Les Merveilles de la peinture  

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Les Merveilles de la peinture (Paris, Hachette, coll. « La Bibliothèque des merveilles », 1868-69 (several editions) ; trad. esp. 1873-74 ; trad. ital. 1875.) is a book by Louis Viardot

It was translated in two parts in English as Wonders of Italian Art (1870), Wonders of European Art (1871). Large parts of it ended up in the volume A Brief History of the Painters of All Schools (1877).

Volume 2[1]

BIBLIOTHÈQUE

DES MERVEILLES

PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION

DE M. ÉDOUARD CHARTON


LES


MERVEILLES DE LA PEINTURE


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BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES


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LES MERVEILLES

DE

LA PEINTURE


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LOUIS YIARDOT


DEUXIÈME SÉRIE

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QUATRIÈME ÉDITION


PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET C'“

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1884

Droit» de propriété et de traduction réservés



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LES MERVEILLES


DE LA PEINTURE


CHAPITRE PREMIER

ÉCOLES ESPAGNOLES


L’éternel honneur de l’Italie, quand on suit la marche historique des diverses écoles, c’est que la sienne a été sinon la mère, au moins l’institutrice de toutes les autres. S’il est vrai que l’art naquit à la fois dans plusieurs con- trées, dans l’Allemagne, les Flandres, l’Espagne, aussi bien qu’en Italie, il n’y dépassa guère ce qu’on peut appeler les bégayements de l’enfance. C’est en Italie que l’art a grandi, sans autre imitation que celle des Byzantins à l’origine, jusqu’à l’âge des chefs-d’œuvre. Les étrangers, au contraire, héritant, sous les leçons de leurs communs maîtres, d’une science déjà faite et par- faite, ont en quelque sorte acquis de prime abord et

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de plein saut la perfection qu’il leur fut donné d’atteindre . Chez eux, on peut le dire presque rigoureusement, nulle découverte, nul tâtonnement, nul progrès ; point de différence d’un âge à un âge, mais seulement d’un homme à un homme. L’Espagne, pas plus que la France, n’eut son Cimabué, ni son Giotto, ni son frà Angelico, ni son Antonello de Messine, et chez elle l’his- toire de l’art, qui ne produisit pour ainsi dire qu’une seule génération, sans ancêtres et sans descendants, se trouve à peu près circonscrite dans la courte période d’à peine un siècle et demi.

En Espagne, comme en Italie, comme dans la Grèce antique, l’art de l’architecture précéda les autres arts. Avant la fin du moyen âge, il avait élevé les cathédrales de Léon, de Saint-Jacques, de Tarragone, deBurgos, de Tolède, auxquelles il faut ajouter les mosquées arabes de Cordoueet de Séville, devenues églises chrétiennes après la conquête. La sculpture, qui naît partout presque en même temps que l’architecture, parce qu’elle lui fournit ses principaux ornements, se signalait dès le quatorzième siècle par d’intéressants essais, dus aux artistes nationaux, avant qu’un siècle plus tard Diégo de Siloé, Alonzo Berruguete, Gaspar Becerra et plu- sieurs autres allassent chercher en Italie et rapportassent dans leur pays les leçons d’un art qu’avait enseigné aux Italiens la statuaire antique. Mais la peinture vint plus tard, se forma plus lentement, et dès l’origine, sur l’exemple des étrangers. Ce n’est que vers 1418, trois ans après l’arrivée en Castille du Florentin Gherardo Starnina, qu’on découvre les premières traces de ce qui peut se nommer l’art de peindre, alors que Juan Alfon peignait les retables de la vieille chapelle del Sagrario


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et ceux de la chapelle de los Reyes nuevos dans la ca- thédrale de Tolède. Peu d’années après, sous le règne de Jean II, on fit venir de Florence un certain Dello, célèbre pour la peinture des ameublements, et de Flan- dres le maestro Rogel (Rogier, sans doute), lesquels continuèrent pour l’Espagne cette utile communication des arts qui, n’étant pas, comme les lettres, séparés par la différence des idiomes, forment entre les nations un lien plus direct, plus étroit, plus fraternel, et réunis- sent mieux en une seule famille tous les hommes qui les cultivent. Vers 1450, Juan Sanchez de Castro fondait la primitive école de Séville, celle d’où devaient sortir les plus grands noms de la peinture espagnole, et cinq ans plus tard on admirait en Castille les formes un peu plus pures, le style un peu plus élevé que donnait au grand retable de l’hôpital de Buitrago le maestro Jorge Ingles, dont le prénom encore peu commun, et le sur- nom, qui veut dire Anglais, indiquent une origine étrangère. Enfin, avant les dernières années du siècle, au moment où Christophe Colomb partait pour décou- vrir un nouveau monde, Antonio del Rincon, le peintre des rois catholiques (on suppose qu’il avait étudié à Florence sous Andrea del Castagno et Ghirlandajo), Pedro Berruguete, père du grand sculpteur Alonzo, Inigo de Comontès et quelques autres encore, que sti- mulait l’exemple de l’étranger Jean de Bourgogne, com- mençaient à parer de leurs œuvres les murs de la ca- thédrale de Tolède, tandis que Gallegos rappelait, sans l’avoir étudié ni connu, Albert Dürer à Salamanque.

Mais ces essais ne devinrent un art qu’après que le commerce et la guerre eurent ouvert de constantes communications entre l’Italie et l’Espagne. Lorsque


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Cliarles-Quint soumit l’une des péninsules à l’autre, lorsqu’il fonda cette puissante domination qui s’étendait de Naples à Anvers, l’Italie venait d’atteindre son plus haut point de gloire et de splendeur. Léonard de Vinci, Michel-Ange, Titien, Raphaël, Corrège, avaient produit leurs incomparables chefs-d’œuvre. D’une autre part, la prise de Grenade, la découverte de l’Amérique, les en- treprises de Charles-Quint, venaient d’allumer en Es- pagne ce mouvement des intelligences qui suit les commotions matérielles et jette une nation dans la voie de toutes les conquêtes. Aux premières nouvelles des trésors que recelaient en Italie les ateliers des artistes, les palais des grands et les temples de la religion, tous les Espagnols attachés aux arts par état ou par affec- tion se précipitèrent à l’envi vers cette terre de mer- veilles, plus riche à leurs yeux que le Pérou et le Mexique, où se portaient, avides d’autres richesses, des populations d’aventuriers.

On vit alors, pour ne citer que les plus illustres, et seulement dans la peinture, on vit alors sortir de la Castille Alonzo Berruguete, Gaspar Becerra, Navarrete le Muet; de Valence, Juan de Joanès et Francisco Ri- balta ; de Séville, Luis de Vargas; deCordoue, le savant Pablo de Cespedès. Tous ces hommes éminents rappor- tèrent dans leur patrie le goût et la connaissance d’un art qu’ils avaient étudié sous l’exemple des maîtres. En môme temps, des artistes étrangers, attirés en Espagne par les largesses des rois, des prélats et des grands, venaient compléter l'œuvre des Espagnols instruits à l’étranger. Tandis que Philippe de Bourgogne à Burgos, et à Grenade Torregiani, l’illustre et malheureux rival de Michel- Ange, ainsi que d’autres sculpteurs, ornaient


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de leurs ouvrages les saintes basiliques et les sépulcres royaux, des peintres, en grand nombre, s’établissaient dans les principales cités : à Séville, le Flamand Pierre de Champaigne, qu’on nomma Pedro Campana ; à To- lède, Isaac de Heîle et le Greco (Dominique Theotoco- puli); à Madrid, Anton Moor, d’Utrecht, Patricio Cajesi, Castello le Bergamasque , Antonio Rizzi, Bartolommeo Carducei et son jeune frère Yincenzo.

Ces diverses communications avaient, si l’on peut employer ce mot mercantile, importé l’art en Espagne. Les écoles s’étaient formées. D’abord timides, d’abord imitatrices humbles et réservées de leurs maîtres d’Ita- lie, elles prennent peu à peu une allure plus dégagée et plus libre ; elles s’émancipent, se nationalisent, s’im- prègnent des qualités et des défauts de leurs pays, attei- gnent enfin à l’indépendance, à l’originalité, à la bra- voure du style, puis à la hardiesse et à la fougue, por- tées peut-être au delà des limites raisonnables. C’est à peu près la marche qu’avait suivie Part en Italie, passant de l’école florentine-romaine — la forme — à celle de Venise — la couleur, — puis à celle de Bologne — les effets, l’imitation et le mélange des autres.

En Espagne, quatre écoles principales se formèrent, non successivement, comme celles d ! Italie, mais à peu près simultanément. Ce sont les écoles de Valence, de Tolède, de Séville et de Madrid. Mais les deux premières se fondirent bientôt dans les deux autres. Créée par Juan de Joanès, illustrée par Ribera, qui en sortit, et par les Ribalta, celle de Valence alla se réunir, comme les petites écoles de Cordoue, de Grenade, de Murcie, à l’école mère de Séville, tandis que celle de Tolède se perdit, ainsi que les écoles locales de Badajoz, de Sara-


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gosse et de Yalladolid, dans l’école de Madrid, lorsque cette bourgade, devenue capitale de la monarchie par le bon plaisir de Philippe II, enleva toute suprématie à l’ancienne métropole des Goths.

Restent donc Séville et Madrid, l’Andalousie et la Cas- tille. Avec Luis de Vargas, Yillegas Marmolejo et Pierre de Champaigne, tous trois élèves de l’Italie, commence avec éclat l’école de Séville, qui se perfectionne aux exemples du Valencien Juan de Joanès. Elle grandit, s’élève, se fait espagnole, devient elle-même avec Juan de las Roelas, les Castillo, Herrera le Vieux, Pacheco et Pedro de Moya, qui lui apporte de Londres les leçons de Van Dyck; enfin elle atteint sa force, sa maturité, sa splendeur; elle produit les chefs-d’œuvre de l’art espa- gnol avec Velasquez, qui abandonne Séville pour Madrid, comme Ribera Valence pour Naples, avec Alonzo Cano, Zurbaran, enfin Murillo, qui la résume et la représente dans tout son éclat, mais qui ne laisse après lui que de pâles copistes, sans élèves et sans continua- teurs. A Madrid, mêmes phases pour naître, grandir et s’éteindre. Berruguetc et Becerra, moins peintres que sculpteurs, puis Navarrete le Muet, vrai peintre, tous trois disciples de l’Italie et secondés du Flamand Anto- nio Moor, puis les familles des Castello, des Cajès, des Rizzi, des Carducci, tous Italiens d’origine, qui forment Sanchez Coello, Pantoja de la Cruz, Pereda, Collantès, fondent et illustrent l’école de Castille, dans laquelle le grand Velasquez vient introduire’ l’école d’Andalousie et forme de ce mélange Pareja, Carreno, lesquels, vivant à Madrid, paraissent fds de Séville. Enfin Claudio Coello, le dernier rejeton de ces générations d’artistes, meurt à l’arrivée de Luca Giordano, et avec lui périt la


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race entière. On ne voit plus, à l’autre bout du dix- huitième siècle, qu’une personnalité puissante, il est vrai, mais bizarre et fantasque, sans maître et sans élèves, Francisco Goya.


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11 est juste qu’elle soit mentionnée avant les écoles d’Andalousie et de Castille, car c’est par elle surtout que vinrent à celles-ci les leçons de l’Italie. Leur initia- teur commun fut le Valencien Juan de Joanès (1523- 1579), dont le vrai nom était Viccnte Juan Macip. On suppose que, lorsqu’il étudiait à Rome, il eut la fan- taisie, assez commune alors, de latiniser un de ses pré- noms et d’en faire un surnom de peintre; de là, par habitude et corruption, le nom que lui ont donné ses compatriotes. De cette génération d’artistes espagnols, formée au contact des Italiens, le premier est Joanès, le dernier Murillo. On voit dès lors, par le rôle de leur auteur, quelle importance ont les ouvrages de Joanès, très rares partout ailleurs qu’à Madrid. Tous méritent donc l’attention et le respect. On distingue, dans le Mu- seo del rey, un Portement de Croix , qui est l’imitation évidente, mais non servile, du Spasimo de Raphaël; un Martyre de sainte Agnès , que ne doit pas faire oublier même celui de Dominiquin ; une vaste Cène, qu’on ap- pellerait une admirable composition, sans le souvenir du Cenacolo de Léonard ; enfin une série de six tableaux racontant, comme les chants d’un poème, la Vie de saint Étienne, œuvre capitale.

Au premier coup d’œil, on reconnaît dans Juan de


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Joanès un élève direct de l’école romaine. Ce n’est pas néanmoins sous Raphaël qu’il étudia, puisqu’il est né en 1523 et que Raphaël était mort en 1520; mais c’est devant ses œuvres et sous ses disciples immédiats, tels que Jules Romain, le Fattore ou Perin del Yaga. Palo- mino, dans son Parnaso espanol pintoresco, déclare que Joanès est égal à Raphaël en plusieurs parties et supérieur en quelques autres. C’est un blasphème. Le Diccionario liistorico de Cean-Rermudez se contente d’affirmer qu’en face des bons ouvrages de Joanès, il est permis d’hésiter quelquefois et de ne savoir auquel, du maître ou de l’élève, on doit les attribuer, et que, si l’on ignorait que l’un est imité et l’autre imitateur, on pourrait sans crime être embarrassé de savoir à qui des deux décerner la palme. Cet éloge dépasse encore la mesure et la vérité. Mais on peut dire que Joanès a la pureté de dessin, la beauté de formes, la puissance d’expression, qui distinguent l’école romaine personni- fiée dans son divin chef. Sa perspective est exacte et savante, quoiqu’un peu courte, et si son coloris n’a pas l’aisance vénitienne ou la fougue andalouse, il est ce- pendant chaud, doré, lumineux, et d’une merveilleuse solidité. Malgré l’importance du chef d’école et le mé- rite de l’artiste, Juan de Joanès est resté presque in- connu hors de l’Espagne, et n’a même pas une célé- brité très populaire dans son pays. C’est que, d’une piété très vive, presque ascétique, et se préparant à l’exécution de chaque tableau, — de ces tableaux qui devaient être admis et presque adorés dans les temples, — par la pratique des sacrements, Joanès a vécu en cénobite, loin de la foule, loin de la cour; c’est qu’il n’a pas embelli de royales figures, et que les poètes peu-


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sionnés n’ont pas fait de sonnets à sa louange ; c’est que, pendant sa vie, ses ouvrages n’ont point franchi les mers ou les Pyrénées, adressés à des princes étrangers en guise de supplique, et que, depuis sa mort, ils n’ont pas chargé les fourgons de généraux conquérants.

À la suite de Joanès paraissent à Valence deux pein- tres, le père et le fds, si semblables par le style et la manière, qu’on disait indifféremment d’un de leurs ou- vrages : 11 est des Ribalta (es de los Ribaltas). Toute- fois Francisco, père de Juan, a laissé une œuvre plus considérable, parce qu’il a vécu soixante-dix années, et son fds seulement trente et une. Ils sont morts tous deux en 1628. Le musée de Madrid a recueilli les Quatre Evangélistes , un Christ rnort soutenu par des anges, et un Saint François d’ Assise, que l’ange console et met en extase en pinçant du luth céleste, sans désigner clairement auquel des deux appartiennent ces composi- tions. Les Ribalta nous conduisent à Ribera (1588-1656), qui fut, tout jeune, élève de l’un, condisciple de l’autre.

On raconte que, dans les premières années du dix- septième siècle, un cardinal, passant en carrosse dans les rues de Rome, aperçut un jeune homme, à peine sorti de l’enfance, qui, demi-nu, couvert de haillons, ayant à ses côtés, sur une pierre, quelques bribes de pain données par la charité, dessinait avec une pro- fonde attention les fresques de la façade d’un palais. Emu de pitié à la vue de tant de misère et de tant d’ap- plication, le cardinal appela cet enfant, l’emmena chez lui, le fit vêtir avec décence et l’admit dans cette demi domesticité qu’on nommait la famille d’un grand sei- gneur. Il apprit que son jeune protégé s’appelait Josef de Ribera; qu’il était né à Xativa (aujourd’hui San Fe-


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lipe), près de Valence; que ses parents l’avaient envoyé de bonne heure dans cette capitale de la province pour qu’il étudiât les humanités, mais que son irrésistible penchant lui avait fait préférer aux classes universitaires l’atelier de Francisco Ribalta: qu’il y avait fait des pro- grès assez rapides pour être bientôt chargé d’aider son maître; mais qu’alors s’était éveillée chez lui la passion d’aller étudier l’art à sa source, qu’il n’avait plus rêvé que Rome et ses merveilles, et qu’abandonnant famille, amis, patrie, il était arrivé dans cette capitale du monde artiste aussi bien que du monde chrétien, où, sans appui, sans ressources, faisant de la rue son atelier et d’une borne son chevalet, copiant les statues, les fres- ques, les passants, il vivait des charités de ses cama- rades, qui l’appelaient, faute d’un autre nom, le petit Espagnol ( lo Spagnolelto ) .

Ribera se trouva donc dans la position où s’était trouvé, quarante ans plus tôt, son compatriote Cervan- tès, puisque l’immortel auteur de Don Quichotte avait été, à Rome aussi, camarero du cardinal Giulio Acqua- viva. Mais le grand peintre, pas plus que le grand écri- vain, ne pouvait se condamner longtemps à la dégra- dante oisiveté de l’antichambre d’un prince de l’Église. Un beau jour, jetant sa livrée et reprenant ses haillons, Ribera s’enfuit de la maison du cardinal pour recom- mencer joyeusement sa vie de pauvreté, de travail et d’indépendance. On l’accusa d’ingratitude; on le traita d’incorrigible vagabond; mais, plus tard, voyant ses travaux et ses succès, le bon prêtre qui l’avait recueilli lui pardonna sa fuite, et le félicita même d’avoir pré- féré aux douceurs d’une facile aisance le noble labeur des arts.


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De toutes les grandes œuvres qui l’entouraient, celles que Ribera admirait avec le plus d’enthousiasme, parce qu’elles répondaient le mieux aux instincts de son pro- pre génie, c’étaient les œuvres du fier et bouillant Cara- vage. Là, dans les violents effets de son clair-obscur, le jeune Espagnol voyait les derniers prodiges de l’art; il brigua son admission dans l’atelier de ce maître ; mais il ne put longtemps recevoir ses leçons, puisque Cara- vagc mourut en 1609, lorsque Ribera n’avait pas plus de vingt ans. Il quitta Rome alors et se rendit à Parme, où l’appelait la grande renommée de Corrège. Devant ses œuvres un nouvel enthousiasme le saisit. Il se mit à les étudier, à les copier avec une sorte de délire, et, laissant sa première touche, forte et violente, il se jeta dans l’extrême opposé, pour se faire doux, tendre et gracieux comme son nouveau maître. Ses amis, lors- qu’il revint à Rome, furent bien surpris d’une si com- plète métamorphose, mais, loin de l’en féliciter, ils le blâmèrent. Ils réunirent leurs efforts pour le ramener à la manière de Caravage, qui devait, lui disaient-ils, par sa nouveauté et sa puissance, lui procurer plus de gloire et d’argent. Que ces conseils fussent ou non désin- téressés, Ribera, ce me semble, fit bien de les suivre.

Son goût pour les sujets étranges, sombres, terribles, montre assez que la fougue de Caravage lui allait mieux que la suavité de Corrège. Toutefois, l’étude intelli- gente de celui-ci apporta dans le talent de Ribera un élément nouveau, et, en tempérant les défauts où l’au- rait jeté la trop complète imitation de celui-là, elle fut certainement une des causes de la supériorité qu’ii ob- tint sur son premier maître.

Fixé à Naples, et marié à la fille d’un riche marchand


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de tableaux, Ribera n’eut plus qu’à produire, trouvant dans la profession de son beau-père un moyen facile de répandre son nom et ses ouvrages. Une circonstance bizarre aida même à fonder tout à coup sa réputation. La maison qu’il occupait, avec la famille de sa femme, était située sur la même place que le palais du vice-roi. Un jour, suivant la coutume italienne, son beau-père avait placé sur le balcon, comme en exposition publi- que, un Martyre de saint Bar thélemi, que Ribera venait d’achever. La foule, attirée par la vue de ce magnifique ouvrage, couvrit bientôt la place, faisant retentir l’air de ses cris d’enthousiasme. La rumeur devint telle, qu’à la petite cour espagnole on crut qu’une émeute écla- tait, et qu’un Masaniello haranguait le peuple. Le vice- roi sortit en armes, vit la cause du désordre, admira le tableau et manda l’artiste. Sa joie fut grande de trouver en lui un compatriote. R le nomma aussitôt son peintre en titre, avec des appointements convenables, et lui donna un logement dans son propre palais.

L’étudiant déguenillé des rues de Rome avait dès lors atteint le faîte de la fortune ; il avait la richesse et l’au- torité. Rientôt il devint le plus opulent, le plus somp- tueux des artistes, l’égal des grands et des princes. Il ne sortait jamais qu’en carrosse, et sa femme était tou- jours suivie d’un écuyer. C’était, il y a deux siècles, les limites du luxe et de l’ostentation. On raconte qu’un jour deux officiers de sa nation, infatués des prétendus miracles de l’alchimie, vinrent lui offrir une part dans leur fortune imaginaire, s’il voulait leur avancer des fonds pour les recherches de la pierre philosophale. « Moi aussi je fais de l’or, leur répondit mystérieuse- ment Ribera; revenez demain, je vous montrerai mon


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secret. » Fidèles au rendez-vous, les deux alchimistes trouvèrent le lendemain Ribera dans son atelier, don- nant à un tableau les dernières retouches. Il appelle un domestique, et le charge de porter le tableau chez tel marchand qui lui comptera en échange quatre cents ducats; puis, le domestique revenu, et jetant les rou- leaux sur la table : « Messeigneurs, dit le peintre, voilà de l’or de bon aloi sorti de mon creuset. Je n’ai pas besoin d’autre secret pour m’en procurer en abon- dance. »

Bien qu’il ait composé tous ses ouvrages en Italie, Ribera est peintre espagnol ; d’abord au même titre que Nicolas Poussin et Claude Lorrain sont peintres français, car tous deux aussi, nés en France, vécurent à Rome, et Ribera oubliait si peu sa naissance, il s’en montrait si fier, qu’en signant ses meilleurs tableaux il ne manquait jamais d’ajouter aux mots Giuseppe de Ribera le mot Espanol ; ensuite, pàrce que sa manière est plus espagnole qu’italienne. En effet, pris en masse, les peintres italiens sont particulièrement idéalistes , en ce sens qu’ils cherchent le beau même hors du réel et qu’ils aiment mieux laisser à l’esprit le soin d’inter- préter leur pensée que de présenter matériellement à l’œil du spectateur les objets qui pourraient l’expliquer. Au contraire, les peintres espagnols, pris en masse, sont particulièrement réalistes , en ce sens qu’ils cher- chent moins le beau que le vrai, et qu’ils expriment leur pensée par la reproduction complète et matérielle de tous les objets qu’elle embrasse.

Parmi ces peintres réalistes, Ribera est au premier rang. On pourra lui reprocher d’exagérer à dessein les oppositions de la lumière et de l’ombre; de choisir des


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têtes chauves et barbues, des mains ridées et calleuses, des corps décrépits et contournés; de chercher habi- tuellement dans le choix de ses sujets, dans les traits et les attitudes de ses personnages, dans tous les détails des scènes qu’il retrace, ce qu’il y a de plus terrible, de plus sauvage, de plus hideux même et de plus repous- sant, pour porter l’émotion du spectateur jusqu’à l’hor- reur et l’effroi. Mais il faudra convenir que ces sujets et ces détails sont possibles, sont vraisemblables, ce qui suffit pour le vrai dans les arts ; il faudra convenir en- suite que — sauf l’exagération des ombres, qui ont poussé au noir, et, de transparentes sont devenues opaques, — ils sont rendus avec une fidélité merveil- leuse, avec une incomparable énergie, et que nul peintre, de nulle école, n’a porté plus loin, dans l’exécution matérielle de ses œuvres, la force, l’audace, l’éclat et la solidité.

Les ouvrages de Ribera, comme ceux des peintres italiens, se sont répandus dans l’Europe entière. Mais Naples, sa patrie d’adoption, a gardé quelques-uns des principaux. C’est pour le couvent des Chartreux, appelé San Martino, au pied du fort Saint-Elnie, riche alors, aujourd’hui converti en hôpital, que Ribera peignit sa grande composition de la Communion des Apôtres , douze Prophètes sur les lunettes des diverses chapelles, enfin la Descente de croix qu’on proclame unanime- ment la reine de ses œuvres. On y trouve en effet, avec toutes les qualités que nous analysions tout à l’heure, une force d’expression douloureuse et tendre, une puis- sance de sentiment et de pathétique qui ne lui sont pas familières ; de sorte que ce tableau semble réunir à la verve bouillante de Caravage, non seulement la grâce


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de Corrège, mais la sainte et naïve ferveur de frà Ange- lico. Pourquoi faut-il qu’à côté d’une belle œuvre se montre une mauvaise action? C’est, hélas! l’histoire de Ribera. Dans ce même couvent de San Martino, en face de sa Descente de croix , s’en trouvait déjà une autre de Stanzioni. Celle-ci ne pouvait que grandir en- core par la comparaison celle de Ribera. Cependant l’Espagnol persuada aux Chartreux qu’il fallait nettoyer ce tableau; et, mêlant à l’eau ou au vernis des sub- stances corrosives, il altéra toutes les parties délicates du tableau de Stanzioni, qui refusa de le retoucher pour laisser un souvenir impérissable de la perfidie de son rival.

On a fait l’honneur du salon des capi d' opéra, dans le Musée degli Stndj , à deux pages de Ribera : Saint Jé- rôme au désert, écoutant la trompette de l’ange, et le grand tableau de Silène , où le père nourricier de Rac- chus est couché par terre recevant à boire des satyres qui l’entourent. Au bas de ce Silène on lit l’inscription suivante : Josephus a Ribera , Hispanus Valentinus et coacademicusromanus , faciebat Parthenope, 1 626 1 . Cette longue et vaniteuse inscription est tracée sur un écriteau que semble mordre et déchirer un serpent. Comment Ribera pouvait-il se plaindre de l’envie et se présenter en victime, lui qui était dès lors riche, honoré, puissant; lui qui poussait la jalousie jusqu’à la féro- cité? C’est, en effet, dans sa propre maison que se for- mèrent ces fazzioni di pittori , ces coteries de peintres qui méritent le titre de factions, puisqu’elles faisaient même avec le poignard la guerre aux écoles rivales.

1. Joseph de Ribera, Espagnol de Valence et académicien de Rome, faisait à Parthénoque, 1G2G.


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La faction de Naples, qui avait à sa tête Ribera, comp- tait dans son sein des bravi , tels que Correnzio et Carac- ciolo, qui soutenaient à la pointe de l’épée la supériorité du maître, et ne permettaient l’entrée de leur capitale à aucun peintre étranger à son école. C’est ainsi qu’ils chassèrent de Naples les grands artistes qu’on avait appelés de toute l’Italie pour concourir aux décorations du Duomo de Saint-Janvier. Annibal Carrache, Guide, le Josépin, furent obligés de s’enfuir pour échapper aux coups de ces confrères d’une nouvelle espèce ; et lorsque leDominiquin mourut avant d’avoir pu regagner Rome, les bruits d’empoisonnement qui coururent à sa mort prouvent que ce forfait était au moins possible. On ne saurait trop flétrir de telles fureurs. C’est une tache sur la vie d’un grand artiste, que ne rachètent ni la grandeur du talent, ni l’éclat de la renommée.

Nous n’avions récemment au Louvre qu’une seule page de Ribera, Y Adoration des Bergers. Elle est très im- portante et très belle assurément. On y voit l’heureuse influence des deux maîtres dont il a voulu combiner les manières. Cependant elle est insuffisante pour le faire bien connaître, parce qu’elle n’est point dans sa manière la plus habituelle^ la plus personnelle, et qu’il s’y montre moins le continuateur de Caravage que l’imitateur de Corrège. Plus heureux, le Museo del Rey à Madrid en rassemble un grand nombre, et de tous les styles. Si l’on veut trouver Ribera à son retour de Parme, employant un dessin calme, un coloris frais, se faisant doux et suave, voici une Échelle de Jacob, excellente dans cette seconde phase de sa vie. Si l’on veut le trouver, un peu plus tard, rentré dans sa vraie nature d’homme et d’artiste, voici les Douze Apô~


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très , — précieuse série de têtes expressives, où sont rangés tous les âges, depuis le jeune Saint-Jean, le dis- ciple bien-aimé, jusqu’au vieillard saint Jacques le Ma- jeur; — une vigoureuse Marie V Egyptienne, — un Saint Jacques et un Saint Roch, magnifiques pendants venus de l’Escûrial ; enfin un Martyre de saint Bar- thélemi, le plus renommé des tableaux qu’il a consacrés à ce sujet terrible. Là il a su porter le talent de com- poser un sujet, ainsi que la puissance d’expression dans le mélange de douleur et de béatitude, aussi haut que la force incomparable de l’exécution.

L’Académie des beaux-arts de Madrid possède encore plusieurs autres ouvrages de Ribera, parmi lesquels deux bizarres portraits en pied, réunis dans le même cadre et qui méritent une mention plus détaillée. Au centre du tableau, on voit une tête de vieil homme, à barbe noire, surmontant le corps d’une femme qui donne le sein à un enfant au maillot; puis, quelque peu en arrière, un autre vieillard qui est là comme le saint Joseph de cette étrange Madone. Cela paraît d’abord un conte fantastique, une Jégende populaire, répétée par le peintre dans une heure de caprice ; c’est tout simplement une curiosité naturelle, reproduite avec fidélité. On lit l’explication suivante, écrite en espagnol dans un angle du tableau : « Portrait de Ma- deleine Ventura, née dans les Abruzzes, âgée de cin- quante-deux ans. Elle en avait trente-sept lorsqu’il com- mença à lui pousser une longue barbe. Elle eut trois enfants de son époux Félix de Amici. Copié d’après nature, pour l’admiration des vivants, par Joseph de Ribera. » Curieux et singulier par le sujet, ce tableau du grand Valencien n’offre pas, au point de vue de

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l’art, un moindre intérêt. C’est une de ces vigoureuses et solides peintures, burinées en quelque sorte sur la toile, dont Ribera, dépassant Caravage lui-même dans la brutale reproduction de la réalité, n’a laissé le secret à personne.

Si nous ne devions nous borner ici aux sommités des maîlres et des œuvres, nous pourrions citer encore, dans l’école de Valence, les deux Espinosa, père et fils, qui continuèrent les Ribalta, et un certain Esteban March, qui, élève d’Orrente, lui-même imitateur du Rassan, appartient par ses études aux écoles de Tolède et de Venise. Ce fut dans la peinture des batailles qu’il se distingua, et l’on raconte que, pour s’échauffer l’ima- gination, il s’escrimait contre les murailles, comme un autre Don Quichotte, à grands coups de taille et d’estoc.


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Deux écoles locales, avonsmous dit, s’élevèrent en tnême temps que celle de Séville, l’une à Cordoue, l’autre à Grenade. Choisissons pour chacune le plus illustre représentant : à Cordoue, ce sera Cespedès; à Grenade, Alonzo Cano.

Pablo de Cespedès (1538-1608) ne fut pas seulement peintre; c’était un de ces esprits faciles, ouverts et vastes qui embrassent tout dans leur immense désir de Savoir, qui réussissent à tout, sciences, belles-lettres, beaux-arts, et qui ne manquent d’être les premiers en tous genres que parce qu’ils partagent le travail de leur


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intelligence entre plusieurs talents d’aussi difficile con- quête, au lieu de porter sur un seul tout l’effort d’un goût dominant, d’une étude unique, d’une lutte opi- niâtre. En quittant les bancs de l’université, il partit pour Rome, s’éprit des œuvres de Michel-Ange, sentit s’éveiller en lui une vocation nouvelle et résolut de cul- tiver les arts sans abandonner la culture des lettres. Pourvu au retour d’Italie d’un canonicat dans le chapitre de Cordoue, il ne quitta plus sa ville natale et se livra en paix aux travaux fort divers où l’attiraient ses goûts et ses connaissances. Cet homme éminent possédait très bien l’italien, le latin, le grec, et, suffisamment pour en discourir, l’hébreu et l’arabe. Une telle science des langues, rare à son époque, lui donnait une grande facilité pour les travaux de pure érudition. On peut citer, parmi ses ouvrages en ce genre, une dissertation sur la cathédrale de Cordoue, tendant à prouver que cette admirable mosquée, bâtie dans la seconde moitié du huitième siècle, par le fondateur de la dynastie om- miade en Espagne et du califat de Cordoue, Abdé- farae I er , et qui est restée le plus précieux monument religieux des Arabes, occupe précisément la place d’un temple à Janus, élevé par les Romains après la con- quête et la pacification de l’Ibérie. Mais le meilleur livre de Cespedès est celui qu’il écrivit en 1604, et qui porte pour titre : Parallèle delà peinture et de la scutp - lure anciennes et modernes. Sans avoir connu l’œuvre de Vasari, écrite de son temps, il donne d’intéressants détails sur les peintres florentins, depuis Cimabué jus- qu'à Michel-Ange, décrit ensuite quelques œuvres des Grecs, en s’appuyant sur le texte de Pline, puis les compare, dans un parallèle ingénieux, avec les œuvres


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de Raphaël, de Michel- Ange, de Titien, de Corrège et des maîtres de son époque.

Peintre érudit, Cespedès se fit encore peintre-poète : il célébra en beaux vers les merveilles d’un art dont il avait raconté l’origine et qu’il pratiquait avec éclat. On doit regretter vivement qu’il n’ait pu terminer son Poème de la Peinture (la Pintura ), dont Pacheco nous a conservé de précieux fragments. Ce serait peut-être le meilleur poème consacré aux beaux-arts, supérieur par la grandeur du plan, l’élévation des idées, la beauté du langage, au poème latin de Dufresnoy, aux poèmes français de Lemierre et de Watelet.

Venons à Cespedès peintre-artiste. « Il fut, dit Pacheco, grand imitateur de la belle manière de Corrège et l’un des meilleurs coloristes de l’Espagne. » — « Si Cespe- dès, ajoute Antonio Ponz, au lieu d’avoir été lié d’ami- tié avec Federico Zuccheri, eût pu l’être avec Raphaël, il serait devenuTun des plus grands peintres du monde, comme il fut l’un des plus savants. » Enfin Cean-Rer- mudez admirait « l’élégance des formes de son dessin, la vigueur des figures, la science de l’anatomie, l’habi- leté des raccourcis, le brillant de la couleur, la vérité de l’expression et surtout l’invention, qu’il n’eut jamais besoin de mendier à d’autres ». Nous ne pouvons plus vérifier la justesse de ces éloges que dans une vaste Cène , placée sur l’autel d’une des chapelles dont les chrétiens ont défiguré la vieille mosquée des Arabes, où régnait le grand dogme musulman de P unité de Dieu. Presque tous les autres ouvrages de Cespedès, que l’on connaissait par leur nom et leur renommée, ont disparu sans que l’on sache même où pouvoir les chercher. Ils se trouvaient presque tous dans l’église du collège des


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Jésuites à Cordoue, et, selon toute apparence, lors de la suppression de l’ordre par Charles III, ces tableaux furent enlevés pour ne plus reparaître. Sans doute ils ne sont pas détruits, mais, comme Cespedès n’avait pas été connu hors de sa patrie, il est probable que le com- merce les aura fait passer sous d’autres noms que le sien.

On a fait d’Alonzo Cano le Michel-Ange espagnol. C’est uniquement parce que, lui aussi, embrassa les trois arts qu’on appelle beaux par excellence : il fut peintre, sculpteur, architecte. Plus sculpteur que peintre, comme Michel-Ange, mais architecte seulement pour l’édification de ces lourds ornements d’église qu’on appelle retables , dont il faisait le dessin aussi bien que les décorations, sculptées ou peintes, statues et tableaux. Alonzo Cano (1601-1667) vint finir à Grenade, sa pa- trie, et pourvu d’un assez gras bénéfice, une vie fort agitée par les voyages, les passions et les aventures. Il a laissé au Musée de Madrid sept ouvrages du pinceau, entre autres Saint Jean écrivant l'Apocalypse dans Vile de Pathmos et le Christ pleuré par un ange. On l’a nommé, comme peintre, l’Albane espagnol, et ce n’est pas sans juste motif, car, à l’inverse de son caractère emporté, les qualités dominantes de son talent, celles qui frappent le plus au premier aspect, sont la douceur et la suavité. C’est aussi un arrangement si heureux des draperies et des ajustements, que l’on sent toujours et que l’on devine en toutes ses parties le nu qu’ils re- couvrent; c’est encore un soin si parfait dans la diffi- cile exécution des mains et des pieds, qu’à cette seule espèce de mérite on reconnaîtrait ses œuvres parmi toutes celles des peintres de son pays. Moins fougueux


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et moins puissant que Ribera, moins vaste de pensée et moins éclatant de couleur que Murillo, il forme entre ces deux maîtres une sorte de milieu, sage, correct, élégant, plein de grâce et de charme.

Entrons maintenant à Séville pour n’en plus sor- tir.

Luis de Yargas (1502-1568), élève à Rome de Perin del Yaga, eut l’honneur insigne d’apporter et d’ensei- gner le premier, dans sa patrie, la véritable manière de peindre à l’huile et à la fresque. Ce fut lui qui sub- stitua l’art de la renaissance à l’art gothique. En divers voyages et séjours, il avait passé vingt-huit ans en Italie; une fois établi à Séville, il y fit plusieurs grands travaux, la plupart à la fresque. On citait entre autres (car elle a disparu sous les coups du temps et des res- taurations) une célèbre Voie des Douleurs (Calle de la Amargura ), qu’il peignit en 1565 sur les degrés de l’église San Pablo. C’est là que s’arrêtaient les gens condamnés par l’Inquisition à faire amende honorable : aussi la fresque avait pour nom populaire : el Cristo de los azotados (le Christ des fouettés). Le licencié Juan de las Roelas (1558-1625) rapporta d’Italie à ses com- patriotes un autre présent : ce fut la couleur vénitienne, qu’il étudia sous les élèves de Titien et de Tintoret. On pourrait croire, en effet, que c’est Bonifazio ou l’un des Palma qui a peint : dans la cathédrale, Saint Jacques mata-Moros ( tue-Mores ) secourant les Espagnols à la bataille de Clavijo; — à l’église de l’hospice du Car- dinal, X&Mortde sainte Herménêgilde ; — dans l’église Santa Lucia, le Martyre de la sainte patronne; — enfin, sur le maître autel de San Isidoro, la Mort de cet ancien archevêque de Séville. Celle-ci est la plus


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vaste de ses œuvres, car elle couvre le retable tout en- tier, et, divisée en deux parties, le ciel et la terre, elle a donné le premier exemple de cette forme de compo- sition, tant de fois imitée par toute l’école.

