaucoup de fenêtres a été bâtie par Ferdinand VII. Ce doit être une douane, un entrepôt ou quelque fabrique dans ce genre. À partir de San-Lucar, le Guadalquivir devient extrêmement large et prend des proportions de bras de mer. Les rivages ne forment plus qu'une ligne de plus en plus étroite entre le ciel et l'eau. C'est grand, mais d'une grandeur un peu sèche, un peu monotone, et nous nous serions ennuyés sans les jeux, les danses, les castagnettes et les tambours de basque des soldats. L'un d'eux, qui avait assisté aux représentations d'une troupe italienne, en contrefaisait les acteurs et surtout les actrices, paroles, chants et gestes, avec beaucoup de gaieté et d'entrain. Ses camarades riaient à se tenir les côtes et paraissaient avoir parfaitement oublié les scènes attendrissantes du départ. Peut-être bien aussi leurs Arianes éplorées avaient-elles déjà essuyé leurs yeux et riaient-elles d'aussi bon cœur. Les passagers du bateau à vapeur prenaient franchement part à cette hilarité et démentaient à qui mieux mieux la réputation de gravité imperturbable qu'ont les Espagnols dans le reste de l'Europe. Le temps de Philipe II, des vêtements noirs, des golilles empesées, du maintien dévot, des mines froides et hautaines, est beaucoup plus passé qu'on ne le pense généralement.

San-Lucar laissé en arrière par une transition presque insensible, on entre dans l'Océan; la lame s'allonge en volutes régulières, les eaux changent de couleur, et les visages aussi. Les prédestinés à cette étrange maladie que l'on nomme le mal de mer commencent à rechercher les angles solitaires et s'accoudent mélancoliquement sur le bastingage. Pour moi, je me perchai bravement sur la cabine qui avoisine les roues, étudiant ma sensation avec conscience; car, n'ayant jamais fait de traversée, j'ignorais encore si j'étais dévoué à ces inexprimables tortures. Les premiers balancements m'étonnèrent un peu, mais je me remis bientôt et je repris toute ma sérénité. En débouchant du Guadalquivir, nous avions pris à gauche et nous suivions la côte d'assez loin toutefois pour ne la distinguer qu'avec peine, car le soir approchait et le soleil descendait majestueusement dans la mer sur un escalier étincelant formé par cinq ou six marches de nuages de la plus riche pourpre.

Il était nuit noire lorsque nous arrivâmes à Cadix. Les lanternes des vaisseaux, des barques à l'ancre dans la rade, les lumières de la ville, les étoiles du ciel, criblaient le clapotis des vagues de millions de paillettes d'or, d'argent, de feu; dans les endroits tranquilles la réflexion des fanaux traçait, en s'allongeant dans la mer, de longues colonnes de flammes d'un effet magique. La masse énorme des remparts s'ébauchait bizarrement dans l'épaisseur de l'ombre.

Pour nous rendre à terre, il fallut nous transborder, nous et nos effets, dans de petites barques dont les patrons, avec des vociférations effroyables, se disputaient les voyageurs et les malles à peu près comme autrefois à Paris les cochers de coucous pour Montmorency ou pour Vincennes. Nous eûmes toutes les peines du monde à ne pas être séparés, mon camarade et moi, car l'un nous tirait à gauche, l'autre nous tirait à droite avec une énergie peu rassurante, surtout si l'on songe que ces débats se passaient sur des canots que le moindre mouvement faisait osciller comme une escarpolette sous les pieds des lutteurs. Nous arrivâmes pourtant sans encombre sur le quai, et, après avoir subi la visite de la douane, nichée sous la porte de la ville dans l'épaisseur de la muraille, nous allâmes nous loger dans la calle de San-Francisco.

Comme vous pensez bien, nous étions levés avec le jour. Entrer de nuit dans une ville inconnue est une des choses qui irrite le plus la curiosité du voyageur: on fait les plus grands efforts pour démêler à travers l'ombre la configuration des rues, la forme des édifices, la physionomie des rares passants. De cette façon du moins, l'effet de surprise est ménagé, et le lendemain la ville vous apparaît subitement dans tout son ensemble comme une décoration de théâtre lorsque le rideau se lève.

Il n'existe pas sur la palette du peintre ou de l'écrivain de couleurs assez claires, de teintes assez lumineuses pour rendre l'impression éclatante que nous fit Cadix dans cette glorieuse matinée. Deux teintes uniques vous saisissaient le regard: du bleu et du blanc; mais du bleu aussi vif que la turquoise, le saphir, le cobalt, et tout ce que vous pourrez imaginer d'excessif en fait d'azur; mais du blanc aussi pur que l'argent, le lait, la neige, le marbre et le sucre des îles le mieux cristallisé! Le bleu, c'était le ciel, répété par la mer; le blanc, c'était la ville. On ne saurait rien imaginer de plus radieux, de plus étincelant, d'une lumière plus diffuse et plus intense à la fois. Vraiment, ce que nous appelons chez nous le soleil n'est à côté de cela qu'une pâle veilleuse à l'agonie sur la table de nuit d'un malade.

Les maisons de Cadix sont beaucoup plus hautes que celles des autres villes d'Espagne, ce qui s'explique par la conformation du terrain, étroit îlot rattaché au continent par un mince filet de terre, et le désir d'avoir une perspective sur la mer. Chaque maison se hausse curieusement sur la pointe du pied pour regarder par-dessus l'épaule de sa voisine, et passer la tête au-dessus de l'épaisse ceinture des remparts. Comme cela ne suffit pas toujours, presque toutes les terrasses portent à leur angle une tourelle, un belvéder, quelquefois coiffé d'une petite coupole; ces miradores aériens enrichissent d'innombrables dentelures la silhouette de la ville, et produisent l'effet le plus pittoresque. Tout cela est crépi à la chaux, et la blancheur des façades est encore avivée par de longues lignes de vermillon qui séparent les maisons et en marquent les étages: les balcons, très-saillants, sont enveloppés d'une grande cage en verre, garnis de rideaux rouges et remplis de fleurs. Quelques-unes des rues transversales se terminent sur le vide et paraissent aboutir au ciel. Ces échappées d'azur sont d'un inattendu charmant. À part cet aspect gai, vivant, et lumineux, Cadix n'a rien de remarquable comme architecture. Sa cathédrale, vaste bâtisse du XVIe siècle, quoique ne manquant ni de noblesse ni de beauté, n'a rien qui doive étonner après les prodiges de Burgos, de Tolède, de Cordoue et de Séville: c'est quelque chose dans le goût de la cathédrale de Jaën, de Grenade et de Malaga; une architecture classique avec des proportions plus effilées et plus sveltes, comme l'entendaient les artistes de la renaissance. Les chapiteaux corinthiens, d'un module plus allongé que le type grec consacré, sont très-élégants. Comme tableaux, comme ornements, du mauvais goût surchargé, de la richesse folle, voilà tout. Je ne dois pas cependant passer sous silence un petit martyr de sept ans crucifié, sculpture en bois peint d'un sentiment parfait et d'une délicatesse exquise. L'enthousiasme, la foi, la douleur, se mêlent dans des proportions enfantines sur ce charmant visage de la manière la plus touchante.

Nous allâmes voir la place des Taureaux, qui est petite et réputée l'une des plus dangereuses de l'Espagne. L'on traverse, pour y arriver, des jardins remplis de palmiers gigantesques et d'espèces variées. Rien n'est plus noble, plus royal, qu'un palmier. Ce grand soleil de feuilles au bout de cette colonne cannelée rayonne si splendidement dans le lapis-lazuli d'un ciel oriental! ce tronc écaillé, mince comme s'il était serré dans un corset, rappelle si bien la taille d'une jeune fille; son port est si majestueux, si élégant! Le palmier et le laurier-rose sont mes arbres favoris; la vue du palmier et du laurier-rose me cause une joie, une gaieté étonnantes. Il me semble que l'on ne peut pas être malheureux à leur ombre.

La place des Taureaux de Cadix n'a pas de tablas continues. D'espace en espace sont disposées des espèces de paravents de bois derrière lesquels se retirent les toreros trop vivement poursuivis. Cette disposition nous paraît offrir moins de sûreté.

On nous fit remarquer les logettes qui contiennent les taureaux pendant la course; ce sont des espèces de cages en grosses poutres, fermées d'une porte qui se lève comme une vanne de moulin ou une bonde d'étang. Pour exciter leur rage, on les harcèle avec des pointes, on les frotte d'acide nitrique; enfin on cherche tous les moyens de leur envenimer le caractère.

À cause des chaleurs excessives, les courses étaient suspendues; un acrobate français avait disposé au milieu de l'arène ses tréteaux et sa corde pour le spectacle du lendemain. C'est dans cette place que lord Byron a vu la course dont il donne, au premier chant du Pèlerinage de Child-Harold, une description poétique, mais qui ne fait pas grand honneur à ses connaissances en tauromachie.

Cadix est serrée par une étroite ceinture de remparts qui lui étreignent la taille comme un corset de granit; une seconde ceinture d'écueils et de rochers la met à l'abri des assauts et des vagues, et pourtant, il y a quelques années, une tempête effroyable creva et renversa en plusieurs endroits ces formidables murailles qui ont plus de vingt pieds d'épaisseur, et dont des tranches immenses gisent encore çà et là le long du rivage. Sur les glacis de ces remparts, garnis de distance en distance de guérites de pierre, on peut faire en se promenant le tour de la ville, dont une seule porte donne du côté de la terre ferme, et dans la pleine mer ou dans la rade voir aller, venir, décrire des courbes gracieuses, se croiser, changer de bordée et se jouer comme des albatros, les canots, les felouques, les balancelles, les bateaux pêcheurs, qui à l'horizon ne semblent plus que des plumes de colombe emportées dans le ciel par une folle brise; plusieurs de ces barques, comme les anciennes galères grecques, ont à la proue, de chaque côté du taille-mer, deux grands yeux peints de couleurs naturelles, qui paraissent veiller à la marche et donnent à cette partie de l'embarcation une vague apparence de profil humain. Rien n'est plus animé, plus vivant et plus gai que ce coup d'œil.

Sur le môle, du côté de la porte de la douane, le mouvement est d'une activité sans pareille. Une foule bigarrée, où chaque pays du monde a ses représentants, se presse à toute heure au pied des colonnes surmontées de statues qui décorent le quai. Depuis la peau blanche et les cheveux roux de l'Anglais jusqu'au cuir bronzé et à la laine noire de l'Africain, en passant par les nuances intermédiaires café, cuivre et jaune d'or, toutes les variétés de l'espèce humaine se trouvent rassemblées là. Dans la rade, un peu au loin, se prélassent les trois-mâts, les frégates, les bricks, hissant chaque matin, au son du tambour, le pavillon de leur nation respective; les navires marchands, les bateaux à vapeur, dont les cheminées éructent de la vapeur bicolore, s'approchent davantage du bord à cause de leur plus faible tonnage et forment les premiers plans de ce grand tableau naval.

J'avais une lettre de recommandation pour le commandant du brick français le Voltigeur, en station dans la rade de Cadix. Sur sa présentation, M. Lebarbier de Tinan m'avait gracieusement invité à dîner, ainsi que deux autres jeunes gens, à son bord, pour le lendemain vers cinq heures. À quatre heures, nous étions sur le môle, cherchant une barque et un patron pour faire le trajet du quai au navire, quinze ou vingt minutes tout au plus. Je fus très-étonné lorsque le patron nous demanda un douro au lieu d'une piécette, prix ordinaire de la course. Dans mon ignorance nautique, voyant le ciel parfaitement clair, un soleil étincelant comme au premier jour du monde, je m'étais innocemment figuré qu'il faisait beau temps. Telle était ma conviction. Il faisait au contraire un temps atroce, et je ne tardai pas à m'en apercevoir aux premières bordées que courut le canot. La mer était courte, clapoteuse, et d'une dureté effroyable. Il ventait à décorner les bœufs. Nous sautions comme dans une coquille de noix, et nous embarquions de l'eau à chaque instant. Au bout de quelques minutes, nous jouissions d'un bain de pieds qui menaçait fort de se changer bientôt en bain de siège. L'écume des lames m'entrait par le collet de mon habit et me coulait dans le dos. Le patron et ses deux acolytes juraient, tempêtaient, s'arrachaient les écoutes et le gouvernail des mains. L'un voulait ceci, l'autre voulait cela, et je vis le moment où ils allaient se gourmer. La situation devint assez critique pour que l'un d'eux commençât à marmotter un tronçon de prière à je ne sais plus quel saint. Par bonheur, nous approchions du brick, qui se balançait nonchalamment sur ses ancres, et semblait regarder d'un air de pitié dédaigneuse les évolutions convulsives de notre petite barque. Enfin, nous abordâmes, et il nous fallut plus de dix minutes pour pouvoir empoigner les tireveilles et grimper sur le pont.

«Voilà ce qui s'appelle avoir le courage de l'exactitude,» nous dit le commandant avec un sourire en nous voyant monter sur le tillac, ruisselant d'eau, les cheveux éplorés en barbe de dieu marin, et il nous fit donner un pantalon, une chemise, une veste, enfin un costume complet. «Cela vous apprendra à vous fier aux descriptions des poëtes; vous avez cru qu'il n'y avait pas de tempête sans orchestre obligé de tonnerre, sans vagues allant mêler leur écume aux nuages, sans pluie, et sans éclairs déchirant l'obscurité profonde. Détrompez-vous, je ne pourrai probablement vous renvoyer à terre que dans deux ou trois jours.»

Le vent était en effet d'une violence terrible, les cordages tressaillaient comme des cordes à violon sous l'archet d'un joueur frénétique, le pavillon claquait avec un bruit sec, et son étamine menaçait de se couper et de s'envoler en lambeaux dans le fond de la rade; les poulies grinçaient, piaulaient, sifflaient, et, par instants, jetaient des cris aigus qui semblaient jaillir d'un gosier humain. Deux ou trois matelots en pénitence dans les haubans, pour je ne sais quelle peccadille, avaient toutes les peines du monde à ne pas être emportés.

Tout cela ne nous empêcha pas de faire un excellent dîner, arrosé des meilleurs vins, assaisonné des plus aimables propos, et aussi de diaboliques épices indiennes qui feraient boire un hydrophobe. Le lendemain, comme à cause du mauvais temps l'on n'avait pu mettre de canot à la mer pour aller chercher des provisions fraîches à terre, nous fîmes un dîner non moins délicat, mais qui avait cela de particulier, que chaque mets portait une date assez reculée. Nous mangeâmes des petits pois de 1836, du beurre frais de 1835, et de la crème de 1834, tout cela d'une fraîcheur et d'une conservation miraculeuses. Le gros temps dura deux jours, pendant lesquels je me promenai sur le pont, ne me lassant pas d'admirer la propreté de ménagère hollandaise, le fini de détails, le génie d'arrangement de ce prodige de l'esprit de l'homme qu'on appelle tout simplement un vaisseau. Le cuivre des caronades étincelait comme de l'or, les planches luisaient comme le palissandre du meuble le mieux verni. Aussi, chaque matin, l'on procède à la toilette du vaisseau, et, pleuvrait-il à verse, le pont n'en est pas moins lavé, inondé, épongé, fauberdé avec le même scrupule et la même minutie.

Au bout de deux jours le vent tomba, et l'on nous conduisit à terre dans un canot à dix rameurs.

Seulement mon habit noir, fortement imprégné d'eau de mer, ne put en séchant reprendre son élasticité, et il resta toujours parsemé de micas brillants, et roide comme une morue salée.

L'aspect de Cadix en venant du large est charmant. À la voir ainsi étincelante de blancheur entre l'azur de la mer et l'azur du ciel, on dirait une immense couronne de filigrane d'argent; le dôme de la cathédrale, peint en jaune, semble une tiare de vermeil posée au milieu. Les pots de fleurs, les volutes et les tourelles qui terminent les maisons varient à l'infini la dentelure. Byron a merveilleusement caractérisé la physionomie de Cadix en une seule touche:

«Brillante Cadix, qui t'élèves vers le ciel du milieu du bleu foncé de la mer.»

Dans la même stance, le poète anglais émet sur la vertu des Caditanes une opinion un peu leste qu'il était sans doute dans le droit d'avoir. Quant à nous, sans agiter ici cette question délicate, nous nous bornerons à dire qu'elles sont fort belles et d'un type particulier; leur teint a cette blancheur de marbre poli qui fait si bien ressortir la pureté des traits. Elles ont le nez moins aquilin que les Sévillanes, le front petit, les pommettes peu saillantes, et se rapprochent tout à fait de la physionomie grecque. Elles m'ont paru aussi plus grasses que les autres Espagnoles, et d'une taille plus élevée. Tel est du moins le résultat des observations que j'ai pu faire en me promenant au Salon, sur la place de la Constitution et au théâtre, où, par parenthèse, je vis jouer très-joliment le Gamin de Paris (el Piluelo de Paris) par une femme travestie, et danser des boléros avec beaucoup de feu et d'entrain.

Cependant, si agréable que soit Cadix, cette idée d'être renfermé d'abord par les remparts, ensuite par la mer, dans son enceinte étroite, vous donne le désir d'en sortir. Il me semble que la seule pensée que puissent nourrir des insulaires, c'est d'aller sur le continent: c'est ce qui explique les perpétuelles émigrations des Anglais, qui sont partout, excepté à Londres, où il n'y a que des Italiens et des Polonais. Aussi les Caditans sont-ils perpétuellement occupés à faire la traversée de Cadix à Puerto de Santa-Maria et réciproquement. Un léger bateau à vapeur omnibus, qui part toutes les heures, des barques à voile, des canots, attendent et provoquent les vagabonds. Un beau matin, mon compagnon et moi, réfléchissant que nous avions une lettre de recommandation d'un de nos amis grenadins pour son père, riche marchand de vin à Jérès, lettre ainsi conçue: «Ouvre ton cœur, ta maison et ta cave aux deux cavaliers ci-joints,» nous grimpâmes sur le vapeur à la cabine duquel était collée une affiche annonçant pour le soir une course entremêlée d'intermèdes bouffons, qui devait avoir lieu à Puerto de Santa-Maria. Cela composait admirablement notre journée. Avec une calessine, l'on pouvait aller de Puerto à Jérès, y rester quelques heures, et revenir à temps pour la course. Après avoir déjeuné en toute hâte à la fonda de Vista Alègre, qui mérite on ne peut mieux son nom, nous fîmes marché avec un conducteur, qui nous promit d'être de retour à cinq heures pour la funcion: c'est le nom qu'on donne en Espagne à tout spectacle, quel qu'il soit. La route de Jérès traverse une plaine montueuse, rugueuse, bossuée, d'une aridité de pierre ponce. Au printemps, ce désert se couvre, dit-on, d'un riche tapis de verdure tout émaillé de fleurs sauvages. Le genêt, la lavande, le thym, embaument l'air de leurs émanations aromatiques; mais à l'époque de l'année où nous étions, toute trace de végétation a disparu. À peine aperçoit-on çà et là quelques tignasses de gazon sec, jaune, filamenteux, et tout enfariné de poussière. Ce chemin, s'il faut en croire la chronique locale, est fort dangereux. L'on y rencontre souvent des rateros, c'est-à-dire des paysans qui, sans être brigands de profession, prennent l'occasion à la bourse lorsqu'elle se présente, et ne résistent pas au plaisir de détrousser un passant isolé. Ces rateros sont plus à craindre que les véritables bandits, qui procèdent avec la régularité d'une troupe organisée, soumise à un chef, et qui ménagent les voyageurs pour leur faire subir une nouvelle pression sur une autre route; ensuite, l'on n'essaie pas de résister à une brigade de vingt ou vingt-cinq hommes à cheval, bien équipés, armés jusqu'aux dents, au lieu qu'on lutte contre deux rateros, on se fait tuer ou tout au moins blesser; et puis le ratero, c'est peut-être ce bouvier qui passe, ce laboureur qui vous salue, ce muchacho déguenillé et bronzé qui dort ou fait semblant de dormir sous une mince bande d'ombre, dans une déchirure de ravin, votre calesero lui-même, qui vous conduit dans une embuscade. On ne sait, le danger est partout et nulle part. De temps en temps la police fait assassiner par ses agents les plus dangereux et les plus connus de ces misérables dans des querelles de cabaret, provoquées à dessein, et cette justice, bien qu'un peu sommaire et barbare, est la seule praticable, vu l'absence de preuves et de témoins, et la difficulté de s'emparer des coupables dans un pays où il faudrait une armée pour arrêter chaque homme, et où la contre-police est faite avec tant d'intelligence et de passion par un peuple qui n'a guère sur le tien et le mien des idées plus avancées que les Kabyles d'Afrique. Cependant, ici, comme partout ailleurs, les brigands annoncés ne se montrèrent pas, et nous arrivâmes sans encombre à Jérès.

Jérès, comme toutes les petites villes andalouses, est blanchie à la chaux des pieds à la tête, et n'a rien de remarquable en fait d'architecture que ses bodegas, ou magasins de vins, immenses celliers aux grands toits de tuiles, aux longues murailles blanches privées de fenêtres. La personne à qui nous étions recommandés était absente, mais la lettre fit son effet, et l'on nous conduisit immédiatement à la cave. Jamais plus glorieux spectacle ne s'offrit aux yeux d'un ivrogne; on marchait dans des allées de tonneaux disposés sur quatre ou cinq rangs de hauteur. Il nous fallut goûter de tout cela, au moins les principales espèces, et il y a infiniment de principales espèces. Nous suivîmes toute la gamme, depuis le jérès de quatre-vingts ans, foncé, épais, ayant le goût de muscat et la teinte étrange du vin vert de Béziers, jusqu'au jérès sec couleur de paille claire, sentant la pierre à fusil et se rapprochant du sauterne. Entre ces deux notes extrêmes il y a tout un registre de vins intermédiaires, avec des tons d'or, de topaze brûlée, d'écorce d'orange, et une variété de goût extrême. Seulement, ils sont tous plus ou moins mélangés d'eau-de-vie, surtout ceux que l'on destine à l'Angleterre, où l'on ne les trouverait pas assez forts sans cela; car, pour plaire aux gosiers britanniques, le vin doit être déguisé en rhum.

Après une étude si complète sur l'œnologie jérésienne, le difficile était de regagner notre voiture avec une rectitude suffisamment majestueuse pour ne pas compromettre la France vis-à-vis de l'Espagne, c'était une question d'amour-propre international: tomber ou ne pas tomber, telle était la question, question bien autrement embarrassante que celle qui donnait tant de tablature au prince de Danemarck. Je dois dire avec un orgueil bien légitime que nous allâmes jusqu'à notre calessine dans un état de perpendicularité très-satisfaisant, et que nous représentâmes glorieusement notre cher pays dans cette lutte contre le vin le plus capiteux de la Péninsule. Grâce à l'évaporation rapide produite par une chaleur de 38 à 40 degrés, à notre retour à Puerto nous étions en état de disserter sur les points de psychologie les plus délicats et d'apprécier les coups à la course. Cette course, où la plupart des taureaux étaient embolados, c'est-à-dire portaient des boules au bout des cornes, et où deux seulement furent tués, nous réjouit fort par une foule d'incidents burlesques. Les picadores, costumés en Turcs de carnaval, avec des pantalons de percale à la mameluk, des vestes soleillées dans le dos, des turbans en gâteau de Savoie, rappelaient à s'y méprendre les figures de Mores extravagants que Goya ébauche en trois ou quatre traits de pointe dans les planches de la Toromaquia. L'un de ces drôles, en attendant son tour de faire le coup de lance, se mouchait dans le coin de son turban avec une philosophie et un flegme admirables. Un barco de vapor en osier, recouvert de toile et monté par un équipage d'ânes, vêtus de brassières rouges et coiffés tant bien que mal de chapeaux à trois cornes, fut poussé au milieu de l'arène. Le taureau se rua sur cette machine, crevant, renversant, jetant en l'air les pauvres bourriques de la façon la plus drôle du monde: je vis aussi sur cette place un picador tuer le taureau d'un coup de lance, dans le manche de laquelle était caché un artifice dont la détonation fut si violente, que l'animal, le cheval et le cavalier tombèrent à la renverse tous les trois; le premier, parce qu'il était mort, les deux autres par la force du recul. Le matador était un vieux coquin vêtu d'une souquenille usée, chaussé de bas jaunes, trop à jour, ayant l'air d'un Jeannot d'opéra-comique, ou d'une queue rouge de saltimbanque. Il fut renversé plusieurs fois par le taureau, auquel il portait des estocades si mal assurées, que l'emploi de la media-luna devint nécessaire pour en finir. La media-luna, comme son nom l'indique, est une espèce de croissant emmanché d'une perche et assez semblable aux serpes à tailler les grands arbres. On s'en sert pour couper les jarrets de l'animal, que l'on achève alors sans aucun danger. Rien n'est plus ignoble et plus hideux: dès que le péril cesse, le dégoût arrive; ce n'est plus un combat, c'est une boucherie. Cette pauvre bête, se traînant sur ses moignons, comme Hyacinthe des Variétés, lorsqu'il représente la Naine dans la sublime parade des Saltimbanques, offre le spectacle le plus triste qu'on puisse voir, et l'on ne désire qu'une chose, c'est qu'elle retrouve assez de force pour éventrer d'un coup de corne suprême ses stupides bourreaux.

Ce misérable, matador par occasion, avait pour industrie spéciale de manger. Il absorbait sept ou huit douzaines d'œufs durs, un mouton tout entier, un veau, etc. À voir sa maigreur, il faut croire qu'il ne travaillait pas souvent. Il y avait beaucoup de monde à cette course; les habits de majo étaient riches et nombreux; les femmes, d'un type tout différent de celles de Cadix, portaient sur la tête, au lieu de mantilles, de longs châles écarlates qui encadraient parfaitement leurs belles figures olivâtres, au teint presque aussi foncé que celui des mulâtresses, où la nacre de l'œil et l'ivoire des dents ressortent avec un éclat singulier. Ces lignes pures, ce ton fauve et doré, prêteraient merveilleusement à la peinture, et il est fâcheux que Léopold Robert, ce Raphaël des paysans, soit mort si jeune et n'ait pas fait le voyage d'Espagne.

En errant à travers les rues, nous débouchâmes sur la place du marché. Il faisait nuit. Les boutiques et les étalages étaient éclairés par des lanternes ou des lampes suspendues, et formaient un charmant coup d'œil tout étoilé et tout pailleté de points brillants. Des pastèques à l'écorce verte, à la pulpe rose, des figues de cactus, les unes dans leur capsule épineuse, les autres déjà écalées, des sacs de garbanzos, des ognons monstrueux, des raisins couleur d'ambre jaune à faire honte à la grappe rapportée de la terre promise, des guirlandes d'aulx, de piments et autres denrées violentes, étaient pittoresquement entassés. Dans les passages laissés entre chaque marchand, allaient et venaient les paysans poussant leurs ânes, les femmes traînant leurs marmots. J'en remarquai une d'une beauté rare, avec des yeux de jais dans un ovale de bistre, et sur les tempes des cheveux plaqués, luisant comme deux coques de satin noir ou deux ailes de corbeau. Elle marchait sérieuse et radieuse, les jambes sans bas, son charmant pied nu dans un soulier de satin. Cette coquetterie du pied est générale en Andalousie.

La cour de notre auberge, arrangée en patio, était ornée d'une fontaine entourée d'arbustes sur lesquels vivait un peuple de caméléons. Il serait difficile d'imaginer un animal plus bizarrement hideux. Figurez-vous une espèce de lézard ventru, de six à sept pouces plus ou moins, avec une gueule démesurément fendue, qui darde une langue visqueuse, blanchâtre, aussi longue que le corps, des yeux de crapaud à qui l'on marche sur le dos, saillants, énormes, enveloppés d'une membrane, et d'une indépendance complète de mouvement; l'un regarde le ciel et l'autre la terre. Ces lézards louches, qui ne vivent que d'air, au dire des Espagnols, mais que j'ai parfaitement vus manger des mouches, ont la propriété de changer de couleur, selon le lieu où ils se trouvent. Ils ne deviennent pas subitement écarlates, bleus ou verts d'un instant à l'autre, mais au bout d'une heure ou deux ils s'emboivent et s'empreignent de la teinte des objets le plus rapprochés d'eux. Sur un arbre, ils deviennent d'un beau vert; sur une étoffe bleue, d'un gris d'ardoise; sur l'écarlate, d'un brun roussâtre. Tenus à l'ombre, ils se décolorent et prennent une sorte de nuance neutre d'un blanc jaunâtre. Un ou deux caméléons figureraient à merveille dans le laboratoire d'un alchimiste ou d'un docteur Faust. En Andalousie, l'on pend à la voûte une cordelette d'une certaine longueur, dont on remet le bout entre les pattes de devant de l'animal, qui commence à grimper, et grimpe jusqu'à ce qu'il rencontre la voûte, où ses griffes ne peuvent s'accrocher. Alors il redescend jusqu'au bout de la corde, et mesure, en tournant un de ses yeux, la distance qui le sépare de la terre; puis, tout bien calculé, il reprend son ascension avec un sérieux et une gravité admirables, et ainsi de suite indéfiniment. Quand il y a deux, caméléons à la même corde, le spectacle devient d'une bouffonnerie transcendantale. Le spleen en personne crèverait de rire à contempler les contorsions, les regards effroyables des deux vilaines hôtes, lorsqu'elles se rencontrent. Curieux de me procurer ce divertissement en France, j'achetai une couple de ces aimables animaux, que j'emportai dans une petite cage; mais ils prirent froid dans la traversée, et moururent de la poitrine à notre arrivée à Port-Vendres. Ils étaient devenus étiques, et leur pauvre petite anatomie se faisait jour à travers leur peau flasque et ridée.

À quelques jours de là, l'annonce d'une course, la dernière, hélas! que je dusse voir, me fit retourner à Jérès. Le cirque de Jérès est très-beau, très-vaste, et ne manque pas d'un certain caractère architectural. Il est bâti en briques relevées de côté de pierre, mélange qui produit un bon effet. Il y avait une foule immense, bigarrée, diaprée, fourmillante, avec un grand mouvement d'éventails et de mouchoirs. Nous avons déjà décrit plusieurs courses, et nous ne rapporterons de celle-ci que quelques détails. Au milieu de l'arène était planté un poteau terminé par une espèce de petite plate-forme. Sur cette plate-forme se tenait accroupi, en faisant des grimaces, en brochant des babines, un singe fagoté en troubadour, et retenu par une chaîne assez longue qui lui permettait de décrire un cercle assez étendu dont le pieu était le centre. Lorsque le taureau entrait dans la place, le premier objet qui lui frappait les yeux, c'était le singe sur son juchoir. Alors se jouait la comédie la plus divertissante: le taureau poursuivait le singe, qui remontait bien vite à sa plate-forme. L'animal furieux donnait de grands coups de cornes dans le poteau, et imprimait de terribles secousses à M. le babouin, en proie à la plus profonde terreur, et dont les transes se traduisaient par des grimaces d'une bouffonnerie irrésistible. Quelquefois même, ne pouvant se tenir assez ferme au rebord de sa planche, bien qu'il s'y accrochât de ses quatre mains, il tombait sur le dos du taureau, où il se cramponnait désespérément. Alors l'hilarité n'avait plus de bornes, et quinze mille sourires blancs illuminaient toutes ces faces brunes. Mais à la comédie succéda la tragédie. Un pauvre nègre, garçon de place, qui portait un panier rempli de terre pulvérisée pour en jeter sur les mares de sang, fut attaqué par le taureau, qu'il croyait occupé ailleurs, et jeté en l'air à deux reprises. Il resta étendu sur le sable, sans mouvement et sans vie. Les chulos vinrent agiter leur cape au nez du taureau, et l'attirèrent dans un autre coin de la place, afin que l'on pût emporter le corps du nègre. Il passa tout près de moi; deux mozos le tenaient par les pieds et la tête. Chose singulière, de noir il était devenu gros-bleu, ce qui est apparemment la manière de pâlir du nègre. Cet événement ne troubla en rien la course: Nada, es un moro; ce n'est rien, c'est un noir, telle fut l'oraison funèbre du pauvre Africain. Mais, si les hommes se montrèrent insensibles à sa mort, il n'en fut pas de même du singe, qui se tordait les bras, poussait des glapissements affreux et se démenait de toutes ses forces pour rompre sa chaîne. Regardait-il le nègre comme un animal de sa race, comme un frère réussi, comme le seul ami digne de le comprendre? Toujours est-il que jamais je n'ai vu douleur plus vive, plus touchante que celle de ce singe pleurant ce nègre, et ce fait est d'autant plus remarquable, qu'il avait vu des picadores renversés et en péril sans donner le moindre signe d'inquiétude ou de sympathie. Au même moment un énorme hibou s'abattit au milieu de la place: il venait sans doute, en sa qualité d'oiseau de nuit, chercher cette âme noire pour l'emporter au paradis d'ébène des Africains. Sur les huit taureaux de cette course, quatre seulement devaient être tués. Les autres, après avoir reçu une demi-douzaine de coups de lance et trois ou quatre paires de banderillas, étaient ramenés au toril par de grands bœufs ayant des clochettes au cou. Le dernier, un novillo, fut abandonné aux amateurs, qui envahirent l'arène en tumulte, et le dépêchèrent à coups de couteau; car telle est la passion des Andalous pour les courses, qu'il ne leur suffit pas d'en être spectateurs, il faut encore qu'ils y prennent part, sans quoi ils se retireraient inassouvis.

Le bateau à vapeur l'Océan était en partance dans la rade où le mauvais temps, ce superbe mauvais temps dont j'ai déjà parlé, le retenait depuis quelques jours; nous y montâmes avec un sentiment de satisfaction intime, car, par suite des événements de Valence et des troubles qui en avaient été la suite, Cadix se trouvait quelque peu en état de siège. Les journaux ne paraissaient plus que remplis de pièces de vers ou de feuilletons traduits du français, et sur les angles de tous les murs étaient collés de petits bandos assez rébarbatifs, défendant les attroupements de plus de trois personnes, sous peine de mort. À part ces motifs de désirer un prompt départ, il y avait bien longtemps que nous marchions le dos tourné à la France; c'était la première fois depuis bien des mois que nous faisions un pas vers la mère patrie; et, si dégagé que l'on soit de préjugés nationaux, il est difficile de se défendre d'un peu de chauvinisme si loin de son pays. En Espagne, la moindre allusion à la France me rendait furieux, et j'aurais chanté gloire, victoire, lauriers, guerriers, comme un comparse du Cirque-Olympique.

Tout le monde était sur le pont, allant, venant, faisant des signes d'adieu aux canots qui retournaient à terre; moi qui ne laissais sur le rivage aucun regret, aucun souvenir, je furetais dans les coins et les recoins du petit univers flottant qui devait me servir de prison pendant quelques jours. Dans le cours de mes investigations, je rencontrai une chambrette remplie d'une grande quantité d'urnes de faïence d'une forme intime et suspecte. Ces vases peu étrusques me surprirent par leur nombre, et je me dis: «Voilà un chargement des moins poétiques! O Delille, pudique abbé, roi de la périphrase, par quelle circonlocution aurais-tu désigné dans ton alexandrin majestueux cette poterie domestique et nocturne?» À peine avions-nous fait une lieue, que je compris à quoi servait cette vaisselle. De tous les côtés l'on criait: Me mareo! le cœur me manque! des citrons! du rhum! du vinaigre! des sels! Le pont offrait le spectacle le plus lamentable; les femmes, si charmantes tout à l'heure, verdissaient comme des noyés de huit jours. Elles gisaient sur des matelas, des malles, des couvertures, dans un oubli complet de toute grâce et de toute pudeur. Une jeune mère qui allaitait son enfant, saisie du mal de mer, avait négligé de refermer son corsage et ne s'en aperçut que lorsque nous eûmes dépassé Tarifa. Un pauvre perroquet, atteint aussi dans sa cage, et ne comprenant rien aux angoisses qu'il éprouvait, débitait son répertoire avec une volubilité éplorée la plus comique du monde. J'eus le bonheur de n'être pas malade. Les deux jours passés sur le Voltigeur m'avaient sans doute acclimaté. Mon camarade, moins heureux que moi, fit le plongeon dans l'intérieur du navire, et ne reparut qu'à notre arrivée à Gibraltar. Comment la science moderne, qui s'occupe avec tant de sollicitude des rhumes de cerveau des lapins, et s'amuse à teindre en rouge les os des canards, n'a-t-elle pas encore cherché sérieusement un remède à cet horrible malaise qui fait plus souffrir qu'une agonie réelle?

La mer était encore un peu dure, bien que le temps fut magnifique; l'air avait une telle transparence, que nous apercevions assez distinctement la côte d'Afrique, le cap Spartel et la baie au fond de laquelle se trouve Tanger, que nous eûmes le regret de ne pouvoir visiter. Cette bande de montagnes pareilles à des nuages, dont elles ne différaient que par l'immobilité, c'était donc l'Afrique, la terre des prodiges, dont les Romains disaient: Quid novi fert Africa? le plus ancien continent, le berceau de la civilisation orientale, le foyer de l'islam, le monde noir où l'ombre absente du ciel se trouve seulement sur les visages, le laboratoire mystérieux où la nature, qui s'essaie à produire l'homme, transforme d'abord le singe en nègre! La voir et passer, quel raffinement nouveau du supplice de Tantale!

À la hauteur de Tarifa, bourgade dont les murailles de craie se dressent sur une colline escarpée derrière une petite île du même nom, l'Europe et l'Afrique se rapprochent et semblent vouloir se donner un baiser d'alliance. Le détroit est si resserré, que l'on découvre à la fois les deux continents. Il est impossible de ne pas croire, quand on est sur les lieux, que la Méditerranée n'ait été, à une époque qui ne doit pas être très-reculée, une mer isolée, un lac intérieur, comme la mer Caspienne, la mer d'Aral et la mer Morte. Le spectacle qui se présentait à nos yeux était d'une magnificence merveilleuse. À gauche l'Europe, à droite l'Afrique, avec leurs côtes rocheuses, revêtues par l'éloignement de nuances lilas clair, gorge de pigeon, comme celles d'une étoffe de soie à deux trames; en avant, l'horizon sans bornes et s'élargissant toujours; par-dessus un ciel de turquoise; par-dessous, une mer de saphir d'une limpidité si grande, que l'on voyait la coque de notre bâtiment tout entière, ainsi que la quille des bateaux qui passaient auprès de nous, et qui semblaient plutôt voler dans l'air que flotter sur l'eau. Nous nagions en pleine lumière, et la seule teinte sombre que l'on eût pu découvrir à vingt lieues à la ronde venait de la longue aigrette de fumée épaisse que nous laissions après nous. Le bateau à vapeur est bien réellement une invention septentrionale; son foyer, toujours ardent, sa chaudière en ébullition, ses cheminées, qui finiront par noircir le ciel de leur suie, s'harmonient admirablement avec les brouillards et les brumes du Nord. Dans les splendeurs du Midi, il fait tache. La nature était en gaieté; de grands oiseaux de mer d'une blancheur de neige rasaient l'eau du coupant de leurs ailes. Des thons, des dorades, des poissons de toute sorte, lustrés, vernissés, étincelants, faisaient des sauts, des cabrioles, et folâtraient avec la vague; des voiles se succédaient d'instant en instant, blanches, arrondies comme le sein plein de lait d'une néréide qui se serait fait voir au-dessus de l'onde. Les côtes se teignaient de couleurs fantastiques; leurs plis, leurs déchirures, leurs escarpements, accrochaient les rayons du soleil de manière à produire les effets les plus merveilleux, les plus inattendus, et nous offraient un panorama sans cesse renouvelé. Vers les quatre heures, nous étions en vue de Gibraltar, attendant que la santé (c'est ainsi qu'on appelle les agents du lazaret) voulût bien venir prendre nos papiers avec des pincettes, et voir si d'aventure nous n'apportions pas dans nos poches quelque fièvre jaune, quelque choléra bleu, ou quelque peste noire.

L'aspect de Gibraltar dépayse tout à fait l'imagination; l'on ne sait plus où l'on est ni ce que l'on voit. Figurez-vous un immense rocher ou plutôt une montagne de quinze cents pieds de haut qui surgit subitement, brusquement, du milieu de la mer sur une terre si plate et si basse qu'à peine l'aperçoit-on. Rien ne la prépare, rien ne la motive, elle ne se relie à aucune chaîne; c'est un monolithe monstrueux lancé du ciel, un morceau de planète écornée tombé là pendant une bataille d'astres, un fragment du monde cassé. Qui l'a posée à cette place? Dieu seul et l'éternité le savent. Ce qui ajoute encore à l'effet de ce rocher inexplicable, c'est sa forme: l'on dirait un sphinx de granit énorme, démesuré, gigantesque, comme pourraient en tailler des Titans qui seraient sculpteurs, et auprès duquel les monstres camards de Karnac et de Giseh sont dans la proportion d'une souris à un éléphant. L'allongement des pattes forme ce qu'on appelle la pointe d'Europe; la tête, un peu tronquée, est tournée vers l'Afrique, qu'elle semble regarder avec une attention rêveuse et profonde. Quelle pensée peut avoir cette montagne à l'attitude sournoisement méditative? Quelle énigme propose-t-elle ou cherche-t-elle à deviner? Les épaules, les reins et la croupe s'étendent vers l'Espagne à grands plis nonchalants, en belles lignes onduleuses comme celles des lions au repos. La ville est au bas, presque imperceptible, misérable détail perdu dans la masse. Les vaisseaux à trois ponts à l'ancre dans la baie paraissent des jouets d'Allemagne, de petits modèles de navires en miniature, comme on en vend dans les ports de mer; les barques, des mouches qui se noient dans du lait; les fortifications même ne sont pas apparentes. Cependant la montagne est creusée, minée, fouillée dans tous les sens; elle a le ventre plein de canons, d'obusiers et de mortiers; elle regorge de munitions de guerre. C'est le luxe et la coquetterie de l'imprenable. Mais tout cela ne produit à l'œil que quelques lignes imperceptibles qui se confondent avec les rides du rocher, quelques trous par lesquels les pièces d'artillerie passent furtivement leurs gueules de bronze. Au moyen âge, Gibraltar eût été hérissé de donjons, de tours, de tourelles, de remparts crénelés; au lieu de se tenir au bas, la forteresse eût escaladé la montagne et se fût posée comme un nid d'aigle sur la crête la plus aiguë. Les batteries actuelles rasent la mer, si resserrée à cet endroit, et rendent le passage pour ainsi dire impossible. Gibraltar était appelé par les Arabes Ghiblaltâh c'est-à-dire le Mont de l'Entrée. Jamais nom ne fut mieux justifié. Son nom antique est Calpé. Abyla, maintenant le Mont-des-Singes, est de l'autre côté en Afrique, tout près de Ceuta, possession espagnole, le Brest et le Toulon de la Péninsule, où l'on envoie les plus endurcis des galériens. Nous distinguions parfaitement la forme de ces escarpements et sa cime encapuchonnée de nuages, malgré la sérénité de tout le reste du ciel.

Comme Cadix, Gibraltar, situé à l'entrée d'un golfe dans une presqu'île, ne tient au continent que par une étroite langue de terre que l'on appelle le terrain neutre, et sur laquelle sont établies les lignes de douanes. La première possession espagnole de ce coté est San-Roque. Algéciras, dont les maisons blanches reluisent dans l'azur universel comme le ventre argenté d'un poisson à fleur d'eau, est précisément en face de Gibraltar; au milieu de ce bleu splendide, Algéciras faisait sa petite révolution; l'on entendait vaguement pétiller des coups de fusil comme des grains de sel que l'on jetterait au feu. L'ayuntamiento se réfugia même sur notre bateau à vapeur, où il se mit à fumer son cigare le plus tranquillement du monde.

La santé ne nous ayant trouvé aucune infection, nous fûmes abordés par les canots, et un quart d'heure après nous étions à terre. L'effet produit par la physionomie de la ville est des plus bizarres. En faisant un pas, vous faites cinq cents lieues; c'est un peu plus que le petit Poucet avec ses fameuses bottes. Tout à l'heure, vous étiez en Andalousie; vous êtes en Angleterre. Des villes moresques du royaume de Grenade et de Murcie, vous tombez subitement à Ramsgate; voici les maisons de briques avec leurs fossés, leurs portes bâtardes, leurs fenêtres à guillotine, exactement comme à Twickenham ou à Richmond. Allez un peu plus loin, vous trouverez les cottages aux grilles et aux barrières peintes. Les promenades et les jardins sont plantés de frênes, de bouleaux, d'ormes, et de la verte végétation du Nord, si différente de ces découpures de tôle vernie qu'on fait passer pour du feuillage dans les pays méridionaux. Les Anglais ont une individualité si prononcée, qu'ils sont les mêmes partout, et je ne sais vraiment pas pourquoi ils voyagent, car ils emportent avec eux toutes leurs habitudes, et charrient leur intérieur sur leur dos, comme de vrais colimaçons. En quelque endroit qu'un Anglais se trouve, il vit exactement comme s'il était à Londres; il lui faut son thé, ses rumpsteaks, ses tartes de rhubarbe, son porter et son sherry s'il se porte bien, et son calomel s'il se porte mal. Au moyen des innombrables boîtes qu'il traîne après lui, l'Anglais se procure en tous lieux le at home et le comfort nécessaires à son existence. Que d'outils il faut pour vivre à ces honnêtes insulaires, que de mal ils se donnent pour être à leur aise, et combien je préfère à ces recherches et à ces complications la sobriété et le dénûment espagnols! Depuis bien longtemps je n'avais vu sur la tête des femmes ces horribles galettes, ces odieux cornets de carton recouverts d'un lambeau d'étoffe, qui se désignent sous le nom de chapeaux, et au fond desquels le beau sexe ensevelit sa figure dans les pays prétendus civilisés. Je ne puis exprimer la sensation désagréable que j'éprouvai à la vue de la première Anglaise que je rencontrai, un chapeau à voile vert sur la tête, marchant comme un grenadier de la garde au moyen de grands pieds chaussés de grands brodequins. Ce n'était pas qu'elle fût laide, au contraire, mais j'étais accoutumé à la pureté de race, à la finesse du cheval arabe, à la grâce exquise de démarche, à la mignonnerie et à la gentillesse andalouses, et cette figure rectiligne, au regard étamé, à la physionomie morte, aux gestes anguleux, avec sa tenue exacte et méthodique, son parfum de cant et son absence de tout naturel, me produisit un effet comiquement sinistre. Il me sembla que j'étais mis tout à coup en présence du spectre de la civilisation, mon ennemie mortelle, et que cette apparition voulait dire que mon rêve de liberté vagabonde était fini, et qu'il fallait rentrer, pour n'en plus sortir, dans la vie du XIXe siècle. Devant cette Anglaise, je me sentis tout honteux de n'avoir ni gants blancs, ni lorgnon, ni souliers vernis, et je jetai un regard confus sur les broderies extravagantes de mon caban bleu de ciel. Pour la première fois, depuis six mois, je compris que je n'étais pas convenable, et que je n'avais pas l'air gentleman.

Ces longs visages britanniques, ces soldats rouges aux allures d'automates, en face de ce ciel étincelant et de cette mer si brillante, ne sont pas dans leur droit; l'on comprend que leur présence est due à une surprise, à une usurpation. Ils occupent, mais ils n'habitent pas leur ville.

Les juifs, repoussés ou mal vus par les Espagnols, qui, s'ils n'ont plus de religion, ont encore de la superstition, abondent à Gibraltar, devenu hérétique avec les mécréants d'Anglais. Ils promènent par les rues leurs profils au nez crochu, à la bouche mince, leur crâne jaune et luisant coiffé d'un bonnet rabbinique posé en arrière, leurs lévites râpées, de forme étroite et de couleur sombre: les juives qui, par un privilége singulier, sont aussi belles que leurs maris sont hideux, portent des manteaux noirs à capuchon bordés d'écarlate et d'un caractère pittoresque. Leur rencontre nous fit penser vaguement à la Bible, à Rachel sur le bord du puits, aux scènes primitives des époques patriarcales, car, ainsi que toutes les races orientales, elles conservent dans leurs longs yeux noirs et sur leurs teints dorés le reflet mystérieux d'un monde évanoui. Il y a aussi à Gibraltar beaucoup de Marocains, d'Arabes de Tanger et de la côte; ils y tiennent de petites boutiques de parfums, de ceintures de soie, de pantoufles, de chasse-mouches, de coussins de cuir historiés, et autres menues industries barbaresques. Comme nous voulions faire quelques emplettes de babioles et de curiosités, on nous conduisit chez un des principaux, qui demeurait dans la ville haute, en nous faisant passer par des rues en escalier, moins anglaises que celles de la ville basse, et qui laissaient, à de certains détours, la vue s'échapper sur le golfe d'Algéciras, magnifiquement éclairé par les dernières lueurs du jour. En entrant dans la maison du Marocain, nous fûmes enveloppés d'un nuage d'arômes orientaux: le parfum doux et pénétrant de l'eau de rose nous monta au cerveau, et nous fit penser aux mystères du harem et aux merveilles des Mille et une Nuits. Les fils du marchand, beaux jeunes gens d'une vingtaine d'années, étaient assis sur des bancs près de la porte et respiraient la fraîcheur du soir. Ils étaient doués de cette pureté de traits, de cette limpidité du regard, de cette noblesse nonchalante, de cet air de mélancolie amoureuse et pensive, attributs des races pures. Le père avait la mine étoffée et majestueuse d'un roi mage. Nous nous trouvions bien laids et bien mesquins à côté de ce gaillard solennel; et du ton le plus humble, le chapeau à la main, nous lui demandâmes s'il voulait bien daigner nous vendre quelques paires de babouches de maroquin jaune. Il fit un signe d'acquiescement, et, comme nous lui faisions observer que le prix était un peu élevé, il nous répondit d'une façon grandiose en espagnol: «Je ne surfais jamais: cela est bon pour les chrétiens.» Ainsi notre mauvaise foi commerciale nous rend un objet de mépris pour les nations barbares, qui ne comprennent pas que le désir de gagner quelques centimes de plus puisse faire parjurer un homme.

Nos acquisitions faites, nous redescendîmes dans le Bas-Gibraltar, et nous allâmes faire un tour sur une belle promenade plantée d'arbres du Nord, entremêlés de fleurs, de factionnaires et de canons, où l'on voit des calèches et des cavaliers absolument comme à Hyde-Park. Il n'y manque que la statue d'Achille-Wellington. Heureusement les Anglais n'ont pu ni salir la mer ni noircir le ciel: cette promenade est hors la ville, vers la pointe d'Europe et du côté de la montagne habitée par les singes. C'est le seul endroit de notre continent où ces aimables quadrumanes vivent et se multiplient à l'état sauvage. Selon que le vent change, ils passent d'un revers à l'autre du rocher et servent ainsi de baromètre; il est défendu de les tuer sous des peines très-sévères. Quant à moi, je n'en ai pas vu; mais la température du lieu est assez brûlante pour que les macaques et les cercopithèques les plus frileux s'y puissent développer sans poêles et sans calorifères. Abyla, s'il faut en croire son nom moderne, doit jouir, sur la côte d'Afrique, d'une population semblable.

Le lendemain, nous quittions ce parc d'artillerie et ce foyer de contrebande, et nous voguions vers Malaga, que nous connaissions déjà, mais qui nous fit plaisir à revoir, avec son phare svelte et blanc, son port encombré et son mouvement perpétuel. Vue de la mer, la cathédrale semble plus grande que la ville, et les ruines des anciennes fortifications arabes produisent sur les pentes des rochers les effets les plus romantiques. Nous retournâmes à notre auberge des Trois Rois, et la gentille Dolorès poussa un cri de joie en nous reconnaissant.

Le jour suivant, nous reprenions la mer, alourdis d'une cargaison de raisins secs; et, comme nous avions perdu un peu de temps, le capitaine résolut de brûler Améria et de pousser tout d'un trait jusqu'à Carthagène.

Nous suivions la côte d'Espagne d'assez près pour ne la jamais perdre de vue. Celle d'Afrique, par suite de l'élargissement du bassin méditerranéen, avait, depuis longtemps, disparu de l'horizon. D'une part, nous avions donc pour perspective de longues bandes de falaises bleuâtres, aux escarpements bizarres, aux fissures perpendiculaires tachetées çà et là de points blancs indiquant un petit village, une tour de vigie, une guérite de douanier; de l'autre, la pleine mer, tantôt moirée et gaufrée par le courant ou la bise, tantôt d'un azur terne et mat ou bien d'une transparence de cristal, tantôt d'un éclat tremblant comme une basquine de danseuse, tantôt opaque, huileuse et grise comme du mercure et de l'étain fondu: une variété de tons et d'aspects inimaginable, à faire le désespoir des peintres et des poètes. Une procession de voiles rouges, blanches, blondes, de navires de toute taille et de tout pavillon, égayait le coup d'œil et lui ôtait ce que la vue d'une solitude infime a toujours de triste. Une mer sans aucune voile est le spectacle le plus mélancolique et le plus navrant que l'on puisse contempler. Songer qu'il n'y a pas une pensée sur un si grand espace, pas un cœur pour comprendre ce sublime spectacle! Un point blanc à peine perceptible sur ce bleu sans fond et sans limite, et l'immensité est peuplée; il y a un intérêt, un drame.

Carthagène, qu'on appelle Cartagena de Levante pour la distinguer de la Carthagène d'Amérique, occupe le fond d'une baie, espèce d'entonnoir de rochers où les vaisseaux sont parfaitement à l'abri de tous les vents. Sa découpure n'a rien de bien pittoresque; les traits les plus distincts qu'elle ait laissés dans notre mémoire sont deux moulins à vent dessinés en noir sur un fond de ciel clair. À peine avions-nous mis le pied dans les canots pour descendre à terre, que nous fûmes assaillis, non par des portefaix, pour enlever nos bagages comme à Cadix, mais bien par d'affreux drôles qui nous vantaient les charmes d'une foule de Balbinas, de Casildas, d'Hilarias, de Lolas, à n'y pouvoir rien entendre.

L'aspect de Carthagène diffère entièrement de celui de Malaga. Autant Malaga est gaie, riante, animée, autant Carthagène est morne, renfrognée dans sa couronne de roches pelées et stériles, aussi sèches que les collines égyptiennes au flanc desquelles les pharaons creusaient leurs syringes. La chaux a disparu, les murs ont repris les teintes sombres, les fenêtres sont grillées de serrureries compliquées, et les maisons, plus rébarbatives, ont cet air de prison qui distingue les manoirs castillans. Cependant, sans vouloir tomber ici dans le travers de ce voyageur qui écrivait sur son calepin: «Toutes les femmes de Calais sont acariâtres, rousses et bossues,» parce que l'hôtesse de son auberge réunissait ces trois défauts, nous devons dire que nous n'avons aperçu, à ces fenêtres si bien garnies de barreaux, que de charmants visages et des physionomies d'anges; c'est peut-être pour cela qu'elles sont grillées avec tant de soin. En attendant le dîner, nous allâmes visiter l'arsenal maritime, établissement conçu dans les proportions les plus grandioses, et aujourd'hui dans un état d'abandon qui fait peine à voir; ces vastes bassins, ces cales, ces chantiers inactifs où pourrait se construire une autre Armada, ne servent plus à rien. Deux ou trois carcasses ébauchées, pareilles à des squelettes de cachalots échoués, achèvent de pourrir obscurément dans un coin; des milliers de grillons ont pris possession de ces grands bâtiments déserts, on ne sait où poser le pied pour n'en pas écraser; ils font tant de bruit avec leurs petites crécelles, que l'on a de la peine à s'entendre parler. Malgré l'amour que je professe pour les grillons, amour que j'ai exprimé en prose et en vers, je dois convenir qu'il y en avait un peu trop.

De Carthagène, nous allâmes jusqu'à la ville d'Alicante, de laquelle, d'après un vers des Orientales de Victor Hugo, je m'étais composé dans ma tête un dessin infiniment trop dentelé:

Alicante aux clochers mêle les minarets.

Or, Alicante, du moins aujourd'hui, aurait beaucoup de peine à opérer ce mélange que je reconnais pour infiniment désirable et pittoresque, attendu qu'elle n'a d'abord pas de minaret, et qu'ensuite le seul clocher qu'elle possède n'est qu'une tour fort basse et peu apparente. Ce qui caractérise Alicante, c'est un énorme rocher qui s'élève du milieu de la ville, lequel rocher, magnifique de forme, magnifique de couleur, est coiffé d'une forteresse et flanqué d'une guérite suspendue sur l'abîme de la façon la plus audacieuse. L'hôtel de ville, ou pour plus de couleur locale, le palais de la Constitucion, est un édifice charmant et du meilleur goût. L'alameda, toute dallée de pierre, est ombragée par deux ou trois allées d'arbres assez garnis de feuilles pour des arbres espagnols dont le pied ne trempe pas dans un puits. Les maisons s'élèvent et reprennent la tournure européenne. Je vis deux femmes coiffées de chapeaux jaune-soufre, symptôme menaçant. Voilà tout ce que je sais d'Alicante, où le bateau ne toucha que le temps nécessaire pour prendre du fret et du charbon: temps d'arrêt dont nous profitâmes pour déjeuner à terre. Comme on le pense bien, nous ne négligeâmes pas l'occasion de faire quelques études consciencieuses sur le vin du cru, que je ne trouvais pas aussi bon que je me l'imaginais, malgré son authenticité incontestable; cela tenait peut-être au goût de poix que lui avait communiqué la bota qui le renfermait. Notre prochaine étape devait nous conduire à Valence, Valencia del Cid, comme disent les Espagnols.