Après ces deux disciples de Rome et de Venise vien- nent des peintres purement andalous; et d’abord, les deux maîtres qu’eut Velasquez, Herrera le vieux (1576- 1656) et Pacheco (1571-1654). Rien de plus opposé que ces deux natures d’artistes et que les œuvres qu’ils produisirent. Francisco de Herrera était né avec un ca- ractère si sombre, si violent, si insociable, qu’il passa toute sa vie dans la solitude, qu’il fut abandonné de tous ses élèves et même de tous ses enfants. On peut dire qu’il faisait ses tableaux, comme toutes choses, avec une sorte de fureur. Pour dessiner, il se servait de roseaux, et, pour peindre, de grosses brosses. Armé plutôt qu’équipé de la sorte, il exécutait des œuvres importantes avec une dextérité et une promptitude in- croyables. La tradition, recueillie à Séville par Cean- Bermudez, rapporte que, lorsqu’il était chargé d’ou- vrages et sans élèves pour l’aider, il chargeait une vieille servante, le seul être qu’il eût pu garder dans sa maison, d’ébaucher ses tableaux. Cette femme prenait les couleurs avec des brosses d’étoupes et les étendait sur la toile à peu près au hasard; puis Herrera continuait le travail et tirait de ce chaos des draperies, des mem- bres, des figures. Cette âpreté d’humeur et cette gros- sièreté native jetèrent Herrera hors du style timide qu’avait donné à ses prédécesseurs Limitation de l’école romaine. Il adopta le genre plus fougueux des Bolonais, ou plutôt il se fit un style nouveau, tout personnel et mieux approprié au génie indiscipliné de sa nation. Le


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vaste Jugement dernier qu’il peignit pour l’église de San Bernardo, à Séville, prouve que Herrera n’était pas seulement un peintre de pratique, mieux doué de la main que de la tête; on voit qu’il avait aussi de la science, de la correction au besoin, de l’expression pro- fonde et variée, et de la grandeur dans la force violente.

Tout au rebours, Francisco Pacbeco fut un lettré, un érudit bien plutôt qu’un peintre; il écrivit un traité sur Y Art de la peinture , et sa maison devint bientôt, comme dit l’un de ceux qui la fréquentaient, « l’Aca- démie ordinaire des esprits les plus cultivés de Séville et des provinces » . Pacbeco s’y était fait une curieuse ga- lerie; il y rassembla jusqu’à trois cents portraits — soit peints à l’huile en petites dimensions, soit dessinés aux crayons rouge et noir — de tous les hommes de quelque mérite et de quelque renommée qui avaient paru chez lui. Dans le nombre étaient ceux de Cer- vantès, de Quevedo, de Herrera le poète, etc. — Mais, malgré ses études continuelles, malgré le soin qu’il mettait à préparer ses tableaux par une foule de car- tons, Pacheco ne put jamais s’élever au-dessus d’une correction froide, sans passion et sans vie. Entre ses deux maîtres, entre la fougue brutale de l’un et l’im- puissance érudite de l’autre, Velasquez fit bien de choisir la simple et féconde nature.

Né de parents simples laboureurs, au bourg deFuente de Cantos en Estrémadure, Francisco Zurbaran (1598, -h vers 1 662) n’appartient à l’école d’Andalousie que parce qu’il fit ses études à Séville, sous las Roelas, et parce qu’il y passa presque sa vie entière. Il n'alla qu’une fois à Madrid, déjà vieux, et ne retourna dans sa province natale que pour peindre huit grands ta-


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bleaux formant Y Histoire de saint Jérôme , pour l’église de la petite ville de Guadalupe, entre Tolède et Ca- cerès; ce qui a fait dire, dans une notice biographique publiée en France par un homme que sa position offi- cielle devait rendre très versé dans l’histoire des arts, que Zurbaran avait été peindre ces tableaux à la Gua- deloupe*

Plusieurs de ses ouvrages se sont récemment répan- dus en Europe, et nous en avons vu quelques-uns des plus importants à Paris même, dans le petit Musée es- pagnol formé par Louis-Philippe, et dispersé depuis sa mort. Toutefois on s’accorde à penser que la meilleure de ses compositions, celle où il voulut réunir toutes ses qualités et donner la plus haute mesure de son talent, est le Saint Thomas d'Aquin qu’il fit pour l’église du collège placé sous l’invocation du célèbre auteur de la Somme. Au faîte du tableau sont le Christ et la Vierge, portés sur un trône de gloire, entre saint Paul et saint Dominique; au centre, l’Ange de l’école, debout, en- touré des quatre docteurs de l’Église latine, assis sur des nuages ; plus bas, dans une posture de recueille-, ment et d’admiration, d’un côté, Charles-Quint, revêtu du manteau impérial, avec un cortège de chevaliers; de l’autre, l’archevêque Deza, fondateur du collège, avec une suite de moines et de serviteurs.

On a nommé Zurbaran le Caravage espagnol. Mais, s’il mérita ce nom, ce ne fut point par la fougue du pinceau, par la recherche exagérée des effets, car il est toujours plus froid, plus réservé, mais aussi plus correct et plus noble que le maître de Ribera. Si Zur- baran ressemble à Caravage, c’est par l’emploi fréquent de teintes bleuâtres, qui dominent quelquefois dans ses


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tableaux, au point qu’on croirait les voir à travers un verre légèrement teinté en bleu; c’est surtout par la science et l’heureux emploi du clair-obscur. Là est le vrai point de ressemblance entre les deux maîtres. Quant à la nature des sujets, — sauf un petit nombre de com- positions considérables qui lui furent commandées, — Zurbaran choisissait de préférence des motifs simples et clairs, faciles à comprendre et n’exigeant qu’un petit nombre de personnages, qu’il plaçait toujours dans des attitudes parfaitement naturelles. Du reste, il n’a ja- mais peint de scènes comiques ou populaires, comme Velasquez et Murillo, ni de figures grotesques et bi- zarres, comme Ribera. Il a peint des saintes, des femmes; il leur a donné des attraits et de la grâce; mais toujours domine chez lui le sentiment austère et religieux. Personne, en effet, n’a mieux exprimé que Zurbaran les rigueurs de la vie ascétique, l’austérité du cloître; personne n’a mieux retracé, sous la ceinture de corde et le capuchon de bure, les corps amaigris et les têtes pâlies de ces pieux cénobites voués aux macéra- tions et à la prière, qui, selon la belle parole deBuffon, quand vient pour eux la dernière heure, « ne finissent pas de vivre, mais achèvent de mourir ».

Réservant Velasquez pour l’école de Castille, nous arrivons à Murillo.

Bien qu’enfant de Séville, mais né dans une très humble condition, Bartolomé-Esteban Murillo (1618- 1682) eut aussi une jeunesse triste et illettrée, qu’il passa dans l’obscurité et l’abandon. Un certain Juan del Castillo, son parent éloigné, lui donna par charité les premières leçons d’un art où il devait trouver la re- nommée et la fortune. Mais Murillo perdit bientôt ce


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maître, qui alla se fixer à Cadix, et longtemps il n’en eut d’autre que lui-même. Privé d’un guide intelligent et d’études sérieuses, obligé de vivre de son pinceau avant d’en avoir appris l’usage, n’ayant pu ni s’essayer ni se connaître, et ne voyant dans son art qu’un métier, le pauvre Murillo fut d’abord tout bonnement peintre de pacotille. Il barbouillait sur de petits carrés de toile ou de bois ces Madones écrasant la tète du serpent, qu’on appelait des Notre-Dame de Guadalupe ; il en vendait à la douzaine, pour une ou deux piastres la pièce, suivant les dimensions, aux armateurs des ga- lions d’Amérique, qui répandaient cette marchandise, avec les Bulles de la croisade et autres indulgences, parmi les populations nouvellement converties du Mexi- que et du Pérou. Toutefois ces travaux de manœuvre, en lui apprenant le maniement de la brosse, adoucirent son coloris, qui cessa d’être dur pour rester faux et maniéré.

Murillo avait déjà vingt-quatre ans lorsque son heu- reuse étoile fit passer par Séville le peintre Pedro de Moya, qui revenait de Londres à Grenade, rapportant des copies et des imitations de Yan Dyck, dont il avait pris les leçons. A la vue des ouvrages de Moya, Murillo tomba en extase et sentit sa vocation. C’était l’étincelle qui allume le feu du génie. Mais que faire? Moya par- tait pour Grenade, et n’était lui-même qu’un élève ; inutile d’aller à Londres, Yan Dyck venait de mourir; impossible d’aller en Italie, sans argent et sans protec- teur. Murillo prit un parti désespéré : il acheta, peut- être à crédit, un rouleau de toile, le coupa en morceaux, qu’il prépara de sa main, puis, ne prenant ni repos, ni sommeil, il couvrit toutes ces loques de petites Yier- ges, d’Enfants Jésus, de bouquets de fleurs. Sa pacotille


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vendue, et quelques réaux en poche, sans demander conseil , sans prendre congé de personne, il partit, à pied, pour Madrid. Arrivé dans la capitale, il alla se présenter à son compatriote Velasquez, plus âgé de vingt ans, alors dans toute sa gloire et toute son auto- rité. Le peintre du roi accueillit avec bonté le jeune voyageur ; il l’encouragea, le produisit, lui procura du travail utile, lui ouvrit l’accès des palais royaux, de l’Escurial, de son propre atelier, lui donna enfin des conseils et des leçons.

Murillo passa deux années à étudier sans relâche les modèles dont il affectionnait le plus la manière, les grands coloristes, Titien, Rubens, Van Dyck, Ribera, Velasquez; puis, moins tourmenté des rêves d’ambition que du besoin d’indépendance, il quitta Madrid et revint à Séville. On ne s’était point aperçu de son absence : aussi la surprise fut grande, lorsque, l’année suivante, on vit paraître, dans le petit cloître du couvent de San Francisco, trois tableaux qu’il venait d’y peindre, un Moine en extase , les Aumônes de saint Diego , enfin cette Mort de sainte Clam qu’on a vue à Paris dans les collections Aguado et Salamanca. Chacun se demandait où il avait appris ce nouveau style, si attrayant, si ma- gistral, qui réunissait les manières de Ribera et de Van Dyck, et qui semblait surpasser chacune d’elles par leur propre mélange. Malgré l’envie qui naît toujours à côté du succès, malgré les rivalités haineuses des peintres qu’il détrônait du premier rang, Murillo sortit bientôt de l’indigence et de l’obscurité. R était revenu à Sé- ville en 1645, et jusqu’à sa mort, arrivée en 1682 à la suite d’une chute qu’il fit d’un échafaudage, il ne sortit plus de son pays, je devrais dire de son atelier, car


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c’est pendant ces trente-sept années qu’ont été produits ses innombrables ouvrages. Les chapitres, les couvents, les grands seigneurs, l’accablèrent à l’envi de leurs commandes. Il est peu de maîtres autels de cathé- drales, ou de sacristies, ou de monastères dotés, qui n’aient possédé quelque effigie de leurs saints patrons tracée de sa main célèbre; peu de nobles maisons qui n’aient eu de lui quelque portrait de famille ou quel- que tableau attaché ( vinculado ) au majorât des fils aînés. Pour la fécondité, Murillo ne peut être comparé qu’à son compatriote Lope de Yega. Peintre, il égala par le nombre de ses oeuvres le poète que Cervantès appelait, dans son admiration, un monstre de nature. Cette merveilleuse facilité de produire, jointe à l’indé- pendance qu’il conserva toute sa vie, explique comment Murillo, à la différence de Velasquez, par exemple, dont le travail était affermé au roi son maître, put répandre dans toute l’Espagne, et même dans toute l’Europe, ses œuvres et son nom.

Mais ce n’est pas l’unique point de dissemblance qui sépare les deux grands artistes concitoyens. Si Velas- quez, peintre du roi, pensionné, riche et travaillant à son loisir, a laissé moins d’ouvrages, en revanche il a pu leur donner à tous des soins égaux, et en quelque sorte une égale perfection. Si Murillo, peintre du pu- blic, mesurant à son travail son revenu, a produit bien davantage, il n’a pas toujours eu le temps de mûrir ses conceptions et d’en achever amoureusement tous les détails. Il y a donc plus de choix à faire dans ses œu- vres, où souvent l’évidente précipitation trahit et rap- pelle le premier métier de son humble jeunesse : on les croirait encore destinées aux exportations dans les


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Grandes Indes. Velasquez redoutait les sujets sacrés: il ne se sentait à l’aise que dans les scènes les plus ordi- naires de la vie, où le plus grand mérite est la vérité. Murillo, tout au contraire, doué d’une imagination riche et brillante, animé de sentiments tendres et déli- cats, et capable même d’exaltation, affectionnait sur- tout les compositions religieuses, où l’art peut franchir les bornes de la nature et s’élancer dans le monde ima- ginaire. Velasquez, enfin, n’avait qu’une manière, n’ayant qu’un but. Qu’il cherchât la perfection dans l’audace et la naïveté du premier jet, ou dans la cor- rection des retouches et du fini, ce qu’il voulait attein- dre, c’était l’exactitude, la précision, l’illusion du vrai. Murillo, moins épris de la réalité que de l’idéal, s’adres- sant plus à l’imagination, à l’esprit, variait sa méthode avec son sujet. Il n’a point eu, comme la plupart des peintres, des manières successives, des phases dans sa vie d’artiste, mais il avait à la fois trois genres, qu’il employait alternativement et suivant l’occasion. Ces trois genres sont appelés par les Espagnols froid , chaud et vaporeux ( frio , câlido y vaporoso ). Ces noms les désignent, et l’on conçoit facilement le choix de leur emploi. Ainsi, les polissons et les mendiants seront peints dans le genre froid ; les extases de saints# dans le genre chaud; les annonciations et les assomp- tions, dans le genre vaporeux.

Séville, d’abord, fut inondée des œuvres de Murillo; elle en a gardé une foule, et des meilleures. C’est dans une des chapelles de la cathédrale que se trouve la plus grande toile qu’il ait peinte, Y Extase de saint Antoine de Padoue. Quand je la vis, j’étais bien jeune, et le goût des arts, ce goût réfléchi, grave et profond, ne s’é-


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tait pas encore fait jour à travers la légèreté de Page ; et pourtant je restai, à l’instar du mystique cénobite, en extase devant les cieux ouverts. Comme on fait en tout temps des légendes, un chanoine, qui avait bien voulu se faire mon cicerone, me raconta qu’après la retraite des Français en 1813 le duc de Wellington avait offert d’acheter ce tableau en le couvrant d’onces d’or. Cela devait faire une somme énorme, à juger des toises carrées ; mais le chapitre était trop riche et trop fier pour accepter un tel échange : l’Angleterre garda son or, Séville le chef-d’œuvre de son peintre. Les compatriotes de Murillo, prenant, de ci de là, dans les églises et les monastères, ont pu former tout un musée de ses œuvres restées en Andalousie. Il occupe un an- cien couvent de la rue de l 'ABC à Séville. Là sont rassemblés : la Multiplication des pains dans le désert, tableau qui a reçu le nom populaire de Pan y peces (pain et poissons) ; Moïse frappant le rocher, gravé récemment; Saint Félix de Cantalicio, que les Espa- gnols disent peint avec du lait et du sang (con leche y sangre); la Madone de la serviletta; les Aumônes de saint Thomas de Villanueva , le Benjamin des fils du pinceau de Murillo, etc. ; enfin celle des nombreuses et trop nombreuses Conceptions qui se nomme la Perla de las Gonceptiones. On appelle ainsi une représenta- tion symbolique de la croyance aimée des Espagnols, devenue le dogme de la Conception immaculée. C’est simplement une apothéose de la Vierge, un ravissement de Marie au ciel.

Quarante-cinq toiles de Murillo sont réunies dans le Museo del Rey de Madrid. Parmi cette multitude, clioi- sissons-en quelques-unes pour les désigner. Bans le


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genre froid, on cite de préférence une Sainte Famille appelée au petit chien. Mais elle mérite un grave re- proche : l’absence du style propre au sujet. Je ne vois là ni l’enfant-Dieu, ni la Vierge mère, ni leur commun père nourricier; c’est un laborieux menuisier qui pose son rabot, et sa ménagère qui laisse arrêter son rouet, pour voir jouer leur jeune fils, petit espiègle qui fait aboyer un épagneul contre l’oiseau qu’il cache dans sa main. Mais c’est une scène familière bien conçue, bien disposée pour captiver l’intérêt, pleine de grâce dans les attitudes, de candeur dans l’expression, d’énergie dans la touche; il ne faut que changer le nom du ta- bleau, et l’appeler, comme la Sainte famille de Rem- brandt, le Ménage du menuisier. Peut-être, sans sortir du genre, faut-il placer plus haut Y Adoration des bergers. Dans la représentation de ces hommes rus- tiques, des peaux qui les couvrent, des chiens qui les accompagnent, l’artiste déploie une vigueur et une vérité sans égales, et c’est par un vrai tour de force qu’il a jeté sur le milieu de la scène l’éclatant reflet d’une lumière d’en haut, pour arriver, par une imper- ceptible dégradation, jusqu’à l’obscurité de la nuit qui assombrit les angles du tableau.

Le Martyre de saint André, peint en petites propor- tions, est un des chefs-d’œuvre du genre vaporeux. Une teinte argentée, que semblent verser du ciel les anges qui montrent la palme immortelle au vieillard crucifié, enveloppe tous les objets, adoucit les con- tours, harmonise les tons, et donne à la scène en- tière un aspect nuageux, fantastique, plein de charme et d’effet. Ce même phénomène, si je puis dire ainsi, se retrouve dans la plus petite des Annonciations de


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Murillo. C’est au milieu de cette atmosphère céleste que le bel archange Gabriel apparaît à la jeune Marie. Celle-ci priait, agenouillée; le messager d’en haut s’agenouille à son tour devant celle qui doit porter dans son sein le fruit de vie. Un brillant chœur d’anges, sur lequel ces deux figures semblent se détacher en relief, remplit tout l’espace; et sur ce fond lumineux brille, comme un astre plus lumineux encore, l’Esprit- Saint sous la ligure d’une blanche colombe. Jamais, si je ne l’eusse vu, je n’aurais imaginé qu’avec les teintes d’une palette on pût imiter à ce point l’éclat d’une lueur miraculeuse, et faire jaillir de la toile des rayons de lumière.

Le genre chaud est celui que Murillo semble avoir affectionné davantage. Toutes ses Extases de saints, et le nombre en est grand, sont traitées dans ce genre. Le seul musée à Madrid en possède quatre, Saint Ber- nard, Saint Augustin, Saint François d’ Assise et Saint Ildephonse. Quoique le sujet soit le même dans ces quatre grandes compositions, Murillo a su très ha- bilement le varier, soit par le caractère de la vision, soit par les détails que lui fournissait la légende. A saint Ildephonse se présente la Vierge, qui lui apporte d’en haut une chasuble pour sa nouvelle dignité d’arche- vêque; — devant saint Augustin les cieux s’ouvrenl, et lui montrent à la fois Jésus crucifié et sa Mère im- maculée; — saint François d’Assise, visité par la Mr- done et le Bambino , leur offre, en échange du Jubilé de la Portioncule, les roses miraculeuses qu’ont pro- duites au printemps les verges d’épines dont il s’est flagellé tout l’hiver; — enfin saint Bernard, exalté par les méditations et le jeûne, voit apparaître, dans


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son humble cellule, l’Enfant Jésus porté par sa Mère sur un trône de nuages, au milieu de la céleste mi- lice.

Pour apprécier dignement Murillo, il faut penser aux prodigieuses difficultés de semblables sujets. L’effet général résulte principalement du contraste que forme avec la lumière du jour, dont les objets d’en bas et du dehors sont éclairés, la lumière de l’apparition, qui illumine le haut et l’intérieur du lieu de la scène. A cet effet doivent s’ajouter le caractère extatique du saint et le caractère divin de la vision. Murillo répond, en tous ces points, à ce que l’imagination pouvait espé- rer et concevoir; son jour de la terre est parfaitement naturel et vrai, son jour du ciel est comme cette lueur radieuse que j’essayais tout à l’heure de décrire. On trouve dans les attitudes de ses bienheureux et l’ex- pression de leurs traits, tout ce que la plus ardente piété, tout ce que l’exaltation la plus passionnée peu- vent sentir et exprimer dans un accès de surprise, de ravissement et d’adoration. Quant aux visions, elles apparaissent avec toute la pompe d’un cortège céleste, où se groupent merveilleusement les divers esprits de la hiérarchie immortelle, depuis l’archange aux ailes déployées jusqu’aux faces sans corps des chérubins. C’est dans ses sujets de poésie surnaturelle que le pin- ceau de Murillo, comme la baguette d’un enchanteur, enfante des prodiges. Si, dans les scènes copiées de la vie humaine, il est l’égal des plus grands coloristes, il est unique dans les scènes imaginées de l’éternelle vie. On pourrait dire, à propos des deux grands maîtres espagnols, que Velâzquez est le peintre de la terre et Murillo le peintre du ciel.


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Bien qu’elle n’ait de celui-ci que trois cadres et non quarante-cinq, l’Académie de San Fernando à Madrid peut se montrer non moins fîère que le Museo del Rey , car elle peut se vanter à bon droit de posséder des chefs-d’œuvre. Je ne placerai point à ce haut rang une Résurrection qui, malgré l’éclat resplendissant de Jésus sortant Dieu du tombeau où il fut mis homme, n’est qu’une page ordinaire dans le livre de Murillo : mais il faut y maintenir à la fois la Sainte Elisabeth de Hongrie et les deux vastes pendants appelés d’habi- tude los medios puntos (les hémicycles).

Voici quel est le sujet de la première de ces compo- sitions : dans un vestibule de riche architecture, la pieuse reine s’occupe à gagner le paradis, non point par de stériles oraisons, mais par des actes de vraie charité. Les rois de France guérissaient les écrouelles; il paraît que les rois de Hongrie avaient, dans la méde- cine, une autre spécialité : sainte Élisabeth, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, panse des tei- gneux. Ce motif réunissait merveilleusement les deux manières extrêmes de Murillo : la misère sordide, dé- guenillée et vermineuse de ses petits mendiants; la Grandeur noble et sublime de ses demi-dieux. De là

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naît aussi le charme d’un perpétuel contraste et d’une haute moralité. Ce palais converti en hôpital; là, ces dames de la cour, belles, fraîches et parées ; ici, ces enfants souffreteux et rachitiques, qui déchirent de l’ongle leurs poitrines sans vêtements et leurs têtes sans cheveux; ce paralytique porté sur des béquilles, ce vieillard qui étale les plaies de ses jambes, cette vieille accroupie dont le profd décharné se dessine si nette- ment sur un pan de velours noir; là, toutes les grâces


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brillantes du luxe et de la santé ; ici, tout le hideux cortège de la misère et de la maladie; puis, au milieu de ces extrêmes de l’humanité, la charité divine qui les rapproche et les réunit. Une jeune et belle femme, por- tant sur le voile de nonne la couronne de reine, éponge délicatement la tête impure qu’un enfant couvert de lèpre lui présente au-dessus d’une aiguière d’argent. Ses blanches mains semblent se refuser à l’œuvre que son cœur ordonne ; sa bouche frissonne d’horreur en même temps que ses yeux se remplissent de larmes; mais la pitié a vaincu même le dégoût, et la religion triomphe, la religion qui commande l’amour du prochain. Parmi toutes les œuvres de Murillo, la Sainte Élisabeth est celle que la voix presque unanime de ses admirateurs proclame la plus grande et la plus parfaite. Je crois, en effet, qu’elle est la meilleure de ses compositions par la hauteur du style, l’ordonnance des parties, le sens de l’ensemble; et j’ajouterai, pour être compris, qu’elle me paraît la plus italienne , la plus propre à être traduite par la gravure. Mais (pourquoi n’oserais-je le dire?) en me rappelant que ce magnifique ouvrage est de Murillo, je ne trouve pas que le travail de la main y soit pleine- ment égal à celui de la pensée. Si Murillo n’a jamais mieux composé, il a mieux peint quelquefois. Et je puis, par bonheur, fournir aussitôt la preuve de cette opi- nion.

Dans l’Académie même, à côté de Sainte Élisabeth , sont deux autres tableaux où, comme coloriste, Murillo s’est élevé à la dernière puissance de son talent. Ceux- ci, d’après Cean-Bermudez, lui furent commandés par un chanoine nommé don Justino Neve, pour l’église de Santa Maria la Blanca, à Séville, ce qui explique leur


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MUPILLO

Sainte Élisabeth de Hongrie. (Académie de San Fernando, à Madrid.)


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forme cintrée : ils s’encadraient probablement dans une double abside. À Paris, lorsqu’ils y vinrent avec la Sainte Élisabeth , et pour leur rendre la forme carrée, on ajouta des angles dorés où sont tracés des inscrip- tions et des plans d’édilîces. Le sujet de ces deux cé- lèbres pendants est la Fondation de l'église Sainte- Marie-Majeure, à Rome, ou plutôt l’événement mira- culeux auquel la légende attribue cette fondation. Dans le premier tableau, se voit le songe du patricien Jean (Joannes Patricius)e t de sa femme, que Murillo, malgré le millésime de l’inscription (l’année 852), habille des costumes de son temps. Surpris par le sommeil venu d’en haut, comme si le Morphée de la mythologie eût secoué ses pavots sur leurs têtes, ils se sont endormis, assis et vêtus dans leur appartement. Un petit chien bichon dort aussi sur le pan de la robe de la patricienne. Des nuages blancs s’avancent dans les ténèbres, et la vision luit tout à coup aux yeux fer- més du couple, à qui le même songe apparaît ; c’est la Vierge, debout, tenant l’Enfant-Dieu dans ses bras, qui montre du doigt, par une fenêtre, la place où doit s’é- lever l’église qui lui sera consacrée. Le second pendant renferme un double sujet : à gauche, et de grandeur naturelle, le même patricien et sa femme racontent leur commun rêve au pape Liverio, assis sur l’antique sella gestatoria ; à droite, dans le lointain, une longue procession va reconnaître et marquer la place désignée par Marie pour l’érection de son nouveau temple. Ces deux merveilleux tableaux, traités dans le genre chaud et vaporeux, sont de la plus excellente manière de Murillo, et marquent bien le point extrême où s’est élevé son talent de coloriste. On les appelle communé-


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ment, soit les medios puntos de Murillo, soit le Mi- racle du gentilhomme romain. Comme à propos du chef-d’œuvre de Tintoret, à Venise, il vaut mieux que, mêlant en une seule ces deux appellations diverses, on les nomme le Miracle de Murillo.

Plus fécond que Velâzquez, et célèbre bien avant lui hors de l’Espagne, Murillo, comme les grands Italiens, a répandu ses œuvres un peu partout, même dans les contrées du Nord. L’Ermitage de Saint-Pétersbourg porte sur son catalogue dix-neuf pages de Murillo. Sans les accepter toutes, on peut mentionner au moins une Conception , belle parmi tant d’autres, une Nativité , qui rappelle, dans son arrangement lumineux, la Nuit de Corrège, et un Martyre de saint Pierre de Vérone , digne d’entrer en parallèle, par la beauté comme par le sujet, avec la grande œuvre de Titien à Venise et celle du Dominiquin à Bologne. Berlin possède une Extase de saint Antoine de Padoue , qui, sans égaler le chef- d’œuvre éclatant que Murillo laissa pour dernier pré- sent à la cathédrale de sa patrie, rappelle du moins les hautes qualités du peintre de Séville. C’est sa manière onctueuse, tendre, passionnée, douce aux yeux, douce à l’àme. Plus riche encore, Munich réunit d’excellents ouvrages en des genres opposés. D’abord le Saint Fran- çois guérissant un paralytique 'à la porte d’une église. Rarement Murillo, le plus poétique, le plus idéaliste des maîtres de son pays, s’est élevé à une telle hauteur d’expression; rarement sa magique palette a enfanté de plus étonnants prodiges. L’action se passe sur les limites incertaines entre l’ombre du dedans et le jour du dehors, contraste excellent, mais téméraire, et peut- être impossible à tout autre que lui. Quatre autres ta-


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bleaux, en deux séries de pendants, appartiennent à la vie des mendiants et des polissons, à la vida picaresca, poétique aussi en Espagne, comme le prouvent assez le Lazarille de Tormès , le Guzman d'Alfarache, le Marcos de Obregon et tous les romans de la même fa- mille qui sont venus se fondre et se résumer dans Gif Blas. Ces tableaux picaresques offrent comme un mé- lange de ses manières froide et chaude, qui pourrait faire dire, par une expression un peu recherchée, qu’ils sont du genre froid chaudement traité. Mais, sous quelque classe qu’on les range, ils appartiendront tou- jours à celle des chefs-d’œuvre de vérité naïve, spiri- tuelle et bouffonne. Devant ces étonnantes scènes de la comédie de mœurs, on se divertit jusqu’au rire et l’on admire jusqu’aux larmes.

Un grand tableau, attaché jadis au majorât des mar- quis de Pedroso, à Cadix, est venu naguère à la Na- tional Gallery de Londres. Les Anglais le nomment une Sainte Famille ; je crois que son vrai nom serait plutôt la Trinité. En voici brièvement la description : entre sa Mère et saint Joseph, qui l’adorent agenouillés, le Christ enfant, monté sur le fût brisé d’une colonne, comme pour s’éloigner de la terre, et portant au ciel ses regards ardents, semble se réunir par la pensée aux deux autres personnes de la divine triade, à l’Esprit- Saint qui plane sur sa tête, et au Père éternel, qu’on aperçoit plus haut, dans un chœur d’archanges et de sé- raphins. J’avais vu ce tableau avant qu’il appartînt au Musée d’Angleterre, et dans l’enthousiasme où me jetait sa vue, j’avais écrit que c’était une œuvre divine, la plus belle du maître qui fût sortie de l’Espagne. Sans ré- tracter le premier éloge, j’avoue que le second pourrait


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être contesté. Par exemple, dans la galerie des ducs de Sutherland, les places d’honneur sont justement oc- cupées par deux autres grandes toiles de Murillo, ve- nues de Séville à Londres en traversant la collection du maréchal Soult : Abraham accueillant les trois anges et le Retour de V enfant prodigue. On Jes a décorées d’encadrements magnifiques, où sont incrustés les ver- sets des Écritures qui en expliquent le sujet, et que sur- montent les bustes dorés du peintre dont la vie fut si simple et si peu fastueuse. V En fant prodigue est, tou- tefois, bien supérieur à 1’ Abraham. Ce groupe du fils, sordide et repentant, qui s’agenouille aux pieds du père, noble et affectueux; ce groupe des serviteurs s’empres- sant d’apporter des aliments et des habits; jusqu’au petit chien de la maison, qui vient reconnaître et ca- resser le fugitif; jusqu’au veau gras qu’on va tuer en réjouissance : tout cela est grand et merveilleux, par la composition ingénieuse, par l’expression puissante, par l’incomparable coloris. C’est peut-être cet Enfant pro- digue qui mérite, hors de l’Espagne, qu’on le nomme la première œuvre de son auteur.

Sans rien avoir de cette importance, le musée du Louvre serait assez bien partagé si l’on n’avait à la fois diminué ses richesses acquises et prétendu les aug- menter. Nous possédions dès longtemps le petit Pouil- leux et une grande Sainte Famille qu’il faudrait, comme celle de Londres, nommer plutôt la Trinité. On a voulu leur adjoindre de nouvelles œuvres de Murillo; mais, si l’intention était bonne, c’est l’intention seule qui mérite une louange. Ne parlons point de ces vastes machines, chargées d’ignobles repeints , qui se nom- ment la Naissance de Marie et la Cuisine des Anges;


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elles ne sont pas moins indignes du maître que de notre grande collection nationale. Mais qu’avait-on be- soin d’une Conception , achetée à grand fracas et à grands frais aussi, des héritiers du maréchal Soult? Pourquoi lui donner un prix exorbitant, et que n’avaient jamais prononcé les criées d’une vente mobilière? La banalité du sujet aurait du mettre en garde tout d’abord contre un engouement irréfléchi, incroyable partout ailleurs qu’en France. Nous avions déjà une autre Con- ception, et, bien que la dernière venue lui soit supé- rieure en certaines parties, elle est, hélas! bien loin de pouvoir se nommer, comme celle de Séville, la Peida de las Concepliones.

Mais nous avons dans la manière froide un des plus parfaits échantillons qui se puisse trouver dans l’œuvre entière de* Murillo. C’est le Jeune Mendiant qui, ac- croupi sur les dalles de la prison ou d’un galetas, entre une cruche et un panier de fruits, occupe les loisirs de sa solitude forcée à faire sous ses haillons une chasse aux ongles, ou, comme dit plus clairement un ancien in- ventaire, « à détruire ce qui l’incommode ». C’est le su- blime du trivial. Dans la manière chaude et dans le genre noble et saint, nous avons le grand tableau qu’il faudrait nommer, à mon avis, non pas comme les gra- vures, la Vierge de Séville, mais plutôt la Trinité. Le premier nom, en effet, tel que l’usage l’a consacré depuis Raphaël, n’indique ni le spectacle des cieux ou- verts, ni l’intervention du Père et de l’Esprit dans les actions du Fils fait homme. Semblable par le sujet, par la disposition générale, par les détails mêmes et les ac- cessoires, au grand tableau de la National Gallery, le notre l’égale encore par l’ampleur de la composition,


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réunissant les scènes de la vie mortelle et de l’éternelle vie, par la majesté du symbole annonçant la mission rédemptrice du Sauveur, enfin par l’extrême beauté de l’exécution en toutes ses parties. Mais qu’est-elle deve- nue, cette merveilleuse Trinité ? Elle a disparu du Louvre; on l’y cherche vainement, et non moins vaine- ment on la regrette. On en a fait la décoration d’une chambre à coucher du palais de Saint-Cloud ; elle y est encastrée dans la boiserie. Est- ce que notre Musée na- tional serait redevenu le Cabinet des rois de France 1 ?

Murillo a laissé quelques élèves, tels que Miguel de Tobar, Nunez de Villavicencio, Menescs Osorio, qui ont suivi de loin ses traces dans le sentier d’une servile imitation. Près de sa fin, se rappelant l’obscurité de sa jeunesse et les premières occupations de son pinceau, il avait voulu aplanir pour ses successeurs les débuts de la carrière, auxquels il avait trouvé tant de rudesse et de lenteur. Il établit à Séville une Académie gratuite de dessin et de peinture, dont il fut le premier direc- teur et le premier professeur ; mais cette Académie s’éteignit, vingt ans après, faute de maître et de dis- ciples. Murillo n’eut pas plus de continuateurs après sa mort qu’il n’avait eu de rivaux pendant sa vie.


ECOLE DE CASTILLE

On ne saurait lui donner le nom d’école de Madrid, car il faudrait ajouter que les peintres qui la fondèrent

1. Celte Trinité est maintenant rendue au Louvre, où elle occupe une place d’honneur dans le salon carré.


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avaient précédé la fondation de la ville, qu’à leur époque Madrid n’existait pas encore, au moins comme capitale de la monarchie espagnole. Mais, après son érection en métropole par une fantaisie de Philippe II, qui fixa en ce lieu la cour — la corte — errante et no- made jusque-là, Madrid rassembla bientôt les éléments dispersés de l’école castillane. C’est à Yalladodid qu’avait vécu Alonzo Berruguete; à Badajoz, Luis de Morales; à Logrono, dans la Rioja, Juan Fernandez Navarrete, el Mndo; à Tolède, Domenico Theotocopuli, el Greco. L’on ne saurait refuser une courte mention à chacun de ces maîtres primitifs.

Si Alonzo Berruguete (1480-1561), qui cultiva la peinture, la sculpture et l’architecture, avait porté dans le premier de ces trois arts les éminentes qualités qu’il déploya principalement dans le second, s’il avait été grand peintre comme il fut en général grand artiste, c’est à lui qu’appartiendrait l’honneur insigne d’avoir, le premier, répandu dans sa patrie les hautes notions de l’art moderne, qu’il avait été puiser en Italie. 11 avait étudié directement sous Michel-Ange, à Florence d’abord, où il copia le fameux carton de la Guerre des Pisans , puis à Rome, où il aida son maître dans les grands travaux du Vatican commandés par Jules If. De retour en Espagne, il ne fit guère de peinture que dans l’exécution des retables d’église, qui exigeaient la réu- nion des trois arts. Cette peinture est froide et sèche, mais terminée et expressive. Son architecture a les dé- fauts et les qualités de celle qu’avait l’Espagne à cette époque : petitesse et confusion dans l’ensemble; gr«àcc et délicatesse dans les détails. En sculpture seulement, il se montra le digne élève de son illustre maître, dont


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il transmit les leçons à Gaspar Becerra, lequel, bien que peintre de Philippe II, et auteur d’un grand nom- bre d’ouvrages du pinceau, ne fut grand que dans la statuaire. Sa Notre-Dame de la Solitude est probable- ment le chef-d’œuvre de la sculpture espagnole.

11 est un peintre, parmi tous les peintres, que l’uni- verselle admiration a salué du nom de divin : c’est Ra- phaël. En Espagne, un peintre aussi, Luis de Moralès (vers 1509-1586), a reçu ce magnifique surnom. Est-ce le cri de l’admiration contemporaine qui proclamait ainsi son mérite et sa supériorité? Non, c’était simple- ment l’indication trop fastueuse du choix de ses sujets, toujours empreints d’une sainte douleur et d’une ar- dente piété. Ce nom, dans un sens, lui a porté malheur; on attribue volontiers à Moralès tous les ouvrages de son temps qui ont la moindre analogie avec sa manière. Rencontre-t-on quelque Ecce homo bien sec, bien dé- charné, bien livide, quelque Mater dolorosa aux joues creuses, aux lèvres pâles, aux paupières rougies; fiit-ce une horrible caricature, on s’écrie aussitôt : « Voilà un divin Moralès ! » Ceux qui ont examiné attentivement scs belles œuvres ne sont pas si faciles à prodiguer le nom de leur auteur. Ses tableaux peints sur cuivre ou sur bois sont généralement fort petits et forts simples, les plus compliqués se composent d’une Vierge soute- nant le Christ mort. On cite cependant quelques pages de Moralès où les personnages sont de corps entier, tels que les six grands tableaux de la Passion qui ornent 1 église d un bourg de l’Estrémadure, Iliguera de Fre- genal. Madrid n a pu rassembler que cinq ouvrages de sa main, ce qui prouve qu’ils sont rares quand on les \cut authentiques. La Circoncision est le plus impor*


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tant et me paraît le meilleur des cinq. Si Morales a les défauts habituels de son époque ; s’il est minutieux et léché, jusque dans l’exécution de la barbe et des cheveux ; si l’on peut lui reprocher trop de dureté dans les con- tours et trop peu de relief dans le modelé; au moins faut-il reconnaître qu’il dessinait avec soin et correction, qu’il entendait l’anatomie des nus, et rendait savam- ment la fine dégradation des demi-teintes ; il faut re- connaître surtout qu’il excellait dans l’expression de la douleur religieuse, et que nul n’a mieux réussi à peindre les angoisses d’un Christ couronné d’épines ou d’une Vierge percée des sept épées de douleur.

Le Mudo (Juan Fernandez Navarrete, vers 1526- 1579) est l’un des plus éclatants témoignages de la puissance des instincts naturels et de leur constante supériorité sur les effets de l’éducation. Si le rhéteur romain a dit avec raison qu’on naît poète , lui, a prouvé qu’on naît peintre. Privé des moyens de communiquer avec les autres hommes, et contrarié par les circon- stances qui l’environnaient, il a pourtant accompli sa destinée rien qu’en se laissant aller au penchant de sa nature. Vers l’âge de trois ans, une maladie aiguë le priva du sens de l’ouïe, et, comme les sourds-muets de naissance, ne pouvant apprendre, il ne sut point parler. À cette époque, le moine espagnol fray Pedro de Ponce, qui précéda de si loin l’abbé de l’Épée 1 , n’avait pas encore essayé l’éducation des sourds-muets. On n’en- seigna rien au petit Juanito tant qu’il fut enfant; mais bientôt il révéla sa vocation, car on le voyait sans cesse

1. Ce fut vers 1570 que fray Pedro de Ponce, moine bénédictin du couvent d’Oîia, trouva moyen d’instruire les deux frères et la sœur du connétable de Castille, nés tous trois sourds-muets.


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occupé, ayant un charbon pour un pinceau et pour toiles les murailles, à copier tous les objets qu il avait sous les yeux. Son talent naturel se montrait si clairement dans ces ébauches informes, que son père le conduisit au couvent de la Estrella , peu distant de Logrono, où l’un des moines s’occupait de peinture. Ce religieux prit en affection le petit muet ; il lui montra les premiers éléments de l’art, et bientôt, voyant faire à son élève de tels progrès qu’il ne pouvait plus le suivre, il engagea ses parents à l’envoyer en Italie.

Le Mudo, dont la famille avait de l’aisance, partit en effet pour le pays des arts. Il visita Rome, Naples, Flo- rence, Venise, et se fixa près de Titien, dont il devint le disciple assidu. Son séjour en Italie fut fort long, de vingt ans au moins; lorsque sa réputation déjà grande, et qu’augmentait sans doute la circonstance de son in firmité, parvint en Espagne, Philippe II, qui faisait com- mencer les décorations de l’Escurial, manda, l’un des premiers, l’élève déjà célèbre de Titien. C’est à l’Escu- rial que le Mudo fit son œuvre principale, une série de huit grands tableaux, dont quelques-uns périrent dans un incendie. Parmi ceux qui furent conservés, on cite une Nativité où le Mudo s’était attaché à vaincre une difficulté formidable : il avait éclairé son tableau par trois lumières, celle qui s’échappe du saint Enfant, celle qui descend de la gloire et s’étend sur toute la composition, et celle d’un flambeau que saint Joseph tient à la main. Le groupe des bergers est la meilleure partie du tableau. On rapporte que le peintre florentin Peregrino Tibaldi ne pouvait se lasser de les admirer et s’écriait sans cesse dans son enthousiasme : Oh gli brlh pastori! Cette exclamation est devenue le nom du


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tableau, qu’on appelle les Beaux bergers. On peut dire que les ouvrages du Mudo sont totalement inconnus, car ceux qui subsistent sont restés ensevelis dans cette royale solitude de l’Escorial, devenue presque inacces- sible. Bornons-nous donc à dire qu’il fut surnommé d’une voix unanime le Titien espagnol , non seulement parce qu’il fut l’un des disciples chéris du maître, mais parce qu’il mérita dans ses œuvres d’être comparé à l’immortel vieillard de Cadore.

C’est un autre élève ou condisciple de Titien qui fut le fondateur de l’école de Tolède. Il s’appelait Dome- nico Theotocopuli ; il était né dans la Grèce, on ne sait où ni quand; il étudia à Venise, où lui fut donné le surnom du Greco (car les Espagnols l’eussent appelé el Griego ), et, par des circonstances étranges, vint se fixer à Tolède vers 1577. Il s’y fit connaître par un grand tableau du Partage des vêtements de Jésus , tout à fait vénitien; puis bientôt, changeant de manière, il adopta ce dessin fantastique, ce coloris grisâtre, pâle, blafard, qui font de ses personnages autant d’ombres et de re- venants, enfin tout le parti pris d’une bizarrerie vrai- ment maladive et qui s’étendait jusqu’à la forme de ses cadres, allongés hors de toute proportion. Si le talent qui s’égare n’est pas moins utile à étudier que le génie qui marche droit au but, le Greco mérite une mention. D’ailleurs, à défaut de bons ouvrages, il a laissé des élè- ves meilleurs que lui : Luis Tristan, par exemple, que Velâzquez étudia de préférence, et avec succès, après ses deux maîtres de Séville, et le moine fray Juan Bau- tista Mavno, qui, professeur de dessin de Philippe IV, lit de son élève un amateur passionné de tous les arts.

A Madrid, dès que Philippe II y fixe sa cour, on

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trouve établi le peintre Alonzo Sanchez-Coello (*j* 1590), qui fut non seulement le pintor de câmara du fils de Charles-Quint, mais encore son courtisan familier (el privado del rey). « Le roi, raconte à ce sujet Pacheco, lui donna pour logement de vastes maisons proches du palais, et comme il en avait la clef.... il lui arrivait maintes fois d’entrer inopinément chez son peintre, et de l’assaillir tandis qu’il était à dîner avec sa famille...; d’autres fois il le surprenait assis et peignant, et, s’ap- prochant par derrière, lui mettait les mains sur les épaules.... Sanchez-Coello fit plusieurs fois le portrait de Philippe, armé, en pied, à cheval, en habits de voyage, en manteau, en bonnet. Il peignit également dix-sept personnes royales, reines, princes, infantes, qui l’honoraient à ce point qu’ils entraient familiè- rement chez lui pour jouer avec sa femme et ses en- fants.... Sa maison fut fréquentée par les plus grands personnages du temps, le cardinal Granvelle, l’arche- vêque de Tolède, l’archevêque de Séville, et, ce qui est plus encore, le seigneur don Juan d’Autriche, le sei- gneur don Carlos, et une telle infinité de grands et d’am- bassadeurs que, maintes fois, les chevaux, litières, carrosses et chaises à porteurs remplirent deux grandes cours de sa maison — » Sanchez-Coello fit aussi plusieurs tableaux d’histoire sacrée pour divers autels de l’Esco- rial, et enfin le portrait du célèbre fondateur de l’ordre des jésuites, Ignace de Loyola. Ce portrait, fort ressem- blant, dit-on, fut peint après la mort d’Ignace, seule- ment. avec l’aide d’un masque de cire moulé sur son visage et les conseils d’un de ses disciples.

Ce qu’avait été Sanchez-Coello près de Philippe II, son élève Pantoja de la Cruz le fut près de Philippe III.


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Il a également laissé une galerie d’assez curieux por- traits, même dans ses tableaux d’histoire. Ainsi la Naissance de la Vierge et la Naissance de Jésus , re- cueillis dans le Museo del Rey, réunissent les images de Philippe III, de sa femme Marguerite d’Autriche, de leurs proches parents, de divers gentilshommes et dames de la cour. Ce fut à cette époque que trois familles d’artistes, originaires de la Toscane, vinrent se fixer à Madrid : les Ricci, les Cajesi et les Carducci, dont les Espagnols ont faitRizi, Caxès et Carducho. L’on ne sau- rait refuser une mention succincte à l’un de ces derniers.

Yincenzo Carducci, devenu Yicente Carducho, fut amené tout enfant en Espagne par son frère aîné, dont il fut l’élève, et mourut à Alcala de Ilénarès en peignant un Saint Jérôme qui porte cette inscription : Vincensius Carducho hic vitam non opus finiit 1658 L il a laissé des Dialogues sur la peinture, fort estimés des juges compétents, et des ouvrages du pinceau qui, non moins nombreux que recommandables, prouvent qu’il eut la main aussi laborieuse que l’imagination féconde. Dans 1 e Museo nacional , ouvert à Madrid en 1842 pour com* pléter le Museo del Rey avec les dépouilles des couvents supprimés, se trouve la plus considérable des œuvres de Carducho, qui est aussi l’une des plus vastes com- mandes dont l’histoire de l’art fasse mention. La Char- treuse del Paular lui avait confié toute la décoration de son grand cloître. Il devait y retracer la Vie de saint Bruno , fondateur de l’ordre, et les Martyres ou Miracles des chartreux. Par contrat passé le 26 août 1626 entre le prieur de la Chartreuse et le peintre, il

1. Yicente Carducho a fini ici, non son œuvre, mais sa vie, en 1658.


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fut convenu que ce dernier livrerait, en quatre ans, cin- quante-cinq tableaux, quatorze par année, tous et tout entiers de sa main, dont le prix serait fixé à dire d’ex- perts. Ce singulier contrat fut exécuté ponctuellement. Quatre ans après, la Chartreuse del Paular possédait les cinquante-cinq toiles commandées à Carducho; savoir : d’un côté, vingt-sept tableaux racontant les divers épi- sodes de la vie de saint Bruno depuis sa conversion jusqu’à son enterrement; du côté opposé, vingt-sept autres tableaux des martyres ou des miracles de moines appartenant à l’ordre; au centre, une espèce de tro- phée réunissant les armoiries du roi et celles de l’in- stitut des chartreux. Cean-Bermudez, qui raconte avoir passé quinze jours au Paular pour examiner à loisir l’œuvre de Carducho, affirme que, dans cette longue série de toiles uniformes, où la monotonie semblait inévitable, on doit admirer, au contraire, une grande fécondité d’invention, un ingénieux arrangement des actions et des groupes. Nous acceptons cet éloge, qui n’a rien d’exagéré; mais en déclarant toutefois que cette Vie de saint Bruno, plus importante que celle d’Eus- tache Lesueur par la dimension et le nombre des cadres, ne nous paraît point l’égaler par la vraie gran- deur, celle du style et de l’exécution»

C’est encore à Lesueur que, pour sa manière simple, grave, expressive, on pourrait comparer un élève de Car- ducho, Francisco Gollantès. Il a laissé dans le musée de Madrid une page d’histoire sacrée, si belle qu’elle peut compter à son auteur pour tout un livre. C’est la Vision d'Iïzéchiel sur la résurrection de la chair, dans la vallée de Josaphat. Le prophète, seul être vivant, appuyé sur le tronçon d’une colonne brisée, évoque la race hu-


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maine tout entière ensevelie dans la tombe, à la fin des temps. La terre s’entr’ouvre, les pierres se soulèvent, et des masses d’hommes, jetant leurs linceuls, accourent à son appel, effrayés du jour qu’ils revoient et du compte qu’ils ont à rendre. Dans l’ordonnance de cette vaste” scène, dans cette foule pâle et décharnée, où se trou- vent toutes les dégradations possibles entra l’état de pur squelette et celui d’homme ayant chair et vie, on admire une heureuse variété de poses et d’actions, Tou- tefois Collantès, presque seul parmi les Espagnols, est surtout un peintre de paysages, de fleurs et de fruits.

Enfin Velâzquez vint.... C’était au moment où Phi- lippe IV montait sur le trône. Le grand peintre — le plus grand de ceux qu’a produits l’Espagne — qu’on nomme Diego Velâzquez de Silva, devrait, d’après les usages de son pays, être appelé don Diego Piodriguez de Silva y Velâzquez. En effet, son père se nommait Jean Rodriguez de Silva, et sa mère Geronima Velâz- quez. C’est le nom de sa mère qui lui est resté. Il naquit à Séville et y fut baptisé le 6 juin 1599. Nous savons déjà qu’au sortir des études classiques, il eut deux maîtres aussi différents de style qu’opposés de carac- tère, Herrera le Vieux et Francisco Pacheco. Nous savons aussi qu’il prit bientôt un troisième maître, et qu’il l’étudia sans relâche, la nature. L’espèce et la marche de ses études ne sont pas moins curieuses à observer que bonnes à suivre. Il se mit à copier avec un soin minutieux tous les objets que la nature peut offrir à l’imitation de l’art, depuis les êtres inanimés, et, passant ensuite par les plantes, les poissons, les oiseaux, les animaux jusqu’à l’homme. Ce fut ainsi qu’il par- vint plus tard à cette incroyable vérité, qui fait le trait


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le plus caractéristique de sa manière. Arrivé par ces degrés naturels à la peinture de l’homme, Velâzquez fit également un travail détaillé des diverses parties du corps humain et des diverses passions qui l’agitent. « Il avait enrôlé comme apprenti, dit Pacheco dans son livre ciel Arte de la Pintura, un jeune paysan qui lui servait de modèle en différentes actions et postures, tantôt pleurant, tantôt riant.... Il dessina d’après lui un grand nombre de têtes au crayon noir sur papier bleu, ainsi que beaucoup d’autres gens, ce qui lui fit acquérir une grande sûreté dans le portrait. »

Velâzquez put voir à Séville même quelques peintures venues d’Italie et des Flandres; il y vit également des ouvrages de Luis Tristan de Tolède, dont il admira le goût, si conforme au sien propre. Ce fut alors qu’il conçut le désir d’aller étudier à Madrid les maîtres de son art. Pacheco venait de lui donner la main de sa fille, doiia Juana, « touché, dit Pacheco lui-même, de sa vertu, de ses bonnes mœurs, de ses belles qua- lités et des espérances que faisait concevoir son génie naturel ». Velâzquez partit pour Madrid au printemps de 1622 , âgé de vingt-trois ans, fit de sérieuses études dans les riches collections des palais de Madrid et de FEscorial, puis y revint l’année suivante, mandé cette fois par le comte-duc d’Olivarès. Dans ce second voyage, Pacheco accompagna son gendre, pressentant que la gloire et la fortune l’attendaient à la cour. En effet, ses premiers essais le mirent en évidence. Philippe IV lui commanda son portrait, dont il fut si charmé qu’il fit aussitôt rassembler, pour qu’ils disparussent, tous ceux qu on avait faits jusqu’alors de sa royale personne, et qu il nomma Velâzquez son peintre particulier (pintor


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de câmarci). A ce titre, il ajoute plus tard ceux de huissier de sa chambre (ugier de cdmara) et de grand maréchal des logis (aposentador mayor). Ses appointe- ments, fixés d’abord à vingt ducats par mois, furent successivement portés jusqu’à mille ducats par an, sans compter le prix de ses ouvrages. En outre, Velâzquez fut admis, comme Calderon, dans l’intimité du roi et compté tout le reste de sa vie parmi ces courtisans familiers qu’on appelait alors privados del rey. C’était au milieu d’eux, dans la culture des lettres et des arts, que se con- solait de ses disgrâces politiques ce pauvre Philippe IV, qui perdit le Roussillon, les Flandres, le Portugal, la Ca- talogne, ce Philippe IV qui s’était laissé surnommer le Grand quand il monta sur le trône, et auquel on donna bientôt pour emblème un fossé avec cette devise : « Plus on lui ôte, plus il est grand. »

La faveur royale n’altéra ni le caractère bienveillant et les mœurs austères de Velâzquez, ni son ardent amour du travail. Lorsqu’en 1628 Rubens vint à Madrid, il vi- sita le jeune portraitiste, et reconnaissant toute la portée d’un talent qui s’ignorait encore, il l’encouragea à traiter les grands sujets, mais en lui conseillant d’aller d’abord en Italie se familiariser avec les maîtres. Cet avis de l’il- lustre étranger décida Velâzquez. Dès l’année suivante, il partit pour Venise, où il étudia Titien, Tintoret, Véro- nèse; puis il se rendit à Rome, où il copia une grande partie du Jugement dernier de Michel-Ange, de YÉcole d'Athènes de Raphaël, et d’autres ouvrages encore de ces grands rivaux de gloire. Après plus d’une année de tra- vaux faits dans la retraite, après avoir visité Naples et son compatriote Ribera, il revint à Madrid, en 1631, avec un talent mûr et complet, dont il apportait deux preuves


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éclatantes, les tableaux nommés la Tunique de Joseph et la Forge de Vulcain. Les œuvres et l’artiste reçurent à la cour un accueil magnifique, et Velâzquez occupa dès lors sans contestation le premier rang parmi les peintres de son pays. Il resta renfermé dix-sept ans dans l’atelier où Philippe IV venait familièrement le vi- siter presque chaque jour. Une commission que lui donna ce prince pour l’achat d’objets d’art ramena Velâzquez en Italie dans le cours de l’année 1648. Il put visiter alors Florence, Bologne et Parme, où le retinrent les œuvres de Corrège. De retour à Madrid, Velâzquez reprit paisiblement le cours de ses travaux jusqu’en 1660. Mais au mois de mars de cette année, il fit, en sa qualité d’aposentador mciyor, le voyage d’Irun, lors- que Philippe IV conduisit sa fille Marie-Thérèse à Louis XIV, qui vint recevoir à la frontière sa royale fiancée. Ce fut Velâzquez qui prépara dans l’île des Faisans le pavillon où se rencontrèrent les deux rois. Les fatigues de ce voyage altérèrent sa santé déjà chance- lante. Revenu malade à Madrid, il y mourut le 7 août 1660, âgé de soixante et un ans. Sa veuve ne lui sur- vécut que sept jours.

Après cette rapide esquisse de sa vie, passons aux ouvrages de Velâzquez.

Soixante-quatre tableaux de sa main sont rassemblés aujourd hui dans le Museo del Rey , et de ce nombre tous les plus importants ; c’est-à-dire que, sauf quelques rares échantillons portés hors de l’Espagne par les dons des rois et les spoliations de la guerre, toute l’œuvre de A elazquez est au musée de Madrid. Cette espèce d’acca- parement est facile à comprendre : il suffit de rappeler la privauté dont Philippe IV honora Velâzquez, ou plutôt


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dont il s’honora lui-même. Le roi, son ami, qui venait de monter sur le trône lorsque Velâzquez vint à la cour, et qui lui survécut de quelques années, acquit succes- sivement tous les tableaux sortis d’un atelier qui faisait partie du palais, et peints par un artiste employé de la maison royale. L’œuvre entier de Velâzquez est resté de cette façon dans le mobilier de la couronne d’Espagne. En expliquant pourquoi si peu d’ouvrages de cet illustre peintre ont pu sortir de sa patrie, cette circonstance explique à la fois comment il resta si longtemps et si complètement inconnu hors de l’Espagne. Jusqu’à l’ou- verture du Museo del Rey , en 1828, le nom de Velâz- quez avait à peine franchi les Pyrénées, et lorsqu’en 1854 j’essayai de faire connaître en France la compo- sition de ce riche musée, j’eus la chance heureuse, et je m’en fais honneur, d’avoir pu, le premier parmi les étrangers de toutes les nations, rendre pleine justice et plein hommage au grand Espagnol.

Velâzquez s’est essayé et a réussi dans tous les genres. Il a peint avec un égal succès l’histoire (au moins la profane), le portrait, en pied et à cheval, d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards, le paysage, his- torique ou copié, les animaux, les intérieurs, les fleurs et les fruits. Ne nous occupons ni de ses petits tableaux de salle à manger ( bodegones ), ni de ses petites scènes domestiques à la flamande ; quel que soit le mérite de ces ouvrages, ils ne peuvent être tenus que pour les études d’un élève consciencieux, qui ne veut négliger aucun des objets que l’art emprunte à la nature, ou comme les productions, variées à dessein, d’un génie universel qui sent sa force et veut la prouver. Les plus célèbres paysages de Velâzquez, à Madrid du moins,


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sont une Vue d'Aranjuez et une Vue du Par do. Mais la nature morte, celle qui ne se compose que de terre, d’eau, de verdure et de ciel, ne lui suffisait point; il l’anime de telle sorte qu’elle n’est plus qu’un théâtre pour les scènes qu’y disposent son imagination ou son souvenir. Doit-il peindre les bois sauvages du Pardo, il y place une chasse au sanglier, où courent, où s’agi- tent, où vivent enfin des chiens, des chevaux, des hommes. Doit-il peindre les jardins sablés d’Aranjuez, il choisit Y Allée de la Reine , qui a conservé depuis cette époque jusqu’à la nôtre le privilège d’être à la mode, et ce tableau devient ainsi une espèce de mémoires qui, dans les mille épisodes d’une promenade de cour, nous initient aux habitudes de la société de ce temps.

Parmi ses paysages historiques, je citerai la Visite de saint Antoine à saint Paul V Ermite. Dans une âpre solitude de la Thébaïde, trois scènes sont représentées : à droite, l’étranger frappe à la porte de la cellule que le solitaire a creusée dans le roc; au milieu, les deux vieillards, en intime et sainte conférence, reçoivent la double ration de pain que leur apporte le corbeau, fidèle et intelligent pourvoyeur; à gauche, Antoine prie sur le cadavre de Paul, tandis que deux lions creusent pieusement avec leurs griffes la fosse du défunt. Sauf la pluralité des sujets dans le même cadre, qui n’est plus admise, ce tableau doit être compté parmi les merveilles du genre. Rien de plus admirable que la belle horreur de ce désert, si ce n’est l’expression de ces deux véné- rables figures et la pantomime de ces miraculeux ser- viteurs. Au reste, ce paysage, comme tous ceux de Ve- lâzquez, est peint dans un système entièrement opposé à celui des autres grands portraitistes de la nature,


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Claude ou Ruysdaël, par exemple, dont il faut regarder les œuvres de près et comme à la loupe. Plus semblable à Rubens et à Rembrandt dans leurs œuvres analogues, Velasquez fait du premier jet, à larges coups de brosse; sa toile est à peine couverte ; les contours des objets ne sont point arrêtés; terre, arbres et ciel, tout est massé et sans détails. Si l’on s’approche trop curieusement, l’œil ne rencontre, comme dans une décoration de théâtre touchée du doigt, que l’incertitude, la confu- sion, le chaos. Recule-t-on de quatre pas, les ténèbres se dissipent, les éléments se séparent, les êtres prennent vie, le monde est de nouveau créé, et la nature est là, belle, simple, sublime.

Velasquez n’aurait peint que des portraits qu’il de- vrait partager la gloire de Titien, de Van Dyck, de Rem- brandt, et que nul peut-être ne devrait partager sa gloire; car, dans ce genre, il a vaincu tous ses com- patriotes, il est à peine égalé par ses grands rivaux des autres écoles. Rien ne surpasse le bonheur inouï qu’il porte dans l’imitation de la nature humaine, si ce n’est toutefois l’audace et la franchise avec lesquelles il en aborde et en saisit les plus difficiles aspects. Voyez ce portrait équestre de son royal ami Philippe IV; il l’a placé au beau milieu d’une campagne nue, contre un horizon sans fin, éclairé de tous côtés par le soleil d’Es- pagne, sans une ombre, sans un clair-obscur, sans un repoussoir d’aucune espèce. Et, malgré cette négligence hardie de tous les secours artificiels de l’art, n’a-t-il pas atteint les limites possibles de l’illusion? n’a-t-il pas porté sur sa toile tous les caractères de la vie? Quel parfait naturel dans la pose et l’accord des membres, dans l’habitude générale du corps! Ces cheveux ne


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sont-ils pas agités par le vent? le sang ne circule-t-il pas sous cette peau blanche et fraîche? ces yeux n’ont- ils pas le don du regard ? cette bouche ne va-t-elle pas s’ouvrir et parler? En vérité, quand on fixe quelques moments la vue sur cette toile, l’illusion devient ef- frayante. Oh! c’est devant un tel tableau que l’imagi- nation peut sans effort évoquer les hommes du passé et renouveler le miracle de Pygmalion !

Ce que je dis du portrait de Philippe IV peut se ré- péter pour tous ceux qu’a laissés le pinceau de Velas- quez. La même admiration doit s’attacher aux autres portraits de ce prince, en pied ou en buste, à ceux des reines Élisabeth de France et Marianne d’Autriche, de la jeune infante Marguerite, du petit infant don Bal- tazar, tantôt maniant d’un air fier et mutin une arque- buse à sa taille, tantôt emporté par le galop d’un puis- sant poney d’Andalousie. Le comte-duc d’Olivarès, autre protecteur de l’artiste, est peint à cheval et sous son armure de combat; mais, outre un même degré de res- semblance et de vie, il y a dans ce portrait du tout- puissant ministre une énergie d’action, une grandeur de commandement, que le peintre a sagement refusées à l’indolent monarque. Presque tous les portraits de Velâzquez conservés au musée de Madrid sont histo- riques : c’est le marquis de Pescaire, c’est PalcaldeRon- quillo, c’est le corsaire Barberousse 1 . Enfin, il a touché jusqu’à la caricature en peignant un nain fluet et une naine d’énorme grosseur, espèce d’animaux domes- tiques qui faisaient les délices des bambins royaux.

1 . On les appelle des portraits, mais ce sont de simples figures d'étude. Pescaire et Ronquillo étaient morts au temps de Velâzquez, et Barbe- rousse, assurément, n’a jamais posé devant lui.


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Qu’on me permette, avant de quitter ce sujet, une observation assez intéressante peut-être pour faire ou- blier qu’elle est inopportune. En voyant la série des portraits de ces rois autrichiens d’Espagne, depuis le Charles-Quint de Titien jusqu’au Charles II de Carreno , l’on est frappé de la singulière dégradation des formes physiques, si bien d’accord avec la dégradation des in- telligences. Dans cette dynastie de cinq rois, ce sont les mêmes traits, mais descendant par degrés de l’ex- pression du génie à celle de la nullité stupide, comme dans cette échelle ingénieuse où l’on voit le profil de l’Apollon Pythien passer insensiblement à celui d’une grenouille. Charles-Quint a le front haut et plein, l’œil pénétrant, le nez fermement dessiné, la lèvre inférieure fîère et dédaigneuse, le menton large et court. Dans Charles II, tous ces traits, quoique ressemblants encore, se sont allongés, rétrécis, hébétés. Le front est étroit et bas ; l’œil est morne ; le nez pend, comme une glande charnue, du front sur la bouche; la lèvre pend sur la mâchoire et la mâchoire sur l’estomac. Jamais symp- tômes plus clairs et plus complets ne se sont réunis pour montrer qu’une race va s’abâtardissant. On reconnaît dans Charles-Quint la pénétration fine, la force calme, l’activité opiniâtre; dans Philippe II, le soupçon jaloux, la volonté puissante encore et entêtée, mais rusée, tor- tueuse, vindicative; dans Philippe III, l’envie d’une vo- lonté, mais incertaine, insuffisante, le vouloir sans le pouvoir ; dans Philippe IY, la faiblesse insouciante ; dans Charles II, l’imbécillité. — C’est ainsi que la peinture vient en aide à l’histoire.

Revenons à Velâzquez. A la différence des Italiens et de tous ses compatriotes, il n’aimait pas à traiter les


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sujets sacrés. C’est un genre qui exige moins l’exacte imitation de la nature, où il excellait, que la profondeur de la pensée, la chaleur du sentiment, Yidéalité de l’expression. Velâzquez se sentait à la gêne parmi les dieux, les anges et les saints; il ne lui fallait que des hommes. Aussi n’a-t-il fait presque aucun tableau d’his- toire religieuse. 11 ne s’en trouve que deux au musée de Madrid, les seuls, je crois, de tout son œuvre : le Martyre de saint Étienne et le Christ en croix. Inférieur par le style à celui de Joanès, le premier de ces tableaux ne se rachète que par les détails. On y sent toutefois la vraie vocation de Velâzquez, car, au milieu des person- nages de ce drame terrible, ce n’est point sur le héros que se fixe et se concentre l’attention, c’est sur un enfant — « cet âge est sans pitié » — qui vient, après les bourreaux, jeter sa pierre au Martyr abattu. Le Calvaire est très supérieur. 11 n’y a que le Christ dans ce tableau. Nul autre objet n’apporte une distraction; la nuit, qui descend, cache la vue du reste de la nature. Sur ce fond de deuil se détache le corps pâle du Sau- veur expiré. On admirerait ses formes, belles comme l’Apollon antique, si l’âme pouvait à ce spectacle conser- ver une pensée terrestre; mais de plus hautes émotions la saisissent. Le sang ruisselle des mains et des pieds de Jésus, que des clous attachent au bois d’infamie. Sa tète est penchée, et de la couronne d’épines qui l’étreint encore s’échappent de blonds cheveux dont les boucles sanglantes voilent ses yeux éteints et couvrent tout le visage d’une ombre lugubre. Jamais peut-être on n’a donné à la mort du Juste une tristesse plus profonde, une majesté plus solennelle.

Quant aux tableaux profanes — tableaux de genre, si


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l’on veut, par le choix des sujets, mais tableaux d’his- toire par la dimension et le haut style — ils sont assez nombreux, sinon pour rassasier, au moins pour satis- faire l’avide curiosité des admirateurs de Yelazquez. Le musée de Madrid en possède cinq principaux, que je vais analyser en quelques paroles. Celui qu’on appelle les Fileuses ( las Hilanderas) montre l’intérieur d’une fabrique de tapis. Dans une vaste pièce éclairée par un demi-jour, pendant l’ardeur de l’été, des femmes du peuple, à demi nues, sont occupées aux divers travaux de leur état, tandis que des dames se font présenter quelques tapisseries terminées. Yelazquez, qui plaçait ses modèles en plein air et en plein soleil, a bravé ici la difficulté contraire. Tout son tableau est dans le clair-obscur, et l’artiste, en se jouant d’une telle diffi- culté, a su produire les plus merveilleux effets de lu- mière et de perspective. Les amants exclusifs du coloris placent les Fileuses au premier rang dans son œuvre entier.

Quand on arrive devant son tableau des Forges de Vulcain ( la F vagua de Vulcano ), on est surpris du titre qu’il porte. N’était l’auréole lumineuse qui entoure la blonde chevelure d’Apollon, on n’imaginerait guère avoir sous les yeux un sujet mythologique et des êtres surhumains. Le dieu des arts, qui vient conter au mari de Yénus que Mars occupe sa place, n’est pas moins ignoble, il faut le confesser, que son rôle d’espion domestique. Ce ne sont d’ailleurs ni les cavernes embrasées de l’Etna, ni la noire troupe des Cyclopes forgeant les foudres du maître des dieux ou l'ar- mure du fils de Thétis. Il n’y a là qu’un atelier de forgeron, un maître et ses apprentis. Mais retranchons


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la mythologie, effaçons cette malencontreuse auréole et faisons tout bonnement d’Apollon un de ces honnêtes voisins qui voient ce qui entre et non ce qui sort , comme dit le proverbe espagnol ; alors quelle complète et mer- veilleuse métamorphose! Où trouver plus d’air et d’es- pace, plus d’effet et de vérité dans ce combat entre la lumière du brasier où rougit le fer et celle du soleil que laisse pénétrer la porte entr’ouverte? où trouver de plus beaux corps d’hommes, des membres plus ner- veux et mieux accouplés? où trouver une pantomime égale à celle de ce mari outragé, que glacent la surprise et la colère, à celle de ces frappeurs d’enclume dont les bras s’arrêtent, suspendant soudain l’harmonie ca- dencée de leurs marteaux?

La Reddition deBreda , qu’on appelle plus communé- ment en Espagne le Tableau des Lances ( el Cuadro de lasLanzas ), est une œuvre plus capitale encore. Le sujet est fort simple : c’est le gouverneur hollandais qui pré- sente à Spinola, général de l’armée espagnole, les clefs de la place capitulée. Mais Velâzquez en a fait une vaste composition. A gauche, on voit une partie de l’escorte du gouverneur; ses soldats ont encore leurs armes, des arquebuses, des hallebardes. A droite, devant le front d’une troupe, dont les hautes piques dressées ont fait donner au tableau le nom qu’il porte, est disposé l’état- major espagnol. Le cheval de Spinola, vu de croupe et placé en avant, rompt l’uniformité de ce groupe, où toutes les têtes sont des portraits. Velâzquez a caché sa brune, belle et énergique figure sous le chapeau à plumes de 1 officier qui occupe l’angle extrême du tableau. Entre ces deux troupes l’espace est vide; le peintre a eu l’audace de les séparer par une large


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SÉRIE.


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<J. ROBERT SC,



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trouée d’air et de lumière, qui donne vue sur un pro- fond paysage. Mais, pour lier les parties de la compo- sition générale, c’est là que se passe l’action, là que se rencontrent Spinola et le général hollandais. Dans cette œuvre immense tout mérite une égale admiration. L’ensemble est grand et magnifique, les détails prodi- gieux d’art et de vérité. Comme ce ciel peint sous le soleil d’Espagne est pâle et brumeux! comme cette terre est humide et froide! Voilà bien les gens des Pays-Bas, avec leur large encolure, leurs blonds che- veux, leurs joues pleines et colorées. Voilà bien les visages pâles et graves des Espagnols, leurs barbes soi- gneusement dessinées, leurs formes grêles, leurs riches vêtements. Quel naturel et quelle variété dans ces atti- tudes ! quelle vie dans ces regards ! et comme le héros de la scène attire à lui l’intérêt! Voyez : quoique chargé de son armure, il a mis pied à terre pour recevoir l’en- nemi vaincu ; il l’accueille avec un sourire affable ; il le complimente sur sa courageuse défense. On ne saurait mieux exprimer la bienveillance, la grâce, la noblesse, qui font pardonner à la victoire. Oh ! oui, le peintre a compris la vraie grandeur.

Passer de la Prise de Breda aux Buveurs (los Bebe- dores ou Borrachos ), c’est passer d’un poème épique à une chanson de table ; et pourtant, loin de déchoir, peut-être ai-je encore monté. Sur un tonneau qui lui sert de trône, est assis, couronné de pampre, mais à peu près nu, le roi d’une confrérie bachique. Cinq ou six drôles en guenilles forment sa cour, et à ses pieds s’agenouille une espèce de soldat, qui reçoit avec res- pect et gravité l’accolade de chevalerie.' Le monarque roule un rameau de vigne autour de la tête du réci-


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piendaire, tandis que les anciens de l’ordre préparent les libations pour achever la cérémonie et fêter sa bienvenue. Il n’y a là qu’une scène bouftonne; eh bien, c’est un de ces tableaux desquels nulle description et nul éloge ne peuvent donner l’idée ni reconnaître digne- ment la beauté. Dirai-je que cette face bouffie du roi des buveurs, ce corps gras, ces membres potelés, dé- cèlent bien l’insoucieuse gloutonnerie de ceux qu’on appelle bons vivants en tous pays? Parlerai-je de ces barbes incultes, ou de ces yeux avinés, ou de ces man- teaux troués sous lesquels on devine plus d’un être vivant? Et ce vieillard du fond qui découvre si comi- quement sa tête grisonnante pour saluer une coupe de vin ! et cet autre qui demande si gravement raison d une santé ! et celui-là qui vous rit au nez, de ce rire com- municatif comme le bâillement, qu’on ne peut voir sans éclater aussi ! Tout cela ne peut se rendre par des paroles; il faut voir un tel tableau, il faut le revoir, y revenir sans cesse, y fixer ses regards, y concentrer toute sa force d’attention. L’on m’a conté que l’Anglais David Wilkie, le peintre du Colin-Maillard et du Bedeau de village , était venu de Londres à Madrid tout exprès pour étudier Velâzquez, et que, simplifiant encore l’objet de son voyage, de toutes les œuvres de Velâzquez il n’avait étudié (pie celle-là. Chaque jour, quel que fût le temps, il venait au musée, s’établissait devant son cadre chéri, passait trois heures dans une silencieuse extase, puis, quand la fatigue et l’admiration l’avaient épuisé, il laissait échapper un ouf! du fond de sa poi- trine et prenait son chapeau.

Je ne connais guère qu’un tableau qui, pour l’imita- tion de la nature, égale et peut-être surpasse celui des


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Buveurs; mais il est aussi de Velâzquez. Tandis qu’il peignait le portrait de l’infante Marguerite, il imagina de prendre pour sujet de tableau la scène entière dont il était lui-mème acteur. Cette scène se passe dans une longue galerie du palais. A gauche est Velâzquez, debout devant un chevalet, sa palette à la main; en face de lui, la petite infante, qu’on cherche à distraire de l’ennui de son immobilité. Une de ses femmes, à* genoux, lui présente à boire dans un vase des Indes, et les deux nains historiques, Nicolas Pertusano et Maria Barhola, taquinent un gros chien qui souffre patiem- ment leurs impertinences. Deux figures, répétées au loin dans une glace, témoignent que Philippe IV et sa femme assistent à la séance sur un canapé latéral. Enfin, et tout au fond de la galerie, un gentilhomme, pour sortir, entr’ouvre une porte qui donne accès sur les jardins. Ce tableau est un de ceux, en petit nombre, qui n’ont de secrets pour personne, qui frappent les ignorants comme les sages, les profanes comme les ini- tiés. Si on l’isole des autres objets, si les yeux n’aper- çoivent rien au delà de ses bords, il est impossible de ne pas croire à la réalité des choses. Tous ces objets sont palpables, tous ces êtres sont vivants; l’air joue au milieu d’eux, les enveloppe, les pénètre. Voilà bien, dans la dégradation des plans, l’espace et sa profon- deur; voilà bien, dans celle des tons, la lumière et ses phénomènes. On compterait les pas de la galerie; on baisse les paupières à la resplendissante clarté de cette porte entr’ouverte ; on voit respirer ces personnages, on les entend parler. Charles II ayant mené devant ce tableau Luca Giordano, nouvellement arrivé en Espagne :

« Sire, s’écria dans son enthousiasme l’artiste italien,


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c’est la théologie de la peinture! » « Les modernes, ajoute M. Beulé, pourraient dire plus simplement : c’est la photographie de la peinture. »

A ce tableau qu’on appelle communément las Meni- nas (c’est le nom de menins appliqué aux femmes) se rattache une circonstance intéressante de la vie de son auteur. Quand il eut terminé les dernières retouches, il le présenta, comme toutes ses œuvres, à Philippe IV, auquel il demanda s’il croyait qu’il n’y manquât plus rien. « Encore une chose, » répondit le prince. Et pre- nant la palette des mains de Velâzquez, il alla peindre sur la poitrine de l’artiste représenté dans le tableau la croix de l’ordre de Saint-Jacques. Cette croix est telle encore que la traça la main royale. Certes, il y a dans cette manière d’anoblir plus de grâce et de délicatesse que dans l’envoi d’un parchemin.

Seul parmi les autres musées de l’Europe, le Belvé- dère de Vienne possède un second Tableau de famille tracé par le pinceau de Velâzquez. Analogue et presque égal aux Meninas, il représente cette fois, non la fa- mille du roi, mais la famille du peintre, sa femme, ses enfants, ses domestiques et lui-mème, qui s’est placé dans un fond lointain, devant son chevalet, près du portrait figuré de Philippe IV. J’avais vu naguère ce précieux ouvrage hissé jusqu’au faîte d’une salle secon- daire, à peu près hors de la vue; depuis je l’ai retrouvé descendu jusque sur la cimaise de la boiserie, à hau- teur d’appui. C’est l’excès contraire : la peinture de Velâzquez n’est pas faite pour être vue comme celle de Gérard Dow, et Rembrandt pouvait dire à propos des œuvres de Velâzquez comme des siennes propres : « La peinture ne doit pas être flairée. » Qu’on place donc


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cette page importante au centre du panneau, alors on pourra la voir comme elle doit l’être, et l’apprécier comme elle le mérite.