D'Alicante à Valence, les falaises de la rive continuent à présenter des formes bizarres, des aspects inattendus; on nous fit remarquer sur le sommet d'une montagne une entaille carrée, et qui semble pratiquée par la main de l'homme. Le jour suivant, vers le matin, nous mouillions devant le Grao: c'est ainsi qu'on nomme le port et le faubourg de Valence, qui est éloignée de la mer d'une demi-lieue. La vague était assez forte, et nous arrivâmes au débarcadère passablement arrosés. Là nous prîmes une tartane pour nous rendre à la ville. Le mot tartane s'entend d'ordinaire dans un sens maritime; la tartane de Valence est une caisse recouverte de toile cirée et posée sur deux roues sans le moindre ressort. Ce véhicule nous parut, comparé aux galeras, d'une mollesse efféminée, et jamais voiture de Clochez ne fut trouvée si douce. Nous étions surpris et comme embarrassés d'être si bien. De grands arbres bordaient la route que nous suivions, agrément dont nous avions perdu l'habitude depuis longtemps.

Valence, sous le rapport pittoresque, répond assez peu à l'idée qu'on s'en fait d'après les romances et les chroniques. C'est une grande ville, plate, éparpillée, confuse dans son plan, et sans avoir les avantages que donne aux vieilles villes bâties sur des terrains accidentés le désordre de leur construction. Valence est située dans une plaine nommée la Huerta, au milieu de jardins et de cultures où de perpétuelles irrigations entretiennent une fraîcheur bien rare en Espagne. Le climat en est si doux, que les palmiers et les orangers y viennent en pleine terre à côté des productions du Nord. Aussi Valence fait un grand commerce d'oranges; pour les mesurer, on les fait passer par un anneau, comme les boulets dont on veut reconnaître le calibre; celles qui ne passent pas forment le premier choix. Le Guadalaviar, traversé par cinq beaux ponts de pierre, et bordé d'une superbe promenade, passe à côté de la ville, presque sous les remparts. Les nombreuses saignées qu'on pratique à sa veine pour l'arrosement rendent les trois quarts de l'année ses cinq ponts un objet de luxe et d'ornement. La porte du Cid, par laquelle on passe pour aller à la promenade du Guadalaviar, est flanquée de grosses tours crénelées d'un assez bon effet.

Les rues de Valence sont étroites, bordées de maisons élevées d'un aspect assez maussade, et sur quelques-unes l'on déchiffre encore quelques blasons frustes mutilés; l'on devine des fragments de sculptures émoussées, chimères sans ongles, femmes sans nez, chevaliers sans bras. Une croisée de la renaissance, perdue, empâtée dans un affreux mur de maçonnerie récente, fait lever, de loin en loin, les yeux de l'artiste et lui arrache un soupir de regret; mais ces rares vestiges, il faut les chercher dans les angles obscurs, au fond des arrière-cours, et Valence n'en a pas moins la physionomie toute moderne. La cathédrale, d'une architecture hybride, malgré une abside à galerie avec pleins cintres romans, n'a rien qui puisse attirer l'attention du voyageur après les merveilles de Burgos, de Tolède et de Séville. Quelques retables finement sculptés, un tableau de Sébastien del Piombo, un autre de l'Espagnolet dans sa manière tendre, lorsqu'il tâchait d'imiter le Corrége, voilà tout ce qu'il y a de remarquable. Les autres églises, bien que nombreuses et riches, sont bâties et décorées dans ce goût étrange d'ornementation rocaille dont nous avons donné déjà plusieurs fois la description. On ne peut, en voyant toutes ces extravagances, que regretter tant de talent et d'esprit gaspillés en pure perte. La Lonja de Seda (bourse de la soie), sur la place du marché, est un délicieux monument gothique; la grande salle, dont la voûte retombe sur des rangées de colonnes aux nervures tordues en spirales d'une légèreté extrême, est d'une élégance et d'une gaieté d'aspect rares dans l'architecture gothique, plus propre en général à exprimer la mélancolie que le bonheur. C'est dans la Lonja que se donnent au carnaval les fêtes et les bals masqués. Pour en finir avec les monuments, disons quelques mots de l'ancien couvent de la Merced, où l'on a réuni un grand nombre de peintures, les unes médiocres, les autres mauvaises, à quelques rares exceptions près. Ce qui me charma le plus à la Merced, c'est une cour entourée d'un cloître et plantée de palmiers d'une grandeur et d'une beauté tout orientales, qui filent comme la flèche dans la limpidité de l'air.

Le véritable attrait de Valence pour le voyageur, c'est sa population, ou, pour mieux dire, celle de la Huerta qui l'environne. Les paysans valenciens ont un costume d'une étrangeté caractéristique, qui ne doit pas avoir varié beaucoup depuis l'invasion des Arabes, et qui ne diffère que très-peu du costume actuel des Mores d'Afrique. Ce costume consiste en une chemise, un caleçon flottant de grosse toile serré d'une ceinture rouge, et en un gilet de velours vert ou bleu garni de boutons faits de piécettes d'argent; les jambes sont enfermées dans des espèces de knémides ou jambarts de laine blanche bordées d'un liséré bleu et laissant le genou et le cou-de-pied à découvert. Pour chaussures, ils portent des alpargatas, sandales de cordes tressées, dont la semelle a près d'un pouce d'épaisseur, et qui s'attachent au moyen de rubans comme les cothurnes grecs; ils ont la tête habituellement rasée à la façon des Orientaux et presque toujours enveloppée d'un mouchoir de couleur éclatante; sur ce foulard est posé un petit chapeau bas de forme, à bords retroussés, enjolivé de velours, de houppes de soie, de paillons et de clinquant. Une pièce d'étoffe bariolée, appelée capa de muestra, ornée de rosettes de rubans jaunes, et qui se jette sur l'épaule, complète cet ajustement plein de noblesse et de caractère. Dans les coins de sa cape, qu'il arrange de mille manières, le Valencien serre son argent, son pain, son melon d'eau, sa navaja; c'est à la fois pour lui un bissac et un manteau. Il est bien entendu que nous décrivons là le costume au grand complet, l'habit des jours de fête; les jours ordinaires et de travail, le Valencien ne conserve guère que la chemise et le caleçon: alors, avec ses énormes favoris noirs, son visage brûlé du soleil, son regard farouche, ses bras et ses jambes couleur de bronze, il a vraiment l'air d'un Bédouin, surtout s'il défait son mouchoir et laisse voir son crâne rasé et bleu comme une barbe fraîchement faite. Malgré les prétentions de l'Espagne à la catholicité, j'aurai toujours beaucoup de peine à croire que de pareils gaillards ne soient pas musulmans. C'est probablement à cet air féroce que les Valenciens doivent la réputation de mauvaises gens (mala gente) qu'ils ont dans les autres provinces d'Espagne: on m'a dit vingt fois que dans la Huerta de Valence, lorsqu'on avait envie de se défaire de quelqu'un, il n'était pas difficile de trouver un paysan qui, pour cinq ou six douros, se chargeait de la besogne. Ceci m'a l'air d'une pure calomnie; j'ai souvent rencontré dans la campagne des drôles à mines effroyables qui m'ont toujours salué fort poliment. Un soir même, nous nous étions perdus et nous faillîmes coucher à la belle étoile, les portes de la ville se trouvant fermées à notre retour, et cependant il ne nous arriva rien de fâcheux, quoiqu'il fit nuit noire depuis longtemps, que Valence et les environs fussent en révolution.

Par un contraste singulier, les femmes de ces Kabiles européens sont pâles, blondes, bionde e grassote, comme les Vénitiennes; elles ont un doux sourire triste sur la bouche, un tendre rayon bleu dans le regard; on ne saurait imaginer un contraste plus parfait. Ces noirs démons du paradis de la Huerta ont pour femmes des anges blancs, dont les beaux cheveux sont retenus par un grand peigne à galerie ou traversés par de longues aiguilles ornées à leur extrémité de boules d'argent ou de verroteries. Autrefois les Valenciennes portaient un délicieux costume national qui rappelait celui des Albanaises; malheureusement elles l'ont abandonné pour cet effroyable costume anglo-français, pour les robes à manches à la gigot et autres abominations pareilles. Il est à remarquer que les femmes sont les premières à quitter les vêtements nationaux; il n'y a guère plus en Espagne que les hommes du peuple qui conservent les anciens costumes. Ce manque d'intelligence dans ce qui touche à la toilette surprend de la part d'un sexe essentiellement coquet; mais l'étonnement cesse lorsque l'on songe que les femmes n'ont que le sentiment de la mode et non celui de la beauté. Une femme trouvera toujours charmant le plus misérable chiffon, si le genre suprême est de porter ce chiffon.

Nous étions depuis une dizaine de jours à Valence, attendant le passage d'un autre bateau à vapeur, car le temps avait dérangé les départs et brouillé toutes les correspondances. Notre curiosité était satisfaite, et nous n'aspirions plus qu'à retourner à Paris, à revoir nos parents, nos amis, les chers boulevards, les chers ruisseaux; je crois, Dieu me le pardonne, que je nourrissais le désir secret d'assister à un vaudeville; bref, la vie civilisée, oubliée pendant six mois, nous réclamait impérieusement. Nous avions envie de lire le journal du jour, de dormir dans notre lit, et mille autres fantaisies béotiennes. Enfin il passa un paquebot venant de Gibraltar, qui nous prit et nous conduisit à Port-Vendres, en passant par Barcelone, où nous ne restâmes que quelques heures. L'aspect de Barcelone ressemble à Marseille, et le type espagnol n'y est presque plus sensible; les édifices sont grands, réguliers, et, sans les immenses pantalons de velours bleu et les grands bonnets rouges des Catalans, l'on pourrait se croire dans une ville de France. Malgré sa Rambla plantée d'arbres, ses belles rues alignées, Barcelone a un air un peu guindé et un peu roide, comme toutes les villes lacées trop dru dans un justaucorps de fortifications.

La cathédrale est fort belle, surtout à l'intérieur, qui est sombre, mystérieux, presque effrayant. Les orgues sont de facture gothique et se ferment avec de grands panneaux couverts de peintures: une tête du Sarrasin grimace affreusement sous le pendentif qui les supporte. De charmants lustres du XVe siècle, brochés à jour comme des reliquaires, tombent des nervures de la voûte. En sortant de l'église, on entre dans un beau cloître de la même époque, plein de rêverie et de silence, dont les arcades demi-ruinées prennent les tons grisâtres des vieilles architectures du Nord. La rue de la Plateria (de l'orfèvrerie) éblouit les yeux par ses devantures et ses verrines éclatantes de bijoux, et surtout d'énormes boucles d'oreilles grosses comme des grappes, d'une richesse lourde et massive, un peu barbare, mais d'un effet assez majestueux, qui sont achetées principalement par les paysannes aisées.

Le lendemain, à dix heures du matin, nous entrions dans la petite anse au fond de laquelle s'épanouit Port-Vendres. Nous étions en France. Vous le dirai-je? en mettant le pied sur le sol de la patrie, je me sentis des larmes aux yeux, non de joie, mais de regret. Les tours vermeilles, les sommets d'argent de la sierra Nevada, les lauriers-roses du Généralife, les longs regards de velours humide, les lèvres d'œillet en fleur, les petits pieds et les petites mains, tout cela me revint si vivement à l'esprit, qu'il me sembla que cette France, où pourtant j'allais retrouver ma mère, était pour moi une terre d'exil. Le rêve était fini.


FIN.

Full text in English[1]

Introduction

SPAIN has always attracted Frenchmen  : whether they warred with it or were friendly to it, at least they have never been indiffer- ent to it. The noble French epic, " The Song of Roland," is full of Saracenic Spain ; the sixteenth century borrowed the Spanish version of " Amadis of Gaul" which, in its new dress, became the breviary of the Court of the Valois ; Henry IV fought and defeated the Spaniard, but wore his costume and spoke his language ; Richelieu checkmated Spain at every point, but Corneille sang the praises of the Castilian pundonor in his immortal " Cid ; " Conde destroved the military prestige of the dons at Rocroy, but Scarron turned to the writers of the Peninsula for inspiration, and Moliere placed the Sevillian Don Juan upon the French stage. In the eighteenth century Lesage's purely French masterpiece, " Gil Bias," masqueraded under Spanish names and Spanish local

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colour, and it was under a Spanish veil that Beaumar- chais presented his subversive comedy " The Marriage of Figaro," on the eve of the Revolution.

When the nineteenth century dawned and Roman- ticism arose, that school felt the Spanish attraction and yielded to it more ardently than had ever before been the case. Chateaubriand, the founder of Romanticism, wrote a picturesque and sentimental tale, "The Last of the Abencerrages," in which he brilliantly described the Alhambra and the glories of Granada, without entering into actual detail, and recalled the varied history of the land ruled in turn by Moor and by Christian. Alfred de Vigny, too, owned the spell : his " Dolorida " and " The Horn " seemed to the enthusiastic youth of his day faithful pictures of the past and the present in Old Spain. Alfred de Musset, whose reputation balanced for a time that of the sov'ran poet, made his dehut with " Tales of Spain and Italy," written in the richly coloured verse that alone found favour in the eyes of the men of his generation. Merimee produced his " Drama of Clara Gazul," a collection of plays inspired by the free drama of Lope de Vega and Calderon de la Barca, which he palmed off as Spanish originals, and which


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he followed with tales, the scene of which was laid in the Peninsula, and later with " Letters from Spain," written while travelling through the country. Victor Hugo, the chief of the school, had already in his " Odes and Ballads " turned to the land of fiery pas- sions and fierce hatreds for striking subjects. In his celebrated " Preface " to his drama " Cromwell," ad- miration for Spanish letters and modes of thought showed plainly enough. It was with a Spanish subject that he won his first triumph on the stage and over- threw for a time the Classical repertory, " Hernani " was a name to conjure by in those days, and even now, seventy years later, the echoes of the conflict it aroused have not wholly died away. It was with a Spanish subject again that in " Ruy Bias " Victor Hugo scored another success, while it is interesting to note that these are the only two plays of his that have survived the wreck of the Romanticist drama.

The Romanticist movement had been impelled towards exoticism by Chateaubriand, and the various writers of genius or talent who hastened to follow his lead sought that exoticism either in bygone times — especially in the epoch of the Renaissance and the Middle Ages — or in absolutely foreign countries.


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Italy never seemed quite foreign enough to the enthu- siasts of that excitable and emotional period in litera- ture. It was too closely linked with classical memories to furnish — save in the bloody annals of its mediaeval days — subjects startling enough to satisfy the exi- gencies of the Romanticists. Spain, the legendary Spain of the poet and the romancer, of Lope de Vega and Calderon, of Columbus and Cervantes, had, on the contrary, taken a strong hold on the imaginations of the writers of the new school. It combined all the elements of picturesqueness and strangeness, of violent passions and singular manners, which they craved for. It shared with Greece — the Greece of the War of Independence — and with Turkey the characteristics of Orientalism. It was, like these lands, wholly dif- ferent from the France of the Restoration and the bourgeois king Louis-Philippe. Its scenery must of necessity be grander, wilder, more diversified, more striking than that of fair France, fair and gentle, but as yet scarcely known to its inhabitants, and unappre- ciated until George Sand drew attention to its many charms and rustic beauties. Spanish towns and cities must perforce be quainter, more mediaeval, more bar- baric in outline, in plan, in detail, in character, in


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architecture than old Paris itself, swamped in the newer city that had grown up around it. The min- gling of Gothic and Moorish which they presented must of necessity be more artistic than the mingling of Gothic and Classical met with in the chief cities of the native land. The inhabitants also, from the grandee who stood with covered head in the presence of his sovereign to the poor but proud hidalgo draped in his worn and ragged mantle, must be cast in another mould than the society nobleman and the despised eplcier who appeared to the Romanticist writer to con- stitute the totality of French society. The accursed effects of civilisation — branded by the flaming elo- quence of Rousseau in the previous century — must be almost unfelt in the Iberian land, where men might love and hate, women be passionate and jealous, lovers slay and fathers kill, without the stupid law intervening to trouble the free course of natural feeling and desire.

Spain was the land of love intrigues, of grated win- dows and barred balconies, of serenades and duels, of knife-thrusts and secret poisonings, of all things, in a word, that made life worth living in Romanticist litera- ture. Its men were still clad in the picturesque

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4, a. 4; 4; 4: ^ 4; 4* 4; 4; 4; 4*4. 4. 4; 4; 4; 4; 4. 4; 4* 4; 4; 4.

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costumes with which Beaumarchais had familiarised the French  ; its women still wore the brilliant dress in which Fanny Elssler won terpsichorean triumphs on the stage in the bolero, the fandango, and the cachucha. The sombrero and the mantilla, the fan and the navaja, the castanets and the tambourine were inseparable adjuncts of the Castilian, the Andalu- sian, and the Valencian — at least such was the firm belief of the whole of the long-haired Romanticist tribe. Byron's " Childe Harold" and "Don Juan" had wrought up French imaginations and inflamed French hearts. Victor Hugo, who did remember something of the country which he had seen when a boy, had added fuel to the fire with his splendid tales of Spain couched in burning verse.

And Gautier was all aglow with passionate love of that land, of its manners, its customs, its architecture, its Moorish remains, its Gothic piles, its majos and manolas. The Spain he knew was the Spain he dreamed of j the land he had learned to love and long for m the verse of his Byron and of his poetic chief, — a world of passion, a land of splendour, a country of contrasts that appealed to his every feeling as a painter, to his every instinct as a poet, to his every aspiration as


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a youth intoxicated with the liquor of exoticism, with the heady wine of local colour. He had scarcely travelled when, in 1840, he crossed the Bidassoa and left the Pyrenees behinrl him. He had seen Belgium only, and the quaintness of the architecture of that land had but whetted his appetite for more strangeness and unexpectedness. Then, too, in the Low Countries he had come upon innumerable traces and reminiscences of the Spanish domination, and he was the more keen to behold with his own eyes the land of Alva and Philip the Second and of Charles the Fifth.

It was under those influences and in that state of mind that he began, continued, and ended his travels in Spain. He sought the picturesque, the barbaric, the curious, the eccentric, and it would indeed have been strange had he not found it. What he went to look for, and what he perceived was the external appearance of the land and the people. He was not concerned with the deeper questions that might well engage the attention of an observer : he heeded neither the political troubles nor the mental unrest ; he paid no attention to the conflict of dynasties nor to the aspirations towards freedom of a people long held in bondage by the Bour- bon sovereigns ; to the deep disturbance caused by sue-


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cessive revolutions treading on the heels of repeated aggression and invasion by his own countrymen. The history of the century — yet young — is nowhere dis- cussed by him, although it was in Spain that Napoleon's power had been shattered, that Wellington had crushed the French armies, that the country had risen as one man to repel the foreign foe, and had waged a war so bitter, so relentless, so hideously cruel that humanity might well have been staggered by it. At the very moment when he was revelling in the fierce emotions aroused in him by the brutalising spectacle of the bull- fight, when he was joying in the delicate, fairy-like grace of the Alhambra, with its memories of the Moor, of Chateaubriand and Washington Irving, when he was delighting in the glories of Burgos and Seville, the country was in the last throes of the Carlist war; Espartero was the popular hero, and the Queen-Regent, Christina, was abdicating the power she had so ruth- lessly and so thoroughly misused, and fleeing to France. Here and there in his book, it is true, one comes upon passing allusions to the events that shook Spain to its foundations, but the only reflections they suggest to him are that vandalism is inseparable from revolutions, and that picturesqueness has lost bv the expulsion of the


INTRODUCTION

monks in robe and cowl from the deserted monasteries he traverses.

With this reservation, which is a regret, the " Travels in Spain " form most delightful reading. It is impos- sible, surely, to render with greater force, vividness, and accuracy the external aspect of the land and its inhabi- tants ; to convey more admirably in words the sense of form, the beauty of outline, the picturesqueness of detail and of costume, the splendour and variety of colour. The style of Gautier is fairly enchanting in these respects, and the reader — if he learns little or nothing of the character and modes of thought of the Spaniards, if he is not helped to an understanding of the forces at work in the country which Roman and Moor con- quered and lost — enjoys at least an unparalleled word- painting of one of the most picturesque of lands, of the most interesting of countries.

The " Travels in Spain " first appeared in the shape of letters to the Paris journal La Presse^ between May 27 and September 3, 1840, under the title Lettres d'un Feuilletoniste — Sur les Chem'im. These comprised the first nine chapters. The tenth and eleventh appeared in the Revue de Parh^ on January 17 and 31 and October 17, 1841, and the remaining ones in the Revue


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cles Deux Mondes^ between April 15, 1842, and January I, 1843. They were collected and published in book form, in two volumes, with some additions, in 1843, under the title Tra los Monies^ and dedicated to Eugene Piot, who had been his travelling companion. In 1845 a new edition appeared, in which the title was changed to Voyage en Espagne^ and in 1 849 the original name of the work, Tra los Monies^ was added as a sub-title.


Travels in Spain


Travels in Spain

I R U N

A FEW weeks since, in April, 1840, I had carelessly said, " I should rather like to go to Spain." A few days later my friends had omitted the prudent reserva- tion which accompanied the expression of my wish, and repeated to any one that came along that I was going on a trip to Spain. So on the 5th of Mav I proceeded to rid my country of my importunate person, and climbed into the Bordeaux stage-coach, which took me to that city and Bayonne, where we took the Madrid coach, in which we reached the Bidassoa River, On the other side of the Bidassoa shows Irun, the first Spanish village. Half the bridge belongs to France, half to Spain. Close to the bridge is the famous Isle of Pheasants, where was celebrated by proxy the marriage of Louis XIV.

A few more revolutions of our wheels, and I shall perhaps lose one of my illusions and see disappear the


t'Mli'atlti.


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Spain of my dreams, the Spain of the Romancero^ of Victor Hugo's ballads, of Merimee's tales and Alfred de Musset's stories. As I cross the dividing line, I remember what dear, witty Henri Heine said to me at Liszt's concert, in that German accent of his, full of humour and slyness  : " How will you manage to speak of Spain after you have been there  ? "

One half of the Bidassoa bridge belongs to France, the other half to Spain  ; you can plant one foot on either kingdom, which is very grand. At the farther end of the bridge you plunge at once into Spanish life and local colour, Irun has no resemblance whatever to a French village. The roofs of the houses project in fan shape  ; the tiles, alternately convex and con- cave, form a sort of crenelation of strange and Moor- ish aspect; the jutting balconies are of old blacksmith's work of amazing beauty for a lonely village, and convey the idea of great wealth now vanished. The women spend their lives on these balconies, shaded by an awning in striped colours, and turn them into so many aerial chambers stuck on the face of the building. The two ends are unprotected, and give passage to the cooling breeze and to burning glances. Do not, however, look there for the dun, warm tints.


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the brown-meerschaum shades which a painter might hope for, — everything is whitewashed after the Arab fashion  ; but the contrast of the chalky tone with the dark, brown colour of the beams, the roofs, and the balconies nevertheless produces a pleasant effect.

We parted with horses at Irun. To the coach were harnessed ten mules, clipped half way up the Dody, so that they were half hide, half hair, like those mediaeval costumes which look like two halves of different garments that have been sewed together. These curiously clipped mules have a strange look, and appear dreadfully thin, for the denudation enables one to study their anatomy thoroughly — bones, mus- cles, and the smallest of the veins included. With their hairless tails and their pointed ears, they look like huge rats. Besides the ten mules, our numbers were increased by a -zagal and two escopeteros^ adorned with bell-mouthed muskets {trabucos). A zagal is a sort of runner or sub-mayoral, who puts the shoe on the wheels on perilous hills, looks after the harness and the springs, hurries up the relays, and plays the part of La Fontaine's fly, but much more efficaciously. He wears a charming costume — a pointed hat, adorned with velvet bands and silk tufts, and a brown or

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snuff-coloured jacket with cuffs and collar of different colours, usually blue, white, and red, with a great arabesque flowering in the middle of his back, breeches studded with filigree buttons, a pair of alpargatas^ which are sandals fastened with cords. Add a red sash and a scarf with many coloured stripes, and you have a thoroughly correct get-up. The escopeteros are guardians {rniqueletes)^ destined to escort the carriage and to frighten away rat eras (the name given to thieves on a small scale), who would not resist the temptation of spoiling a single traveller, but whom the terrifying sight of a trabuco suffices to stand off, and who pass by saluting you with the regulation, Vaya V. con Dlos^ " Go, and God be with you." The dress of the escopeteros is very similar to that of the zagal, but less coquettish and less rich. They sit on top at the back of the carriage and thus overlook the whole country. In describing our caravan we forgot to mention a little postilion, who rides on a horse, keeps ahead of the train, and starts the whole line.

A strange, inexplicable, harsh, terrifying, and laughter- provoking noise had been filling my ear for some time. I fancied it must be, at the very least, some princess being murdered by a ferocious necromancer. It was


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nothing more than an ox-cart ascending the street of Irun ; its wheels shrieicing hideously for lack of grease, the driver preferring, no doubt, to put the said grease into his soup. The cart was in every respect exceedingly primitive. The wheels were solid blocks and turned with the axle, as in the little carts made by children from the shell of a pumpkin. The noise is heard over a mile away, and is not considered unpleasant by the natives. It provides them with a musical instrument which plays automatically as long as the wheel lasts. A peasant here would not have a cart that did not shriek. This particular one must have been constructed at the time of the flood. As the hill is steep I walked as far as the town gate, and turning around I cast a farewell glance on France. The prospect was truly magnificent. The chain of the Pyrenees sank in harmonious undulations towards the blue surface of the sea, cut here and there by silvery bars ; and, thanks to the extreme clearness of the atmosphere, I could perceive very far away a faint, pale, salmon-coloured line which projected into the vast azure, and formed a great bight on the edge of the coast. Bayonne and its outpost, Biarritz, formed the extremity of this point, and the Gulf of

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Gascony stood out as plainly as on a map. From now on, we shall not again approach the sea until we are in Andalusia. Farewell, good old Ocean  !

The carriage galloped at full speed up and down extremely steep hills, — a performance which can be carried out only thanks to the marvellous skill of the drivers and the extraordinary surefootedness of the mules. In spite of our speed, there fell in our laps from time to time a laurel branch, a little bouquet of wild flowers, a string of mountain strawberries like rosy pearls threaded on a blade of grass. These bou- quets were thrown by the little beggar boys and girls, who followed the coach, running barefooted over the sharp stones. This fashion of asking for alms by first making a gift one's self has something noble and poetic about it.

The landscape was delightful, somewhat Swiss in appearance, perhaps, but of very varied aspect. Moun- tainous masses, in the intervals of which one caught sight of still higher ridges, rose up on either side of the way. Their slopes, diversified with various crops, wooded with green oaks, set off admirably the distant vaporous summits. Red-roofed villages blossomed at the foot of the mountains amid clumps of trees, and


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eyery minute I expected to see Ketle or Gretle issue from these new chalets. Happily, Spain does not carry comic opera quite so far.

Torrents as capricious as women come and go, form little cascades, part, meet again, thread the rocks and the pebbles in the most diverting fashion, and afford a pretext for an endless number of the most pictur- esque bridges. These bridges have a peculiar appear- ance : the arches are cut out almost up to the railing, so that the road on which the coach drives seems not to be more than six inches thick. A sort of triangu- lar pier, performing the office of a bastion, is usually found in the centre. The profession of Spanish bridge is not a very fatiguing one. There can scarcely be a more perfect sinecure; you can walk under Span- ish bridges during nine months in the year. They stay in their places with imperturbable indifference and a patience worthy of a better fate, awaiting a river, a thread of water, or even a little dampness  ; for they are well aware that their arches are mere arcades, and their name utter flattery. The torrents of which I spoke just now have at most a depth of four or five inches of water, but they suffice to make a good deal of noise and to impart life to the solitudes which they


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traverse. From time to time they drive some mill- wheel, or feed some works by means of a dam, built in just the place for a landscape painter.

The houses scattered in small groups through the land are of a strange colour, — neither black, nor white, nor yellow, but the colour of roast turkey. This defi- nition, however trivial and culinary it may sound, is none the less absolutely correct. Clumps of trees and patches of green oaks bring out admirably the gray lines and the vaporous, sombre tints of the mountains. We dwell purposely on these trees because nothing is rarer in Spain, and henceforth we shall have but scant opportunity to describe them.

We changed mules at Oyarzun, and at nightfall reached the village of Astigarraga, where we were to sleep. We had not yet had any experience of the Spanish inn ; and the picaresque and lively descrip- tions in Don Quixote and Lazarillo de Tormes coming back to our memory, our whole body itched at the mere thought of them. We expected omelets adorned with hair as long at that of the Merovingian kings, mixed with feathers and claws  ; pieces of stale bacon with all the bristles left on, thus equally suitable to make soup out of or to black pots with  ; wine in goat-

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skins like' those which the good knight of La Mancha slashed so furiously — and we even expected nothing at all, which is much worse.

Profiting by the little daylight which remained, we went to visit the church, which in truth looked more like a fortress than a temple. The small windows cut like loopholes, the thick walls, the solid buttresses, imparted to it a robust, square look more warlike than meditative. Spanish churches often have that appear- ance. Around it ran a sort of open cloister, in which was suspended a very large bell, which was rung by moving the striker with a rope instead of swinging the enormous metal capsule.

When we were shown to our rooms we were dazzled with the whiteness of the bed and window- curtains, the Dutch cleanliness of the floor, and the perfect neatness of every detail. Tall, handsome, well-made girls, with their splendid tresses flowing down their backs, very well-dressed and in no wise resembling the promised sluts, came and went with an activity that augured well for the supper, which was not long in coming. It was excellent and very well served. At the risk of being tedious, we shall describe it; for the difference between one people and another

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lies precisely in these small details, which travellers neglect in favour of grave poetical or political views, which can very well be written without one's going to the country itself.

A rich soup was first served, dilJering from ours in having a reddish colour due to saffron which is dusted on it to give it a tone. There surely is local colour — red soup. The bread is very white and close, with a slightly golden crust ; it is salted sufficiently to be quite noticeable to a Parisian palate. The forks have the end of the handle turned back, the prongs flat and cut like the teeth of a comb. The spoons also have a spatula look which our silver-ware has not. The cloth is a sort of coarse damask. As for the wine, we must confess that it was of the richest possible episco- pal violet and thick enough to be cut with a knife, while the carafes in which it was contained did not make it at all transparent.

After the soup, was served the puchero^ an eminently Spanish dish, or rather, the sole Spanish dish, for it is eaten every day from Irun to Cadiz and from Cadiz to Irun. A proper puchero is composed of a quarter of beef, a piece of mutton, a chicken, a {^vi ends of a sausage called chor'i'zo^ stuffed full of pepper, pimento,

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and other _^spices, of slices of bacon and ham, and on top of all, a hot tomato and saffron sauce ; so far the animal portion. The vegetable portion, called verclura^ varies according to the season, but cabbage and gar- ban%o always form the basis of it. The garbanzo is scarcely known in Paris, and we cannot define it better than by saying that it is a pea that has striven to become a bean and has succeeded too well. All this stuff is served on different dishes, but the various ingredients are mixed on one's plate in a way to pro- duce a very complicated and tasty mayonnaise. This mixture will doubtless appear somewhat barbarous to gourmets, nevertheless it has a charm of its own and is bound to please eclectics and pantheists. After- wards came chickens dressed with oil, — for butter is unknown in Spain, — fried fish, either trout or stock-fish, roast lamb, asparagus, salad, and if de- sired, macaroons, broiled almonds of exquisite taste, goat's -milk cheese, queso de Burgos^ which is very famous and sometimes deserves to be. To wind up, a tray is brought in with A4alaga wine, sherry, brandy, aguardiente (which resembles our French anisette), and a small cup i^fuego) filled with liv^ coals to light your cigarette. This meal, with a

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few unimportant changes, is invariably reproduced in every part of Spain.

We left Astigarraga at midnight, and passed through Ernani, the name of which calls up the most romantic remembrances, without catching sight of anything but huddled hovels and broken-down buildings vaguely perceived through the darkness. We traversed, with- out stopping, Tolosa, where we noticed houses adorned with frescoes and huge coats of arms carved in stone. It was market day, and the market place was full of asses, mules picturesquely harnessed, and peasants with strange and fierce faces. By dint of climbing and descending, crossing torrents upon dry stone bridges, we at last reached Vergara, where we were to dine.


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AT Vergara, I saw my first Spanish priest. His appearance struck me as rather grotesque, al- though, thank Heaven  ! I do not entertain Voltaire's ideas with regard to the clergy  ; but the caricature of Beaumarchais' Basile involuntarily recurred to me. Imagine a black cassock with a cloak of similar colour, and over all a vast, prodigious, phenomenal, hyperboli- cal, titanic hat, of which no epithet, however extrava- gant and excessive it may be, can give even the faintest approximate idea. The hat is at least three feet long, the brim is curved inwards, and makes in front and behind the head a sort of horizontal roof. It is difficult to invent a more absurd and fantastic shape. It did not on the whole prevent the worthy priest from looking very respectable, and walking about with the air of a man whose conscience is perfectly easy as regards the shape of his headgear. In place of bands he wore a small white and blue collar, alzacuello^ like the Belgian priests.


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Beyond Mondragon, which is, as they say in Spain, the last pueblo of the province of Guipuscoa, we en- tered the province of Alava, and were soon at the foot of the Salinas mountain. Switchback railways are nothing in comparison with it, and at first the idea that the coach is going to cross it strikes one as being as ridiculous as walking on the ceiling head down, as flies do. The miracle was performed with the help of six oxen, which were harnessed ahead of the ten mules. Never in my life have I heard such an uproar. The mayoral, the zagal, the escopeteros, the postilion, and the oxen-drivers vied with each other in shouts, in- vectives, whip-lashings, and blows of the goad  ; they pushed at the spokes of the wheels  ; they steadied the coach from behind, dragged the mules by the bridle, the oxen by the horns, with incredible ardour and fury. The coach, at the tail end of that long line of animals and men, presented the most curious appearance. There must have been fully fifty yards between the leaders and the wheelers of the team. Let us not forget, by the way, the church steeple of Salinas, which has a pleasant Saracenic aspect.

Looking back from the top of the mountain, the various elevations of the chain of the Pyrenees arc

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seen stretched out in infinite perspective. They look like great light velvet draperies cast here and there and rumpled into quaint folds by a Titan's caprice. At Royave, a little farther on, I noticed an exquisite effect of light. A snowy summit (^sierra nevada)^ which the nearer crests of the mountains had until then con- cealed from us, suddenly appeared, standing out against a sky of so deep a lapis-lazuli blue that it was almost black. Soon on every side of the plateau which we were traversing, other mountains raised their snow- covered, cloud-capped heads. The snow was not compact, but divided into thin threads like the ribbing of silver gauze, its whiteness increased by contrast with the azure or lilac tints of the rock faces. The cold was rather sharp, and grew more intense as we advanced. The wind had not got very warm while caressing the pale cheeks of those handsome, chilly virgins, and it reached us as icy as if it had come in a straight line from the arctic or antarctic poles. The sun was setting when we entered Vitoria. After traversing all sorts of streets, the architecture of which was mediocre and in poor taste, the carriage stopped at the Parador Jlejo. Crossing a fairly hand- some square surrounded by arcades, we went straight

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to the church. Darkness already filled the nave and thickened mysteriously and threateningly in obscure corners, in which could be dimly made out fantastic shapes. A few small lamps twinkled darkly yellow and smoky, like stars through a fog. It was in this Vitoria church that I first met with those terrifying carvings in coloured wood which the Spanish indulge in so excessively.

After a supper [cena) which made us regret the one we had enjoyed at Astigarraga, we bethought ourselves of going to the theatre. We had been lured by a poster announcing an extraordinary performance by the French Hercules, followed by a baile nac'ional^ which appeared to us big with cachucas, boleros, fan- dangos, and other wild dances.

Play-houses in Spain, have, as a rule, no facade, and are distinguished from other buildings merely by two or three smoky lamps hung at the door. We took two orchestra stalls called glass seats (asientos de lunetd^^ and we plunged bravely into a passage the flooring of which was neither boarded nor tiled, but the bare ground. The interior of the theatre is more comfort- able than the approach would indicate  ; the boxes are very well arranged, and though the decoration is simple,

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it is fresh and clean. The aslentos de luneta are armchairs arranged in rows and numbered. There is no ticket-taker at the door to take your tickets, but a small boy collects them before the close of the perform- ance. At the entrance you have merely to deliver an admission ticket.

We hoped to find here the Spanish feminine type, of which so far we had seen very few specimens. However, the women who filled the boxes and the balconies had nothing Spanish about them save the mantilla and the fan. It was a good deal, but it was not enough. The audience was composed mainly of military men, as is the case in garrison towns. The spectators in the pit stand up, as in primitive theatres. The orchestra, composed of a single row of musicians, most of them playing upon brass instruments, blew courageously upon their cornets a piston an unvarying refrain which recalled the trumpet-call at Franconi's circus.

Try to understand, gentle reader, the eager im- patience of two young, enthusiastic, and romantic Frenchmen who are going to see for the first time a Spanish dance in Spain.

At last the curtain rose upon a stage setting which


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had the intention, not carried out, of being enchant- ing and fairy-like ; the cornets a piston blew forth with greater fury the above-mentioned blast, and the baile nacional came forward in the persons of a male and a female dancer, both of them armed with castanets. Never have I seen anything sadder and more lamenta- ble. No twopenny theatre has ever borne upon its worm-eaten boards a more worn out, tired out, toothless pair, a more complete pair of wrecks. The poor woman, who had plastered herself over with inferior powder, had a sky-blue tint which recalled to the imagination the delightful image of a person who has died of cholera, or of a drowned man who has been too long out of the water. As for the man, he darkly hopped up and down in his corner; he rose and fell loosely like a bat which is crawling on its feet ; he looked like a grave-digger engaged in burying himself. If instead of castanets he had held a Gothic rebec, he could have passed for the coryphaeus in the fresco of the Dance of Death at Basle. As long as the dance lasted they never once looked at each other ; they seemed afraid to behold each other's ugliness, and to burst into tears on seeing themselves so old, so de- crepit, and so deathly-looking.

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This bolero of death lasted five or six minutes, at the end of which the curtain fell, putting an end to the torture of these two wretches and to our own. That is how the bolero struck, two poor travellers in love with local colour. Spanish dances exist in Paris alone, just as sea-shells are to be found in curiosity shops only, and never upon the seashore.

We went to bed pretty well disappointed. In the middle of the night we were called up, for we had to start again. The cold was still bitter, a regular Siberian temperature, due to the elevation of the plateau we were traversing and the snows by which we were surrounded.

At Miranda we entered old Czst'ile (^Castl I/a la V'teja) in the kingdom of Castile and Leon, symbolised by a lion holding a shield seme of castles. These lions, which are repeated until you are sick of them, are usually of gray granite, and have an imposing heraldic port. Between Ameyugo and Cubo, small, insignifi- cant villages where we changed mules, the landscape is extremely picturesque. The mountains draw nearer and closer, and huge, perpendicular rocks rise on the edge of the road steep as cliffs. On the left a torrent, crossed by a bridge with truncated ogee arch, roars at

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the foot of a ravine, drives a mill, and covers with foam the stones which block its way  ; and in order that nothing shall be wanting to make the picture effective, a Gothic church falling in ruins, its roof broken in, its walls covered with parasitic plants, rises amid the rocks. In the background the Sierra shows faint and blue. The prospect is undoubtedly beauti- ful, but the Pancorvo defile is superior in its startling grandeur. The cliffs leave barely room for the road, and a point is reached where two huge masses of granite incline toward each other, representing the arch of a gigantic bridge, cut in the centre to stop the pas- sage of an army of Titans. A second similar arch within the thickness of the rock increases the illusion. Never did a scene painter imagine a more picturesque and better arranged scene. After the flat prospects of the plains, the surprising effects met with at every step in the mountains seem impossible and fabulous.

The posada where we stopped for dinner had a stable for a hallway. This arrangement is invariably to be met with in every Spanish posada, and in order to reach your room you have to walk behind the heels of the mules. The wine, which was blacker than usual, had in addition a pretty local bouquet, derived

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from the goatskin. The maids of the inn wore their hair hanging down their backs ; with this exception their costume was that of French women of the lower classes. As a general rule the national costume has been preserved in Andalusia only  ; in Castile you come upon very few examples of it. The men all wear pointed hats trimmed with velvet or silk tufts, or else wolfskin caps, rather ferocious in shape, and the in- evitable snufF-coloured or black cloaks. For the rest, there is nothing very characteristic about their dress.

Between Pancorvo and Burgos we came upon three or four little villages as dry as pumice stone and of the colour of dust. I doubt whether Descamps ever found in Asia Minor any walls more burnt, more browned, more tanned, more grainy, more crisp, more scorched than these. Along these walls loll asses at least as good as the Turkish donkeys, and which he ought to come to study. The Turkish donkey is a fatalist, and you can see by his humble and dreamy look that he is resigned to the blows which fate has in reserve for him, and which he will submit to without complaint. The Castilian donkey has a more philo- sophical and deliberate look  ; he understands that man cannot do without him  ; he is one of the household  ;

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he has read Don Quixote, and he boasts of descending in a direct line from Sancho Panza's famous steed. Side by side with the donkeys, moon thorough-bred dogs of a superb breed, with fine nails, strong legs, backs, and heads  ; among others, great greyhounds, after the style of those of Veronese or Velasquez, of great size and beauty  ; and a few dozen muchachos^ or street boys, whose eyes sparkle amid their rags like black diamonds. Old Castile is no doubt so called on account of the great number of old women one meets in it, — and such old women  ! Macbeth's witches traversing the heath of Dunsinane to prepare their infernal stew- are charming girls by comparison with them. The abominable vixens in Goya's " Caprices," which I had believed to be nightmares and chimeras, are frightfully accurate portraits. Most of these women are as hairy as mouldy cheese and have moustaches like grenadiers. Then their dress is a sight. If you were to take a piece of stuff and spend ten years in dirtying it, scrap- ing it, making holes in it, and patching it, until it lost its original colour, you would not attain to the sub- limity of these rags. These charms are increased by a haggard, fierce aspect very different from the humble and piteous mien of the poor people in France.

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Shortly before we reached Burgos a great building on the hill was pointed out to us. It was the Car- thusian monastery [Cartuja de Mirafiores). Shortly afterwards the tracery of the cathedral spires, which became every moment more distinct, showed against the sky, and half an hour later we entered the famous capital of Old Castile.

The main square of Burgos, in the centre of which rises an indifferent bronze statue of Charles III, is large and rather striking in appearance. Red houses, upborne by pillars of bluish granite, enclose it on all sides. Under the arcades and on the square itself all sorts of small dealers are found, and an infinite number of picturesque asses, mules, and peasants are wander- ing around. Castilian rags show here in all their splendour ; the meanest mendicant is aristocratically draped in his mantle like a Roman emperor in the purple. I cannot find a better comparison for these mantles, both as regards their colour and the stuff itself, than great pieces of tinder with ragged edges. Don Caesar de Bazan's cloak, in the play of " Ruy Bias," does not approach these triumphant and glorious rags. The whole business is so dry, worn, and in- flammable that you cannot help thinking the wearers

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imprudent when they smoke and strike their flint and steel. The children of six or eight years of age also have their cloaks, which they wear with most amusing gravity.

The/cW^ where we alighted was a regular Spanish inn, where no one understood a word of French  ; so we had to trot out our Spanish, but I am bound to say that, thanks to the remarkable intelligence which is characteristic of these people, we were fairly well understood.

The service of the inn was performed by a troop of wild-haired kitchen wenches, bearing the finest names in the world, — Casilda, Matilda, Balbina. Names are always beautiful in Spain  ; Lola, Bibiana, Pepa, Hilaria, Carmen, Cipriana are tacked on to the most prosaic creatures. One of the maids had hair of a most vehement red, a very frequent colour in Spain, where, contrary to the general belief, there are many fair, and especially many red-haired women.

There are no bolsters to the beds, but two flat pillows placed one on top of the other. These are usually very hard, although the material is good, but it is not customary to card the wool of the mattresses ; it is merely turned over with a couple of sticks.

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Although Burgos has been so long the first city of Castile, it has not preserved a very marked Gothic appearance. With the exception of one street in which are to be seen a few windows and porticoes, of the time of the Renaissance, surmounted by coats of arms with supporters, the buildings do not date much beyond the beginning of the seventeenth century and are exceedingly vulgar-looking ; they are old-fashioned, and yet they are not old. But Burgos has its cathe- dral, which is one of the finest in the world. Unfor- tunately, like all Gothic cathedrals, it is set in the midst of numerous buildings which prevent your hav- ing a general view and grasping its vast proportions.

The great portal opens upon a square, in the centre of which rises a pretty fountain, surmounted by a charming Christ, in white marble, — the butt of all the little gamins in the city, whose greatest enjoyment is to throw stones at statues. The portal, which is mag- nificent embroidered work, deep cut and flowery as a piece of lace, has been unfortunately scraped and planed up to the first frieze by some Italian prelates — great lovers of simple architecture, sober walls, and ornaments in good taste — who desired to give the cathedral a Roman look, greatly pitying, as they did,

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the poor barbarians who did not make much use of the Corinthian order and who did not seem to be aware of the beauties of the attic and the triangular pediment. There are still many people of the same opinion in Spain ; just as was the case in France before the Romantic school caused the Middle Ages to be held in honour and the meaning and beauty of the cathe- drals to be understood.

Two slender spires, crocketed all the way up, with much open work, festooned and embroidered, carved even in their smallest details like the setting of a ring, spring heavenward with all the ardour of faith and all the rush of firmest conviction. Our incredulous cam- paniles would not dare to venture into the skies with no better support than lace of stone and ribs as delicate as cobweb-threads. Another tower, also carved with incredible richness, but less lofty, marks the intersec- tion of the arms of the cross and completes the mag- nificence of the outline.

A goodly fellowship of statues of saints, archangels, kings, and monks animates the design, and this popu- lation in stone is so numerous, so closely pressed, it swarms so amazingly, that unquestionably it is larger than the living population which inhabits the town.

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As one, steps into the church an incomparable mas- terpiece compels you to stop  : it is the carved wooden door which opens into the cloister. It represents, among other subjects in bas-relief, Christ's entrance into Jerusalem. The jambs and transoms are covered with exquisite figures of the most elegant appearance, and so marvellously carved that it is hard to under- stand how inert and opaque material like wood can yield to such a capricious and clever fancy. It is undoubtedly the finest gate in the world next to Ghiberti's in the Baptistery at Florence, which Michael Angelo, who was a connoisseur, considered worthy of being the gate of Paradise. This admirable work should be moulded and cast in bronze to secure it such eternity as is at man's command.

The choir, the stalls in which are called sillaria^ is closed by wrought-iron gates of wonderful hammered work. The flooring is covered, as usual in Spain, with immense esparto mats \ each stall has, in addition, its own little dried grass or reed carpet. Above is a sort of dome, formed by the interior of the tower already spoken of. It is a mass of sculptured ara- besques, statues, little columns, groining, lancets, pen- dentives, which make you giddy. It would take more

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than two years to note every detail. The work is as close pressed as the leaves of a cabbage, open-worked like a fish-knife, gigantic as a pyramid, delicate as an earring; and how this filigree has kept up in mid-air for centuries is past understanding. What kind of men were they who erected these marvellous buildings, which the prodigality of fairy palaces cannot surpass  ? Has the breed died out  ? And are we, who boast of being civilised, nothing but decadent barbarians after all  ? I am filled with a deep sadness when I visit one of these mighty buildings of past days  ; I am utterly cast down and only care to withdraw into a corner, to put a stone under my head, and to await in motionless contemplation death, which is absolute stillness.

If you will go around with us in this vast madre- pore, built by the prodigious human polypus of the fourteenth and fifteenth centuries, we shall begin with the small sacristy, which is a fairly large hall, in spite of its name, and which contains an Ecce Homo, a Christ on the Cross by Murillo, and a Nativity by Jordaens, the latter framed in exquisitely carved wood- work. In the centre is placed a large brasero^ which is used to light the censers, and perhaps the cigarettes also, for a great many Spanish priests smoke. The

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brasero is i. great brass basin placed upon a tripod, and filled with charcoal or small fruit-stones lighted and covered with fine ashes, which produce a gentle fire. The brasero in Spain takes the place of chimneys, which are very rare.

In the great sacristy, near the smaller one, there is a Christ on the Cross by Domenico Theotokopouli, called el Greco^ an extravagant and erratic painter, whose work might be mistaken for sketches by Titian, did not a certain affectation of sharp, carelessly painted forms betray him very quickly. In order to give his paintings the appearance of being very boldly painted, he has daubed here and there, with incredible petulance and brutality, thin, sharp lights, which traverse the shadows like sword-cuts. All the same, el Greco is a great painter  ; the good works in his second manner re- semble Romanticist paintings by Eugene Delacroix.

You have no doubt seen in the Spanish gallery at Paris the portrait of el Greco's daughter, a magnificent head which no master would refuse to sign. You can see from that what an admirable painter Domenico Theotokopouli could be when he was in his right mind. It appears that his anxiety to avoid resembling Titian, whose pupil he was, turned his head and led

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him Into extravagances and fantasies which allowed his splendid gifts to show only in intermittent gleams. El Greco was, besides, an architect and a sculptor, a sub- lime trinity, a luminous triangle, which is often met with in the heaven of highest art.

The sacristy is panelled with cupboards, with flowered and festooned columns in the richest taste. Above the panelling there is a row of Venetian mirrors, the use of which I do not well understand, unless they are placed there merely as ornaments, for they are too high up to allow one to look into them. Above the mirrors are ranged in chronological order the portraits of all the bishops of Burgos, from the first one down to him who now fills the episcopal seat. The oldest of these portraits touch the vaulting. Al- though they are painted in oil, they look as if they were in pastel or distemper; the reason being that paintings in Spain are not varnished, for want of which protection many valuable masterpieces have been de- stroyed by damp. The portraits, although most of them have a fine appearance, are not, however, by first- class painters, and they are hung too high to allow one to judge of the worth of the work. The centre of the hall is occupied by a huge dresser and immense es-

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parto baskets, in which are kept the ornaments and the vessels employed in worship. Under two glass globes are preserved as curiosities two coral trees, much less complex in their branching than the least arabesque in the cathedral. The door is ornamented with the arms of Burgos in relief, with a seme of little crosses gules.

The chapel of Juan Cuchillcr, which is next to this one, is not architecturally remarkable, and we were hurrying to leave it, when we were asked to look up and observe a most curious object, — a huge coffer, fastened to the wall by iron clamps. It is difficult to imagine a box more patched, worm-eaten, and broken  ; it is unquestionably the dean of earthly trunks. An inscription in black letters, which runs, Cofre del Cid^ immediately gave, as you can readily believe, immense importance to these four planks of rotten wood. The coffer, if we are to believe the legend, is that which the famous Ruy de Bivar, better known as the Cid Campeador, having no money, — just like the ordinary writer, — caused to be carried, full of sand and pebbles, to a worthy Jewish usurer who lent upon due security, with orders that he was not to open the monstrous trunk until the Cid Campeador had repaid the sum borrowed ; which goes to show that the usurers of

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those days were easier to get along with than those of our own times. Few Jews, and even few Christians could now be found simple and debonair enough to accept such collateral. The historic coffer is large, broad, heavy, and deep, and covered with all sorts of locks and padlocks  ; when full of sand, it must have taken at least six horses to drag it along; and the worthy Israelite might well suppose that it was filled with clothes, jewels, and silver-ware, and thus the more readily humour the Cid's whim, — a whim which has been provided for by the penal code, as well as many other heroic fancies.


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ON leaving the chapel of Juan Cuchiller, you pass into another room very picturesquely deco- rated. The wainscoting is of oak, the hangings red, and the ceiling skilfully imitates Cordova leather. It contains a Nativity by Murillo, a Conception, and a Jesus wearing a robe, all well painted.

The cloister is filled with tombs, most of them closed with very close, strong gratings. The tombs, which all contain illustrious persons, are cut in the thickness of the wall and ornamented with coats of arms and embroidered with carvings. On one of them I noticed a group of Mary and Jesus, the latter holding a book in his hand, exquisitely beautiful, and a chimera, half animal, half arabesque, of strange and most surpris- ing invention. On all these tombs rest life-size statues, either of knights in armour or of bishops in their robes, which might easily be mistaken, through the openings of the gratings, for the dead they represent, so correct is the attitude and so minute the detail.

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On the jambs of a door I noticed, as I passed, a charming little statue of the Virgin, delightfully worked out and extraordinarily complete in conception. In- stead of the contrite and modest air usually given to the Blessed Virgin, the sculptor has represented her with a glance in which voluptuousness mingles with ecstasy, in the intoxication of a woman who is con- ceiving a God. She stands with her head thrown back, breathing in with all her soul and strength the ray of flame impelled by the symbolic dove, with a strikingly original mingling of ardour and purity. It was difficult to find anything novel in a subject so frequently represented, but no subject is ever too worn out for a genius.

The description of the cloister alone would require a whole letter, and in view of the scant space and time at our disposal, you must forgive our saying but little about it, and returning to the church, where we shall take the masterpieces as they come, without choice or preference; for everything is beautiful or admirable, and what we may omit is at least as good as what we do speak of.

We shall stop first before a Passion of Jesus Christ, in stone, by Felipe Vigarni. It is one of the largest

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bassi-relievi in the world. In accordance with Gothic custom, it is divided into several compartments : the Garden of Gethsemane, the Bearing of the Cross, the Crucifixion between the two thieves 5 avast composi- tion, which, by the delicate work on the heads and the fineness of the detail, is worth all that Albert Diirer, Hemeling, or Holbein did of most delicate and exquisite with their miniature-painter's brushes. This stone epic ends with a magnificent Entombment. The groups of sleeping apostles which fill the lower panels in the Garden of Gethsemane are almost as beautiful and in as pure a style as the prophets and saints of Fra Bartolonimeo ; the heads of the holy women at the foot of the cross have a pathetic and sorrowful expres- sion, the secret of which was known to the Gothic artists alone. In this case, the expression is united to rare beauty of form. The soldiers are noticeable for quaint and fierce equipments, such as were given in the Middle Ages to antique, Oriental, or Jewish per- sonages whose costume was not known. They are, besides, represented with a boldness and skill which contrast most happily with the idealism and melancholy of the other figures. The whole work is framed in by an architectural design wrought like goldsmith's work,

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of incredible taste and lightness. It was completed in

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Since we are talking of sculpture, let us mention at once the choir stalls, which have probably no rival in the world. Each stall is a marvel. They represent subjects from the Old Testament in bas-relief, and are divided one from another by chimeras and fantastic animals which form the arms of the stall. The flat parts are formed of incrustations set off by black hatch- ing like inlaid work on metal. And fancy arabesques have never been carried farther  ; both the conception and the execution exhibit inexhaustible spirit, incredible fertility, and constant invention. It is a new world, a separate creation, as complete and varied as that of God, in which plants live and men bloom, in which boughs end in hands, and limbs in foliage, in which chimeras with sly glance open wings provided with claws, and in which the monstrous dolphins blow forth water through their nostrils, — an incredible interlacing of flowers, foliage, acanthus leaves, lotus, and calyxes of blooms adorned with aigrettes and tendrils, of leaves curled and dentelated, of fabulous birds, impossible fishes, extravagant sirens and dragons, of which no description can give an idea. The freest fancy reigns

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in all these incrustations, the yellow tone of which, showing against the dark background of the wood, imparts the look of Etruscan painted vases, a look quite justified by the cleanness and primitive character of the outline. These designs, in which the pagan genius of the Renaissance shows out, have no connec- tion with the purpose of the stalls, and at times, even, the choice of subject shows entire forgetfulness of the sacredness of the place  : children playing with masks, women dancing, gladiators fighting, peasants gathering grapes, maidens tormenting or caressing a fantastic monster, animals playing on the harp, or even little boys imitating in the basin of a fountain the famous Manikin piece at Brussels. If the proportions were somewhat more slender these figures would be equal to the purest Etruscan work. Unity in aspect and infinite variety in detail, that is the difficult problem which mediaeval artists have almost always solved successfully. At a distance of five or six yards, this carving, so fan- tastic in conception, is grave, solemn, architectural, brown in tone, and quite worthy of framing in the pale, austere faces of the canons.