Une autre composition de Velâzquez est arrivée jus- qu’à la National Gallery de Londres : c’est une fête d’Aranjuez, une chasse de son royal ami. Au pied de collines boisées, de longues toiles tendues en rond for ment une espèce de cirque. On y a lâché, au lieu de taureaux, des sangliers de petite taille que poursuivent des chiens et qu’attaquent à coups de lance de nobles seigneurs montés sur leurs chevaux andalous. Les dames regardent ces jeux guerriers du haut de leurs lourds, lents et longs carrosses, vraies baraques roulantes qui ont toutes la même forme burlesque et la même fade couleur bleu de ciel, comme les échoppes de perru- quiers. Mais ce qui précède et ce qui suit cette partie centrale du tableau, les premiers plans et les fonds, sont bien supérieurs, même en intérêt et en curiosité. Cette profondeur des lointains, ces monticules sablon- neux, ces vigoureuses silhouettes de grands arbres se détachant sur un ciel embrasé, et coupant de leurs ombres obscures des terrains clairs qu’illumine le so- leil d’Espagne, signalent merveilleusement le mérite particulier du maître, celui de la justesse et de la vérité. Non moins vrais, non moins justes, les premiers plans montrent en outre l’infinie variété de ses combinaisons et de ses effets. C’est tout simplement une ligne de spectateurs qui regardent par-dessus les toiles comment s’amusent les rois et les courtisans. Diversité des groupes et des attitudes, force ou naïveté des expressions, heu- reux contraste des couleurs entre les brillantes chamar- rures du gentilhomme et la robe sombre du moine ou


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les haillons pittoresques du mendiant, mélange non moins heureux de chevaux, de mules, de chiens au mi- lieu des hommes de tout âge et de toute condition, rien ne manque à ce portrait d’une foule, pas même le sen- - timent de l’égalité, si vieux et si vif en Espagne, où chacun dit avec orgueil : « Nous sommes tous enfants de Dieu. »

Partout ailleurs, à Saint-Pétersbourg, à Munich, à Dresde, nous ne trouvons pour œuvres de Velâzquez que de simples portraits, et plutôt de ses copistes que de lui-méme. L’Italie entière ne possède que le portrait d’innocent X, Panfili, qu’il fit à Rome en 1648, et qui reçut, comme les grandes œuvres de Raphaël et de Titien, les honneurs de la procession et du couronne- ment. Et quant à notre Louvre, il n’a de vraiment au- thentique et vraiment beau que le portrait à mi-corps de la jeune infante Marguerite, qui épousa l’empereur Léopold six ans après que sa sœur aînée, Marie-Thérèse, eut épousé Louis XIV. C’est bien peu lorsqu’on voit combien de jeunes artistes pressent continuellement leurs chevalets autour de cette tête d’enfant pour en prendre copie ; il serait temps qu’on leur fournît de nouveaux modèles de ce maître préféré 1 .

S’il fallait caractériser Velâzquez en un mot, je l’ap- pellerais comme s’appelait Jean-Jacques, « l’homme de la nature et de la vérité ». Dans les sujets qui n’exigent ni grandeur de pensée, ni élévation de style, ni subli- mité d’expression, pour qui suffit le vrai, Velâzquez me paraît sans rival. Quoiqu’il peignît du premier jet, sans

1. Dans la collection Louis Lacaze, maintenant réunie au Louvre, se irouve le portrait de cette autre fille de Philippe IV, Marie-Thércse d’Au- triche, qui fut reine de France.


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hésitation, sans retouches, quoiqu’il se jouât des diffi- cultés de la forme comme de celles de la lumière, son dessin est toujours d’une irréprochable pureté. Sa cou- leur est ferme, sûre et précisément naturelle; rien de brillant, rien d’affecté, aucune recherche d’effet ou d’é- clat, mais aussi rien de terne, ou de pâle, ou d’assom- bri, aucune habitude d’un ton dominant et défectueux. Il colore comme il dessine ; il est vrai en tout et toujours. Quant à l’entente des plans divers, à la distribution de la lumière et des ombres, à la diffusion de l’air ambiant, en d’autres termes, quant à la perspective linéaire et aérienne, c’est là surtout qu’excelle Velâzquez. C’est là qu’il a trouvé le secret de la plus parfaite illusion. « Il a su peindre l’air, » dit Moratin. Certes, si l’art de peindre n’était que l’art d’imiter la nature, Velâzquez serait le premier peintre du monde. Peut-être est-il du moins le premier maître. Expliquons-nous : le senti- ment, la profondeur, la force de conception, le mouve- ment physique, l’expression morale, toutes les qua- lités du génie ne s’acquièrent point : ce sont des dons du ciel auxquels l’éducation ne saurait suppléer. Qu’en- seigne-t-on dans les écoles? Tout au plus la manière de mettre ces dons en œuvre, de les appliquer à l’art. On y peut apprendre la science des contours et des tons, les lois de la perspective, le maniement du pinceau et l’emploi de la palette, les ressources et les subtilités du métier, les moyens matériels d’exprimer sur la toile ce qu’aperçoit le regard ou ce que l’imagination conçoit; en un mot, on ne s’y crée pas l’intelligence, on s’y forme l’œil et la main. Or toutes les écoles ont leurs défauts, qui tiennent, soit à l’époque, c’est-à-dire aux modes et aux conventions régnantes, soit au maître


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lui-même, c’est-à-dire aux vices particuliers de son goût ou de sa méthode. Ces défauts, on ne peut les corriger que par l’étude de la nature, invariable mo- dèle, que n’altèrent jamais les caprices de la mode ou les égarements des hommes. Mais la vue seule des ob- jets n’apprend point la façon de les rendre ; il faut la vue de la représentation de ces objets. « S’il est nécessaire, dit M. Ingres, d’étudier les antiques et les maîtres, ce n’est pas pour les imiter, c’est pour apprendre à voir. » La meilleure école sera donc celle où Limitation touche de plus près à la réalité; où les procédés les plus sim- ples et les plus habiles produisent le résultat le plus vrai, l’illusion la plus complète; où l’art s’efface, où la nature se montre. Yoilà ce qui me fait dire que Velâz- quez peut être tenu pour le premier des maîtres.

Au musée de Madrid se trouve une intéressante preuve de cette opinion. Voici, près de ses plus belles œuvres, une grande Vocation de saint Mathieu , Jésus disant au publicain : « Lève-toi, et suis-moi ! » Ce tableau offre une singulière bigarrure, dont les Vénitiens avaient donné l’exemple. Les disciples du Christ sont vêtus de la robe juive; les collecteurs d’impôts portent les chaus- ses et le pourpoint des alguazils espagnols. Du reste, d’éminentes qualités pourraient faire attribuer cette composition à Velâzquez lui-même. Mais voyez-vous, dans cet angle obscur, un humble serviteur, aux che- veux crépus, aux lèvres épaisses, au teint basané? C’est l’auteur du tableau. Velâzquez avait pour valet un mu- lâtre esclave, appelé Juan Pareja. Ses fonctions consis- taient à broyer les couleurs, à nettoyer les pinceaux, à garnir la palette. Élevé dans l’atelier, surprenant chaque jour quelque secret de l’art qui s’exerçait sous ses yeux.


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Pareja, dès longtemps, avait senti s’éveiller sa vocation. Mais à quoi pouvait prétendre le pauvre mulâtre? Son maître pensait, comme les anciens Grecs, que les beaux- arts sont trop nobles pour des mains esclaves, et il avait défendu à Pareja tout travail qui ferait de lui plus qu’un serviteur de la peinture. Mais les lois de la nature fu- rent encore une fois plus fortes que celles de la société. Emporté par sa passion, qu’accroissaient les obstacles, Pareja se mit à étudier avec autant d’ardeur que de mys- tère. Le jour, il regardait peindre son maître, il écou- tait les leçons données à ses élèves; puis, aux heures du sommeil, avec le crayon et le pinceau, il mettait ces leçons en pratique. Des études ainsi faites ne pouvaient conduire à de bien rapides progrès; il fallut à Pareja beaucoup de temps et la plus opiniâtre persévérance pour atteindre à la connaissance de son art. Enfin, lors- qu’il avait déjà quarante-cinq ans, il se crut assez habile pour découvrir et se faire pardonner un secret si long- temps gardé. Voici quel ingénieux moyen il employa : Philippe IV, qui visitait familièrement son peintre de câmara , s’amusait à considérer jusqu’aux ébauches qui se trouvaient éparses dans l’atelier. Ayant terminé un tableau de petites dimensions, Pareja le glissa parmi d’autres toiles tournées contre le mur. À sa première visite, le roi ne manqua point de se faire montrer tout ce que l’atelier renfermait. Lorsque Pareja lui présenta son tableau, Philippe, surpris, demanda qui avait peint ce bel ouvrage, qu’il n’avait pas vu commencer. Le mulâtre alors, se jetant à ses pieds, avoua qu’il en était l’auteur, et supplia le roi d’intercéder auprès de son maître. Encore plus étonné de cette étrange révélation, Philippe se tourna vers Velâzquez : « Vous n’avez rien


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à répondre, lui dit-il; prenez seulement garde que l’homme qui possède un tel talent ne peut rester es- clave. » Velâzquez s’empressa de relever Pareja, et, lui promettant la liberté, qu’il lui rendit, en effet, par un acte authentique d’affranchissement, il l’admit, dès ce jour, dans son école et dans sa société. Assurément c’est une histoire singulière et touchante que celle de cet esclave gagnant sa liberté, parla puissance du travail et du talent, et l’obtenant par l’intercession d’un roi. Au reste Pareja s’en montra digne, moins encore par son mérite que par sa conduite humble et reconnais- sante. Il voulut continuer à servir librement Velâzquez; et, même après la mort du grand peintre, il servit sa fille mariée à Mazo-Martinez , jusqu’à sa propre mort, arrivée en 1670. On appelle communément Pareja Y es- clave de Velâzquez , comme on appelle Sébastian Gô- mez le midâtre de Murillo.

Ce Juan Bautista del Mazo-Martinez ne fut pas seule- ment le gendre de Velâzquez, mais aussi son plus ha- bile imitateur. Jamais peut-être on n’a porté plus loin que lui l’art de copier. Palomino raconte que des co- pies de Titien, de Tintoret, de Véronèse, qu’il avait faites dans sa jeunesse, furent envoyées en Italie, où, sans aucun doute, elles auront été admises pour des originaux. C’est surtout à reproduire les œuvres de son maître que réussissait Mazo-Martinez. Les plus experts s’y méprenaient; c’est dire assez qu’aujourd’hui les méprises du même genre ne sont pas moins com- munes.

De même que Murillo à Séville, Velâzquez, à Madrid, ne laissa pas un seul émule, mais seulement des imita- teurs. Juan Carreno fut le plus habile. A la fin du siècle,


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il ne restait plus d’autre peintre espagnol que Claudio Coello, qui fut, dans l’école castillane, ce qu’avait été Carie Maratte dans l’école romaine, le dernier des maîtres anciens. 11 a laissé à l’Escorial une grande et célèbre composition qui se nomme le Tableau de V hostie (el Cuadro de la Forma), et, devenu pintor de câmara de Charles II, il mourut en 1693, de douleur et de ja- lousie, dit-on, lorsque Luca Giordano fut appelé d’Ita- lie. Coello mort, les rois d’Espagne n’eurent plus que des peintres étrangers. Charles II avait fait venir le Fa presto ; Philippe Y appela de France Ranc et Houasse, et Charles lïl fit venir d’Italie l’Allemand Raphaël Mengs. Pour arriver jusqu’au temps présent, il ne reste à citer que Francisco Goya y Lucientès (1746-1825). Celui-là fut à lui-même son maître unique, et ne prit de leçons que des morts. De cette éducation singulière, sortit un ta- lent bizarre, incorrect, sauvage, dépourvu de méthode et de style, mais plein de sève, d’audace et d’origina- lité. Goya est le dernier héritier, à un degré très dis- tant, du grand Velâzquez. C’est la même manière, plus lâchée, plus déréglée, plus fougueuse. Ne s’abusant point sur la portée de son talent, Goya n’est point allé se perdre dans les choses de haute volée ; il s’est borné à des processions de village, à des chantres au lutrin, à des scènes de courses de taureaux, enfin à des sortes de caricatures peintes. Dans ce genre, il est plein d’es- prit, de malice, et l’exécution est toujours supérieure aux sujets. Mais, comme Velâzquez, c’est par les por- traits que Goya s’est fait son plus beau titre à la célé- brité. On a placé dans le ve&tibule du Museo del Rey les portraits équestres de Charles IV et de Maria-Luisa. Ce sont des ouvrages fort imparfaits sans doute, où les


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fautes de dessin sont nombreuses et grossières, surtout dans la charpente des chevaux. Mais les têtes et les bustes offrent de si singulières beautés, et je dirais si imprévues; il y a dans cet ensemble, fort défectueux quand on l’analyse, un effet si vigoureux, la pâte est si ferme, la couleur si vraie, la touche si audacieuse et si puissante, qu’on ne peut manquer d’admirer ces qualités rares, tout en déplorant les défauts essentiels qu’elles ne peuvent entièrement racheter 1 . Goya est plus connu, plus célèbre par scs Caprices , où l’aqua- tinte est mêlée à l’eau-forte. On en a réuni quatre-vingts dans un volume qui s’appelle spécialement l ’ Œuvre de Goya. Ce sont des allégories assez claires et fort ma- lignes, sur les choses et les personnages de son pays et de son temps, qui rappellent Callot par l’invention, Hogarth par Y humour et Rembrandt par la vigueur de la pointe.

11 s’était fait, après Goya, une complète lacune dans l’art espagnol. C’est avec surprise, et plus encore avec satisfaction, que nous l’avons vu reprendre vie à l’Ex- position universelle de 1867. Grâce à MM. Rosalès. Palmaroli, Gisbert, Fortuny, l’Espagne a tenu fort hono- rablement sa place au grand concours des nations.


1 . Nous avons au Louvre, depuis peu, le portrait du médecin Guillemar- dct, qui fut ambassadeur de la République française à Madrid. C’est un des meilleurs qu’ait laissés Goya.


CHAPITRE 11


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Dans le volume précédent, au chapitre de la Peinture à la Renaissance y nous avons vu que l’art allemand , lorsqu’il se révèle et brille au quatorzième siècle, est, comme l’art italien, disciple des Grecs du Bas-Empire, mais disciple également émancipé de ses maîtres ; — et que ce fut d’abord en Bohême, avec Théodoric de Prague, Nicolas Wurmser, Thomas de Mutina; puis, sur les bords du Rhin, à Cologne, avec Meister Wilhelm et Meister Stephan, que se formèrent les primitives écoles de l’art du Nord. Le premier, dont les chroni- queurs contemporains ont dit « qu’il peignait les hommes de toute forme comme s’ils étaient en vie », florissait vers 1580; le second, qui passe pour avoir été son élève, vers 1410. On attribue généralement, soit à l’un, soit à l’autre, les peintures du dôme et le fameux triptyque de la cathédrale de Cologne. Ce dernier, objet d’une antique et générale vénération, représente, au dehors, une Annonciation , au dedans une Adoration des Mages, non pas dans la pauvre crèche de Bethléem,


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mais devant une Vierge glorieuse qu’entourent, sur les volets, d’un côté saint Géréon et ses chevaliers, de l’au- tre sainte Ursule et ses vierges 1 . Du tronc commun de l’école de Cologne partent deux grands rameaux, qui, s’étendant à l’est et à l’ouest sur les deux bords du Rhin, forment les écoles de l’Allemagne et de la Flan- dre. Celle-ci, qu’illustrèrent les frères Van Eyck dès le temps de Meister Stephan, fut l’institutrice de l’autre, pour le style comme pour les procédés. On trouve une preuve intéressante de cet enseignement dès l’époque de l’autre grand peintre de Bruges, Hans Ilemling; ce sont les tableaux de deux vieux artistes, restés inconnus, et qu’on nomme le Maître de Liesborn (vers 1465) et le Maître de Werden (vers 1480), parce que leurs ouvra- ges furent trouvés dans ces deux abbayes de la West- phalie méridionale. La National Gallenj de Londres en a recueilli plusieurs ; on les croirait l’œuvre même du maître de Bruges. En suivant la branche allemande dans le développement de son histoire, on rencontre encore, et toujours sur le Rhin, une nombreuse famille d’autres peintres, à la tête de laquelle s’est placé le vieux Martin Schœngauer, né et mort à Colmar, qu’on appelle en Allemagne Martin Schæn et en France le


1. L ’ Adoration des Mages est aujourd’hui la propriété de la ca- thédrale de Cologne, ce gigantesque monument de la vieille foi alle- mande. Ce triptyque fameux appartenait à la ville, et, lors des conquêtes françaises, pour que leur antique chef-d’œuvre échappât au voyage de Paris, les gens de Cologne le confièrent en dépôt à la cathédrale. Depuis ils ont voulu le reprendre pour lui donner la place d'honneur dans le musée provincial qu’ils commencent à former. Mais l’église a refusé de le rendre, et après un procès qui a parcouru tous les degrés de juridiction, elle est restée maîtresse du tableau, en vertu de la prescription centenaire : exemple bon à citer aux autorités municipales.


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beau Martin (il faudrait dire Martin le Beau), qui de- vint, comme le Florentin Maso Finiguerra, d’orfèvre graveur, et, comme le Bolonais Francesco Francia, d’or- fèvre peintre. Martin Schœn a réuni dans sa manière la vive coloration du pinceau de Yan Eyck aux délicatesses à la fois fines et dures d’un burin de ciseleur.

Filles de cette école du Rhin, trois écoles naquirent à la fois dans la haute Allemagne : celle d’Augsbourg, celle de Dresde, enfin celle de Nuremberg, la plus fé conde en maîtres, la plus longue en durée.

L’école d’Augsbourg atteignit, sous Hans Holbein le Vieux (né en 1450), un grand éclat, une grande renom- mée. Par malheur, ce maître éminent ne laissa dans son pays qu’un seul élève, Christoph Amberger, que nul ne continua. Son fils, Hans Holbein le Jeune (1498-1543), devenu plus grand et plus célèbre que lui, et que dé- signe toujours le nom seul de Holbein, après s’être fixé quelque temps à Bàle, passa en Angleterre, où le retin- rent la munificence d’Henri YI1I et l’amitié de Thomas Morus. Perdu pour l’Allemagne, il termina brusquement la courte liste des maîtres d’une école commencée par son père. Allons donc en Angleterre, au vieux manoir d’Hampton-Court, qui posséda longtemps les cartons de Raphaël, chercher la plus considérable collection de ses œuvres. Holbein en a laissé beaucoup, là et ailleurs, car, bien que la peste ait cruellement abrégé sa vie, il joignit au goût du travail le rare et singulier avantage de peindre également des deux mains.

On compte à Hampton-Court vingt-sept tableaux de Holbein, réunis presque tous dans la grande pièce ap- pelée Her Majestys Gallery. Les plus remarquables me paraissent être : — parmi les portraits, Henri VIH et sa

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famille; la reine Marie la Sanguinaire ; la reine Élisa- beth, enfant, puis jeune fille; François I er , Érasme, répété deux fois, le comte de Surrey, en pied et de gran- deur naturelle, le bouffon d’Henri VIIT, riant derrière une fenêtre en vitraux, le père et la mère d’Holbein, sa femme, enfin lui-même, jeune et vieux ; parmi les com- positions, l’entrevue d’Henri VIII et de François I er au Camp du Drap d'or, celle de Henri Ylll et de Fempe- rcur Maximilien, la bataille de Pavie, la bataille de Spurs, et la Madeleine au tombeau du Christ (. Noli me langer e).

Je n’ai pas besoin de faire comprendre aux admira- teurs de Holbein, de sa manière à la fois si naïve et si savante, combien une telle collection est intéressante et précieuse. L’artiste s’y montre tout entier, dans ses dé- buts, dans ses transformations, dans ses progrès enfin, tel, qu’on pourrait douter, en voyant ses premiers et ses derniers ouvrages, que la même main les eût pro- duits. On le trouve toujours exact et correct, toujours esclave soumis de la nature; mais il est d’abord froid, dur, compassé ; tout chez lui est sacrifié à la ligne. En peignant sur le bois ou la toile, il semble graver au bu- rin sur une planche de cuivre; il ressemble à son père, le vieux Holbein. Peu à peu, sa manière devient plus douce, plus suave, plus élégante; la couleur aussi, d’abord sèche et morne, prend de la pâte, de la trans- parence, de la chaleur, de l’éclat. Il se montre enfin tout à la lois grand dessinateur et grand coloriste; il est peintre achevé, il est lui-même 1 .

1. On doit toutefois prendre garde que la date de la mort de Holbein étant désormais, et par des actes authentiques, fixée à 1543 au lieu de 1 > '<, il est nécessaire de lui enlever toutes les œuvres qui portent une


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Ce dernier degré de perfection se voit principalement dans les œuvres de son âge mûr, dont les dates attes- tent l’époque; par exemple, parmi les tableaux, la Madeleine , qu’on croirait, à la vigueur d’expression, l’œuvre d’un maître florentin du seizième siècle; — parmi les portraits, le sien propre, faisant pendant à celui de sa femme, tous deux âgés, ou celpi du comte de Surrey habillé de rouge des pieds à la tète, portrait dans lequel Ilolbein a vaincu cette difficulté de coloris dont Velâz- quez aussi s’est joué, cent ans plus tard, dans le portrait d’innocent X. Ce n’est point à Paris que nous pouvons connaître Ilolbein dans sa perfection dernière; sauf le petit portrait d’Érasme, le Louvre n’a guère de sa main que des ouvrages de second ordre. Il faut aller à Bâle pour trouver les plus admirables de ses dessins et de ses cartons; il faut aller à Dresde pour trouver son œuvre capitale en peinture. Elle y est la rivale de la Madone de Saint-Sixte , et se nomme la Vierge de Holbein. Dans un grand tableau réunissant huit per- sonnages, on voit la famille de Jacques Meyer, alors bourgmestre de Bâle, prosternée devant une madone glorieuse. Ce n’est pas toutefois, me paraît-il, l’Enfant- Dieu que Marie tient dans ses bras ; c’est sans doute le dernier-né des fils du magistrat municipal, et Jésus, qu’il est facile de reconnaître, a pris, au milieu de la famille suisse, la place de l’enfant qu’adopte sa mère. Il y a peut-être, dans cet échange, quelque chose de fort risqué et de fort téméraire au point de vue du dogme ; mais à coup sûr, si l’on ne sort point de l’art, c’est

date postérieure à 1545. Celles-ci ne peuvent être que des imitations de sa manière, et l’on peut s’être trompé en lui attribuant à lui-même cer^ tains progrès de facture qui appartiennent à ses continuateurs;


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une idée heureuse et touchante. Il faut bien se garder, d’ailleurs, de demander à la madone de Holbein le sen- timent catholique; on ne le trouverait pas plus que le type italien. Dans cette jeune mère aux cheveux do- rés, ceints d’une couronne d’or et non d’un nimbe, il n’y a rien de Frà Angelico, rien de Raphaël; c’est la Vierge du Nord, la Vierge protestante; et le mé- rite immense de Holbein est justement d’avoir eu la puissance de créer un type nouveau, celui de son pays et de son culte. Ajoutez encore à cette qualité supé- rieure la beauté prodigieuse des portraits groupés, la vérité, la force, la finesse qui brillent jusque dans les moindres détails. Même en me rappelant les Holbein d’IIampton-Court et de Windsor, je n’hésite point à croire que la Vierge de Dresde est le chef-d’œuvre du peintre d’Augsbourg 1 .

Près de cette page sans rivale se trouvent encore huit excellents portraits, entre autres celui d’un chevalier de la Toison d’or, qu’on croit l’empereur Maximilien I er , mais qu’une sorte d’épaisse crinière fait ressembler «à l un de nos rois chevelus. On a rendu récemment à Hol- bein un autre portrait, le plus beau des siens à Dresde, et peut-être au monde, qui lui fut longtemps disputé. Ce portrait passait pour une œuvre de Léonard de Vinci, et pour être celui du duc de Milan, Lodovico Sforza, qui


1. L’esquisse de ce tableau, qui fut longtemps nommé la Famille de Thomas Morus, est au musée de Bàlc, et l’on s’accorde à reconnaître que la première peinture originale qui en fut faite par Holbein, est celle qui se trouve à Darmstadt, dans la collection de la princesse de Solms. J’ai revu récemment le tableau de Dresde, et il est devenu évident pour moi que c’est une belle et brillante copie de l’originai, un peu modifiée par des procédés de peinture postérieure à l’époque de Holbein, Aussi ne suis-je pas étonné qu’elle plaise davantage.


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mourut prisonnier en France. Il représente, paraît-il, un orfèvre ou argentier d’Henri VIII, appelé Thomas Morett. De Thomas Morett on aurait fait d’abord Thomas Morus (Moore), nom du célèbre chancelier que fit décapiter Henri VIII; puis, en Italie, Morus sera devenu Moro, et ce dernier surnom ne pouvant convenir qu’au duc Lodo- vico Sforza, l’ouvrage aura été naturellement attribué à Léonard, qui fut son peintre et son ami. L’extrême perfection du travail autorisait d’ailleurs cette con- fusion, et je n’ai pas besoin d’insister sur la gloire qui revient à Holbein d’avoir été pris pour l’auteur de la Joconde , en même temps qu’il soutenait la compa- raison et la lutte avec l’auteur de la Madone de Saint- Sixte.

Plus restreinte encore que l’école d’Augsbourg, l’é- cole de Dresde ne compte qu’un maître, fidèlement mais faiblement continué par son fils. Ce maître est Lucas Sunder, qu’on appelle communément Lucas Kra- nach du nom de sa ville natale (1475-1555). Rival de son contemporain Albert Dürer, qu’il égala presque par le talent, la fécondité et la renommée, Kranach se fit une manière personnelle où l’on trouve l’imitation exacte et matérielle de la nature substituée aux formes traditionnelles du dogme. Peintre des trois électeurs de Saxe, Frédéric le Sage, Jean le Constant et Jean-Fré- déric le Magnanime, qui se firent, comme on sait, les plus ardents champions de la Réforme, Kranach fut aussi l’ami de Luther et l’un des premiers adeptes de ses opinions réformatrices. Il dut donc subir l’influence d’une doctrine qui, en condamnant les idolâtries du dogme catholique, telles que le culte de la Vierge et des saints, ôtait à l’art religieux son principal aliment, ses


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principaux sujets. La peinture de Kranach fut pro- testante comme plus tard celle de Rembrandt.

Ne cherchez point Kranach hors de l’Allemagne ; il n’y est nulle part, sauf à Madrid, où le représentent ho- norablement deux chasses, bien composées et finement peintes. Notre Louvre même n’a de lui que d’insigni- fiants échantillons. Mais, en Allemagne, vous trouverez Kranach partout, jusque dans le petit musée de Carls- rulie, jusque dans le musée en formation de Leipzig. Ce n’est pas Dresde pourtant qui a la meilleure part dans l’héritage de son peintre ; en ce sens du moins que, parmi vingt ou trente pages distinguées, — une Hé- rodiade , une Bethsabée , un Samson sur les genoux de Dalila, un Hercule attaqué par les Pygmées, etc., — il n’en est pas une supérieure, capitale, que l’on puisse offrir comme l’extrême limite et le dernier mot du talent de Kranach. On pourrait croire que le peintre saxon, resté d’habitude égal à lui-même, n’a jamais eu de ces glorieux élans de génie où un artiste parvient à se surpasser.

Il me paraît plus grand à Munich. Si ce mot s’appli- quait à la dimension des cadres, il faudrait citer une Femme adidtère devant le Christ, mais c’est simple- ment une jolie fille allemande, fort éveillée, qui ne semble nullement, comme Y Adultère de Poussin, anéan- tie par la honte et l’effroi ; et parmi les portraits qui l’entourent, plusieurs sont grotesques jusqu’à la carica- ture. Là, comme ailleurs, Kranach est plus heureux dans ses petits tableaux en figurines. Adam et Eve, au paradis, Loth et ses filles dans une grotte, la Madone qui offre un raisin au saint Bambino, sont de fins et charmants ouvrages. Il s’élève encore dans un vaste


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triptyque dont le panneau central représente un Calvaire entouré de toutes les scènes du drame de la Passion. C’est là qu’on peut voir la plus haute expression du ta- lent de Kranach; à moins qu’on ne la cherche dans les excellents portraits de ces deux directeurs de conscience. L’un est le savant et doux Philippe Mélanchthon (en al- lemand Schwarz-Erde , Terre-Noire ) ; l’autre, le terrible Martin Luther, admirablement représenté avec sa tête de taureau, qui battit en brèche le Vatican, et qu’on retrouve de nos jours chez un autre démolisseur du passé, Mirabeau. Ces portraits jumeaux, qui portent le monogramme du peintre — un petit dragon ailé, — sont datés de 1532, deux ans après que Mélanchthon eut ré- digé la fameuse Confession d y Augsbourg, et lorsque Luther voyait le triomphe de sa cause assuré par la paix de Nuremberg.

Weimar, toutefois, possède l’œuvre capitale de Lucas Kranach ; c’est le grand triptyque qui forme le maître- autel dans l’église de la ville (Stadt-liirche) où s’élève le tombeau de l’illustre lieutenant de Gustave-Adolphe, Bernard de Saxe-Weimar. Sur les volets sont groupés Jean-Frédéric, sa femme Sybille de Clèves et leurs trois fils; sur le panneau central figure un autre grand Cal- vaire. , mais avec des détails d’une invention toute per- sonnelle à l’artiste et bien éloignés des traditions ca- tholiques. Kranach s’y est peint en pied, avec sa longue barbe à deux pointes, blanchie dans la captivité volon- taire d’Inspruck, entre Jean-Baptiste et Luther; un long jet de sang, parti du flanc de Jésus, vient arroser sa tête. C’est sonliippocrènc, la source de son génie. Enfin, ce même Jésus, mort sur la croix, se retrouve très vi- vant au premier plan du tableau, où il perce et frappe à


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mort le grotesque dragon qui personnifie l’ange des ténèbres, non d’un coup de lance, comme ferait saint Michel, mais d’un rayon de lumière.

Vienne aussi, Vienne la catholique, a, dans son Bel- védère, plusieurs bonnes pages du peintre protestant, entre autres une Chasse aux cerfs , semblable aux Chasses du musée de Madrid, qui réunit également plu- sieurs personnages historiques, Charles-Quint, Jean- Frédéric le Magnanime, etc. — Mais Berlin surtout possède une véritable et riche collection des œuvres de Kranach. Gomme il avait dans le travail une telle uni- formité de mérite que tous ses ouvrages se valent à peu près, et qu’il est difficile d’en trouver un où l’artiste descende au-dessous ou bien s’élève au-dessus de lui- même, il faut chercher, non les meilleurs, mais les plus importants et les plus curieux. A ce titre, on doit mentionner d’abord un Hercule devant Omphale. Le fils de Jupiter ne tient pas seulement le fuseau, il est coiffé d’un bonnet de femme, et l’impérieuse reine de Lydie est une jolie petite Allemande où l’on trouve le type à peu près invariable des femmes de Kranach, cheveux blonds, yeux bleus fort petits, nez retroussé, et le voile transparent tombant sur le front jusqu’aux sourcils. Au même titre d’ouvrage, curieux par le sujet et remar- quable par l’exécution, l’on doit mentionner encore la Fontaine de Jouvence , c’est-à-dire un grand bassin, une espèce d’école de natation, où l’on voit entrer par un bout une procession de vieilles femmes, horribles sor- cières, et sortir par l’autre bout une autre procession de jeunes beautés, métamorphosées ainsi dans cette eau merveilleuse. Toutes ces nudités, laides et belles, de- vaient fort divertir le grand Frédéric, qui les a tant


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prodiguées dans ses palais. On doit citer enfin trois Vénus et une Eve, aussi allemandes toutes quatre que s’il n’y eût eu dans la Grèce et dans le paradis d’autre race que la teutonique. L’une des Vénus, si j’ai bonne mémoire, n’a pour tout vêtement qu’un chapeau rouge de cardinal : malice de peintre protestant. Parmi les por- traits, il faut remarquer Luther et Mélanchthon, toujours inséparables, puis Luther encore et sa femme Catherine de Bora, puis Albert de Brandebourg, en cardinal et en saint Jérôme au désert, entouré de lions, de cerfs, de lièvres, sujet où l’artiste montrait son goût pour les chasses et son singulier talent à reproduire les animaux.

A Nuremberg, le premier artiste qui laisse un nom et fait une école, c’est Michel Wohlgemuth, lequel, né en 1454, commença de peindre avec la connaissance des procédés de Jean van Eyck : ce qui le fait tenir à l’école de Bruges. Quoique ses ouvrages aient toujours joui d’une réputation méritée, son plus beau titre de gloire est d’avoir été le maître d’Albert Dürer (Albrecht Duerer, 1471-1528), qui ne fit que le continuer, tout en le dépassant par la pensée comme par l’exécution. Wohlgemuth est le Pérugin de l’art allemand, dont Albert Dürer est le Raphaël. Ses ouvrages de l’âge mûr ressemblent à ceux de la jeunesse de son illustre élève, comme le Sposalizio , par exemple, que Raphaël peignit à vingt ans, ressemble au Saint Pierre recevant les clefs que le Pérugin a laissé dans la chapelle Sixtine. Nou- velle preuve, et très éclatante, que les grands génies, les chefs d’écoles, les modèles le plus étudiés et le plus vainement imités, loin d’apparaître tout à coup dans le monde, sans précédents, sans traditions, ne sont rien autre chose que le résumé complet de leurs devanciers,


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que l’expression supérieure de leur époque. Tels, Ra- phaël à Rome, Titien à Venise, Rubens à Anvers, Mu- rillo à Séville; tel, Albert Dürer à Nuremberg.

Il y a plusieurs raisons pour appeler Albert Dürer le Raphaël de l’Allemagne, c’est-à-dire la plus complète et la plus haute personnification de l’art allemand. Élevé, comme le vieux Martin Schœn, dans l’atelier d’un orfèvre, non seulement il devint peintre et graveur, mais encore, comme Michel-Ange, il cultiva la sculp- ture, l’architecture et même les lettres. — Ami d’É- rasme, que l’indifférence plus que la foi retint dans le catholicisme, et de Mélanchthon, qui défendit avec dou- ceur les doctrines du fougueux Luther, il resta, de même que sa ville natale, étranger aux querelles et aux pas- sions de son époque, se trouvant ainsi comme sur un terrain neutre entre les deux camps religieux qui divi- saient l’Allemagne. — Son génie semble résumer le caractère de son pays; il est grave, lent et profond, bon, mais fort, et quelquefois terrible, plus puissant que gracieux, et empreint d’un mysticisme particulier qui compose les caprices les plus déréglés de l’imagina- tion avec les objets de la plus exacte réalité. « Génie étrange! dit M. Charles Rlanc;... avec des figures détail- lées jusqu’à la prose, il exprime des idées d’une indéci- sion poétique et souvent d’un impénétrable mystère. » — Enfin, voyageant alternativement à Rruges et à Venise, ami de Lucas de Leyde et de Raphaël, Albert Dürer se fit un art mi-parti, si l’on peut ainsi dire, qui réunit aux brillantes délicatesses du naturalisme flamand le style plus noble et plus penseur de l’idéalisme italien.

Ce mélange heureux pour le temps et pour le maî- tre, fut peut-être une des causes qui amenèrent la


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prompte décadence et l’extinction presque immédiate de l’art allemand. Albert Dürer n’eut de fidèles disci- ples que ceux qui vécurent sous ses yeux, et, pour ainsi dire, sous sa règle : Hans Burgkmaïr, son ami; Albrecht Altdorfer, venu de la Suisse; Hans Schæuffelein, venu de la Souabe; Hans Wagner, né à Kulmbach, dont il garda le nom, etc. Dès qu’Albert Dürer fut au tombeau, tous les artistes allemands, même ceux qui avaient fré- quenté son atelier et suivi sa manière, se partagèrent entre les deux écoles dont il avait allié les procédés et le style; tous se firent Italiens ou Flamands. Le pre- mier d’entre eux, celui dont l’exemple fut le plus déci- sif, Hans Schoorel ou Schoreel (né en 1495), en pas- sant sous Jean Gossaert de Maubeuge, inclina, comme son nouveau maître, vers l’école italienne, et George Penz (né en 1500), encore plus résolu, alla se fixer à Rome du vivant même d’Albert Dürer, pour étudier sous les élèves de Raphaël. 11 est certain que depuis la mort du maître de Nuremberg, tous les artistes nés en Allemagne s’enrôlèrent dans les écoles de l’Italie ou des Flandres, et que Part national périt abandonné. Tandis que Maxing copiait le Maréchal d’Anvers, Hans von Calcar allait étudier sous Titien, Hans Rottenham- mer sous Tintoret* Joachim Sandrart, un peu après eux, imitait encore les Vénitiens, et Adam Elzheimer se perfectionnait à Rome sous Honthorst, pour y former ensuite Corneille Poëlenburg. Plus tard, en suivant l’his- toire de Part allemand jusqu’à la fin du dernier siècle, on voit d’un côté les deux Ostade et les trois Netscher prendre un rang très distingué parmi les peintres hol- landais ; de l’autre, Heinrich Roos (Rosa de Tivoli) se fixer en Italie comme notre Claude, et Raphaël Mengs,


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conduit par son père de Bohême à Rome, essayer de retrouver les traces des Corrège et des Sanzio dans un siècle qui s’égarait si loin de ces divins modèles. C’est seulement aux débuts du nôtre que l’art national, se réveillant en Allemagne, a tenté une régénération que nous aurons plus loin l’occasion d’apprécier 1 .

Revenons aux œuvres d’Albert Durer. Comme celles de son émule Lucas Kranach, il ne faut pas les cher- cher hors de l’Allemagne. Bien peu en sont sorties; si peu, que toute sa part au Louvre se compose de trois ou quatre dessins. C’est encore le musée de Madrid qui fait seul exception, et qui, seul, grâce à la double cou- ronne de Charles-Quint, a recueilli quelques peintures du maître de Nuremberg : un Calvaire , daté de 1513, où il se montre dans toute la force et la maturité de son talent ; deux Allégories, philosophiques et chrétien- nes, qui doivent, comme la Mort y joue le principal rôle, avoir rapport à la fameuse Danse macabre, sujet alors si goûté, et qui a fourni à Ilolbein une longue sé- rie de gravures sur bois; enfin son portrait par lui- même, avec le millésime de 1496. 11 était âgé de vingt- cinq ans. Dans ce portrait Dürer a le visage frais, quoi- que maigre et long, de grands yeux bleus, une petite barbiche très blonde, et de longues tresses de cheveux bouclés, blonds aussi, qui s’échappent d’une espèce de bonnet pointu pour lui tomber sur les épaules. Son costume, rayé de noir et de blanc, est fort bizarre, et,

I. Quand on veut expliquer la complète lacune qu’offre l’art allemand, dans toutes ses parties, entre la dispersion des élèves de Holbein, Kra- nach et Albert Dürer, et la rénovation accomplie de nos jours, il ne faut pas perdre de vue que l’horrible guerre de Trente ans (de 1618 à 1G48), par ses excès atroces et ses dévastations inouïes, arrêta dans ce malheu- reux pays tout progrès, toute civilisation, toute culture de l’intelligence.


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dans tous les sens, on peut appeler ce portrait une pré- cieuse curiosité.

A Munich, on peut lire sur dix-sept pages son his- toire entière, celle de ses débuts, de ses progrès, de ses changements et de son dernier style. Là, le plus ancien de ses ouvrages doit être le portrait de son vieux père, daté de 1497. On y lit l’inscription suivante en alle- mand : « J'ai peint ceci d’après la ressemblance de mon père, lorsqu’il avait soixante-dix ans. Albrecht Du- rer, l’aîné 1 . » Cet excellent tableau, peint con amore, porte déjà son monogramme si connu, un petit D dans un grand A. Vient -ensuite son propre portrait, daté de l’année 1500, dès lors fait quatre ans après celui qui se trouve au musée de Madrid; c’est encore son visage frais et blanc, ses yeux bleus très fendus, sa barbe blonde, ses cheveux bouclés; mais la figure est plus pleine, et l’expression plus virile. Son costume, garni d’une fourrure, est plus sérieux que l’habit bariolé et le bonnet pointu qu’il portait en 1496. Ce portrait de Munich, sur lequel il a tracé l’inscription suivante : Al- berlus Durerus , Noricus, ipsum me propriis sic effin- gebam coloribus ælatis XXVIII, est l’un des plus éton- nants ouvrages, et de ceux qui durent le placer, avant l’àge de trente ans, à ta tète de tous les artistes de son pays. Un autre portrait historique, non moins précieux, est celui de son vénérable maître, qu’il a peint sur un fond uni, verdâtre, et auquel il ajouta, quelques an- nées plus tard, cette naïve inscription : « Albert Dürer a fait ce portrait en 1516, d’après la ressemblance de

1. Ce titre d’aîné ne s’explique pas facilement, car il était le troisième des dix-huit enfants qui naquirent d’Albrecht Durer et de Barbara IIol- per. Peut-être élail-il rainé des fils survivants.


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son maître, Michel Wohlgemuth, qui était âgé de qua- tre-vingt-deux ans, et qui a vécu jusqu’en 1519. Il est mort le jour de la Saint-André, avant le lever du so- Icil. »

Deux vastes tableaux d’histoire vont nous montrer Albert Dürer dans la plénitude de son talent. L’un est une Descente de croix où Joseph d’Arimathie me paraît la plus belle figure du groupe j le Christ, bien plus âgé que ne l’indique la tradition, n’a d’autre beauté que l’exacte et hideuse reproduction de la mort. L’autre est une Nativité dans la crèche, où l’Enfant-Dieu est adoré par un groupe de chérubins, tandis que d’autres anges, s’envolant vers le fond de la scène, vont annoncer aux bergers la bonne nouvelle. Cette belle Nativité formait le panneau central d’un grand triptyque dont on a dé- * taché les volets. Ceux-ci contiennent les portraits en pied des frères Baumgartner, chevaliers, qui s’étaient fait représenter couverts de leurs armures, champées de queules. En faisant don de ces portraits à l’électeur Maximilien I er , la ville de Nuremberg y joignit un pré- sent non moins rare et plus précieux encore, deux grands tableaux en pendants, où sont groupés, sur l’un, saint Pierre et saint Jean V évangéliste ; sur l’au- tre, saint Paul et saint Marc. Ces quatre apôtres, con- nus sous le nom des quatre tempéraments , sont de taille naturelle, et certes, si jamais Albert Dürer n’a mis plus de grandeur matérielle dans ses figures, ja- mais non plus il n’y a mis plus de grandeur morale. Quoique ces deux magnifiques tableaux ne portent au- cune date, il est facile de voir qu’ils appartiennent aux derniers temps de la vie de leur auteur, lorsque, après ses voyages dans les Flandres et en Italie, il avait ac-


ALBERT DURER


AUBERT Durer f.'


Les quatre tempéraments



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quis toute l’aisance de pinceau, toute la vigueur de coloris, toute la hauteur du style qui lui fut donné d’atteindre. Albert Durer survécut huit ans à Raphaël et onze au Frate (Bartolommeo délia Porta). Je crois que ses voyages d’Italie ne se bornèrent pas à Venise, et qu’il ne négligea point de visiter aussi la cité des Mé- dicis, alors le centre des beaux-arts. Du moins, les quatre Apôtres de Munich, pour l’ampleur, la noblesse, la grandeur imposante, semblent inspirés par le Saint Marc de Frà Bartolommeo, qui est peut-être, dans la peinture, la plus haute expression de force et de puis- sance, comme l’est, dans la statuaire, le Moïse de Michel-Ange.

Et pourtant c’est Vienne, et non Munich, qui possède les plus excellentes productions du grand artiste de Nu- remberg. Laissons à part trois portraits, parmi lesquels celui de l’empereur Maximilien I er , daté de 1519, l’an- née de sa mort, et celui d’un certain Johann Kleber- ger, qu’ Albert Durer peignit deux ans avant de mourir, en 1526; laissons à part également deux Madones , l’une de 1505, tout allemande de type et d’exécution, l’autre de 1512, d’un sentiment plus italien, surtout dans la figure nue du Bambino, et arrêtons-nous plus longuement sur deux pages d’une telle importance qu’elles sont capitales dans son œuvre. S’il a fait des tableaux plus grands par les dimensions, je n’ai pas souvenir d’en avoir jamais rencontré d’aussi grands par le mérite. Ce sont bien, l’un surtout, de vrais chefs- d’œuvre, honneur du maître qui s’y montre tout en- tier, honneur de la galerie du Belvédère qui ne craint nulle rivalité sur ce point.

Le premier par la date renferme, dans l’étroit espace

2 e SÉRIE. 7


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d’un panneau qui n’a pas un mètre carré, la légende des Dix mille martyrs , des chrétiens massacrés sous le roi de Perse Sapor, ou plutôt Chahpour II. Sans aller à ce nombre de dix mille, une foule d’épisodes semblent du moins avoir épuisé toutes les combinaisons de sup- plices racontées par les légendaires. Au milieu de ces lugubres spectacles, Albert Diirer s’est peint lui-même avec son intime ami Willibald Pirkheïmer 1 . Tous deux sont en deuil, et le peintre tient à la main un petit drapeau sur lequel est écrit : Iste faciebat anno Domini 1508, Albertus Durer Alemanus. Le principal défaut d’une telle composition est le manque d’unité. Ces épi- sodes juxtaposés, qui se touchent sans se tenir l’un à l’autre, semblent l’effet d’un mauvais rêve qui déroule- rait ses sanglants tableaux. Mais on oublie bien vite ce défaut d’ordonnance devant les qualités supérieures de l’exécution, un travail prodigieux, une finesse exquise, une couleur magnifique, bien que sombre comme le sujet, et une expression puissante, aussi bien dans la beauté morale de quelques saints martyrs que dans la laideur physique des bourreaux. C’est devant une telle composition que l'on peut dire avecM. Ch. Blanc : « La véritable unité d’un tableau est celle du sentiment. Les actions sont diverses, mais l’émotion est une. »

Le second tableau, plus important encore et plus ex- cellent, est connu sous le nom de la Trinité ; mais on pourrait, pour mieux en expliquer le sujet, l’appeler d un nom plus vaste, la Religion chrétienne . On voit

1. C est Pirkheïmer qui, prononçant l’oraison funèbre d’Albert Dürer, put dire avec justice que son ami « avait réuni dans son âme toutes les vertus : génie, honnêteté, pureté, énergie et prudence, douceur et pi lie ».


bien, tout en haut du cadre, le Saint-Esprit planant comme un astre lumineux au milieu d’une troupe de petits chérubins; puis, un peu plus bas, le Père éter- nel, entre deux chœurs d’archanges aux ailes déployées, tenant devant sa poitrine son Fils crucifie. Mais ce n’est qu’une faible partie de la composition. Au-dessous de la divine triade et de son céleste cortège s’étendent deux vastes groupes de bienheureux : à gauche, les saintes femmes , parmi lesquelles se reconnaissent à leurs attributs celles qui payèrent de la vie leur foi et eur chasteté; à droite, les grands saints, patriarches, prophètes, apôtres, martyrs. Plus bas encore se dé- ploient deux autres groupes non moins considérables; sous les saintes , le pape et l’Église , c’est-à-dire une procession d’évêques, de prêtres, de moines, de reli- gieuses; sous les saints, l’empereur et l’État, c’est-à- dire une noble suite de chevaliers armés en guerre et de dames parées comme à la cour. On voit qu’ainsi, peu d’années avant que Luther ébranlât par ses doc- trines la tiare et la couronne, Albert Durer, se rappelant la double nature du Dieu-Homme, sur laquelle se mo- delèrent les institutions du moyen âge, faisait signer la paix aux Guelfes et aux Gibelins. Tous ces cercles symboliques, tous ces longs groupes superposés llot- tent dans l’espace et se détachent sur l’azur du ciel comme une vision apocalyptique. Mais au-dessous d’eux, à l’horizon, s’étend une vue réelle de la terre. C’est un golfe paisible que termine au loin la pleine mer, à droite des rochers, à gauche une grande ville, et sur le devant de vertes campagnes. Dans un angle du tableau se voit le saint Jean de cette Pathmos. C’est Albert Durer lui-même, dont les longs cheveux hou-


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clés s’échappent d’une toque rouge et tombent sur le collet d’une robe en fourrures. 11 est debout, et pose avec fierté la main sur un écusson où se lit l’inscription suivante : Albertvs. Dvrer , noricvs. faciebat. anno. a. Virginis. partv. 1511 4 .

Cette grande œuvre, qui ne pèche plus par le man- que d’unité, est, comme on le voit, un poème complet, Albert Dürer y a mis toutes ses qualités comme tous ses soins. Ce qu’on peut avoir rencontré, dans ses autres ouvrages, d’imagination, de force, de vérité, d’union intime entre le réalisme, par la forme, et Y idéalisme, par la pensée, se trouve rassemblé dans celui-là. Le seul regret qu’on éprouve, c’est qu’il n’ait pas su s’y préserver, par la sévérité du goût, des défauts habituels de son temps et de son école : le grotesque apparaît trop souvent dans un sujet qui devrait être tout entier voué au beau et au sublime. Par exemple, il place au milieu des élus, entre les papes et les empereurs, un vieux paysan, un vieux batteur en grange, qui tient en- core à la main son fléau. C’est bien; voilà le travail glorifié, béatifié : mais pourquoi donner à ce paysan, devenu l’égal des grands et des saints, une figure igno- ble? C’est une faute. Il est vrai que l’artiste la rachète, même en la commettant, par la perfection du travail; elle disparaît d’ailleurs dans la grandeur de l’ensem- ble, que relève une couleur vive, brillante, nuancée des tons les plus éclatants, comme le permet, ou plutôt

\ . A ces deux vastes compositions d’Albert Dürer on devrait joindre une Assomption , qu’il peignit en 1508, pour un certain Jacques Hellar, de Francfort. Par malheur ce tableau périt dans un incendie, à Munich, en 1674. On a seulement conservé, dans la collection Albertine , à Vienne, divers dessins qu’il avait faits pour les personnages des apôtres.


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l’exige une vision miraculeuse. Albert Durer se con- tentait d’apposer à ses œuvres ordiuaires son mono- gramme si connu, que n’ont jamais oublié ses copistes, et non moins facile à falsifier que les lettres d’un nom propre. Mais, en signant de son portrait entier les deux compositions que j’ai brièvement décrites, il a voulu leur imprimer une authenticité toute spéciale, un ne varietur infaillible, et, de plus, une marque éclatante de sa préférence. C’est donc Albert Dürer lui- même qui les a nommés ses chefs-d’œuvre. Après le dernier, daté de 1511 , il a fait moins des peintures que de gravures sur cuivre, ou sur bois, ou à l’eau-forte, soit que son goût le portât de préférence vers ces autres travaux, soit qu’il y fût poussé par l’avarice exigeante de sa femme, Agnès Frey, qu’on accusa, peut- être à tort, d’avoir troublé et abrégé sa vie 1 .

Dans les ouvrages de ses disciples immédiats, il en est un, tout à fait singulier, qu’on ne saurait passer sous silence. Celui-là mérite le nom de polyptyque. Il représente, sur son principal panneau, un Calvaire en demi-grandeur, qu’entourent douze petits cadres où sont retracées la vie et la passion du Christ; puis, ce panneau est recouvert de trois paires de volets sur les deux côtés, volets dont chaque face réunit au moins douze tableaux dans autant de compartiments. Tout cela forme un ensemble de cent cinquante-six tableaux autour du Calvaire central. L’artiste a épuisé les


1. Ce n’est point ici qu’il faut parler des gravures d’Albert Dürer; mais je veux seulement répéter, pour montrer le profond génie qu’il y dé- ploya, un court jugement porté sur sa figure de la Mélancolie (gravée en 1514) : a Cette figure semble dire avec Salomon : « Là où il y a beau- coup de science, il y a beaucoup de tristesse. »


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Évangiles, les Actes des Apôtres, les légendes des bienheureux. Il a mis jusqu au diable, qui joue un rôle dans plusieurs compositions malicieuses où le pape et l’empereur ne sont point épargnés. Je citerai pour exemple un des cadres où l’on voit Satan faire librement ses semailles sur la terre, qui lui semble abandonnée comme son domaine, tandis que le pape dort sur un lit de parade, et que l’empereur préside à un riche festin. L’auteur de ce curieux monument (car c’est plus qu’un ouvrage de peinture, et l’on peut mieux y étudier les mœurs que les arts de l’époque) ne s’est pas fait connaître; soit modestie, soit crainte, il n’a laissé nulle part sa signature ou son mono- gramme.

Entre Albert Durer et notre époque, je ne vois guère à citer que trois noms dans l’art allemand, Denner, Dietrich etMengs. — Balthazar Denner, de Hambourg, ( 1685 - 1747 ), est assurément le plus grand finisseur qui ait jamais étendu des couleurs sur la toile ou sur le panneau. Auprès de lui, les plus patients Hollandais, Gérard Dow, Schalken, Mieris, Yan der Werff, ne sont que des barbouilleurs hâtifs et sans conscience. Travail- lait-il à la loupe, comme les graveurs sur pierre dure? on peut le croire. En tout cas, c’est à la loupe q-u’il faut examiner ses ouvrages. Denner copie avec une fidé- lité scrupuleuse chaque ondulation, chaque teinte, chaque duvet de la peau : il sait arrondir un cheveu et donner plusieurs plans à la moindre ride. Il parvient ainsi à une vérité effrayante; ses portraits sont des espèces d’apparitions, de spectres, de revenants, enchâssés dans des cadres. Mais, forcé de réduire à ses moindres limites un si prodigieux travail, il ne faisait pas même des


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bustes, mais de simples masques, des ligures coupées au-dessous du menton. Il ôtait donc à ses modèles, s’il comptait leuFs cheveux et leurs poils de barbe, une partie bien plus importante de la ressemblance, le port, l’atti- tude, la tournure,

Et la grâce, plus belle encor que la beauté.

Donner n’aimait que les faces ridées par l’âge, les che- veux blancs, les bouches édentées; jamais le poli d’un teint frais et rose ne l’a tenté ; ce n’est pas le beau qu’il cherchait ni même le joli; il ne lui fallait que des tours de force. Toutefois, si, dans ses portraits, aussi patiem- ment travaillés avec le pinceau que ceux de La Bruyère avec la plume, on ne voit guère que de vieilles gens, je crois qu’il ne faut s’en prendre, ni au hasard des com- mandes, ni à son propre choix. Il devait mettre tant de lenteur à terminer un ouvrage, il devait exiger tant de séances et employer tant d’années, que, sans doute, entre le commencement et la fin d’un portrait, ses mo- dèles vieillissaient par l’âge et par l’ennui. Quel nom- bre d’ouvrages semblables peut produire une vie d’ar- tiste? D’ailleurs, à force d’art, ce genre de peinture finit par sortir de l’art; il tombe dans le trompe-l'œil. C’est la statuaire en figures de cire. Combien, pour ren. dre la nature et la vie, l’emportent sur de tels procédés ceux qu’ont mis en usage les maîtres du genre, les Titien, les Holbein, les Velâzquez, les Van Dyck, les Rembrandt! Ceux-là comprenaient qu’il valait mieux placer sur le visage l’intérieur de l’âme que les petits accidents physiques dont l’œil ne s’occupe pas plus que l’esprit. Et cependant la vue des curieux ouvrages de


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Donner est doublement utile : si elle montre à quelle extrême perfection peuvent conduire la patience et l’opiniâtreté, elle montre aussi l’abus de ces qualités précieuses, et en quelque sorte leur vanité, quand nulle autre qualité supérieure ne les accompagne et ne les dirige; elle montre que, dans les arts, il faut d’autres et de plus hautes conditions au génie, et même au simple talent.

Wilhelm-Ernest Dietrich, de Weimar (1712-1774), va nous fournir une preuve analogue, et bien éclatante, de cette vérité. Dietrich est le Luca fa presto de l’Alle- magne. Imitateur universel et copiste fécond, il a fait dans le Nord précisément ce qu’avait fait dans le Midi Luca Giordano. Bornons-nous à l’étudier dans la galerie de Dresde. Elle réunit cinquante-un ouvrages de sa main, et pas un ne peut s’appeler original. Ils sont tous des imitations, dans les genres les plus divers, les plus opposés. Voilà une Jeune femme et ses enfants , à une fenêtre qui semblent copiés de Gérard Dow, des Bai- gneuses qu’on croirait de Poclenburg, et deux pendants représentant Y Age d'or touchés à la manière de Van der Werff; puis voilà des Cuirassiers en marche qui rap- pellent clairement Salvator Dosa, et même une Sainte famille dans un paysage italien, qu’on pourrait attri- buer à quelque disciple du divin Sanzio; ailleurs, voilà Elzheimer, Adrien Oslade, Karel Dujardin, Ruysdaël, Berghem, Jean Both; voilà Van der Meulen, Jacquer Courtois et Watteau. Mais toutefois c’est Rembrandt que Dietrich imite avec le plus de persévérance et de suc- cès. Il y a, par exemple, un Saint Siméon, un Christ guérissant les malades , et des portraits de vieillards vêtus a l orientale, qu on pourrait prendre pour ou-


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vragcs do Ferdinand Bol, de Victoor, de Fabricius, ou de tout autre élève direct du grand Hollandais. Tant de diversité dans les œuvres du même artiste les rend sans doute curieuses à étudier; niais, quelque talent qu’il prodigue à cette imitation universelle, toujours disciple, il ne saurait prétendre au nom de maître. On peut lui dire comme l’austère Michel-Ange à Baccio Bandinelli : « Chi andn dietro ad alcuno , mai passare innanzi non gli puo : Qui marche derrière quelqu’un ne peut jamais lui passer devant. »

Si l’on jugeait Raphaël Mengs d’après l’opinion de Winckelmann, on serait bien surpris à la vue de ses œuvres. Voici ce que dit , dans son chapitre sur la Beauté , l’auteur de Y Histoire de l'art chez les anciens : « Le sommaire de toutes les beautés que les anciens artistes

ont répandues sur leurs* figures se trouve dans les

chefs-d’œuvre immortels deM. Antoine-Raphaël Mengs, premier peintre des cours d’Espagne et de Pologne, le premier artiste de son temps et peut-être des siècles fu- turs. Semblable au phénix, on peut dire que c’est Ra- phaël ressuscité de ses cendres pour enseigner à l’univers la perfection de l’art, et il a su y atteindre lui-même autant qu’il est possible aux forces de l’homme. La nation alle- mande se glorifiait déjà a juste titre d’avoir produit au philosophe, qui, du temps de nos pères, avait éclairé les sages et semé parmi les nations le germe de toutes les sciences (Leibniz, je suppose). Il lui manquait de mon- trer au monde un restaurateur de l’art, et de voir le Raphaël germanique reconnu et admiré pour tel à Rome même, ce siège des arts. » Pour se prémunir contre l’emphase hyperbolique de cet éloge, il faut se rappe- ler que le pauvre fils du savetier de Stendal, lorsqu’il


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put enfin parvenir à Rome, âgé déjà de trente-huit ans, fut recueilli et logé chez Raphaël Mengs. Il faut se rap- peler aussi qu’il écrivait, peu de temps après, à son ami Udcn : «... Je suis désolé d’avoir reconnu par complai- sance certains avantages à certains artistes modernes. Les modernes sont des ânes auprès des anciens. » Cherchons la vérité entre « lane » et le « premier ar- tiste des siècles futurs ». Mengs retrouva, dans une épo- que de décadence et d’abandon, quelque vestige de l’art des grandes époques; il chercha la sévérité du dessin, la noblesse du style, la beauté idéale, et mérita peut- être, sous le rapport de ces qualités italiennes, d’être appelé par Cean-Bermudez le plus grand peintre de son siècle. Seulement la délicatesse un peu recherchée de son pinceau doux et timide rappelle les premières le- çons qu’il reçut pour peindre en miniature. Il était né en 1728, dans une petite ville de la Bohême, Aussig, et son père Ismaël Mengs, peintre sur émail, voulant dès sa naissance le vouer à la peinture, lui avait donné les prénoms du Corrège et du Sanzio, Antoine-Raphaël. Dans ce but, qu’il poursuivit avec constance et sévérité, avec une sorte de monomanie, le père de Mengs ne mit jamais entre ses mains d’autres jouets qu’un porte-crayon, de sorte que l’enfant dessinait avant d’avoir appris à lire; et, lorsqu’à douze ans il suivit son père à Rome, celui-ci renfermait dans le Vatican, du matin au soir, comme un prisonnier, avec un pain et une cruche d’eau, et ne venait le prendre qu’à l’entrée de la nuit, pour le faire souper et dormir. Devenu peintre de l’électeur-roi Au- guste IIÏ, Mengs dut s’enfuir de Dresde lorsque le grand Frédéric s’empara de cette capitale. Il revint en Italie, alla trouver, à Naples, Charles III, qui l’emmena en Es-


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pagne, et ce fut à Madrid qu’il résida jusqu’à sa der- nière maladie, en 1779.

Bien différent de son prédécesseur à la cour d’Es- pagne le Napolitain Luca Giordano, Mengs travaillait en Allemand, avec beaucoup de lenteur et de réflexion. Il ne se contentait pas, comme la plupart des peintres, de préparer ses compositions dans une esquisse dessi- née, ou même dans une ébauche peinte; s’aidant de l’antique et de la nature, et formant une laborieuse synthèse, il dessinait d’abord chaque membre, puis chaque ligure, puis chaque groupe, puis enfin la com- position entière. Aussi le nombre de ses études fut im- mense, et celui de ses tableaux fort restreint, car il passait des mois, des années, à compléter les travaux préparatoires. Les ouvrages de Mengs sont fort rares en France; il en a laissé quelques-uns en Saxe, en Italie, et beaucoup plus en Espagne. Le Museo ciel Rey a hérité, entre autres, d’une grande Adoration des bergers qui passe pour sa composition capitale. Il s’y est représenté dans la dernière figure du groupe à gauche. Mengs a laissé aussi, car il était lettré, des Pensées sur la pein- ture et des Réflexions sur les peintres, qui formeraient, au dire de son biographe Cean-Bermudez, le meilleur traité élémentaire que possède aucune langue sur ce su- jet. — Il n’a eu de continuateur que sa charmante élève, AngelicaKauffmann, non moins connue par son esprit, sa grâce, son affabilité, et sa romanesque histoire avec le faux comte de Ilorn, que par le remarquable talent pour le portrait qu’elle exerçait à Rome vers la fin du siècle dernier.

Angelica Kauffmann nous amène aux essais de réno- vation tentés aux débuts du présent siècle.


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Entrés vingt ans plus tard que les Français sous Louis David dans l’œuvre européenne d’une nouvelle renais- sance, les Allemands ont compris leur mission d’une manière entièrement opposée. Au lieu de faire marcher l’art comme les idées, en avant, ils sont retournés en arrière, et, plutôt que d’aller résolument à la découverte d’un avenir inconnu, ils ont cru plus prudent de reve- nir au passé, et de se réfugier dans l’archaïsme. A la mort d’Albert Durer, l’Allemagne artiste s’était endor- mie dans la caverne d’Épiménide. Réveillée au bruit de la résurrection des arts en France, elle a repris sa tâche, mais où elle l’avait laissée ; elle s’est retrouvée à la fin du quinzième siècle. Aussi est-ce à Rome, parmi les ruines du christianisme et de la papauté, qu’elle est allée rallumer son flambeau. On connaît l’histoire de cette petite colonie allemande qui, vers 1810 , passa les monts sous la conduite de Frédéric Owerbeck, et éta- blit k Rome un couvent d’artistes où vinrent se former successivement tous les chefs des écoles subséquentes, Pierre Cornélius, Wilhelm Schadow, Philippe Yeit, Ju- les Schnorr, Charles Yogeî, Henri Hess, etc. Ils suivi- rent à la lettre le conseil paradoxal de Lanzi, « que les artistes modernes doivent étudier les artistes des pre- mières époques de l’art plutôt que Raphaël ; car Raphaël, sorti de ces peintres, leur a été supérieur, tandis que, parmi ceux qui sont sortis de Raphaël, nul ne l’a égalé. » Leur enthousiasme pour ce qu’ils nommaient l’idéal chrétien, pour l’art antérieur k la réforme religieuse, les porta jusqu’à renier leurs croyances paternelles. Les protestants se firent catholiques, et Owerbeck, qui avait donné l’exemple de l’abjuration comme de l’exil, ne se contenta point de retourner au siècle de Léon X,


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il essaya d’accommoder les types de Raphaël, où avait revécu la beauté grecque, avec le style mystique du bienheureux Frà Angelico. La réaction illibérale et dé- vote qui suivit le succès des coalitions contre la France, et le goût naturel des Allemands pour la science du passé, entraînèrent dans cette voie, et les princes pour leurs encouragements, et les peuples pour leur estime. Voilà sous quelle influence la rénovation s’ac- complit.

Elle frappait la haute peinture allemande d’un vice capital, irrémédiable : pour éviter le défaut qu’ils re- prochent aux Hollandais, celui de ne pas savoir idéa- liser le réel , les Allemands sont tombés dans le défaut contraire, ils n’ont pas su réaliser l'idéal. « Tandis que la science, dit M. Vacherot, explique la réalité par les idées, l’art exprime les idées par la réalité — L’har- monie de ces deux termes — idéal et réel — est la loi

des œuvres esthétiques Le réaliste, qui borne l’art à

Limitation de la réalité, l’idéaliste, qui s’égare dans l’idéal pur, ne la violent jamais impunément. L’un reste incomplet et l’autre impuissant. Celui-ci ne peut parvenir à donner un corps à l’idée, ni celui-là un sens à la réalité. Des intentions, sans formes qui les réa- lisent, des formes et des couleurs, sans pensée qui les idéalise, de l’expression sans vie, de la vie sans expres- sion, telle est l’alternative à laquelle se condamne l’ar- tiste qui prête l’oreille aux écoles exclusives. La synthèse est le salut de l’art.... qui n’est rien, s’il n’est un sym- bole et un langage »

C’est ce langage que n’ont pas su parler les Alle- mands de Rome, et c’est pour n’avoir pas su exprimer l'idéal par le réel qu’Ds sont restés impuissants. Goethe


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connaissait leurs œuvres; et pourtant on rapporte que l’illustre auteur de Faust, conduit dans sa vieillesse devant la collection gothique des frères Boisserée, et pressé de dire son avis sur ces incunables de l’art alle- mand, s’écria avec un soupir : « Je vois bien le bou- ton, mais où est la fleur? » Ce mot de Gœthe est juste et profond. L’art allemand n’a pas eu de fleur, ou du moins, s’il a fleuri, c’est dans les Pays-Bas. Là, Rubens et Rembrandt ont été le suprême épanouissement de l’art du Nord.

Je voudrais continuer sans entrer aucunement dans l’analyse des œuvres 1 , et, raisonnant toujours en gé- néral, sans application particulière, montrer comment l’art allemand moderne me semble entaché de deux autres vices, également capitaux, également irrémé- diables : il est pris à un autre temps, il est pris à un autre pays.

Emprunter l’art d’un autre temps me paraît, dans le fond et dans la forme, également périlleux et funeste. Pour le fond, je veux dire pour mettre d’accord l’art et la société, qui doivent être contemporains, à ce point que l’un soit une forme de l’autre, il faudrait ressus- citer aussi les croyances et les mœurs de ce temps-là; il faudrait, dans l’espèce, que la Divine comédie, la tri- logie chrétienne de l’enfer, du purgatoire et du paradis, lut encore le poème populaire; il faudrait ranimer, avec la foi vivante, naïve, aveugle, du moyen âge, le goût général pour des sujets qui, loin d’être épuisés,

1. On trouve celle analyse des œuvres de la renaissance allemande dans le chapitre Salle des fetes de la Glyptolhèque de Munich (1 Musées d' Al- lemayne , 3° édition, pages 145 a 103), et dans le chapitre Musée de Franc fort-sur-Mein (pages 598 et suivantes).


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comme ils le sont de nos jours, fussent encore dans leur primeur et leur nouveauté. Je ne prétends pas, en parlant ainsi, que Raphaël fût très dévot, ni Giotto même, eux qui ont émancipé l’art du dogme, l’un au début, l’autre à la fin de cette grande tache; et j’ac- corde volontiers qu’Owerbcck, nouveau converti à la foi catholique, était plus pieux que le Pérugin, que l’on compte parmi les athées. Je parle de la société en général, de ses mœurs, de ses goûts, et j’affirme que, depuis trois siècles, tout a changé, même en Allemagne, après Luther et la réforme, après Leibniz, Spinoza, Kant, Lessing, Goethe, tous les libres penseurs. Nul ne peut remonter le cours du temps.

Venons à la forme. 11 faudrait aussi retrouver l’ingé- nuité naturelle, et non pas étudiée, la naïveté de l’in- vention et du premier jet, les mérites enfin de l’origi- nalité native. Comment être imitateur sans tomber dans les défauts inhérents à l’imitation? On est roide et guindé dans le style qui veut rester simple et naïf; on trouve l’emphase et l’exagération, quand on cherche la noblesse et la force. Au lieu de cette sainte et char- mante ignorance que montre Part, enfant nouveau-né, quand il marche au progrès, il se fait érudit, comme les vieillards, et porte le signe infaillible d’une pro- chaine décrépitude. C’est le temps des commentaires dans la littérature; c’est le temps où l’on raisonne beaucoup sur l’art, en cessant de le bien pratiquer, où l’on sait à point pourquoi et comment il y eut de grands maîtres, après avoir perdu le secret de le devenir. Et puis, quand nous admirons une ancienne peinture, il entre dans notre admiration un sentiment de respect et d’amour tout personnel à l’artiste; nous adorons la


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trace des mains de Giotto, d’Angelico, de Léonard, de Raphaël. Ce sont des reliques saintes aussi bien que de belles œuvres. Un moderne fit-il comme eux, aussi bien qu’eux, ses ouvrages manqueraient de cet attrait tout-puissant, qui complète la supériorité des originaux sur les imitations. En retournant au quinzième siècle dans le dix-neuvième, les Allemands ne pouvaient faire que des copies.

Si transporter la peinture d’une époque dans une autre est une faule capitale pour le succès d’une fonda- tion d’école, transporter la peinture d’un pays dans un autre n’est pas une moindre erreur. On ne comprend, on n’apprécie pleinement les maîtres italiens qu’en Italie, les Espagnols qu’en Espagne, les Flamands que dans les Flandres. 11 faut avoir sous les yeux la nature où ils ont vécu, les types vivants qui leur servaient de modèles, les mœurs, les habitudes qu’ils partageaient avec leurs concitoyens, pour s’expliquer le choix des sujets, le style, la manière, la forme, la couleur, enfin tout ce qui compose leurs ouvrages. Un exemple éclair- cira ma pensée. Claude le Lorrain et Jacques Ruysdaël sont bien, il me semble, les deux plus grands portrai- tistes de la nature, les deux plus grands peintres de paysages. D’où vient la différence profonde qui les sé- pare? Du pays où ils vécurent. D’un côté, lorsqu’on a vu lever et coucher le soleil en Italie, dans une chaude et lumineuse atmosphère, sur les mers qui entourent la péninsule, ou derrière les monts qui la couronnent, et lorsqu on a parcouru les campagnes plates, ombreuses et verdoyantes des Pays-Bas, sous un ciel pâle et bru- meux; d un autre côté, lorsqu’on a reconnu, dans toutes les productions de l’art, Y idéalisme des Italiens


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et le naturalisme des Hollandais — Claude et Ruysdacl sont expliqués. Changez-les de contrées : de vrais qu’ils étaient, ils deviennent faux tous les deux. La peinture, en un mot, est une forme des idées, modifiées par le milieu où l’homme exerce son intelligence. Elle s’ex- plique surtout, comme la littérature, comme les idées même, par l’époque et par le pays, et, plus que la lit- térature même, par le pays, puisqu’elle en reproduit objectivement les aspects visibles, f aire de l’art italien en Allemagne était donc un second contresens, égal à celui défaire, au dix-neuvième siècle, de l’art emprunté à. la primitive renaissance.

Sans doute, on avait déjà imité les Italiens, — en Espagne, en Flandre, en Allemagne même, — et ces heureuses importations avaient rajeuni ou complété les autres écoles. Mais, d’abord, c’était à des époques plus voisines, ou plutôt immédiates, et l’imitation se faisait au temps même des modèles. Ainsi, pour prendre un seul exemple, Juan de Joanès sortait des ateliers de Raphaël, et le Mudo avait étudié sous Titien. De quel maître vivant Owerbeck et ses compagnons ont-ils pris les leçons en Italie? Ce n’est pas tout : lorsqu’on transportait, à ces époques contemporaines, l’art ita- lien à d’autres contrées, il était aussitôt modifié, trans- formé, suivant la nature, les types, les mœurs, les idées et les choses de ces contrées. Rubens et Murillo sortent tous deux de l’Italie par leurs maîtres et prédécesseurs; en sont-ils moins, l’un Flamand, l’autre Espagnol? Le tort des Allemands-Romains, ce n’est pas assurément d’avoir étudié l’art en Italie, même l’art primitif, si digne de respect, d’admiration et d’étude; c’est d’avoir importé en Allemagne, sans modification de temps et

2° SKRIE.


X


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de lieu, l’art italien du quinzième siècle. Ils ont com- mis, en peinture, la faute où sont tombés les architectes anglais lorsqu’ils ont introduit, sous le ciel humide et froid de leur île, les formes architecturales de l’Orient, des contrées chaudes où la vie se passe en plein air. En abandonnant l’architecture du Nord pour celle du Midi, les Anglais ont tout gâté, jusqu’à la colonne.

Je suis ravi de pouvoir m’appuyer, en cette matière, sur l’opinion d’un Allemand, et de l’Allemand qui est peut-être la première cause du défaut où s’est perdue l’école. C’est Winckelmann. Révolté contre l’insuffi- sance des Coypel, des Vanloo, des Boucher, il s’est re- tourné jusqu’à la statuaire antique. Et c’est ainsi qu’il a jeté l’art d’un vice dans un autre, de vicio in vicium flecti. Son fanatisme rétrospectif a amené le fanatisme rétrograde des Owerbeck et des Cornélius. Winckelmann explique avec beaucoup de sens pourquoi, après la dé- cadence de l’art grec, les tentatives de régénération faites sous les Antonins demeurèrent vaines et stériles. C’est que les artistes de ce temps, bien intentionnés, comme il les appelle, essayèrent de ranimer l’art par l’imitation, et qu’ils retournèrent jusqu’aux origines, jusqu’au style hiératique des Etrusques et des Egyp- tiens; c’est que, voués surtout à la science, et tombés dans le défaut que Winckelmann nomme le pédantisme , ils sacrifièrent l’essentiel à la recherche minutieuse des accessoires, négligés dans les grandes époques. Déjà Pétrone , — arbiter elegantiarum, comme disait Néron, — avait plaint le sort de l’art, gâté par un style maigre et resserré; et Quintilien faisait une critique aussi fine que juste des artistes ses contemporains, en disant qu’ils auraient mieux travaillé les ornements du Jupiter


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de Phidias que Phidias lui-même. « Les dieux et les héros, dit Winckelmann, avaient été représentés sous toutes les attitudes possibles; la somme des formes était pour ainsi dire épuisée : circonstance qui ouvrit la carrière de l’imitation Comme il semblait impos-

sible de surpasser un Praxitèle ou un Apelles, on s’ef- forçait de les égaler en restant sous le joug de l’imita- tion. L’art eut le même sort que la philosophie. Il y eut alors, dans le premier comme dans la dernière, des éclectiques qui, manquant de force et de génie pour inventer, se bornèrent à rassembler plusieurs beautés dispersées pour en former un beau unique. Comme les éclectiques ne peuvent être estimés que les copistes des philosophes, n’ayant rien produit d’original, de même ceux qui suivirent la même méthode dans l’art ne furent que des imitateurs serviles, qui ne produisirent rien d’original et de parfait.... »

N’y a-t-il pas une évidente ressemblance entre ces artistes romains, au temps d’Adrien, allant demander à la vieille Egypte une nouvelle jeunesse de la statuaire épuisée, et les artistes allemands de nos jours, bien in- tentionnés aussi, demandant à la Rome du quinzième siècle une nouvelle peinture pour leur pays? Ils avaient à leur service une idée haute, orgueilleuse même, une conception logique faisant découler du principe les con- séquences, une science étendue, sûre d’elle-même, et toute l’ingéniosité qu’elle fournit. Où se montrerait la connaissance archéologique, si ce n’est dans la patrie des Niebuhr et des Müller? C’est à Titien, à Yéronèse, c’est à Rubens, à Rembrandt, qu’il faut laisser les monstrueux anachronismes, comme à Shakespeare ou à Cervantès les erreurs de géographie. Et pourtant les


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modernes éclectiques de l’art ont-ils été plus heureux dans leur tentative actuelle que les anciens éclecti- ques ne l’avaient été dans celle des Antonins? Hélas ! il me semble, au contraire, que l’on peut, avec l’Écri- ture, dire de l’art néo-catholique : il eut la foi sans les œuvres.