The Constable's Chapel, capilla del Condestable^ is a complete church in itself. The tombs of Don Pedro


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Fernandez Velasco, Constable of Castile, and of his wife, occupy the centre and are no small ornament to it. They are of marble, superbly carved. The man is lying down in his battle armour, enriched with ara- besques in the best style of art ; the vergers take imprints of them with damp paper and sell them to tourists. His wife has her little dog by her side  ; her gloves and the pattern of her brocade robe are wrought with incredible delicacy. The heads of the pair rest upon marble pillows adorned with their coronet and their arms. Gigantic coats of arms adorn the walls of the chapel, and on the entablature are placed figures bearing stone staves for banners and standards. The retable — the architectural facades which accompany altars are thus called — is sculptured, gilded, painted, covered with arabesques and columns, and represents the Circumcision, the figures being life size. On the right side, where hangs the portrait of Donna Mencia de Mondoza, Countess of Haro, stands a little Gothic altar, illuminated, gilded, carved, adorned with an in- finity of small figures, which one might take for the work of Antonin Moine, so light and cleverly done are they. On the altar there is a figure of Christ in jet. The high altar is adorned with plates of silver

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and crystal suns, whose flashing reflections produce a singularly brilliant play of light. On the vaulting blooms a sculptured rose of incredible delicacy.

In the sacristy, close to the chapel, is set in the panelling a Magdalen attributed to Leonardo da Vinci. The softness of the brown half-tints, which merge into the lights by imperceptible gradations, the lightness of touch with which the hair is painted, and the perfect roundness of the arms lend weight to this supposition. There is also preserved in this chapel the ivory diptych which the Constable was in the habit of taking with him into the field and before which he knelt in prayer. The Capilla del Condestable belongs to the Duke of Frias. As you go by, glance at the painted wood statue of Saint Bruno by Pereida, a Burgos sculptor, and at the epitaph to Villegas, the translator of Dante.

A great staircase, of noble design, with magnificent carved chimeras, compelled our admiration for a time. I do not know whither it leads and into what room opens the small door at the top, but it is worthy of the most splendid palace. The high altar in the chapel of the Dukes of Abrantes is one of the most curious inventions possible. It represents the genea- logical tree of Jesus Christ. The strange idea is thus

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carried out : the Patriarch Abraham lies down at the foot of the composition, and into his fruitful loins plunge the many branched roots of a huge tree, each bough of which bears one of the ancestors of Jesus ; the bough is subdivided into as many branches as there are descendants. At the top is the Blessed Virgin seated on a cloud throne ; the sun, the moon, and the stars, silver and gilt, sparkle through the efflorescence of the boughs. It is terrifying to think what an amount of labour was required to carve out all these leaves and work out all these folds, to make all these branches, to cause all these figures to stand out from the background. This retable, thus wrought, is as large as the facade of a house and rises to a height of thirty-six feet at least, including the three stories, the second of which contains the Coronation of the Virgin, and the last the Crucifixion, with Saint John and the Virgin. The artist was Rodrigo del Haya, a sculptor who lived in the middle of the sixteenth century.

Saint Tecla's chapel is most peculiar. The archi- tect and the sculptor seem to have aimed at compress- ing the greatest amount of ornament within the least possible space. It is a chapel in the richest, the most

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adorable, and the most charming bad taste. Every- where are spiral columns wreathed with vine stems, volutes which roll into infinite curves, strings of cherubim cravated with wings, great swelling clouds, twisted flames rising from perfume-burners, beams that spread out fan-like, thick-blooming chicories, and the whole gilded and painted in natural colours with the skill of a miniaturist. The brocade of the dra- peries is worked out thread by thread, point by point, with amazing minuteness. The saint herself, in the midst of the flames stirred up by Saracens in extrava- gant costumes, turns to heaven her beautiful enamelled eyes, and holds in her little, flesh-coloured hand a great consecrated palm-branch curled in the Spanish fashion. The vaulting is wrought in the same taste, and other altars, of less dimensions but equally rich, fill the rest of the chapel. We are in the presence, not of Gothic delicacy or exquisite Renaissance taste, but of richness substituted for purity of line ; nevertheless, it is still very handsome, very beautiful, as is every excessive thing complete in its own way.

The organ, of formidable size, has batteries of pipes arranged in a sloping manner like pointed guns, pro- ducing a threatening and warlike effect. The private

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chapels each have their organ, but of smaller size. On the retable of one of these chapels there is a painting of such beauty that I cannot attribute it to any other master than Michael Angelo. The unmis- takable characteristics of the Florentine school at its finest show triumphantly in this magnificent painting, which would be the gem of the most splendid museum  ; yet Michael Angelo rarely painted in oils, and his paintings are fabulously rare. I incline to think that it is a composition painted by Sebastian del Piombo, after a cartoon and sketch by the sublime artist. It is known that, jealous of Raphael's success, Michael Angelo occasionally employed Sebastian del Piombo in order to unite colour to drawing and to surpass his young rival. Whoever the painter may be, the work itself is admirable. The Blessed Virgin, seated and nobly draped, veils with her transparent scarf the divine nudity of the child Jesus standing by her side; two contemplative angels float silently in the blue sky  ; in the background a stern landscape, rocks, stretches of ground, and a few broken walls. Words fail to give an idea of the majesty, calm, and power of the Virgin's head. The neck joins the shoulders with such chaste, pure, and noble lines, the face breathes

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such a sweet maternal peace, the hands arc so divinely turned, the feet are so elegant and high-bred, that one cannot take one's eyes off the painting. Add to the marvellous drawing a simple, solid colouring, sustained in tone, without brilliancy, without petty seeking after light and shade, with a certain fresco look which per- fectly matches the tone of the architecture, and you have a masterpiece the equal of which can be found onlv in the Florentine or Roman school.

There is also in the cathedral at Burgos a Holy Family, unsigned, which I greatly suspect to be the work of Andrea del Sarto  ; and Gothic paintings on panels by Cornelius Van Eyck, like ^those which are in the Dresden Museum. Paintings of the German school are not uncommon in Spain, and some of them are exceedingly beautiful. We may mention as we go some paintings by Fra Diego de Leyva — who turned monk and entered the Cartuja de Miraflores at the age of fifty-three — especially the one which represents the martyrdom of Saint Casilda, whose two breasts have been cut off by the executioner. Blood spouts in great streams from the two red spots left on the chest by the amputated flesh  ; the two breasts lie by the saint's side ; she gazes with an expression of

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feverish and convulsive ecstasy at a tall angel with dreamy and melancholy face, vi'ho bears a palm to her. These terrifying paintings of martyrdoms are very numerous in Spain, where the love of realism and truth in art is carried to its utmost limit. The painter will not spare you a single drop of blood ; you must see the severed nerves shrink, the living flesh quiver, and its dark purple contrast with the bloodless, bluish whiteness of the skin, the vertebrae cut by the execu- tioner's cimeter, the cruel marks made by the whips and rods of the tormentors, the gaping wounds which vomit blood and water through their livid lips — all rendered with frightful accuracy. Ribeira has painted in this way things that would make e/ Verdugo himself shudder with horror  ; and it really takes all the dread beauty and the diabolical energy characteristic of that great master to enable one to bear with those ferocious slaughter-house paintings, which seem to have been done for cannibals by an executioner's assistant. It is enough to disgust one with being a martyr, and the angel with his palm strikes one as but a slight com- pensation for such atrocious torments. Ribeira very often refuses even this consolation to his tortured vic- tims, whom he leaves lying, like the pieces of a ser-

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pent, in a" dun, threatening shade which no divine ray illumines.

The need of truth, however repulsive it may be, is a characteristic feature of Spanish art  ; neither ideal- ism nor conventionality enters into the genius of that people, which is wholly devoid of aesthetic feeling. Sculpture does not suffice for it ; it must have col- oured statues. Madonnas rouged and dressed in real dresses. Never, in its opinion, is material illusion carried far enough, and that excessive love of realism often makes it cross the slight distance which separates sculpture from wax figures. The famous and highly revered Christ of Burgos, which can be shown only after the candles have been lighted, is a striking ex- ample of that extraordinary taste. It is no longer painted stone or wood, it is a human skin, — so, at least, it is said, — stuffed with great skill and care ; the hair is real, the eyes are provided with lashes, the crown of thorns is of genuine thorns, — not a single detail has been forgotten. But nothing can be more gloomy and more disturbing to behold than that tall crucified phantom, with its sham air of life and its deathly immobility. The skin, of a musty brown tone, is rayed by long streamlets of blood, so closely

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imitated that one really believes the blood is actually flowing. It does not require a great effort of imagina- tion to credit the legend that this miraculous Crucified One bleeds every Friday. Instead of a fluttering drapery rolled around him, the Christ at Burgos wears a white kilt, embroidered with gold. This vestment produces a most peculiar effect, especially to those who are not accustomed to see Our Lord in such a costume. At the foot of the cross are set three ostrich-eggs, a symbolical ornament of which I do not catch the meaning, unless it be an allusion to the Trinity as being the germ of all things.

We left the cathedral dazzled, crushed, intoxicated with masterpieces, and with our powers of admiration exhausted. We were shown the Cid's house. I am wrong to say the Cid's house  ; I should say, the place where it may have been. It is a square piece of ground surrounded by posts  ; there does not remain the least vestige to authorise the belief, but there is nothing to prove the contrary, and therefore there is no reason why one should not trust the tradition.

Saint Mary's Gate, erected in honour of Charles V, is a remarkable piece of architecture. The statues placed In the niches, although short and thickset,

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have a look of strength and power which fully re- deems their lack of height. Near the gate is the promenade, which runs along the Arlen^on, a very respectable river, at least two feet deep ; which is a great deal for Spain. This promenade is adorned with four statues, of rather fine appearance, representing the four kings, or counts of Castile  : Don Fernando Gonzales, Don Alonzo, Don Enriquez II, and Don Fernando I. Beyond this, there is not much worth seeing in Burgos. The theatre is even more primitive than that of Vitoria. That evening there was being performed a play in verse, " The King and the Cob- bler," by Zorilla, a very distinguished young writer very popular in Madrid, who has already published several volumes of verse, the style and harmony of which are highly spoken of. All the seats had been taken beforehand, and we had to forego this pleasure. Before leaving Burgos we paid a visit to the Cartuja de Mirafiores^ situated a mile and a half from the gate of the city. A ^csn poor old, infirm monks have been allowed to remain in this convent until they die. Spain lost a good deal of its romantic character when the monastic orders were suppressed, and I do not

quite see what she has gained in other respects, _


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The cartuja is situated at the top of a hill. The exterior is simple and austere, great stone walls and tiled roofs; everything done for the mind, nothing for the eye  : inside, long, cool, silent cloisters, white- washed with lime, cell doors, windows with leaden framework, in which are set biblical subjects in painted glass, especially an Ascension, the com- position of which is curious  : the body of the Lord has disappeared ; His feet alone are seen, the prints of which are hollowed out upon a rock surrounded by holy personages who are filled with v/onder.

A small court, in the centre of which rises a foun- tain from which sparkling water falls drop by drop, contains the prior's garden. A hv/ vine tendrils light up the gloomy walls  ; a few flowers, a (tw plants grow here and there, much as they will, in picturesque dis- order. The prior, an old man with noble and melan- choly face, wearing a garment resembling a robe as closely as possible (the monks are not allowed to wear their costume), received us most politely and seated us around the brasero^ for it was not very warm, and offered us cigarettes, azucarillos^ and fresh water. A book lay open on the table. I took the liberty of glancing at it. It was the " Bibliotheca Cartuxiana,"

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BURGOS

a collection of all the passages from different authors which praise the order and life of the Carthusians. The margins were annotated in his own hand, in that dear old priest's writing, straight, firm, some- what heavy, which suggests so much, and which the quick-living, impetuous layman cannot master. So the poor monk, compassionately left in that abandoned convent, the vaulting of which will soon fall down upon his unknown grave, was still dreaming of the glory of his order, and with a trembling hand noting upon the white leaves of the book some forgotten or newly found passage.

The graveyard is shaded by two or three tall cypresses like those in Turkish cemeteries. This place of death contains four hundred and nineteen Carthusians who have died since the convent was erected. The ground is covered with thick, close grass, in which neither tomb, cross, nor inscription is visible. The dead lie there mingled together, as humble in death as they were in life. The calm and the silence of this anonymous cemetery are restful to the soul. A fountain in the centre sheds its limpid, silver tears over all these poor, forgotten dead. I drank a few drops of that water, filtered through the

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ashes of so many saintly men  ; it was pure and icy- cold, like death itself.

If the dwelling of men here is poor, that of God is splendid. In the centre of the nave are placed the tombs of Don Juan II and Oueen Isabella, his wife. The human patience that built such a monument is amazing. Sixteen lions, two at each corner, support- ing eight scutcheons bearing the royal arms, form the base. Add an equal number of virtues, allegorical figures, apostles, and evangelists  ; fill in with branches, foliage, birds, animals, a network of arabesques, and you have a very faint idea of this prodigious piece of work. The crowned statues of the King and Queen lie upon the top  ; the King holds his sceptre in his hand and wears a long robe ornamented with intertwining lines and flowered work of marvellous delicacy.

The tomb of the Infant Alonzo is on the Gospel side of the altar. The Infant is represented kneeling before a prle-d'ieu. An open-work vine, in which are perched children gathering grapes, festoons with ever var^'ing fancifulness the Gothic arch which surrounds the composition, itself partially set into the wall. These marvellous monuments are in alabaster, and are the work of Gil de Silva, who also carved the high altar.

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BURGOS

On the right and left of the altar, which is of won- drous beauty, are two open doors, through which one sees two motionless Carthusians dressed in their shroud- like white gowns. These two figures, which are probably by Diego de Leyva, completely deceive you at first glance. Stalls by Berruguete complete this ensemble^ which one is surprised to meet with in a lonely countryside.

From the top of the hill we were shown in the distance San Pedro de Cardenas, where are the tombs of the Cid and Donna Ximenes, his wife. The only thing wanting to the Cid's glory was to be canonised, and he would have been if, just before dying, he had not had the Arabic, heretic, and ill-sounding notion to order that his famous horse Babieca should be buried with him, which cast a doubt upon his orthodoxy. Besides his merit as a hero, the Cid enjoys that of having inspired so well the unknown poets of the Romancer OS ^ Guillen de Castro, Diamante, and Pierre Corneille.


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THE royal mail-coach in which we left Burgos deserves to be described. Imagine an ante- diluvian carriage, of an obsolete model to be met with in fossil Spain only; enormous splayed wheels, with very thin spokes, placed very far behind the body, which had been painted red in the days of Isabella the Catholic •, an extravagant body, pierced with all sorts of odd-shaped windows and furnished inside with small cushions covered with satin, which may have been rose-coloured at some distant period, and trimmed with pinkings and ornaments of chenille, which may very well have been of many colours. This antique coach-body is artlessly hung with ropes instead of springs, and the weak places are lashed with esparto cords. To the coach is harnessed a fairly long string of mules, with an assortment of postilions and a mayoral, wearing an Astrakhan lamb- skin jacket and sheep-skin trousers of a most Mosco- vitish appearance.

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Away i^e went in this concern in the midst of a whirlwind of shouts, oaths, and crackings of whips. We went lilce the very devil ; we flew over the ground, and the vague outlines of surrounding objects flashed on the right and on the left with phantasmagoric rapidity. I have never seen more spirited, restive, or wilder mules. At every relay it took a host of f/iucha- chos to harness one to the carriage. The devilish beasts emerged from the stable walking on their hind legs, and the only way to reduce them to the condi- tion of quadrupeds was to hang a bunch of postilions to their bridle.

The country we travelled was singularly wild; great barren plains, the monotony of which was un- broken by a single tree, bounded by ochre -yellow mountains, and hills to which the distance could scarcely communicate a faint blue tone. From time to time we traversed earthy-looking villages with walls built of clay, and most of them in ruins. As it was Sunday there stood along these yellowish walls, lighted up by a faint sunbeam, motionless as mum- mies, files of haughty Castilians draped in their snuff- coloured rags, occupied in totnar el sol^ an amusement the dulness of which would kill in an hour the

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most phlegmatic of Germans. However, this char- acteristic Spanish enjoyment was perfectly excusable on that day, for it was atrociously cold. A fierce wind swept the plain with a roar as of thunder, and of chariots full of armour driven over brazen vaults. I do not believe that anything wilder, more barbarous, and more primitive could be met with among Hottentot kraals or Kalmuck camps. Profiting by a halt, I entered one of the huts. It was a windowless den, with a hearth of rough stones placed in the centre, and a hole in the roof to allow the smoke to emerge. The walls were of a bituminous brown worthy of Rembrandt. We dined at Torrequemada, a pueblo situated upon a small river, the bed of which is filled up with the ruins of old fortifications. Torrequemada is noticeable for its total lack of glass windows. Glass panes are to be found in the tavern only, the kitchen of which, in spite of this incredible piece of luxury, is nevertheless provided with a hole in the roof. After having swal lowed a few garbanzos^ which rattled in our stomach like shot on a tambourine, we got back Into our box and the steeple-chase began once more. The coach behind the mules was like a pan tied to a tiger's tail ; the noise It made excited them still more ; a straw fire

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burning in the middle of the road nearly made them bolt ; they were so skittish that they had to be held by the bridle and their eyes covered with the hand when another carriage met us. As a general rule, when two carriages drawn by mules meet, one of them is bound to be upset, and by and by what was bound to happen did happen. I was busy turning over in my mind a hemistich, as is my habit in travelling, when I saw coming towards me, describing a rapid parabola, my companion who was sitting opposite to me. His action was followed by a very heavy shock and a general smashing of the carriage. "Are you dead?" asked my friend, as he finished his curve. " On the con- trary," I replied  ; " are you  ? " " Not quite," he answered. We got out as quickly as we could by the broken roof of the poor coach, which was broken into a thousand pieces. As for the mules, they had gone off, and had carried away the fore-body and the two front wheels. Our own personal loss amounted to one button, which gave way owing to the violence of the shock and could never be found again. It was really impossible to upset more satisfactorilv.

In other respects our position was not partlcularlv pleasant, although we were seized with a most un-

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seasonable fit of laughter. Our mules had vanished into smoke and our coach was dismantled and wheel- less. Happily the venta was not very far ofF, and a couple of galleys were fetched and took us and our luggage. The galley thoroughly deserves its name. It is a two-wheeled or four-wheeled cart without top or bottom. The trunks and packages are placed in a net of reed ropes. On top of them is laid a mattress, a true Spanish mattress, which in no wise prevents your feeling the corners of the lug- gage thrown In pell-mell. The patients seat them- selves as best they can upon this rack, by the side of which Saint Laurence's and Gautimozin's grid- irons were beds of roses, for at least on those one could turn around. In this dreadful vehicle, which had no manner of springs, we drove at the rate of about four Spanish leagues an hour, that is to say, about five French leagues, or three miles faster than the best mail-coaches on the finest roads  ; the road we were travelling over was full of very steep hills and very sharp slopes, down which we always went at full gallop. It takes all the assurance and skill of the Spanish postilions and conductors to prevent the whole business smashing up into innumerable bits at


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the bottom of precipices  ; — instead of being upset once, we ought really to have been upsetting all the time.

Duenas looks like a Turkish cemetery. The caves, which are dug out of the living rock, receive air through small turrets which swell out like turbans and look singularly like minarets. A church of Moor- ish appearance completes the illusion. To the left the Canal of Castile shows from time to time in the plain. It is not yet finished.

At Venta de Trigueros there was harnessed to our galley a rose-coloured horse of remarkable beauty (the mules had been given up), which fully justified Eugene Delacroix, whose horse in the " Triumph of Trajan " has been criticised. Men of genius are always right ; what they invent exists, and nature imitates their most eccentric fancies, or nearly all of them.

After having followed a road running between em- bankments and buttressed counterforts quite monumen- tal in character, we at last entered Valladolid  ; pretty well broken up, but with our noses intact and our arms still fixed to our bodies.

We alighted at a superb parador^ perfectly clean and were given two fine rooms, with a balcony look-

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ing out upon a square, carpets of coloured matting, and walls painted in distemper in yellow and apple- green. Up to this time we have seen no reason for the charge of filth and bareness which all travel- lers have brought against Spanish inns. We have not yet found any scorpions in our beds, and the insects we were threatened with have not put in an appearance.

Valladolid is a great city almost wholly depopulated. It is capable of containing two hundred thousand souls, and has not much more than twenty thousand inhabi- tants. It is a clean, quiet, elegant city, which feels its nearness to the Orient. The facade of San Pablo is covered from top to bottom with marvellous carving of the time of the early Renaissance. In front of the portal are ranged by way of posts granite pillars sur- mounted by heraldic lions, which hold in every pos- sible position shields bearing the arms of Castile. Opposite is a palace of the time of Charles V, with an arcaded courtyard extremely elegant, and sculp- tured medallions of rare beauty. The Inland Reve- nue sells in this architectural gem its wretched salt and abominable tobacco. By a happy chance the facade of San Pablo is situated on a square  ; thus it may

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be photographed, which is very difficult in the case of mediaeval buildings, u'hich are almost always set in the midst of groups of houses and vile stalls • but the rain, which never ceased falling all the time we remained in Valladolid, did not permit us to get a picture. Twenty minutes' sunshine between the showers at Burgos had enabled us to get capital plates of the spires of the cathedral and of a large portion of the portal ; but at Valladolid we did not even have the twenty minutes, which we regretted all the more that the city abounds in charming speci- mens of architecture.

The building in which the library is placed, and which it is proposed to turn into a museum, is in the purest and most exquisite taste. Although some of the ingenious restorers who prefer boards to bassi-relievi have shamefully scraped its admirable arabesques, there still remain enough to constitute a masterpiece of elegance. Draughtsmen would be interested in a balcony which projects from the corner of a palace in this same San Pablo Square, and forms a look-out singularly original in taste. The section of the small column which connects the two arches is quite remarkable. It was in this house, we were

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told, that the terrible Philip II was born. We may also mention a colossal fragment of an unfinished granite cathedral by Herrera, in the style of Saint Peter's at Rome. This building was abandoned in favour of the Escorial, that gloomy fancy of the gloomy son of Charles V.

We were shown, in a closed church, a collection of paintings which had been brought together after the closing of the convents, and had been put in this place by order of the authorities. It appears that the people who pillaged the churches and convents were excellent artists and admirable connoisseurs, for they left merely horrible daubs, the best of which would not fetch five francs in a curiosity shop. In the museum there are a few passable paintings, but nothing worth speaking of; on the other hand, numer- ous wooden carvings and ivory crucifixes, remarkable more for their size and their age than for the real beauty of the work. People who go to Spain to pur- chase curiosities are apt to be greatly disappointed  : there is not a single valuable weapon, not a single rare edition, not a smgle manuscript to be had.

The Plaza de la Const'itucion at Valladolid is very handsome and very large, surrounded by houses up-

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borne bygreat bluish granite columns in one piece, which have a fine effect. The Palace of the Consti- tution, painted apple-green, is adorned with an inscrip- tion in honour of Innocent Isabella, as the little queen is called here, and with a clock-dial lighted at night like that of the Hotel de Ville at Paris, — an innovation which appears to delight the inhabitants. Under the arcades are established multitudes of tailors, hatters, and shoemakers, the three most flourishing trades in Spain. There also are situated the chief cafes, and all the population seems to concentrate at this point ; in the rest of the city you scarcely meet an occasional passer-bv, — a servant-girl carrying water, or a peasant driving his donkey. The effect of solitude is further increased by the great extent of ground over which the city is spread  ; squares are more numerous than streets. The Campo Grande, near the great gate, is surrounded by fifteen convents, and more could be put on it.

On leaving Valladolid the character of the land- scape changes and the barrens reappear ; only, they have what is lacking to those of Bordeaux, clumps of stunted green oaks and more wide-spreading pines; otherwise they are just as arid, lonely, and desolate- looking, — here and there a few heaps of ruins which

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are called villages, and which have been burned and ravaged by rebels, and in which wander a few ragged and wretched-looking inhabitants. There is nothing picturesque but a few women's skirts, of the brightest canary-yellow, adorned with embroidery in several shades representing birds and flowers.

Olmedo, where we stopped for dinner, is completely ruined  ; whole streets are deserted, others are filled up by the fallen houses, the grass grows in the squares as in the accursed cities of which the Bible speaks  ; soon there will be no other inhabitants in Olmedo than the flat-headed viper, and the short-sighted owl, and the dragon of the desert will drag his scaly belly over the stones of the altars. A belt of old and dismantled fortification surrounds the city, and the charitable ivy covers with its green mantle the bareness of the ruined, gaping towers. Tall, handsome trees border the ram- parts and Nature does its best to repair the ravages of time and war. The diminution of the population of Spain is frightful. In the time of the Moors it had thirty-two millions of inhabitants  ; now it scarcely has more than ten to eleven millions. Unless some fortu- nate but scarcely probable change occurs, or marriages become supernaturally fecund, cities formerly flourish-

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ing will bp wholly abandoned, and their brick and clay ruins will, little by little, melt away into the earth, which devours everything, both cities and men.

The landscape beyond Olmedo is not very varied in character; only, I noticed before we reached the place where we were to sleep a beautiful sun effect. The luminous beams lighted up the slope of a chain of very distant mountains, every detail of which stood out with extraordinary clearness; their sides bathed in shade were almost invisible, the heavens were leaden. A painter who should reproduce such an effect accurately would be charged with exaggeration and inaccuracy.

The posada^ this time, was much more Spanish than those we had hitherto seen. It consisted of a vast stable, surrounded by whitewashed rooms, each con- taining four or five beds. It was wretched and bare, but not unclean. The characteristic proverbial filth had not yet put in an appearance ; there was even unheard-of luxury in the dining room, — a series of engravings representing the adventures of Telemachus  ; hideous coloured daubs with which Paris floods the universe.

We started again in the morning, and when the first light of dawn enabled us to distinguish the scene, I be-


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held a sight which 1 shall never forget. We had just changed horses at a village called, I think, Saint Mary of the Snows, and we were climbing the foot-hills of the chain we had to cross. We seemed to be in the midst of a Cyclopean city. Huge sandstone blocks that looked like buildings rose on every hand and stood out against the sky like the silhouettes of fantastic Babels. Here a flat stone which had fallen across two other rocks, closely resembled a Druidical peulven or dol- men J a little farther a succession of peaks, shaped like the shafts of columns, imitated porticoes and propy- lasa ; or again it was a chaos, a sandstone ocean, petri- fied at the moment when It was lashed to maddest fury. The grayish-blue tone of the rocks heightened still more the strangeness of the prospect. Everywhere from the interstices of the stones spurted the spray or the crystal drops of springs, and what particularly delighted me was that the melted snow ran into the hollows and formed little pools bordered by an eme- rald-coloured sward, or set in a silver circle of snow which had resisted the action of the sun. Pillars erected from point to point, which served to indicate the road when the snow stretches its treacherous mantle over both the road track and the precipices.


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imparted to it a monumental aspect. Torrents roared and foamed on all hands ; the road crossed them over dry stone bridges such as are to be met with at every step in Spain.

The mountains rose higher and higher; we had no sooner crossed one than another and loftier one rose, which we had not before seen. The mules proved unequal to the work, and recourse was had to oxen. This allowed us to descend, and to climb on foot the rest of the sierra. I was fairly intoxicated by the pure, bracing air. I felt so light, joyous, and enthusiastic that I shouted, and leaped like a kid.

The high peaks sparkled and twinkled in the beams of the sun like a dancer's silver-spangled bodice; some of the peaks were cloud-capped, and melted into the heavens by imperceptible gradations, for nothing is so like a cloud as a mountain. The scarps and undula- tions, the tones and the forms, were such as no art can give an idea of, no pen or brush suggest. The moun- tains realised all that we have dreamed they would be, which is no slight praise. Only, we imagined them higher; their vast size is to be perceived only by com- parison. On looking closer, what has been mistaken from afar for a blade of grass is a eixty-foot pine.

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At the turn of a bridge, admirably adapted for a hicrhwayman's ambuscade, we saw a small column with a cross. It was a monument in memory of a poor devil who had ended his days in this narrow gorge, driven to this through mama irada (the angry hand). From time to time we met Maragatos in their sixteenth- century costume  : a leather jacket buckled tight, full trousers, and broad-brimmed hats ; Valencianos, with their white linen drawers resembling a Klepht's kilts, a handkerchief tied around their heads, footless white gaiters edged with blue, like the knemis of antiquity, a long piece of stuff {capa de muestra^ with cross stripes of brilliant colours, draped in very elegant fashion over the shoulders. So far as their skin could be seen, it was the colour of Florentine bronze. We also saw trains of mules harnessed in charming fashion, with bells, fringes, and manv-coloured blankets, and the arrieros carrying carbines. We were delighted ; the wished-for picturesque was turning up abundantly.

As we proceeded higher, the strips of snow became thicker and broader, but a ray of sunshine made the whole mountain gleam like a woman laughing through her tears. On all sides meandered little brooklets, scattered like the disordered hair of naiads and more

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limpid than diamonds. By dint of climbing we reached the topmost crest, and sat down upon the pedestal of a huge granite lion which marks, at the top of the watershed, the boundaries of Old Castile. Seized with the fancy to pluck a lovely rose-coloured flower, whose botanical name I do not know but which grows in the cracks of the sandstone, we climbed a rock which we were told was the place where Philip II used to sit and watch the progress of the work on the Escurial. Either the tradition is apocr)'phal or Philip had uncommonly good sight.

The coach, which was crawling slowly up the steep slopes, at last caught us up, the oxen were unhar- nessed, and we galloped down the descent. We stopped to dine at Guadarrama, a little village nestling at the foot of the mountain, and whose sole monument is a granite fountain erected by Philip II. Here, through a strange inversion of the natural order of dishes, our dessert consisted of goat's-milk soup.

Madrid, like Rome, is surrounded by desert coun- try, barren, dry, and mournful beyond all conception. There is not a tree nor a drop of water, not a green plant nor a trace of humidity, nothing but yellow sand and iron-gray rocks  ; and as one leaves the mountains 6 8^


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behind, the rocks become stones only j here and there a dusty venta, or a cork-coloured steeple which pokes up on the edge of the horizon  ; big, melancholy oxen dragging chariots, a fierce-looking peasant riding a horse or mule, his carbine at his saddle-bow, his som- brero pulled down over his eyes ; or again, long lines of white asses carrying cut straw tied with network, — and that is all. The leading ass, or coronel^ always wears a little plume or pompon, which marks his rank in the long-eared hierarchy.

A few hours later, which seemed longer, so im- patient were we to arrive, we at last saw Madrid plainly enough, and in a few minutes we entered the capital of Spain by the Iron Gate. The coach first proceeded down an avenue planted with stout polled trees, and bordered by brick towers, which are pump- ing stations. Speaking of water, although the transi- tion is not a happy one, I forgot to tell you that we had crossed the Manzanares on a bridge worthy of a more genuine river. Then we proceeded past the Queen's Palace, which is one of those buildings which it is customary to say are in good taste. The vast terraces upon which it rises give it a fairly

grand appearance. After having undergone inspec- —


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tion at t^e Customs, we put up close to the Calle de Alcala and the Prado, and we lost no time in sending Manuel, our valet, who was a thorough-paced aficionado and tauromachian, to purchase tickets for the next bull-ficrht.


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NEVER did any days seem so long to me ; to quiet my impatience I read more than ten times over the posters at the corners of the principal streets. They promised marvels  : eight bulls from the most famous breeding-ground ; for picadores Sevilla and Antonio Rodriguez ; for espadas Juan Pastor, called also el Barbero^ and Guillen  ; winding up with orders to the public not to throw into the arena orange-peels and other projectiles which might damage the combatants.

The name matador is not much used in Spain to designate the man who slays the bull ; he is called espada (sword), which is nobler and more high-toned  ; nor do they say toreador^ but torero. I present this use- ful piece of information, by the way, to those who indulge in local colour in drawing-room songs and comic opera. The fight is called media corrida^ or half performance, because formerly there were two every Monday, one in the morning, the other at five in the


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afternoon^ and the two together made up a perform- ance. The afternoon function has alone survived.

It has been said and repeated everywhere that the taste for bull-fights Is going out in Spain, and that civilisation will do away with them. If it does so, it will be so much the worse for civilisation, for a bull-fight is one of the finest spectacles man can see ; but the day has not yet come, and tender-hearted writers who affirm the contrary had better go some Monday to the Alcala Gate, and they will be convinced that the taste for this ferocious enjoyment is far from dying out.

Monday, the Day of Bulls, dia de toros^ is a holiday ; no one works, the whole town is up. Those who have not yet secured their tickets hasten to the Calle de Caritas, where is situated the box office, in hopes of finding some vacant seat ; for by an arrangement which cannot be too highly praised, the whole of the enormous amphitheatre is divided into numbered stalls. The Calle de Alcala, which is the main artery into which the populous streets of the city empty, is full of foot- passengers, horsemen, and carriages. For on this day emerge from dusty coach-houses the most comical and extravagant calesas and carnages, the most fan-

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tastic equipages, the most amazing mules. The cal- esas are like the Neapolitan corr'icola. They have great red wheels, no springs, a carriage body adorned with more or less allegorical pictures and upholstered in old damask or faded serge, with silk fringes and trimmings  ; the whole having a curious rococo air which produces a most comical effect. The driver sits on the shaft, whence he can harangue and beat his mule in comfort, and this leaves one seat the more for his clients. The mule itself is adorned with as many plumes, pompons, tufts, fringes, and balls as can pos- sibly be put on the harness of any sort of a quadruped. The calesa usually contains a manola and her female friend, with her manolo^ besides a bunch of muchachos hanging on behind. The whole concern goes like the wind, in a whirlwind of shouts and dust. There are also coaches drawn by four or five mules, the like of which are to be met with only in the paintings of Van der Meulen which represent the conquests and the hunts of Louis XIV. All sorts of wheeled vehicles are called into use, for to drive in a calesa to the bull- fight is the most stylish thing a manola can do. She will pledge her very bed in order to have some money for that day, and without being exactly virtuous during

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the rest of the week, she is certainly very much less so on Sundays and Mondays. Country people are also seen, coming in on horseback, their carbines at their saddle-bow  ; others mounted on asses, either by them- selves or with their wives  ; besides the carriages of the society people, and a multitude of worthy citizens and senoras wearing mantillas, who hasten on: for now comes the detachment of mounted national guards, trumpeters in front, riding forward to clear the arena, and for nothing in the world would the spectators miss the clearing of the arena and the precipitate flight of the alguazil when he has thrown to the official of the fight the key of the tor-il^ where are shut up the horned gladiators. The toril is opposite the matadero^ where the dead animals are skinned. The bulls are brought the day before by night into a meadow near Madrid called el arroyo^ which is the place whither go to walk the aficionados^ — a walk which is not without danger, for the bulls are at libertv and their drivers have a great deal of trouble in looking after them. Then they are driven into the amphitheatre stable with the help of old oxen accustomed to the work and who mingle with the fierce herd. The Plaza de Toros is situated to the left, outside the Alcala Gate, which, by

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the way, is a rather fine gate, somewhat like a tri- umphal arch, with trophies and other heroic orna- ments. It is a huge circus, which is in no wise remarkable externally ; the walls are whitewashed. As every one has secured a ticket beforehand, there is no disorder at the entrance  ; e"ery one climbs to his seat and takes the one marked with his number.

The interior is well arranged. Around the arena, which is truly Roman in size, runs a circular wooden fence six feet high, painted red, and provided on each side, two feet above the level of the ground, with a wooden ledge, on which the chulos and banderilleros rest one foot in order to spring over when they are too sharply pressed by the bull. The fence is called las tahlas. There are four doors in it, which give the attendants or the bulls access to the arena, and which also allow of the removal of the bodies, etc. Outside this fence there is another rather higher, which forms with the first a sort of passagewav in which stand the chulos when they are tired, the substitute picadore {sobresaliente) who is bound to be there, ready dressed and armed, in case his chief should happen to be wounded or killed, — the cachetero ; and some aficio- nados who by dint of perseverance manage, in spite of


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regulations, to make their way into that coveted pas- sage, entrance to which is as much sought after in Spain as entrance to the wings of the Opera in Paris.

As it often happens that the maddened bull leaps the first fence, the second is further provided with a network of rope intended to prevent a repetition of the spring. A number of carpenters stand ready with axes and hammers to repair any damage which may happen to the enclosures so that accidents are practi- cally impossible. And yet bulls (technically called multas piernas, many-legged) have been known to leap the second fence, as is proved by an engraving in Goya's " Tauromaquia." The engraving of the famous author of the " Caprices " represents the death of the alcalde of Torrezon, gored by a leaping bull.

Beyond the second fence begin the benches intended for the spectators. Those nearest the ropes are called barrera seats, the centre ones tendldo^ and those which are against the first row of gradas de cubierta are called tabloncillos. These benches, which recall those of the Roman amphitheatre, are of bluish granite and have no other roof than the sky. Immediately above come the covered seats, gradas cubiertas^ which are divided into delantera^ or front seats, centra^ or centre seats,


4.^4; 4; 4; 4; 4*4; 4^ 4*4^4. 4; 4. 4; 4. 4.^4. 4; 4*4; 4;^

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and tahloncillo^ back seats. Above these rise the boxes, called palcos and palcos por asientos^ one hundred and ten in number. These boxes are very large and can each contain a score of spectators. The palco por asientos differs from the ordinary box in that a single seat may be hired in it, like the balcony stalls at the Opera. The boxes of the Queen Regent and the " Innocent Isabella " are ornamented with draperies of silk and enclosed in curtains. Next to them is the box of the ayuntamiento^ who presides over the sports and has to settle any difficulties which occur.

The circus, so divided, contains twelve thousand spectators, all comfortably seated and seeing easily ; an indispensable matter in a spectacle intended purely for the eyes. The vast place is always full, and those who cannot procure sombra seats (shady seats) would rather cook alive on the benches in the burning sun than miss a fight. It is the proper thing for people who wish to be considered in good society to have their box at the bull-fight, just as in Paris one has a box at the Italian opera.

When I issued from the corridor to take my seat, I felt dazzled and giddy. Torrents of light poured down upon the circus, for the sun is a superior light-

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giver which has the advantage of not shedding oil, and it will be long before gas itself will replace it. A vast rumour rose, like a mist of noise, above the arena ; on the sunny side fluttered and sparkled thousands of fans, and little round parasols with reed handles. They looked like swarms of birds of changing colours, trying to take flight. There was not a single empty seat. I can assure you that to see twelve thousand spectators in a theatre so vast that God alone can paint the ceil- ing of it with the splendid blue which he draws from the urn of eternity, is in itself a wonderful spectacle.

The mounted tainonal guards, very well horsed and very well dressed, were riding around the arena, pre- ceded by two alguazils wearing hats and plumes of the time of Henry IV, black doublet and cloak and knee- boots. They drove away a few obstinate aficionados and belated dogs. The arena having been cleared, the two alguazils went to fetch the toreros, composed of the picadores, the chulos, the banderilleros, and the espada, who is the chief actor in the drama. These entered to the sound of trumpets. The picadores ride blindfolded horses, for the sight of the bull might frighten the steeds and cause them to swerve danger- ously. The costume of the riders is very picturesque.

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It consists of a short, open jacket, of orange, green, or blue velvet, heavily embroidered with silver or gold, with spangles, quillings, fringes, filigree buttons, and ornaments of all sorts, especially on the shoulders, where the velvet completely disappears under a lumi- nous phosphorescent network of interlaced arabesques ; a vest of the same style, a shirt with lace front, a striped cravat carelessly knotted, a silk girdle  ; breeches of buffalo hide stuffed and lined inside with tin like postilions' boots, as a protection for the legs against the horns of the bull  ; a very wide-brimmed gray hat (sombrero), low crowned, with an enormous bunch of favours  ; a heavy purse or cadogan of black ribbon, which is called, I think, mono^ and which binds the hair behind the head. The weapon is a lance fitted with a point one or two inches in length, which cannot wound the bull severely, but is sufficient to irritate and to keep him back  ; a leather band fitted to the hand prevents the lance slipping. The saddle rises very high in front and behind, and resembles the steel clad saddles in which were set the knights of the Middle Ages at their tourneys  ; the stirrups are of wood, in the shape of a half-shoe like Turkish stirrups. A long iron spur, sharp as a dagger, is fitted to the horseman's


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heel. Tq urge on the horses, often half dead, an ordinary spur would not be sufficient.

The chulos look very bright and gay in their satin knee-breeches, green, blue, or pink, embroidered with silver on every seam, their silk stockings, white or flesh-coloured, their jacket adorned with designs and ornaments, their tight belts, and their little montera perched coquettishly upon the ear. They carry on their arm a stuff mantle {capa\ which they unroll and flutter before the bull to irritate, dazzle, or bewilder it. They are well made, slender young fellows, unlike the picadores, who are usually noticeable for their very great height and athletic proportions. These have to depend on their strength, the others on theii agility.

The banderilleros wear the same costume, and their particular office is to strike into the shoulders of the bull a sort of arrow fitted with a barbed iron and adorned with strips of paper. These arrows are called handerillas^ and are intended to excite the fury of the bull and exasperate it sufficiently to make it come well up to the matador's sword. Two banderillas must be stuck in at the same time, and in order to do that, both arms must be passed between the bull's horns;

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a ticklish operation, during the performance of which any absent-mindedness would be dangerous.

The espada's costume differs from that of the ban- derilleros only in being richer, more splendidly adorned, and in being occasionally of purple silk, a colour peculiarly distasteful to the bull. The espada's weapons are a cross-sword with a long hilt, and a piece of scarlet stuff fixed to a cross-stick. The technical name of this sort of fluttering buckler is muleta. Now that you are acquainted with the stage and the actors, I shall show you them at work.

The picadores, escorted by the chulos, proceed to the box of the ayuntamiento, where they perform a salute, and whence are thrown to them the keys of the toril. These keys are picked up and handed to the alguazil, who bears them to the official of the ring and gallops off as hard as he can, amid the yells and shouts of the crowd  ; for alguazils and all representa- tives of justice are no more popular in Spain than are the police and city guard with us. Meanwhile the two picadores take their stand on the left of the gates of the toril, which is opposite the Queen's box, the en- trance of the bull being one of the most interesting points in the performance. They are posted close to

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each other, backed up against the tablas, firmly seated in their saddles, lance in rest and ready to receive bravely the fierce animal. The chulos and bande- rilleros stand at a distance or scatter about the arena.

All these preparations, which are longer in descrip- tion than in reality, excite curiosity to the highest degree. All eyes are anxiously fixed upon the fatal gate, and of the twelve thousand glances, there is not one turned in any other direction. The handsomest woman upon earth could not obtain the alms of a look at that moment.

I confess that for my part I felt my heart clutched, as it were, by an invisible hand, my temples throbbed, and cold and hot sweat broke out over me  ; the emo- tion I then felt was one of the fiercest I have ever experienced.

A shrill blare of trumpets was heard, the two red halves of the door were thrown open noisily, and the bull dashed into the arena, welcomed by a tremendous cheer. It was a superb animal, almost black, shining, with a huge dewlap, square head, sharp, polished, crescent-like horns, clean limbed, a restless tail, and bearing between the two shoulders a bunch of ribbons of the colours of its ganaderia^ held to the skin by

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sharp points. It stopped for a second, breathed heavily two or three times, dazzled by the daylight and aston- ished by the tumult, then catching sight of the first picador, he charged him furiously. The picador thus attacked was Sevilla. I cannot resist the pleasure of describing that famous Sevilla, who is really the ideal picador. Imagine a man about thirty years of age, handsome, high-bred looking, and as robust as Her- cules, brown as a mulatto, with superb eyes and a face recalling that which Titian gave to his Caesars. The expression of jovial and disdainful serenity which marks his features and his attitude has really some- thing heroic about it. On that day he wore an orange jacket embroidered and trimmed with silver, which has remained imprinted on my mind with ineffaceable accuracy. He lowered the point of his lance, steadied himself, and bore the shock of the bull so admirably that the furious brute staggered past him bearing away a wound which before long rayed its black skin with red streaks. It stopped, hesitating, for a few moments, then charged with increased fury the second picador, posted a little farther along.

Antonio Rodriguez drove in a great lance-thrust which opened a second wound close to the first, for

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the shoulder alone must be struck; but the bull charged upon him with lowered head, and plunged his whole horn into the horse's belly. The chulos hastened up, fluttering their capes, and the stupid animal, attracted and distracted by this new bait, pur- sued them at full speed ; but the chulos, setting foot upon the ledge we have mentioned, sprang lightly over the fence, leaving the animal greatly disconcerted at seeing no one.

The thrust of the horn had ripped open the horse's belly so that the entrails were running out and falling almost to the ground. I thought the picador would withdraw to take another horse. Not in the least. He touched the animal's ear to see if the blow was mortal. The horse was merely ripped up ; the wound, though hideous to behold, might be healed. The intestines were pushed back into the belly, two or three stitches taken, and the poor brute served for another charge. He spurred it and galloped off to take his place further away.

The bull began to perceive that he had not much to gain except lance-thrusts in the direction of the pica- dores, and felt a desire to go back to the pasturage grounds. Instead of charging without hesitation, he

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started, after a short rush, to return to his querencia with imperturbable obstinacy. The querencia is the technical name for any corner of the arena which the bull chooses for a refuge and to which it always re- turns after the cog'tda^ as its attack is called, and after the suerte^ or torero's attack, which is also called d'lestro.

A cloud of chulos flashed before its eyes their capes of brilliant colours  ; one of them carried his insolence so far as to place his rolled up mantle on the bull's head. The maddened animal got rid, as well as it could, of this unpleasant ornament, and tossed the harmless piece of stuff, which it trampled with rage when it fell to the ground. Profiting by this renewed burst of wrath, a chulo began to tease it and to draw it towards the picadores. Finding itself opposite its enemies, the bull hesitated, then making up its mind, charged Sevilla so fiercely that the horse rolled over, for Sevilla's arm is a bronze buttress which nothing can bend. Sevilla fell under the horse, which is the best way to fall, for the man is thus protected from being gored, and the body of the horse serves as a shield. The chulos intervened and the horse was got off with a ripped thigh ; Sevilla was picked up.


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and he got back into the saddle with perfect coolness. The steed of Antonio' Rodriguez, the other picador, was less fortunate. It was gored so fiercely in the chest that the horn went right in and disappeared com- pletely in the wound. While the bull was trying to disengage its head, caught in the bodv of the horse, Antonio clutched with his hands the top of the fence, which he leaped with the help of the chulos, for the picadores, when thrown, weighed down by the metal linings of their boots, can move scarcely more easily than the knights of old, boxed up in their armour.

The poor horse, left to itself, could but stagger across the arena as if it were intoxicated, stumbling over its own entrails  ; torrents of black blood flowed from its wound and marked irregular zigzags upon the sand which betrayed the unevenness of its gait. Finally it fell near the tablas. It raised its head two or three times, its blue eye already glazed, turning up its lips white with foam, which showed its bare teeth  ; its tail faintly beat the ground, its hind legs were convulsively drawn up and struck out in a last kick, as if it had tried to break with its hard hoof the thick skull of death. Its agony was scarcely over when the muchachos on duty, seeing the bull busy elsewhere,

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hastened to take off the saddle and bridle. The dead horse remained stripped, lying on its side, its brown silhouette showing against the sand. It was so thin, so flattened out, that it might have been cut out of black paper. I had already noticed at Montfaucon the strangely fantastic forms which death gives to horses. Its head, so noble, so cleanly shaped, mod- elled and moulded by the terrible finger of nothingness, seems to have been the dwelling of human thought ; the mane which flows out, the tail which is spread out, have something picturesque and poetic about them. A dead horse is a corpse ; every other animal from which life has departed is nothing but a dead brute.

I have spoken at length of the death of this horse because it gave me the most painful sensation which I felt at the bull-fight. It was not the only victim, however; fourteen other horses were slain; one bull alone killed five of them.

The picador returned with a fresh mount, and there were several charges more or less fortunate, but the bull was beginning to tire and its fury to abate. The banderilleros arrived with their papered arrows, and soon the bull's neck was adorned with a collar of cut paper which the very efforts that he made to get rid


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of it drove in more firmly. A small banderillero called Majaron, drove in the darts with great skill and boldness, and sometimes even he performed a cross-caper before withdrawing. Needless to say^ he was loudly applauded. When the bull had in him seven or eight bandcrillas, the irons of which tore his head and the paper of which rattled In his ears, he began to gallop here and there and to bellow horridly. His black muzzle was wet with foam, and in his rage he dealt such a fierce blow with his horns to one of the doors that he threw it from the hinges. The car- penters, who were watching his movements, immedi- ately replaced the door. A chulo drew him in another direction, but was pursued so fiercely that he scarcely had time to leap the fence. The maddened and ex- asperated bull made a prodigious effort and leaped the fence. All those who were in the passage sprang with marvellous speed into the arena, and the bull re- entered by another gate, driven off with sticks and hats by the spectators in the lowest row of benches.

The picadores withdrew, leaving the field to Juan Pastor, the espada, who proceeded to pay his respects to the ayuntamiento and asked leave to slay the bull. The permission being granted, he threw away his


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montera, by way of showing that he was going to stake his all, and walked up deliberately to the bull, concealing his sword in the red folds of the fnuleta.

The espada waved rapidly the scarlet stuff, which the bull blindly charged. A slight movement of the body sufficed to avoid the rush of the fierce animal, which soon charged again, striking fiercely at the light stuff, which it pushed aside without being able tQ pierce it. A favourable opportunity presenting itself, the espada took up his position exactly opposite the bull, waving his muleta in his left hand, and holding his sword horizontally, the point on a level with the animal's horns. It is difficult to render in words the anguished curiosity, the frenzied tension excited by this situation, which is worth all the dramas Shakespeare ever wrote. In a few seconds more, one of the two actors will be dead. Which shall it be, the man or the bull  ? There they are alone, facing each other ; the man has no defensive armour, he is dressed as if for a ball, in pumps and silk stockings, a pin could pierce his satin jacket ; all he has is a bit of stuff and a frail sword. All the material advantages in this duel are on the side of the bull. He has terrible horns, sharp


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as poniards, immense impetus, the rage of a brute un- conscious of danger; but the man has his sword and his courage, and twelve thousand glances fixed upon him  ; beautiful women will applaud him presently with their white hands.

The muleta was pulled aside, uncovering the mata- dor's chest, the bull's horns were wlthm an inch of it. I believed him lost. A silvery gleam flashed, swift as thought, between the two crescents, and the bull fell on his knees uttering a bellow of pain, with the sword-hilt between his shoulders, like Saint Hubert's stag which bore a crucifix between his antlers, as he is represented in Albert Diirer's marvel- lous engraving.

A whirlwind of applause swept over the amphi- theatre; the nobility on the palcos, the middle classes on the gradas cubiertas, the manolos and manolas on the tendido, shouted and yelled, with true Southern ardour and excitement, " Bueno ! hueno I viva el Bar- hero  ! viva  ! "

The blow just dealt by the espada is, as a matter of fact, very highly thought of and is called estocada a vuela pies. The bull dies without losing a drop of blood, which is the highest point of the art, and

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falling on his knees seems to acknowledge his adver- sary's superiority. The dilettanti say that this stroke was invented by Joaquin Rodriguez, a famous torero of the last century.

When the bull is not slain at one blow, there springs over the fence a mysterious being dressed in black, who has heretofore taken no part in the fight. It is the cachetero. He advances furtively, watches the last convulsions of the animal, notices whether it may still pick itself up, which does happen some- times, and treacherously strikes it from behind with a cylindrical poniard ending in a lancet, which cuts the spinal cord and destroys life with the rapidity of lightning. The correct place is behind the head, a few inches from the parting of the horns.

The military band played at the death of the bull  ; one of the gates was opened, and four mules magnifi- cently harnessed, all plumes, balls, and woollen tufts and little red and yellow flags — the Spanish colours — galloped into the arena. They were destined to re- move the bodies, to which they are made fast by a rope and a hook. The horses were first dragged out, and then the bull. These four mules, with their dazzling and sonorous equipment, dragging over the

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sand at mad speed all those bodies which but now had galloped so well themselves, had a strange, wild aspect which helped to diminish the gloom of their functions. The attendant came up with a basketful of earth, and scattered it over the pools of blood in which the toreros might slip  ; the picadores resumed their places by the gate, the orchestra played a few bars, and another bull dashed into the arena ; for there are no intervals to this spectacle, nothing stops it, not even the death of a torero. We have already said that the substitutes are standing by, dressed and armed, in case of accident.

We do not intend to relate in succession the slaying of the eight bulls which were sacrificed on that day, but we shall mention some variants and some inci- dents. The bulls are not always very fierce ; some, indeed, are very gentle and ask nothing better than to lie quietly down in the shade  ; one can tell by their quiet, pleasant faces that they greatly prefer pasturage to the circus. They turn their backs upon the banderilleros, phlegmaticallv allow the chulos to wave their many-coloured mantles before their nose. Even the banderillas are not sufficient to dispel their apathy. Recourse is then had to violent means, to

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the banderillas de fuego. They are a sort of fireworks which light a itw^ minutes after they have been planted in the shoulder of a cobarde (coward bull), and explode with much scattering of sparks and loud reports. This ingenious invention at once stuns, burns, and terrifies the bull ; were he the coolest of bulls, he has got to get mad. He indulges in a multitude of ex- travagant leaps which one would not expect so heavy an animal to be capable of; he bellows, foams, and twists in every possible way to get rid of the irritating firework which burns its ears and roasts its hide.

It is true that the banderillas de fuego are made use of only as the very last resort  ; the fight is, to a certain extent, dishonoured if they have to be used; but if the alcalde delays too long the wave of his handkerchief, which is the signal, such a tumult arises that he is compelled to give in. It is impossible to describe the shouts and screams, the yells and the stamping. Some call out, ^'^ Banderillas de fuego ! ^ others, " Perros  ! perros  ! " (Dogs  ! dogs  !) The bull is loaded with insults  ; it is called a brigand, an assas- sin, a thief; it is ofFered a place in the shade; innu- merable jokes are fired at it, often very witty ones. Soon a regular stick chorus helps out the shouting,

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which is insufficient. The floor of the palcos cracks and splits, and the painting falls from the ceilings in white particles like snow mixed with dust. Exaspera- tion is at its height. " Throw the alcalde to the fire and to the dogs  !"" howls the maddened crowd, shaking its fist at the ayuntamiento's box. At last the wished- for permission is granted, and peace is restored.

Often the bull is so cowardly that even the bander- illas de fucgo are not sufficient. It returns to its querencia and refuses to come in. Then shouts of " Perros  ! perros  ! " are heard again. On a sign from the alcalde, the dogs are brought in. They are splen- did, handsome thorough-breds, and of remarkable beauty. They charge straight at the bull, which may toss a dozen, but cannot prevent one or two of the strongest and boldest from fastening at last upon his ears. Once they have got hold, they are like leeches ; you could rip them open before they would let go. The bull shakes its head, smashes them against the fences, — all is useless. When that has lasted for some time the espada or the cachetero drives his sword into the victim's side. The bull staggers, its knees give way, it falls to earth, and there it is despatched. Sometimes also a sort of instrument called media luna

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(half-moon) is used to hamstring it, and thus it is ren- dered incapable of resistance ; then it is no longer a fight, but a disgusting butchery. It often happens that the matador misses his blow ; the sword strikes a bone and springs back, or else it enters the throat and causes the blood to flow freely, which is a serious blunder under the laws of bull-fighting. If the espada does not kill the animal with the second stroke he is hooted at, hissed, and insulted  ; for the Spanish public is impartial ; it applauds the bull and the man according to their respective merits. If the bull rips up a horse and overthrows a man, " Bravo toro  ! " if it is the man who overthrows the bull, " Bravo torero!' but no coward- ice is tolerated in man or brute. A poor devil who was afraid to drive the banderillas into an extremely fierce bull excited such a tumult that the alcalde had to promise to send the man to prison, before order could be restored.

In this same bull-fight Sevilla, who is an excellent horseman, was greatly applauded under the following circumstances. A bull of extraordinary strength got his horns under the horse's belly, and throwing up his head lifted the animal clean off the ground. Sevilla, in

that perilous position, did not even move in his saddle, —


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did not lose his stirrups, and held his horse in so firmly that it fell back on its four feet.

The fight had been a good one ; eight bulls and fourteen horses killed, and a chulo slightly wounded, — nothing better could have been asked for. Each bull-fight brings in about twenty to twenty-five thousand francs. The money is granted by the Queen to the main hospital, where the wounded toreros are most carefully tended. A priest and a doctor are ready in one of the rooms of the Plaza de Toros, the one to care for the soul, the other for the body. Formerly a mass on behalf of the toreros was said during the bull- fight ; I believe this is still the case. You see that nothing is forgotten, and that the directors are careful men. When the last bull is slain, everybody jumps into the arena to look at it, and the spectators with- draw, discussing the merits of the different suertes and cogidas which have most impressed them.

And what about the women  ? you ask. Are they pretty  ? I must own that I do not know. I have a faint idea that there were some very pretty women near me, but I could not swear to it.

Let us go to the Prado to settle this important point.