Par bonheur, l’art allemand n’a pas persisté dans cette impasse, dans cette voie fermée au progrès. L’école de Dusseldorf, depuis Kaulbach jusqu’à M. Knaus, et l’école de Munich, avec MM. Piloty, Adam, Hor- schelt, Lier, Lembach, etc., en revenant à la vérité pittoresque, sont revenues à leur temps et rentrées dans leur pays.


CHAPITRE 111


ÉCOLES DES PAYS-BAS

En écrivant les Musées d'Europe , lorsqu’il fallait, pour mettre dans ce long travail de la clarté toujours et de la diversité autant que possible, s’aider de toutes les divisions faites ou faisables, je n’ai jamais pu me résoudre à séparer absolument l’une de l’autre l’école flamande et l’école hollandaise. Leur division formelle n’a nul intérêt et nulle utilité; bien plus, elle est im- possible. Ces écoles sont si étroitement liées ensemble dams l’histoire et dans la culture de l’art, c’est-à-dire, d’un côté parla filiation de maîtres à disciples, de l’au- tre par le style, les procédés et les genres, qu’il ne reste à faire entre elles qu’une division purement géographi- que. Il faut séparer les maîtres en deux camps, suivant que le hasard de la naissance a placé leur berceau à droite ou à gauche de cette ligne imaginaire dont on a fait la frontière entre les deux anciennes moitiés des Pays-Bas. C’est puéril. Je crains même que ce ne soit absurde; car il faudrait, pour l’application de cette règle, rendre, par exemple, Rubens à l’Allemagne, parce


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qu’il est né fortuitement à Cologne, ou plutôt à Siegen, dans le duché de Nassau. Or, je le demande, que ferait Rubens dans l’art allemand? Et que ferait l’art flamand sans Rubens? Ce serait l’Italie sans Raphaël, un édifice sans couronnement, un royaume sans roi ; ce serait, en quelque sorte, notre système planétaire privé de son soleil, qu’on jetterait dans un autre système. Il faudrait aussi, par le même motif, séparer Lucas de Leyde de Yan Eyck; puis séparer Quintin Metzys de Lucas de Leyde; puis séparer Rubens de son maître Otto Yenius; puis séparer Dicpenbeck et Yan Thulden de leur maître Rubens; puis encore séparer David Téniers d’Adrien Brauwer, qui, né Hollandais, est venu mourir à Anvers, et des Ostade, qui, nés à Lubeck, sont venus vivre et mourir en Hollande.

Ou bien, cherchant à cette division des écoles une base plus rationnelle que la naissance en deçà ou au delà d’un ruisseau, faudrait-il compulser les notices biographiques et les registres des paroisses pour recher- cher et découvrir, si c’est possible, à quel culte ou croyance appartenait tel ou tel maître, pour faire enfin, à la faveur de ces investigations, deux catégories, mieux fondées assurément, mais nouvelles dans l’art : les pein- tres catholiques et les peintres protestants? Ce serait matériellement fort difficile, car, si l’on ne peut maintes fois parvenir à trouver, même pour des artistes en ré- putation, le nom de leur patrie, la date de leur nais- sance ou de leur mort, comment trouvera-t-on leur acte de baptême? Et que fera-t-on, par exemple, de Jacques Jordaens, qui, né catholique, s’est fait protestant au milieu de sa vie? A quelle communion le donner? D autre part, si une différence de culte dans la religion


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chrétienne explique bien certaines différences dans le choix des sujets et la manière de les traiter, — c’est ce que nous avons indiqué naguère à propos de Lucas Kranach — elle n’entraîne pas cependant des distinc- tions assez tranchées, des caractères assez reconnais- sables, pour former entre les écoles une vraie ligne de démarcation, pour indiquer, dans leur nom même, leur diversité. Enfin l’on a voulu justifier cette division des deux écoles par l’observation suivante : « Tandis que les Flamands, à la suite de Rubens, couvrent de grandes toiles et les peignent avec beaucoup de largeur et de fougue, les Hollandais s’appliquent patiemment à faire de petits tableaux dans une manière attentive, précieuse et finie. » (Charles Blanc.) Mais si, dans les Flandres, Rubens et ses élèves ont traité les grandes compositions, il me semble qu’en Hollande Rembrandt et ses élèves ont fait de même généralement ; et si les Hollandais ont peint d’habitude avec patience et délicatesse, il me semble que, dans les Flandres, Téniers et sa nombreuse ■suite de disciples et d’imitateurs ont cherché dans la même voie le succès et la renommée. Faut-il dès lors faire de Rembrandt un Flamand et de Téniers un Hol- landais? Est-ce possible?

Non; mieux vaut assurément confondre en une seule les écoles sœurs des Flandres et de la Hollande, et lui donner le nom des Pays-Bas, puisque maintes fois les deux contrées furent réunies sous ce nom commun. Mais, de même que, dans la grande et générale école italienne, on sépare la vénitienne de la florentine, ou que, dans l’école espagnole, on sépare la castillane de l’andalouse, il sera bon, dans l’école générale des Pays- Bas, de séparer la hollandaise de la flamande. Elles for-


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meraicnt ainsi, comme pour la classification de l’his- toire naturelle, deux espèces dans un genre. Cette distinction raisonnable doit nous satisfaire tous, et tous nous mettre d’accord; je pense d’ailleurs qu’on peut l’établir sans trop d’arbitraire ou de mécompte en s’ai- dant de la géographie et de l’histoire, en se fondant sur les analogies de culte, de style et de procédés.


ÉCOLE FLAMANDE

Si l’on se rappelle le sens primitif du mot seigneur [senior, le plus vieux, l’ancien), on peut dire hardiment en parlant de Bruges : à tout seigneur tout honneur. Elle doit à jamais conserver la gloire d’avoir été la mère de toutes les écoles des Pays-Bas. A Bruges donc le pre- mier rang, même sur Anvers, sa fdle puissante, qui lui a ravi tout à la fois la suprématie dans le commerce, dans la politique et dans l’art. C’est à Bruges qu’ont vécu et que sont morts les deux illustres frères Yan Eyck, Hubert (1366-1426) et Jean (avant 1590-1441). Nous savons déjà qu’Hubert fut le véritable instituteur de son frère puîné, et que Jean — celui qu’on nomme Jean de Bruges — s’il n'a pas précisément inventé les procédés de la peinture à l’huile, en a du moins per- fectionné l’emploi et vulgarisé l’usage, de sorte qu’il est bien l’auteur de cette grande révolution dans l’art de peindre. 11 ne nous reste donc qu’à les connaître par leurs ouvrages. Ceux d’Hubert, j’entends authentiques, sont d une extrême rareté. Bruges, Anvers, Berlin, Carlsruhe, sont les seules villes qui puissent se flatter


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avec quelque apparence de raison d’en posséder quel- qu’un dans leurs galeries. Nous ferons mieux d’étudier les deux frères à la fois dans une vaste composition qu’ils ont certainement commencée ensemble, sinon terminée, et que sa symétrie, en quelque sorte architecturale, rat- tache aux œuvres antérieu résidé la peinture, tandis que par l’exquise perfection du travail, elle ouvre à l’art de peindre une voie toute nouvelle.

Il faut, avant tout, dire un mot sur l’origine et la destinée de cette vaste composition.

Les familles Yyts et Burnuut avaient commandé aux frères Yan Eyck un maître-autel pour la chapelle qu’elles possédaient en commun dans l’église Saint-Bavon de Gand. Au lieu d’un seul tableau, les Yan Eyck, pre- nant pour sujet XEcce Agnus Dei qui tollit peccata mundiy firent un polyptyque , formé de douze panneaux avec leurs volets, ce qui fait vingt-quatre tableaux, di- visés en deux rangées, supérieure et inférieure, de cinq panneaux pour une et de sept pour l’autre. La première est restée à Gand, ainsi que le panneau central de la seconde qui contient Y Adoration de V agneau sans tache. Le reste de la rangée inférieure se trouve au musée de Berlin, où la composition entière est complétée par les copies excellentes qu’en fit Michel Cocxie dans le seizième siècle. Voici, pour donner une idée de ce pré- cieux polyptyque , la description sommaire des six pan- neaux de Berlin. — 1° Les Juges justes (Justijudices). Dix figures à cheval dans un paysage flamand; le juge monté sur un cheval gris, en avant des autres, est Hu- bert Yan Eyck; celui en habit noir, qui vient un peu plus loin, passe pour être Jean Yan Eyck, et ce qui ac- crédite cette croyance traditionnelle, c’est que la figure


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est tournée bizarrement, comme s’il se fût peint dans un miroir. — 2° Les Champions du Christ ( Milites Chri- sti). Neuf figures également à cheval dans un paysage, et tous en costume de guerre. On croit reconnaître, au premier plan, saint Georges, Charlemagne, Godefroi de Bouillon, Beaudouin de Constantinople et saint Louis. — 5° et 4° Concerts d'anges, les uns chantant, les autres jouant des instruments, orgue, harpe, violon- celle, etc. Entre ces deux concerts doit se placer ['Ado- ration de l'Agneau. — 5° Les Anachorètes . Dix figures réunies dans un lieu sauvage, une espèce de ravin. On reconnaît aisément les ermites saint Paul et saint An- toine, sainte Madeleine et sainte Marie l’Égyptienne. — 6° Les Pèlerins. Le géant Christophe conduit dis-sept pèlerins de divers âges et de divers pays 1 .

Sur les vieux cadres des volets, encore conservés, on lit l’inscription suivante, dont quelques parties, effacées par le temps, ont été retrouvées dans les copies posté- rieures :

Pictor Hubertu» e Eick, major quo nemo reportas Incepit : pondusque Johannes arte secundus Fratcr perfecit 2 , Judoci Vyd prece Fretus.

VersV seXta Mal Vos CoLLoCat aCta tVerl.

Ce chronostique signifie que l’ouvrage des peintres de Bruges fut terminé le 6 mai 1432. Il signifie également

1. Dans les paysages des deux derniers panneaux, Van Eyck a mis des orangers, des cèdres, des cyprès, arbres du Midi qu’il avait vus lui- même en Portugal, lorsque, en 1428, il accompagna le sire de Roubaix, chargé par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, de demander au roi Juan I er la main de sa fille Isabel. Varlet de chambre du duc, Van Eyck était chargé de lui rapporter le portrait de sa fiancée.

2. Ou « suscepit lætus ». Le sens de l’inscription est donné dans la page suivante.


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qu’Hubert Yan Eyck a commencé le travail, et que son frère Jean l’a fini; mais, comme Hubert était mort dès 1426, il est bien présumable que Jean a fait la plus grande partie de l’ouvrage total, et surtout la rangée inférieure que je viens de décrire. Or, bien qu’il soit arte secundus par l’âge, il est assurément le premier par l’emploi de leur commune découverte, par la per- fection des procédés et du travail. Ces fragments, même ceux de sa main, ne sont d’ailleurs pas plus égaux de style que de proportions. Dans les groupes des célestes musiciens, où le peintre semble avoir voulu distinguer deux sexes, faisant des anges-hommes et des anges- femmes, les figures sont presque de grandeur naturelle, tandis que, dans les autres sujets, plus compliqués, les personnages, plus nombreux, ne sont que des figurines d’un pied de haut. Il y a, si je ne m’abuse, entre ces deux genres de composition, une aussi grande distance dans le mérite que dans la forme, mais en sens inverse des proportions. Je mets les plus petites plus haut que les plus hautes. En donnant à ses figures toute la taille humaine, Yan Eyck semble singulièrement gêné. Il s’embarrasse dans le dessin, qui devient roide et guindé, il s’embarrasse dans la couleur, qui devient sèche et minutieuse, et, pour donner de l’expression aux vi- sages, il fait grimacer la bouche et les yeux. Mais, dans les figurines, comme il retrouve, avec ses habitudes, sa facilité si naïve et son aplomb si savant ! Quelle vérité et quel naturel ! quel éclat, quelle puissance, quelle solidité !

Parmi les nombreux ouvrages que Jean a faits seul, après avoir perdu son frère, il n’en est point de plus urieux que les deux Têtes de Christ, qui sont à Bruges


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et à Berlin. Elles reproduisent l’une et l’autre la tête traditionnelle, venue de Byzance, et qu’on voit encore aujourd’hui sur les bannières de la communion grecque. Elles sont entourées d’une auréole d’or en croix, et sur le fond vert on voit briller, dans le haut FA et l’O (al- pha et oméga) des Grecs, dans le bas FI et FF (initium et finis) des Latins. Mais celle de Bruges porte cette inscription : Jo. de Eyck inventor anno 1420, 50 ja- nuary; et celle de Berlin : Jolies de Eyck me fecit et ap- pleviil anno 1438, 31 january. Cela veut dire, si je ne me trompe, que la Tête du Christ de Bruges est un des premiers essais, le premier peut-être, des procédés dont les Yan Eyck dotèrent Fart de peindre; — cette circon- stance, très admissible, en reculant de quelques années l’invention de la peinture à l’huile, qu’on s’accorde à placer vers 1410, expliquerait aussi la lenteur singu- lière que cette invention mit à se répandre, puisque aucun Italien n’en fit usage avant l’année 1445, — tandis que la Tête de Berlin, postérieure de dix-huit ans, est une œuvre faite alors que son auteur avait acquis la ma- turité de son talent et le plein usage de ces procédés. L’une, en effet, a les contours secs avec la couleur rou- geâtre et monotone; l’autre, au contraire, montre la manière de Van Eyck arrivée au dernier degré de sa perfection. Pour l’histoire, la Tête de Bruges est plus précieuse; pour Fart, celle de Berlin.

A Bruges encore nous trouverons l’un des chefs-d’œu- vre du peintre par qui fut illustré le nom de cette ville. C’est une Vierge glorieuse , datée de 1436, et traitée à la manière de Francia, du Pérugin et des maîtres de leur époque. A gauche de la Madone, qui siège sur son trône, se tient saint Donat (Donalius), en grand costume


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d’archevêque; «à droite, saint Georges, couvert d’une riche et complète armure. Un peu derrière lui, se voit, agenouillé, le commettant du tableau, de qui lui vient son nom populaire — le Chanoine de Pala (Georges van der Paele) — vieux, gros, gras et pelé. Cette composi- tion, très vaste pour le temps, car les personnages sont de demi-nature, est vraiment prodigieuse par son ex- trême vigueur, par l’étonnant fini de tous ses détails, et aussi par sa conservation singulière. Avant de l’avoir vue, j’avais plus admiré dans Yan Eyck l’inventeur que le peintre; mais, devant cette page capitale, il faut bien convenir qu’eùt-il simplement profité, comme ses suc- cesseurs, des découvertes d’un autre, il mériterait en- core, pour ses seuls travaux d’artiste, une place très éminente parmi les premiers maîtres de l’art. N’a-t-il pas, d’ailleurs, chez les modernes, rempli le rôle qu’a- vait eu Parrhasius chez les Grecs anciens? « 11 est juste de reconnaître, dit M. Paul Mantz, que les frères Yan Eyck ont eu la plus grande part au fait principal qui caractérise le début du quinzième siècle, je veux dire la substitution du tableau à la peinture murale, à l’en- luminure du manuscrit. L'art monumental a pu y per- dre quelque chose, mais... ce n’est pas dans l’histoire un médiocre événement que cette mobilisation de la peinture, qui va désormais, comme bientôt le livre im- primé, courir de main en main, traverser les mers, pé- nétrer dans les maisons qui jusqu’alors lui étaient fer- mées, et apporter à tous un enseignement, une conso- lation, une lumière. »

Le musée d’Anvers possède une répétition de ce Cha- noine de Pala , avec trois portraits de la main de Yan Eyck, un magistrat, un moine en prières, un moine


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grand seigneur; en outre, un tout petit dessin en gri- sailles, très précieux, et soigneusement conservé sous verre. Il représente l’édification d’une église gothique par des personnages tellement lilliputiens, qu’on dirait moins un amas d’hommes qu’une fourmilière en action. Sur le premier plan se tient assise une sainte, sans doute la titulaire de l’église en construction, qui semble présider aux travaux, comme ferait l’architecte du mo- nument. Il est impossible de pousser plus loin la pa- tience du travail, la finesse et le précis de la touche, la puissance des effets. On lit cette légende sur le vieux cadre en marbre rouge : Jolies de Eyck me fecit 1435. Les Anglais aussi ont condamné à la prison de verre un merveilleux tableau du maître de Bruges, ce qui veut dire qu’ils condamnent le visiteur à ne le voir qu’impar- faitement. Sous une glace, toute peinture devient pastel, même celle de Yan Eyck, si solide, si éclatante et si pourprée. Je crois que ce tableau est une Scène de chi- romancie , un Horoscope. On y voit une dame enceinte, habillée avec l’élégance pesante des modes de l’époque, tendant la main ouverte à un homme vêtu de noir, le- quel, d’un air sérieux et recueilli, cherche à lire dans les lignes de cette main l’avenir de l’enfant à naître. Au centre du tableau, et comme écrite sur le mur de la chambre, se lit la signature Joannes de Eyck, en lettres aussi historiées que le serait la signature d’un tabellion de village. La National Gallery possède encore l’admi- rable portrait en demi -grandeur d’un homme entre deux âges, coiffé d’un ample chaperon rouge, que l’on croit le portrait de Yan Eyck lui-même. En voyant cette date déjà si reculée de 1453, on peut dire que, depuis plus de quatre siècles, personne n’a le droit de se


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vanter d’avoir reproduit, la nature humaine avec plus de vérité, de force et d’illusion.

Munich, dans sa riche Pinacothèque, n’a pas moins de six pages du grand Yan Eyck. De ce nombre, trois Adoration des Mages, sujet qu’il affectionnait, puisque ce fut une Adoration des Mages qu’il envoya au roi de Naples, Alphonse Y, et dont la vue fit souhaiter à Anto- nello de Messine de pénétrer le secret de la peinture à l’huile. La plus grande des trois est une importante composition, où sont réunis onze personnages, outre l’âne et le hœuf de la tradition. La seconde, quoique de proportions moindres, est plus capitale encore par la perfection du travail, et aussi par l’intérêt historique. Celui des rois d’Orient qui baise, à genoux la main de l’Enfant-Dieu est le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, et le roi nègre, avec son teint basané, offre le portrait fidèle de Charles le Téméraire, tous deux portant les riches costumes de la cour de Bourgogne. Beste à citer enfin Saint Luc peignant la Vierge. Yan Eyck a placé la scène dans une galerie ouverte d’où la vue s’étend sur un de ces paysages calmes, doux et riants, dont Ra- phaël entoura plus tard ses divines madones ; et, sous les traits du saint évangéliste qu’on nomma dans la lé- gende le premier peintre chrétien, il a, par un senti- ment de respect presque filial, retracé son frère Hubert, vêtu d’une ample robe rouge. Combien on regrette qu’il n’ait pas donné à la Madone les traits de sa noble sœur Margaret, qui voulut rester fille, non pour vivre au cou- vent, mais pour se consacrer à l’art, et pour aider ses frères dans leurs travaux! Margaret fut d’ailleurs un peintre éminent, comme le prouve ce charmant Repos en Égypte , — c’est-à-dire une famille en voyage, fai-


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sant halte dans un frais et gras paysage flamand — que

possède le musée d’Anvers.

Hélas! ne cherchons pas plus Van Eyck à Paris que Ilolbein, Kranach ou Dürer. On lui attribue, il est vrai, une Vierge au donateur , ainsi nommée parce que Jésus, porté par sa mère que couronne un ange, bénit un vieillard agenouillé qui avait sans doute commandé son portrait dans cette posture d ex-voto. Mais, d un ton général assez pâle, sans beaucoup de relief et de profon- deur, ce tableau ne reproduit pas la vive et brillante couleur qu’on appelle la pourpre de Van Eyck , comme on dit l’or de Titien ou l’argent de Véronèse.En tous cas il n’est pas de ceux qui méritent sa courte et modeste devise : « Als ik kann » (comme je puis), car il pouvait mieux. Je regarde comme un vrai malheur que nous ne possédions pas au Louvre une grande œuvre de Jean Van Eyck ; en effet, il n’est nul endroit au monde où la vue et l’étude d’une telle œuvre seraient de plus grande uti- lité. Ce n’est pas seulement le secret des plus hautes qualités de l’art de peindre qu’on y pourrait chercher : il s’y trouverait encore une leçon d’un autre genre : dans ce temps où l’industrie veut se substituer à l’art, où les peintres font le commerce de leurs tableaux, où l’emploi des huiles grasses et de tous les moyens expé- ditifs semble permis pour travailler vite et produire beaucoup, où le résultat de toutes ces belles maximes est qu’au bout de dix ans un tableau s’écaille, se cra- quelle, tombe en poussière, et qu’au bout de vingt ans il n’en reste que la toile et le châssis, peut-être qu’en voyant si Irais, si brillants, si jeunes, j’oserais dire si immortels, des tableaux qui comptent plus de quatre cents ans d’âge, un artiste finirait par comprendre qu’il


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doit joindre à tous ses éclatants mérites celui de la simple probité.

Rentrons à Bruges. Dès qu’un voyageur a parcouru quelques rues et quelques places, et retrouvé, avec une surprise pleine de charme, toute une ville du moyen âge, sa première visite d’ami des arts sera pour le vieil hôpital Saint-Jean. Qu’il n’espère pas trouver dans cet amalgame de masures en briques, sans forme et sans caractère, quelques monuments d’architecture. L’édifice n’est qu’une enveloppe trompeuse. Mais quand il aura courbé la tête sous une porte basse, traversé des cours tortueuses pavées de cailloux pointus, quand il aura frappé à la porte d’une espèce de vieille chapelle, il trouvera, sous la garde inoffensive d’un flegmatique in- firmier, un trésor aussi digne de renommée et de con- voitise que celui des antiques Hespérides, protégé par le dragon, ou celui de la riche Venise, que défendait la garde esclavone. Ce sont les œuvres de Hans Hemling 1 . On lui racontera qu’en 1477, un soldat blessé (proba- blement à la bataille de Nancy, où périt Charles le Té- méraire) fut apporté à l’hôpital Saint-Jean; que c’était un homme de moyen âge, jeté dans le métier des armes, après une jeunesse agitée; qu’il avait été peintre avant d’être soldat; que le goût des arts lui revint dans les loisirs d’une longue convalescence; que, reconnaissant des soins qu’on lui prodiguait, et satisfait du paisible régime de la maison, où le retenait aussi son amour pour une jeune sœur hospitalière, il y avait passé plu- sieurs années, payant son écot en monnaie d’artiste. Voilà, dit-on, comment ses plus belles œuvres appar-

1. Ou plutôt Memling, car il est probable que, dans sa signature, on a pris pour une H l’M majuscule gothique.

2 e série. 9


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tiennent à l’hôpital Saint-Jean. Là elles furent faites, là elles sont toujours restées, malgré les guerres, les conquêtes et les pillages, ce qui explique leur merveil- leuse conservation après bientôt quatre siècles ; et sans doute elles resteront là des siècles encore, si le pauvre hôpital continue à défendre fièrement son trésor contre les riches amateurs et les musées royaux, dont les offres brillantes lui permettraient pourtant de changer en pa- lais de marbre ses masures de briques.

Maintenant, la légende d’Hemling a disparu, avec bien d’autres légendes. Des documents authentiques ont prouvé- qu’il était simplement un bourgeois de Bruges, où il mourut en 1495. Ainsi, laissons le roman, et ve- nons aux œuvres . La plus renommée à l’hôpital Saint- Jean est la Châsse de sainte Ursule, morceau d’orfè- vrerie orné de ciselures et de peintures, et destiné à contenir des reliques. L’intérieur est vide aujourd’hui, mais l’extérieur garde bien, en effet, les saintes reliques du peintre qui en fit les ornements. Qu’on se repré- sente une petite chapelle gothique, formant un carré long, et n’ayant pas deux pieds de hauteur entre sa base et le sommet de son toit aigu. Les deux façades, si l’on peut employer ces grands mots d’architecture, les murs latéraux et la toiture même, forment, de leurs bordures d’or, les cadres des peintures d’Hemling, qui sont les fresques de ce temple en miniature. Sur l’une des fa- çades est peinte la Madone, haute à peine d’un pied; sur l’autre, sainte Ursule, tenant à la main la flèche, instrument de son supplice, et cachant sous son ample manteau une foule de jeunes filles, ce qui la fait res- sembler à ce personnage des comédies enfantines qu’on appelle la mère Gigogne. On peut compter dix jeunes


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filles abritées sous son manteau, et, comme la sainte fait la onzième, le peintre a voulu sans doute que leur groupe entier comprît symboliquement les onze mille vierges 1 . Les deux pentes du toit contiennent chacune trois cadres ronds; sur les deux cadres du centre, sainte Ursule est peinte : là, parmi ses compagnes, qu’elle semble mener, sa flèche à la main, à la gloire du mar- tyre; ici, agenouillée entre le Père et le Fils qui la cou- ronnent, tandis que l’Esprit-Saint plane sur sa tête. Les cadres latéraux contiennent des anges qui forment un concert céleste. Enfin, sur les deux flancs de la chasse, divisés en six compartiments qui ont la forme d’arceaux en ogive, est représentée toute la légende des Vierges de Cologne. D’un côté, leur départ de cette ville, leur arrivée à Bâle sur de gros bateaux ronds, puis leur entrée à Rome, et la réception que leur y fait le pape sous le péristyle d’un temple; de l’autre, leur départ de Rome, ramenant le pape au milieu d’elles, leur re- tour à Cologne, et leur martyre enfin, sous les coups de flèches, de lances et d’épées que leur portent les soldats huns. Dans les six chapitres de cette légende peinte, il y a bien deux cents figurines en action, dont les plus grandes, aux premiers plans, n’ont pas au delà de quatre pouces; et je ne compte point les person- nages microscopiques des fonds, qui n’atteignent pas six lignes de hauteur. Inutile de dire que le peintre a transporté l’histoire de sainte Ursule du quatrième


1. Il faut remarquer que la légende des Onze mille vierges repose sur l’erreur d’un chroniqueur du moyen âge. Le tombeau de sainte Ursule et de ses compagnes, à Cologne, portait cette épitaphe : « Sancta Ursula, XI M. Y. » Au lieu de lire : « Sancta Ursula , XI martyres Virgines » , Sigebert a lu et rapporté « XI mil lia virginum ».


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siècle au quinzième : édifices, paysages, costumes, ar- mures, tout est de son époque. On reconnaît sans peine une foule de portraits. Ursule et son armée virginale sont de belles filles flamandes, blondes, fraîches, gra- cieuses, élégamment parées; et certes ce dut être sans beaucoup de peine qu’Hemling trouva tant de charmants modèles dans une ville riche alors, largement peuplée, et qui comptait la beauté des femmes parmi ses titres de gloire : formosis Bruga puellis.

On pourrait croire, en lisant cette courte description, que la peinture d’Hemling sur une châsse de sainte Ursule n’est rien de plus qu’un chef-d’œuvre de patience, de léché, de minutieuse perfection dans les détails ; on se tromperait. C’est un grand et magnifique ensemble, plein de noblesse, de vigueur, d’expression religieuse et pathétique. Pour comprendre ce travail surprenant, qu’on se figure des tableaux d’histoire sacrée qu’aurait conçus Fra Angelico dans son plus haut style, qu’aurait exécutés Gérard Dow dans sa plus fine manière. Mais ce n’est pas seulement de la miniature qu’a peinte Hem- ling, et cette châsse ne forme pas tout le trésor de l’hôpital Saint-Jean. Elle porte la date de 1480. L’année précédente, Ilemling avait achevé une œuvre non moins célèbre, et dans les plus grandes proportions dont on usât alors, la demi-nature. C’est un triptyque, fermé par des volets. Sur le panneau central est repré- senté le Mariage mystique de sainte Catherine. Comme les Vierges glorieuses de Francia ou du Pérugin, la Ma- done est assise sous un dais magnifique, étendant les pieds sur un riche tapis de Flandre, qui produit, par le coloris et la perspective, un effet prodigieux. Deux anges sont à ses côtés pour la servir : l’un tient un livre


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dont elle tourne les feuillets; l’autre joue d’un orgue portatif. La vierge de Sienne, très richement parée, reçoit, à genoux, l’anneau nuptial des mains du saint Bambino. C’est l’histoire des deux saints Jean qui forme le sujet des peintures latérales : à gauche, la Décollation de saint Jean- Baptiste devant Hérodiade; à droite, Y Évangéliste de Pathmos , à qui apparaissent les vi- sions apocalyptiques. Enfin, sur les volets extérieurs, sont les admirables portraits de deux frères de l’hô- pital, avec les images symboliques de leurs patrons, Jacques et Antoine, et deux sœurs religieuses, avec leurs patronnes, Agnès et Claire.

Cette grande composition passe unanimement pour l’œuvre capitale de son auteur. Là brillent, en effet, toutes ses qualités, depuis la calme et sainte majesté de l’ordonnance et du style, jusqu’à l’infinie délicatesse de la touche. Cependant, je lui donnerais une rivale, sinon pour l’importance, au moins pour la perfection. Dans cette même année 1479, Hemling a peint les di- vers compartiments d’un second triptyque, beaucoup plus petit, puisque les figures n’ont pas plus de huit à neuf pouces : à gauche, la Crèche; à droite, la Présen- tation au temple; au centre, Y Adoration des Mages; au-dessous, l’inscription suivante, écrite en flamand : « Cet ouvrage fut fait pour frère Jean Floreins, alias van der Rüst, frère profès de l’hôpital Saint-Jean à Bruges. Anno 1479. — Opus Johannis Hemling. » Dans la partie gauche du panneau central, à une fenêtre, se voit le portrait de ce Jean Floreins, agenouillé et vêtu de noir. C’est une tête charmante, et d’un homme encore jeune, car le chiffre de 36, écrit au-dessus de lui sur le mur, indique son âge. En face, une figure de paysan,


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qui regarde par une lucarne derrière le roi nègre, passe pour être le portrait d’Hemling; il porte une petite barbe, des cheveux épais, et sa figure, un peu fatiguée, est pleine de douceur et d’intelligence. C’est devant cette Adoration des Mages que j’ai le plus adoré l’éton- nante perfection du peintre de l’hôpital Saint-Jean. Je ne fus pas le seul, sans doute. Un de mes amis me racon- tait qu’il avait eu, devant ce tableau, une de ces terribles tentations de larcin, de vol, que donne quelquefois la vue des belles choses. Je ne sais quel serpent lui disait à l’oreille : « Tu es seul avec ce vieil infirmier; décroche la boîte; cours au chemin de fer, pars *, et te voilà pos- sesseur d’un des plus merveilleux chefs-d’œuvre qu’ait enfantés la peinture. »

Ce n’est pas tout ce que le reconnaissant malade a laissé à son cher hôpital Saint- Jean. On y trouve encore une Déposition de croix en toutes petites figurines, une Sibylle Zambeth ou Persique , c’est-à-dire, sous ce costume, un portrait de dame flamande, et de plus celui d’un jeune homme adorant la Madone, lïemling est encore au petit musée de Bruges, avec un Baptême du Christ; puis au musée d’Anvers, avec une Annon- ciation, , une Crèche , une Vierge glorieuse , etc. ; puis à Londres, dans la galerie des marquis de Westminster; puis au Louvre même, avec deux figures en diptyque, Jean-Baptiste et Marie- Madeleine. Si nous passons en Allemagne, nous trouverons à Berlin, sous le nom de lïemling, deux volets où sont représentés la Pâque des Juifs et le Prophète Elie servi dans le désert par un ange; à Munich enfin, jusqu’à neuf cadres qui lui sont attribués, la Manne dans le désert, Abraham devant Melchisédech,\cs Sept joies et les sept douleurs de Ma-


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rie, etc. L’introduction au catalogue fait de ces ouvra- ges un éloge enthousiaste, et les appelle « incompara- bles créations du génie d’Hemling ». Les louanges, je les accepte, mais non cette dernière appellation. Que ces ouvrages soient dignes d’Hemling, j’y consens ; mais qu’ils soient d’Hemling, je ne puis l’admettre. J’ai toujours soutenu que, sous ce nom d’Hemling, on avait confondu différents peintres contemporains, et que celui de Munich n’était pas celui de Bruges 1 . En deux mots, je donnerai ici les motifs de cette opinion.

Le catalogue de Munich désigne ainsi le maître : « Hemling (Jean)... élève de Jean Eyck. » C’est là qu’est l’erreur capitale, d’où sera venue la seconde, celle de lui attribuer des œuvres sorties de l’école des Van Eyck. L es dates vont parler d’abord. Jean de Bruges est mort en 1441 : or, Y Adoration des Mages , pre- mière en date des œuvres d’Hemling à l’hôpital Saint- Jean, porte celle de 1479, et la figure de paysan qui passe pour son portrait indique un homme d’une tren- taine d’années. Supposons-lui quarante ans; il était à peine né quand mourait le plus jeune des frères Van Eyck. Cherchons maintenant à démontrer, par une preuve non moins péremptoire, qu’Hemling n’est pas plus l’auteur des tableaux qui lui sont attribués à Mu- nich et à Berlin qu’il n’est l’élève de son glorieux pré- décesseur. Tous les ouvrages qu’il a laissés dans les Flandres sont peints à la détrempe. C’est même le trait caractéristique d’IIemling d’être resté fidèle aux vieux procédés byzantins cinquante ans après les Van Eyck, et d’avoir lui seul peint à la détrempe dans le pays même où s’était faite l’invention de la peinture à

1. Voir au volume des Musées d'Allemagne, pages 50 et suiv.


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l’huile. Il ne faut pas s’en étonner outre mesure, puis- que nous savons que, près d’un demi-siècle après 1 a- doption des procédés de Yan Eyck en Italie, plusieurs artistes peignaient encore a tempera , et que nous avons au Louvre une Vierge à la victoire de Mantegna et le Combat de V Amour et de la Chasteté du Pérugin, qui, peints à la détrempe, portent les dates de 1495 et 1505. Or, c'est à V huile que sont peints les tableaux de Mu- nich, ainsi que devaient l’être nécessairement les œu- vres d’un artiste désigné comme élève de Yan Eyck. Il est donc impossible qu’IIemling en soit l’auteur. Bien des preuves, d’ailleurs, sont venues s’ajouter à cette assertion que plusieurs peintres ont été confondus sous le nom d’Hemling. Ainsi, on lui avait toujours attri- bué le célèbre Martyre de saint Érasme, que l’église Saint-Pierre de Louvain se glorifie de posséder ; et voilà que d’anciennes quittances démontrent que ce tableau fameux est l’œuvre d’un certain Dirck (Thierry) Stuer- bout ou Bouts, qui vint de Harlem s’établir à Louvain dans la seconde moitié du quinzième siècle. C’est à Hemling encore qu’on avait attribué le précieux poly- ptyque provenant de l’abbaye d’Anchin, et légué au mu- sée de Douai par le docteur Escallier. Et voilà qu’on découvre aussi, par d’authentiques documents, que ce tableau multiple doit être restitué à un certain Belle- gambe, de Douai, célèbre en son temps, puisque Yasari le cite parmi les meilleurs artistes des Flandres, mais duquel on ne connaissait aucun ouvrage authentique.

Demandera-t-on : quel est alors l’auteur de ces ta- bleaux de Munich, de Berlin et d’ailleurs, qui font tant d’honneur à l’école flamande de la seconde moitié du quinzième siècle? Je n’ai pas qualité pour résoudre cette


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question délicate. Tout ce que je puis faire, c’est de citer les vrais, les grands disciples des Yan Eyck, Pierre Chris- tophore, Hugo Van der Goes, Israël Yan Mekenen, Rogier Yan der Weyden, qu’on appelle Roger de Rruges. Le dernier surtout est le digne émule de son maître, comme Luini de Léonard, comme Ronifazio de Titien. Et si l’on ne trouve en aucun d’eux une telle noblesse de style unie à une telle finesse de touche, alors il faudra croire qu’il s’est trouvé deux peintres du même nom, l’un persévé- rant dans les procédés byzantins, l’autre adoptant ceux de Yan Eyck, l’Hemling de Bruges et l’Hemling de Munich.

Après eux, et quand le seizième siècle se lève, c’est Anvers qui saisit le sceptre de l’art flamand; et la série des peintres illustres qui élèvent l’école d’Anvers à un tel degré de supériorité que toutes les autres écoles fla- mandes viennent s’y réunir et s’y confondre, commence par un simple batteur de fer, Quintin Metzys ou Massys (vers 1469-1531). On l’appelle communément le maré- chal d’Anvers, parce qu’en effet, et par amour, dit-on, il se fit de forgeron peintre, comme à Naples le Zingaro s’était fait peintre de chaudronnier ambulant. On a conservé, à Anvers et à Louvain, des berceaux de vigne en fer ouvragé qui sont de ses premières œuvres, et on lui attribue encore les ciselures en fer du tombeau d’Edouard IV, dans la chapelle Saint-Georges, à Wind- sor i Un vers latin de l’inscription gravée sur son propre tombeau dans la cathédrale d’Anvers résume ainsi la romanesque histoire de sa tardive vocation :

Connubialis amor de mulcibre fecit Apellem *.

1. L’amour conjugal fit d’un forgeron un Apelle.


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Il était naturel que la ville natale du maréchal d’An- vers conservât ses meilleurs ouvrages. Rien de plus pré- cieux, en effet, de plus complet, déplus achevé, de plus grand, en un mot, dans tout son œuvre, que le fameux triptyque qui représente, au centre, la Mise au tom- beau; sur le volet droit, la Tête de Jean-Baptiste pré- sentée à Ilérode; sur le volet gauche, Jean V évangéliste dans V huile bouillante. Ces trois vastes compositions, réunies seulement par la forme ordinaire des tableaux de cette époque, et dont les figures sont de grandeur naturelle, furent commandées au peintre, en 1508, par la corporation des menuisiers d’Anvers, qui les paya 500 florins. En 1577, sur les instances de Martin de Vos, et pour les enlever à la reine Elisabeth d’Angle- terre, qui en offrait, dit-on, jusqu’à 5000 nobles à la rose (plus de 40 000 florins), elles furent achetées pour 1500 florins par le magistrat de la ville. Ce triptyque est certainement le chef-d’œuvre du maître, et je crois qu’on peut ajouter hardiment un des chefs-d’œuvre de la peinture. Là se montre dans tout son éclat le travail patient au service d’une vive intelligence. Chaque che- veu, chaque fil de vêtement, chaque brin d’herbe, est rendu avec une fidélité scrupuleuse, et pourtant, mal- gré ce minutieux fini des détails, l’ensemble est du plus puissant effet. On peut regarder ce tableau de près ou de loin, avec une loupe ou un télescope. C’est la nature même, qui se prête à tous les points de vue. Mais le tra- vail du pinceau n’est pas seul admirable; la pensée ne se montre pas moins haute et profonde. A la vigoureuse cou- leur de YanEyck, Quintin Metzys réunit cette fois la naï- veté noble d’Hemling, et le fini laborieux de Denner au grandiose ensemble de Rubens. Mouvement de scène.