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When Madrid is spoken of, the very first things one thinks of are the Prado and the Puerta del Sol. The Prado, which has several avenues and sidewalks with a driveway in the centre, is shaded by low trees with cut tops. Each of them stands in a small, brick-edged basin with gutters through which water is led to the tree at the regular watering hours. But for this pre- caution they would soon be destroyed by the dust and burned up by the sun. The Prado begins at the Con- vent of Atocha, passes in front of the Atocha and Alcala Gates, and ends at the Recollet Gate ; but the fashionable world keeps to a space bounded by the fountain of Cybele on the one hand and that of Nep- tune on the other, between the Alcala Gate and the Calle San Geronimo. In that part there is a wide space called el Salon., bordered with chairs like the main walk of the Tuileries  ; on either side of the Salon there is an avenue which bears the name of Paris. It is the rendezvous of the fashionable society of Madrid, and as fashionable society is not usually distinguished for fondness for the picturesque, the dustiest, least shaded, least convenient place in the whole promenade has been chosen. The crowd is so great in this narrow space hemmed in between the


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Salon and the driveway that it is often difficult to pull one's handkerchief out of one's pocket ; you must walk in step and follow your leader. The one reason which can have led to the adoption of this place is that every day you can see and bow to the people who drive past, and it is always an honour to a foot-passenger to bow to some one in a carriage. The equipages are not very fine. Most of them are drawn by mules, whose black coats, pot bellies, and pointed ears have a most unpleasant effect. They look like mourning carriages, driven behind a hearse. Even the Queen's carriage is exceedingly simple and commonplace ; an Englishman of wealth would unquestionably despise it. Of course there are some exceptions, but they are rare. The handsome Andaluslan saddle-horses on which the Madrid fops show off are very handsome. There is no animal more elegant, more noble-looking, and more graceful than an Andalusian stallion, with its handsome plaited mane, and its long, thick tail, which sweeps the ground, its harness adorned with red tufts, its straight head, its brilliant eye, and its neck curved like a pigeon's breast. I saw one ridden by a lady, which was pink (I mean the horse, not the lady), as pink as a Bengal rose silvered over, of marvellous beauty.


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The appearance of the Prado is really most animated, and it is one of the finest promenades in the world, not for its position, which is exceedingly ordinary in spite of all t'ue efforts which Charles III made to correct its defects, but on account of the amazing crowd which collects there every evening from half-past seven until ten o'clock.

There are very few women's bonnets to be seen on the Prado, save a few yellow ones (straw hats)  ; man- tillas alone are worn. So the Spanish mantilla does actually exist ! It is made either of black or of white lace, more usually of black, and it is worn behind the head above the comb. A few flowers placed by the temple complete this head-dress, which is the most delightful that can be imagined. A woman who wears the mantilla must be as ugly as the three theological virtues if she cannot manage to appear pretty. Un- fortunately, that is the only portion of the Spanish costume which has been preserved  ; the rest is in the French fashion. The folds of the mantilla wave over a shawl, an odious shawl, and the shawl itself is worn over a dress of some sort of stuff which in no wise re- calls the Spanish beauties. The former costume was so thoroughly appropriate to the type of beauty, and


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especially to the habits, of the Spanish women, that it is really the only one possible for them. The fan which they carry somewhat corrects their Parisian aspirations; a woman without a fan is a thing I have not seen in this blessed country  ; I have seen some who wore satin shoes without any stockings, but they had a fan. They carry a fan everywhere, even to church, where you meet with groups of women of all ages, kneeling, or squatting on their heels, praying and fanning most fervently, with Spanish signs of the cross much more complicated than ours, executed by them with a precision and a rapidity worthy of a Prussian soldier. The way to use a fan is wholly unknown in France. Spanish women excel in it. Their fingers open, close, and turn the fan so quickly, so lightly that a prestidigitator could not sur- pass them. Some of the richer ladies have collections of fans worth a great deal of money. We saw one which contained more than a hundred fans in different styles  ; they had come from every country and belonged to all times  ; they were in ivory, tortoise-shell, sandal- wood ; they were spangled ; they were adorned with water-colours of the time of Louis XIV and Louis XV  ; there were some in Japanese and Chinese rice- paper  ; several were studded with rubies, diamonds, and


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other precious gems. For a pretty woman this is a luxury in good taste and a charming fad. The fans as they close and open make a Jittle ruffling sound which, repeated more than a thousand times a minute, sends its peculiar note through the vague rumour and strikes a French ear as strange. When a woman meets an acquaintance, she makes a sign with her fan, and drops, as she goes by, the word agur. And now let us come to the Spanish beauties.

The Spanish type, as we understand it in France, does not exist in Spain, — at least I have not yet met with it. Usually when we speak of seiloras and man- tillas, we think of a long, pale, oval face, with great black eyes, velvety eyebrows; of a delicate, somewhat arched nose ; lips red like pomegranates, and over all a warm, golden tone which bears out the line of the song, " She is golden as an orange." That type is Arab or Moorish, not Spanish. The Madrilenas are charming in the fullest sense of the word. Three out of four are pretty, but they are in no wise such as we fancy them. They are short, dainty, well shaped, with small feet, handsome figures, and fairly full busts ; but they are very white-skinned, their features small and irregular, and their cherry lips recalling exactly cer-

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tain portraits of the time of the Regency. Many of them have light-brown hair, and you cannot walk up and down the Prado without meeting seven or eight fair-haired women of all degrees of fairness, from the palest blond to the most vehement red and the auburn of a Charles V. It is a mistake to think there are no fair women in Spain. Blue eyes arc numerous, but are not thought so much of as black.

At first we found it somewhat difficult to reconcile ourselves to seeing women in low-necked dresses as if going to a ball, bare-armed, with satin slippers, and flowers in their hair and fan in hand, walking alone in a public place  ; for here ladies do not take a man's arm unless he is their husband or a near relative. Their escort walks by them, at least so long as it is day, for after nightfall the etiquette is less rigorous in this respect, especially for strangers who are not accustomed to it.

We had heard the manolas of Madrid very highly spoken of, but the manola as a type has disappeared, just as the grhette of Paris and the trasteverina of Rome ; she still exists, but she has lost her old charac- teristics ; she no longer wears her striking and pictu- resque costume; ignoble cotton prints have taken the

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place of the brilliant skirts embroidered in amazing designs ; the hideous kid shoe has driven out the satin slipper, and, horrible to relate, the gown is fully two fingers longer. Formerly the manolas enliv^ened the aspect of the Prado with their quick gait and their striking costume, but it is now difficult to distinguish them from the wives of tradesmen and women of the lower middle class. I have sought for a thorough-bred manola in every corner of Madrid. I looked for her at the bull-fight, in the Delicias, at the Nuevo Recreo, at the festival of Saint Anthony, and I have only once come across a complete one. Once while travers- ing the Rastro quarter, after having stepped over a great number of rascals sleeping on the ground in rags, I found myself in a deserted lane, and there, for the first and last time, I beheld the wished-for manola. She was a tall, well made girl, some twenty-four years of age, which is the extreme age to which manolas and grisettes can attain. She had a bronzed complexion, a steady, sad look, somewhat thick lips, and something of African in the outline of her face. The huge plait of her hair, so black that it showed blue, tressed like the handle of a basket, was twisted around her head and was kept in place by a tall comb. Bunches of coral

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beads hung/rom her ears, her brown neck was adorned with a necklace of the same material. A black velvet mantilla covered her head and shoulders  ; her skirt, as short as that of the girls of Berne, was of embroidered cloth, and showed strong, well-made legs clad in black silk stockings; her shoes were the old-fashioned satin shoes ; a red fan fluttered like' a vermilion butterfly in her hands covered with silver rings. The last of the manolas turned the corner of the lane and disappeared from my sight, leaving me amazed at having seen once again walking in the real, living world, an opera dress. I also saw at the Prado some Santander pasiegas in their national costume. These pasiegas are said to be the best nurses in Spain, and their fondness for the children confided to them has become proverbial, just as in France the probity of the Auvergnat is proverbial. They wear a red cloth skirt with enormous heavy folds edged with a broad braid, a bodice of black velvet, also trimmed with gold, and by way of head-dress, a bandana in brilliant colours with numerous silver ornaments and other barbaric adornments. These women are very handsome, and have a very striking look of force and grandeur. The habit of cradling children in their arms makes them hold themselves In a way

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which shows ofF to good effect their handsome figures. To have a pasiega in her national costume is a sort of luxury comparable to that of a Klepht behind one's carriage.

I have not spoken of the costumes of the men, but if you will look into the fashion-plates of six months ago, you will have a perfect idea of them.

There exists in Madrid a trade which is quite un- known in Paris, — that of water-sellers. Their stock in trade consists of a cantaro of white earthenware, a small basket of reeds or tin, which contains two or three glasses, a few azucarillos, which are sticks of porous caramel, and sometimes a couple of oranges or limes. Others have small breakers covered with foliage, which they carry on their back  ; a iev^ even, along the Prado, for instance, have stalls surmounted with brass figures of Fame, and flags, which in no respect yield to the splendours of the liquorice-water sellers of Paris. These water-sellers are usually young Galician lads in snuff-coloured jackets, knee-breeches, and pointed hats. Some are Valencianos with white linen trousers, a piece of stuff laid over their shoulder, and blue-edged alpargatas. A {e\v women and girls, in no costume to speak of, are also found in this business.


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MADRID

According to their sex the water-sellers are called aguadores o\ aguadoras. You hear all over the town their sharp call, " Water, water ; who wants water  ? Iced water, cool as snow  ! " You hear this sort of thing from five in the morning till ten at night. These calls suggested to Breton de los Herreros a song called " Aguadora," which was vastly popular all through Spain.

The Madrid thirst is really amazing. All the water of the fountains and all the snows of the Guadarrama Mountains would not suffice to slake it. The poor Manzanares and the dried-up urn of its naiads has been often laughed at, but I would like to know what any other river would look like in a city that is a prey to such a thirst. The Manzanares is drunk up at its source  ; the aguadores carefully watch for the least drop of water which they can find between its banks, and carry it off in their cantaros and their fountains ; washerwomen wash the clothes with sand, and in the very centre of the river bed there is not enough water for a Mohammedan to perform his ablutions. A glass of water is sold for a cuarto (about a farthing). Next to water, what Madrid most needs is a light for its cigarette, and so the call, " Fuego^ fuego ! " is heard

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4:4. 4;  :^ 4; 4; 4, 4: 4: 4: 4.4.4:4,4.4: 4:4: 4,4:4. 4:4,4;

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on all hands, and constantly mingles with the call, " Agua^ agua ! " It is an endless fight between the two elements, each trying to make the most noise. A fire more permanent than that of Vesta is carried by youngsters in small cups full of coal and fine ashes, provided with a handle to save burning one's fingers.

It is now half-past nine; the Prado is getting empty, and the crowd is moving in the direction of the cafes and botillerias which border the great Calle de Alcala the other streets.

The Madrid cafes strike us, who are accustomed to the brilliant, fairy-like luxury of the Paris cafes, as regular twenty-fifth-rate public houses, while their decoration recalls vividly the caravans in which are exhibited bearded women and living sirens, but the lack of luxury is fully compensated for by the excel- lence and the variety of the refreshments served. We must confess that Paris, so superior in everything else, is behindhand in this respect  ; our art is, in this matter, in its infancy. The most famous cafes are, the Bolsa at the corner of Carretas Street ; the Nuevo, where the exaltados meet ; another, the name of which I have forgotten, which is the usual meeting-place of the Moderates, who are called Cangrejos or Crayfish  ;


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the Levante, close to the Puerta del Sol, I do not mean that the others are not good, but the above-men- tioned are the most frequented. We must not forget either the Cafe del Principe, alongside of the theatre which bears the same name, and which is the usual rendezvous of artists and literary men.

Let us enter the Bolsa, which is adorned with small mirrors cut out on their lower surface so as to exhibit designs like those seen upon certain German glasses. Here is the list of bebidas heladas^ of sherbets and quesitos. The bebida helada^ or iced drink, is served in large or small glasses, and is to be had in great variety. There is the narajije (orange), I'lmon (lemon), fresa (strawberry), and guindas (cherry). It is a sort of liquid ice, or snowy puree of most exquisite taste. The bebida de almendra blanca (white almonds) is a delightful drink unknown in France. The Madrid cafe also serves you with iced milk, half strawberry or cherry, which, while the body is being cooked in the torrid zone, makes your throat enjoy all the snows and cold of Greenland. During the day, when the ices are not yet ready, you can have agraz^ a drink made of green grapes and served in very long-necked bottles; — the slightly acid taste of the agraz is exceedingly


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pleasant. Or you can drink a bottle of cerve%a de Santa Barbara con limon^ but this takes some little time to prepare. First are brought a basin and a large spoon like a punch-ladle, then the waiter approaches, bearing the wire-fastened bottle, which he uncorks with infinite precaution, and the beer is poured into the basin, into which has been previously put a de- canter full of lemonade ; the mixture is then stirred with the ladle, the glass is filled, and the drink is ready. If you do not care for this combination, all you have to do is to go into one of the orchaterias de chufas^ usually kept by Valencians. The chufa is a small berry, a sort of almond, which grows in the neighbourhood of Valencia, which is roasted and ground, and of which a drink is made which is exquisite, especially when mixed with snow. This is an extremely refreshing drink.

To wind up what we have to say about the cafes, let us add that the sherbets differ from the French ones in being thicker. The quesito is a small, hard ice- cream moulded in the shape of a cheese. There are all sorts of them, apricot, pine-apple, orange, just as in Paris. Chocolate, coffee, and other spu?nas are also served. These are varieties of whipped cream, iced


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and exceedingly light, sometimes powdered with very finely groulid cinnamon, and served with barquilos or rolled wafers, through which you take your bebida as through a siphon, drawing it in slowly by one of the ends, — a little bit ot refinement which enables you to enjoy longer the coolness of the drink. Coffee is not served in cups, but in glasses. For the matter of that, it is little used. These details may appear to you somewhat fastidious, but if you were suffering, as we are, from a heat of eighty degrees and more you would consider them most interesting.

Many more women are to be seen in the Madrid cafes than in the Paris ones, although cigarettes, and even Havana cigars are smoked there. The news- papers most frequently met with are the Eco del Comerc'io^ the Nacional and the Diar'io^ which tell you of the festivals of the day, the hours of masses and sermons, the temperature, lost dogs, young peasant- women who are looking for positions as nurses, criadas who are looking for a situation, etc., etc.

But it is striking eleven, it Is time for us to with- draw. There are but a very {ew belated passers-by in the Calle de Alcala. The serenos^ with their lanterns at the end of a pike and their stone-gray cloaks and

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their cadenced cry, are alone seen in the streets. No sound is heard but that of a choir of crickets singing together, in their little cages adorned with glasswork, their dissyllabic complaint. The Madrid people are very fond of crickets ; every house has one suspended from the vi^indow in a miniature cage of wood or wire. They are also strangely fond of quails, which are kept in open-worked willow baskets, and which pleasantly vary, with their everlasting />/«, piu, piu, the creaky creak of the crickets.

The Puerta del Sol is not, as might be imagined, a gate, but a church facade painted pink and adorned with a dial lighted at night, and with a great sun with golden beams, whence it derives it name. In front of the church there is a sort of a square, traversed in its greater length by the Calle de Alcala, and crossed by the Calle de Carretas and de Montera. The Post Office, a great square building, faces on the square. The Puerta del Sol is the rendezvous of the idlers of the city, and they appear to be numerous, for early in the morning the crowd is dense there.

Politics form the general subject of conversation. The theatre of war is in every one's mind, and more strategy is devised at the Puerta del Sol than on all

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the fields of battle and in all the campaigns in the world. Formerly, and even to-day, the nobility would go into the shops near the Puerta del Sol, have a chair brought out, and remain there the greater portion of the day, talking with their clients, to the great dis- satisfaction of the tradesman, grieved at such a mark of familiarity.

Now let us wander at haphazard through the city, for chance is our best guide  ; the more so that Madrid does not possess many architectural attractions, and one street is as interesting as another.

The houses of Madrid are built of laths and brick, and of clay, except the door-posts, the binding-courses, and the bearing-pieces, which are sometimes of blue or gray granite  ; the whole wall being carefully lined and painted in rather fantastic colours, apple-green, ash-blue, light-fawn, canary-yellow, rose-pink and other more or less anacreontic shades. The frame- work of the windows is ornamented with sham archi- tectural work, numberless volutes, spirals, cupids, and flower-pots, and provided with Venetian blinds with broad white and blue stripes, or mats which are kept watered for the sake of the humidity and the cool- ness. Wholly modern houses are simply whitewashed

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^ 4; 4; 4; 4; 4; 4. 4; ^ 4* 4; 4*4* 4. 4; 4^ 4; 4; 4* 4; 4* 4. 4; 4;

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or tinted like Paris ones. The projecting balconies and miradores somewhat break the monotony of straight lines and diversify the naturally flat aspect of the buildings, every relief on which is painted and treated in the style of theatre decorations. Light up all this with a brilliant sunshine, place here and there in these streets filled with light a few long-veiled senoras who hold their open fan against their cheek by way of a parasol, a few tanned, wrinkled beggars draped in tinder-coloured rags, a few Bedouin-looking, half-naked Valencianos ; erect among the roofs the little, dwarf cupolas, the bulging, leaden-ball-topped spires of a church or a convent, — and you have a rather curious prospect which would prove to you that you are no longer on the rue Lafitte, and that you have really left the boulevard asphalt, even if you had not already been convinced of the fact by the sharp pebbles of the Madrid pavements which cut your feet,

A really striking thing is the frequent repetition of the inscription " "Juego de villar^ which recurs every twenty yards. Lest the reader should imagine there is anything mysterious in these three words, I hasten to translate them. They simply mean " Billiards." I cannot see what is the use of so many billiards. Next

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MAORI D

to juegos de villar, the most frequent inscription is despacho de vino (wine shop). In these shops are sold Val-de-penas and other good wines. The confiteriai and pastelerias are also very numerous and prettily decorated. Spanish preserves deserve particular men- tion. Those known as angel's hair are exquisite. Pastry is also as good as it can he in a country which has no butter, or at least, where it is so costly and so poor that it cannot well be used. It is much of the sort that we call fancy biscuits.

All the inscriptions are written in abbreviated char- acters, with the letters interlaced one in another, mak- ing it therefore difficult at first for strangers, who are great readers of signs, to make them out.

The houses are uncommonly large and commodious, the ceilings are high, and space is nowhere economised  ; some of the staircases here would hold a whole Paris house. Long suites of rooms have to be traversed before reaching the really inhabited part; for all these rooms are furnished only with a coat of white-wash or a flat yellow or blue tint, with coloured lines and panels imitating wood-work. Smoky and blackened paintings representing the beheading or the ripping up of some martyr — favourite subjects of the Spanish painters —

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are hung upon the walls, most of the paintings being unframed and wrinkled. Wooden floors are unknown in Spain ; at least, I have never seen any. All the rooms are floored with bricks, but as the bricks are covered with rush mattings in winter and reed mats in summer, the inconvenience is greatly diminished. The mats are plaited with much taste ; the natives of the Philippines or the Sandwich Islands could not do better. There are three things which are for me an accurate test of the state of civilisation of a country  : its pottery, the art of plaiting either willow or straw, and the method of harnessing draught animals. If the pottery is fine, of good shape, as correct as antique pottery, with the natural tone of the yellow or red clay  ; if the baskets and mats are fine and skilfully woven and adorned with coloured arabesques well chosen  ; if the harness is embroidered, pinked, adorned with bells, tufts of wool and designs of the finest kind, you may be quite sure that the nation is still primitive and very close to a state of nature, for civilised people do not know how to make a pot, a mat, or a harness. At this very moment I have in front of me, hanging from a pillar by a string, a jarra in which my drinking water is cooling. It is an earthen pot worth twelve

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cuartos, that is, about three pence. The design is exquisite, and I know nothing to compare with it next to Etruscan. The top, which flares, forms a four-leaved clover slightly hollowed, so that the water can pour out in whichever way the vase is turned : the handles, ribbed, with a small moulding, run with per- fect elegance into the neck and sides, which are of most satisfactory outline. Fashionable people prefer to these charming vases hideous pot-bellied, paunchv, dwarfed English pots, covered with a thick layer of glaze, which might be easily mistaken for jack-boots polished white. But talking of pots and potteries, we have got a pretty long way from the description of the house. We had better return to it without delav.

The little furniture which is to be met with in Spanish houses is in hideous taste, and recalls the Messidor and the Pyramid styles. The Empire style flourishes here in all its integrity ; you come across mahogany pilasters, ending in sphinxes' heads in green bronze, or Pompeian wreaths, which have long since disappeared from the civilised world. There is not a single piece of carved wood furniture, not a single table inlaid in mother of pearl, not a single lacquered cabinet, — nothing. Old Spain has entirely disap-

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peared ; there is nothing left of it but a few Persian carpets and a few damask curtains. On the other hand, there is an amazing abundance of straw chairs and sofas; the walls are painted to represent columns or cornices, or daubed all over in distemper  ; on the tables and whatnots are placed little china or porcelain figures representing troubadours and other equally ingenious subjects, — which, however, are entirely ob- solete,— poodles made of spun glass, electroplate candlesticks with tapers, and a hundred other magnifi- cent things which it would take too long to describe, — even if I had not said enough about them. I have not the courage to speak of the hideous coloured engravings which pretend, though wrongly, to embel- lish the walls. There may be some exceptions, but they are not numerous. Do not imagine that the dwellings of people of the higher classes are furnished with greater taste or richness ; these descriptions, which are scrupulously exact, apply to the houses of people who keep carriages and eight or ten servants.

The blinds are always closed, the shutters half shut, so that the rooms are filled with a sort of dim light which you have to become accustomed to in order

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to discern objects, especially when you come in from outside. The people in the room can see perfectly well, but those who enter are blind for eight or ten- minutes, especially when one of the anterooms is lighted. It is said that skilful female mathematicians have ascertained by calculation that this optical combi- nation results in perfect security for an intimate tete- a-tete in an apartment thus arranged.

The heat in Madrid is excessive. It comes on suddenly without the transition of spring, so that in speaking of the temperature of Madrid, people say that it has three months of winter and nine months of hell. It is impossible to protect one's self from this rain of fire save by keeping in low rooms which are almost wholly darkened and in which coolness is kept up by continuous watering. This need of coolness has given rise to the use of bucaros^ a quaint and wild refinement which would not be pleasant to our fashionable French ladies, but which strikes the handsome Spanish women as in the very best taste.

Bucaros are a sort of pots of American red earth, very much like that of which the bowls of Turkish pipes are made. They are to be had in all sorts of


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shapes and sizes ; some are adorned with gilt lines and coarsely painted flowers scattered over the surface. As they are no longer made in America, bucaros will become rare, and in a few years will be as hard to find as old Sevres china ; — then everybody will have them.

Seven or eight bucaros are placed on the marble tops of tables or in corners. They are then filled with water, and you sit down on the sofa to wait the effect which they produce and to enjoy the pleasure thereof with suitable tranquillity. The clay takes on a darker tint, the bucaros begin to sweat and to shed a perfume much resembling the odour of wet plaster or of a damp cellar which has been shut up for a long time. The bucaros perspire so abundantly that in an hour's time half the water is evaporated. What is left is as cold as ice and has a well or cistern taste which is rather disagreeable, but which connoisseurs consider delicious. Half a dozen bu- caros are sufficient to make the air in a parlor so humid that you feel it as you enter. It is a sort of cold vapour bath. Not content with breathing its per- fume and drinking the water, some people chew small fragments of the bucaros and then swallow them.

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I have been to some evening parties or tertulias. There is nothing noteworthy about them. People dance to the accompaniment of pianos as they do in France, but in a still more modern and lamentable fashion, if that be possible. I cannot understand why people who dance so little should not make up their minds not to dance at all  ; it would be simpler and quite as amusing. The fear of being accused of indulg- ing in the bolero, fandango, or cachucha makes women perfectly motionless. Their costume is very simple in comparison with that of the men, who are always dressed like fashion-plates. I noticed the same thing at the palace de Villa Hermosa, at the performance for the benefit of foundlings, where were the Queen Mother and the voung Queen, and all the great world of Madrid. Ladies who were duchesses twice over and marchionesses four times over, wore dresses which a milliner going to spend the evening with a seam- stress in Paris would absolutely contemn. They have forgotten how to dress in the Spanish fashion, and they have not yet learned how to dress in the French, and if they were not uncommonly pretty, they would often run the risk of being ridiculous. Once only, at a ball, did I see a lady wearing a rose satin waist

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adorned with five or six rows of black lace, like that of Fanny Elssler in the " Devil on Two Sticks," — but she had been to Paris, where the Spanish costume had been revealed to her.

The tertulias are not very costly for the entertainers. Refreshments are conspicuous by their absence ; there is neither tea, nor ices, nor punch ; only, on a table in an outer room are ranged a dozen glasses of water, perfectly limpid, with a plate of azucarillos ; but it would be thought indiscreet and gluttonous if any one were to be so luxurious as to put sugar in the water. This is the way in the richest houses, not through miserliness, but simply because it is the custom ; besides, the hermit-like sobriety of the Spaniards is quite satisfied with this regimen.

As for manners, It Is not in six weeks that one can understand the character of a people and the customs of society ; novelty gives you Impressions which a longer stay is apt to efface. It seemed to me the women in Spain enjoyed greater liberty than else- where ; the behaviour of men in their presence seemed to me very mild and submissive. They pay their duties with scrupulous exactitude and punctuality, and express their passion by verses In all metres, rimed,


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assonanced, -5«^//5x, and others. From the moment that they have placed their heart at the feet of a beauty, they may no longer dance except with great- grandmothers  ; they may talk only with ladies of fifty of unquestioned ugliness ; they may no longer pay visits to houses where there is any young woman. A most assiduous visitor disappears suddenly, and returns in six months or a year; his mistress had forbidden him to go to that house  ; he is received just as if he had called the day before  ; it is perfectly understood. So far as may be judged at first sight, Spanish women are not capricious in love, and the connections they form often last several years.

The Teatro del Principe is rather conveniently arranged. Dramas, saynetes and intermedes are played there. I saw the performance of a play by Don Antonio Gil y Zarate, " Don Carlos el Heschizado," composed quite in the Shakespearean style. Don Carlos is very like Louis XIII in "Marion de Lorme," and the prison scene with the monk is a copy of the visit of Claude Frollo to Esmeralda in the cell where she is awaiting death. Fairy pieces with dances and spectacular entertainments are also performed at this theatre. I have seen given, under the title of " La


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Pata de Cabra " an adaptation of " The Sheep's Trotter," formerly played at the Odeon. The ballet part was remarkably poor. The best dancers were not as good as the mere substitutes at the Opera; on the other hand, the supernumeraries displayed extraor- dinary intelligence  ; the dance of the Cyclops was performed with remarkable precision and accuracy. As for the national dance, it does not exist. At Vitoria and Burgos and Valladolid we were told that the good dancers were in Madrid  ; in Madrid we were told that the real dancers of the cachucha were to be found only in Andalusia, at Seville  ; but we are very much afraid that to have Spanish dances we shall have to go back to Fanny Elssler and the Noblet sisters. Dolores Serra, who made such a sensation in Paris, where we were among the first to draw attention to the passionate boldness, the voluptuous suppleness, and the sparkling grace which characterised her dancing, has appeared several times on the Madrid stage with- out producing the least effect, so completely has the feeling for and the understanding of the old national dances disappeared from Spain. When the jota ara- gonesa^ or the bolero is performed, all the best people rise and go out  ; the strangers and the rabble, in

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whom the poetic instinct always lasts longer, alone remain.

The Queen's palace is a large, very square and solid building, of fine dressed stone, with a great many windows, an equal number of doors, and a great many Ionic columns, Doric pilasters, — in a word, all that goes to make up a monument of bad taste. The vast terraces which support it and the snow-clad mountains of Guadarrama against which it stands out relieve the monotony and vulgarity of its outline. Velasquez, Maella, Bayeu, and Tiepolo have painted fine ceilings in more or less allegorical taste. The great staircase is very handsome, and Napoleon preferred it to that of Versailles.

The Parliament house is adorned with a mixture of Paestum columns and periwigged lions in most abom- inable taste ; I do not believe that good laws can pos- sibly be passed in the midst of such architecture. Near the Parliament House rises in the middle of the square a bronze statue of Miguel Cervantes. No doubt it is praiseworthy to erect a statue to the im- mortal author of Don Quixote, but they ought to ha\'e made it a good deal better.

The monument to the victims of the Dos de Mayo

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is situated on the Prado not far from the Museum of Fine Arts. On catching sight of it, for a moment I fancied I was back on the Place de la Concorde in Paris, and I saw in a strange mirage the venerable obelisk of Luxor, which until now I had not suspected of travelling around. It is a sort of small pillar of gray granite surmounted by an obelisk of reddish granite, very similar in tone to that of the Egyptian needle. The effect is rather fine and has a certain venerable gravity. It is to be regretted that the obelisk is not in one piece. The inscriptions in honour of the victims are engraved in gold lettering on the sides of the pedestal. The Dos de Mayo is a heroic and glori- ous episode which the Spaniards dwell on rather too much  ; engravings and pictures of it are to be met with everywhere.

The Armeria does not come up to one's anticipa- tions. The Artillery Museum in Paris is far richer and more complete. The Madrid Armeria contains very ^^\w complete suits of armour composed of pieces of the same epoch. There are helmets older or later than the breastplates upon which they are placed. The reason given for this discrepancy is that when the French invasion occurred, these curious relics

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were concealed in attics, and that there they were mixed up without its being possible to collect them afterwards and to sort them with anything like accu- racy. So no trust is to be placed in the statements of the custodians. We were shown, as being the coach of Mad Joan, the mother of Charles V, a carriage of carved wood admirably wrought, which evidently was not earlier than the time of Louis XIV. The carriage of Charles V, with its leather cushions and curtains, was much more likely to be authentic. There are very few Moorish weapons, — two or three old buck- lers and a few yataghans. The most interesting things are the embroidered saddles starred with gold and silver, covered with steel, but nothing certain is known as to the date of their manufacture or as to their original owners. The English admire greatly a sort of triumphal cab in wrought iron presented to Ferdinand in 1823 or 1824.

We may mention as we pass on a few fountains in a most corrupt, but rather amusing rococo style ; the Toledo Bridge, in very bad taste, very rich and very much ornamented, with perfume-burners, fruit, and foliage  ; a few curiously painted churches surmounted with Muscovite steeples; and then go on to the Buen

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Retiro, the royal residence, situated at a short distance from the Prado. We Frenchmen, who possess Ver- sailles and Saint Cloud, and who possessed Marly, are rather difficult to please in the way of royal residences. The Buen Retiro appears to be the realisation of a well-to-do grocer's dream. It has a garden filled with ordinary, but showy flowers ; small basins adorned with rockery and vermiculated stones, with jets of water, in the style of those seen in the shop windows of provision dealers; ponds of greenish water on which float wooden swans painted white and varnished, and other wonders in most mediocre taste. The natives go into ecstasies in front of a rustic pavilion built of round logs, the interior of which has the pretension of being Hindoo in character. The artless patriarchal Turkish garden with its kiosk, the windows of which are glazed with coloured glass and through which you see blue, red, or green landscapes, is far superior in the way of taste and magnificence. There is, above all, a certain chalet which is the most ridiculous and comical thing imaginable. Near the chalet is a stable, pro- vided with a stuffed goat and kid, and a sow of gray stone which is suckling little pigs of the same material. A short distance farther the guide steps aside, myste-

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riously opens a door, and when he calls you and at last permits 'you to come in you hear a dull sound of wheels and counterweights, and you find yourself in the presence of hideous automata which are churn- ing butter, spinning, or rocking with their wooden feet wooden children laid in carved cradles. In the next room is the grandfather, who is ill in bed  ; his potion is near him on the table. This is an exact summary of the chief splendours of the Retiro. A fine bronze equestrian statue of Philip V, which in general appearance resembles the statue of the Place des Victoires, somewhat atones for all this wretchedness.

The Madrid Museum, which it would take a whole volume to describe, is exceedingly rich. There is an abundance of Titians, Raphaels, Veroneses, Rubens, Velasquez, Riberas, and Murillos. The paintings are remarkably well lighted, and the architecture, especially in the interior, is in rather good style. The facade on the Prado is in bad taste, but on the whole the build- ing does honour to the architect, Villa Nueva, who drew the plans. Having visited the Museum, you ought to go next to the Natural History' Museum to see the mastodon or Dinotherium gigantceum^ a marvel-

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lous fossil with bones like bars of brass, which must be at the very least the behemoth of the Bible ; a nugget of virgin gold of the weight of sixteen pounds, Chinese gongs, the sound of which, no matter what people say, is very much like that of a copper stewpan when you kick it, and a series of pamtings representing all the varieties which can result from the crossing of the white, black, and copper-coloured races. Do not forget either to see at the Academy three admirable paintings by Murillo, the Foundation of Santa Maria Maggiore (two different subjects), and Saint Elizabeth of Hungary healing the sick ; two or three splendid Riberas ; a Burial by el Greco, some portions of which are worthy of Titian  ; a fantastic sketch also by el Greco, representing monks performing penance, which surpasses the most mysteriously gloomy conceptions of Lewis or of Anne RadclifFe  ; and a charming woman in Spanish costume, lying on a divan, painted by good old Goya, the national painter above all others, who seems to have come into this world on purpose to col- lect the last traces of the national customs which are about to disappear. Francisco Goya y Lucientes is unmistakably the descendant of Velasquez. After him come Aparicio and Lopez, — the decadence is

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M A D I^ 1 D complete, the cycle of art is closed. To whom shall it be given to reopen it  ?

Goya, a strange painter and a singular genius  ! No man was ever more markedly original, no Spanish artist was ever more thoroughly local. A sketch by Goya, four touches of the graver in a cloud of aqua tinta, tells you more about the manners of the country than the longest description. Goya seems to belong to the finest periods of art by his adventurous air, his force, and his numberless talents, and yet he is almost a contemporary, for he died at Bordeaux in 1828.

The old Spanish art was buried with Goya, as was the forever vanished world of toreros, majos, monks, smugglers, robbers, alguaciles, and witches — all the local colour of the Peninsula. He came just in time to collect and immortalise it. He thought he was merely drawing caprices  ; what he drew was the por- trait and the history of old Spain, though he believed he was serving the new ideas and beliefs. Soon his caricatures will have become historical monuments.


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U; 4; 4.^4; 4; 4. 4^ 4; 4; 4* 4.4.:!; 4; 4; 4; 4;^4; 4.^^^

THE ESCORIAL

THE Escorial is situated seven or eight leagues from Madrid, not far from the Guadarrama, at the foot of a mountain chain. It is impossible to im- agine anything more barren and desolate than the dis- trict in which it lies. Not a tree, not a house is there on it; great overlapping slopes, dry ravines, known to be torrent beds by the bridges which span them here and there, and clumps of blue mountains snow-capped or cloud-laden. The landscape, nevertheless, does not lack grandeur; the absence of vegetation imparts extraordinary seventy and clearness to its lines. The farther one goes from Adadrid, the larger do the stones which are scattered over the countryside become, ap- proaching almost to the dimensions of rocks. They are of a grayish blue, and strewing the rough soil they look like the warts upon the back of a hundred-year- old crocodile. They show like innumerable quaint towers against the silhouette of the hills, which them- selves resemble the ruins of gigantic buildings. About

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THE ESCORIAL

half-way out stands, at the top of a rather sharp hill, a wretched, lonely house, the only one to be met with on a stretch of twenty-four miles. Opposite to it is a spring which yields, drop by drop, clear, ice-cold water. You drink as many glasses of that water as you find, the mules are breathed, and then the coach starts again. Soon afterwards you perceive, standing out against the hazy background of the mountains, lighted up by a brilliant ray of sunshine, the Escorial, a levia- than of architecture. The effect from afar is exceed- ingly fine  ; it looks like a vast Oriental palace  ; the stone capitals and the balls which top every pinnacle greatly conduce to that illusion. Before reaching it you trav- erse a great wood of olive trees adorned with crosses curiously perched upon most picturesque huge boulders. At the end of the wood you enter the village, and are face to face with the colossus, which, like all colossi, loses a great deal by nearness. The first thing which struck me was the vast number of swallows and martins which circled in the air in innumerable swarms, uttering sharp, piercing cries. The poor little birds seemed terrified by the deadly silence which broods over this Thebaid, and endeavoured to impart sound and animation to it.

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It is well known that the Escorial was built in ful- filment of a vow made by Philip at the siege of Saint Quentin, when he was obliged to bombard the Church of Saint Laurence. He promised the saint to com- pensate him for the church which he had destroyed by building another larger and finer, and he kept his word better than the kings of the earth usually do. The Escorial, begun by Juan Bautista, completed by Herrera, is unquestionably, next to the pyramids of Egypt, the most enormous heap of granite on earth. In Spain it is called the eighth wonder of the world. As ever\' country has its eighth wonder, there must be at least thirty eighth wonders.

I am greatly puzzled to state my opinion of the Escorial. Yet, on my soul and conscience, I cannot help thinking it the ugliest and gloomiest monument which an ambitious monk and a suspicious tyrant could possibly devise for the mortification of their fellow- men. I am well aware that the purpose of the Escorial is austere and religious, but gravity is not necessarily coldness, and melancholy is not necessarily emaciation ; recollection is not weariness, and beauty of form may always be happily wedded to novelty of thought.

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THE ESCORIAL

The Escorial is planned in the shape of a gridiron, in honour of Saint Laurence. Four square towers represent the feet of the instrument of torture, the connecting buildings form the framework, other trans- verse buildings simulate the bars; the palace and the church are built in the handle. This curious notion, which must have given much trouble to the architect, is not readily perceived, although it is very plain on the plan, and were one not informed of it beforehand, it would certainly escape notice. I do not blame this puerile symbolism, which is entirely in the taste of the age, for I am convinced that specific directions, far from being an obstacle to an artist of genius, aid and sustain him, and lead him to discover resources which otherwise he would not have thought of; but It seems to me that something much more effective might have been worked out. People who are fond of good taste and sobrletv In architecture will think the Escorial per- fect, for the only line employed In it Is a straight line, and the only order Is the Doric order, which Is the barest of them all. A disagreeable early Impression Is caused by the yellow-earth colour of the walls, which might be mistaken for clay walls, did not the joints of the stones, brought out by staring white lines, prove


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the contrary. Nothing can be more monotonous than these six or seven story buildings, without mouldings, pilasters, or cornices, with small, low windows, which look like the holes in a beehive. It is an ideal bar- racks and hospital. Its only merit is that it is in granite, — a wasted merit, since a hundred yards off it can be mistaken for clay. On top of all is a heavy dwarfed cupola, which I cannot compare to anything better than the dome of the Val-de-Grace, and which for sole ornament boasts a multitude of granite balls. All around, in order that the symmetry may be in no wise diminished, monuments have been built in the same style, — that is to say, with a multitude of small windows and with no ornamentation. These build- ings have been joined together by bridge-like galleries thrown across the streets which lead to the village, now but a heap of ruins.

The ground around the monument is flagged with granite, and the boundaries are marked by low three- foot walls adorned with the inevitable balls at every angle and opening. The facade, which does not pro- ject in the least from the main body of the monument, makes, therefore, no break upon the bareness of the lines and is scarcely noticeable, though it is gigantic.

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THE ESCORIAL

You enter first into a vast court, at the end of which rises a church portal, noticeable only for its colossal statues of prophets, its gilded ornaments, and its rose- painted figures. The court is flagged, damp, and cold ; grass grows in the corners ; as you step into It weari- ness presses down upon you like a leaden cope  ; your heart sinks, and you feel as if there were an end of all things and joy were forever dead to you. You have not gone twenty steps from the gate, when you smell a faint, icy, savourless odour of holy water and funeral vault, wafted by a current of air laden with pleurisy and catarrh. Although the thermometer stands at eighty degrees outside, you are chilled to the marrow and feel as if never again would life warm in your veins, your blood, turned colder than serpent's blood. The walls, impenetrable as a tomb, do not allow the living air to filter through their vast thick- ness. Well, in spite of that cloister-like, Russian cold, the first thing I beheld on entering the church was a Spanish woman kneeling on the stones, who was beat- ing her breast with her fist with one hand, and with the other fanning herself at least as fervently. The fan — I remember it perfectly — was of a water-green colour, which makes me shudder when I think of it.

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The guide who piloted us through the interior of the edifice was blind, and it was really marvellous to see how accurately he stopped before the pictures, the subject and painter of which he named without ever making a mistake. He led us up into the dome, and made us wander through endless corridors, ascending and descending, which equal in their labyrinthine maze Anne Radcliffe's " The Confessional of the Black Penitents," or " The Castle of the Pyrenees."

The interior of the church is bare and cold. Huge, mouse-gray pillars of granite filled with grains of mica as coarse as kitchen salt, rise to the fresco-painted vaults, the azure and vaporous shades of which ill harmonise with the cold, wretched colours of the archi- tecture. The retable, carved and gilded in Spanish fashion, and with very handsome paintings, somewhat compensates for the bareness of the decoration, in which everything is sacrificed to an insipid symmetry. The gilded bronze statues which kneel at the ends of the retable, and which represent, if I mistake not, Don Carlos and princesses of the royal family, are most effective and in a grand style. The chapter house, which is next the high altar> is in itself a vast church. The stalls, instead of blooming out Into fantastic ara-

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besques like those of Burgos, share the general rigidity and are mefely decorated with small mouldings. We were shown the one in which sat for fourteen years the sombre Philip II, a king born to be a grand inquisitor. It is the corner stall. A door cut in the wood-work leads to the interior of the palace.

Without priding myself upon very profound devo- tion, I never enter a Gothic cathedral without feeling a mysterious and deep sensation, an extraordinary emotion, and without a vague fear that I shall meet around some cluster of pillars God the Father Himself, with his long silver beard, his purple mantle, and his azure gown, collecting within the folds of his robe the prayers of the faithful. In the church of the Escorial one is so overwhelmed, crushed, one is so thoroughly in the grasp of an inflexible and gloomy power, that the uselessness of prayer is plainly demon- strated. The God of such a temple can never be moved.

After having visited the church, we went down into the Pantheon, the name given to the crypt in which are deposited the bodies of the kings. It is an octag- onal hall thirty-six feet in diameter and thirty-eight feet high, situated exactly under the high altar, so that

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the priest when saying Mass stands upon the keystone. It is reached by a staircase of granite and coloured marble closed by splendid bronze gates. The Pan- theon is lined with jasper, porphyry, and other precious marbles. In the walls are cut niches with cippi of antique form intended to receive the bodies of the kings and queens who have left successors. The cold in this crypt is deadly and penetrating  ; the polished marble reflects the trembling rays of the torch ; it seems to be dripping with water, and one could easily imagine himself in a submarine grotto. The weight of the vast edifice crushes you, surrounds, grips, and stifles you ; you feel caught, as it were, in the ten- tacles of a gigantic granite polypus. The dead con- tained in the sepulchral urns seem more dead than others, and it is difficult to believe that they can ever be resurrected. Here, as in the church, the impression borne in upon one is of sinister despair. There is not in these gloomy vaults a single crack through which the glad heaven may be seen.

There are a few good paintings left in the sacristy, thoush the best of them have been transferred to the Royal Museum in Madrid. Among others there are two or three paintings of the German school on panels  ;


THE E S C O R I A L

these are of rare merit. The ceiling of the great staircase was painted in fresco by Luca Giordano, and represents in allegory the vow of Philip II and the foundation of the convent. The acres of walls in Spain painted by Luca Giordano are fairly amazing, and it is difficult for us moderns, who are breathless before we have got through half the shortest task, to conceive how such work was possible. Pellegrino Tibaldi, Cambiaso, Carducci, Romulo, Cincinato, and several others have painted cloisters, tombs, and ceil- ings in the Escorial. The library ceiling, which is by Carducci and Pellegrino Tibaldi, is in a satisfactory, clear, luminous fresco tone ; the composition is rich, the interlaced arabesques are in excellent taste. The Escorial library has this peculiarity, that the books are placed with their backs to the wall and the front towards the spectator. I do not know the reason for this. The library is especially rich in Arabic manu- scripts, and must assuredly contain inestimable treas- ures wholly unknown. The remaining books struck me as being generally on theology and scholastic phi- losophy. We were shown some vellum manuscripts with illuminations and miniatures, but as it happened to be a Sunday and the librarian was absent, we could

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not see more, and we had to leave without seeing a single incunabulum.

In one of the corridors stands a life-size Christ in white marble attributed to Benvenuto Cellini, and a few very strange, fantastic pictures after the manner of Callot's and Teniers' " Temptation," but very much older. Nothing more monotonous, however, can be conceived than these gray granite corridors which wind through the building like veins in a human body ; it takes a blind man to find his way through them. You go up and down, you turn constantly ; it would not take more than three or four hours' walking there to wear out the soles of one's shoes, for the granite is rough as a file and as gritty as sand- paper. From the dome you see nothing but balls which from below appear the size of bells, but are of huge dimensions and could be turned into monstrous globes. The vast prospect is unrolled before you, and you embrace at a glance the whole district which separates you from Madrid. On the other side rise the Guadarrama mountains. From here you can see the whole plan of the monument ; you look into the courts and cloisters with their rows of arcades rising one above another, with their fountains and their cen-

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THE ESCORIAL

tral pavilions. The roofs show saddle-wise, as in a bird's-eye view.

At the time we went up into the dome there was in a huge chimney-top, in a great nest of straw like an overturned turban, a stork with its three young chicks. This interesting family showed most quaintly against the sky. The hen stork stood upon one leg in the centre of the nest, its neck sunk in its shoulders, its beak majestically placed upon its tuft, like a meditating philosopher  ; the chicks stretched out their long beaks and necks asking for food. I hoped for a moment that I might witness one of those sentimental scenes told of in books on natural history, in which the great white pelican tears its breast to feed its young, but the stork seemed unmoved by these demonstrations of starvation. The melancholy group further increased the deep solitude of the place, and gave an Egyptian aspect to this vast building worthv of the Pharaohs. On coming down we saw a garden which contains more architecture than vegetation. It is composed of terraces and parterres of clipped boxwood laid out in designs like those on old damask, with a few fountains and a few greenish pools  ; a solemn, dull garden, worthv of the gloomy pile of which it forms a part.

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It is said that there are eleven hundred windows on the exterior of the building alone, which makes the average tourist gape with astonishment. 1 did not count them  ; but it is not in the least improbable, for I have never seen so many windows together. The number of doors is equally fabulous.

I issued from that granite desert, that monkish necropolis, with an extraordinary sensation of satisfac- tion and lightness. I seemed to be reborn, to be capable of again becoming young, and to rejoice in God's creation, which I had lost all hope of doing within these funeral vaults. The warm, bright air enveloped me like a soft stuff of fine wool, and warmed my body, chilled by the cadaverous atmos- phere. I was freed from that architectural nightmare, which I thought would never come to an end. I advise people who are foolish enough to imagine that they are bored, to go and spend three or four days in the Escorial; they will learn there what true weariness is, and they will enjoy themselves all the rest of their lives by merely thinking that they might be In the Escorial and that they are not.


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TOLEDO

WE had exhausted the sights of Madrid, and were beginning to be somewhat bored  ; so in spite of the great heat and all sorts of terrible stories about the rebels and the rateros, we bravely started for Toledo, the city of sword blades and romantic daggers.

Toledo is not only one of the oldest cities of Spain, but of the world, if the chroniclers are to be believed. The most staid among them place its foundation at a time anterior to the flood. Why should they not put it as far back as the pre-Adamite kings, a few years before the creation of the world  ? Others attribute the honour of its foundation to Tubal Cain, others again to the Greeks, others to Telmon and Brutus, Roman consuls, others to the Jews who entered Spain with Nebuchadnezzar and maintain their contention bv the etymology of Toledo, which comes, they say, from toledoth^ a Hebrew word which means genera- tions, because the twelve tribes had helped to build

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and settle it. Whatever the truth may be, Toledo is certainly a wonderfully old city, situated some thirty- six miles from Madrid, — Spanish miles, of course, which are much longer than a twelve-column article or a day without money, the two longest things we know about. The trip is made in a calesa, or in a small mail-coach which starts twice a week. The latter is considered safer, for in Spain, as formerly in France, no one starts on the shortest trip with- out making his will. The fear of brigands must surely be exaggerated, for in the course of a very long pilgrimage through provinces having the reputation of being most dangerous, we have never met with any- thing which would justify this panicky terror.

You leave Madrid by the Toledo Gate and Bridge, both of which are adorned with flower-pots, statues, and chicory leaves in very poor taste, but produce never- theless a rather majestic effect. You pass on the right the village of Caramanchel, whence Ruy Bias fetched for Mary of Neubourg the little blue German flower (Ruy Bias to-day would not find a trace of forget-me-nots in this cork-bark hamlet built upon a soil of pumice stone)  ; and you enter, travelling upon a wretched road, an endless, dusty plain covered with


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TOLEDO

corn and rye, the pale-yellow colour of which increases the monotony of the landscape. A few ill-omened crosses, which spread here and there their thin arms, a few steeples which indicate an unseen village, the dried bed of a torrent crossed by a stone arch, are the only breaks in this monotony. From time to time you meet a peasant on his mule, carbine by his side, a muchacho driving before him two or three asses laden with earthenware jars or bundles of straw tied with cords, or a poor, wan, sunburned woman, dragging a fierce-looking child, — that is all.

As we proceeded the landscape became barer and more desert-like, and it was with a feeling of secret satisfaction that we perceived upon a bridge of dry stone the five green light-cavalrymen who were to escort us, for an escort is needed in travelling from Madrid to Toledo.

We breakfasted at Illescas, a town in which there are some remains of old Moorish buildings, and where the windows of the houses are protected by compli- cated gratings surmounted by crosses.

Beyond Illescas the country becomes more hilly, and the road consequently more abominable. It is nothing but a succession of break-neck hills, which, however,

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do not prevent the pace from being fast ; for Spanish postilions do not care a bit about what happens behind them provided they themselves get to their destina- tion ; even if they bring along the pole and the front wheels only, they are quite satisfied. However, we reached our destination without mishap, in a cloud of dust raised by our mules and the horses of our escort, and entered Toledo, devoured with curiosity and thirst, through a magnificent Arab gate with an elegant horse-shoe arch and granite pillars surmounted by balls and covered with verses of the Alkoran. The gate is called the Sun Gate. It is of a reddish, warm tone, like that of a Portugal orange, and its profile stands out admirably against a clear, lapis-lazuli sky. In our grayer climate we cannot have any conception of the virulence of colour and the sharpness of contour of these monuments, and the paintings which represent them always strike one as exaggerated.

After having passed the Puerta del Sol, you reach a sort of terrace from which you can enjoy a vast pros- pect, — the Vega, dappled and striped with trees and fields which are indebted for their greenness to the irrigation system introduced by the Moors. The yellow Tagus, crossed by the two bridges of Saint

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Martin and the Alcantara, flows rapidly and almost wholly encloses the town in one of its windings. At the foot of the terrace sparkle the brown, shining roofs of the houses, and the steeples of the convents and churches, with their green and white tiles arranged checkerwise. Beyond are seen the reddish hills and the bare slopes v/hich form Toledo's horizon. The prospect is peculiar in this, that it wholly lacks ambient air and the haze which in our climate always veils broad landscapes. The transparency of the air leaves the lines perfectly clean, and enables you to perceive the smallest hill at a considerable distance.

Our trunks having been inspected, we hastened to look for an inn. We were taken, through such narrow streets that two laden asses could not have gone through side by side, to the Fonda de los Caballeros, one of the most comfortable in the city. There, with the help of the few Spanish words we knew, and of pathetic pantomime, we succeeded in making the hostess — an intelligent and charming woman, most interesting and distinguished-looking — understand that we were starving.

The whole kitchen brigade got under way, the innumerable small jars in which are distilled and sub-

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limated the spicy stews of Spanish cookery were placed on the fire, and we were promised dinner in an hour's time. We turned the time to account by examining the inn more closely. It was a handsome building, no doubt some old mansion, with an inner court paved with coloured marbles arranged in mosaic pattern, and ornamented with wells of white marble and troughs faced with tiles in which the glass ware and the jars are washed. The court is called a patio. It is usually surrounded by columns and arcades, with an artificial fountain in the centre. An awning, which is drawn up in the cool of the evening, forms the ceiling of this sort of outside drawing-room. Around the first story of the court runs an iron balcony, beauti- fully wrought, on which open the windows and doors of the apartments, which people use only to dress, eat, and sleep in. The rest of the time is spent in this open-air drawing-room, in which are placed pictures, chairs, sofas, and the piano, and which is brightened with pots of flowers and orange trees in boxes.

We had scarcely finished our examination, when we were informed that dinner was ready. It proved to be not bad. Having finished our meal, we pro- ceeded to visit the city.

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The Toledo streets are excessively narrow. One might shake hands across them, and it would be the easiest thing in the world to step across from one balcony to the other, if the exceedingly beautiful gratings and charming bars in that superb iron-work which is lavished everywhere in Spain, did not inter- fere and prevent aerial familiarities. These narrow streets would cause an outcry among all the partisans of civilisation, for they only dream of immense open spaces, vast squares, extravagantly wide streets, and other more or less progressive embellishments ; yet nothing is more sensible than a narrow street in a hot climate. At the bottom of these narrow lanes so wiselv cut through the groups and islands of houses, one enjoys delightful shade and coolness. Of course my remark applies only to hot countries, where it never rains, where mud is unknown, and carriages are exceedingly rare. Narrow streets in our wet climate would be abominable cesspools. In Spain women go out on foot in black satin shoes and take long walks, which causes me to admire them, especially in Toledo, where the pavements are composed of small, sharp, polished, shining pebbles, which seem to have been carefullv placed with the cutting edge up  ; but the

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well shod, firm little feet of the ladies are as hard as gazelles' hoofs, and they travel lightly over these diamond-pointed paving-stones which draw cries of anguish from a traveller accustomed to the soft asphalt.

The Toledo houses have an imposing and severe appearance. There are very few windows in the facades and they are usually grated. The doors, adorned with pillars of polished granite surmounted with balls, — a frequent form of ornamentation, — look thick and solid, an impression increased by constella- tions of huge nails. They recall, at one and the same time, convents, prisons, fortresses, and, indeed, harems, for the Moors have passed here. Some few houses, as a curious contrast, are coloured and painted externally in fresco or distemper, with imitation bassi-relievl mono- chromes, flowers, rockwork, and wreaths, with per- fume-pans, medallions, Cupids, and all the mythological rubbish of the last century. These houses produce the quaintest and most comical effect among their sombre sisters of feudal or Moorish origin.

We were led through a labyrinth of small lanes, in which we had to walk in single file, to the Alcazar, situated, like a necropolis, at the highest point of the

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city. Built on the ruins of the old Moorish palace, the Alcazar itself is a ruin to-day, and it might be one of those remarkable architectural visions which Pira- nesi sought and realised in his magnificent etchings. It is by Covarrubias, a little known artist, but much superior to the dull and heavy Herrera, whose repu- tation is a great deal overdone.

The facade, adorned with a bloom of the purest Renaissance arabesques, is a masterpiece of noble elegance. The burning sun of Spain, which turns marble red and stone saffron, has coated it with rich and vigorous colours far different from the black leprosy which age imparts to our old buildings. As a great poet has said, " Time has passed his intelligent hand " over the edges of the marble, over the too rigid contours, and given to the sculpture, already so rich and undulating, the last touch and polish. I particularly recall the great staircase, very light in its elegance, with marble columns, pilasters, and steps, already half broken, leading to a door that opens on an abvss  ; for that portion of the building has fallen in. This superb staircase, which a king might inhabit and which leads to nothing, produces a strange and threatening effect.

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The Alcazar is built upon a great esplanade sur- rounded by ramparts crenellated in Oriental fashion, from the top of which one enjoys the vast prospect and really wonderful panorama. On this side the cathedral sends up into heaven its lofty spire; farther away gleams in the sunshine the church of San Juan de los Reyes ; the Alcazar Bridge, with its tower gate, spans the Tagus with bold arches; the Juanello Artificio fills up the river with its superposed arcades of red bricks, which might be mistaken for the remains of Roman constructions  ; and the massive towers of Cervantes' Casillo (this Cervantes has noth- ing in common with the author of Don Quixote), perched upon the rocky and shapeless cliffs which border the river, make still another break on an hori- zon already so strikingly varied by the crests of the mountains.

An exquisite sunset completed the picture. The

sky by imperceptible gradations passed from the most

brilliant red to orange, then to pale citron, and finally

into a weird blue of the colour of greenish turquoise,

which itself melted in the west into the lilac tints of

night, the shadows of which already darkened the

whole of that part.


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Leaning on an embrasure of a crenellation and hav- ing a bird's-eye view of that city in which I knew not a soul, and where my name was utterly unknown, I fell into a deep meditation in the presence of all these shapes which I saw and probably would never again see. I began to doubt my own identity  ; I felt so far away from myself, carried to such a distance outside of my usual sphere that it all seemed to me a hallu- cination, a strange dream out of which I should start awake to the sharp, trembling strains of some vaude- ville music as I sat in a theatre box. In spite of the magnificent prospect, I felt my soul filled with a mighty sadness ; and yet I was realising the dream of my life  ; I was touching one of my most ardently caressed desires. I had spoken enough, in my fair youthful years of Romanticism, of my good Toledo blade, to be anxious to see the place where Toledo blades are made.