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puissance d’expression, variété des attitudes et des phy- sionomies, toutes les grandes qualités se trouvent dans cette œuvre, où les groupes de saints et de bourreaux montrent encore le sublime et le grotesque rassemblés sans effort et s’augmentant par le contraste.

Nous avons au Louvre une Descente de croix , long- temps attribuée à Lucas de Leyde, et restituée mainte- nant, avec toute raison, je crois, au maréchal d’Anvers. Si, pour l’exécution de ces deux vastes triptyques, il a suivi l’ordre de l’action, cette Descente de croix a pré- cédé la Mise au tombeau. Ainsi, la page du Louvre, où se trouve, en effet, plus de gaucherie et d’inélégance, avec moins de style et d’expression, aurait été, sous la main de leur commun auteur, comme une préparation pour monter jusqu’à celle d’Anvers, dernier degré qu’ait pu atteindre la plénitude et la maturité de son génie. Quintin Metzys se montre encore dans toute sa grandeur à la National Gallery de Londres, avec deux simples têtes, le Christ et la Vierge , l’un en manteau rouge, l’autre en manteau bleu. Ces têtes sont touchées avec la plus exquise finesse, et celle de Marie, surtout, est d’une telle beauté, même morale, qu’il faut aller jusqu’à Raphaël pour lui trouver une légitime com- paraison .

Quintin Metzys est précisément le contemporain d’Albert Diirer ; et, de même qu’après la mort du grand artiste nurembergeois, les Allemands retournèrent vers l’Italie, de même, après le maréchal d’Anvers, la plu- part des Flamands allèrent aussi demander à Florence et à Venise des leçons et des modèles. Toutefois il y eut entre eux une notable différence : les Allemands res- tèrent en Italie, et Italiens ; les Flamands revinrent


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dans leur pays, et, essayant de mêler Yidéalisme de l’Italie au réalisme des Flandres, ils préparèrent la grande école flamande que couronnèrent Rubens et ses disciples. Parmi eux figure au premier rang Jean Gos- saert, de Maubeuge (vers 1470-1532), qu’on appelle communément Mabuge ou Mabuse, du nom de sa ville natale (en latin Malbodium). Conduit en Italie, à trente- trois ans, par l’évêque Philippe de Bourgogne, il passa une dizaine d’années à Florence et à Rome, au temps de Léonard et de Raphaël. Là, corrigeant la raideur de l’école de Leyde, où il avait fait ses premières études, par l’aisance et le goût italiens, il commença cette es- pèce de compromis entre le style du Midi et celui du Nord, qui forme le caractère de la seconde époque de l’art flamand ; et, de retour dans sa patrie, il consacra tout le reste de ses travaux à faire prévaloir ce nouveau style intermédiaire; il eut donc, malgré la légèreté de ses mœurs, un rôle très grave et très important dans l’histoire traditionnelle de l’art.

Jean de Maubeuge a laissé de nombreux ouvrages ; on en trouve à Anvers, à Bruxelles, à Munich, à Berlin, même à Prague, à Ilampton-Court, à Saint-Pétersbourg ; à Paris, de simples et faibles échantillons. Prenons ceux de Berlin, pour y marquer avec précision les transfor- mations de sa manière. Le grand Calvaire, où le gibet de l’homme-Dieu n’est pas dressé sur l’aride Golgotha, mais au milieu d’un vert et riant paysage que termine, dans le lointain, la vue d’une cité flamande, est une œuvre de sa jeunesse, admirable pourtant par l’expres- sion puissante, par la belle couleur, parla savante per- spective, par la solide conservation. L ’ Ivresse de Noé est la copie d’une fresque de Michel-Ange dans le pla-


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fond de la Sixtine, et les figures d’une Madone au mi- lieu d’un paysage orné sont imitées de Léonard. Mais, après ces morceaux tout italiens, le compromis entre les deux arts se montre clairement dans quatre acadé- mies en deux diptyques, dont l’un réunit Adam et Eve , l’autre Neptune et Amphitrite . Ces figures sont grandes, fortes et grasses de forme et de peinture, très éloignées déjà de la maigreur et de la sécheresse primitives, et très avancées dans le faire italien. Le groupe mytholo- gique me semble le plus beau des deux, surtout Nep- tune ■, qui est couronné et comme habillé de coquil- lages. Les qualités italiennes sont tellement frappantes dans ce tableau, qu’on pourrait fort innocemment dou- ter qu’un Flamand en fût l’auteur, s’il n’avait lui-même écrit pour signature : Joannes Malbodius pingebat , 1516. C’était après son retour d’Italie, lorsqu’il avait quarante-cinq ans.

A la suite de Gossaert, et suivant la même voie in- termédiaire, nous trouvons successivement : Bernard Van Orely (vers 1480-1550), qui se rangea, comme les Allemands Schoreel et Pens, parmi les disciples du chef de l’école romaine ; Michel Van Coxcie, ou Coxyen (1497-1592), qu’on nomma le Raphaël des Flandres , parce qu’il marcha plus loin que Van Orely dans Limi- tation et dans le mérite de Limitation italienne; on au- rait pu le nommer aussi bien le Titien des Pays-Bas , puisque, semblable à l’illustre centenaire de Venise, il mourut à quatre-vingt-treize ans, de la même mort que Murillo, en tombant d’un échafaudage où il travaillait encore, malgré son grand âge; — Lambert Susterman (1506-1560), qu’on appelle le Lombard , et que Vasari nomme Lambert Suavius; — François de Vriendt, plus


communément Franz Floris (1520-1570), qui partagea avec Coxcie ce beau surnom de Raphaël flamand, mais qu’une certaine force d’exécution, imitée de Michel- Ange, rendit plus original; — Martin de Vos, chef de cette nombreuse famille de peintres où parurent plus tard Cornelis et Simon, et qui se fait reconnaître, par un coloris presque vénitien, pour disciple de lintoret; — enfin, Octavio Yan Yeen, qu’on nomme habituelle- ment Otto Yenius (1556-1629). Cet homme illustre, qui cultiva, outre la peinture, les sciences et les lettres, qui fut mathématicien distingué, historien et poète, peut être connu, à Paris même, par une réunion de portraits datée de 1584, qu’on nomm eOtto Venius et sa famille. C’est une belle page, offrant de l’importance et beau- coup d’intérêt. Mais, comme le Pérugin, comme Wohl- gemutli, Otto Yenius est grand surtout par son élève, il est le maître de Rubens.

Résumé complet, héritier universel des Flamands purs et des Flamands de transition, Pierre-Paul Rubens (1577-1640) est encore l’expression dernière et le su- prême honneur de l’art flamand transformé et rajeuni par la communion avec Fart italien. Fils d’un médecin compromis dans la politique, et bientôt orphelin, il na- quit fortuitement à Siegen, dans le Nassau, passa son enfance à Cologne, et se fixa, jeune encore, à Anvers, qu’il ne quitta plus que pour ses voyages en Italie, en Espagne, en Angleterre. Marié deux fois, à Élisabeth Brandt, puis à la charmante Hélène Forman; heureux dans sa famille, bientôt célèbre, riche, puissant, protec- teur des artistes, ami des grands et même des rois, Ru- bens mena la vie somptueuse, libre, honorée, de Ra- phaël, et plus longtemps. Son amour du travail fut si


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constant, et sa fécondité si prodigieuse, que l’on compte environ quinze cents tableaux de sa main reproduits par la gravure, et ce nombre énorme, dit-on, n’est guère que la moitié du total de ses œuvres. Le Louvre réunit quarante-deux cadres signés de son nom glorieux ; An- vers est riche à peu près comme Paris ; Madrid encore l’est à part égale; dans l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, on ne lui attribue pas moins de cinquante- quatre ta- bleaux ou esquisses; enfin la plus vaste des grandes salles et le plus profond des cabinets de la Pinacothèque de Munich, formant un musée particulier au centre du musée général, sont entièrement remplis par quatre- vingt-quinze tableaux de Rubens, tous authentiques, bien plus, tous choisis. Et Dresde, et Vienne, et Bruxelles, et Londres, et les mille cabinets d’ama- teurs!... C’est une liste impossible à dresser.

Avant d’essayer de faire un choix parmi cette profu- sion, il faut parler de Rubens d’une manière plus gé- nérale et plus absolue. Rubens est le drapeau, l’idole, le dieu des coloristes exclusifs, comme Raphaël est le drapeau, l’idole, le dieu des dessinateurs exclusifs. Ni l’un ni l’autre, sans doute, n’a prétendu à l’étrange honneur qu’on leur fait aujourd’hui : Rubens a souvent cherché la pureté du dessin, meme dans ses hardiesses, et l’a souvent rencontrée ; et Raphaël, j’imagine, surtout vers la fin de sa trop courte vie, avait acquis un coloris fort respectable. Leur exemple même prouve donc la futilité de ces distinctions qui amusent notre âge de dé- cadence, et combien est vaine la guerre que se font, sous leurs bannières, les deux camps ennemis. Pour moi, de même que la musique se compose nécessairement et inséparablement de la mélodie et de 1 harmonie* la


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peinture se compose nécessairement et inséparablement de la ligne et de la couleur. Mais, comme il s’est trouvé des connaisseurs musiciens pour nier la mélodie, qui est le dessin de la musique, il s’est trouvé des connais- seurs peintres pour nier la ligne, qui est la mélodie de la peinture. Ils ont dit, par exemple, qu’en peinture la ligne n’a point d’existence réelle, qu’elle est la délimi- tation de la couleur, et rien de plus ; que la durée d’un son forme la mesure, et que l’étendue de la couleur forme le dessin. Ce paralogisme repose sur un fait exté- rieur et accessoire, non intime et fondamental, à sa- voir : que la peinture proprement dite est toujours colo- riée. On peut répondre victorieusement qu’indépendam- ment de la couleur, la ligne existe dans la nature et dans l’art. Qu’on regarde à l’horizon une chaîne de montagnes , une scie ( sierra ) comme disentles Espagnols, détachant sur un ciel clair ses sombres ondulations, niera-t-on la ligne, la ligne pure? Claude et Poussin connaissaient bien celle-là. Qu’on regarde tous les corps, à tous les plans; peut-on les voir ou les comprendre sans la ligne? Mais les nuages mêmes, avec leurs images vaporeuses et fugitives, tracent des lignes dans l’es- pace, par la raison fort simple que la ligne est la forme. Que sera-ce si de la nature nous passons à l’art? Nier la ligne, c’est nier d’un seul coup le dessin proprement dit et la gravure, qui ne se composent que de lignes; c’est nier l’architecture, qui a plus de lignes que de plans; c’est nier la sculpture, qui n’a point de couleur. A ceux qui doutent qu’avec la ligne seule l’art peut s’exprimer dans sa langue, qu’il a l’invention, le senti- ment, la force, la beauté, il suffit de montrer un carton ou une eau-forte des maîtres. S’ils ne se convertissent


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à cette vue, s’ils ne confessent leur erreur avec repentir, ce sont des pécheurs endurcis. « Le dessin, a dit M. In- gres, c’est la probité. » Mot juste et profond, car la rouerie, pour l’art de peindre, ne peut se trouver que dans la couleur, si elle n’est point unie à sa compagne inséparable et supérieure.

J’avoue donc, pour revenir à Rubens, que les raisons qui le font adorer par l’école, je me trompe, par le parti des coloristes, sont précisément celles qui me for- cent à lui refuser ma complète adoration. Je trouve sa fécondité un peu furieuse , comme le disaient de celle de Tintoret ses propres amis ; il est souvent obscur et confus dans la composition, souvent lâche et mou dans la touche; la vérité, pour lui, semble trop fréquem- ment exclure la noblesse, et la réalité physique le sen- timent moral; son coloris même, si justement célèbre, ne peut surpasser celui de Titien, de Velâzquez, de Rembrandt. Enfin, même quand il est excellent, irrépro- chable, merveilleux, comme dans quelques ouvrages d’élite, il appartient trop exclusivement à l’école du pur naturalisme , sans paraître assez inspiré par le souffle de Y idéal, qui seul, dans l’art, enfante le sublime 1 .

Cette confession faite, nous pouvons chercher un peu partout les œuvres capitales de Rubens, en commençant par sa patrie d’adoption.

C’est dans la cathédrale d’Anvers qu’est la fameuse Descente de croix , qui passe unanimement pour la


1. Que M. Ingres dise : « .... Chez Rubens il y a du boucher; il y a de la chair fraîche dans sa pensée et de l’étal dans sa mise en scène ; » on sent que c’est la parole d’un ennemi , comme lui-mèmc appelait Rubens. Mais qu’il ajoute : « Titien, voilà la couleur vraie, la couleur juste; » on pourra lui donner raison.

2 e SÉRIE.


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plus belle page de son œuvre immense. Allons donc nous prosterner d’abord devant ce chef-d’œuvre, mais sans oublier qu’il faut être en garde contre les exigen- ces de l’imagination, qui, pour les choses très vantées, veut toujours plus que le possible, et que satisfait rare- ment la première vue, même des Alpes et de l’Océan. Faite pour payer à la confrérie des arquebusiers d’An- vers un terrain dont Rubens avait besoin pour agrandi) sa maison, la Descente de croix est le panneau central d’un vaste triptyque, offrant sur ses deux volets la Pré - sentation de Marie et la Présentation de Jésus. Ce ta- bleau se voit mal ; il est placé un peu trop haut, et re- çoit des reflets de jour qui ne permettent pas d’en saisir d’un coup d’œil tout l’ensemble : disposition défec- tueuse, qui réclame d’autant plus pour l’ouvrage une longue et profonde contemplation. Il est inutile d’en détailler le sujet. C’est une grande scène, de grand ca- ractère, où l’on sent une conception plus sévère et plus haute, un travail plus réfléchi et plus achevé que d’ha- bitude, de la sagesse et du calme au milieu d’un mou- vement énergique, et, pour cette fois, non moins de noblesse que de fougue et d’emportement. La composi- tion se recommande par la plus parfaite unité. Tout se meut autour du centre, le corps de Jésus, corps mer- veilleux, adorable, plein de morbidezza , bien lourd, bien flasque, bien mort (trop mort peut-être, car il n’annonce pas la résurrection prochaine), et conservant néanmoins une dignité qu’on peut bien nommer ma - jesté divine. Le saint Jean, en manteau rouge, qui, fièrement campé, soutient les restes inanimés du Sau- veur; la Vierge, absorbée par sa douleur profonde ; Madeleine enfin dont les pleurs augmentent la grâce


PIERRE-PA UL RUBENS.


La Descente de croix, à Anvers.


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et la beauté, forment au pied de la croix un admirable groupe. Je ne parle que de l'ordonnance et du style ; à quoi bon louer la couleur dans le chef-d’œuvre de Rubens 1 ?

S’il faut, avant de quitter Anvers, mentionner une autre œuvre de Rubens, je ne prendrai ni la Mise en croix, qui fait le pendant de cette célèbre Descente; ni, malgré son coloris éblouissant, la vaste Assomption de la Vierge placée sur le maître-autel de la même cathédrale ; ni même aucun des dix-huit tableaux que réunit le musée, bien qu’il s’y trouve, entre autres, une Dernière communion de saint François qui n’est peut-être surpassée par aucun autre ouvrage de Rubens. Cette Assomption et cette Communion sont, en effet, des luttes directes et périlleuses avec les grands chefs- d’œuvre de Titien et de Dominiquin. J’irais plutôt faire un pèlerinage à la modeste église Saint-Jacques. Là se trouvent son tombeau, son portrait, et l’une de ses œu- vres capitales. Le tombeau, dessiné par Rubens lui-même, remplit une petite chapelle derrière le chœur de l’église. Son corps repose au centre de cette chapelle, sous une pierre tumulaire qu’on a surchargée d’une longue in- scription latine où sont rappelés tous les noms, titres et mérites du défunt. Il suffisait d’inscrire ce seul mot : Rubens. « Veux-tu vanter César? dit Shakespeare; ap- pelle-le César, et restes-en là. » Le tableau qui orne l’autel réunit, sous prétexte d’une Sainte Famille, toute

1. a Une conception antichrétienne, dit M. Alfred Michiels, a inspiré la Descente de croix , et jamais œuvre moins pieuse n’a orné une église. Un panthéiste ne l’eût pas exécutée différemment. Le corps de Jésus n’est pas celui d’un Dieu qui doit ressusciter le troisième jour; ce sont les restes d’un homme chez lequel a cessé pour jamais de brûler la flamme de la vie. »


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la famille du peintre, qui fut sceptique et païen comme Titien et Corrège. Saint Georges le guerrier est Ru- bens lui-même ; saint Jérôme, son père ; le Temps, son grand-père; un ange, son plus jeune fils; Marthe et Madeleine, la femme qu’il avait eue et celle qu’il avait alors. Quant à la Vierge, on croit que c’est une demoi- selle Lunden, qui lui servit de modèle en plusieurs oc- casions, et qu’il a immortalisée sous le nom du Cha- peau de paille. Cette prétendue Sainte Famille , qui, par le nombre des personnages, sort beaucoup des di- mensions ordinaires, est un tableau magnifique, d’une composition ingénieuse et facile, d’une couleur incom- parable, d’un effet ravissant, et d’une conservation par- faite. De toutes les grandes œuvres de Rubens quêtai vues, de Madrid à Saint-Pétersbourg, je n’en connais point de supérieure à cette simple réunion de portraits. Cependant Rubens ne mit, dit-on, que dix-sept jours à la peindre. C’était en 1625, quinze ans avant sa mort.

Quittons maintenant les Flandres, sans meme nous arrêter à Bruxelles, et cherchons à Munich, parmi les quatre-vingt-quinze pages qui réunissent tous les gen- res cultivés par Rubens, — histoire sainte, profane, mythologique, — allégorie, portrait, paysage, etc. — Le plus vaste, le plus important, le plus précieux de tous les tableaux de Rubens amoncelés dans la Pinaco- thèque, c’est assurément le Jugement dernier , qui, me- surant environ sept mètres sur cinq, a les grandes di- mensions de la Descente de croix. Rubens avait vu le Jugement dernier delà Sixtine ; aussi semble-t-il avoir pris à tâche d’éviter tout rapprochement et toute com- paraison avec son illustre devancier. 11 a traité le même sujet, mais d’une manière différente, presque opposée.


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Toujours triste et sombre, Michel-Ange — nous l’avons dit — avait porté dans sa composition gigantesque la sauvage mélancolie de son caractère. Pour lui, le doux Rédempteur des hommes est un Jupiter tonnant qui frappe en juge inexorable et terrible sur tous les vices de l’humanité. Menant, au contraire, une vie de plaisirs et de gloire, Rubens, plus homme et plus ami des hom- mes, fait du Christ un juge équitable et miséricordieux. S’il condamne les méchants, il récompense les bons; et s’il ouvre l’enfer, il ouvre aussi le ciel. Au-dessous du trône éternel et de la céleste cour, sont deux vastes groupes : à droite, les réprouvés, qu’une troupe de hi- deux démons précipitent dans l’abîme; à gauche, les élus, que des anges resplendissants emportent vers les demeures bienheureuses. J’ai vu dans ce groupe, avec émotion, avec reconnaissance, un pauvre nègre qui semble aussi surpris que charmé de trouver enfin jus- tice, et d’aller au bonheur éternel l’égal de ses frères blancs. Certes, une telle pensée de philanthropie et d’hu- manité était rare il y a deux siècles et demi. Ce con- traste entre les deux parties du tableau donne plus de clarté, comme plus d’intérêt, à la composition entière; et, sous ce rapport, Rubens a vaincu Michel-Ange, qui, négligeant tous les symboles que lui prêtaient l’art et la foi, et ne faisant que des hommes de tous les êtres du ciel et de l’enfer, n’a pas évité pleinement la confusion inséparable d’un sujet si vaste et si compliqué. Ai-je besoin de pousser plus loin le parallèle? et, tandis que je laisserais à la fresque de Michel-Ange la perfection inouïe du dessin, la hardiesse des attitudes, la science de l’anatomie musculaire, faut-il donner à la toile de Rubens toute la magie du clair-obscur, toutes les pom-


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pes du coloris? Qui ne sait ce qu’est Rubens dans ses travaux d’élite, lorsqu’il atteint à la noblesse, à la vraie grandeur? Le Jugement dernier occupe le centre de la salle principale. Lorsque, profitant de cette longue recu- lée , on s’éloigne jusqu’à l’extrémité du point de vue, l’œil' est vraiment ébloui, le regard se fatigue, se trou- ble, et l’on dirait que, pour éclairer cette scène splen- dide, le peintre a versé d’en liaut les flots de la lumière céleste.

Dans ce musée de Munich, il faudrait, de Rubens, tout citer. Et je n’ai pas même de la place pour les titres des œuvres. Disons donc en courant que la Damnation des pécheurs, autre Jugement dernier, se rapproche da- vantage de la fresque de Michel-Ange; que, dans ce tourbillon d’êtres, anges, hommes, femmes et diables, qui s’enlacent et s’entre-mêlent, le travail de l’imagi- nation égale celui de la main; — que le tableau de Su- zanne surprise , éclairé par un coucher de soleil à tra- vers les arbres, et fait au premier jet, sans corrections, sans retouches, est un des miracles du coloris; — que Rubens, bien qu’il excellât dans la peinture des enfants, n’a jamais surpassé les Sept génies portant une guir- lande de fruits et de fleurs ; que ces petits triomphateurs pliant sous le poids de leur trophée, et dont l’un, plus espiègle ou plus gourmand, croque, chemin faisant, les grains d’un raisin qui pend sur sa tête, forment le plus ravissant tableau, qu’illumine d’ailleurs une cou- leur incomparable, — que ses deux portraits de lui- même, d’abord avec sa première, puis avec sa seconde femme, et celui de cette seconde femme bien-aimée, en magnifiques atours, sont au premier rang dans son œuvre ; — qu’enfin divers paysages, l’un étoffé


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d’un troupeau de vaches, l’autre d’un orage que termine l’arc-en-ciel, rendent témoignage de la prodigieuse uni- versalité du grand artiste qui a voulu et qui a pu traiter en maître tous les sujets.

Passons, sans plus, de Munich à Vienne. Là, il fau- drait au moins entrer dans l’immense galerie des prin- ces Lichtenstein pour y admirer la longue série de Y Histoire de Décius. Mais nous avons hâte de monter au musée public du Belvédère, où Rubens se montre dans quarante-trois cadres, nombre suffisant, j’imagine, pour qu’on le trouve avec toutes ses qualités diverses, en y comprenant celle d’une miraculeuse fécondité. Deux grandes salles du premier étage sont remplies par ses ouvrages, chose peu surprenante, puisque souvent un seul de ses tableaux couvre tout un pan de mur. Si l’on voulait, en effet, se rendre compte exactement de son œuvre immense, il faudrait non seulement énu- mérer le nombre des cadres, qui s’élève à trois mille peut-être, mais en supputer aussi les pieds carrés, dont le total paraîtrait plus incroyable encore pour une vie qui n’a guère dépassé soixante ans.

Donnons un rapide coup d’œil au magnifique portrait de la belle Hélène Forman, à qui sans doute il était réservé, puisqu’elle est vue de face, et jusqu’aux pieds, sans autre costume qu’un manteau de fourrures; — ainsi qu’à une Fête de Vénus à Cylhère , étonnante parla couleur, par le mouvement, par la vie, où l’on ne trouve pas seulement des groupes d’ Amours, de nym- phes, de faunes dansant et folâtrant, mais des dames aussi, du temps et du pays de l’artiste, qui apportent leurs présents à la plus païenne des divinités ; — puis entrons dans la salle centrale, où trois tableaux couvrent


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l’un des côtés. A droite et à gauche d’une Assomption faite pour un maître-autel, s’étendent deux vastes pen- dants, consacrés aux deux grands saints de l’ordre des jésuites. Dans l’un, Ignace de Loyola guérit un possédé du diable ; dans l’autre, François Xavier prêche l’Évan- gile aux Indiens. Le premier événement se passe dans une église, en sorte que Rubens n’avait qu’à copier la scène et les personnages qu’il avait sous les yeux; mais pour l’autre tout lui manquait, sauf l’imagination, à laquelle il donne libre carrière. Monté sur une terrasse à balustrade, en face d’un temple grec à colonnes et frontons d’où l’on précipite les idoles, l’apôtre des Indes catéchise un auditoire accoutré de telle manière que la mode elle-même n’eût pu vaincre l’artiste en caprices et bizarreries.

Quel que soit le mérite éminent de ces grandes pages, et d’autres encore, — telles que les Quatre parties du monde , personnifiées par le Danube, le Nil, le Gange et l’Amazone, telles que Saint Ambroise fermant le temple à Théodose, — ce n’est aucune d’elles que je placerais au premier rang des œuvres de Rubens rassemblées au musée de Vienne. 11 en est une autre que je crois non seulement son chef-d’œuvre au Belvédère, mais l’un des grands chefs-d’œuvre qui ont le plus illustré son nom. C’est un vaste triptyque, réunissant à un sujet pieux, qui en fait le centre, les portraits des commet- tants peints sur les volets avec leurs saints patrons. Le sujet pieux est Y Apparition de la Vierge à saint Ilde- fonse , lorsqu’elle apporte du ciel au nouvel archevêque de Tolède ses habits sacerdotaux ; les commettants sont Albert d’Autriche, gouverneur des Pays-Bas pour l’Es- pagne, et l’infante Clara-Isabel-Eugenia, fdle de Phi-


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lippe If, qui, veuve, devint abbesse des clarisses. Tous deux sont agenouillés, l’un auprès de saint Albert en cardinal, l’autre auprès de sainte Claire en abbesse, faisant face à la vision extatique de saint lldefonse; et, du tableau comme des portraits, l’on peut dire que ja- mais Rubens n’a uni plus de noblesse à plus de vérité, que jamais son pinceau n’a montré plus de puissance et d’éclat. On chercherait vainement, dans l’œuvre in- nombrable de sa vie entière, une page supérieure à ce triptyque célèbre, et c’est à lui que je décernerais la palme suprême.

Quittons maintenant l’Allemagne, et sans nous arrê- ter un moment, même à Berlin, même à Dresde, reve- nons en France au plus vite. Nous avons au musée de Paris quarante-deux pages de Rubens : c’est le plus haut chiffre pour un seul maître que présente le cata- logue du Louvre, et certes nous ne nous plaindrons pas, comme à propos des Bolonais, d'une inutile richesse, qui fait mieux ressortir la misère voisine. De ce nom- bre, la plus grande moitié, la principale en tous sens, forme une seule série, et en quelque sorte une seule œuvre: elle s’appelle V Histoire de Marie de Médicis. On sait qu’après son entrevue, à Brissac, en 1620, avec Louis XIII , et leur réconciliation momentanée , la veuve d’Henri IV vint habiter le palais du Luxembourg à Paris. Douée du goût des beaux-arts, héréditaire dans sa famille, cette fille des Médicis voulut faire décorer par d’éminents artistes la grande galerie de son palais et une seconde galerie parallèle qu’elle se proposait de construire. Dans l’une devait être retracée sa propre histoire ; dans l’autre celle du bon et grand Henri IV. Le baron de Vicq, alors ambassadeur de l’archiduc


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Albert, proposa Rubens à la reine. Marie accepta l’ar- tiste, et l’artiste accepta l’œuvre. Il vint à Paris en 1621 , fit en grisailles, sous les yeux de la reine mère, les es- quisses des tableaux de la première série ; et, de retour dans son atelier d’Anvers, aidé de ses principaux élèves, il poussa rapidement les travaux de peinture, qu’il revint terminer sur place à Paris de 1623 à 1625. Ru- bens avait déjà commencé les esquisses de Y Histoire d'Henri IV, lorsque le nouvel et définitif exil de la reine mère, prononcé par Richelieu, mit brusquement fin à son ouvrage.

Cette Histoire de Marie de Médicis n’était donc que la décoration d’un palais; rapportée au Louvre, elle sera désormais l’ornement d’un musée; elle sera aussi l’une des principales gloires de son auteur. Sans doute, si l’on en considère d’abord le sujet, ce vaste poème en vingt et un chants n’est pas un livre d’histoire, mais seulement une suite d’allégories, ou mieux encore de flatteries allégoriques, à travers lesquelles il est difficile de reconnaître l’altière, opiniâtre et fausse Marie de Médicis, qui, épouse, se fit détester de son époux, mèr.e, se fit détester de son fils, et régente, se fit détester de ses sujets. Sous le splendide pinceau de Rubens, la flat- terie justifie bien la définition qu’en a donnée je ne sais quel penseur : « Elle nous montre notre ombre au coucher du soleil. » Sans doute aussi, en les considérant comme de simples œuvres d’art, il ne se trouve pas dans ces vingt et un chapitres une page aussi magistrale, aussi haute, aussi hors d’atteinte que la Descente de croix d’Anvers ou le Saint Ildefonse de Yienne. Mais toutefois, par la grandeur inusitée de l’ensemble, par l’invention inépuisable et l’infinie variété des nombreux


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sujets, ainsi que la merveilleuse exécution de quelques morceaux, tels que Y Éducation de Marie, son Mariage , son Couronnement , la Naissance de Louis XIIL Y Apo- théose d'Henri IV , etc., cette longue série, prise en masse, ne cède à nulle page de Rubens le premier rang dans son œuvre immense.

11 faut y joindre, en entrant dans la série des portraits, celui de cette môme Marie de Médicis, autre allégorie, autre flatterie menteuse, car Rubens l’a représentée en Rellone, à cheval, et nicéphore comme la grande Minerve guerrière de Phidias, c’est-à-dire portant dans la main la statue de la Victoire, tandis que des Génies la cou- ronnent de lauriers. Quels lauriers? Seraient-ce ceux de son indigne favori, le maréchal d'Ancre, qui, malgré la parole du Christ, fut frappé par l’épée sans l’avoir jamais tirée du fourreau ? Mais à un si magnifique ouvrage, modèle achevé dans Part de reproduire la nature humaine en l’ennoblissant, tout est pardonné, même l’hyper- bole et le mensonge. Rubens est au Louvre à peu près tout entier. Outre ses chères allégories, outre des por- traits divers, il a deux paysages dont l’un est illuminé par l’arc-en-ciel, tandis que dans l’autre, près du pont- levis d’un château fort, quelques chevaliers rompent des lances comme en un tournoi. R a aussi une vaste Ker- messe, ou fête de village, qui n’est pas moins gaie, ani- mée, vivante et folle que le serait une immense pochade de Jean Steen. R a enfin des tableaux en figurines. Ceux-là sont beaucoup plus rares dans son œuvre, et j’ose- rai dire aussi plus précieux, d’abord parce qu’ils appar- tiennent en général à l’époque de sa complète maturité, lorsque la fougue un peu désordonnée de sa jeunesse avai t laissé place au bon goût et à la recherche de la perfec-


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tion ; ensuite parce qu’ils sont entièrement de sa main.

Ce n’était pas, je dois l’avouer, l’opinion de Rubens lui-même. En 1621, ayant déjà quarante-quatre ans, et tandis qu’il commençait Y Histoire de Marie de Médicis , il écrivait d’Anvers à l’un de ses amis de Londres : «... Je confesse d’estre, par un instinct naturel, plus propre à faire des ouvrages bien grandes que des petites curiositez. Chacun a sa grâce ; mon talent est tel que jamais entreprise, encore qu’elle fust desmesurée en quantité et diversité de suggest, a surmonté mon cou- rage. » Plus tard sans doute il a changé d’avis. Il suffit de voir, au Louvre même, la Fuite deLoth, entraîné de Sodome par un ange aux ailes éployées et suivi de sa famille, seule épargnée de l’anathème. C’est une pein- ture fine, soignée, excellente, admirable, que nous devons être fiers de posséder en France, car Rubens sans doute fut fier de l’avoir produite, puisqu’elle est du très petit nombre de celles qu’il a signées. Son nom (Pe. Pa. Rvbens), tracé par lui-même au bas de ce petit cadre, le marque en quelque sorte d’un sceau de pré- férence et de supériorité. En effet, s’il fallait rencontrer une œuvre qui dans ce genre lui fût au moins égale, on serait forcé d’aller à Madrid la chercher dans le Museo del Rey. Là, parmi une telle foule d’autres ouvrages, qu’on ferait, comme à Munich, avec Rubens seul un musée, se trouve une Vierge glorieuse , adorée par un groupe de quinze saints ou saintes, Pierre et Paul, pa- trons du peintre, Georges, Sébastien, Madeleine, Thé- rèse, etc., les plus poétiques des bienheureux. Rien qu’en figurines d’un pied de haut, cette Madone est un divin chef-d’œuvre. Arrangement des groupes, force et déli- catesse de la touche, couleur, effet, tout est merveilleux,


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inouï, magique. Les plus fervents admirateurs de Rubens, ceux qui l’ont adoré à Anvers, à Munich, à Vienne, à Paris, s’ils n’ont pas vu cette perle de ses petits tableaux, ne connaissaient pas Rubens tout entier.

Nous pourrions traverser d’un bond toute l’Europe et chercher à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg une autre riche collection des œuvres du grand Anversois, où brille entre bien d’autres l’excellent Souper chez Simo7i le Pharisien . Mais il vaut mieux, pour finir, faire un court et dernier pèlerinage ‘en Angleterre. S’il fallait y dési- gner l’œuvre de Rubens qui me paraît, par l’exécution, supérieure à toutes les autres, ce serait l’une de celles que rassemble la galerie du marquis de Westminster, Y Histoire d'Ixion et de la Nue. Celle-là est un vrai capo d' opéra dans toute la portée et toute la puissance de ce mot trop prodigué. Mais s’il fallait citer l’ouvrage le plus intéressant à la fois par sa beauté et par les circon- stances de son histoire, ce serait alors Diane et ses nym- phes au retour de la chasse et surprises par des satyres dans leur sommeil. Ce tableau fut apporté à Hampton- Court et donné à Charles I er par Rubens, lors de la visite que fit le peintre au roi, en 1620. Il était chargé d’une mission secrète par Philippe IV d’Espagne. Ce fut alors, pendant qu’il copiait une Vénus de Titien, qu’un grand personnage, le trouvant à son chevalet, lui demanda tout surpris : « Est-ce que l’ambassadeur de S. M. Ca- tholique s’amuse parfois à peindre? — Je m’amuse par- fois à être ambassadeur, » répondit l’artiste. Relie et piquante réponse, mais qui ne suffit pas pour relever Rubens du reproche qu’il encourait en nouant des rela- tions d’amitié entre la cour d’Espagne et la cour d’An- gleterre : celui de servir un gouvernement étranger qui


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tenait son pays sous le joug d’une oppression tyran- nique. Mieux vaut citer une autre parole de Rubens, plus belle parce quelle est plus utile, et que les artistes doivent se rappeler quand la critique les harcèle; il avait coutume de dire : « Faites bien, vous aurez des jaloux; faites mieux, vous les confondrez. » C’était aussi l’opinion de Shakespeare, qui l’exprime par la bouche de Marc-Antoine avec une force et une grandeur que rien ne peut surpasser : « Oh ! l’homme végète et languit sans rien produire quand le souffle violent de la censure ne l’agite pas de ses secousses. Elle fait sur notre âme ce que le soc fait sur la terre : il la déchire et la féconde. »

Parmi les nombreux élèves de Rubens, il en est deux que l’on ne peut négliger de nommer à sa suite, Jacques Jordaëns (1595-1678), échappé à l’atelier du bizarre Adam Yan Oort, et Antony Yan Dyck (1599- 1641), qui n’eut qu’un maître, et qui monta jusqu’au rang de son émule.

Ce n’est pas au Louvre que nous pouvons connaître et juger Jordaëns. Son Christ chassant les vendeurs du temple n’a de religieux que le nom et le sujet; c’est une scène de comédie, ou, si l’on veut, de sarcasme, car on prétend que Jordaëns, passé à la religion réfor- mée, voulait peindre allégoriquement Luther châtiant l’Eglise romaine. C’est aussi une espèce de basse-cour, à la manière de Bassan ou de llondekoter. Ce tableau est peint d’ailleurs avec la plénitude, l’énergie et la fougue outrées qui sont habituelles à Jordaëns, plus outrées que celles même de Rubens à sa première épo- que. Dans ses Quatre évangélistes , l’on ne saurait voir autre chose que des caricatures enfantées au jour des


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saturnales par un talent qui s’égare, et qui, en avilis- sant de nobles sujets, ne s’avilit pas moins lui-même. Est-ce encore une moquerie de peintre protestant? Mal- heur aux jeunes artistes qui chercheraient dans de telles œuvres des modèles ou même des excuses ! Elles ne sont bonnes qu’à montrer les défauts qu’il faut fuir; ce sont les esclaves ivres des jeunes Spartiates. On peut se faire la même opinion, du portrait de l’amiral hollandais Michel Ruyter ; car, si gros et si gras qu’il fût, ce grand homme de mer, ce terrible vainqueur des flottes d’Al- ger, de Suède, d’Angleterre et de France, ne peut être vraiment représenté par la face enluminée d’un pilier de tabagie. Quant au Jordaëns digne d’être pris pour modèle, c’est le musée de Bruxelles qui nous le fera connaître. Là se trouvent deux de ses compositions qui n’ont ni supérieure ni rivale peut-être, dans son œuvre entier. La plus considérable, puisqu’elle réunit dix à douze figures de grandeur naturelle, est un Miracle de saint Martin y qui guérit un possédé devant le proconsul Tesrade. Elle est peinte de ce ton enflammé, de ce ton de fournaise ardente qui caractérise Jordaëns ; mais presque avec autant de noblesse que de force. L’autre sujet, allégorie des occupations et des dons de l’Automne, est d’une couleur beaucoup plus sage, bien qu’elle ne perde rien de son éclat. Il me semble qu’on peut nommer ce tableau de Y Automne le chef-d’œuvre de Jordaëns ; du moins, je n’ai jamais entendu mention- ner d’autre 01 vrage de ce maître avec lês éloges que mérite celui-là. Le paysage, les fruits, les acteurs de la scène, surtout un satyre qui porte un petit faune sur ses épaules, et plus encore une nymphe toute nue, qu’on voit par derrière sur le premier plan du tableau,

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sont d’une extrême vigueur et d’un effet prodigieux : c’est Caravage ou Ribera avec la couleur de Rubens.

“ Le musée d’Anvers a recueilli les précieuses tab es où furent successivement inscrits les noms de tous les doyens de la corporation des peintres d’Anvers, depuis sa fondation, en 1454, jusqu’à son extinction en 1778. Deux noms seulement, dans cette longue liste, sont in- scrits en caractères majuscules : celui de Rubens, sous la date de 1651, et celui de Van Dyck, sous la date de 1634. Van Dyck mérite donc mieux que d être appelé « la lune du soleil de Rubens ». D’abord, il égala son illustre maître par la fécondité. Sa vie, en effet, fut de moitié plus courte; j’entends la vie d artiste, qui ne peut guère commencer avant vingt ans. Mort à quarante- deux, il n’a pu donner au travail que la moitié du temps qui fut accordé à Rubens, mort à soixante-trois. Comp- tez ses œuvres, seulement dans les musées publics; il s’en trouve quarante à Saint-Pétersbourg, quarante-une à Munich, vingt-quatre au Belvédère de Vienne et vingt- quatre à la galerie Lichtenstein, dix-neuf à Dresde, vingt- deux à Windsor, et je ne sais combien à la National Gallery , au Museo ciel Rey , au Louvre enfin, où sa part est belle.