It took nothing less to draw me from my philo- sophical meditations than a proposal on the part of my friend that we should go and bathe in the Tagus. Now a bath is prettv rare in a country where m summer they have to fill up the rivers with water drawn from the wells  ; but on our guide asserting


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that the Tagus was a genuine stream and damp enough to enable one to swim in it, we hastened to descend from the Alcazar in order to profit by the lingering twilight, and went towards the river. We passed under a fine Arab gate with a brick arch, and reached the Alcantara Bridge, near which there was a spot suitable for bathing, reached by a winding, very steep path crawling along the rocks which enclose Toledo.

Having had our bath, we hastened back to re-enter the city before the gates were closed, enjoyed a glass of orchata de chufas and iced milk of most exquisite taste and bouquet, and were shown back to our fonda. Our room, like all Spanish rooms, was whitewashed and adorned with those dim, yellow paintings, those mystical daubs, painted like the signs of beer shops, which are so often met with in the Peninsula, the country of the world which contains the greatest num- ber of wretched paintings.

The Cathedral of Toledo is accounted, and rightly, the finest and one of the richest of Spain. Its origin is lost in the mists of ages, but if the native authors are to be believed, it goes back to the Apostle Santiago, the first Bishop of Toledo, who indicated its site to his


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disciple and successor, Elpidius. Elpidius built a church on the spot and dedicated it to Saint Mary, while that divine lady was still living in Jerusalem.

The Blessed Virgin was not ungrateful, and, accord- ing to the same legend, came in person to visit the church in Toledo and brought with her own hands to Saint Ildefonso a beautiful chasuble made of heavenly linen. The chasuble is still in existence, and in the wall may be seen the stone upon which the divine foot was placed, the imprint of which it still bears.

This church existed up to the time of Saint Eugenius, sixth Bishop of Toledo, who enlarged and embellished it as much as his means allowed, under the title of Our Lady of the Assumption, which it bears to-day. In the year 200, at the time of the cruel per- secution which the emperors Diocletian and Maximin declared against the Christians, the prefect Dacian ordered the temple to be demolished and razed to the ground, so that the faithful had no means of receiving the Host. Three years later, Constantius, father of the great Constantine, having ascended the throne, the per- secution came to an end, the prelates returned to their sees, and the Archbishop Melancius began to rebuild the church, still on the same spot. Shortly afterwards

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(about the year 312), Constantine having been con- verted to the Christian faith, he ordered, among other heroic works to which he was impelled by his Christian zeal, the repairing and building at his expense, in the most sumptuous manner possible, of the basilica of Our Lady of the Assumption of Toledo, which Dacian had caused to be destroyed.

The Archbishop of Toledo at that time was Mari- nus, a wise and learned man, who was on intimate terms with the Emperor. This gave him a free hand, and he spared nothing to build a remarkably magnifi- cent church of grand and sumptuous architecture. It was this church which lasted through the Catholic dominion, the one visited by the Virgin, the one which was turned into a mosque during the conquest of Spain  ; the same one which, when Toledo was retaken by King Alonzo VI, again became a church, and the plan of which was taken to Oviedo by order of King Don Alonzo the Chaste, in order that the church of San Salvador in the latter city should be built on the same lines, in the year 803. " Those who are desirous of knowing the shape, grandeur, and majesty of the Cathedral of Toledo in those days, when the Queen of Angels came down to visit it, need only go and see

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Oviedo Cathedral, and they will be satisfied." For ourselves, we greatly regret that we could not enjoy this pleasure. Finally, under the happy reign of Saint Ferdinand, Don Rodriguez being Archbishop of Toledo, the church assumed the marvellous and magnificent form which it possesses to-day, and which, it is said, is that of the temple of Diana at Ephesus. O artist chronicler, permit me to disbelieve this ' The temple of Ephesus was not as beautiful as the cathedral of Toledo. Archbishop Rodriguez, accompanied by the King and the court, having celebrated pontifical mass, laid the foundation stone on a Saturday, in the year 1227. The work was carried on with much vigour until it was completed and carried to the highest degree of perfection which human art can attain.

May we be forgiven for this slight historical digres- sion, a thing which we are not prone to indulge in.

The exterior of the cathedral at Toledo Is much less richly decorated than that of the cathedral at Burgos ; It does not bloom all over with ornamencs ; it has no arabesques, no lines of saints massed around the por- tals ; it has solid buttresses, clean, sharp angles, a thick cuirass of dressed stone, a steeple of robust aspect, which lacks the delicacy of Gothic work  ; and all this

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of a reddish tint, like toast, or the tanned skin of a Palestine pilgrim. But, on the other hand, the interior is carved and wrought like a stalactite grotto.

The gate by which we entered is of bronze and bears the following inscription : " Antonio Zurreno, worker in gold and siher, made this centre door." The Interior gives at once a deep impression of gran- deur. The church is divided into five naves. The central one is of vast height, the others seem to bow their heads and kneel in token of adoration and respect. Eighty-eight pillars as huge as towers, each one com- posed of sixteen slender columns set close to each other, support the huge bulk of the edifice. A transept cuts the great nave between the choir and the high altar, and thus forms the arms of the cross. The whole building, a very unusual thing in Gothic cathe- drals, which have generally been built at various periods, is in the most homogeneous and complete style; the original plan has been carried out from end to end save in the arrangement of some chapels which in no wise mar the harmony of the general aspect. Stained-glass windows, in which gleam emerald, sapphire, and ruby set in stone tracery-work as delicate as finger-rings, shed a gentle, mysterious light which induces religious


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ecstasy. When the sunshine is too brilliant, esparto blinds drawn across the windows maintain that cool semi-obscurity which makes Spanish churches so favourable to recollection and prayer. The high altar, or retable, is large enough for a church in itself. It is

  • huge mass of small columns, niches, statues, scrolls,

and arabesques, of which the minutest description would give but a very faint idea. All this work, which rises to the vaulting and runs around the sanc- tuary, is painted and gilded with inconceivable richness. The rich, warm tones of the old gilding admirably bring out the streaks and spangles of light, cut by the groining and the projecting ornaments, producing won- drous and most varied effects. The paintings on gold backgrounds which adorn the panels of the altar equal in the richness of their colouring the most brilliant paint- ings of the Venetian school. This combination of colour and the severe and almost hieratic forms of mediaeval art is seldom met with. Some of the paint- ings might well be the early work of Giorgione.

Facing the high altar is the choir, or sillaria, in accordance with Spanish custom. It contains a triple row of stalls in carved wood, wrought and adorned In handsome fashion with historical, allegorical, and

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sacred bassi-relievi. Gothic art, as the Renaissance approached, never produced anything freer, more per- fect, or better designed. This work, the details of which are amazing, is attributed to the patient chisels of Felipe Vigarni and Berruguete. The archbishop's stall, higher than the others, is arranged like a throne and marks the centre of the choir. Jasper columns of a shining brown tone crown this marvellous joiner- work, and upon the entablature rise alabaster figures, also by Felipe Vigarni, but freer and easier in manner, and most effective and elegant. A huge bronze lec- tern, laden with gigantic missals ; great esparto mats ; two colossal organs, placed opposite each other, the one on the right, the other on the left, — complete the description of the choir. Behind the retable is the chapel, where are buried Don Alvar de Luna and his wife in two magnificent alabaster tombs placed side by side. The walls of the chapel are ornamented with the Constable's arms and the shells of the order of Santiago, of which he was grand master. Close by, in the vaulting of that portion of the nave here called trascoro^ is noticed a stone with a funeral inscription. It is that of a nobleman of Toledo, whose pride re- volted at the thought that people of low birth would

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tread over his tomb. " I will not have the low-born walk over me," he said on his death-bed ; and as he bequeathed great wealth to the Church, his strange caprice was humoured by placing his body in the masonry of the vaulting, where assuredly no one will walk over him.

We shall not attempt to describe the various chapels; it would take a whole volume. Let us be satisfied with mentioning the tomb of a cardinal, carved in the Arab taste with minute delicacy. We cannot compare it to anything better than lace on a large scale. We shall come at once to the Mozarabic chapel, one of the most interesting in the cathedral. Before describing it, let us explain its name.

At the time of the Moorish invasion the inhabitants of Toledo were obliged to surrender after a two years' siege. They endeavoured to obtain the most favour- able terms, and among the articles agreed upon was this, that six churches should be preserved for the Christians who might wish to remain among the barbarians. These churches were those of Saint Mark, Saint Luke, Saint Sebastian, Saint Torquato, Saint Olalla and Saint Just. Thus the faith was pre- served in the city during the four hundred years of


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Moorish dominion, and for this reason the faithful Toledans were called Mozarabs, — that is, mingling with the Arabs. In the reign of Alfonso VI, when Toledo again fell into the hands of the Christians, the papal legate Richard wished to have the Mozarabic ritual given up for the Gregorian rite, backed in this by the king, and Queen Constantia, who preferred the Roman ritual. But the clergy revolted and pro- tested ; the faithful were very indignant, and were within an ace of breaking out into rebellion. So the Mozarabic ritual was maintained and enthusiastically observed for many years by the Mozarabs, their sons, and their grandsons. But at last the meaning of the text was forgotten, and no one could be found who could say or understand the prayers which had been the object of such a lively disagreement. Don Fran- cesco Ximenes, Archbishop of Toledo, desiring to pre- serve so memorable a use, founded a Mozarabic chapel in the cathedral, caused to be translated and printed in ordinary characters the liturgies, which were in Gothic characters, and appointed priests specially charged to celebrate Mass according to this ritual.

The Mozarabic chapel, which still exists to-day, is adorned with most interesting Gothic frescoes, the

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subject being the battles between the Toledans and the Moors. They are admirably preserved, the colours are as bright as if they had been laid on yesterday, and an archaeologist would find here innumerable interest- ing details of arms, costumes, equipments, and archi- tecture ; for the principal fresco represents a view of ancient Toledo which must have been very accurate. In the lateral frescoes are painted with a wealth of detail the vessels which brought the Arabs to Spain. A pro- fessional man might obtain much useful information for the difficult history of the navy in the Middle Ages. The arms of Toledo, five mullets sable on a field argent, are represented in several places in this chapel, which is closed after the Spanish fashion by iron-work gates beautifully wrought.

The Chapel of the Virgin, the walls of which are covered all over with porphyry, jasper, yellow and violet breccia superbly polished, fairly surpasses in richness the splendours of the " Thousand and One Nights." It contains a great many works, among others a reliquary given by Saint Louis which contains a piece of the true Cross.

By way of taking breath we shall, if you please, take a turn through the cloisters, the elegant and

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severe arcades of which enclose beautiful masses of verdure that, thanks to the shadow of the church, are still fresh in spite of the burning heat of the season. All the walls of the cloister are covered with vast frescoes in the style of Van Loo, by a painter called Bayeu. These paintings, which are of fair composition and pleasant colour, are not in harmony with the style of the building, and no doubt have taken the place of older paintings, weather-worn or thought to be too Gothic by the people of taste of the time. A cloister is well placed near a church ; it forms a happy transition from the peace of the sanctu- ary to the noise of the city  ; you can walk, dream, and think in it without being compelled to follow the prayers and sermons. The Catholics enter the church, the Christians generally remain in the cloister. This state of mind has been understood by the Catholic Church, which is a clever psychologist. In countries that are religious-minded, the cathedral is the most ornate, the richest, the most highly gilded, the most flowery place; there are to be found the coolest shades and the deepest peace; the music is superior to that of the theatre, and the splendour of the ceremonies is unrivalled. It is the central point, the attractive spot,

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as is our Opera in Paris. We Northern Catholics, with our Voltairean temples, have no conception of the luxury, the elegance, the comfort of Spanish churches. They are furnished and living churches, and do not have the icy-cold, deserted look of ours. The faithful here can dwell familiarly with their God.

The sacristies and the chapter halls of the cathedral of Toledo are more than regal in their magnificence. Nothing can be more noble and picturesque than these great halls ornamented with the quiet, rich luxury of which the Church alone possesses the secret. Every- where carved wood-work, in black oak or walnut, por- tieres in tapestry or damask of the Indies, curtains with broad deep folds, ornamental hangings, Persian carpets, fresco paintings. I shall not attempt to de- scribe them individually, but merely mention one piece of work adorned with beautiful frescoes representing religious subjects, in the German style which the Spaniards have so happily imitated. This work is attributed to Berruguete's nephew, though it may be Berruguete's own. For these great geniuses practised at one and the same time the three forms of art. There is also a vast ceiling painted by Luca Giordano,

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on which swarm a multitude of angels and allegorical figures in the most startling foreshortening, causing a remarkable optical effect. P>om the centre of the ceiling falls a beam of light which, although it is painted upon a flat surface, seems to fall perpendicu- larly upon you from whatever point you look at it.

There is the Treasury, which contains the beautiful copes of brocade, of gold cloth, of silk damask, of mar- vellous lace, the gilded reliquaries, the diamond-studded monstrances, the huge silver candlesticks, the embroid- ered banners, in a word, all the properties and acces- sories needed in the performance of that sublime Catholic drama called the Mass.

In the closets in one of these rooms is preserved the Blessed Virgin's wardrobe  ; for gold, marble, or ala- baster statues are unable to satisfy the passionate piety of the Southerners. Carried away by their devotion, they heap upon the object of their worship ornaments extravagant in their richness  ; nothing is too beautiful, nothing too brilliant. They care little that the shape and material of the statue disappear under the shower of gems ; the great point with them is that it shall be physically impossible to hang another pearl in the

marble ears of the idol, to set a larger brilliant in her _


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golden crown, or to draw with precious stones one other design upon the brocade of her dress.

Never did any queen of antiquity, not even Cleo- patra who drank pearls, never did any Byzantine empress, never did any mediaeval duchess or Venetian courtesan of Titian's day possess a more gorgeous jewel-case, a richer wardrobe than Our Lady of Toledo. Some of the dresses were shown us. One of them is wholly covered — so much so that one cannot even imagine what the stuff is of which it is made — with designs and arabesques embroidered in fine pearls, among which are some of inestimable size and price. These are edged with black pearls of in- credible rarity. Suns and stars of gems are studded over this marvellous dress which dazzles the eye and is worth several millions of francs.

We closed our visit by climbing the steeple, the top of which is reached by ladders placed one above an- other, rather straight and not very safe to look at. About half-way up there is seen, in a sort of store- room, a collection of huge lay figures, coloured and dressed in the fashion of the last century, which are used on the occasion of some procession or another, like that of the Tarasque at Tarascon.


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The magnificent prospect enjoyed from the top of the spire largely repays one for the fatigue of the ascent. The whole city is spread out below. The hump-shaped, quaintly contorted rocks of blue granite which border the Tagus and bound one side of the view of Toledo, increase the strangeness of the land- scape, which is flooded with hard, pitiless, blinding light, which no gradation tempers, and which is in- creased by the reverberation of a cloudless, vapourless, white-hot sky.

The heat was atrocious  ; it was like that of a lime- kiln, and one had to be urged by mad curiosity not to give up further visiting of monuments in such an African temperature  ; but we were still possessed with the fierce ardour of Parisians enthusiastic over local colour. Nothing could stop us ; we only stayed our steps to drink, for we were thirstier than Afric's golden sands, and we imbibed water as if we had been dried sponges.

Having visited the cathedral, we resolved, in spite of our thirst, to proceed to the church of San Juan de los Reyes, but it was only after prolonged discussion that we succeeded in obtaining the keys of it, for the church has been closed for five or six years, and the


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convent to which it belongs is abandoned and falling into decay.

The church is situated on the banks of the Tagus, close to the Saint Martin's Bridge. The walls have that rich, orange tint which colours ancient monu- ments in rainless climates. A series of statues of kings, in noble and chivalrous attitudes and of proud port, decorates the exterior, but this is not the most remarkable point of San Juan de los Reyes, for all mediaeval churches have a population of statues. In- numerable chains hanging from hooks adorn the walls from top to bottom. These are the fetters of the Christian prisoners delivered at the conquest of Gra- nada. These chains, suspended by way of ornament and ex voto^ give the church a strange and repulsive prison look.

The key turned with difficulty in the rusty lock. Having overcome this slight obstacle, we entered an exceedingly beautiful devastated cloister. Separate slender columns supported upon their flowery capitals arcades adorned with mouldings and tracery of extreme delicacy. Along the walls ran long inscriptions in praise of Ferdinand and Isabella, in Gothic characters in- terlaced with flowers, lines, and arabesques, — a Chris-


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tian imitation of the maxims and verses of the Koran which the Moors used as architectural ornaments. What a pity that so precious a monument should be thus abandoned '

Having kicked open some doors fastened by worm- eaten bars or obstructed by rubbish, we succeeded in entering the church, built in a charming style, and which seems, save for some startling mutilations, to have been completed but yesterday. There is nothing more elegant and delicate in Gothic art. Around the church runs a gallery with open-work balustrade. Its venturesome balconies cling to the groups of pillars, following closely their hollows and projections. Vast scrolls, eagles, chimeras, hieratic beasts, coats of arms, bannerets, and emblematic inscriptions after the fashion of those in the cloister, form the decoration. The choir, placed opposite the high altar at the other end of the church, is separated from it by a bold and strik- ing elliptical arch. The altar, which must have been a masterpiece of sculpture and painting, has been piti- lessly torn down. Such useless devastation stuns one and makes one doubt human intelligence, for in what respect do old stones injure new ideas  ? Cannot a revolution be managed without overthrowing the past  ?

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It seems to us the constitution would have lost nothing if the church of Ferdinand and Isabella the Catholic, that noble Queen who believed the word of a man of genius and presented the universe with a new world, had been left standing.

Venturing upon a half-ruined stair, we reached the interior of the convent. The refectory is large, but presents nothing interesting save a frightful painting above the door. It represents a body in a state of decomposition, with all the horrible details so compla- cently treated by Spanish painters. It is rendered still more hideous by the layer of dirt and dust which covers it. A symbolical and gloomy inscription, one of those biblical sentences which form such a terrible warning to human nothingness, is placed at the foot of the sepulchral picture, which is a singular choice for a refectory. I know not if the stories told of the glut- tony of monks are true, but for myself, I should not have much appetite in a dining-room thus adorned.

Above, on either side of a long passageway, are ranged, like the cells of a beehive, the deserted cells of the vanished monks. They are exactly alike and all whitewashed. The whitewashing considerably dimin- ishes the poetic impression, for it prevents terror and


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imagination from concealing themselves in dark cor- ners. The interior of the church and the cloister are also whitewashed, both thus having a look of newness which contrasts with the style of the architecture and the condition of the buildings. The lack of moisture and the heat of the climate have prevented plants and weeds from growing in the interstices of the stones and rubbish, which consequently do not possess the green mantle of ivy which time throws over ruins in Northern climates.

We wandered for a long time through the aban- doned edifice, traversing long, endless corridors, ascend- ing and descending risky stairs, and then withdrew, for there was nothing interesting to see, not even the kitchens to which our guide showed us the way. The church and cloister are rather magnificent, the remain- der is simple to a degree. Everything is done for the soul, and nothing for the body.

At a short distance from San Juan de los Reyes

stands the famous Synagogue Mosque, but without a

guide you might pass a score of times in front of it

without suspecting its existence. Our man knocked

at a door cut in a most insignificant-looking wall of

reddish clay. After a time — for the Spaniards are __


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never in a hurry — it was opened and we were asked if we wished to see the synagogue. On replying affirmatively, we were shown into a sort of courtyard filled with vegetation, in the centre of which grew an Indian fig-tree with its deep-cut leaves intensely and brilliantly green as if they were varnished. At the end of the court rises an insignificant building looking more like a barn than anything else. We entered it, and never were we so greatly surprised  : we were in the far East. The slender columns with their flaring, turban- like capitals, the Turkish arches, the verses of the Koran, the flat ceiling with cedar panels, the light admitted from above, — all was there. Vestiges of former paintings, almost effaced, cast strange colours upon the walls and added to the peculiar effect. This synagogue, which the Arabs turned into a mosque and the Christians into a church, is now used as a work- shop and dwelling by a joiner ; the altar has been replaced by a bench. This profanation is quite recent. The vestiges of the retable are still visible, and the inscription on black marble which commemorates the consecration of this edifice to the Catholic worship.

The Jews of Toledo, probably in order to diminish the horror which they inspired in the minds of the

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Christian population on account of their being deicides, claimed not to have consented to the death of Jesus Christ. When Jesus was tried, the council of priests presided over by Caiaphas obtained the opinion of the different tribes, to know whether He should be released or put to death. The Spanish Jews were asked, and the Toledo synagogue declared in favour of acquittal ; so that tribe is not imbrued with the blood of the Just One and does not deserve the execration felt for the Jews who voted against the Son of God. The original text of the reply of the Toledo Jews, with the Latin translation of the Hebrew, is preserved in the Vatican archives. In recompense they were allowed to build this synagogue, which is, I believe, the only one ever tolerated in Spain.

We had been told of the ruins of a Moorish pleas- ure palace, the Galiana Palace. We went to it on leaving the synagogue, although we were tired, for time pressed and the next day we were to leave for Madrid. The palace is situated outside the city in the Vega. After fifteen minutes' walk through fields and culti- vated ground cut by innumerable irrigation ditches we reached a shady clump of trees at the foot of which turned the irrigation wheel, of unique and Egyptian


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simplicity. Earthenware jars fastened to the spokes of the wheel by reed ropes draw up the water and pour it into a canal formed of hollow tiles leading to a reservoir, whence it is easily led by ditches to the parts to be watered.

A huge heap of reddish brick showed its broken outline behind the foliage of the trees. It was the Galiana Palace. We entered this vast mass of debris, which is inhabited by a peasant family, through a low door. It is impossible to imagine anything darker, smokier, more cavern-like, or dirtier. The Troglo- dytes were lodged like princes in comparison with these people ; yet the lovely Galiana, the Moorish beauty, with the long, henna-painted eyes, with bro- caded jacket studded with pearls, had stepped with her little slippers upon this broken-down floor; she had leaned out of this window, looking out upon the Vega where the Moorish horsemen were practising throwing the djerrid.

We bravely continued our exploration, climbing to the upper stories by rickety ladders, clinging with feet and hands to the tufts of dried grass which hung like beards from the grimy old walls. Having reached the top, we became aware of a singular phenomenon ; we


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had entered with white trousers, we were going out with black trousers, but of a swarming, leaping black. We were covered by imperceptible little fleas which had rushed at us in compact swarms, attracted by the cool- ness of our Northern blood. I could never have believed that there were so many fleas in the world as I saw then.

A few pipes which led water to the vapour baths are the only remains of magnificence spared by time. The glass mosaic, the enamelled ware, the marble columns with cupolas, gilded, carved, and adorned with verses of the Koran, the alabaster fountains, the stones pierced with holes to allow perfumes to filter through, — all has vanished. There is nothing left but the frame- work of the huge walls and heaps of brick which are turning to dust. For these marvellous buildings, which recall the fairy scenes of the " Thousand and One Nights," were unfortunately constructed with brick onlv, or with clay covered with a layer of stucco and lime. All the lace work and arabesque are not, as generally believed, cut out of marble or stone, but moulded in plaster, which allows of their being repro- duced in any quantity and very cheaply. It takes the preserving dryness of the Spanish climate to allow

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monuments built of such frail materials to stand until our clay.

First and foremost we had to get rid of the minute population which marked with their bites the folds of our once white trousers. The Tagus was not far away, and we betook ourselves there directly with the princess's fleas. The bank of the Tagus on this side is defended by steep rocks difficuk of access, and we had some trouble in getting down to the spot where we proposed to carry out the great drowning operation. I started to swim, as carefully as possible, so as to be worthy of so famous and respectable a river as the Tagus, and a few strokes brought me to ruined con- structions and shapeless remains of mason-work, which rose a few feet above the level of the river. On the bank, on the same side, stood an old ruined tower with a semicircular arch, where some clothes hung up by washerwomen were briskly drving in the sun. I had reached Florinda's Bath, and the tower beside me was King Rodriguez' Tower.

But night is falling and we have to return to the inn for supper and bed, for we have to see the hospital of Don Pedro Gonzales de Mendoza, the Arms Manu- factorv, the remains of the Roman amphitheatre, and

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many another interesting sight ; and we have to leave to-morrow evening. For my own part, I am so tired out by the pointed pavements that I have a great mind to turn upside down and walk a little on my hands, like the clown, to rest my weary feet. Oh, cabs of civilis- ation ! Oh, omnibuses of progress  ! how pitifully I called upon you  ! but of what use would you have been in the streets of Toledo  ?

The Cardinal's Hospital is a vast building of vast and severe proportions. We rapidly traversed the court enclosed by columns and arcades, which has nothing remarkable save two wells with white marble walls. We entered the church and examined the cardinal's tomb, carved in alabaster by that marvellous Benu- guete, who lived to be more than eighty years of age, endowing his country with masterpieces of varied style and perfection. The cardinal lies upon his tomb in his pontifical robes. Death has pinched his nose with its skinny fingers, and the final contraction of the muscles seeking to detain the soul about to escape has drawn in the corners of his mouth and thinned his chin. Never was there a death-mask more fearfully truthful, and yet, such is the beauty of the work that the repulsive side of it is forgotten. Little children in attitudes of deso-

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lation support the plinth and the cardinal's coat of arms. The softest and most easily worked terra- cotta is not freer and richer; this work is not carved, it is kneaded.

The church also contains two paintings by Domenico Theotokopouli, called e/ Greco^ an extravagant and er- ratic painter scarce known outside of Spain. His curse, as you are aware, was the dread of being con- sidered an imitator of Titian, whose pupil he had been ; it led him into the strangest caprices and attempts. One of these paintings, which represents the Holy Family, must have worried poor el Greco, for at the first glance it might be mistaken for a real Titian. The great warmth of the colouring, the brilliant tone of the draperies, the beautiful golden- amber tint, which warms even the coldest colours of the Venetian painter, — all combine to deceive the most practised eye. Only, the touch is less free and rich. The little sense which el Greco had left must have completely vanished in the sombre ocean of madness after he had completed this masterpiece. There are very few painters nowadays capable of going mad in the same way.

The other painting, which represents the Baptism

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of Christ, is wholly in el Greco's second manner. Black and white are used to excess ; it is full of violent contrasts, of startling tints, of foreshortened attitudes, of folds broken and rumpled at will ; but throughout runs a depraved energy, a diseased power, which betray a great painter and a madman of genius. Few paintings have interested me as much as those of el Greco, for his worst always offer something unex- pected and impossible which surprises vou and makes you dream.

From the Hospital we went to the Arms Manu- factory. It is a large, symmetrical building in good taste, founded by Charles III, whose name is met with on every monument of public utility. It is situ- ated close to the Tagus, the water of which is used to temper the blades and also to drive the machinery. The workshops are situated around a great courtyard surrounded with porticos and arcades, like almost every courtyard in Spain. Here the iron is heated, there hammered, further on tempered  ; in this room are the grinding and polishing stones, in the other the sheaths and hilts are made. We shall not carry this investi- gation farther, for it would not be of any particular use to our readers, and we will merely say that into

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the manufacture of these justly famous blades enter old horse and mule shoes, which are carefully collected for the purpose. To prove to us that Toledo blades still deserve their reputation, we were taken to the testing room. A tall and exceedingly powerful work- man took a blade of the most ordinary kind, a straight cavalry rapier, drove it into a pig of lead fixed to the wall and bent the blade in every direction like a riding- whip, so that the hilt almost touched the point. The elastic temper of the steel enabled it to bear this test without breaking. Then the man stood up in front of an anvil, and struck it so clean that the blade cut into it. This feat reminded me of that scene in one of Walter Scott's novels, where Richard Coeur de Lion and King Saladin cut iron bars and down pillows. So the Toledo blades of to-day are as good as those of yore; the secret of the temper has not been lost, but the secret of form. All that these modern works lack is really only that trifle, so despised by progressive people, in order to compare with the old. A modern sword is nothing but an instrument; a sword of the sixteenth century was both a weapon and a gem.

We expected to find in Toledo some old weapons, daggers, poniards, fencing-swords, two-handed swords,

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rapiers, and other curiosities which one could hang up as trophies on some wall or sideboard, and for that purpose we had committed to memory the nam'^s and private marks of the sixty armourers of Toledo which Jubinal collected ; but we had no opportunity of test- ing our knowledge, for there are no swords to be found in Toledo, any more than you can find leather in Cordova, lace in Malines, oysters at Ostend, or pate de foie gras in Strasbourg. Curiosities are to be found in Paris alone, and if any are met with in foreign countries, they have come from there.

We were also shown the remains of the Roman Amphitheatre and the Naumachia, which look exactly like a ploughed field, as Roman ruins generally do. My imagination is not lively enough to lead me into ecstasies over such problematical nothingness. It is something I leave to antiquarians, and I would rather tell you of the walls of Toledo, which are visible to the naked eye and marvellously picturesque. The masonry unites very happily with the roughness of the ground ; it is often very difficult to say where the rock ends and the rampart begins. Each succes- sive civilisation has worked at them. Here a piece of wall is Roman, a door is Gothic, and the battlements

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are Moorish. - The whole of the portion of the ram- parts which stretches from the Cambron Gate to the Visagra Gate (via sacra\ where the Roman road probably ended, was built by a Gothic king, Wamba. Every stone has its history.

Toledo stands out nobly upon the horizon, seated on its rocky throne with its girdle of towers and its crown of churches. It is impossible to imagine a firmer or sterner profile, richer in colour and more positively preserving the mediaeval aspect. I gazed upon it for more than an hour, seeking to satisfy my eyes and to impress deep in my memory the outlines of this admirable view. Night, alas  ! came on too soon, and we went to bed, for we were to start at one in the morning in order to escape the great heat of the day.


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WE had to go through Madrid again to take the Granada stage-coach. We might have caught it at Aranjuez, but in that case we ran the risk of finding every seat taken.

But Madrid was unbearable, and the two days we had to spend in it seemed to us two centuries long, at least. We dreamed of nothing but orange trees, lemon trees, cachuchas, castanets, bodices, and pictur- esque costumes, for everybody had given us marvellous accounts of Andalusia, with that somewhat boastful emphasis which Spaniards will never get rid of, any more than the French Gascons.

The longed for moment came at last, for everything comes, even the day you desire to see, and we started in a very comfortable coach drawn by a troop of vigorous mules, with coats clipped and shining, which went at a great speed. The coach was lined with nankeen and provided with green blinds and curtains. It appeared to us supremely elegant after


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the vile galleys, sillas, volantes, and coaches in which we had been jolted up to this time, and really it would have been a very commodious vehicle but for the lime- kiln temperature, which burned us up in spite of our constantly moving fans and the extreme thinness of our clothing.

The environs of Madrid are desolate, bare, and burned up, although less stony on this side than when coming from Guadarrama ; the country, which is uneven rather than hilly, rises and falls monotonously without any other feature than powdery, chalky vil- lages scattered here and there over the general aridity, and which would never be noticed did not the square church-tower attract attention. Spires are scarce in Spain, and the ordinary form of steeples is a four- square tower. At every cross-road gloomy crosses spread out their sinister arms  ; from time to time ox- carts come along, the driver asleep under his mantle, fierce-looking mounted peasants with muskets at the saddlebow. At midday the heavens are the colour of molten lead  ; the soil of a powdery gray with spar- kles of light, scarcely assumes an azure tint in the farthest distance ; there is not a clump of trees, not a shrub, not a drop of water in the bed of the dried-

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up torrent, nothing to rest the eye and the mind. The only shelter which can be got from the burning rays of the sun is that of the narrow line of bluish shade projected by the mules. It is true that we were well mto mid-July, which is not just the time to enjoy a cool trip through Spain, but we believe that countries should be visited in their most characteristic season, Spain in summer and Russia in winter.

There is nothing worth mentioning until the royal residence at Aranjuez is reached. It is a chateau built of brick with stone facings, producing a red and white effect, with great slate roofs, pavilions, and vanes, which recall buildings of the days of Henry IV and Louis XIII, or the palace of Fontainebleau and the houses of the Place Royale in Paris. The Tagus, which is crossed by a hanging bridge, maintains the vegetation in a condition of verdure which is greatly admired by the Spaniards, and allows Northern trees to grow vigorously. At Aranjuez are elms, ashes, birches, and aspens, as strange there as here would be Indian figs, or aloes and palms.

We were shown a gallery constructed expressly to enable Godoy, the famous Prince of Peace, to pass from his mansion to the palace. On leaving, the

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bull-fight arena is seen on the left. It is of rather a monumental form. While we were changing mules, we hurried to the market-place to buy oranges and eat ices, or rather, snow flavoured with citron, in one of those open-air refreshment-stalls, as common m Spain as wineshops are in France. Instead of drinking glasses of bad wine or nips of brandy, the peasant and herb-seller of the market-place indulge in a bebida helada which does not steal away their brains and turn them into brutes. The absence of drunken- ness among the country people here makes them much superior to the corresponding class in our so-called civilised countries.

The name Aranjuez, which is derived from ara "Jovh^ indicates clearly enough that the palace was built upon the site of a former temple to Jupiter. We had not time to visit the interior, and we regretted it but little, for all palaces are alike. So are all courtiers. Originality is to be found only among the people, and the rabble alone seems to have pre- served the privilege of poetry.

From Aranjuez to Ocana, the landscape, without being remarkable, is nevertheless more picturesque. Hills of fine appearance, well lighted, diversify the


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sides ot the road, when the whirlwind of dust in which the coach is galloping, enclosed like a god within its cloud, clears up, blown by some favourable wind, and enables you to see the details. The road, although badly kept, is good enough, thanks to the marvellous climate, in which rain is scarcely known, and the small number of carriages, most of the trans- portation being done by beasts of burden.

We were to have supper and to sleep at Ocana while waiting for the royal mail in order to have the advantage of its escort, for we were soon to enter La Mancha, at that time infested by bands of brigands. We stopped at an inn, outwardly good-looking, with a galleried courtyard covered with a superb awning, the cloth of which, either double or single, formed symmetrical patterns through its greater or less transparency. Myrtles, pomegranates and jessamine, planted in pots of red clay, brightened and perfumed this inner court, which was lighted with a dim, soft, mysterious light. The patio is a charming invention. You have more coolness and space than in your room  ; you can walk or read in it ; you can be alone or in company; it is a neutral ground where people meet, and where, without having to submit


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to the boredom of formal visits and introductions, you get to know each other and become somewhat inti- mate ; and when, as in Granada or Sevilla, there is the additional pleasure of an artificial fountain, I know nothing more delightful, especially in a country where the thermometer indicates tropical heat.

While waiting for the mail, we indulged in a siesta. That is a habit which one must necessarily acquire in Spain, for the heat from two to five in the afternoon is beyond the conception of a Parisian, The paving- stones are red-hot, like the knockers of the doors, fire seems to rain down from heaven, the grain bursts in the ear, the earth cracks like the enamel of an overheated stove, the crickets sing with greater vivac- ity than ever, and the little air which is wafted around seems to issue from the brazen mouth of a furnace. The shops are closed, and for all the money in the world you could not induce a trades- man to sell you anything. Dogs and Frenchmen, as the vulgar saying expresses it, are alone to be met with in the streets. The guides, even if you were to present them with Havana cigars or a ticket to the bull-fight, — two things which are particularly attractive to a Spanish guide, — would refuse to take you to

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the meanest of monuments. The only thing you can do is to sleep like other people, and you very soon make up your mind to it; for what are you going to do if you are the only waking person in the midst of a sleeping nation  ?

Our rooms, which were whitewashed, were per- fectly clean, the insects which had been described to us as swarming everywhere, had not yet put in an appearance, and our sleep was untroubled by any many-footed nightmare. At five in the afternoon we rose to take a turn before supper. Ocana is not very rich in monuments, and its chief title to fame is a desperate attack by Spanish troops on a French redoubt. The redoubt was taken, but most of the battalion perished upon the field. The heroes were buried each where he had fallen. Their ranks had been so well kept, in spite of the storm of shot, that they may be traced by the regularity of the graves. Diamante wrote a play entitled " The Hercules of Ocaiia," no doubt composed for some athlete of prodi- gious strength. It came to our mind as we passed through Ocana.

The harvest was ending at the time when grain with us is just beginning to turn yellow, and the sheaves

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were being carried to great threshing-floors of beaten earth  ; a sort of circus, on which horses and mules sepa- rate the grain from the chafF by the stamping of their hoofs. The animals are harnessed to a sort of sledge, on which stands, in a bold, fine attitude, the man charged with directing the operation. It takes a great deal of coolness and firmness to keep upright on this frail machine, which is borne along by three or four horses at top speed. A painter of Leopold Robert's school could make good use of these scenes, so Biblical and primitive in their simplicity. In this place the tanned heads, the sparkling eyes, the madonna-like faces, the characteristic costumes, the blue of the sky, and the splendour of the sun would be as ready to his hand as in Italy. The heavens that night were of a rosy, milky blue ; the fields as far as the eye could reach stretched out in one vast surface of pale gold, on which stood out, like islands in an ocean of light, ox-carts disappearing under the sheaves. The chimera of a shadeless picture so eagerly sought for by the Chinese was realised  ; everything was light and brightness, the deepest shadow was no more than pearly gray.

We were at last served with a decent supper, — at

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least, it seemed such to our appetite, — in a low room adorned with small paintings on glass of rather awk- ward Venetian rococo. We had to wait until half- past two in the afternoon for the arrival of the stage-coach, for it would not have been prudent to start without it. We had besides a special escort of four cavalrymen armed with carbines, pistols and long swords. They were tall fellows with dark faces framed in by huge black whiskers, pointed hats, broad gray belts, velvet breeches, and leather gaiters, who looked more like robbers than constabulary. It was an excel- lent idea to take them with us, as thus we should not have to meet them.

Twenty soldiers packed into a galley followed the stage-coach. The galley is a springless cart with two or four wheels. An esparto net takes the place of flooring. This concise description will give you an idea of the position of these poor wretches, obliged to stand and hang on to the side of the racks to avoid falling over each other. At a speed of twelve miles an hour, with terrific heat and a vertical sun, you will confess it takes a stock of heroic joviality to consider such a situation comical ; and yet these poor soldiers, in ragged uniforms, foodless, with nothing to drink but

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the tepid w^ter in their gourds, and jolted about like rats in a trap, laughed and sang all the way. The sobriety and endurance of the Spaniards are marvellous ; they are like the Arabs in this respect, it is impossible to carry farther forgetfulness of physical discomfort, — but though they had neither shoes nor bread, they had a guitar.

All this portion of the kingdom of Toledo which we were traversing is dreadfully barren, influenced by its nearness to La Mancha, Don Quixote's country, which is the most desolate, forlorn province in Spain. We soon passed Guardia, an insignificant little place of most wretched aspect.

Puerto Lapiche is composed of a few semi-ruinous hovels perched low upon the slope of a cracked, worn hillside, the ground of which has become friable by dint of being sunburned, and falls away in curiously shaped gaps. It is the very acme of aridity and deso- lation ; everything is the colour of cork or pumice- stone; the fire of heaven seems to have passed over the spot. A gray powder as fine as ground sandstone is dusted over the whole picture. The wretchedness is the more heart-breaking that the brilliancy of an im- placable sky brings out all its poverty  ; the cloudy

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melancholy of the North pales by the side of the bril- liant wretchedness of warmer countries.

The sight of such miserable hovels fills one with pity for the robbers who are obliged to live by their wits in a country where you cannot raise an egg in a circuit of thirty miles. The stage-coaches and the galley-trains are really an insufficient resource for them, and the brigands who cruise about La Mancha must often be satisfied to sup on a handful of the sweet acorns which Sancho Panza delighted in  ; for how can you rob people who have no money and no pockets, the furniture of whose houses consists of four walls, and whose sole utensils are a stewpan and a chair  ? To sack such villages strikes me as one of the gloomiest fancies which can occur to robbers out of work.

A little beyond Puerto Lapiche we entered La Mancha, and saw on the right two or three windmills which claim to have successfully withstood the charge of Don Quixote. At the time we saw them, they were slowly turning their flabby sails under the impulse of a broken-winded breeze. The venta, where we stopped to drain two or three jars of fresh water, also boasts of having lodged the immortal hero of Cer- vantes' novel. Jahsonic 208 ~


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We were starving when we reached Manzanares at midnight. We had supper about two in the morn- ing, to provide which half the village had to be awakened.

We got back into the coach, we went to sleep, and when we opened our eyes we were near Valdepeilas, a place famous for its wine. The ground and the hills, studded with stones, were of a peculiar red tone, and we could just perceive, on the horizon, the dentelated crests of the hills, which stood out very sharply in spite of the great distance.

Valdepenas is very commonplace. Its whole repu- tation is due to its vineyards. Its name, which means stony valley, is quite accurate.

At Santa Cruz we were asked to purchase all sorts of pocket knives — navajas. Santa Cruz and Alba- cete are famous for fancy cutlery. The navajas, made in the most characteristic Arabic and barbaric taste, have open-worked handles through which show red, green, or blue spangles. Coarse inlaid work, but designed with dash, adorns the blade, which is fish- shaped and always very sharp. Most of them have mottoes, such as " Soy de uno solo " (I am one man's), or " Cuando esta v'lvora plca^ tio hay remed'io en la botica "

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(When this adder stings, there is no antidote in the pharmacy). Sometimes the blade is rayed with three parallel lines inlaid in red, which gives it a most formidable appearance. The size of the navaja varies from three inches to three feet in length. Some majos (peasants of the better class) carry some which, when opened, are as long as a sabre. A spring or a ring to which a turn is given secures the blade in a straight line. The navaja is the favourite weapon of the Spaniards, especially of the country people. They use it with incredible dexterity, wrapping their cloak around their arm by way of buckler. The science of the navaja has its professors like fencing, and navaja- teachers are as numerous in Andalusia as fencing- masters in Paris. Each navaja expert has his secret lunges and his own particular strokes. It is said that adepts can tell by looking at a wound to what artist it is due, just as we can tell a painter by the touch of his brush.

The undulations of the ground now became more marked and more frequent ; we were constantly ascend- ing and descending. We were approaching the Sierra Morena, which bounds the kingdom of Andalusia ; beyond that line of violet-coloured mountains was the


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paradise of our dreams. The stones were already growing into rocks, the hills into terraced groups. Thistles six and seven feet high rose by the roadside like the halberds of invisible soldiers. Although I claim not to be an ass, I am very fond of thistles, a taste which, for the matter of that, I share with butter- flics. These surprised me. They were superb plants full of delightful suggestions for ornament. There is no arabesque or scroll work in Gothic architecture which is more cleanly cut or more finely chiselled. From time to time we could see in the neighbouring fields great yellow spots as if sacks of cut straw had been emptied there, but when we drew near the straw rose with a whirl and flew away noisily. They were flights of grasshoppers resting; there must have been millions of them. It made the country smack strangely of Egypt.

Not far from the venta, on the right of the road, were some pillars on which were exposed the heads of criminals, a sight which is always reassuring and proves that one is in a civilised country. The road ascended, zigzagging constantly  ; we were about to traverse the Puerto de los perros (Dogs' Gate). It is a narrow gorge, a break made in the mountain wall by the torrent.


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which leaves just room enough for the road which runs by its side. The Dogs' Gate is so called because it is the way through which the defeated Moors left Anda- lusia, bearing with them the happiness and civilisation of Spain. Spain, which is as close to Africa as Greece to Asia, was never intended for European manners -, the genius of the East shows there in every form, and it is perhaps a pity that it did not remain Moorish and Mohammedan.

It is impossible to imagine anything more pictur- esque and grand than this gate of Andalusia. The gorge is cut in huge rocks of red marble, the gigantic layers of which rise one above another with almost architectural regularity. The enormous blocks, with broad transversal fissures, the marble veins of the mountain, a sort of terrestrial anatomical prepara- tion which enables one to study the structure of the globe, are of a size which makes the mightiest Egyptian granite constructions appear microscopical  ; in the crevices grow green oaks and huge cork trees, which seem no bigger than tufts of grass on an ordi- nary wall. As the centre of the gorge is reached, the vegetation becomes denser and forms an impene- trable jungle, through which one occasionally catches a


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glimpse of the sparkling waters of the torrent. The slope is so steep on the right side that it has been thought prudent to provide it with a parapet, else a carriage, going always at full speed and difficult to steer on account of the frequent turns, might very well perform a perilous leap of from five to six hundred feet at the least.

It was in the Sierra Morena that the Knight of the Sad Countenance, after the manner of Amadis on Poverty Rock, performed the famous penitence which consisted in turning somersaults, in his shirt, upon the sharpest rocks, and that Sancho Panza, the practical man, who represents common-sense by the side of lofty madness, found Cardeno's portmanteau so well lined with ducats and fine shirts. The remembrance of Don Quixote comes up at every step in Spain, so thoroughly national is Cervantes' work and so completely do his two heroes incarnate the Spanish character : chivalrous enthusiasm and an adventurous spirit united to much practical common-sense and to a sort of jolly, caustic, and clever good-nature.

Once we had crossed the Sierra Morena, the char- acter of the landscape changed completelv. It was as if one had suddenly passed from Europe into Africa.

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The adders, seeking their holes, left their zigzag tracks upon the fine sand of the road  ; the aloes began to send up their great thorny swords by the edge of the ditches  ; their broad, fleshy, thick, ashy-gray leaves at once impart a different physiognomy to the land- scape. You feel that you are really elsewhere, that you have left Paris for good. It is not so much the difference in climate, in architecture, and cos- tumes, which makes you aware that you are in a foreign country, as the presence of these great plants of torrid climates which we are accustomed to see in hot-houses only. The laurels, the green oaks, the cork trees, the metallic, varnished-leaved fig-trees have a freedom, a robustness, a wildness, which mark a climate in which nature is stronger than man and can do without him.

At our feet was stretched like a vast panorama the beautiful kingdom of Andalusia. The grandeur of the view recalled the sea. Chains of mountains levelled by distance rolled with undulations of infinite gentle- ness like long azure billows  ; broad masses of white mist lay between  ; here and there brilliant sunbeams tipped with gold a nearer hill, and clothed it with a thousand changing colours ; other slopes, curiously

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furrowed, resembled the stuffs one sees in old pic- tures, yellow on one side and blue on the other : and over all a flood of scintillating, splendid light, such as must have filled the terrestrial paradise ; light poured over that ocean of mountains like liquid gold and silver ; every obstacle it met breaking it up into a phosphorescent, spangled foam. It was grander than the broadest horizons of the Englishman Martin, and a thousand times more beautiful. The infinite in light is far more sublime and wonderful than the infinite in obscurity.

Aloes, more and more African in height, still showed on our right, and on the left a long wreath of flowers of a most brilliant rose sparkling in emerald foliage marked the meanderings of the bed of the dried-up brook. Profiting by a halt at a relay, my comrade hastened to these flowers and brought back a huge bunch of them. They were rose laurels, of incomparable freshness and beauty. After the rose laurels, came, like a melancholy reflection after a bright burst of laughter, gray woods of olive trees, the pale foliage of which recalls the whitish green of northern willows and matches admirably the ashy tint of the ground. This foliage, of sombre, aus-

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tere and sweet tone, was very wisely chosen by the ancients, who so skilfully appreciated natural har- monies, as the symbol of peace and wisdom.

It was about four o'clock when we reached Baylen, famous for the disastrous capitulation which bears its name. We were to spend the night there, and while waiting for supper, we walked about the town and its neighbourhood.

I was struck by the strange colour of the church at Baylen, which does not go back much beyond the sixteenth century. Stone and marble, baked by the Spanish sun, instead of blackening, as they do in our damp climate, take on reddish tones of delight- ful warmth and vigour, turning often saffron and purple, like vine leaves towards the close of autumn. By the side of the church, above a low wall gilded with the warmest tints, a palm tree — the first one which I had ever seen growing in the open ground — proudly spread its leaves against the dark azure of the sky. This unexpected palm tree, a sudden revelation of the East, at the corner of the road had a sin- gular effect upon me ; I expected to see, out-lined against the sunset sky, the long necks of camels and the floating white burnouses of an Arab caravan.

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The somewhat picturesque ruins of some old fortifi- cations included a tower, in sufficient repair to allow of its being ascended with the help of feet and hands and the projections of the stones. We were rec- ompensed for our trouble by the most magnificent prospect. The town of Baylcn, with its tiled roofs, its red churches, and its white houses clustering at the foot of the tower like a flock of goats, formed an admirable foreground ; beyond, waves of shadow passed over the golden cornfields, and in the far distance, beyond many a mountain range, shone like a silver streak the distant crest of the Sierra Nevada. The lines of snow, catching the light, sparkled with prismatic flashes, and the sun, like a vast golden wheel of which the disc was the hub, sent out like spokes its flaming rays through a sky filled with all shades from agate to aventurine.

The inn where we were to sleep consisted of a large building containing one room with a chimney-place at each end, a ceiling of beams blackened and varnished by smoke, mangers on either side for the horses, mules, and asses, and for travellers a few small side-rooms, containing a bed formed of three planks laid upon two trestles and covered with one of those pellicles of linen

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between which are scattered a few lumps of wool, which innkeepers, with their characteristic, cool effron- tery, claim are mattresses. Nevertheless, we snored like Epimenides and the Seven Sleepers rolled into one.

We started very early to avoid the heat, and again beheld the lovely rose laurel, bright as glory and fresh as love, which had delighted us the night before. Soon our road was barred by the muddy, yellow waters of the Guadalquivir. We were ferried across and started on the road to Jaen. On the left we were shown, in a blaze of light, the Torrequebradilla tower, and before long we perceived the quaint outline of Jaen, the capi- tal of the kingdom of that name.

A huge ochre-coloured mountain, tawny as a lion's skin, powdered with light, gilded by the sun, rise;-' ibruptly in the centre of the town. The quaint and picturesque lines of massive towers and the long zig- zags of fortifications mark its bare sides. The cathe- dral, a vast mass which from a distance seems larger than the city itself, rises proudly, an artificial mountain by the side of the natural one. The cathedral, which is in the Renaissance style and boasts of possessing the

very handkerchief on which Veronica received the im- — -


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print of out Lord's face, was built by the dukes of iMedina Coeli. No doubt it is beautiful, but we had thought of it as older and more remarkable.

It was at Jaen that I saw the greatest number of national and picturesque costumes. The men generally wear blue velvet breeches ornamented with silver filigree buttons  ; rond^ gaiters adorned with inlets, aiguillettes, and arabesques of darker leather, — the most stylish way of wearing them is to button the top and bottom buttons only, so as to show the leg, — broad yellow or red silk sashes, an embroidered brown cloth jacket, a blue or brown cloak, and a broad-brimmed, pointed hat with velvet and silk tufts complete a costume which resembles the traditional dress of Italian brigands. Others wear what is called a sporting costume made of tanned buckskin and green velvet. A few of the women of the lower classes wear red cloaks which show brightly against the darker back- ground of the crowd. The strange dress, the sun- burnt complexions, the flashing eyes, the strong faces, the impassible and calm attitudes of these majos, more numerous than anywhere else, impart to the population of Jaen an aspect more African than European  ; and the illusion is greatly increased by the heat of the climate,

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the dazzling whiteness of the houses (which are white- washed according to Arab fashion), the tawny colour of the ground, and the unchanging blue of the heavens. The Spaniards have a saying about Jaen, " The town is ugly, and the people are wicked ; " with which no painter will agree. Here, as with us, most people consider a town is fine when it has streets laid out at right angles, and provided with a sufficient number of lamps and townspeople.

On leaving Jaen we entered a valley which con- tinues as far as the Vega of Granada. At the outset it is arid  : barren mountains, crumbling away with dry- ness, burn you with their white glare like reflecting mirrors ; there is no trace of vegetation save a few colourless tufts of fennel. Soon, however, the valley deepens and narrows  ; springs begin to show  ; vegeta- tion appears  ; coolness and shadow are again met with. The Jaen River flows swiftly at the bottom of the valley between the stones and rocks which obstruct it, and bar its way every moment. The road follows it closely in its windings, for in mountainous countries the torrents are still the most successful engineers in tracing a line of road, and the best thing to do is to trust to their guidance.


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At one pkce the valley narrows gradually, and the cliffs close in so as to leave room for the river only. Formerly carriages were obliged to descend into and travel along the bed of the torrent itself, a rather dangerous method on account of the holes and stones, and the depth of the water, which in winter rises a great deal. To remedy this difficulty one of the rocks has been blasted, and a fairly long tunnel cut through it as on a railway. This somewhat important work is only a few years old. Beyond, the valley broadens out again, and the road is no longer obstructed.

There is a break of some miles in my remembrances. Overcome by the heat, which the weather, that was becoming stormy, made absolutely suffocating, I fell asleep. When I awoke again night, which comes so swiftly in Southern climates, had entirely fallen. A furious wind raised whirlwinds of burning dust. That wind must have been a near relative of the African sirocco, and I do not understand why we were not stifled. The shapes of things disappeared in its dusty haze  ; the sky, usually so splendid on summer nights, looked like the vault of an oven  ; it was impossible to see two steps ahead. We entered Granada at about two in the morning, and alighted at the Fonda del


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Comercio, a so-called French hotel in which there were no sheets, and where we slept in our clothes on the table; but these small troubles did not affect us much. We were in Granada, and in a few hours we should see the Alhambra and the Generalife.

The first thing we did was to have our guide take us to a casa de pupilos^ that is, a private house which receives boarders ; for as we proposed to stay some time in Granada, the inferior fare of the Fonda del Comercio did not suit us.

From the top of our house, which was surmounted by a sort of look-out, we could see, through clumps of trees upon the crest of a hill, standing out sharply against the blue sky, the massive towers of the fortress of the Alhambra, which the sun coloured with tints of the warmest and most intense red. The picture was filled out by two tall cypresses close to each other, whose black tops rose into the azure above the red wzXh. You never lose sight of these cypresses  ; whether vou climb the snow-striped slopes of Mulhacen, or whether you wander through the Vega or in the Sierra Elvira, you always see them on the horizon, sombre and motionless in the blue or golden vapour which distance casts over the roofs of the city.


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Granada is built upon three hills at one end of the Vega. The Vermilion Towers, so called because of their colour (^Torres Bermijas}^ and which it is claimed are of Roman or even Phcenician origin, stand on the nearest and lowest of these hills  ; the Alhambra, which is a city in itself, covers the second and highest hill with its square towers connected by high walls, and vast sub-structures which contain within their limits gardens, groves, houses, and squares. The Albaicin is situated upon the third height, separated from the others by a deep ravine full of vegetation, — cacti, colocynths, pistachios, pomegranates, and rose laurels, and a wealth of flowers, while at the bottom rolls the Darro with a current as swift as an Alpine torrent. The Darro, which is a gold-bearing stream, traverses the town now under the open sky, now under bridges so wide that they should rather be called vaults, and joins, in the Vega, at a short distance from the Ala- meda, the Genii, which is satisfied with being a silver- bearing stream. The course of the river through the city is called Carrera del Darro, and from the balconies of the houses which line it one enjoys a magnificent prospect. The Darro is constantlv eating away its banks, and causes frequent landslides.

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The gardens called Carmenes del Darro, of which charming descriptions are met with in Spanish and Moorish poetry, lie on the banks of the Carrera as you go up-stream towards the Avellanos Fountain,

The city is thus divided into four main quarters  : Antequeruela, which lies on the slopes of the hill, or rather of the mountain crowned by the Alhambra  ; the Alhambra and its annex, the GeneraHfe ; the Albaicin, formerly a vast fortress, now a ruined, uninhabited quarter; and Granada proper, which stretches in the plain around the Cathedral and the Bibarrambla Place, and which forms a separate quarter.

Such, roughly, is the topographical aspect of Gra- nada, traversed in its greatest breadth by the Darro, sur- rounded on one side by the Genii which bathes the Alameda or promenade, sheltered by the Sierra Nevada, which one catches sight of at every street-end, and which is brought so close, owing to the clearness of the atmosphere, that it seems as if one could touch it with the hand from the top of balconies and look-outs.

The general appearance of Granada falls short of the idea which one has usually formed of it. In spite of having already suffered many a disappointment, you cannot bring yourself to remember that three or four

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hundred years and innumerable commonplace people have passed over the scene of so many romantic and chivalrous actions  ; you think of a semi-Moorish, semi- Gothic city, in which traceried spires mingle with minarets, and cupolas alternate with terraced roofs  ; vou expect to sec carved, ornamented houses, with coats of arms and heroic mottoes  ; quaint buildings, with stories projecting one above the other, with protruding beams and windows adorned with Persian carpets and blue and white pots, — in a word, an opera scene rcaiised and representing some marvellous prospect of the Middle Ages.

The people you meet, dressed in modern costumes, wearing stovepipe hats and frock coats, unconsciously produce an unpleasant effect and appear more hideous than they are  ; for they really cannot go about for the greater glory of local colour in alborjio-z of the days of Boabdil, or in iron armour of the times of Ferdinand and Isabella the Catholic. They insist, like nearly all the townspeople In Spain, that they are not in the least degree picturesque, and they seek to prove that they are civilised by wearing trousers with straps  ; that is their main idea. They are afraid of being taken for barbarians and of being considered behind the times,

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and when the wild beauty of their country is extolled, they humbly apologise for not yet having railroads and steam-driven factories.

Granada, although fallen from its ancient splendour, is bright, gay, animated. The inhabitants have a way of reappearing and simulating in marvellous fashion a numerous population. The carriages are handsomer and more numerous than in Madrid. Andalusian vivac- ity gives to the streets a life and animation unknown to the serious Castilian walkers, who are as noiseless as their own shadows. This is especially true of the Carrera del Darro, the Zacatin, the Plaza Nueva, the Calle de Gomeres, which leads to the Alhambra, the Theatre Square, the bridges, the Alameda, and the main streets. The rest of the city is traversed in every direction by labyrinthine lanes three or four feet wide, which are impassable to carriages, and accurately recall the Moorish streets of Algiers. The only sound heard there is the hoof of an ass or a mule striking sparks from the shining paving-stones, or the monotonous hum of a guitar strummed in some courtyard. The balconies adorned with blinds, pots of flowers and shrubs, or vines, the fine tendrils of which climb from one window to another, the rose laurels which spread

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their dazzling blooms above the garden walls, the strange play of light and shade which recall Decamps' pictures of Turkish villages, the women seated on the thresholds, the half-naked children tumbling around, the asses which come and go covered with plumes and tufts of wool, — impart to these lanes, which are almost always steep and sometimes provided with steps, a peculiar aspect which does not lack charm, and the unexpectedness of which more than compensates for their lack of regularity.

Victor Hugo, in his charming " Orientales," says of Granada that —

" It paints its houses with the richest colours." The remark is absolutely correct. The houses of even well-to-do people are painted in the quaintest fashion with imitation architectural features, grisaille ornaments, and imitation bassi-relievi. It is a wealth of panels, of scrolls, of bays, of flower pots, of volumes, of medallions full of Burgundy roses, of ovals, of acanthi ; of plump Cupids bearing all sorts of allegorical utensils, upon apple-green, fawn, or pale-rose backgrounds  ; in a word, the highest expression of the rococo style. It is difficult at first to believe that these painted facades are genuine dwellings  ; you cannot help feeling that

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you are walking between stage settings. We had already seen at Toledo facades painted in this fashion, but they are far below those of Granada as regards the fancifulness of the ornamentation and the strangeness of the colouring. For my own part, I do not object to this fashion, which is pleasant to the eye and contrasts agreeably with the chalky tone of the whitewashed walls.

We spoke just now of the townspeople who dress in the French fashion, but the country people do not follow Paris modes. They have preserved the pointed hat with velvet brim adorned with silk tufts, or the lower crown shaped somewhat like a turban ; the jacket ornamented with embroidery and patches of cloth of all colours on the elbows, facings, and collar, which has a vaguely Turkish look  ; the red or yellow girdle  ; the trousers with facings fastened with filigree buttons or pillar-pieces soldered to a hook  ; the leather gaiters open on the side and showing the leg ; and the whole costume is more brilliant, more ornamented, more embroidered, more showy, more laden with spangles and tinsel than in the other provinces. There are also a good many costumes called vestido de cazador or sporting-suits, of Cordova leather and blue

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or green velvet with aiguillettes. It is very fashionable to carry a cane or white stick forked at the end, four feet long, on which you lean carelessly when you stop to talk. No self-respecting majo would dare to appear in public without his stick. 7Vo bandanas, the ends of which hang from the pockets of the jacket, and a long navaja stuck in the belt, not in front, but in the middle of the back, mark the very ideal of elegance in the popular man of fashion.

I was so taken with the costume that the very first thing I did was to order one. I was introduced to Don Juan Zapata, a man who enjoys a great reputa- tion as a maker of national costumes, and who enter- tained for dress coats and frock coats a hatred at least equal to my own.

But Seiior Zapata felt towards his clothes as Car- dillac felt towards his gems  ; it grieved him a great deal to hand them over to his clients. When he came to try on my costume, he was so dazzled by the brilliancy of the flower-pot which he had embroidered upon the brown cloth in the centre of my back that he gave himself up to mad delight and indulged in the wildest extravagance. Then suddenly the thought of having to leave this masterpiece in my hands cooled his hilarity

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and at once turned him gloomy. On pretext of some alterations to be made, he wrapped the jacket up in his bandana, handed it to his apprentice, — for a Spanish tailor would consider himself dishonoured if he carried a bundle himself, — and went off as if the devil were after him, casting on me a fierce and ironical glance. The next day he came back alone, and draw- ing from a leather purse the money I had paid him, he told me that it pained him too much to part with the jacket, and he preferred to give me back my money. It was only when I insisted upon the fact that this cos- tume would give a high opinion of his talents and gain him a great reputation in Paris that he consented to let it go.

The women have had the good sense not to give up the mantilla, which is the most delightful headgear that can possibly frame in a Spanish face. They go through the streets to the promenade without bonnets, with a red carnation on each temple, with their black lace arranged around their face, and they glide along the walls, using their fans with incomparable grace and skill. A bonnet is a rare thing in Granada. It is true that the more elegant ladies have in some hidden band- box a yellow or crimson concern which they keep in

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reserve for great occasions  ; but thank Heaven  ! such occasions are very rare, and the hideous bonnets show in the light of day only on the Queen's feast day or at the ceremonies in the high school. May our fashions never invade the City of the Caliphs, and the terrible threat contained in these two words painted in black at the entrance of a square, " Modista francesca," never be carried out ! It is mistaking the meaning of creation to insist upon imposing the same livery on men in all climates  ; it is one of the innumerable mistakes com- mitted by European civilisation.

The Alameda at Granada is unquestionably one of the pleasantest places in the world. It is called Paseo del Salon (the Drawing-room), — a curious name for a walk. Imagine a long avenue of several rows of trees, of a green unique in Spain, closed at each end by a monumental fountain, the basins of which are upheld on the shoulders of aquatic deities curiously formed and delightfully barbaric. These fountains, unlike most such erections, pour out water in broad streams which vanish in fine spray and moist vapour, casting around a delightful coolness. In the side avenues run, en- closed in coloured- pebble beds, brooklets of crystal transparency. A great flower-garden adorned with jets

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of water, full of shrubs and flowers, myrtles, rose trees jessamine, all the wealth of the Granada flora, fills up the space between the Salon and the Genii, and extends as far as the bridge constructed by General Sebastian! at the time of the French invasion. The Genii comes from the Sierra Nevada in its marble bed through laurel woods of incomparable beauty. Glass and crystal are too opaque, too thick by comparison to give an idea of the limpidity of the water, which but the night before stretched in silver sheets upon the white slopes of the Sierra Nevada. It is a torrent of molten diamonds.

In the evening between seven and eight, meet at the Salon the fashionable people of Granada. The car- riages, usually empty, drive along the road, for Span- iards are very fond of walking, and in spite of their pride deign to take themselves out for a stroll. Noth- ing is more agreeable than to see coming and going in small groups young women and young girls wearing mantillas, bare-armed, with natural flowers in their hair, satin shoes on their feet, fans in their hands, followed at a short distance by their friends and lovers  ; for in Spain it is not customary to take a lady's arm. The habit of walking alone gives the women a freedom, an elegance, and an ease of manner which our ladies,

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always hanging to some man's arm, lack. This con- stant separation of men and women, at least in public, smacks already of the East.

A sight which Northern people cannot have any idea of is the Alameda in Granada at sunset. The Sierra Nevada, the crests of which surround the city on that side, is bathed in the loveliest tints. All the scarps, all the summits, struck by the light, turn rose, but a daz- zling rose, ideal, fabulous, silvered over, rippled with iris and opaline reflections which would make the purest colours on a painter's palette look muddy  : pearly gray tones, ruby gleams, veins of agate and aventurine which would challenge the fairy gems of the "Thousand and One Nights." Valleys, crevices, projections, every spot which the beams of the sun do not reach, turn into a blue which matches the azure of the skv, of ice, of lapis lazuli, of sapphire. The con- trast of tone between the light and the shadow has an astonishing effect, — the mountain seems to have wrapped itself in changing, spangled, silver-ribbed silk. Little by little the rich colours die awav and melt into violet half-tints, the shadows invade the lower slopes, the light withdraws to the highest summits and the whole plain has long been plunged in darkness when

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the silver diadem of the Sierra still sparkles in the clear sky, glowing in the last beam of the setting sun.

People walk up and down a few times more, and then scatter, some to take sherbet and agraz at Don Pedro Hurtado's cafe, where you get the best ices in Granada, others to go to a tertulia at the houses of their friends or acquaintance. This is the brightest and most animated time in Granada. The open-air shops of the aguadores and ice-cream venders are lighted up with an infinite number of lamps and lan- terns. The street lamps and the lamps lighted in front of the statues of the Madonna rival the stars in number and brilliancy, and if it happens to be moonlight, you can easily read the smallest print; the light has turned blue instead of being yellow, and that is all.

We were soon well known in Granada, and led a most delightful life. It is impossible to be welcomed more cordially, frankly, and pleasantly. In five or six days we were quite intimate, and according to Spanish custom we were called by our first names. At Gra- nada I was Don Teofilo, my comrade was Don Euge- nic, and we were free to call by their names Carmen, Teresa, Gala, etc., the young ladies and girls in the houses in which we were received as guests. This

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familiarity goes very well with the most polished manners and the most respectful attentions. So every evening we went to a tertulia in one house or another from eight to midnight. The tertulias take place in the alabaster-columned patio adorned with its jet of water, the basin of which is surrounded by flower-pots and boxes of shrubs, on the leaves of which the drops of water fall with a pleasant sound. Five or six lamps are hung along the walls, sofas and straw or wicker- work chairs are placed in the galleries, the piano is in one corner, in another are the card-tables.

On entering, each guest greets the master and mis- tress of the house, who do not fail, after the usual exchange of civilities, to offer you a cup of chocolate which it is proper to refuse, and a cigarette which is occasionally accepted. Having fulfilled this duty, you go to the corner of the patio and join the group which most attracts you. The parents and elders play at trecillo ; the young fellows talk with the girls, recite the verses they have written during the day, and are scolded and punished for crimes which they may have com- mitted the day before, such as having danced too often with a pretty cousin or cast too bright a glance towards a forbidden balcony. If they have been very good, in

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exchange for the rose they have brought, they are given a carnation from the waist or from the hair, and a glance or a slight pressure of the fingers answers their clasp when the company ascends to the balcony to hear the band play the retreat.

Love-making seems to be the only occupation of Granada. You have not spoken more than two or three times to a girl before the whole city declares that you are engaged, and chaffs you about your pre- tended passion in the most innocent fashion, but never- theless somewhat disquietingly, as it calls up visions of marriage. Gallantry is more apparent than real, for in spite of languorous glances, burning looks, tender and passionate conversation, sweet demonstrations, and the "darling" prefixed to your name, you must not imagine too readily that you are a lady-killer.

When conversation begins to fail, one of the gentle- men takes down a guitar and begins to sing, striking the strings with his nails and marking the rhythm with the palm of his hand on the body of the instrument, some bright Andalusian song or some comic stanzas, mingled with ays and olas quaintly modulated, which produce a singular effect. A lady sits down to the piano and plays a piece by Bellini, who seems to be

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a favourite composer among the Spaniards, or sings a ballad by Breton de los Herreros, the great ballad- writer of Madrid.

The evening closes with a little improvised dance, but they do not dance, alas, the jota, the fandango, or the bolero, these dances being left to the peasants, the servants, and the gipsies. Instead they have quad- rilles and rigadoons, and occasionally waltzes. One evening, however, at our request, two young ladies of the family were kind enough to dance a bolero ; but first they insisted on having the windows and also the door of the mansion closed, though these usually remained open, so greatly did thev fear to be accused of bad taste and local colour. The Spaniards are generally annoyed when spoken to about cachuchas, castanets, majos, manolas, monks, smugglers, and bull- fights, though at bottom thev are really very fond of them as national and characteristic. They ask you, with an air of annoyance, whether you think that they are not as civilised as vou, — so far has the deplorable mania for the imitation of the English and the French penetrated everywhere. Spain at the pre- sent day is inimical to all colour and poetry. Of course it is to be understood that we are speaking

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4:4; 4;  :i. 4; 4; 4. 4; 4: 4:^4.4; 4:4;4; 4.4; 4:4.4: 4; 4:4?

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of the so-called enlightened classes, the people who inhabit the cities.

The dancing over, you take leave of the masters of the house, saying to the lady, " A los pies de Vd^ to the husband, " Boso d Vd la  ?nam" to which they reply, " Buenm noches" and " Beso d Vd la suya" and on the threshold, as a last farewell, " Hasta manana " (Till to-morrow), which is equivalent to asking you to come again. While quite familiar, the common peo- ple themselves, the peasants, and the rascals practise towards each other an exquisite politeness very different from the coarse manners of our rabble. It is true that a knife-thrust may follow on the heels of an offensive word, which makes people very circumspect. It is to be noticed that French politeness, formerly proverbial, departed since swords ceased to be worn ; the laws against duelling will end by making us the most ill- mannered people in the world.

On the homeward way you meet under the windows and balconies the young gallants wrapped in their cloaks and busy in pilar la pamha^ that is, in chatting with their betrothed through the gratings. These nocturnal conversations often last until two and three in the morning, which is not surprising since the


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Spaniards spend a portion of the day in sleeping. You may also happen upon a serenade composed of three or four musicians, but usually it is the lover alone, who sings couplets, accompanying himself upon the guitar, with his sombrero pulled down oyer his eyes and one foot placed on a stone or a post. Formerly two serenades in the same street would not have tolerated each other ; the first-comer claimed the right to remain alone and forbade any other guitar than his own to strum in the silence of night. The claim was maintained with the sword or the knife, unless the watch came along; then the two rivals joined in charging the watch, leaving their private quarrel to be settled later. The susceptible character of sere- naders has been much softened, and each one can scrape and hum, as the saying is, under the window of his fair in perfect peace and contentment.

If the night happens to be dark, you have to be care- ful not to step upon some worthy hidalgo rolled up in his cloak, which stands him in the way of house, bed, and garment. On summer nights the granite steps of the Theatre are covered with numbers of fellows who have no other home. Every one has his own step, which is like his apartment, and where one is sure to

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find him. Men sleep there under the blue vault of the sky with the stars for night-lights, safe from insects and from the stings of mosquitoes, thanics to the toughness of their tanned skins bronzed by the suns of Andalusia and as dark unquestionably as that of the darkest mulattoes.

We were so passionately fond of the Alhambra that, not satisfied with going there every day, we desired to live there altogether; not in the neighbouring houses, which are rented at very high prices to the English, but within the palace itself; and thanks to the pro- tection of our Granada friends, we were told that, though a formal permission could not be granted to us, our presence there would not be taken notice of. We spent four days and four nights in the place, and they were unquestionably the most delightful days of my life.

To reach the Alhambra, we shall, if you please, cross the Bibarrambla Square, where the valiant Gozul the Moor formerly fought bulls, and the houses of which, with their balconies and look-outs in joiner- work, somewhat resemble chicken-coops. The fish- market is in one corner of the square, the centre of which is an open place surrounded with stone benches

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full of money-changers, vendors of alcarrazas (earthen jars), watermelons, linen stuffs, ballads, knives, chap- lets and other small wares. The Zacatin, which has preserved its Moorish name, connects Bibarrambla Square with the New Square. In this street, parallel to which run lateral lanes and which is covered with sail-cloth awnings, the whole business of Granada is carried on with much animation and noise. Hatters, tailors, shoemakers, bakers, and cloth-dealers occupy shops which are as yet unacquainted with the refine- ments of modern luxury and recall the old shops of the Market Place in Paris. At -all hours of the day there is a crowd in the Zacatin ; now a group of Salamanca students on a journey, playing on the guitar, the tam- bourine, or castanets and triangles, as they sing songs full of fun and spirit ; now a horde of gipsies with their blue dresses with large patterns spangled with stars, their long yellow shawls, their uncombed hair, great amber or coral necklaces around their necks ; or else a long line of asses, laden with huge jars and driven by a Vega peasant as tanned as an African.

The Zacatin opens into the Plaza Nueva, one side of which is occupied by the splendid palace of the Chancery, noticeable for its columns, of the Rustic

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order, and the severe beauty of its arcades. Having crossed the square, you ascend the Calle de Gomeres, at the end of which you enter within the jurisdiction of the Alhambra, opposite the Granada Gate, called Bib Alanjar by the Moors, with, on the right, the Vermilion Towers, built, say the learned, on Phoenician sab-structures, and to-day inhabited by basket-makers and potters.

Before going farther we ought to warn our readers — who may think that our description, though scrupu- lously accurate, falls short of their ideas — that the Alhambra, the fortress-palace of the former Moorish kings, is not in the least like what one imagines. You expect to see terraces rising one above another, minarets with delicate tracery, and perspectives of innumerable pillars. There is nothing of all that in reality. From the outside all you see are great, mas- sive towers the colour of brick or dust, built at various times by Arab princes; inside a succession of halls and galleries decorated with extreme delicacy, but lacking grandeur. Having made this reservation, we shall go on our way.

Having passed through the Granada Gate, you enter the precincts of the fortress and the jurisdiction of a

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separate governor. Two roads are cut through a high wood ; let us take the left-hand one which leads by the Charles V fountain. It is the steeper, but the shorter and more picturesque. Brooks flow swiftly down pebbly beds and water the trees, which are almost all Northern, and the green foliage of which is most delightful to behold so close to Africa. The murmur of running water mingles with the sharp singing of hundreds of thousands of crickets, whose voice is never silent and which forcibly recalls you, in spite of the coolness of the place, to thoughts of the South and its torrid heat. Water bubbles up every- where, under the trunks of the trees, through the courses of the old walls. The hotter it is, the more abundant are the springs, for they are fed by the mountain snows. The mingling of water, snow, and heat makes the Granada climate unparalleled in the world. It is a true terrestrial paradise, and without being a Moor, it may be said of us, when we are sunk in deep melancholy, what the Arab proverb says, " He is thinking of Granada."

At the top of the road, which keeps on ascending, you come to the great monumental fountain which forms a buttress and which is dedicated to the memorv


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of Charles V, with no end of mottoes, arms, figures of Victory, imperial eagles, and medallions, in the rich and dull German-Roman taste. Two scutcheons bearing the arms of the house of Mondejar tell that Don Luis de Mendoza, Marquis of Mondejar, built this monu- ment in honour of the red-bearded Caesar, The fountain, which is of solid masonry, upholds the slope of the stair which leads to the Gate of Judgment by which the Alhambra proper is entered.

The Gate of Judgment was built by King Yusuf Abul Hagiag about the year 1348. Its name comes from the custom of the Moslems to administer justice at the gate of their palace, a most majestic fashion which did not allow any one to enter the inner courts  ; for Royer-Collard's maxim, " Private life should be walled in," was invented centuries ago in the East, the land of the sun, whence all wisdom springs.

The Moorish king's structure might more properly be called a door than a gate, for in reality it is a huge, square door, fairly high, pierced by a great, horse-shoe arch, which acquires a somewhat repelling and cabal- istic look from the hieroglyphics of the key and the hand carved on two separate stones. The key is a venerated symbol among the Arabs on account of

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a verse of the Koran beginning with these words, " He has opened," and it has a number of hieratical mean- ings. The hand is intended to ward off the evil eye, like the little coral hands which are worn in Naples in the shape of a charm or a breastpin to protect one against the same danger. There was an old saying that Granada would never be taken until the hand seized the key. To the shame of the prophet be it spoken, the two symbols are still in the same place, and Boabdil el Chico (as he was called on account of his small stature) uttered, outside the walls of con- quered Granada that historic sigh, suspiro del Moro^ which gave its name to one of the cliffs of the Sierra Elvira.

This crenellated, massive tower, glazed with orange and red, against a background of crude sky, with an abyss of vegetation behind it, the city on a precipice, and in the distance long mountain-chains veined with a thousand tints like African porphyry, forms a splendid and majestic entrance to the Arab palace.

Under the gate is installed a guard-room, and poor, ragged soldiers sleep at the same place where the Caliphs, seated on gold-brocaded divans, their black eyes motionless in their marble faces, their fingers lost

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in the flow of their silky beards, listened with dreamy and solemn looks to the complaints of the believers. An altar surmounted by an image of the Virgin is placed against the wall as if to sanctify at the very outset this former throne of the worshippers of Ma- homet. Having traversed the gate, you enter a vast square called las Aljibes, in the centre of which is a cistern enclosed within a sort of wooden shed cov- ered with esparto, under which you drink for a cuarto huge glasses of water as clear as a diamond, as cold as ice, and of most exquisite taste. The Quebrada, Homenaje, Armeria, and Vela Towers, — the bell in the Vela Tower announces the hour of the distribution of water, — on the stone parapets of which you can lean and admire the marvellous pros- pect which is unrolled before you, surround the square on three sides  ; the other is filled up by the palace of Charles V, a vast monument of the time of the Ren- aissance, which would be admired anywhere else, but which one curses here, for one remembers that it cov- ers an equal extent of the Alhambra, torn down pur- posely to make room for this huge pile. Yet the Alcala was designed by Alonzo Berruguete, and the trophies, the bassi-relievl^ and the medallions of the

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facade have been carved by a skilful, bold, patient sculptor. The circular court with its marble columns, in which were to take place bull-fights, Is unquestion- ably a magnificent piece of architecture, but it is out of place here.

The Alhambra is entered through a corridor in a corner of the palace of Charles V, and after a few turns, one reaches a great court called the Court of Myrtles (Patio de los Arrayanei)^ or the Court of the Reservoir (Albercd). On emerging from the dark pas- sage into this bright space filled with light, it seems as if the wand of an enchanter has carried you into the East some four or five centuries ago. Time, which changes everything, has in no wise altered the aspect of the place, and one would not be in the least sui*prised did the Sultana Binder of Hearts and the Moor Tafi in his white mantle suddenly appear.

In the centre of the court has been dug a vast reser- voir three or four feet deep, in the shape of a par- allelogiam bordered by hedges of myrtle and shrubs, terminating at each end in a sort of gallery with very slender columns which support Moorish arches of great lightness. Basins with jets of water which over- flow into the reservoir by marble gutters, are placed

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under each gallery and make the decoration symmet- rical. On the left are the archives and the room where, amid debris of all kinds, is relegated — to the shame of the people of Granada be it said — the magnificent Alhambra Vase, nearly four feet high, covered with ornaments and inscriptions, a monument of priceless value v/hich would alone be the gem of a museum, and which Spanish carelessness allows to go to ruin in a vile corner. One of the wings which formed the handles was broken recently.

Passages leading to the old mosque, made into a church at the time of the Conquest under the invo- cation of Saint Mary of the Alhambra, are also on this side. On the right are the dwellings of the keepers, where the heads of some brown Andalusian servants, framed within a narrow Moorish window, produce a ver}' satisfactory effect. At the back, above the ugly roof of round tiles which replaced the cedar beams and gilded tiles of the Arab roof, rises majesti- cally the Comares Tower, the battlements of which stand out golden against the wondrously clear sky. This tower contains the Hall of the Ambassadors, and communicates with the Patio de los Arravanes by an atrium called Sa/a de la Barca on account of the


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a boat. This antechamber to the Hall of Ambassadors is worthy of its purpose. The bold arcades, the variety and interlacing of the arabesques, the inscrip- tions on the walls, the marvellous work of the stucco vaulting, which is as ornamented as the ceiling of a stalactite grotto, painted in blue, green, and red, of which the traces are still visible, form an ensemble delightfullv quaint and tia'ive.

On either side of the door which leads to the Hall of Ambassadors, in the verv jambs of the arcade itself, above the revetment of enamelled tiles — the brilliant coloured triangles of which adorn the lower portion of the walls — are hollowed out, in the shape of small chapels, two niches of white marble carved with wondrous delicacy. The Hall of the Ambassadors, one of the largest in the Alhambra, takes up the whole of the Comares Tower. The larch-wood roof pre- sents the geometric combinations of which Arab archi- tects were so fond. All the pieces are so arranged that the outer and the inner angles form an infinite variety of designs  ; the walls disappear under a net- work of ornament so close, so inextricably interlaced that it may best be compared to numerous pieces of

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lace placed one on top of another. Gothic architec- ture, with its lace-work of stone and its rose-window tracery, pales by the side of this. One of the char- acteristics of the Moorish style is that it has very few salient points and very few profiles. All this orna- ment extends over flat surfaces and has not much more than four or five inches relief. It is a sort of tapestry worked out on the wall itself, A peculiar characteristic marks it, — the use of writing as a dec- orative motive. It is true that Arabic writing, with its curves and mystic forms, lends itself admirably to such use. The inscriptions, which are almost always suras from the Koran or praises of the different princes who built and decorated the halls, run along the frieze, the lintels of the doors, and round the arches of the windows, mingling with flowers, scrolls, and all the wealth of Arab caligraphy. The inscriptions in the Hall of Ambassadors mean " Glory to God, power and riches to the believers," or sing the praises of Abu Nazar, who, " had he been transported alive into heaven, would have caused the stars and the planets to pale," a hvperbolical statement which seems to us rather too Eastern. Other inscriptions praise Abu Abd' Allah, another sultan who built this part of the

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palace. The windows are covered with verses in honour of the clearness of the waters of the reservoir, the coolness of the shade of the shrubs, and the per- fume of the flowers which adorn the Mexuar Court, which, as a matter of fact, you catch a glimpse of from the Hall of the Ambassadors through the doors and the columns of the gallery.

The loop-holes, with internal balconies, pierced at a great height from the ground, the timber roof with- out other decoration than zigzags and interlacings formed by the adjustment of the timbers, impart to the Hall of Ambassadors a more severe aspect than that of the other halls of the palace, and more in harmony with its purpose. From the end window there is a superb view over the Darro ravine.

Having completed this description, we have to destroy another illusion : all this magnificence is neither marble, alabaster, nor stone, but simply plaster. This greatly upsets the idea of fairy luxury which the mere name of the Alhambra awakens in the most commonplace imagination ; and yet it is absolutely true. With the exception of the columns, usually cut out of one block and the height of which is scarce more than six or eight feet, and of a few blocks in

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the paving of the basins of the fountains and the small niches, there is not a single piece of marble used in the interior of the Alhambra. It is the same with the Generalife. No nation has carried farther than the Arabs the art of moulding, hardening, and carving plaster, which acquired in their hands the hardness of stucco without its unpleasant gloss. Most of these ornaments, therefore, are made in moulds and re- peated without much expenditure of labour every time that symmetry calls for it. Nothing could be easier, therefore, than to reproduce accurately a hall in the Alhambra ; all that would be necessary would be to take casts of all the motives of ornamentation. Two arcades in the Tribunal Hall that had fallen in were replaced by Granada workmen in a way that leaves absolutely nothing to be desired. If we were a millionaire, one of our fancies would be to have a dupHcate of the Court of Lions erected in one of our parks.

From the Hall of Ambassadors is reached, through a comparatively modern passageway, the Tocador, or Queen's dressing-room (Peinador). This is a small building, situated on the top of a tower, from which one enjoys a marvellous panorama. At the entrance

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is noticed a slab of white marble pierced with small holes through which rose the smoke of perfumes burned below the floor. On the walls are still to be seen the fantastic frescoes, the work of Bartolomc de Ragis, Alonzo Perez, and Juan de la f'ucntc. Along the frieze, amid groups of Cupids, are inter- laced the monograms of Isabella and Philip V. It is difficult to imagine anything more dainty and delightful than this small room with its Moorish columns, its semicircular arches poised above an abyss of azure at the foot of which show the roofs of Granada, while the breeze -wafts to it the perfumes of the Generalife, which is like a huge clump of rose- laurel bloom on the brow of the near hill, and the plaintive cry of the peacocks which wander about the dismantled walls. No description, no painting can approach the brilliancy, the luminosity, the vigour of the tones  ; the most ordinary tints acquire a rich- ness equal to that of precious stones, and in the scale of colours every thing is of the same value. Towards the close of day, when the sun is low, marvellous effects occur. The mountains sparkle like vast heaps of rubies, topazes, and carbuncles  ; the spaces between are filled with a golden dust, and if, as often occurs

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in summer, the peasants are burning straw in the plain, the wisps of smoke which slowly rise heaven- ward are coloured by the rays of the setting sun with exquisite tints. I am surprised that Spanish painters should have as a general rule painted such dark pictures and have almost exclusively imitated Cara- vaggio and other sombre masters. The paintings of Decamps and Marilhat, which represent only Asiatic and African scenes, give a far more accurate idea of Spain than all the costly paintings brought back from the Peninsula.

We shall traverse without a stop the Lindaraja Garden, which now is nothing but waste ground strewn with debris, bristling with brambles; and we shall enter for a moment the Sultana's baths which are covered with mosaic patterns, formed of varnished earthen tiles embroidered with a filigree in plaster which would put to shame the most complicated madrepore. A fountain stands in the centre, two alcoves are cut in the wall. Here it was that the Binder of Hearts and Zobeide used to recline on gold- cloth carpets after having enjoyed the luxurious delight of an oriental bath. Some fifteen feet above the ground are still seen the tribunes or balconies where

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stood the players and singers. The baths themselves are great white-marble basins cut out of a single block, placed in small vaulted cabinets lighted by round or star-shaped traceried windows.

The English engravings and the numerous drawings of the Court of the Lions give a very incomplete and erroneous idea of it ; they are almost all lacking in proportion, and on account of the minuteness rendered necessary bv the infinite detail of Arab architecture, they make the monument appear much more im- portant than it really is. The Court of the Lions is ninety-two feet long by fifty-two feet wide, and the galleries which surround it are not more than twenty- two feet high. They are formed of one hundred and twenty-four columns of white marble ranged in sym- metrical disorder in groups of four and of three alternately. From these pillars, the highly ornamented capitals of which still bear traces of gilding and colours, spring stilted arches of extreme elegance and peculiar workmanship.

On entering, at the end of the parallelogram stands the Hall of the Tribunal, the vaulting of which con- tains an artistic work of great rarity and inestimable value in the shape of Arab paintings, the only ones,

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perhaps, which have come down to us. One of them represents the Court of the Lions itself, with, the fountain easily recognisable, but gilded  ; some figures, which the state of decay of the painting does not allow one to make out distinctly, seem to be engaged in a joust or an assault at arms. The subject of the other is a sort of divan, at which are assembled the Moorish kings of Granada. Their white burnouses, their olive- coloured faces, their red lips and mysterious black eyes are still easily seen. These paintings, it is claimed, are on prepared leather pasted on cedar panels, and prove that the precept of the Koran which forbids the representation of living beings was not always scrupu- lously observed by the Moors, even did not the twelve lions of the fountain confirm this statement.

To the left, in the centre of the longer portion of the gallery, stands the Hall of the Two Sisters, which is the companion of the Hall of the Abencerrages. Its name comes from the two huge slabs of white Machael marble, of equal size and exactly alike, which are inserted in the pavement. The vaulting or cupola, which the Spaniards so appropriately term " half orange," is a wonder of work and patience ; it is something like the combs of a beehive or the stalactites

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of a grotto, or a, cluster of soap-bubbles which children blow with a straw. These myriads of diminutive vaults or domelets, three or four feet across, which spring one from another, crossing and breaking their edges, seem rather the product of a fortuitous crys- tallisation than the work of a human hand. Blue, red, and green still shine in the hollows of the mould- ings almost as brilliantly as if they had just been laid on. The walls, like those in the Hall of the Ambas- sadors, are covered from the dado down with plaster embroidery of incredible delicacy and complexity  ; the lower portion is covered with glazed tiles, the black, green, and yellow corners of which form a mosaic pattern upon the white background. The centre of the hall, in accordance with the unchanging custom of the Arabs, whose dwellings seem to be nothing but great basins enriched, is occupied by a basin and a jet of water. There are four of these under the portico of the Tribune, an equal number under the entrance portico, another in the hall of the Abencerrages, with- out counting the Lion Fountain, which, not satisfied with pouring water out of the mouths of its twelve monsters, hurls towards heaven a torrent through the bulb which surmounts it.

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The water from all these different fountains is led by gutters hollowed out in the pavement of the halls and the court to the foot of the Lion Fountain, where it empties into a subterranean vent. This is assuredly a dwelling where dust will not trouble one, and the wonder is how such rooms could be inhabited in winter. No doubt the great cedar gates were then closed, the marble pavement covered with thick rugs, and fires of fruit-pippins and scented wood lighted in the braseros ; and thus the inhabitants awaited the return of the warm season, which is never long delayed in Granada.

We shall not describe the Hall of the Abencerrages, which is very similar to that of the Two Sisters and has nothing remarkable save its old lozenged wooden gate, which goes back to the time of the Moors. In the Alcazar at Seville there is another in exactly the same style.

The Lion Fountain enjoys, in Arab poetry, a mar- vellous reputation ; there is no praise too great for these superb animals. For my part, I am bound to confess that it would be difficult to find anything less like lions than these works of African fancy. The

paws are more like those rough pieces of wood that --


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are put into the stomachs of cardboard dogs to pre- serve their equilibrium  ; the faces, rayed with cross- bars, no doubt intended to figure the moustaches, are exactly like the mouths of hippopotami  ; the eyes are of such primitive drawing that they recall the shape- less attempts of children  : and yet these twelve mon- sters, if considered not as lions but as chimeras, as caprices of ornamentation, produce, with the basin which they upbear, a picturesque and elegant effect which enables one to understand their reputation and the praise contained in the Arabic inscription, in twenty-four lines of twenty-two syllables, engraved upon the sides of the basin into which falls the water from the upper basin. It was into this fountain that fell the heads of the thirty-six Abencerrages drawn into the trap by the Zegris. The other Abencerrages would all have suffered the same fate but for the devo- tion of a little page, who hastened, at the risk of his own life, to warn the survivors and prevent their entering the fatal court. At the bottom of the basin are pointed out great red stains, an indelible accusation left by the victims against their cruel executioners. Unfortunately, learned men pretend that the Abencer- rages and the Zegris never existed. On this point I

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trust wholly to the ballads, the popular traditions, and the novels of Chateaubriand, and I am firmly con- vinced that the red stains are due to blood, and not to rust.

The Generalife is situated a short distance from the Alhambra upon a hump of the same mountain. It is reached by a sort of hollow road which crosses the los Molinos ravine, bordered with fig trees with enormous shining leaves, green oaks, pistachios, laurels, and rock roses, all growing with incredible richness. The ground on which you walk consists of yellow sand permeated with water and extraordinarily fertile. Nothing is more delightful than this road, which seems to be cut through an American virgin forest, so full of flowers and varied is it, so heavy is the perfume of the aromatic plants. Vines grow out of the cracks of the broken-down walls and hang their fanciful tendrils and their leaves, outlined like Arab orna- ments, on every branch. The aloe opens out its fan of azure blades, the orange tree twists its knotty trunk and clings to the bricks of the escarpment. Everything blooms and flowers in a thick disorder full of delightful and unexpected happenings. A stray branch of jessamine mingles its white stars with the

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scarlet flowers of the pomegranate, and a cactus on one side of the road is, in spite of its thorns, embraced by a laurel on the other. Nature, left to herself, seems to become coquettish, and to insist on showing how far behind her is even the most exquisite and consummate art.

It is a fifteen minutes walk to the Generalifc, which is a sort of country house of the Alhambra. The exterior, like that of all Eastern buildings, is exceed- ingly plain  : high, windowless walls, surmounted by a terrace, with an arcaded gallery, and over all a small modern look-out. Nothing is left of the Generalife but arcades and great arabesque panels, unfortunately overlaid with whitewash, which is renewed with despairingly obstinate cleanliness. Little by little all the delicate grace, the marvellous modelling of this fairy architecture are vanishing, filling up and dis- appearing. What is now but a faintly vermiculated wall was formerly a piece of lace as delicate as the sheets of ivory which the patient Chinese carve into fans. The whitewasher's brush has destroyed more masterpieces than the scythe of Time, if we may use this mythological and worn-out comparison. In a fairly well preserved hall are to be seen a series of

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smoky portraits of the kings of Spain, which have no merit other than that which archaeology bestows upon them.

The real charms of the Generalife are its gardens and its water-works. A marble-lined canal runs the whole length of the enclosure, and its full, rapid stream flows under a succession of arcades of foliage formed by colossal clipped yews ; orange trees and cypresses are planted on either bank. At the foot of one of these cypresses, which is of monstrous size and which goes back to the time of the Moors, Boabdil's favourite, if the legend is to be believed, proved many a time that bolts and bars are but slight guarantees of the virtue of sultanas. What is quite certain is that the yew tree is very large and very old.

The perspective is closed by a galleried portico with jets of water and marble columns like the Patio de los Arrayanes at the Alhambra. The canal turns, forms a loop, and you enter other enclosures adorned with ponds, on the walls of which are the remains of frescoes of the sixteenth centur)' representing rustic buildings and landscapes. In the centre of one pf these ponds blooms, like a vast bouquet, a gigantic rose-laurel of incomparable beauty and brilliancy. When I saw 262


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it, it looked like an explosion of flowers, like a bouquet of vegetable fireworks, a splendid and vigorous mass of noisy freshness, if such a word may be applied to colours which would cause the most brilliant rose to pale. Its lovely flowers bloomed out with all the ardour of desire towards the pure light of heaven  ; its noble leaves, designed expressly by nature as a crown for gladiators, were laved by the spray of the jets of water and sparkled like emeralds in the sunshine. Nothing has ever given me such a deep sensation of beauty as that rose laurel in the Generalife.

The water is brought to the gardens by a sort of very steep slope with side walls that serve as weirs. Upon it are laid runlets formed of great hollow tiles, down which the brooks rush with the brightest and most lifelike ripple. On every terrace numerous jets spring from the centre of small basins and throw their crystal aigrettes up into the thick foliage of the laurel wood, the branches of which are entwined above them. The mountain streams with water on every hand, a spring wells up at every step, and you constantly hear the near murmur of some brooklet turned from its course to feed a fountain or to bear refresh- ments to a tree. The Arabs carried the art of

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irrigation to a very high degree ; their hydraulic works testify to a most advanced stage of civilisation, and it is to these works that Granada owes its position as the paradise of Spain and that it enjoys eternal spring in an African temperature. A branch of the Darro was de- flected by the Arabs and brought more than six miles to the hill of the Alhambra,

From the look-out on the Generalife the plan of the Alhambra, with its bold, reddish, half-ruined towers and its walls which ascend and descend, following the outlines of the hill, can be plainly perceived. The palace of Charles V, which is not visible from the city, stands out, a square and robust mass gilded by the sun, against the damask sides of the Sierra Nevada, the white crests of which show in startling outline against the sky. The spire of Santa Maria projects its Christian lines above the Moorish crenella- tions. A few cypresses grow in the crevices of the walls, their dark foliage confronting one in the midst of all that light and azure like a sad thought in a joyous play. The slopes of the hill towards the Darro and the ravine of los Molinos disappear in an ocean of verdure. It is one of the loveliest prospects that can be imagined. On the other side,

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by way of contrast to this fresh beauty, rises a bare, burnt, tawny mountain, spotted with ochre and sienna tones, which is called the Silla del Moro, from the remains of buildings upon its summit. Thence it was that King Boabdil watched the Arab cavaliers tilt in the Vega with the Christian knights. The remem- brance of the Moors is still living in Granada. One would think that it was only yesterday that they quitted the city, and if one may judge by what they left behind, it is a great pity that they did so. What southern Spain needs is African, and not European civilisation, for the latter is not in harmony with the heat of the climate and the passions which it inspires.

Monte Sagrado, which contains the miraculously discovered crypts, is not very interesting. It is a convent with a commonplace church, under which the crypts are dug ; nor do the crypts make any strong impression. They consist of small, narrow passages seven or eight feet in height. Within niches made for the purpose are placed altars adorned with more devotion than taste. In these niches, behind gratings, are placed the reliquaries and the bones of the holy personages. I looked for a subterranean,

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obscure, mysterious, almost terrifying church, with squat pillars and low vaulting, lighted by a dim, dis- tant lamp, — something resembling the ancient cata- combs; and I was greatly surprised at the clean, coquettish aspect of this whitewashed crypt lighted by air holes like a cellar  ; for we rather superficial Catho- lics need the picturesque to attain to religious feeling. The devotee does not think much of the play of light and shade, the more or less correct proportions of the architecture ; he knows that under that somewhat shapeless altar are concealed the bones of a saint who died for the faith he professes: that is enough for him.

The Carthusian convent, emptied of its monks as all Spanish convents now are, is a superb building, and its withdrawal from its original purpose is most regret- table. We have never quite understood what harm could be done by cenobites, cloistered in a voluntary prison and living an austere, prayerful life, especially in a country like Spain, where certainly there is no lack of ground.

The portal of the church is reached by a double staircase. It is ornamented by a statue of Saint Bruno in white marble, which is rather fine. The decoration

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of the church is curious. It consists of stucco ara- besques absolutely marvellous for the variety and the invention of the motives. It seems as though the architect had intended to repeat in a different style the lightness and complexity of the lace-work in the Alhambra. There is not a place the size of the hand in that vast nave which is not flowered, damascened, foliaged, lined, and enriched. It is enough to drive mad any one who should attempt to make an accurate drawing of it. The choir is covered with precious porphyry and marbles. A few indifferent paintings are hung here and there along the walls, and make you regret the portions they conceal.

The graveyard is near the church. In accordance with Carthusian use, no tomb or cross marks the place where sleep the dead. The cells are ranged around the cemetery, and each has a little garden. In a plot of ground planted with trees, which no doubt served as a walk for the monks, I was shown a sort of a fish- pond with sloping stone margins, on which some dozens of turtles were awkwardly dragging themselves, drinking in the sunshine and quite happy at being henceforth safe from the stewpan. The Carthusian rule forbids the eating of meat, and the turtle is con- 267


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sidered a fish by casuists. These were used to feed the monks; the Revolution saved them.

Since we are busy visiting convents, let us, if you please, enter the monastery of Saint John the Divine. The cloister is most peculiar, and in the very worst of bad taste. The walls, painted in fresco, represent different fine actions in the life of Saint John the Divine, framed in grotesque and fantastic ornaments which surpass the most extravagant and curious de- formities of Japanese monsters and Chinese grotesque figures. There are sirens playing on viols, female apes at their toilet, miraculous fishes in impossible waves ; flowers that look like birds, and birds that look like flowers ; mirrors in the shape of lozenges, china plaques, love-nets, — in a word, an indescribable labyrinth.

The church, which happily belongs to another age, is gilded almost all over. The reredos, supported by columns of the Salomonic order, has a rich and majes- tic effect.

I saw in this church a striking spectacle, — an old woman crawling on her knees from the gate to the altar. Her arms were stiffly extended like the arms of a cross, her head thrown back, her eyes turned up so

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much that only the whites of them were visible, her lips drawn over her teeth, her face of a shining lead- colour  ; she was in a state of ecstasy carried to the point of catalepsy. Never did Zurbaran paint any- thing more ascetic and fuller of feverish devotion. She was fulfilling a penance imposed upon her by her confessor, and had eight more days of it.

The convent of San Jeronimo, now transformed into a barracks, contains a Gothic cloister with two stories of arcades of remarkable character and beauty. The capitals of the pillars are ornamented with fan- tastic foliage and animals of charming invention and exquisite workmanship. The profaned and deserted church has the peculiarity that the architectural orna- ments and reliefs are painted in grisaille instead of being real. Gonsalvo de Cordova, called the Great Captain is buried here. His sword was formerly pre- served in this place, but recently it was stolen and sold for two or three douros^ — about the worth of the silver ornaments of the hilt. It is in this way that many things precious and valuable as souvenirs or as works of art have disappeared without greater profit to the thieves than the pleasure of v/rong-doing. It seems to me that our revolution might surely have been imi-

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tatcd in something else than its stupid vandalism. This was impressed on me as I visited the former convent of Saint Dominic in Antequeruela. The chapel is decorated with an incredible excess of gewgaws and gilding. Everywhere are twisted pillars, volutes, acan- thus leaves, veneering of coloured breccia, glass mosaic, parquetry of mother-of-pearl, crystals, bevelled mirrors, radiant suns, transparencies, — in a word, all that the unsettled taste of the eighteenth century and the dis- like of the straight line can inspire in the way of disor- derly, deformed, eccentric, and misshapen.

The library, which has been preserved, contains almost exclusively foho and quarto volumes bound in white vellum, the title written in black or red ink. Most of the books are treatises on theology, disserta- tions on casuistry, and other scholastic works not very interesting to mere men of letters. In the convent has also been brought together a collection of paintings drawn from monasteries closed or destroyed, in which, save for some fine ascetic heads and a few martyrdoms that seem to have been painted by executioners, so remarkable is the knowledge of tortures which they display, there is nothing particularly worthy of note  ; but it proves that the devastators were experts in paint-

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ing, for they knew very well how to keep for them- selves whatever was good. The courts and cloisters are admirably cool, and adorned with orange trees and flowers. How wonderfully everything in them conduces to reverie, meditation, and study, and what a pity that the convents were ever inhabited by monks instead of poets  ! The gardens, left to themselves, have assumed a wild and picturesque aspect, a luxuriant vegetation invades the walks, nature everywhere resumes posses- sion of its rights. It replaces every stone that falls by a clump of grass or a tuft of flowers. The most noticeable thing in the gardens is a walk of huge laurels, which form an arbour, paved with white marble slabs and provided on either side with a long marble bench with inclined back. Jets of water, placed at intervals, maintain coolness under this thick, green vault, from the end of which one has a magnificent prospect in the direction of the Sierra Nevada through a charming Moorish look-out which forms part of the remains of an old Arab palace enclosed within the con- vent. This look-out communicates, it is said, with the Alhambra, from which it is rather distant, by a long subterranean passage. The belief in such passages is deeply rooted in Granada, where the most insignificant


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Moorish ruin is always believed to possess fifteen or eighteen miles of underground passages, and a hidden treasure which is defended by a spell.

We often repaired to Santo Domingo to sit down in the shade of the laurels and bathe in the piscina.

This is about all that is worth seeing during a stay of a ^tw weeks in Granada. Museums are few  ; the theatre is closed during the summer; the bull-fight arena is not regularly used ; there are no casinos, no public establishments ; French and foreign papers are to be found only at the Lyceum, the members of which have meetings at stated times, when speeches are made, verse is recited or sung, or comedies, com- posed usually by some young poet belonging to the society, are performed.

Every one is conscientiously occupied in doing nothing  ; love-making, the smoking of cigarettes, the composing of quadrilles and stanzas, and especially card-playing suffice to fill life pleasantly, and there is no sign of that furious hurry, of the need of moving, of bustling around, which possesses the people of the North. The Spaniards strike me as being very philo- sophical ; they attach but slight importance to material things, and comfort is a matter of profound indifference

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to them. The innumerable factitious needs which Northern civilisation has given birth to appear to them puerile and troublesome. Of course, not having to contend with a climate, they do not envy the comforts of the English home. What do they care whether the windows are tight, when they would willingly open them and create a draught if they could only get hold of it  ? Favoured by a lovely climate, they have reduced living to its simplest expression  ; their sobri- ety and moderation give them great liberty, — they have time to live, and we can scarcely say as much. The Spaniards do not understand why one should work first in order to rest afterwards  ; they prefer to do the opposite thing, and it does appear to me the wiser course. A workman who has earned a few reales throws his handsome embroidered jacket over his shoulder, takes his guitar and goes to dance or flirt with the majos of his acquaintance until he has not a penny left  ; then he goes back to work. An Andalusian can live luxuriously upon three or four pence a day. With that he can have very white bread, a huge slice of watermelon, and a small glass of anisette; his lodging costs him nothing but the trouble of stretching his cloak on the ground under some


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portico or the arch of a bridge. Generally Spaniards look upon work as humiliating and unworthy of a free man, a very natural and very reasonable idea in my opinion, since God, when He sought to punish man for his disobedience, found no greater penalty than to compel him to earn his bread by the sweat of his brow. Pleasures won, as ours, by dint of labour, fatigue, tension of mind and assiduity seem to them far too costly. Like all primitive people close to a state of nature, they have a clearness of judgment which makes them despise conventional enjoyments. To men who have just come from Paris or London, those two whirlpools of devouring activity and fever- ish, over-excited life, existence at Granada is a strange spectacle : it is all leisure, filled with conversation, walking, music, dancing. The happy calm of the faces, the tranquil dignity of the appearance is sur- prising ; no one has the busy look which passers-by wear on the streets of Paris -, every one goes gently along, choosing the shady side, stopping to chat with his friends, and in no hurry to reach his destination. The certainty that they can make no money destroys all ambition. No career is open to young men. The most adventurous go to Manila or Havana or enter

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the army, but thanks to the wretched condition of the finances, they remain sometimes for many a year without getting any pay. Convinced of the useless- ness of effort, they do not attempt impossible fortunes and spend their time in a delightful idleness which the beauty of the country and the warmth of the climate greatly favour.

I have not had much experience of Spanish pride. There is nothing so deceitful as the reputation which is given to individuals and nations. I found the Span- iards, on the contrary, extremely simple and kindly. Spain is the true country of equality, not in words, per- haps, but in fact. The meanest beggar lights his cigar from the cigar of the nobleman, who allows him to do so without the least affectation of condescension  ; the marchioness smilingly steps over the bodies of the rascals sleeping across her door, and when travelling she does not object to drinking out of the same glass as the mayoral, the zagal, and the escopetero who are conducting her. Strangers find it very difficult to fall in with these familiar ways, especially the English. Servants are treated with a gentle familiarity far differ- ent from our affected politeness, which seems to recall at every word the inferiority of their position. Of

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course these remarks, like rules, are subject to numer- ous exceptions  ; no doubt there are many active, hard- working Spaniards who enjoy all the refinements of life ; but the impression stated is the one which a trav- eller receives after a stay of some time in the country, — an impression which is often more correct than that of a native observer, who is less sensitive to the novelty of manners.


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PIECE of news well calculated to excite a whole Spanish city had suddenly spread through Granada to the great delight of the dilettanti. The new circus at Malaga was at last finished, after having cost the contractor five million reales, and in order to inaugurate it solemnly by fights worthy of the finest period of the art, the great Montes of Chiclana had been engaged with his quadrille, and was to perform on three successive days, — Montes, the first swordsman m Spain, the brilliant successor of Romero and Pepe Illo. We had already been present at several bull- fights, but we had not been fortunate enough to see Montes, — his political opinions prevented his appear- ing at Madrid, — and to leave Spain without having seen Montes is just as inexcusably barbarous as to leave Paris without having seen Rachel perform. Although Cordova was next on our itinerary, we could not resist the temptation to make a dash to Malaga, in spite of the bad roads and the short time at our disposal.

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There is no stage-coach plying between Granada and Malaga ; the only transport consists of galleys or mules. We chose the latter as being surer and quicker, for we were to take to cross-roads at Alpu- jarras in order to reach Malaga on the very morning of the bull-fight.

Our Granada friends told us of a cosario or train- driver called Lanza, a handsome fellow, a very honest man, and most intimate with the bandits. In f" ranee this would be a poor recommendation, but it is quite otherwise beyond the Pyrenees. Muleteers and galley drivers are acquainted with the brigands, strike bar- gains with them, and in consideration of a tax of so much per head on each traveller or so much for a train, according to circumstances, they have a free passage and are not stopped. These bargains are scru- pulously kept by both sides. When the leader of the band submits and is amnestied, or for any other reason sells out to some one else the stock in trade and good- will of his business, he takes care to officially introduce to his successor the cosarios who are paying blackmail to him, so that they may not be inadvertently troubled. In this way travellers are assured of not being robbed, and the bandits avoid the risk of an attack and a fight.


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which is often dangerous. Everybody benefits by the arrangement.

One night, between Alhama and Velez, our cosario was dozing on the neck of his mule at the tail end of his train, when suddenly shrill cries awakened him. He saw trabucos gleaming by the roadside. There could be no doubt about it, the convoy was attacked. Greatly surprised, he sprang off his mule, threw up with his hand the muzzles of the muskets, and spoke his name. " Oh, forgive us, Senor Lanza," said the brigands, very much ashamed  ; " we did not recognise you. We are worthy people and incapable of such indelicacy. We have too much honour to take even a single cigar from you."

If you do not happen to be travelling with a man who is known on the road, you must have a numerous escort armed to the teeth  ; which is expensive and much less safe, for generally the escopeteros are retired brigands.

It is customary in Andalusia, when travelling on horseback and going to a bull-fight, to wear the national costume  ; so our little caravan was quite pic- turesque and looked uncommonly well as it left Gra- nada. Joyfully seizing this opportunity of putting

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on a fancy dress outside of Carnival time, and of aban- doning for a season the French costume, I had donned my majo dress, pointed hat, embroidered jacket, velvet waistcoat with filigree buttons, red silk sash, knee- breeches and gaiters showing the leg. My companion wore his costume of green velvet and Cordova leather. Others wore the montera, a black jacket, and black breeches embroidered in silk of the same colour, with yellow cravat and sash. Lanza was remarkable for the splendour of his silver buttons, which were reale pieces soldered to a hook, and for the flat silk braid of his second jacket which he carried on his shoulder like a hussar's dolman.

The mule which had been given to me was clipped half-way down, which enabled me to study its anatomy as conveniently as if it were skinned. The saddle was composed of two striped blankets folded double so as to diminish as much as possible the asperities of the vertebrae and the slope of the backbone. On either of its sides hung, by way of stirrups, a couple of wooden troughs, looking very much like rat traps. Its headgear was so laden with pompons, tufts, and gewgaws that it was difficult to perceive through the

maze the harsh, discontented profile of the ill-tempered -_


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animal. It is when travelling that the Spaniards assume their old characteristics and throw off all imitation of foreign ways. The national character reappears in its entirety in those trains which cross the mountains and which cannot be very different from the caravans that traverse the desert. The roughness of the track, the wild grandeur of the land- scape, the picturesque costumes of the arrieros, the quaint harness of the mules, the horses, and the asses walking in a long file, take you thousands of miles away from civilisation. Then travelling becomes a real thing, an action in which you have a part. In a stage-coach you are not a man, you are merely an inert object, and really there is not much differ- ence between your trunk and yourself. You are thrown from one side to the other, that is all; you might just as well remain at home. The pleasure of travelling lies in difficulty, fatigue, and danger even. What pleasure can there be in an excursion when you are always sure to reach the end, to find horses ready, a soft bed, and all the comforts which vou can enjoy at home  ? One of the great draw- backs of modern life is the lack of unexpectedness and of adventures  ; everything is so well regulated,

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so well arranged, so well conducted that the element of chance is eliminated. With another century of improvement, every one of us will be able to see from his birth everything that will happen to him to the day of his death. The human will will be entirely annihilated  ; there will be no more crime, no more virtue, no more individuality, no more origi- nality. No one will be able to distinguish a Russian from a Spaniard, an Englishman from a Chinaman, a Frenchman from an American. People will not even be able to recognise one another, for everybody will look alike. Then an immense weariness will fall upon the universe, and suicide will decimate the population of the earth, for the chief motive of life, curiosity, will have been extinguished. A journey in Spain is still a perilous and romantic enterprise. You must run risks, be brave, patient, and strong ; you have to venture your life at every step ; the least inconveniences are privations of all sorts, the lack of things most indispensable to life ; the dangerous roads, which are absolutely impracticable for any one else but Andalusian muleteers  ; the infernal heat  ; a sun which nearly burns up your brain ; and in addi- tion you have to contend with a whole rascally race

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of rebels, Tobbers, innkeepers, whose probity is gradu- ated according to the number of rifles which you have with you ; danger surrounds you, follows you, precedes you. You hear whispered around you terri- ble, mysterious stories. Yesterday the bandits supped in that posada ; a caravan has been carried away into the mountains by the brigands to be ransomed  ; Palillos is in ambush at such a place where you must pass. No doubt there is much exaggeration, yet, incredulous as one may be, you have to believe a little when at every turn of the road you see wooden crosses with inscriptions such as : " Jqui mataron a un hombre." " Acqiii mur'io de manpairaday

We left Granada in the evening and we were to travel all night. Soon the moon rose and its silvery rays fell upon the slopes ; the shadows of the rocks grew longer and fell in strange shapes upon the road which we were following, producing singularly poetical effects. We could hear the bells of the asses which had started earlier with our luggage tinkling in the distance, or the mo-zo de niulas singing a love song in the prolonged notes which are always so poetical at night in the mountains.

We soon passed Cacin, where we forded a pretty

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torrent a few inches in depth, the clear waters of which shimmered over the sand like the scales of a fish, and rushed like an avalanche of silver spangles down the steep mountain-slope.

Beyond Cacin the road became atrocious. Our mules sank in the loose stones up to the girths, strik- ing sparks every time they put down their feet. We kept ascending and descending, following the edge of precipices, winding along or taking short cuts, for we were in the Alpujarres, inaccessible solitudes, steep, dread mountains, whence the Moors, it is said, were never completely expelled, and where, concealed from all eyes, live to this day some thousands of their descendants.

We were greatly startled at a turn in the road. We saw in the bright moonlight seven tall fellows draped in long mantles in the centre of the road. Our long expected adventure had at last turned up in the most romantic fashion. Unfortunately the bandits saluted us very politely with a respectful " God be with you." They were the very opposite of robbers, being a detachment of constabular)'. Oh, what a bitter deception it was for two enthusiastic young travellers who would willingly have paid for

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an adventore at the cost of their higgage  ! We were to sleep in a small town called Alhama, perched like an eyrie on the summit of a cliff. Most picturesque are the sudden turns of the road leading to the Falcon's eyrie, as it winds through the uneven ground. We reached Alhama at about two o'clock in the morning, thirsty, hungry, and tired out. Three or four jars of water quenched our thirst, our hunger was ap- peased by a tomato omelet which, considering it was in Spain, did not contain too many feathers. A pretty stony mattress, not unlike a bag of walnuts, was stretched on the ground and undertook to rest us. In two minutes I slept — and my companion care- fully imitated me — the sleep said to be that of the just. Day found us in the same attitude, as motion- less as bars of lead.

The heat was frightful ; nevertheless, I bravely threw my jacket on my shoulder and went for a turn through the streets of Alhama. The sky was like molten metal, the paving-stones shone as if they had been waxed and polished, the whitewashed walls spar- kled like mica. A pitiless, blinding light penetrated everywhere. Shutters and doors cracked, the ground was creviced, the vine branches were twisted like green

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wood in a fire. In addition there was the reflection from the neighbouring rocks, which like burning mir- rors sent back the sunbeams more burning yet. To complete my torture, I had on thin-soled shoes, through which the pavement scorched the soles of my feet. There was not a breath of air, not enough to move a bit of down. Nothing gloomier, sadder, and wilder can be imagined. As I wandered at haphazard through the deserted streets, I saw chalky walls pierced with few windows, closed with wooden shutters most African in aspect. I reached the main square, which is quaintly picturesque, without meeting, I will not say a soul, but not even a body. It is spanned by the stone arches of an aqueduct. A plateau cut out of the summit of the mountain forms the face of it  ; it has no other pavement than the rock itself, which is grooved to prevent slipping. The whole of one side of the square is precipitous and looks down bottomless abysses, where one catches a glimpse of groups of trees and of mills driven by a torrent which looks like soapsuds so fiercely does it froth.

The caravan started again along stretches of most picturesque roads on which mules alone could possibly make their way. I let the bridle lie upon my animal's

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neck, thinking it was more capable of taking care of itself, and trusting entirely to it to get through difficult places.

We were travelling through a regular Campo Santo. The crosses in memory of murders became frightfully frequent. In certain places we counted as many as three or four within a hundred yards. It was no longer a .road, it was a cemetery. It must be con- fessed, however, that if we had in France the habit of perpetuating the remembrance of violent deaths by means of crosses, there are certain parts of Paris which could rival the Velez- Malaga road. Several of these sinister monuments bore dates already old  ; all the same they keep a traveller's imagination on tenter- hooks and make him attentive to the slightest sound. He remains constantly on the watch and is never bored for a moment.

Having passed through the defiles, the crosses became somewhat rarer. We now travelled through a mountain landscape of grand, severe aspect; the summits hidden in vast archipelagoes of vapour ; the countn^ entirely deserted  ; no human dwelling save the reed hut of a brandy seller. The brandv is colourless, and is drunk in long glasses filled

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with water which it turns white, as eau de Cologne might do.

The weather was heavy and stormy, and the heat suffocating. A few drops — the only drops which had fallen for four months from that implacable, lapis- lazuli sky — spotted the thirsty ground and made it look like a panther's skin. The rain could not make up its mind to come down, and the sultry vault resumed its changeless serenitv. The sky was so constantly blue during my stay in Spain that I find in my note book this remark, " I have seen a white cloud " — as if it were something worthy of note. We Northerners, whose mist-laden skies offer a con- stant change of form and colour, where the wind builds cloud-mountains, islands, and palaces, which it incessantly destroys to rebuild them elsewhere, cannot have any idea of the deep melancholv caused bv an azure as uniform as eternity, which is ever spread over one's head. In a small village that we traversed everybodv was out of doors to enjoy the rain, as with us people go in doors in order to keep out of it.

The night had come on without any twilight, almost suddenly, as it does in hot countries, and we could not be very far from Velez-Malaga, the place

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where we were to sleep. The slopes of the mountains became less steep and ended in small, pebbly plains traversed by brooks fifteen or twenty yards wide and a foot in depth, edged with giant reeds. Of a truth, the place is wondrously lonely and well adapted for ambush. It was eleven when we reached Velez-Malaga, where every window shone brightly and which was full of songs and the sound of guitars. Maidens seated on balconies sang couplets which their betrothed accompanied from below. With every stanza came bursts of laughter, shouts, and endless applause. Other groups were dancing the cachucha, the fandango, and the jota at the corners of the streets. The guitars buzzed low like bees, the castanets clattered and clinked; all was joy and music. It would seem as though pleasure were the only serious thing with Spaniards  ; they give themselves up to it with admi- rable freedom, ease, and spirit. No nation seems less unhappy, and a stranger really finds it difficult to believe, when he is traversing the Peninsula, that great political events are happening, and to imagine that it is a country desolated and ravaged by ten years of civil war. Our peasants are /ar from possessing the happy carelessness, the jovial airs, and the elegant costumes of 19 289


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the Andalusian majos. They are greatly inferior in education. Almost all Spanish peasants can read, and know by heart poetry which they recite or sing without changing the time; they are all thorough horse- men and skilled in handling the knife and the rifle. It is true that the wondrous fertility of the soil and the perfection of the climate save them from that brutalis- ing labour which in less favoured countries reduces man to the condition of a beast of burden or of a machine, and robs him of those gifts of God, strength and beauty. It was with deep pleasure that I fastened my mule to the wall of the posada. Our supper was most simple. All the maids and all the boys of the inn had gone to the dance, and we had to be satisfied with a simple gaspacho. This deserves a special descrip- tion. Water is poured into a soup tureen, a drop of vinegar is added, with garlic, onions cut into four pieces, slices of cucumber, a few bits of pimento, a pinch of salt. Then slices of bread are allowed to soak in this delectable mixture, which is served cold. With us any decent dog would refuse to put his nose to such a mess, yet it is a favourite dish with the An- dalusians, and the prettiest vyomen do not hesitate to swallow in the evening great platefuls of this infernal

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soup. The^gaspacho is stated to be very refreshing, — an opinion which seems to us somewhat bold ; but, strange as it may seem the first time you taste it, you end by getting used to it and even by liking it. By a compensation of Providence we had, to wash down this meagre repast, a great carafe full of excellent dry Malaga wine, which we conscientiously drank to the very last drop, and which restored our strength, ex- hausted by nine hours' travelling over atrocious roads and in a heat like that of a lime-kiln.

At three o'clock the mule train started again. The sky was cloudy, and a hot mist concealed the hori- zon. A damp air gave token of the nearness of the sea, which soon showed against the sky like a cold blue streak. A few flecks of foam showed here and there, and the waves rolled on the fine sand in great, regular curves. To our right rose high cliffs. Some- times the rocks left us free passage, sometimes they barred our path and we had to ride around them. The straight line is not much employed on Spanish roads  ; obstacles would be so difficult to remove that it is better to turn than to overcome them. The famous saying, Ilnea recta brevissima^ would be wholly inaccu- rate here.

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As the sun rose it drove away the vapours as if they were smoke. The heavens and the sea resumed their rivalry in blue, in which it may be said that neither is superior. The cliffs began to take on their burnished gold, orange, amethyst, and smoky topaz tints  ; the sand turned to dust and the water shimmered under the intense light. Far, far away, almost on the horizon, five sail of fishing-boats fluttered in the wind like doves' wings. Here and there showed upon the gen- tler slopes little houses white as sugar, flat-roofed and with a sort of peristyle formed by an arbour supported at each end by a square pillar, and in the centre by a massive Egyptian-looking pylon. The aguardiente shops were becoming numerous ; still built of reeds, but better-looking, with whitewashed counters on which were daubed a few red streaks. The road, now following a distinct line, was edged with a border of cacti and aloes, broken here and there by the gar- dens of houses, in front of which women were mend- ing nets and playing with little naked children, who, as they saw us pass by on our mules, shouted after us, " To7-o  ! toro  ! " Our majo costumes caused us to be mistaken for owners of ganaderias or for toreros of Montes' quadrille.

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Chariots dragged by oxen and files of donkeys be- came more and more numerous. The traffic which is always met with in the neighbourhood of a great city was already evident. From all sides came trains of mules bearing spectators bound for the bull-fight. Aficionados are, as regards their vehement enthusiasm, as far above dilettanti as a bull-fight is above an oper- atic performance. Nothing can stop them, neither heat nor obstacles, nor the dangers of the trip. Pro- vided they can get there and have a place near the fence, so as to be able to strike with their hand the quarters of the bull, they consider themselves repaid for their fatigue. Where is the tragic or comic author who can boast of proving such an attraction  ?

Nothing more picturesque and strange than the environs of Malaga can be imagined  : they are almost African. The dazzling whiteness of the houses, the dark blue colour of the sea, the blinding intensity of the light, all combine to produce the same illusion. On either side of the road rise huge aloes, waving their blade-like leaves, gigantic cacti with broad, verdigrised palettes and misshapen trunks twisted hideously like monstrous boas, like the backbone of a stranded cacha- lot. Here and there the shaft of a palm springs up,

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spreading its lovely crown of foliage by the side of a European tree amazed at its neighbour and troubled at seeing the mighty African vegetation growing at its feet.

A slender white tower showed against the blue of the sky. It was the Malaga lighthouse ; we had reached our destination.

It was about eight o'clock in the morning, and th^ town was very busy  : sailors coming and going, load- ing and unloading ships anchored in the harbour, with an animation rarely met with in a Spanish town  ; women, their heads and busts covered with great scarlet shawls which admirably set off their Moorish faces, were walking swiftly, dragging along a child either naked or clothed merely in a shirt  : the men, draped in their cloaks, or their jackets over their shoulders, hastened their steps, and every one was going in the same direction, — that is, to the bull-fight. What most struck me in this motley crowd was six negro galley-slaves dragging a chariot. They were of gigantic stature, with monstrous faces, so savage and so little human, marked with such bestial ferocity, that I was terrified at the sight of them as if I had met six tigers. The sort of linen gown which they wore gave

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them a still more diabolical and fantastic appearance. I know not why they had been sent to the galleys, but I should have sent them there for the mere crime of having such faces.

We stopped at the Three Kings Parador, — a com- paratively comfortable house, shaded by a beautiful vine the leaves of which clustered on the iron-work of the balcony, and provided with a great room in which the hostess sat in state behind a counter laden with china, quite as if it were a Paris cafe. A very pretty maid, a delightful specimen of the beautiful women of Malaga, who are famous throughout Spain, showed us to our rooms, and caused us lively anxiety for a mo- ment by telling us that every seat for the bull-fight was sold, and that we should find it very difficult to obtain any. Fortunately our cosario, Lanza, found us a couple of reserved seats, — on the sunny side, it is true, but we did not care for that. We had long since sacrificed our complexion, and one more layer of tan upon our brown and yellow faces would matter little.

The fights were to go on for three successive days. During our first breakfast a number of travelling students came in. • There were four of them, and they

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resembled more the models of Ribera and Murillo than divinity students, — so ragged, unshod, and filthy were they. They sang comic songs, accompanying them- selves on the tambourine, the triangles, and the castanets.

The bull-fight was appointed to begin at five o'clock, but we were advised to go at about one, because the passageways would soon be crowded and we should be unable to reach our stalls, although these were reserved; so we ate our lunch in haste and started for the Plaza de Toros, preceded by our guide Antonio, a tall, thin chap whose bright red sash, pulled exceedingly tight, still further set off his extreme thinness, which he comically attributed to disappointed love. The streets were filled with a crowd that grew denser as we ap- proached the circus. Aguadores, sellers of iced cebada, vendors of paper fans and parasols, cigar sellers, drivers of calesas all combined to make a terrific crowd. A vague rumour hovered over the city like a cloud of noise.

After many twistings and turnings in the narrow, labyrinthine streets, we at last reached the wished-for place, which is in no wise handsome externally. A detachment of soldiers had great difficulty in keeping

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back the crowd. Though it was scarcely one o'clock the benches were already filled from top to bottom, and it was only by dint of using our fists and our tongues that we succeeded in reaching our stalls. The Malaga amphitheatre is of a size which really recalls the great amphitheatres of antiquity  ; it can contain twelve or fifteen thousand spectators and rises to the height of a five-story dwelling. This suggests what the Roman arenas must have been, and the attraction of those ter- rible games in which men fought against wild beasts before a whole people. No stranger and more gorgeous spectacle can be imagined than these vast benches covered with an impatient crowd, which sought to allay the weariness of waiting by all sorts of jokes of the most piquant originality. Modern dresses were very infrequent, and those who wore them were received with shouts of laughter, roars, and hisses  ; so the view was greatly improved, for the bright-coloured jackets and sashes, the scarlet shawls of the women, and the green and yellow striped fans saved the crowd from that dull, dark aspect which it always has with us.

There was a fairly large number of women, and I noticed many very pretty ones. A Malaga woman is known by the uniform golden pallor of her complexion,

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her cheeks being no more coloured than her brow, by the long oval face, the rich redness of her lips, the delicate outline of her nose, and the brilliancy of her Arab eyes which might easily be supposed painted with henna, so delicate and long are the eyelashes, especially towards the temples. I do not know whether the stiff folds of the red drapery which frames in their faces is the cause of their serious and passionate look, which smacks so much of the East, and which the daintier, more graceful, more coquettish women of Madrid, of Granada, and of Seville do not possess, these being always somewhat preoccupied with the effect they pro- duce. At Malaga I saw most beautiful heads, superb types, which would offer to an artist of talent a series of entirely new and valuable studies.

From our point of view it seems strange that women should be present at a spectacle where a man's life is imperilled at every moment ; where blood flows in pools 5 where wretched, ripped-up horses stumble over their own entrails. One might easily imagine that such women must be bold-eved vixens, violent in gesture  ; but it would be a mistake. Never did more Madonna-like faces, more velvety eyes, and more tender smiles bend over an infant Christ. The sue-


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cessive phases of the bull's death are attentively fol- lowed by pale and charming creatures whom an elegiac poet would be only too glad to have for Elviras ; the merit of the strokes is discussed by such pretty lips that one could wish to hear them speak but of love. Because they look with dry eyes upon scenes of car- nage which would cause our sensitive Parisian ladies to faint, it would be wrong to infer that they are cruel and lack tenderness ; it does not prevent their being good, simple-hearted, and sympathetic ; but habit is everything, and the bloody side of a bull-fight which most strikes strangers is what least occupies Spaniards, who pay attention to the skill with which blows are dealt and the cleverness shown by the toreros, who do not run such great risks as one might at first fancy.

It was yet but two o'clock, and the sun poured down a deluge of fire upon the side of the circus upon which we were seated. How we envied the fortunate ones who were enjoying the coolness of the shade cast by the boxes above. After having ridden ninety miles through the mountains, to remain a whole day under the African sun was a pretty fine thing for a poor critic who had, for once, paid for his seat and did not wish to resign it.

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The people who occupied the shaded seats chaffed us incessantly. They sent water-sellers to prevent our catching fire ; they begged us to light our cigars at the tip of our noses, and they suggested that we might have a little oil in order to complete the stew. We replied as well as we could, and when the shadow, moving with the day, gave up one of them to the rays of the sun, there broke out endless laughter and applause. Thanks to a few jars of water, several dozens of oranges, and a couple of fans constantly kept in motion, we avoided being burned up, and we were not quite cooked or struck with apoplexy when the band sat down in its gallery and the cavalry patrol began to clear the arena, which was full of muchachos and majos, who disappeared, I know not how, into the general throng, although, mathematically speaking, there was not room for another person ; but under certain circumstances a crowd is wonderfully elastic.

An immense sigh of satisfaction arose from the fif- teen thousand people, whose expectations were at last about to be fulfilled. The members of the ayunta- miento were saluted with frantic applause, and when they entered their box the orchestra began to play national airs, " I who am a Smuggler," and " Riego's

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March," which the whole company sang together with clapping of hands and stamping of feet.

We do not intend to describe here the bull-fight ; we did so carefully during our stay in Madrid; we shall merely relate the chief events, the remarkable features of this fight during which the same combatants performed for three days running without rest, when twenty-four bulls and ninety-six horses were slain, al- though no accident happened to the men save the rip- ping up of a man's arm  ; a wound in no wise dangerous, which did not prevent his reappearing the following day in the arena.

At five o'clock sharp the gates of the arena were opened, and the company which was to perform marched in procession around the circus. At its head were the three picadores, Antonio Sanchez and Jose Trigo, both from Seville, and Francesco Briones from Puerto Real, hand on hip, lance erect, as grave as Roman generals ascending in triumph to the Capi- tol. The saddles of their horses had the name of the owner of the circus marked with gilded nails. The capadores, or chulos, wearing their three-cornered hats and wrapped in their brilliant mantles, followed. Close behind them were the banderilleros in their

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Figaro costume. At the end of the procession, alone and majestic, the two matadores, the swords, Montes de Chiclana and Jose Parra de Madrid. Montes had with him his faithful quadrille, a most important mat- ter for the security of a bull-fight ; for in these times of political dissensions it often happens that Christino toreros will not help Carlist toreros when they are in danger, and vice versa. The procession was closed by the significant team of mules intended to carry off the horses and bulls.

The fight was about to begin. The alguazil, in civilian dress, who was to carry to the attendant the keys of the toril, and who rode very unskilfully a spirited horse, prefaced the tragedy by an amusing farce. He first lost his hat and then his stirrups, his trousers came up to his knees in the most grotesque fashion ; and the gate having been maliciously opened for the bull before he had time to withdraw from the arena, his terror made him still more ridiculous through the contortions which he indulged in on his horse. Nevertheless, he was not thrown, to the great disappointment of the rabble. The bull, dazzled by the torrent of light which flooded the arena, did not at first perceive him, and let him go without charging

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him. So it was in the midst of an immense Homeric, Olympic burst of laughter that the fight began; but soon silence fell, the bull having ripped up the first picador's horse and thrown the second.

We could look but at Montes, whose name is popular all over Spain, and whose prowess is sung in a thousand marvellous tales. Montes was born at Chiclana, near Cadiz. He is a man of forty to forty-three years of age, somewhat above the average height, serious-looking, of quiet mien, pale, olive complexion, with nothing noticeable about him save the mobility of his eyes, which in his impassible face alone seem endowed with life. He appears supple rather than robust, and owes his success more to his coolness, to his wonderful eye, and to his thorough knowledge of the art, than to his muscular strength. As soon as a bull has stepped into the arena, Montes knows whether it is short or long sighted, whether it is frank or cunning, whether it is light or heavy, whether it will close its eyes as it gores or whether it will keep them open. Thanks to these observations, which are as swift as thought, he is always ready to defend himself. However, as he carries cool rashness to extremes, he has during the course of his career

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been gored more than once, for he bears a cicatrice on his cheek, and on more than one occasion he has been carried off dangerously wounded.

He wore that day a costume of apple-green silk embroidered with silver, exceedingly rich and elegant ; for Montes is wealthy, and if he still takes part in bull-fights, it is from love of the art and the need of excitement, for his fortune amounts to more than fifty thousand douros, an enormous sum if one bears in mind the cost of the costumes which matadores have to wear, — a complete suit costing from fifteen hundred to two thousand francs, — and the inces- sant trips which they make from one city to another accompanied by their quadrilles.

A-Iontes is not content, like other espadas, to simply slay the bull when the death signal has been given; he watches the whole arena, directs the combat, goes to the rescue of the imperilled picadores or chulos. More than one torero has owed his life to his inter- vention. A bull, which was not to be drawn away by the capas agitated before him, was goring the horse which he had overthrown, and was trying to gore the rider, sheltered by the body of his steed. Montes got hold of the fierce beast by the tail and


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swung it around two or three times to its intense disgust, amid the frantic applause of the whole com- pany, and thus gave time to pick up the picador. Sometimes he plants himself right in front of the bull, his arms crossed, his eyes fixed upon him. The brute stops suddenly, daunted by the clear glance, sharp and cold as a sword-blade. Then break out indescribable shouts and howls and vociferations, stamping of feet and explosions of bravos. Every- body goes crazy, the thousands of spectators, drunk with brandy, sunshine, and blood, become absolutely hysterical ; handkerchiefs are waved, hats thrown in the air, and Montes, the one calm individual in the multitude, enjoys silently his deep satisfaction, and bows slightly like a man capable of far greater deeds. We can understand that a man should risk his life every minute for such applause. It is not paying too dear for it. Oh ! golden-voiced singers, oh  ! fairy-footed dancers, actors of all kindsj emperors, poets, who imagine you have excited enthusiasm, you have never heard Montes applauded.

Montes' fashion of slaying is remarkable for its accuracy and for the certainty and felicity of his stroke. In his case all thought of danger vanishes ;

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he is so cool, so thoroughly master of himself, he seems so certain of success that the fight appears to be but a pastime. Even the excitement itself is somewhat diminished; it is impossible to fear for his life; he will strike the bull when he pleases, where he pleases, and how he pleases. The chances of such a duel are too unequal. The least skilful matador sometimes produces a greater effect through the risks and chances which he takes. This no doubt may strike some as very refined barbarity, but dilettanti, or those who have seen bull-fights and have become excited over a bold, brave bull, will easily understand us. An episode which occurred on the last day of the fight will prove the truth of our assertion, and to what a degree the Spanish carry impartiality towards man and beast.

A superb black bull had just been let into the arena. From the abrupt way in which it emerged from the ' toril the connoisseurs formed the very highest opinion of its bravery. It united all the points of a fighting bull  : its horns were long and sharp, the points well turned ; its limbs, clean, fine, and muscular, promised great speed; its heavy dewlap and thin, strong flanks gave proof of mighty strength.

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In the herd ft was known as Napoleon, that being the only name which answered to its unquestioned superiority. Without the least hesitation it charged the picador posted near the gates, threw him down with his horse, which was killed on the spot, and charged the second who was no luckier, and whom there was scarcely time to pass over the fence, bruised and crushed by his fall. In less than fifteen minutes seven horses were lying on the sand.

The chulos waved their coloured capas, but from a distance, and did not go very far from the pali- sades, springing on the other side of them as soon as Napoleon even looked as if he would move in their direction. Montes himself appeared somewhat agitated, and once even he put his foot on the ledge of the fence ready to spring over in case of alarm and of too rapid pursuit, a thing which he had not done on the preceding days. The spectators' delight was expressed by noisy acclaims, and the most flat- tering compliments were showered upon the bull from all sides. A further proof of the animal's prowess car- ried enthusiasm to the highest degree of exasperation. A picador's understudy — for the two chief men were hors de combat — was waiting, lance in rest, the charge


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of the terrible Napoleon, which, heedless of the wound in the shoulder, caught the horse under the belly, with one jerk made him fall on his fore legs upon the edge of the fence, and with a second, raising his hind quarters, sent him with his master flying on the other side of the barrier in the flagged passageway which runs around the arena.

This feat was welcomed with thunders of applause. The bull was master of the arena, which he trav- ersed like a conqueror, amusing himself for lack of adversaries in turning over and tossing the body of the horse which he had ripped up. The stock of victims was exhausted, there were no more horses left in the circus stable to give to the picadors; the banderilleros were astride of the fence, afraid to go down to worry with their darts that terrible gladiator, whose fury unquestionably did not need to be excited. The spectators, irritated at the wait, shouted for the banderillas, and to throw into the fire the alcalde because he did not give the order. At last, at a sign from the Governor of the city, a banderillero left the group and planted two darts in the neck of the mad- dened beast, fleeing as fast as he could, but not quite fast enough, for the horn touched his arm and ripped

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up his sleeve* Then, in spite of the howls and shouts of the people, the alcalde gave the death signal, and signed Montes to take his muleta and sword, in spite of all the rules of the bull-fight which insist that a bull shall have received at least four pairs of banderillas before it is given up to the sword of the matador.

Montes, instead of proceeding as usual to the centre of the ring, stood some twenty steps from the fence for safety in case of misfortune. He was very pale, and without indulging in any tricks and coquetries of courage, he unfolded his scarlet muleta and called upon the bull, which did not need to be asked twice. Montes performed three or four passes with the muleta, holding his sword horizontally at the height of the beast's eyes, which suddenly fell as if struck by lightning, and expired after a convulsive bound. The sword had entered his brow and struck the brain, a stroke which is forbidden by the laws of tauromachy ; for the matador is bound to pass his sword between the horns of the animal and to strike it between the shoulders, which increases the danger for the man and gives a slight chance to his adversary.

When the stroke was understood, for it had been


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delivered with the quickness of thought, a shout of indignation arose from all parts of the circus  ; a storm of insults and hisses broke with incredible tumult and noise. " Butcher  ! assassin  ! brigand  ! thief ! galley slave  ! executioner  ! " were the mildest of the expres- sions used. " To Ceuta with Montes  ! " " Burn him alive  ! " " Set the dogs on him  ! " " Death to the alcalde  ! " sounded from all the seats. Never have I seen such fury, and I confess with a blush that I shared it. Presently shouts were insufficient, and the poor devil was assaulted with fans, hats, sticks, jars full of water, and pieces of the benches which the spectators tore up. There was still another bull to be slain, but its death passed unperceived in the midst of this horrible bacchanal, and it was Jose Parra the second espada, who slew it with a clever stroke. As for Montes, he was livid, green with rage. He bit his lips to the blood, although he attempted to appear very calm and leaned with affected grace upon the hilt of his sword, the ensanguined point of which he had wiped in the sand, against all rule. How slight is one's hold on popularity  ! No one could have imagined the day before, and the day before that, that so consummate an artist, one so thoroughly

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master of his public as Montes, could be so rigorously punished for a breach of the rules, no doubt com- mitted through imperious necessity in view of the extraordinary agility, vigour, and power of the animal. The fight over, he got into a calesa, followed by his quadrille, swearing that never again would he set foot in Malaga. I know not whether he kept his word and remembered longer the insults of the last day than the triumphs of the preceding two. I now think that the public of Malaga was unjust towards the great Montes de Chiclana, every one of whose strokes had been superb and who had given proof on dangerous occasions of cool heroism and admirable skill, so that the people, delighted, had presented him with all the bulls which he had slain, and had allowed him to cut off their ears as a mark of ownership, so that they could be claimed neither by the Hospital nor by the contractor.

Dazed, intoxicated, filled with violent emotions, we returned to our parador, hearing as we went along the streets nothing but praise for the bull and curses against Montes. That very evening, in spite of fa- tigue, I went to the theatre, wishing to pass without transition from the bloody realism of the circus to


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the intellectual emotion of the stage. The contrast was striking. In the one place a crowd and noise, in the other loneliness and silence. The theatre was almost deserted, and a few scattered spectators sat here and there upon the empty benches ; and yet the play was " The Lovers of Teruel," a drama by Eugenio Hartzenbusch, one of the most remarkable works of the modern Spanish school, written in prose and in verse. As far as a stranger can judge of the style of a language which he can never thoroughly know, the verse of Hartzenbusch appears to me superior to his prose. His dialogue in prose seems to me imitated from the modern French melodramas and is marked by heaviness and pomp. With all its defects of " The Lovers of Teruel " is a liter- ary work much superior to the adapted and misadapted translations of our boulevard plays which at present are met with in every theatre in Spain. A comic saynete followed the serious play. The saynetes re- semble our vaudevilles, but the plot is less complex, and they often consist merely of a few detached scenes like the intermezzo of an Italian comedy.

The performance was closed by a national dance, performed by two couples of dancers in fairly satis-

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factory fashion. The Spanish dancers, although they have not the finish, the accuracy, the style of PVench dancers, are greatly superior, I think, in grace and charm. They look like women who dance, and not like dancers, which is a very different thing. Their method has no relation whatever to that of the French school. In the latter, immobility and uprightness of the bust are expressly recommended, and the body scarcely ever shares the motion of the legs  ; in Spain the feet rarelv leave the ground  ; it is the body that dances, the back that curves, the hips that yield, the waist that is twisted with the suppleness of an almeh or an adder. In some of the poses the shoulders of the dancer almost touch the ground, the arms, limp and dead, are as flexible and soft as an untied scarf, the hands seem scarcely able to clap the ivory castanets with their golden tressed cord  ; and yet in another moment bounds like those of a young jaguar follow the voluptuous languor, and prove that the bodies, soft as silk, are provided with muscles of steel. The Moorish almehs still cling to this method. Their dance consists of harmoniously las- civious undulations of the torso, the hips, and the back, the arms being thrown back over the head.


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Arab traditions have been preserved in the Spanish national steps, especially in Andalusia.

The Spanish male dancers, although mediocre, have a bold, cavalier, gallant air which I greatly prefer to the tasteless and equivocal graces of ours. They appear to think neither of themselves nor of the pub- lic ; their every glance, their every smile is addressed to their partner, with whom they always seem to be passionately in love, and whom they are prepared to defend against all comers. They possess a sort of fierce grace and insolent pose which is quite peculiar to them. If they were to wipe off their rouge, they would make excellent banderilleros, and could spring from the stage into the arena.

The Malaguena^ the Malaga national dance, is charmingly poetic. The cavalier first appears, his sombrero pulled down over his eyes, wrapped in his scarlet cloak like a hidalgo in search of adventures. The lady enters draped in her mantilla, fan in hand, with the airs of a woman who is going for a turn on the Alameda. The cavalier tries to see the face of the mysterious siren  ; the coquette handles her fan so well, opens and shuts it so exactly at the right time, turns it so promptly up to her pretty face, that the disappointed


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gallant withdraws somewhat and bethinks himself of another stratagem. He begins clinking his castanets under his cloak. At the sound the lady listens, smiles, her bosom heaves, she beats time with the tip of her little satin shoe  ; in spite of herself she throws away her fan and her mantilla and appears in brilliant dancing- dress, sparkling with spangles and ornaments, a rose in her hair, a great tortoise-shell comb at the back of her head. The gallant throws ofF his mask and his cloak, and the two perform a dance delightfully novel.

As I came back by the seaside, which reflected on its burnished steel surface the pale orb of the moon, I thought of the striking contrast between the crowd at the circus and the solitude at the theatre, of the eager- ness of the multitude for brutal facts and its indiffer- ence to the works of the intellect. As a poet, I again envied the gladiator; I regretted to have given up action for reverie. The night before in the same theatre had been given a play by Lope de Vega, which had not attracted more people than the work of the young writer  ; so both the genius of the past and the talent of the present age are not considered equal to one sword-stroke of Montes !


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TRAVELS IN SPAIN

The other theatres in Spain are not better attended than that at Malaga, not even the del Principe at Madrid, where nevertheless there is a very great actor, Julian Romero, and an excellent actress, Matilda Diez. The old Spanish dramatic vein seems to have been exhausted forever, and yet never did a fuller stream flow in so broad a bed, never was there such prodigious, inexhaustible fertility. Our most facile writers of vaudevilles are yet a long way from Lope de Vega, who had no co-workers, and whose works are so numerous that the exact number is unknown and that there is scarcely a complete edition of them. Cal- deron de la Barca, apart from his unrivalled comedies de capa y espada (dramas of cloak and sword), wrote innumerable autos sacramentales^ a sort of Catholic Mysteries, in which strange depth of thought and sin- gularity of conception are joined to enchanting poetry and to the most flowery elegance. It would take folio catalogues to enumerate merely the titles of the works of Lope de Rueda, Montalban, Guevara, Quevedo, Tirso, Rojas, Moreto, Guillen de Castro, Diamante, and many others. It is impossible to realise how many plays were written for Spain during the sixteenth and seventeenth centuries  ; it would be as easv to count


MALAGA

the leaves in xhe forest and the sand on the seashore. Most of these plays are written in octosyllabic verse mingled with assonances, and printed in two columns on cheap quarto paper, with a coarse engraving by way of frontispiece. They form pamphlets of six or eight leaves. The booksellers' shops are full of them ; thou- sands are seen suspended pell-mell amid the ballads and the versified legends sold at the open-air bookstalls. The epigram addressed to a too fertile Roman poet, who was burned after his death on a pyre formed of his own works, might without exaggeration be applied to most Spanish dramatists. They have a fertility of invention, a way of crowding in events and complicat- ing the plot, which it is impossible to give anv idea of. Spaniards invented the drama, long before Shakespeare; their theatre is Romanticist in the fullest sense of the word. Apart from some puerile exhibitions of erudi- tion, their plays owe nothing either to the Greeks or the Latins, and, as Lope de Vega says in his " New Art of Writing Plays," " I lock up the rules with seven keys."

Spanish dramatists do not appear to have troubled much about depicting character, although in every scene one comes upon piquant and delicate observations.


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TRAVELS IN SPAIN

Man is not studied philosophically, and one does not often meet in their dramas with those individual figures so frequent in the work of the great English dramatist, which are copied from life, which help on the action but indirectly, and whose sole purpose is to represent one side of the human soul, an original per- sonality, or else to reflect the poet's thought. With the Spaniards the author rarely shows his personality except at the end of the drama, when he begs the spectator to pardon his faults.

The principal motive in Spanish plays is the point of honour, which is to the Spanish play what Fate is to the Greek tragedy. Its inflexible laws, its cruel consequences, easily give rise to dramatic scenes of the highest interest. El pundonor^ a sort of chivalric relig- ion, with its code of laws, its statutes, its refinement, is far superior to the ijdjuKv., to the Fate of antiquity, whose blindly dealt strokes fall at haphazard upon both the guilty and the innocent. One often rebels, when reading the Greek dramatists, at the situation of the hero, who is equally criminal whether he acts or does not act. The Castilian point of honour is always per- fectly logical and in agreement with itself. Besides, it is only the exaggeration of all human virtues carried to


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the highest degree of susceptibility j the hero always preserves a noble, solemn attitude, even in the midst of his most horrible outbursts of anger and in his most atrocious vengeance. It is always in the name of loy- alty, of conjugal faith, of respect for ancestors, of the integrity of his name, that he draws from its sheath his great sword with the iron shell-guard, even against those whom he loves with all his soul and whom an imperious necessity compels him to slay. The interest in most of the plays of the old Spanish drama, the touch of sympathetic interest so keenly felt by the spectators, who, under similar circumstances would have acted exactly as the characters in the play, springs from the struggle between passions and the point of honour. With so fruitful a motive, one so deeply rooted in the manners of the time, the prodigious fer- tility of the old dramatists of the Peninsula is easily understood. Another no less abundant source of inter- est lies in virtuous actions, in chivalrous devotion, in sublime renunciation, in unchanging fidelity, in super- human passion, in ideal refinement, which resist the best-laid plots and the most complicated ambushes. In this case the poet seems to intend to exhibit to the spectators a complete model of human perfection. All


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TRAVELS IN SPAIN

the qualities he can think of he bestows upon his prince or his princess; he makes them more anxious to pre- serve their purity than is even the white ermine, which would rather die than stain its snowy fur.

A deep Catholic and feudal feeling breathes through all this drama, which is absolutely national in its origin, in its matter, and in its form. The division into three days adopted by Spanish authors is unquestionably the most reasonable and logical. The exposition, the knot, and the termination, — such is the natural distribution of every well understood dramatic action, and we should be wise to adopt it in place of the old division into five acts, two of which are so often useless, the second and the fourth. It should not, however, be supposed that the old Spanish plays were nothing if not sublime. The grotesque, that indispensable element of mediaeval art, is introduced into it in the person of the gradoso, of the bobo (clown), who enlivens the serious situation or action by more or less risgue jokes and pleasantries, and produces by the side of the hero the same effect as those deformed dwarfs with variegated jackets, playing with greyhounds taller than them- selves, which are represented by the side of the king or prince in the old portraits in the galleries.

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Moratin, the author of the " Si de las Ninos," and " el Cofc," whose tomb is in the Pere Lachaise ceme- tery in Paris, is the last representative of the Spanish dramatic art, as the old painter Goya, who died at Bordeaux in 1828, was the last descendant of the great Velasquez.

Nowadays Spanish theatres give little else than trans- lations of French melodramas and vaudevilles. At Jaen, in the heart of Andalusia, they were playing "The Bell-ringer of Saint Paul's"; at Cadiz, within two steps of Africa, " The Street Boy of Paris." The saynetes, once so gay, so original, of such marked local savour, are now only imitations borrowed from the repertory of the Theatres des Varietes. Leaving out Martinez de la Rosa and Antonio Gil y Zarate, who already belong to a less recent period, Spain counts, nevertheless, a number of young men of talent and promise  ; but popular attention in Spain as in France is drawn in another direction through the seriousness of events. Hartzenbusch, the author of " The Lovers of Teruel "  ; Castro y Orozo, the author of " Frev Luis de Leon, or the Age and the World "  ; Zorillo, whose drama, " El Rey y el Zapatero," was so suc- cessful ; Breton de los Herreros, the Duke of Rivas,

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Larra, who killed himself for love  ; Esproncedo, whose death has but recently been announced, and who put into his work a force and passionate energy sometimes worthy of his model, Byron, are — alas  ! of the latter two we must say were — writers full of merit, ingen- ious, elegant, facile poets, who might be placed side by side with the old masters if they did not lack what we all lack, — certainty, a firm starting-point, a stock of ideas shared with the public. The point of honour and the heroism of the old plays is no longer under- stood or seems ridiculous, and modern beliefs are not yet sufficiently formulated for poets to express them. So we must not blame overmuch the crowd which in the meantime invades the circuses and seeks emotions where they are to be found. It is not the people's fault, after all, if the theatres are not more attractive; it is so much the worse for the poets, if they let the gladiators conquer them.

On the whole it is better for the mind and the heart to see bold men slay a wild beast in the face of heaven thin to hear an actor without talent singing an obscene vaudeville or chattering wretched literature behind smoky footlights.


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UP to this time we had made acquaintance with two-wheeled galleys only \ we were now to learn something of the four-wheeled galley. One of these pleasant vehicles, filled already with a Spanish family, was about to start for Cordova. We com- pleted the load. Imagine a fairly low cart provided with open-work side-straps, and having for flooring an esparto net in which are heaped up trunks and pack- ages without much care for the projecting and re- entering angles. On top are thrown two or three mattresses, or, to speak more accurately, linen sacks in which have been inserted a few lumps of uncarded wool ; upon these mattresses, stretched transversely, the poor travellers, in an attitude — may we be for- given the dreadful comparison! — very like that of calves carried to market. Their feet are not bound, but their position is scarce improved. The cart, cov- ered by a stout awning over hoops, is driven by a mayoral and drawn by four mules.

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The family with which we were travelling was that of an engineer, fairly well instructed and speaking French easily. It was accompanied by a tall rascal of uncouth mien, who had formerly been a brigand in Jose Maria's band, and now was a mine inspector. He followed the galley on horseback, knife in belt, carbine on holster. The engineer seemed to think a great deal of him, and praised his probity as if his former profession inspired him with no uneasiness on the subject. It is true that when speaking of Jose Maria he repeatedly said of him that he was a worthy, honest man. This opinion, which would appear to us slightly paradoxical as applied to a highwayman, is shared in Andalusia by the most honourable people. Spain has remained African in this respect, and bandits are easily accepted as heroes, — a curious connection less strange than seems at first sight, especially in France  ; because where the imagination of the people is so highly impressionable, contempt for death, bold- ness, coolness, prompt and audacious decision, skill and strength, the sort of grandeur which attaches to a man in revolt against society, — are not all those qualities, which act so powerfully on minds little civilised, the very traits which form great characters ;

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and are the people so very wrong to admire these en- ergetic natures, although the use to which they turn them is worthy of condemnation  ?

The road along which we were travelling climbed up and down, in rather abrupt fashion, a district inter- sected by hills and narrow valleys, the bottom of which formed dry river-beds full of huge stones, which jolted us atrociously and drew sharp cries from the women and children. On the way we noticed some remark- ably poetic and richly coloured sunset effects. The distant mountains turned purple and violet, with a golden haze of extraordinary warmth and intensity over all. The complete absence of vegetation gave to the landscape, composed solely of soil and sky, an appearance of grand nudity and fierce barrenness, the equivalent of which is nowhere else to be met with, and which painters have never succeeded in reproducing.

We halted for a few hours at nightfall in a little hamlet of three or four houses, to rest the mules and to take some nourishment. At about one in the morn- ing we started again, and in spite of the extraordinary jolts and the children of the mining engineer, who rolled over us, and the wav our heads were bumped

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TRAVELS IN SPAIN

against the sides, we were not long in going to sleep. When the sun awakened us, we were near Caratraca, an insignificant village which was not marked on the map and is known only for its sulphur springs, which are very efficacious in skin diseases  ; they attract to this lonesome place a suspicious-looking lot of people with whom it would be unhealthy to come in contact. These people gamble frightfully, and although it was yet very early, the cards and the gold-pieces were al- ready flying over the table. It was hideous to see these earthy, greenish-faced patients made more hide- ous still by rapacity, and the convulsive fingers slowly put out to seize their prey.

The houses of Caratraca, like those of every Anda- lusian village, are whitewashed, which with the bright- coloured tiles and the leaves of the vines and shrubs which surround them, gives them an air of comfort and ease very different from the opinion which most people in Europe have of Spanish filthiness, an opinion which is widespread but which can have arisen only through some wretched hamlets in Castile, of which we have more than the equivalent in Brittany and Sologne. In the courtyard my glances were at- tracted by coarse frescoes representing In most primi-

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tive fashiorf scenes from bull-fights. Around the paintings were stanzas in honour of Paquirro Montes and his quadrille.

After we had had our siesta, the mules were har- nessed to the galley, each one of us resumed his place upon the mattress, the escopetero climbed on his little mountain-horse, the mayoral collected pebbles to throw at his animals, and we started again. The country we were traversing was wild without being picturesque  : bare, rough hills, stony torrent-beds like cicatrices cut in the ground by the devastating winter rains, woods of olive trees, the pale foliage of which, covered with dust, suggested no idea of verdure or coolness ; here and there on the gullied banks of chalk or tufa ravines, a clump of fennel turned white by the heat •, on the dusty road the tracks of serpents and vipers; over all a sky as hot as an oven, not a breath of air, not a pufF of wind, — the gray sand thrown up by the hoofs of the mules fell dead. A sun fit to heat iron white-hot beat down upon the awning of our galley, inside of which we were ripen- ing like melons under glass. From time to time we alighted and walked for some distance, keeping within the shadow of the horse or the cart, and climbed back


TRAVELS IN SPAIN

with unstifFened legs into our place, stumbling over the children and the mother, for we could only reach our corner by crawling on all-fours under the low arch of the galley hoops.

By dint of crossing ravines and quagmires and cut- ting across fields to shorten the way, we managed to lose the road. Our mayoral, in hopes of coming across it, went on as if he were quite sure of where he was going J for cosarios and guides will never confess that they are lost until the very last moment, when they have taken you fifteen or eighteen miles ofF the road. It is true that nothing was easier than to lose this astounding road, scarcely beaten, cut every moment by ravines. We were in the midst of great fields with scattered, stunted olive trees with twisted trunks, with- out any trace of human dwelling or of living beings. Since morning we had met but one half-naked mu- chacho driving before him, in a cloud of dust, a dozen black porkers. Night fell. To complete our troubles, there was no moon, and we had nothing but the faint light of the stars to go by. Every few minutes the mayoral got down from his seat and felt the ground with his hands to ascertain if there was not a road, or a wheel-track which might lead us

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back to the road •, but his investigations were useless, and much against his will he was compelled to tell us that he had lost his way and did not know where he was. He could not understand it ; he had travelled twenty times along the road and could have gone to Cordova with his eyes shut.

However, after having wandered at haphazard for two or three hours, we perceived far in the distance a light shining through branches like a glow-worm. We immediately made it our polar star and drove in its direction as straight as possible, running the risk of upsetting at every step. Sometimes a hollow in the ground concealed it from our sight, and then all nature seemed a blank ; then it reappeared, and our hopes rose again. At last we got close enough to a farm to make out the window, the heaven whence shone our star in the shape of a brass lamp. Ox-wag- gons and agricultural implements scattered here and there wholly reassured us, for we might have fallen upon some cut-throat place, some smugglers' den. The dogs, having scented us, were barking loudly, so that very soon the whole farm was up. Peasants came out gun in hand, to learn the cause of the night alarm, and having ascertained that we were

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honest travellers who had lost their way, they politely asked us to come and rest in the farmhouse.

It was their supper time. An old woman, wrinkled, tanned, and almost mummified, was preparing in a red earthen jar a huge gaspacho. Five or six tall grey- hounds, thin loined, broad chested, with splendid heads, worthy of being in a royal pack, followed the move- ments of the old woman with the most sustained at- tention and the most melancholy and admiring air imaginable. But that delightful meal was not intended for them ; in Andalusia it is men, not dogs, to whom is served a soup of bread crusts soaked in water. Cats deprived of ears and tail, — for in Spain these orna- mental superfluities are cut off, — and who looked like Japanese monsters, also watched, but from a greater distance, the appetising preparations.

We were given for guide a young fellow who was thoroughly acquainted with the roads, and who took us without difficulty to Ecija, which we reached about ten in the morning.

The approach to Ecija is rather picturesque. It is reached by a bridge, at one end of which stands a monumental arcaded gate. The bridge spans the river, which is the Granada Genii, obstructed by the ruins of

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antique arches and mill-weirs. At the other end one enters a square planted with trees and adorned with two monuments in poor taste. The one is a gilt statue of the Virgin placed upon a pillar of which the hol- lowed out base forms a sort of chapel, ornamented with pots of artificial flowers, ex votos^ wreaths of elder- pith, and all the gewgaws of Southern devotion. The other is a giant Saint Christopher, also in gilt metal, leaning upon a palm tree, a stick proportionate to his height, and carrying on his shoulder with the most pro- digious contraction of muscles and with efforts which would suffice to lift a house, an exceedingly small Child Jesus, delightful in its delicacy and daintiness. This colossus, attributed to the Florentine sculptor Torre- giani, who broke Michael Angelo's nose with a blow of his fist, is perched upon a column of the Salomonic order (that is the name given here to twisted pillars) in pale rose granite, the spiral of which ends half-way up in extravagant volutes and foliage.

I like very much statues thus placed  ; they are more effective and can be seen from a greater distance and more advantageously. Ordinary pedestals are usually massive and heavy, and thus diminish the lightness of the figures they upbear.


TRAVELS IN SPAIn"""^'"

Ecija, although lying outside of the beaten track of tourists and consequently little known, is neverthe- less a most interesting town, very original and charac- teristic. The steeples, which form the most striking feature of its silhouette, are neither Byzantine nor Gothic nor Renaissance; they are Chinese, or rather, Japanese. They might be mistaken for some miao consecrated to Confucius, Buddha, or Fo, for they are covered all over with porcelain or china tiles most brilliantly coloured, ribbed with green, and white var- nished tiles laid checker-board wise, which have the most peculiar appearance possible. The rest of the architecture is no less fantastic, and the love of the gro- tesque is carried to its utmost limit. It consists of a maze of gildings, incrustations, breccias and coloured marbles used as if they were stuffs; wreaths of flowers, love-knots, pufFy angels all painted and rouged, of in- conceivable richness and in sublimely bad taste.

The Calle de los Caballeros, where live the nobility and on which are situated the finest hotels, is marvel' lous in this respect. It is hard to believe that one is in a real street, between houses inhabited by actual beings. There is not a straight line in it ; its balconies, its iron-work, its friezes, — everything is twisted and


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turned, and'blooms out into flowers, volutes, and foliage. There is not a single inch which is not hatched, fes- tooned, gilded, embroidered, or painted. All that rococo can produce of most rocky disorder, all that French taste, even at the worst times, has always known how to avoid, is here most luxuriant. This Pompadour- Dutch-Chinese style amuses and startles one in Anda- lusia. Most of the houses are whitewashed of a dazzling whiteness which stands out against the dark blue of the sky, and their flat roofs and their small windows and look-outs made us think of Africa, — an idea confirmed by the heat of ninety degrees, which is the average temperature of the place in cool summers. Ecija is called the Andalusian Frying Pan, and never did any place better deserve its name. Situated on low ground it is surrounded by sandy hills which keep off the wind and reflect the rays of the sun. Man lives there in a state of constant stew. Nevertheless, we bravely traversed it in every direction while waiting for breakfast. The Plaza Major is very striking, with its pillared houses, its rose windows, its arcades and pro- jecting balconies. Our inn was rather comfortable, and we were served a most decent meal, which we enjoyed with pardonable sensuality after our many

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privations. A long sleep in a well closed, well dark- ened, well watered room fully rested us, and when at about three o'clock we climbed back into the galley, we looked quite serene and resigned.

The road from Ecija to Carlotta, where we were to sleep, runs through an uninteresting district, barren and dusty ; at least, so it appeared to us at that season, and it has left no particular mark on our remembrance. From time to time a few clumps of olive trees or of green oaks showed here and there, and the aloes spread their bluish foliage, which always produces a striking effect.

Carlotta, where we stopped for the night, is a hamlet of no importance. The inn is an old convent which was first used as a barracks, as is almost always the case in times of revolution, military life being that which most easily adapts itself to buildings constructed for monkish life. Long arcaded corridors formed an open gallery upon the four sides of a court. In the centre of one of these vawned the black mouth of a huge well, very deep, which promised us the delightful treat of clear, cold water. As I bent over the edge, I saw that the interior was hung with plants of the lov- liest green, which had grown in the interstices of the

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stones  ; and h was in wells, indeed, that one had to look to find verdure and coolness, for the heat was comparable to that in the neighbourhood of a great fire. The temperature of a hot-house in which tropical plants are raised can alone give any idea of it ; the very air was burning, and the pufts of wind seemed to carry fire with them.

We left Carlotta at about three o'clock in the afternoon, and in the evening we halted at a wretched gipsy hut, the roof of which consisted merely of branches of trees, placed like coarse thatch upon cross poles. After having drunk a few glasses of water, I lay quietly down in front of the door, and while looking into the deep azure of the sky I was not long in sinking into a deep sleep, just as if I were King on the softest of beds. Never did a lovelier and more serene night robe the earth in its blue velvet mantle. At about midnight the galley started again, and at dawn we were within half a league of Cordova.

The description of our halts and our days' journeys might lead to the belief that Cordova is a long way from Malaga, and that we had travelled over an enormous extent of road, during the four days and

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a half, yet the distance traversed is only about twenty Spanish leagues, or about ninety miles ; but the car- riage was heavily laden, the road abominable, and there were no relays of mules ready. Add to this the intolerable heat, which would have killed both men and beasts if we had ventured out while the sun was high. We look back pleasantly upon that slow and toilsome journey. Swift travelling is devoid of charm. You are carried along as in a whirlwind and you have no time to see anything. If you are to get to the end of your trip at once, you might just as well remain at home. What I enjoy is the travelling itself and not the arrival.

Cordova is entered from the Ecija side by a bridge across the Guadalquivir which is fairly wide at this place. Close by are to be seen the ruins of an Arab aqueduct. The end of the bridge is defended by a great square, crenellated tower flanked by casemates of more recent construction. The city gates were not yet open. A multitude of ox-teams, enormous, majestic, adorned with tiaras of esparto ; of mules and white donkeys laden with cut straw  ; of peasants with sugar-loaf hats, wearing cloaks of brown wool, falling before and behind like a priest's cape, and


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which are put on by passing the head through a hole cut in the centre of the piece of stuff, were waiting for the opening of the gates with the phlegm and patience usual to Spaniards, who appear never to be in a hurry. A similar crowd at the gates of Paris would have made a horrible noise, and have indulged in insults and invectives. In this case no sound was heard but the trembling of a copper bell on a mule's collar and the silvery tinkle of a leading ass changing its position or resting its head upon the neck of a long-eared brother.

We profited by the halt to examine leisurely the situation of Cordova. A fine gate, looking like a triumphal arch of the Ionic order and in such good taste that it might have been thought to be Roman, formed the majestic entrance to the city of the Caliphs, though I should have preferred one of those beautiful horse-shoe Moorish arches such as one sees in Granada. A mosque-cathedral rises above the walls and the roofs of the city, resembling a citadel rather than a temple, with its high walls broken by the Arab battlements and the heavy Gothic dome resting upon its eastern platform. These walls, it must be confessed, are washed with an abominable

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yellow colour. Without being of those who are particularly fond of mouldy, leprous-looking buildings, we entertain a peculiar horror for this hideous squash- colour, which so delights priests, vestries, and chapters in all countries, for they never fail to use it upon the marvellous cathedrals which are intrusted to them. Buildings must be painted and always have been, even in the most artistic days, only the shade and the kind of wash should be selected with extreme care.

At last the gates were opened, and we had first the exciting pleasure of being searched pretty minutely by the custom-house officers, after which we were left free to repair with our trunks to the nearest inn.

Cordova has more of an African look than any other Andalusian city  : its streets, or rather, lanes, — the disorderly paving of which resembles the dry bed of a torrent, — strewn with the short straw which falls from the loads carried by the asses, in no wise recall the manners and habits of Europeans. You walk between endless chalky walls with a few grated and barred windows ; you meet a beggar with repul- sive face, a devotee in her black hood, or a majo riding swiftly by upon a white-harnessed, brown horse which strikes sparks from the stones as it goes. If


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the Moors were to return, they would not have to alter much before settling down. The idea that one may have of Cordova, that it has traceried spires and houses with Gothic windows, is entirely incorrect. The universal use of whitewash gives a uniform tone to all the buildings, filling the cavities, concealing the tracery and preventing one guessing at their age. Thanks to whitewash, a wall built a century ago cannot be distinguished from one finished yesterday. Cordova, of yore the wonder of Arab civilisation, is now only a mass of little white houses divided into blocks by narrow lanes which would not give passage to two mules abreast ; above rise a few Indian fig-trees, with metallic-looking foliage, and feathery palms.

Life seems to have abandoned this great body, so animated in the time of the Moors. It is now but a whitened and glistening skeleton. Cordova, however, has preserved its mosque, a unique monument, entirely novel, even to travellers who have already had an opportunity of admiring the marvels of Arab architecture at Granada or Seville.

In spite of its Moorish appearance, Cordova is a good Christian city, and is placed under the special protection of the Archangel Raphael. From the bal-

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conv of our parador we saw the curious monument in honour of this divine patron. The archangel at the top of his column, sword in hand, wings outspread, glistering in gold, seems to be eternally watching over the city intrusted to his keeping. The column, of gray granite with a Corinthian capital in gilded bronze, rests on a small tower or lantern in rose granite, the lower portion of which is formed of rock-work, upon which are grouped a horse, a palm tree, a lion, and a most fantastic marine monster. Four allegorical statues complete the ornamentation. In the base is enclosed the coffin of Bishop Pascal, who was famous for his piety and his devotion to the holy archangel. The following inscription is cut on a scroll: "I swear to you by Jesus Christ that I am the Angel Raphael, to whom God has given this post for the guarding of this city."

You may ask, how it is known that the Archangel Raphael happened to be the patron of the old city of Abd-er-Rhaman and not some one else. You will find the answer in a ballad, printed by permission at Cordova at Don Raphael Garcia Rodriguez', in Liberty Street. This precious document has at its head a woodcut representing the archangel with outspread


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wings, a halo around his head, his travelling-stick and his fish in his hand, majestically placed between two superb pots of hyacinths and peonies, with an inscrip- tion which reads thus  : " Truthful Account and curious Legend of his Lordship Saint Raphael, Arch- angel, Advocate of the Pest, and Guardian of the City of Cordova," The document goes on to state how the blessed archangel appeared to Don Andreas Roelas, a gentleman and priest of Cordova, and addressed to him in his room a speech of which the first sentence is that which has been engraved upon the column. The speech, which the legends have pre- served, lasted for more than an hour and a half, the priest and archangel being seated opposite each other, each on a chair. The apparition took place May 7 in the year of grace 1578, and it is in memory of it that this monument has been erected.

The esplanade, surrounded by an iron-work fence, stretches around the monument, and enables one to observe it from every side. Statues thus placed gain elegance and beauty which greatly please me and which wonderfully conceal the bareness of a terrace or a public square, or of too large a court.

The exterior of the cathedral had not attracted us


TRAVELS IN SPAIN

greatly, and we feared to be bitterly disappointed.

Victor Hugo's lines, —

"... Cordova, besides its old houses, Has its mosque, in which the eye roams amid marvels,"

seemed to us in advance too flattering  ; but we were soon convinced that they were entirely justified. It was the Caliph Abd-er-Rhaman who first laid the foundation of the Cordova mosque towards the end of the eighth century. The work proceeded with such speed that the building was completed at the beginning of the ninth century. Twenty-one years were suffi- cient to erect that gigantic building. When we reflect that a thousand years ago a work so admirable and of such colossal proportions was carried out in so short a time and by a people who have since fallen into the deepest state of barbarism, one is amazed and refuses to believe in the so-called doctrine of progress which is current to-day  ; one is even tempted to adopt the con- trary opinion when visiting countries formerly occu- pied by civilisations which have disappeared. For my part, I have always greatly regretted that the Moors did not remain masters of Spain, which has certainly incurred loss only through their expulsion. Under their rule, if we are to believe the popular exaggera-

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tions so seriously collected by historians, Cordova had two hundred and fifty thousand houses, eighty thousand palaces, and nine hundred baths, while twelve thousand villages formed its suburbs  ; now it has not even forty thousand inhabitants and appears almost deserted.

Abd-er-Rhaman wished to make the Mosque of Cordova the object of pilgrimages, the chief temple of Islam next to that in which rests the body of the Prophet. I have not yet seen the Kasbah at Mecca, but I question whether it equals in splendour and extent the Spanish mosque. In the latter was pre- served at one time one of the original copies of the Koran, and a still more precious relic, — a bone of the arm of Mahomet. The common people even now claim that the Sultan of Constantinople still pays trib- ute to the King of Spain in order that mass may not be said in that portion specially consecrated to the Prophet. This chapel is ironically called by devotees the Zancarron^ a term of contempt which means "The bare bone."

The mosque of Cordova has seven gates, which have nothing monumental about them  ; for the very prin- ciple of the building is opposed to it and does not allow of the majestic portal imperiously required by the reg-

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ular plan of the Gothic cathedrals. Nothing, there- fore, on the exterior prepares one for the wondrous spectacle of the interior. We shall pass through the Patio de los Naranjos^ a vast and splendid court planted with huge orange-trees, contemporaries of the Moorish kings, surrounded by long galleries with marble-flagged arcades, on one of the sides of which rises a spire in mediocre taste, an unskilful imitation of the Giralda, as we later ascertained in Seville. Under the pave- ment of this great court there exists, it is said, a vast cistern. In the time of the Ommiyads one passed from the Patio de los Naranjos straight into the mosque itself, for the hideous wall which cuts off the view on this side was built later.

The best idea that we can give of that strange build- ing is to say that it resembles a huge esplanade closed in and surrounded by groves of pillars. This espla- nade is four hundred and twenty feet wide and four hundred and forty feet long ; the columns number eight hundred and sixtv. There is but half of the original mosque left, it is said.

The impression made on one on entering this ancient sanctuary of Islam is indefinable and has no resemblance to the emotions usually produced by

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architecture. One seems to walk through a ceiled forest rather than through a building. Whichever way one turns, the glance wanders down lines of pillars which cross and stretch as far as the eye can reach like a marble vegetation which has spontaneously sprung from the soil. The mysterious twilight which reigns in this stone forest adds to the illusion. There are nineteen naves in the direction of the breadth, thirty- six in the other, but the opening of the cross arcades is narrower. Each nave is formed of two ranks of superimposed arches, some of which cross and interlace like ribbons, producing the quaintest effects. The pillars, which are cut out of single blocks of stone, are not more than ten to twelve feet in height to their cap- ital, which is in a strong and delicate Arab-Corinthian style recalling the African palm rather than the Greek acanthus. The pillars are of precious marbles, por- phyry, jasper, green and violet breccia and other pre- cious materials ; there are even some antique pillars among them, which come, it is said, from the ruins of a former temple of Janus. So the worship of three different religions has been celebrated on this site. Of these three religions, one has disappeared forever in the abyss of the past with the civilisation which it repre-

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sented ; the other has been driven out of Europe, where it has now but a foothold, to the very confines of Oriental barbarism  ; the third, after having reached its apogee, now mined by the spirit of investigation, is growing weaker day by day even in those countries where it formerly reigned as absolute sovereign  ; and perhaps Abd-er-Rhaman's old mosque may last long enough to see a fourth creed installed under its arches, celebrating with another ritual and with other hymns the new god, — or rather the new prophet, for God never changes.

In the days of the Caliphs, eight hundred silver lamps filled with aromatic oil lighted up these long naves, made the porphyry and polished jasper of the columns flash again, studded with spangles of light the gilded stars of the ceiling, and showed through the shadows the crystal mosaics and the verses of the Koran interlaced in arabesques and flowers. Among these lamps were the bells of Santiago de Com- postello, taken by the Moors. Overset and sus- pended from the ceiling by silver chains, they illumined the temple of Allah and his prophet, much surprised at having turned into Moslem lamps after having been Catholic bells. In those days the glance could roam

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freely along the vast colonnades and discover from one end of the temple the orange trees in bloom and the upspringing fountains of the court in a flood of light which was all the more dazzling by contrast with the twilight of the interior. Unfortunately, this magnificent prospect is now obstructed by the Catholic church, a huge building, set heavily in the very centre of the Arab mosque. Retables, chapels, and sacristies encumber and destroy the general sym- metry. This parasitic church, a monstrous stone mushroom, an architectural wart which has grown on the back of the Arab building, was constructed from the designs of Hernan Ruiz, and is not without merit in itself; anywhere else it would be admired  ; but it is forever to be regretted that it should have been placed where it stands. It was built, in spite of the resistance of the municipal authorities, by the chapter, in consequence of a decree obtained surrep- titiously from the Emperor Charles V, who had not seen the mosque. Visiting it a few years later, he remarked  : " If I had known the facts, I should never have allowed the old work to be touched. You have put what may be seen anywhere in place of what is to be seen nowhere else." This well

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deserved reproach shamed the chapter, but the evil was done.

In the choir there is a vast piece of carved wood- work in massive mahogany, which represents subjects drawn from the Old Testament, and which is the work of Pedro Cornejo, who spent ten years of his life in this vast labour, as may be seen on the tomb of the poor artist, who lies asleep a short distance from his masterpiece. Speaking of tombs, we noticed a curious one set into the wall, in shape like a trunk and closed with three padlocks.

Until the middle of the eighteenth century the old cedar and larch ceiling of Abd-er-Rahman had been preserved, with its sunken panels, its lozenges and Ori- ental beauty; it has been replaced by vaults and semi- cupolas in mediocre taste. The old pavement has been replaced by a tiled pavement, which has raised the level of the floor and conceals the base of the pillars, and thus makes more striking the general defect of the building, which is too low for its size.

All these profanations do not prevent the Mosque of Cordova from being even now one of the most marvellous buildings in the world, and as if to make us feel more bitterly the mutilation which the rest has

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undergone, a portion, called the Mirahb^ has been pre- served as if by a miracle with scrupulous integrity.

The carved and wooden ceiling, with its media naranja studded with stars, its traceried windows with their gratings that give passage to a soft light, the gallery with its trefoil, the coloured-glass mosaics, the lines of the Koran in gilded, crystal letters which wind in and out through the most complicated and graceful ornaments and arabesques, — form a work of fairy richness, beauty, and elegance, the like of which is to be found only in the " Thousand and One Nights," and which need not envy their art. Never were lines more judiciously chosen, colours better combined. Even the Gothic artists, in their most delicate fancy, in their most precious goldsmith-work exhibit something sickly, emaciated, and thin which recalls the barbarism and the infancy of art. On the contrary, the architecture of the Mirahb exhibits a civilisation which has attained to its culminating point ; beyond there can only be decadence  ; nothing is lack- ing of proportion, harmony, richness, and grace.

From this chapel one enters a small and highly ornamented sanctuary, the ceiling of which is com- posed of a single block of marble cut into a shell

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shape and carved with infinite delicacy. This was probably the holy of holies, the dread and sacred place where the presence of God was more manifest than elsewhere. Another chapel, the Chapel of the Moorish Kings, where the Caliphs said their prayers apart from the multitude of believers, also presents some interesting and delightful details, but it has not been as fortunate as the Mirahb, and its colours have vanished under an ignoble layer of whitewash.

The sacristies overflow with treasures : dazzling monstrances set with precious stones, silver reliquaries of enormous weight and wondrous work, as large as small cathedrals, candelabra, golden crucifixes, gold- embroidered copes, — of Asiatic and more than regal luxury.

As we were about to leave, the beadle who guided us led us mysteriously to an obscure corner and exhibited to us as the greatest curiosity the crucifix which is said to have been carved with his finger- nails by a Christian prisoner upon a porphyry column at the foot of which he was chained. By way of proving the truth of his story, he showed us the statue of the poor captive standing a little way ofi\ Without being more of an unbeliever than is proper


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in matters of legend, I could not help thinking that in those days either men had very hard finger nails or porphyry was very soft. Nor is this the only crucifix  ; there is a second one upon another column but much less well done. The beadle also showed us a huge ivory tusk suspended from the ceiling of a cupola by iron chains, like the hunting-horn of some Nimrod of a vanished world. The tusk belonged, it is said, to one of the elephants employed in hauling the material during the building of the mosque.

On leaving the cathedral, we stopped for a few moments before a pretty Gothic portal which forms the facade of the Foundling Hospital. Anywhere else it would be admired, but the imposing neigh- bourhood in which it is placed eclipses it.

Having visited the cathedral, there was nothing to occupy us in Cordova, a stay in which was not very pleasant. The only amusement of a stranger is to bathe in the Guadalquivir or to be shaved in one of the numerous barber-shops around the mosque, — an operation performed most dexterously, with the help of a huge razor, bv a small individual perched upon the back of the great oaken armchair in which you are seated.

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The heat was unbearable, for it was increased by fire. The harvest was just over, and it is the custom in Andalusia to burn the stubble when the sheaves have been brought in, so that the ashes may fertilise the ground. The country was blazing for ten or twelve miles around, and the wind passing over this ocean of flame brought us puffs of air as hot as that which escapes from a furnace. We were like scorpions whom children surround with a circle of shavings to which they set fire, and which are obliged to make a desperate sortie or to commit suicide by stinging themselves. We chose the former method.

The galley by which we had come took us back by the same road to Ecija, where we asked for a calesa to go to Seville. The driver, having seen the two of us together, thought that we were too tall, stout, and heavy to take, and raised a series of objections  : our trunks, he said, were so very heavy that it would take four men to raise them, and would break down his carriage. We at once removed this objection by picking up and putting the slandered trunks up- on the back of the calesa. The rascal, having no further objections to offer, at last made up his mind to start.

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Flat or slightly undulating ground planted with olive trees, the gray colour of which is made paler by the dusty, sandy steeps on which shows from time to time blackish verdure, — these were the only things we saw for many a mile.

At Luisiana all the inhabitants were stretched out at their doors, snoring in the starlight. Our carriage forced the lines of sleepers to rise and press against the walls, grumbling and lavishing on us all the riches of the Andalusian vocabulary. We stopped at an ill-looking posada, with more guns and muskets than cooking-utensils. Dogs of monstrous size fol- lowed every movement of ours with attention, and seemed to wait but a sign to tear us to pieces. The quiet voracity with which we despatched our tomato omelet seemed to surprise our hostess extremely ; she appeared to consider the repast superfluous and to regret the food which would not profit us. How- ever, in spite of the sinister appearance of the place we did not have our throats cut, and the people were clement enough to allow us to continue on our way.

The ground became more and more sandy, and the wheels sank up to the axles in the soft soil. Then we

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understood why our driver was so worried by our weight. To relieve the horse we got down, and about midnight, after having travelled along a road which ascended the steep slopes of a mountain, we reached Carmona, where we were to sleep. Lime-kilns cast over the rocky slope long, reddish reflections which produced wonderfully strong, picturesque effects of light and shade.

Beyond Carmona the cacti and aloes which had for- saken us reappeared fiercer and more bristling than ever. The landscape was less bare, less red, and more diversified; the heat was also somewhat less intense. We soon reached Alcala de los Panaderos, famous for its excellent bread, as its name indicates, and its fiov!/Ios-{\ghts (young bulls), to which the aficionados of Seville repair during the intermission of bull-fights in that city. The town is admirably situated at the bottom of a small valley, through which meanders a river. It is sheltered by a hill on which rise the ruins of an old Moorish palace. We were near Seville, and before long the Giralda showed against the sky, first its traceried lantern, and then its square tower. A few hours later we were passing under the Carmona Gate, the arch of which framed in a background of dusty

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light, in which moved through a mist of golden vapour galleys, mules, asses, and ox-waggons, some going and some coming. The massive arches of a superb aque- duct of Roman aspect showed on the left of the road  ; on the other side rows of houses, set closer and closer together. We were in Seville.


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A SPANISH proverb very often quoted says that he who has not seen Seville has not seen a mar- vel. We humbly confess that this proverb would ap- pear to us more accurate if it applied to Toledo or Granada than to Seville, in which we found nothing particularly marvellous save the cathedral.

The city is situated on the banks of the Guadal- quivir, in a broad plain whence it derives its name of Hispalis, which means in Carthaginian " flat ground," if Arias Montano and Samuel Bochard are to be be- lieved. It is a large, wide-spreading city, quite modern, bright, gay, animated, and which no doubt must strike Spaniards as charming. No greater con- trast to Cordova could be found. Cordova is, as already said, an ossuary of houses, a catacomb under the open sky, over which loneliness scatters its whitish dust. The stray inhabitants who show at the corners of the streets look like ghosts that have mistaken the time. Seville, on the contrary, has all the excitement

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and bustle of life ; a rumour hovers over it at every moment of the day , it scarcely takes time to enjoy its siesta; it is not troubled by yesterday, still less by to-morrow, — it is wholly given up to the present. Memory and hope constitute the happiness of unfortu- nate places: but Seville is not unfortunate; it enjoys itself, whilst Cordova, its sister, seems in silence and solitude to dream of Abd-er-Rahman and of the Great Captain, of all its vanished splendour — lights gleaming in the night of the past, of which it has naught left but the ashes.

To the great disappointment of travellers and anti- quarians, whitewash reigns supreme in Seville. Houses are whitewashed three or four times a year, which makes them look clean and well kept, but which pre- vents one tracing the remains of Arab and Gothic sculptures which formerly adorned them. Nothing is more monotonous than the network of streets which exhibit but two shades, the indigo blue of the heavens and the chalk white of the walls, upon which fall the blue shadows of the neighbouring buildings ; for in these hot countries the shadows are blue instead of being gray, so that objects seem to be lighted on the one side by moonlight and on the other by sunlight.

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However, the lack of dark shades results in much live- liness and gaiety. Gates closed by gratings allow you to catch glimpses of courts adorned with columns, mosaic pavements, fountains, pots of ilowers, shrubs, and paintings. As for the exterior architecture, it is in no wise remarkable. The buildings are rarely more than two stories high, and scarcely a dozen facades artistically interesting are to be found. The pavement is composed of small pebbles as in all Spanish towns, but by way of pavement there is laid a band of fairly wide, flat stones on which the crowd walks in Indian file. Ladies are always given the right of way, with that exquisite politeness which is natural in Spain, even to the lowest class.

The Seville women justify their reputation for beauty. They are almost all alike, as is the case with pure races of characteristic type. They have large eyes furnished with long, brown lashes which have an effect of black and white unknown in France. When a woman or maid passes near you, she lowers her eye- lids, then suddenly opens them and flashes straight at you a glance so dazzling that you cannot sustain it, gives one turn to her eyes and again lowers her eye- lashes. We have no expression to describe this fashion

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of using the "eyes  ; ojear is lacking in our vocabulary. These sudden and bright glances, which almost em- barrass strangers, have no particular meaning and are cast indifferently upon anything. A young Andalusian will look with that passionate glance at a passing cart, a dog trying to catch its tail, children playing at bull- fighting. The eyes of Northern people are dull and dead in comparison ; the sun has never left these re- flections in them. Teeth, the incisors of which are very sharp and which are as bright as those of a young Newfoundland dog, give to the smile of the women of Seville a touch of Arab and of strangeness which is very striking. The brow is high, rounded, and polished, the nose delicate and somewhat aquiline, the lips richly coloured. Unfortunately, the chin sometimes ends with too sharp a curve the oval outline so admirably begun. The only imperfection which the most fastidious artist could find in the Seville ladies is that their shoulders and arms are somewhat thin ; the joints, the small hands and feet leave nothing to be desired. Without any poetic exaggeration, one would easily find among the Seville women feet which a child could hold in its hand. The Andalusians are very proud of this, and are very careful of the kind of shoes they wear. They

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are usually of satin, and barely cover the toes. Un- fortunately, Seville ladies are Spanish and remain Span- ish only as far as their feet and their heads are concerned, as far as the shoe and mantilla go. Coloured dresses cut in French fashion begin to prevail. Men are dressed up like tailor's patterns. Sometimes, however, they wear short, white-duck jackets and white trousers with a red sash and an Andalusian hat ; but that is rare and the costume itself is not very picturesque.

It is on the Alameda del Duque, where one takes the air between the acts at the play — for the theatre is close by — and especially at the Paseo de Cristina, that it is delightful to see, between seven and eight, parade and coquette the pretty Sevillians in small groups of three or four accompanied by their actual or prospective gallants. There is something light and springing about their gait, so that they prance rather than walk. The swiftness with which they open and close their fans, the brilliancy of their glance, the as- surance of their gait, the undulating suppleness of their figure, give them a most distinctive air. There may be more perfectly and more regularly beautiful women in England, France, or Italy, but certainly there are none prettier or more piquant. These Sevillians pos-

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sess in a high degree what the Spaniards call sal. It is difficult to give an idea of it in conversation  : it is composed of nonchalance and vivacity, of quick replies and childish ways, of a gracefulness as piquant as it is savoury, which need not accompany beauty, but which is often preferred to it. So in Spain they say to a woman, " How salt (^salada) you are  ! " and no compli- ment is greater than that.

The Paseo de Cristina is a superb promenade upon the banks of the Guadalquivir, with a Salon paved with large slabs, surrounded by a white-marble bench with an iron back, shaded by Oriental plane-trees, and with a maze, a Chinese pavilion, and all sorts of Northern trees, ash, cvpress, poplar, willow, which excite the admiration of the Andalusians, just as aloes and palms would excite that of Parisians.

At the approaches to the Cristina there are bits of cord steeped in sulphur and rolled around posts, which offer a light always ready for smokers, so that one is freed from the nuisance of the boys who carry coals and pursue you, shouting out, " Fuego  ! " which makes the Prado at Madrid so unbearable.

Pleasant as is this promenade, nevertheless I prefer the river bank itself, which offers an ever-varied and


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animated spectacle. In the centre of the river where the water is deepest are anchored the trading barks and schooners with their airy rigging, the lines of which show so clearly against the light background of the sky. The swift boats cross and recross the river in every direction, sometimes bearing a company of young men and young women who go down stream playing on the guitar and singing couplets, which are scattered around by the breeze, and which the people on shore applaud. The Torre del Oro, a sort of octagonal tower with three stories, crenellated after the Moorish fashion, its base bathed by the Guadalquivir near the landing-place, and which springs up into the blue sky from amidst a forest of masts and rigging, bounds admirably the pros- pect on this side. This tower, which is, so the learned insist, of Roman construction, was formerly connected with the Alcazar by walls which have been taken down for the construction of the Paseo de Cristina, and it held at the time of the Moors one of the chains which barred the river, the other one of which was fastened opposite to counterforts of masonry. Its name comes, it is said, from the fact that the gold brought from America by galleons was stored in it.

Every evening we used to go to walk there and

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watch the ■Sun setting behind the Triana suburb, situated on the other side of the river. A noble palm- tree spread its disc of leaves as if to salute the set- ting sun. I have always greatly loved palm trees, and I can never see one without being carried off into a poetic and patriarchal world, into the midst of foreign scenes of the East, of the splendours of the Bible.

A bridge of boats connects the two banks and unites the suburbs to the city. You have to pass over it to visit, near Santiponce, the remains of Italica, the native place of Silius Italicus, the poet, and of the emperors Trajan, Hadrian, and Theodosius. There still exists a ruined amphitheatre, the outline of which is quite plain. The dens in which the wild beasts were kept, and the dressing-rooms of the gladi- ators are easily recognised, as well as the corridors and the seats. It is built of cement mixed with stones. The stone revetments have probablv been carried off for more modern buildings, for Italica has long served as a quarrv for Seville. A few rooms have been cleared out and serve as a shelter during the heat of the dav for troops of blue porkers, which bolt with a grunt between the visitors' legs,

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and constitute to-day the only population of the old Roman city. The most complete and interesting remains of all that vanished splendour is a mosaic of great size which has been surrounded with walls, and which represents the Muses and Nereids. When water has been poured over it to revive the colours, they show very brilliantly, although cupidity has led to some of the most precious portions being carried away. There have also been found in the debris some fragments of statues in fairly good style, and there is no doubt that intelligent search would result in important discoveries. Italica lies about four or five miles from Seville, and it is an excursion which one can easily make in the course of an afternoon by taking a carriage, unless one is a fanatical archaeolo- gist and insists on examining, one after another, all the old stones suspected of bearing inscriptions.

The Trajan Gate is also claimed to be Roman and is named after the emperor. It is of monumental aspect, of the Doric order, with columns in pairs adorned with the royal arms and surmounted by pyra- mids. It has its own alcalde, and is used as a prison for knights. The gates del Carbon and del Aciete are well worth looking at. On the Xeres Gate is

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the following inscription  : " Hercules built me  ; Julius Cresar encircled me with walls and lofty towers ; the Saintly King won me with Garci Perez de Vargas."

Seville is surrounded by a girdle of crenellated walls, flanked at intervals by great towers, several of which have fallen into ruins, and moats now wholly filled up. The walls, which would be useless against modern artillery, have, thanks to their dentelated Arab crenellations, quite a picturesque effect. Julius Cicsar is said to have built them, as he is said to have built every wall and camp that exists.

The Cristina, the Guadalquivir, the Alameda del Duque, Italica, and the Moorish Alcazar are no doubt very interesting things, but the real marvel of Seville is its cathedral, which is indeed a surprising building, even after the cathedrals of Burgos and Toledo, and the Cordova Mosque. The chapter which ordered it to be built, summed up its intention in these words  : " Let us erect a monument which shall lead posterity to think that we were mad." That was a broad and well drawn up programme. So, having full powers, the artists performed prodigies, and the canons, in order to hasten the completion of the building, gave up their whole income, keeping only what was absolute]"


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necessary to sustain life. O thrice holy canons, may you sleep gently under your slabs in the shadow of your beloved cathedral, while your souls are enjoying themselves in paradise in stalls probably less beautifully carved than those which stand in your choir.

The mightiest and most amazing Hindoo pagodas do not approach the Seville Cathedral. It is a hollow mountain, a valley overset. Notre-Dame in Paris could stand in the centre of the nave, which is of dizzy height ; the pillars, as large as towers, though they seem so slender that they make you shudder, spring from the ground or hang from the ceiling like the stalactites of a giant grotto. The four lateral naves, although less lofty, could hold churches with their steeples. The retable and the high altar, with its staircases, its superimposed stories, its lines of statues rising one above another, are in themselves a vast edifice, ascending almost as high as the vaulting. The Paschal candle, which is as tall as a vessel's mast, weighs two hundred and fifty pounds ; the bronze candlestick which supports it is like the column of the Place Vendome. It is copied from the candlestick of the Temple at Jerusalem as it is represented on the bassi-relievi of the Arch of Titus.

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Everything is on the same grand scale. Every year there are consumed in the cathedral twenty thousand pounds of wax and an equal quantity of oil  ; the sacramental wine amounts to the terrifying quantity of eighteen thousand seven hundred and fifty pints. It is true that every day there are five hundred masses said at eighty altars. The catafalque which is used during Holy Week, and which is called " The Monu- ment," is nearly one hundred feet high. The organs, of gigantic size, look like the basalt columns of Fin- gal's Cave, and yet the storms and thunders which escape from their pipes, which are the size of siege guns, sound like melodious murmurs, warblings of birds, and song of seraphs under those colossal arches. There are eighty-three painted windows after cartoons by Michael Angelo, Raphael, Diirer, Peregrino, Teo- baldi and Lucas Cambiaso ; the oldest and finest are the work of Arnold of Flanders, a famous painter on glass-, the latest, which bear the date of 1819, show how greatly the art has degenerated since the glories of the sixteenth century, the climacteric epoch of the world, when the plant called Man bore its finest flowers and its most savoury fruits. The choir, in the Gothic style, is ornamented with turrets, spires, tra-

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ceried niches, figures, and foliage, a vast and minute work which appals the imagination and is unintelligible nowadays. One remains thunderstruck in the pres- ence of such work and wonders uneasily whether vitality is diminishing every century with the aging of the world. This prodigy of talent, patience, and genius at least bears its author's name, and admiration knows upon what to settle. On one of the panels on the gospel side is the inscription  : " Nufro Sanchez, sculptor, whom God have in His holy keeping, made this choir in 1475."

To attempt to describe the riches of the cathedral one after another would be madness ; it would take a year to visit it thoroughly, and then one would not have seen everything  ; whole volumes would not be sufficient for the choir. Stone, wood, and silver sculp- tures by Juan de Arfe, Juan Millan, Montanes, de Roldan  ; paintings by Murillo, Zurbaran, Campana, de Roelas, Luis de Villegas, Herrera the elder and Her- rera the younger, Juan Valdes, and Goya litter the chapels, sacristies, and chapter-houses. You feel crushed by the splendour, drunk with masterpieces  ; you know not which way to look; the desire and yet the impossibility of seeing everything gives you

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a feverish vertigo ; you wish not to forget anything, and every moment a name escapes you, a lineament becomes dimmed, one painting takes the place of an- other. You appeal desperately to your memory, you order your eyes not to waste a glance ; the least rest, the time given to meals and to sleep, seem thefts, for imperious necessity drags you on. You have to go, — the fire is already lighted under the boiler of the steamer, the water hisses and boils, the funnels belch out their black smoke, —to-morrow you will leave all these marvels, never again, no doubt, to see them.

As I cannot speak of everything, I shall be satisfied with mentioning the "Saint Anthony of Padua " by Murillo, which adorns the Baptistery chapel. Never has the power of painting been carried farther. The saint in ecstasy is kneeling in the centre of his cell, the main details of which are rendered with that vigorous realism characteristic of the Spanish manner; through the half-open door is seen one of the long, white, arcaded cloisters so favourable to meditation. The upper portion of the painting, full of a pale, transparent, vaporous light, holds groups of ideally beautiful angels. Drawn by the force of praver, the Child Jesus descends from cloud to cloud, and is about

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to rest on the arms of the holy personage, whose head, bathed in radiant effluvia, is thrown back in a spasm of celestial delight. We place this divine paint- ing above that of "Saint Elizabeth of Hungary," which is to be seen in the Madrid Academy, above the " Moses," above all the Virgins and Children of the master, however beautiful and exquisite they may be. He who has not seen the " Saint Anthony of Padua " does not know the highest work of the Seville painter. It is like those who fancy they know Rubens and have never seen the Antwerp " Magdalen."

All styles of architecture are found in the cathedral of Seville, the severe Gothic, the Renaissance, the style called by the Spaniards plateresque, or silver- work, and which is marked by an incredible wealth of ornaments and arabesques, the rococo, the Greek, the Roman, — none are lacking, for every age has built a chapel or a retable in the taste which was its own, and the building is not yet entirely finished. Several of the statues which stand in the niches of the portals, representing patriarchs, apostles, saints, and archangels, are in terra cotta merely, and placed there provision- ally. In the direction of the Court de los Naranjos, on the top of the unfinished portal, rises the iron crane.


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a symbol that the building is not yet finished and will be continued later. A similar crane stands also on top of Beauvais Cathedral ; but when will the day come that the weight of a stone slowly hauled up through the air by workmen, will make its pulleys, rusted for centuries past, creak again. Never, perhaps  ; for the upward flow of enthusiasm has stopped, and the sap which caused this bloom of cathedrals to emerge from the soil no longer rises through the trunk and the branches. Profound faith had written the first stro- phes of all these poems in stone and granite  ; reason, which doubts, has not dared to finish them. The architects of the Middle Ages were religious Titans who heaped Pelion upon Ossa, not to overthrow the God of Thunders, but to admire from a nearer point the gentle face of the Virgin Mother smiling upon the Child Jesus. In our days, when everything is sacri- ficed to coarse and stupid comfort, one no longer understands these sublime upspringings of the soul towards the Infinite, which expressed themselves in steeples, in spires, in finials, in arches, which upraised to heaven their arms of stone joined over the heads of the prostrate people like giant hands folded in supplica- tion. All these treasures, buried without bringing in


TRAVELS IN SPAIN

anything, make economists shrug their shoulders with pity  ; even the people begin to calculate the worth of the gold of the cup  ; the people who of yore dared not raise their eyes to the white sun of the Host, now reflect that bits of crystal might perfectly well replace the diamonds and gems on the monstrance. The churches are scarce frequented save by travellers, beg- gars, and hideous old women. Spain is no longer Catholic.

The Giralda, which serves as a campanile to the cathedral and rises high above all the spires of the city, is an old Moorish tower built by an Arab architect named Djabir or Gever, the inventor of algebra, to which he gave his name. It is very effective and very original. The rose-coloured brick and the white stone of which it is built impart to it an air of brightness and youth which contrasts with the date of the building, which goes back to the year looo (the Giralda was, as a matter of fact, built from 1 184 to 1 196), a very respect- able age, at which a tower may indeed permit itself to be ruined and no longer fresh. The Giralda, as it stands to-day, is three hundred and fifty feet in height and fifty feet broad on each face. The wall is smooth up to a certain height, where begin stories of Moorish

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windows with "balconies, trefoils, and slender columns of white marble framed in great panels of lozenge- shaped bricks. The tower formerly ended in a roof of varnished tiles of different colours, surmounted by a bar of iron adorned with four balls of gilt metal of prodigious size. This upper portion was destroyed in 1568 by the architect Francisco Ruiz, who sent one hundred feet higher into the pure light of heaven the tower of the Moor Gever, so that its bronze statue might look over the Sierras and talk familiarly with the angels who pass by. To build a steeple on top of a tower was to conform in every point with the intentions of the admirable chapter whom we have mentioned as willing to pass for mad in the eyes of posterity. The work of Francisco Ruiz consists of three stories, the first of which is pierced by windows in the embrasures of which are hung the bells  ; the second, surrounded by a traceried balustrade, bears on each face of the cornice the words, " Turr'is fortissirna nomen Domini "  ; the third is a sort of cupola or lantern on which turns a giant figure of Faith in gilded bronze, holding a palm in one hand, a standard in the other, which serves as a vane and explains the name Giralda given to the tower. The statue is by

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Baitolome Morel. It is seen from a very long dis- tance, and when it shines through the blue in the rays of the sun, it really looks like a seraph floating in the air.

The Giralda is ascended by a series of slopes with- out steps, so easy and so gentle that two men on horseback could easily ride abreast to the summit, whence one enjoys a wondrous panorama. Seville lies at one's feet, sparkling white, with its steeples and towers which in vain try to rise as high as the rose-brick girdle of the Giralda. Farther off stretches the plain, through which gleams the Guadalquivir; Santiponce, Algaba, and other villages are visible  ; in the farthest distance shows the chain of the Sierra Morena with its outline clear cut in spite of the dis- tance, so great is the transparency of the atmosphere in this wonderful country. On the other side rise the Sierras de Gibalbin, Zara, and Moron, coloured with the richest tints of lapis lazuli and amethyst. A marvellous prospect, filled with light, flooded with sunshine, and of dazzling splendour.

A great number of shafts of pillars cut down to the size of stone posts and connected by chains — save a few spaces left free for trafiic — surround the

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cathedral. Some of these columns are antique, and come either from the ruins of Italica or the remains of the old mosque on the site of which the present church was built, and of which nothing is left but the Giralda, a few trees, and one or two arches, one of which serves as a gateway to the Court of Orange Trees (de los Naranjos).

The Lonja (Exchange), a great square building, perfectly regular, built by the heavy, dull Herrera, the architect of boredom, — to whom we are in- debted for the Escorial, the gloomiest building in the world, — isolated on all sides and showing four identi- cal facades, is situated between the cathedral and the Alcazar. There are preserved the American archives, the letters of Christopher Columbus, Pizarro, and Fernando Cortez.

The Alcazar, or old palace of the Moorish kings, though ver}' beautiful and deserving of its reputation, has nothing striking when one has already seen the Alhambra. It has the same slender columns of white marble with gilded and painted capitals, the horseshoe arches, the panels filled with arabesques interlaced with verses of the Koran, doors of cedar and larch, cupolas hung with stalactites, fountains embroidered

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with carvings of which no description can express the infinite detail and minute delicacy. The Hall of the Ambassadors, whose magnificent doors remain in their entirety, is perhaps finer and richer than that at Granada. Unfortunately, the idea came to some one to turn to account the spaces between the slender pillars which bear up the ceiling to hang up a series of portraits of the kings of Spain from the most distant days to the present. Nothing can be more ridiculous.

The so-called baths of Maria Padilla, the morganatic wife of King Don Pedro the Cruel, who lived in the Alcazar, are still as they were in the time of the Arabs. The Hall of Vapour Baths has not under- gone the slightest alteration. Charles V has left in the Alcazar, as he did in the Alhambra at Gra- nada, much too numerous traces of his passage. The Alcazar contains gardens laid out in the old French taste.

To be done with architecture, let us pay a visit to the famous Hospital de la Caridad, founded by the famous Juan de Mafiara, who is not a fabulous personage, as might be supposed. The Caridad con- tains most beautiful Murillos : " Moses striking the

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Rock," the "-Miracle of the Loaves," which are vast compositions admirably wrought  ; " Saint John the Divine," carrying a dead man and supported by an angel, which is a masterpiece of colour and light and shade. Here is also the painting by Juan Valdcs known as " The Two Bodies," a strange and terrible picture by the side of which Young's gloomiest con- ceptions are joyful pleasantries.

The bull-fight arena was closed, to our great regret, for dilettanti maintain that the Seville bull-fights are the most brilliant in Spain. Our hopes being dashed, there was nothing left but to go to Cadiz by steamer.


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THE paddles, aided by the current, carried us rapidly towards Cadiz. Seville was already sinking in the distance astern, but by a splendid opti- cal illusion, as the roofs of the city seemed to sink in the ground and to mingle with the straight lines of the distance, the cathedral grew and assumed enor- mous proportions; then first I grasped its enormous size. The highest steeples did not rise above the nave. As for the Giralda, the distance cast over its rose brickwork tints of amethyst and aventurine. The statue of Faith sWbne on top of its summit like a golden bee on top of tall grass. A turn in the river soon concealed the city from us.

The banks of the Guadalquivir, at least on the way to the sea, do not have the delightful aspect which poets and travellers attribute to them. I know not where they have seen the woods of orange trees and pomegranates with which they perfume their romances ; in reality one sees but low, sandy, yellow


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banks, and turbid yellow water, the earthy colour of which cannot possible be due to rain, which is very scarce in this country. I had already remarked this muddiness of the water in the Tagus. It may be due to the great quantity of dust which the wind carries into it and to the friable character of the soil the river traverses. The intense blue of the sky also has some- thing to do with it, causing the tones of the water, always less brilliant, to appear somewhat dirty. The sea alone can rival such a sky in transparency and blueness. The river became broader and broader, the banks lower and flatter, and the general appearance of the landscape recalled closely the Scheldt between Antwerp and Ostend. This recollection of Flanders in the heart of Andalusia is the quainter because of the Moorish name of the Guadalquivir, but the recollection came so naturally to my mind that the resemblance must have been very real, for I can swear that I was not thinking much either of the Scheldt or of my trip to Flanders some six or seven years ago. There was very little traffic on the river, and as much as we could see of the country beyond the banks appeared uncultivated and deserted. It is true that we were then in the dog days, a season

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during which Spain is not much else than a great heap of ashes without vegetation or greenness. The only living beings were herons and storks, one leg tucked up, the other half-plunged in the water, wait- ing for the passage of a fish, in such complete immo- bility that they might have been mistaken for wooden decoys stuck on sticks. Boats with lateen sails as- cended and descended the river with the same wind ; a phenomenon which I have never thoroughly under- stood, although it has been explained to me several times. Several of these vessels carried a third small sail of triangular shape placed in the vacant space between the two divergent points of the great sails. This rig is a very picturesque one.

It was pitch-dark when we reached Cadiz. The lights of the vessels anchored in the roads of the city, and the stars in the heavens studded the lapping waves with millions of gold, silver and fiery sparkles. In the calmer spaces the reflection of the lights traced, as it lengthened along the sea, long fiery columns of magical effect. The huge mass of the ramparts loomed grimly through the dark shadows.

As you will readily imagine, we rose with the day. To enter a strange city by night is one of the things


CADIZ — GIB R A LT A R

which most irritates a traveller's curiosity. The next morning the city appears to you suddenly, in its en- tirety, just like a stage-setting when the curtain rises.

Neither painters nor writers possess a choice of colours bright enough and luminous enough to render the dazzling impression which Cadiz made upon us on that glorious morning. Two principal tints struck the glance, blue and white  ; the blue was the sky, repeated in the sea, the white was the city. Nothing more radiant, more sparkling, of a luminosity more diffused and more intense at one and the same time, can be imagined.

The houses in Cadiz are much higher than in the other Spanish cities. This is due to the configuration of the ground, the city being built upon a narrow islet joined to the main land by a slender neck of land, and also to the desire of the inhabitants to have a view of the sea. Almost all the terraces have at one corner a turret or a belvedere, sometimes covered with a small cupola. These aerial look-outs adorn with innumer- able irregularities the sky line of the city, producing the most picturesque effect. Everything is whitewashed, and the whitened facades are further brightened by long vermilion lines which separate the houses and mark off


TRAVELS IN SPAIN

the stories. The balconies, which project considerably, are enclosed in a sort of glass cage adorned with red curtains and filled with flowers. Some of the cross streets end in nothingness, and seem to vanish into heaven. These glimpses of sky are charming in their unexpectedness. Aside from this gay, living, and lu- minous aspect, there is nothing remarkable in Cadiz. -< Its cathedral, a huge sixteenth-century building, al- though lacking neither nobility nor beauty, is in no wise remarkable, after the prodigies of Burgos, Toledo, Cordova, and Seville. It is something like the cathe- drals of Jaen, of Granada, and Malaga, of classical architecture with more slender and delicate proportions, such as the Renaissance artists loved.

Cadiz is enclosed in a narrow girdle of ramparts, and a second girdle of reefs and rocks protects it from assaults and storms. On the glacis of the ramparts, provided at intervals with stone sentry-boxes, one can walk right around the city, one gate of which alone opens towards the main land, and one can see in the offing and in the roads, sweeping in or out in graceful curves, crossing, tacking, and veering like albatrosses, boats, feluccas, and fishing-boats, which in the distance look like the pinion feathers of a dove carried off by a


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mad wind. The prospect is most animated, lively, and charming.

On the breakwater near the Custom-house Gate, the bustle is unparalleled. The motley crowd, comprising representatives of every part of the world, constantly surges around the columns surmounted by statues which adorn the quay. Every variety of the human race is to be found there, from the fair-haired, white-skinned Englishman to the woolly-haired, bronzed African, passing through the intermediate shades of coffee- coloured, copper, and golden yellow. In the roads, somewhat farther away, lie the three-masters and frig- ates which every morning, to the beat of the drum, hoist the ensigns of their respective nations. The mer- chant vessels and steamers whose funnels belch forth bi-coloured vapour, come nearer the quay on account of their less tonnage, and form a foreground to this great naval composition.

The appearance of Cadiz from the sea is charming. When one sees it sparkling white between the azure of the sea and the azure of the sky, it looks like a great crown of silver filigree  ; the cathedral dome, painted yellow, resembles a golden tiara placed in the centre ; the pots of flowers, the volutes and the turrets which


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TRAVELS IN SPAIN

top the houses, vary the sky line infinitely. Byron has

admirably reproduced the appearance of Cadiz in one

line, —

" Fair Cadiz, rising o'er the dark blue sea."

Nevertheless, pleasant as Cadiz is, the thought that one is shut up within the ramparts, and closed in by the sea within its narrow bounds, inspires you with a desire to leave it. One fine morning my companion and I remembered that we had a letter of introduction from one of our Granada friends to his father, a rich wine-merchant at Xeres. The letter began in the following terms  : " Open your heart, your house, and your cellar to the two gentlemen herewith." We climbed on board a steamer, on the cabin wall of which was stuck a poster, announcing for that even- ing a bull-fight, with comic mterludes, at Puerto de Santa Maria.

Xeres, like all small Andalusian towns, is white- washed from top to toe, and possesses nothing remark- able in the way of buildings save its bodegas or wine- cellars, huge places with tiled roofs and long, white, windowless walls. The person to whom we were recommended was absent, but the letter was effective and we were immediately taken to the cellars. Never

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did a more splendid sight strike a toper's eyes. We walked between walls of barrels four and five rows high. We had to taste of every kind, or at least, of the principal kinds — and there were a great number of principal kinds  ; we went down the whole scale, from the eighty-year-old Xeres, dark, thick, tasting like muscat and having the strange colour of Beziers green wine, down to dry sherry, the colour of pale straw, with a flinty bouquet and rather like sauterne. Be- tween these two extreme points there is a whole register of intermediate wines of the colour of gold, burnt topaz, or orange skin, and extremely varied in taste ; only, they are all more or less mixed with alcohol, especially those intended for the English market, for they would not be considered strong enough without.

The steamer "Ocean" was lying in the roads, kept back bv the bad weather for some days past. We went on board with a feeling of deep satisfaction, for in consequence of the fights which had occurred at Valencia and the disturbances which had followed, Cadiz was somewhat in a state of siege. The sea was still rather rough, although the weather was splendid. The air was so clear that we could distinctly perceive the African coast. Cape Spartel, and the bay at the

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end of which stands Tangier, which we regretted being unable to visit. So that chain of mountains like clouds, and differing from them only by its immo- bility, was Africa, the land of wonders, of which the Romans said, " ^uid mvi fert Africa  ? " the oldest of continents, the cradle of Oriental civilisation, the birth- place of Islam, the black world where the shadows, gone from the sky, are to be found on faces alone  ; the mysterious laboratory, where nature, in seeking to pro- duce man, first transforms a monkey into a negro. To see it and pass it by was a refinement of the torture of Tantalus.

Opposite Tarifa, a town whose chalky walls rise upon a steep hill behind an island of the same name, Europe and Africa draw near each other as if they would exchange a kiss of amity. The strait is so narrow that the two continents are seen at once. The prospect was marvellously magnificent. On the left Europe, on the right Africa, with their rocky coasts which distance clothed in tints of pale- lilac and rose, like shades of changing silk ; before us the boundless horizon ever widening ; above us a turquoise sky  ; beneath us a sapphire sea, so trans- parent that we could see the hull of our vessel, as well


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as the keels of the ships that passed near us, and which seemed to be flying through air rather than floating on water. We were bathed in brilliant light, and the only sombre tint within sixty miles was that of the long plume of dense smoke which we left behind us. A steamer is unquestionably a Northern invention. Its ever-burning fire, its boiler, its funnels which will at last blacken heaven with their soot, harmonise won- drously well with the moisture and vapours of the North ; in the splendour of the South it is like a stain. Nature was happy. Great seabirds, as white as snow, skimmed the water; tunnies, dolphins, fishes of all kinds, shining, gleaming, sparkling, leapt and flashed amid the waves. Sail followed sail, white and swelling like the full breasts of a nereid show- ing above the waters. The shores were bathed in fantastic colours ; folds, gullies, scarps caught the sunbeams in a way that produced the most amazing and unexpected effects, and offered an ever-changing prospect. At about four o'clock we were in sight of Gibraltar.

Gibraltar is absolutely amazing. One knows neither where one is nor what one sees. Imagine a huge rock, or rather a mountain, fifteen hundred feet high, which

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abruptly springs from the sea from ground so low and flat that it is scarcely perceived. Nothing presages it ; there is no apparent reason for it ; it forms part of no chain. It is a monstrous monolith thrown from heaven, or possibly a piece of a fractured planet which fell there in the course of an astral battle, a fragment of a broken world. Who placed it there  ? God and Eternity alone know. What adds still more to the effect of this strange rock is its shape. It looks like a huge granite sphinx of gigantic size, such as might have been carved by a Titan sculptor, and by the side of which the flat-nosed monsters of Karnak and Giseh look like mice by an elephant. The out- stretched paws form what is called Europa Point. The head, somewhat flattened, is turned towards Africa, which it seems to gaze upon with deep, dreamy attention.

The town lies at its foot, almost imperceptible, lost in the mass. The three-deckers at anchor in the bay look like German toys, like miniature models of ships such as are sold in seaports ; the barques Hke flies drowning in milk ; even the fortifications do not show. And yet it is dug out, mined, warrened in every direc- tion ; it is full of cannons and howitzers and mortars  ;

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it is replete with munitions of war j it is the very luxury and coquetry of the impregnable; but it shows to the eye merely as a few imperceptible lines mingling with the wrinkles of the rock, a few holes through which the guns show furtively their bronze muzzles. In the Middle Ages Gibraltar would have bristled with donjons, towers, and crenellated ramparts  ; instead of being at the foot, the fortress would have escaladed the mountain and have been placed like an eyrie upon the topmost crest. The modern batteries are on the sea level of the strait, which is so narrow at this point that they render the passage almost impossible. Gib- raltar was called by the Arabs Giblaltah, that is, the Mount of Entrance. Never was a name better deserved. Its name in antiquity was Calpe. Abyla, now the Monkey Mountain, is on the African side close to Ceuta, a Spanish possession which is to the Peninsula what Brest and Toulon are to France, and where the worst of the galley slaves are sent. We could perfectly discern the shape of its escarpments and its crest, capped with clouds, in spite of the serenity of the rest of the heavens.

Like Cadiz, Gibraltar, situated upon a peninsula at the entrance to a bay, is connected with the mainland

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by a narrow congue of land called the Neutral Ground, on which are the Custom-house lines. The first Span- ish possession on that side is San Roque. Algeciras is exactly opposite Gibraltar.

The appearance of the town produces the quaintest effect. At one step you go more than five hundred leagues, rather more than Jack the Giant Killer with his famous boots. A moment since you were in Andalusia; now you are in England.

We took a turn upon a beautiful promenade planted with Northern trees and flowers and full of sentries and guns, where you can see carriages and riders exactly as in Hyde Park; all that is wanting is the statue of Wellington as Achilles. Happily the English have been unable to soil the sea or darken the heavens. This promenade is outside the city, near Europa Point, towards that side of the mountain inhabited bv mon- keys. It is the only point on our continent where these amiable quadrumana live and multiply in a wild state. As the wind changes, they pass from one side of the mountain to the other and thus act as barome- ters. It is forbidden, under very severe penalties, to kill them. I did not see any myself, but the tem- perature of the place is hot enough for the most

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warmth-loviiig monkeys to develop there without the need of stoves and furnaces. Abyla, on the African coast, possesses, if we are to believe its modern name, a similar population.

The next day we left this artillery park and centre of smuggling, and were sailing towards Malaga, which we already knew, but which we enjoyed seeing again with its tall, white, slender lighthouse, its harbour full of ships, and its continuous bustle. Seen from the sea, the cathedral appears larger than the city, and the ruins of the old Arab fortifications produce a most romantic effect upon the rocky slopes.

The next day we were at sea again, and as we had lost some time, the captain resolved to pass by Almeria and push on at once to Cartagena. We coasted Spain closely enough never to lose sight of its shores. The African coast, in consequence of the broadening of the Mediterranean basin, had long since vanished from the horizon. On the one hand, therefore, we beheld long stretches of bluish cliff" with curious scarps and perpen- dicular fissures, spotted here and there with white dots that were villages, watchtowers, and custom-houses  ; on the other the open sea, sometimes shimmering and cov- ered with lace-work by the current or the wind, some-

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times a dead and dull azure, or else transparent as crystal, or again sparkling like a dancer's bodice, or an opaque, oily gray like mercury or molten lead, — an in- conceivable variety of tones and aspects which would drive to despair painter and poet. A procession of red, white, and cream-coloured sails, of vessels of all sizes and of every flag, enlivened the scene and deprived it of the melancholy of infinite solitude.

Cartagena, called Cartagena de Levante in order to distinguish it from the African Cartagena, is at the foot of a bay, a sort of rocky funnel in which vessels are thoroughly sheltered from every wind. The sky line is not very picturesque. The most distinctive features impressed on our minds are two windmills standing out against the light background of the sky.

The aspect of Cartagena is entirely different from that of Malaga. As Malaga is bright, gay, animated, so is Cartagena dismal within its girdle of bare, sterile rocks, as dry as those Egyptian hills on the slopes of which the Pharaohs dug their royal tombs. The whitewash has disappeared, the walls have resumed their sombre tint, the windows are grated with compli- cated iron-work, and the houses, more repellent, have that prison look which is characteristic of Castilian

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manors ; nevertheless, we are bound to say that we saw at these well-grated windows only lovely faces and angelic features.

From Cartagena we went to Alicante, which, in con- sequence of a line in Victor Hugo's " Orientales," —

"Alicante mingles minarets and steeples, — "

I had imagined possessed an infinitely picturesque sky line. Now Alicante, to-day at least, would find it difficult to mingle steeples with minarets, a mingling which I acknowledge to be very desirable and pictu- resque ; first because it has no minarets, and second because the only steeple which it possesses consists of a very low and not very apparent tower. What does mark Alicante is a huge rock which rises in the centre of the town, which is topped by a fortress and flanked by a watch-house hung in the boldest fashion over the abyss. The City Hall, or to give it local colour, the Casa Consistorial, is a charming building in the best taste. The Alameda, flagged throughout with stone, is shaded by two or three lines of trees which have a fair number of leaves for Spanish trees the roots of which are not sunk in a well. The houses rise higher and have more of a European look.

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From Alicante to Valencia, the shore cliffs con- tinued to exhibit strange shapes and unexpected as- pects. We were shown at the summit of a mountain a square cut which seemed to be the work of man. On the following morning we cast anchor before Grao, the name given to the port and suburb of Valencia, which is a mile and a half distant from the sea. The swell was fairly high, and we reached the landing-place pretty wet. There we took a tartana. The name tartana is usually applied to a vessel  ; the Valencian tartana is a carriage body covered with oil- cloth and placed on a couple of wheels without any springs. This vehicle appeared to us effeminately lux- urious by comparison with the galleys.

Valencia, as far as picturesqueness goes, does not come up to the idea romances and chronicles give one of it. It is a great, flat, scattered town, irregular in plan and deprived of the advantages which the irregu- larity of buildings gives to old towns built upon steep ground. Valencia is situated in a plain called Huerta, in the centre of gardens and fields in which constant irrigation keeps up a verdure very rare in Spain. The climate is so mild that palms and orange trees grow in the open ground side bv side with Northern plants.

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The Guadalquivir, spanned by five handsome stone bridges and bordered by a superb promenade, sweeps by the town almost under the ramparts. The numer- ous drains made upon its waters for the sake of irriga- tion make its five bridges merely luxurious ornaments for three-fourths of the year. The Gate of the Cid, through which one goes to the Guadalquivir Prome- nade, is flanked by great and rather striking crenel- lated towers.

The streets of Valencia are narrow, bordered by houses of cheerless aspect, on some of which may be made out some rough, mutilated coats of arms, frag- ments of chipped sculptures, clawless chimeras, nose- less women, armless knights. A Renaissance window, lost in a hideous wall of recent masonry, draws from afar the artist's eyes and makes him sigh with regret  ; but these few remains have to be sought for in dark corners and in back yards  ; they do not prevent Valen- cia from having a very modern look. The cathedral, of hybrid architecture, in spite of its apse with a gallery of Romanesque arches, is in no wise interest- ing to a traveller after the marvels of Burgos, Toledo, and Seville. A few richly sculptured retables, a paint- ing by Sebastian del Piombo, another by Spagnoletto, in

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his softer manner, when he tried to imitate Corregio, are the only notable things. The other churches, though enormous and rich, are built and decorated in that strange style of rocaille ornamentation which we have already described several times. On beholding these various extravagances one can only regret that so much talent and cleverness should have been so absolutely wasted. The Lonja de Seda, the Exchange, on the market-place is a charming Gothic monument ; its great hall, with the vaulting supported by rows of columns, the ribbing of which is twisted into spirals of extreme lightness, has an elegance and a brightness rarely seen in Gothic architecture, which is better fitted generally to express melancholy than happiness. It is in the Lonja that in Carnival time take place entertainments and masked balls.

The real attraction of Valencia is its population, or, to speak more accurately, that of the surrounding Huerta. The Valencian peasants wear a strangely characteristic costume, which cannot have changed much since the Arab invasion, and which is but slightly different from the peasant costume of African Moors. It consists of a shirt, loose trousers of coarse linen held by a red sash, a waistcoat of green or blue


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velvet, adorned with buttons made of silver coins ; the legs are provided with a sort of knemlds^ or gaiters, of white wool with a blue tape border, which leave the instep and the foot bare. On their feet they wear alpargatas, or sandals of plaited cords, the sole of which is about an inch thick, and which are fastened on by ribbons like the Greek cothurn. They usually have their heads shaved in Oriental fashion and envelop them in bandanas of brilliant colours. Over the bandana is placed a small, low-crowned hat with turned-up brim, adorned with velvet, tufts of silk, spangles, and shining ornaments. A piece of striped stuff, called capa de muestra^ adorned with rosettes of yellow ribbons and thrown over the shoulder, completes this noble and characteristic costume. Within the corners of his capa, which he arranges in a thousand different ways, the Valencian keeps his money, his bread, his water- melon, and his navaja  ; it serves him at once as a bag and a mantle. Of course we are describing the full costume, the dress worn on feast days. On ordinary days, when working, the Valencian wears little but a shirt and trousers. Then, with his huge black whiskers, his sun-tanned face, his fierce look, his bronzed legs and arms, he looks absolutely like a Bed-

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ouin, if he unties his bandana and shows his close- shaven blue skull. In spite of Spanish pretensions to Catholicism, it is always difficult for me to believe that these Valencians are not Moslems. It is probably owing to their fierce look that Valencians have the evil reputation which they enjoy in the other provinces of Spain. I was told a score of times that in the Valencian Huerta, if you wished to get rid of any one, there was no difficulty in finding a peasant who would do the job for five or six douros. That strikes me as an absolute slander. I have often met in the country- side most rascally-looking fellows who always bowed to me very politely. One evening we had lost our way, and we finally had to sleep in the open air, the city gates being closed when we returned  ; and yet nothing happened to us, although it had long been pitch-dark and Valencia and the neighbourhood were in the throes of a revolution.

By a singular contrast, the women of these European Kabyles are pale and fair, like the Venetians; they have a sweet, sad smile and a tender, blue glance. No greater contrast could be imagined. The black demons of the paradise of the Huerta have white angels to wife. Their lovely hair is kept up with a

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CADIZ — GIB R A LT A R

great comb, or traversed with long pins with silver or glass heads. Formerly the Valencian women wore a charming national costume which recalled the Albanian dress; unfortunately, they have given it up for the hideous Anglo-French costume.

We had been for some ten days in Valencia waiting for another steamer, for the bad weather had upset departures and interrupted connections. Our curi- osity was sated, and we only cared to return to Paris to see our relatives, our friends, our beloved boule- vards ; I believe, Heaven forgive me  ! that I secretly wished to be present at a vaudeville. In a word, civilised life, forgotten for six months, called us back, imperiously. We wanted to read the newspapers, to sleep in our own beds, and to indulge a thousand Boeotian fancies. At last there came a steamer from Gibraltar which took us to Port-Vendres, calling at Barcelona, where we remained only a few hours. Barcelona is like Marseilles, and Spanish characteristics are scarcely visible. The buildings are dull and regu- lar, and but for the full blue velvet trousers and the great red caps of the Catalans, one might fancy one's self in France. In spite of the Rambla planted with trees, and its handsome straight streets, Barcelona

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TRAVELS IN SPAIN

has a somewhat stiff look, as have all towns closely confined within their fortifications. The cathedral is very handsome, especially the interior, which is sombre, mysterious, and almost terrifying. The organs are of Gothic manufacture, and are enclosed in great painted panels. A Saracen's head grimaces treacher- ously under the pendentives which support it. Charm- ing coronae, of the fifteenth century, traceried like reliquaries, hang from the groining of the vault. On leaving the church one enters a beautiful cloister of the same period, dreamy and silent, the half-round arches of which have the gray tones of old Northern buildings.

The street De la Plateria dazzles the eye with its shop windows brilliant with gems, and especially huge earrings as large as bunches of grapes, of heavy, massive richness, somewhat barbaric but quite majestic in effect, which are purchased chiefly by well-to-do peasant women.

The next day, at ten in the morning we were entering the little bay at the foot of which spreads Port-Vendres, — we were in France. Shall I acknowl- edge it  ? — as I stepped on my fatherland, tears of regret, not of joy, filled my eyes. The golden towers,

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CADIZ — GI BR ALTAR

the silvery peaks of the Sierra Nevada, the rose laurels of the Generalife, the long, moist, velvet glances, the blooming carnation lips, the small feet, the small hands, — all these came back to my mind so vividly that it seemed to me that France, u'here I was going to meet my mother, was a land of exile into which I was entering. My dream was ended.


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