Si nous continuons le parallèle, il faut faire une dis- tinction : Van Dyck est resté au-dessous de son maître dans les tableaux composés. Il est fort loin, d’abord, d’en avoir l’inépuisable invention ; il se borne d habi- tude à un Christ mort , souvent répété, à une Vierge aux douleurs , toujours avec les yeux levés au ciel et rougis par les larmes. Van Dyck n’a pas non plus, dans ses compositions, la foudroyante exécution de Rubens. Cependant, quelques œuvres très belles suffisent à prou-


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ver ce qu’il aurait pu faire avec une vie plus longue et plus libre. Telle est, par exemple, la Prière de Jésus dans le jardin des Oliviers , que possède le musée de Madrid. À la première vue, quand l’œil rencontre d’abord les reflets rougeâtres des torches que portent les soldats conduits par Iscariote, on prendrait ce ta- bleau pour un ouvrage de Jordaëns; mais, dans la no- blesse un peu étudiée des attitudes, dans la beauté des traits, dans la délicatesse des touches, dans la modéra- tion des effets, on reconnaît bien vite le style plus élevé et la manière plus moelleuse de Van Dyck. Tels sont encore, à Munich, un Christ en croix , d’expression sublime et d’effet prodigieux; à Vienne, la Vision du bienheureux Hermann Joseph, moine prémontré, qui reçoit à genoux, soutenu par un ange, l’anneau que lui donne la Vierge, en signe de mariage mystique; à Dresde, une Danaé couchée, recevant la pluie de pièces d’or qu’un Amour, peu digne de ce nom, essaye sur une pierre de touche; à Anvers, un autre Christ en croix , entre saint Dominique et sainte Catherine de Sienne, simple, noble, plein de majesté religieuse, que Van Dyck peignit en 1629, pour accomplir un vœu de son père mourant; à Bruxelles, un Martyre de saint Pierre , qui réunit à une énergie presque brutale toute la dignité qu’exige impérieusement un sujet sacré ; à Saint-Pétersbourg, la célèbre et magnifique Vierge aux perdrix , qui faisait l’honneur de la galerie de sir Robert Walpole avant d’être acquise par l’impératrice Cathe- rine; au Louvre, enfin, en délicates figurines, un troi- sième Christ mort , pleuré par sa Mère, adoré par des anges et célébré par des chérubins.

Mais, dans le genre du portrait, Van Dyck prend


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pleinement sa revanche ; là, il surpasse tous les peintres de son pays, même Rubens; là, il s’élève à la hauteur des plus grands; il n’a plus d’autres rivaux que Titien, Holbein, Velâzquez et Rembrandt. Nous pouvons, en parcourant l’Europe, indiquer avec brièveté les plus célèbres des portraits qu’il a dispersés aux quatre vents. Anvers a conservé celui de son cinquième évêque, Jean Malderus, et celui, plus excellent et plus prodigieux, de l’Italien Scaglia, l’un des négociateurs pour l’Espagne au congrès de Munster. L Italie, que Van Dyck habita cinq années pour compléter les leçons de Rubens devant les œuvres de Titien, a gardé aussi plusieurs de ses por- traits : à Florence, Charles-Quint, à cheval, auquel un aigle apporte la couronne de laurier; à Turin, le prince Thomas de Savoie-Carignan, dans une pose de héros un peu trop théâtrale pour ce général médiocre, et qui conviendrait à peine au vainqueur de Malplaquet. La National Gallery de Londres montre avec orgueil l’un des plus magnifiques chefs-d’œuvre de Van Dyck. C’est le buste d’un homme touchant à la vieillesse, d’une phy- sionomie grave et noble, qu’on dit être le savant Ge- vartius (Gevaerts, secrétaire historiographe d’Anvers), et qui est plutôt, d’après la gravure de Paul Ponce, un certain Cornelis Vander Geest, artis pictoriæ amator. Windsor a, parmi tant d’autres, le portrait d’une mis- tress Lemon, qu’ont faite belle à l envi la nature et l’art. — On peut faire le même éloge d’une comtesse d’Oxford qui est au musée de Madrid. — En Allemagne, et d’abord au musée de Munich, il faut citer au premier rang les portraits en pendants d’un bourgmestre d’An- vers et de sa femme, tous deux vêtus de riches habits noirs. Rien ne surpasse, dans l’œuvre entier de Van


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Dvck, ces deux pages admirables, merveilleuses. Je ne dirai pas : c’est la nature même; l’éloge serait bien in- suffisant quand il s’agit de l’art; mais je dirai que c’est le comble de l’art dans la reproduction de la nature. Ils ont toutefois leurs égaux dans deux autres portraits, honneur de la galerie Lichtenstein, à Vienne, qu’on a placés aussi en pendants, et ceux-ci l’emportent même par l’intérêt qui s’attache à la beauté et à la gloire. Le premier, modèle de grâce, d’amabilité, de charme at- trayant, est une jeune princesse de Tour et Taxis; le second, plus étonnant encore, présente une admirable tête de guerrier, pleine d’énergie et de puissance; il porte le front haut, il a l’œil vif, impérieux, et sa moustache rousse, retroussée en pointes, couvre une bouche où se lit la fierté dédaigneuse et l’habitude du commandement : c’est, dit-on, le fameux Wallenstein, duc de Friedland, l’adversaire de Gustave-Adolphe, et l’un des héros de la guerre de Trente ans. Mais il est difficile d’adapter cette belle figure martiale à l’histoire de l’affreux chef des condottieri de Ferdinand II, et au portrait que tracent de lui les Mémoires contemporains. Et d’ailleurs, où Yan Dyck l’aurait-il vu? N’est-ce pas le désir de mettre un nom célèbre à une célèbre pein ture qui a fait donner à celle-ci celui de Wallenstein? — L’Ermitage aussi possède sa collection de portraits par Yan Dyck. D’abord Charles 1 er d’Angleterre, à trente- cinq ans, et Henriette de France, à vingt-six, l’un en armure de guerre et l’autre en habits de cour. Puis deux autres dames qu’on appelle la femme et la fdle de Cromwell, et un guerrier tenant le bâton de comman- dement, qu’on appelle Cromwell lui-même. On doit faire erreur dans ces désignations. Van Dyck est mort


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en 1641. A cette époque, Cromwell, fort peu connu, ne faisait qu’entrer dans le Long Parlement , et il ne fut nommé général de cavalerie qu’en 1644. Mais ces portraits pseudo-historiques, et bien d’autres encore, même celui du jeune prince d’Orange Guillaume II, sont tous surpassés par celui d’un certain Yan der Wouver, qui fut ministre pour l’Espagne dans les Pays- Bas. Celui-là, peint en 1652, peut disputer le premier rang même au Wallenstein et au Gevartius.

Le Louvre n’a pas un lot moins riche. Comptons, en abrégeant, ce qu’il possède : voilà d’abord le royal protecteur du peintre, Charles I er , de grandeur natu- relle, et sous l’élégant costume des cavaliers; œuvre excellente que la Dubarry disputa à l’impératrice de Russie et paya fort cher, « pour conserver, disait-elle, un portrait de famille ». 11 est regrettable que le triste supplicié de White-Hall n’ait pas au Louvre son habituel pendant, cette héroïque Henriette de France dont Bos- suet prononça l’oraison funèbre. — Yoilà ensuite les trois enfants de Charles et d’Henriette, tous célèbres, tous couronnés après l’exil, Charles II, Jaques II, et cette Marie, femme de Guillaume d’Orange, dont le fds devint Guillaume III d’Angleterre. — Yoilà encore les portraits réunis de deux autres frères, princes aussi, l’un desquels, bien qu’étranger, joua un rôle important dans l’histoire d’Angleterre au dix-septième siècle. Ce sont Ludwig I er , duc de Bavière, et son frère cadet, connu sous le nom de prince Rupert, qui fut un des généraux malheureux de Charles I er , créé duc de Cum- berland par Charles H, et qui, ayant consacré le reste de sa vie à l’application des sciences physiques aux arts et métiers, inventa, dit-on, la gravure en demi-teinte.



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— Voilà le général espagnol don Francisco de Moncada, à cheval et en armure de guerre. Ce digne rival de la Marie de Médicis en Bellone est peut-être le plus beau des rares portraits équestres de Van Dyck, et l’honneur d’avoir été gravé par Raphaël Morghen ajoute encore à son prix comme à sa renommée. — Voilà enfin, de ce côté, un homme debout, habillé de noir, et, de cet autre, une dame assise dans un fauteuil rouge, tous deux donnant la main à une jeune fille, et formant en- semble les pendants habituels d’un mari avec sa femme. Ceux-ci, bien que personnages inconnus, me paraissent, au Louvre du moins, la dernière expression du mer- veilleux talent de Van Dyck à reproduire la nature sous ses plus charmants aspects. Ils touchent de fort près aux pendants de Munich, le bourgmestre et sa femme, au-dessus desquels il n’est plus rien.

Dans tous ces portraits, on trouve invariablement, entre autres qualités, cette distinction aisée et gracieuse qui ne peut manquer d’être un peu de convention, d’invention même, et aux dépens de la ressemblance, puisque Van Dyck en a doté tous ses modèles. L’expli- cation de ce trait spécial peut être donnée par le por- trait de Van Dyck lui-même, dans sa fraîche et bril- lante jeunesse. Cette charmante figure du pittore ca- valieresco , comme l’appelèrent les Italiens, où l’on voit que l’artiste puisait en lui-même la noblesse qu’il donnait généreusement aux autres; cette figure douce, tendre, énergique, justifie bien ses succès de galanterie; elle explique également le haut ma- riage qu’il fit, lui simple artiste, lui fils d’un ma- cliand de toile, en épousant, il y a deux siècles, et dans l’aristocratique Angleterre, la petite-fille du


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comte de Gowrée, nièce de la duchesse de Montrose.

Je tiens pour un autre disciple de Rubens, parce qu’il a subi l’influence de ses œuvres, David Téniers le fils (1610-1685), bien qu’il n’ait reçu d’autres leçons que celles de son père, qu’il a dépassé de cent coudées, il est vrai, mais en l’imitant. Arrivés à Téniers, nous devons, pour le comprendre, revenir un peu en ar- rière.

Nous avons vu qu’à la suite de Maubeuge, VanOrley, Coxcie, Franz Floris, tous les artistes flamands s’étaient imprégnés, si l’on peut ainsi dire, de l’art italien, fai- sant de ce compromis un second art, couronné par Ru- bens. Quelques-uns, cependant, étaient demeurés Fla- mands purs, et n’avaient rien voulu demandera l’Italie. De ce nombre furent la famille des Porbus (Peter, Franz le vieux et Franz le jeune), et la plus nombreuse fa- mille des Franck, père, oncles, fils et petits-fils. Le dernier des Porbus (1570-1622) vint fort jeune se fixer en France, où il nous a laissé deux portraits d’Henri IV, en petites proportions, faits tous deux eu 1610, l’année même où il périt, à cinquante-sept ans, sous le couteau de Ravaillac,

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.

De ce nombre sont encore Joachim Patenier (vers 1520), qui eut la gloire insigne d’ètre peint par Albert Durer et loué par Rabelais, — Henri van Blés, que les Italiens nomment Civelta (la chouette), parce qu’il avait fait son monogramme de cet oiseau de nuit et enfin Pierre Breughel,le vieux (1510? — vers 1600). On le nomme aussi, pour le distinguer de son fils Jean Breu<?hcl, de


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Velours, et de son petit-fils Pierre Breughel, d’Enfer, Breughel le Paysan, ou le Jovial, ouïe Drôle. C’est qu’il fut l’un des créateurs du genre comique et familier, si cher aux peintres des Pays-Bas, du genre où ont ex- cellé les Brauwer, les Jean Steen, les Ostade, les Téniers. Cherchons, pour le bien apprécier, parmi ses œuvres réunies au Belvédère de Vienne. Voici Y Hiver : c’est un paysage animé, où l’on trouve à la fois l’aspect et les plaisirs de cette saison : — voici les Jeux des enfants : qu’on se figure un collège en récréation, se livrant à tous les ébats naturels, à tous les jeux inventés pour amuser la première jeunesse; — voici la grande Bataille de Ca- rême contre Carnaval ou des maigres contre les gras, comédie populaire si fort en vogue au moyen âge. Je ne crois pas arriver à l’hyperbole en disant que si Babelais lui-même eût conté cette bataille burlesque, il n’aurait trouvé sous sa plume ni plus d’invention, ni plus de verve, ni plus d’esprit que Breughel sous son pinceau. Elle est datée de 1559, et ne cède ainsi que de vingt ans le droit d’aînesse au Gargantua.

Quelquefois Breughel s’élève à la composition sé- rieuse, je veux dire aux sujets sérieux, qu’il traite à peu près du même style que la comédie populaire. Dans le Portement de croix (le Spasimo de Raphaël !), pour ga- gner le Calvaire, qu’on voit au fond, avec ses gibets dressés, les deux larrons passent dans une charrette, exhortés par un moine, qui, pour comble d’exactitude historique, tient le crucifix à la main; Jésus est derrière eux, traînant une espèce de tronc d’arbre, au milieu d’une foule vêtue de pourpoints et de hauts-de-chausses, où quelques braves gens, qui tentent la délivrance des condamnés, sont repoussés par les hallebardes et les


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arquebuses des soldats de police. Ici Breughel ressemble à Shakespeare, lorsque, dans Troïlus et Cressida, il fait dire à Ulysse : Amen. Dans Y Édification delà Tour de Babel , on voit, entre une ville flamande, qui doit être Babylone, et un fleuve aux verts rivages, qui doit être l’Euphrate, s’élever le monument, bâti en pierres et en briques. Le roi vient visiter les travaux et presser l’ouvrage. Déjà le gigantesque édifice est parvenu si haut qu’un nuage en coupe le sommet. Breughel, qui faisait si bon marché de la couleur locale , a du moins eu le bon esprit de donner à sa tour la forme d’une py- ramide, celle de tous les anciens monuments orientaux, de l’Inde comme de l’Égypte. Daté de 1565, ce tableau est un petit monde, une fourmilière en travail, et la grande finesse de l’exécution lui donne autant d’intérêt et de prix que la singularité du sujet.

L’inventeur du genre parmi les Flamands nous amène au maître du genre.

On rapporte que Louis XIY, à la vue de quelques ta- bleaux de David Téniers qu’on lui présentait à Versail- les, s’écria, plein d’impatience et de dégoût : « Empor- tez vite ces magots ! » Le goût général n’a pas ratifié la condamnation peu éclairée portée par le grand roi, qui n’appréciait que les lourdes machines de Lebrun et de Jouvenet, faites à l’image de son Versailles. Les princes recherchent aujourd’hui pour leurs musées, avec non moins d’empressement que les bourgeois pour leurs cabinets, les merveilleux magots du célèbre Anversois. Où n’est pas Téniers? où n’est-il pas en nombre consi- dérable? Madrid a soixante tableaux de sa main, Saint- Pétersbourg quarante-sept, Dresde vingt-trois, Vienne vingt-trois aussi, Munich quatorze, et Dieu sait combien


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il en a laissé partout ailleurs, après le fécond labeur d’une vie d’artiste qui a dépassé cinquante années. « Pour loger tous mes tableaux, disait-il, il faudrait deux lieues de galeries. » Ses meilleures œuvres, toutefois, ne sont ni des débuts ni des extrémités de cette longue carrière; elles appartiennent à ce qu’on nomme sa pé- riode argentine. « De Téniers, dit justement T. Thoré, c’est surtout le milieu qui est bon. Dans sa jeu- nesse, il tient encore trop à son vieux père; dans sa vieillesse, son imagination est un peu stéréotypée, et sa main s’alourdit. Téniers est, comme certains de ces poissons qu’il faisait si bien, excellent entre tête et queue. »

Devenu célèbre et riche, ouvrant son château des Trois-Tours (à Perck, entre Anvers et Malines) à la so- ciété choisie des Pays-Bas, Téniers fut le commensal et l’ami des archiducs-gouverneurs Albert et Léopold- Guillaume ; puis l’ami et le maître du second don Juan d’Autriche (fils naturel et bien-aimé de Philippe IY et de la comédienne Maria Calderon). Au Nord, Christine de Suède recherchait ses tableaux, et en rémunérait ma- gnifiquement l’auteur; au Midi, Philippe IY d’Espagne, le plus fervent des amateurs de peinture, les aimait à ce point qu’il en put former toute une galerie spéciale. Mais l’anatlième de Louis XIV éloigna longtemps Téniers du Cabinet des rois de France. Aussi n’est-ce point au Louvre que nous pouvons pleinement l’admirer. Il y est encore incomplet. Plusieurs même des quinze cadres qui l’y représentent ne sont guère que de ceux qu’on nommait des après-dîners, parce que Téniers les com- mençait et les achevait entre son repos et son sommeil. Sans doute sa Tentation de saint Antoine est pleine


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d’ingénieuses drôleries, finement et fortement touchées, comme toujours. Mais où ne trouve-t-on pas quelque bonne et réjouissante Tentation de saint Antoine? Quelle galerie, au Nord, au Sud, a l«Est, a 1 Ouest, ne montre au moins la sienne? Madrid seul en a trois, plus importantes que la nôtre. Sans doute aussi ses Fêtes et Danses de village, ses Tabagies qu’il se plaisait à pein- dre comme les Flamands à s’y enfumer, son Reniement de saint Pierre , étrangement placé au fond d’un corps de garde d’infanterie wallonne, et par-dessus tout son Enfant prodigue , jeune gentilhomme flamand attablé avec des courtisanes de Bruxelles (sous ce titre biblique, le peintre s’est représenté avec toute sa famille), mon- trent bien dans leur exquise perfection son art profond sans apparence d’art, sa touche à la fois si fine et si forte, si simple et si habile, et toujours tellement re- connaissable jusque dans les plus infimes accessoires, que Greuze disait : « Montrez-moi une pipe, et je vous dirai si le fumeur est de Téniers. » Mais, pour un mu- sée, pour le musée de la France, on voudrait quelque œuvre plus capitale encore, quelque œuvre tout à fait hors ligne.

Allez à Anvers ; vous y trouverez Valenciennes secou- rue , étrange tableau d’histoire, curieux par les trophées d’armes et par les médaillons qui renferment les por- traits des généraux vainqueurs, où l’on voit avec peine, sinon avec surprise, celui du grand Condé, alors dé- serteur et passé à l’ennemi. Allez à Munich; vous y trouverez la grande Foire italienne , de quatre mètres sur trois. Allez à Vienne; le Belvédère vous offrira le Sacrifice d' Abraham, la Galerie de l'archiduc Léopold , la magnifique Fête des Sablons, et la galerie Esterhazy,


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les Sept œuvres de miséricorde. Allez enfin aux deux bouts de l’Europe artiste, à Madrid et à Saint-Péters- bourg, vous n’aurez que l’embarras du choix parmi les chefs-d’œuvre. Dans le Museo del Rey, je pourrais citer, outre les trois Tentations , le Roi boit , charmante scène de table, d’une gaieté à dérider un Turc; ou plusieurs Kermesses, parmi lesquelles il s’en rencontre une, datée de 1637, d’une dimension extraordinaire et d’une pro- digieuse couleur; ou les douze cadres égaux qui retra- cent tout l’épisode à’Ârmide et Renaud. Sans doute Téniers se montre fort gauche dans cette peinture hé- roïque, et fort embarrassé de traduire gravement ces types de noblesse et de beauté; mais, sous la gêne du sujet, son pinceau conserve toute son aisance, toute sa force, tout son éclat; et c’est un curieux spectacle que cette lutte obstinée du peintre contre sa nature, et d’une exécution puissante contre une composition manquée jusqu’au ridicule. Un mot encore sur une œuvre plus parfaite. On la nomme Galerie de tableaux visitée par des gentilshommes. En signant cette toile, Téniers écrivit à la suite de son nom : Pintor de la caméra (pour câmara ) de S. A. S. Voici l’explication de ce sujet etde cette devise espagnole : L’archiduc Léopold-Guillaume, gouverneur des Pays-Bas pour l’Espagne, dans l’intimité duquel vivait Téniers, avait chargé notre peintre de lui composer, non pas un cabinet d’amateur, mais une galerie de prince. Quand il eut rempli cette mission délicate, Téniers eut l’idée d’en perpétuer le souvenir par un tableau. On y voit l’archiduc, en compagnie d’autres seigneurs, entrer dans la galerie, où Téniers lui présente des dessins étalés sur une table. Du haut en bas des murailles, sont rangés les tableaux de


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son choix, fidèlement copiés dans des proportions mi- croscopiques, ou 1 on reconnaît neanmoins, outre le sujet, la touche de chaque maître. Quant aux figures, qui sont des portraits, elles ont autant de vérité et beaucoup plus de noblesse que les personnages ordi- naires de Téniers. Je n’ai pas besoin d’insister davan- tage sur l’importance et la valeur de cette œuvre sin- gulière.

A l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, même embarras et même brièveté. Nous mentionnerons seulement une Cuisine , pleine de gibier, de poisson, de légumes et de fruits, où Téniers a peint son père en vieux pêcheur aveugle, et s’est peint lui-même en fauconnier; — une belle et curieuse Vue de son château des Trois Tours , où il étudiait à son aise ses personnages habituels, les paysans brabançons, où il pouvait, comme disait Fon- tenelle, prendre la nature sur le fait; — enfin le grand tableau, de quatre pieds de haut sur sept à huit de large, qui fut peint en 1643 pour la confrérie de l’Arbalète, et qu’on nomme les Arquebusiers d'Anvers. Sur la grande place de cette ville, où, parmi la foule des cu- rieux, défilent en habits de parade les différents corps de métiers, s’est rassemblée cette compagnie de l’Ar- balète. Quarante-cinq personnages, en figurines de huit à dix pouces, sont réunis au premier plan; tous sont terminés avec le soin le plus minutieux, et dans un style qui, sans s’éloigner du naturel, s’éloigne au moins du trivial. L’arrangement de cette foule en perspective est merveilleux, comme le rendu de tous les détails. L’air circule parmi ces groupes animés, où l’on croit sur- prendre le mouvement et la vie. Descamps a raison d’ap- peler cet ouvrage « le plus beau tableau de Téniers »,


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LES ÉCOLES DES PAYS-BAS car rien de plus considérable et de plus parfait n’est sorti du pinceau de ce maître fécond. Sous le premier empire, Cassel l’avait donné, par contrainte, à la Mal- maison; et la Malmaison, ô regrets! le vendit à l’Ermi- tage. Mais aussi pourquoi Louis XIV a-t-il pris les Bra- bançons de Téniers pour des Chinois?

Téniers a laissé partout des Kermesses, des Tabagies , des Guinguettes en plein vent, des Laboratoires , des Boutiques , des Cuisines. Mais autant il a mis de drô- lerie et de gaieté dans ces sujets qui s’offraient journel- lement à sa vue, autant il a mis de tristesse navrante dans un autre genre de sujets qu’il eut aussi trop sou- vent sous les yeux, les Malheurs de la guerre , où il montre au vif toute l’insolence et toute la cruauté du soudard. Enfin, parmi l’infinie variété de ses composi- tions, il ne faut pas oublier certaines scènes comiques dont les singes et les chats sont les acteurs, et dans lesquelles il a glissé plus d’une malicieuse satire. En Téniers, tout mérite l’attention et la louange.

C’est ici qu’il faut placer deux artistes devenus fran- çais, mais que doit revendiquer l’école flamande par la même raison que le Normand Poussin et le Lorrain Claude Gelée, bien qu’ils aient vécu et travaillé en Italie, doivent être justement revendiqués par l’école française; ce sont Philippe de Champaigne et Van der Meulen.

Né à Bruxelles, mais condisciple de Poussin dans sa jeunesse, et bientôt peintre de la reine mère, veuve d’Henri IV, c’est à Paris que Philippe de Champaigne (1602-1674) a passé toute sa vie d’artiste, qu’il a connu Jansénius, qu’il est devenu l’un des plus fervents adeptes de Port- Royal. Ces circonstances expliquent comment


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ses plus grands ouvrages nous sont restés, et com- ment, dans la filiation de l’art, Philippe de Cliam- paigne semble moins descendre de Rubens que de Simon Youet, pour enfanter Charles Lebrun. Effective- ment, dès Louis XIII, il a préparé 1 art du grand siècle, comme Pascal et Corneille en ont préparé la littéra- ture, et Richelieu la politique. Déjà son style est sa- vant, noble, correct et froid. 11 abandonne l’élan et la fantaisie pour chercher l’ordonnance et se soumettre à la discipline. On peut voir au Louvre, sans que nous prenions la peine de les détailler, son immense Lé. gende de saint Gervais et de saint Protais , la Pâque de Jésus, froide imitation de la Cène du grand Léonard, le Christ mort étendu sur un linceul ; et, suivant un autre ordre d’idées, Y Éducation d'Achille pour le tir de l’arc et la course en char. Dans cette ordonnance ré- gulière, symétrique, dans ce dessin châtié, mais glacé, dans cette couleur calme et pâle, on sent l’éloigne- ment systématique de Rubens, on pressent les Batailles d' Alexandre.

Peintre de portraits, Philippe de Champaigne est assurément plus grand que peintre d’histoire. Ses dé- fauts sont moins sensibles, ses qualités plus à leur place. Le Louis XIII , qui, malgré le casque, la cuirasse et l’épée, malgré les brassards, cuissards et jambards, malgré les lauriers dont la victoire le couronne, paraît si timide, si faible et si maussade ; le Richelieu , V Émi- nence rouge, bien autrement fort, impérieux et puissant sous une simple simarre de soie, sont d’heureuses et complètes figures historiques. On peut louer également sans réserve le portrait d’une dame très pâle, qu’on croit être Catherine Marion, femme de l’avocat, Antoine


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Arnauld, restaurateur de Port-Royal, à qui elle donna vingt-deux enfants; celui de l’aimable Robert Arnauld d’Andilly, leur fils aîné, qu’on appelait Y Ami universel; ceux des arcbitectes Claude Perrault et Jules Hardoin- Mansard, réunis dans le même cadre; et le sien propre, à Page de soixante-six ans, fait après que les jésuites l’eurent cbassé avec ses amis du monastère des jansé- nistes, où il s’était retiré. Enfin, dans les deux reli- gieuses de Port-Royal, l’une malade, l’autre en prière, où Philippe de Champaigne a retracé la guérison tenue pour miraculeuse de sa fille, sœur Sainte-Suzanne, par la mère Catherine-Agnès Arnauld, il a marqué certaine- ment la dernière perfection que pût atteindre son talent sage, noble, plein de mesure, de gravité et d’onction. « Jamais peut-être, dit M. Ch. Blanc, on n’avait poussé à ce point l’expression de ce qui est inexprimable. Phi- lippe de Champaigne s’est élevé ce jour-là, sur les ailes de la foi et de l’amour, jusqu’aux plus hautes cimes de l’art. »

Son compatriote, comme lui né à Bruxelles, comme lui mort à Paris, Antoine-François Yan der Meulen (1654-1690), est devenu l’un des historiographes de Louis XIV. Tandis que Lebrun célébrait en allégories antiques les haut faits du grand roi, Yan der Meulen en traçait le plan, les détails, les incidents, en quelque sorte le portrait. Et même, il n’écrivait pas seulement avec son pinceau les prouesses guerrières auxquelles le roi n’assistait que de fort loin, en roi, suivi de toute sa cour, y compris les trois reines dans le même car- rosse; il rapporte exactement jusqu’aux anecdotes familières de la cour, les chasses de Versailles, les promenades de Marly. Ses tableaux sont de vrais Mé-

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moires, intéressants comme ceux de Saint-Simon. Ce genre exige des qualités nombreuses et des talents di- vers. Une belle et savante ordonnance, du mouvement sans confusion, de 1 ordre, meme au sein d une mêlee, la connaissance et l’emploi judicieux des costumes, des armes, des mœurs militaires et civiles, le don du por- trait, l’art de représenter une foule d’objets différents, hommes , animaux, chevaux entre autres 1 , monuments, paysages, même l’air et l’espace, et l’art enfin très difficile de composer avec tant de détails un véritable ensemble, où chaque objet soit à sa place et sous son jour, comme dans la nature. En ce genre, dont il fut à peu près le créateur, et dont il est certainement le mo- dèle, on doit désespérer de surpasser jamais les bonnes toiles de Yan der Meulen. 11 nous suffira de citer, parmi les vingt-trois tableaux qu’a recueillis le Louvre : la Prise de Dinan sur la Meuse, et la magnifique Entrée de Louis XIV et de Maine-Thérèse à Arras , dans le mois d’août 1667. Je ne sais, si, en peignant ces vic- toires du roi de France en Flandres, le Flamand Yan der Meulen sentait quelque remords de déserteur et de trans- fuge; mais, à coup sûr, son talent inimitable mettait au service du vainqueur tout le zèle d’un nouveau con- verti; et j’aime à croire qu’il célébrait avec sincérité, non la chute des villes de son pays natal, mais leur ac- cession à la patrie française, qu’il avait lui-même adoptée.

Yan der Meulen est — avec les disciples de Téniers,

1 . Il est vraisemblable que Van der Meulen, ayant épousé la nièce de Lebrun, coquette qui troubla et abrégea sa vie, a dessiné les chevaux dans les grandes machines du tout-puissant 'peintre du roi, qui l’avait recommandé à Colbert et fait venir à Paris.


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avec les éminents paysagistes Jacques Van-Artois et Huysmans de Malines, — le dernier des peintres fla- mands, avant la grande et totale éclipse qu’en leur pays, comme presque partout ailleurs, présente le dix-hui- tième siècle. L’art des Flandres, devenu l’art de la Bel- gique, ne s’est réveillé qu’au contact de l’art français, sous David et son école. Il est resté d’abord le docile élève de ses maîtres, car M. Gallait, par exemple, comme M. Wauters, est un peintre français. Mais depuis lors, l’art belge, pleinement émancipé, est retourné avec toute raison aux traditions flamandes. M. Henri Leys, d’Anvers, a donné l’exemple et les modèles ; MM. Vil- lems, Stevens, Clays, Verlat, César de Cock, d’autres encore, le suivent dans cette bonne voie nationale où il a su ramener toute l’école avec succès, avec éclat 1 .


ÉCOLE HOLLANDAISE


« L’art, a dit le grand chancelier Bacon, c’est l’homme s’ajoutant à la nature, Ars est homo aclditus naturæ. » Cette belle et juste définition peut s’appliquer spé- cialement à l’art panthéistique de la Hollande. Tous les peintres, dans la patrie de Spinoza, semblent s’être bor- nés à voir la nature, à l’aimer, à la comprendre et à la traduire, chacun avec son sentiment et son goût, en s'y ajoutant . Pour se convaincre de cela, il suffit de tra- verser, par divers temps et à diverses heures du jour, quelques sites de la Hollande. Bencontrez-vous, par une

1. M. Leys est mort au mois d’avril 18G9, laisssant vide la première place parmi les artistes de son pays.


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les merveilles de la peinture

journée sombre, un paysage austère, où la nature du Nord étale ses duretés et ses tristesses, avec un ravin, une cascade, un vieil arbre abattu, sans troupeaux, sans bergers, montrant à peine, au lointain, quelque chétive cabane isolée, où l’on aurait regret à vivre? vous dites aussitôt : « Ah ! voici l’amant de la mélan- colie, Jacques Ruysdaël. » Vous trouvez-vous, peu après l’aurore, sur les bords d’une rivière où glisse une voile blanche; au delà, s’élèvent l’église et les maisons d’une bourgade; en deçà, de grosses vaches paresseuses ru- minent dans l’herbe grasse des prairies, tandis qu’à travers des lambeaux de nuages déchirés, les rayons du splendide soleil matinal inondent de leurs feux tous les objets? vous vous écriez : « Voici le créateur de la lu- mière, Albert Cuyp. » Un peu plus tard, pendant le repos du midi, vous apercevez un verger paisible et ver- doyant, où chaque arbre étend son ombre sur la pe- louse, où, sous chaque ombre, repose un bœuf, un cheval, un âne, une chèvre, un mouton, un pourceau, dans leurs attitudes les plus naïves et les plus naturel- les; et vous dites à cette vue : « Voici La Fontaine de- venu peintre, voici l’inimitable portraitiste des bêtes, Paul Potter. » Plus tard encore, dans la soirée, vous traversez une contrée riante, où paît à l’abandon un gras bétail, dont les pasteurs, embouchant leurs pipeaux sub tegmine fagi semblent chanter leurs rustiques Amaryllis; vous avez enfin sous les yeux une idylle, comme l’écrirait un Théocrite ou un Virgile néerlan- dais; et vous dites à l’instant : « Voici le peintre de la nature aimable et sereine, Adrien Van de Velde. » Plus tard encore, le lune vient à s’élever au-dessus d’un trône de nuages sombres, mirant son disque argenté


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sur la face immobile d’un étang sinueux, qu’entourent quelques chaumières cachées dans l’ombre des aulnes et des peupliers; et vous dites : « Yoici le peintre et le poète des nuits, Arendt Van der Neer. » Une plage d’où s’étend à perte de vue, soit une nappe d’eau, calme, perlée et transparente, sur laquelle se balancent gaiement au soleil des embarcations pavoisées, soit le Ilot noirâtre de la mer du Nord tourmentant quelque navire en détresse : c’est Guillaume Van de Velde. Un fleuve qui se perd à l’horizon, réfléchissant la couleur monotone d’un ciel gris, terne, brumeux : c’est Van Goyen. Un canal glacé, devenu grand’route, et couvert de passants, qui courent sur leurs patins : c’est Isaac Ostade.

J'ai cité seulement ce que voit à chaque pas un voyageur, le ciel, le terre et l’eau ; j’ai cité seulement le paysage et la marine. Mais la vérité n’est pas moins frappante, n’est pas moins vraie , quand il s’agit des habitants de la contrée, et, par l’artiste hollandais, l’homme n’est pas moins bien rendu que les animaux ou les plantes. Sans doute, grâce aux caprices de la mode qui emporte et renouvelle chaque année nos en- veloppes visibles, ne laissant d’identité complète qu’aux bêtes et aux choses, sans doute je ne puis trouver pré- cisément dans les rues d’Amsterdam la .Ronde de Rem- brandt, ou, dans son hôtel de ville, le Banquet de Van derHelst, ou les longues robes en satin de Terburg, ou les gentilshommes empanachés de Wouwermans, ou les paysans avinés d’Adrien Ostade. Mais cependant, si, traversant une cité, je vois une jeune fdle se pencher d’un air curieux sur la vieille balustrade d’une fenêtre encadrée de lierre et de géranium, je reconnais Gérard Dow. Dans ce paisible intérieur de maison gothique où


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file une bonne vieille, et qu’illumine à midi un de ces chauds rayons de soleil que le peintre a vus peut-être à Bornéo, je retrouve Pierre de Hooghe. Ce canal bordé d’arbres, dans une ville propre et comme toujours endi- manchée, où je compte chaque pavé de la rue, chaque tuile des toits, chaque brique des murailles, c’est Van der Heyden ; et le Marché aux herbes d’Amsterdam té- moigne encore de la fidélité de Metzu.

Nous arrivons donc, cela saute aux yeux, dans l’em- pire du naturalisme après avoir laissé celui du spiritua- lisme en Italie. Nous entrons dans l’art protestant, dans Part bourgeois, populaire, après avoir laissé Part des grands temples et des grands palais. « Si i’etois du mes- tier, avait dit Montaigne, ie naturaliserois Part, autant comme ils artialisent la nature. » Voilà ce qu’ont fait les artistes du Nord. Ils ressemblent, comme on l’a dit sans malignité, aux amants rebutés de Pénélope : ne pouvant posséder la maîtresse, ils se sont contentés des suivantes. Mais est-ce à dire que nous ne devions trou- ver ici qu’un réalisme brutal, grossier, matériel, qui fait flèche de tout bois et ventre de toute paille; qui, ne prenant que la surface et l’enveloppe des choses, ne s’adresse qu’aux yeux, et ne sait jamais pénétrer jus- qu’au sentiment intérieur, jusqu’à Pâme? Ce serait une complète erreur, une grave injustice. De même qu’en Italie, les plus subtils, les plus mystiques des spiritualistes ont su revêtir leurs idées d’un corps ap- parent, c’est-à-dire les exprimer par des formes claires, exactes, précises, et les embellir de tout le charme du pittoresque; de même, en Hollande, les réalistes déci- dés, les simples imitateurs du simple vrai, ont su glisser, dans les humbles sujets de leurs compositions, tant de


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goût, de sentiment et de poésie, qu’ils les relèvent aux yeux de l’esprit jusqu’à les porter au niveau des œuvres du grand art. « Il faut, écrivait Paul Delaroche, qu’un artiste oblige la nature à passer à travers son intelligence et son cœur. » C’est ce qu’ont fait les Hol- landais. D’ailleurs, la seule perfection du travail suffit bien à émouvoir l’âme, ne serait-ce que par l’admira- tion. Il y a tel arbre mort de Ruysdaël qui touche le cœur, telle vache de PaulPotter qui parle éloquemment, telle cuisine de Kalf qui renferme un poème. Lorsque Pascal dit cette parole : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux ! » il est peut-être philosophe, et surtout chrétien; il n’est pas artiste. En un mot, les peintres hollandais se sont mis aussi bien tout entiers dans leurs petits panneaux que les peintres italiens dans leurs toiles gigantesques, et ils ne méritent pas moins que, devant leurs œuvres, on dise avec Bacon : Ars est homo additus naturæ.

Comment s’est formé, un peu tard, cet art réaliste et panthéiste des Hollandais? Ici je vais laisser répondre un écrivain qui pense ce que je pense, ce qu’ailleurs déjà j’ai essayé de dire, mais qui le dira mieux que moi. A lui transmettre la parole, il y aura d’ailleurs l’avantage et la force de toute citation bien placée, qui renferme comme deux témoignages, celui de l’écrivain cité s’ajoutant à celui de l’écrivain qui l’invoque.

« La même révolution religieuse qui a créé une Hol- lande politique, dit M. Edgar Quinet (dans Marnix de Sainte- Aldeg onde ), a créé l’art hollandais... Depuis la réforme, les scènes de la Bible n’apparaissent plus à travers les traditions accumulées de l’Église;... plus


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de pompe, plus de fêtes; a peine un reste de culte; le christianisme interprété, non par les docteurs ou les Pères, mais par le peuple d’où la simplicité des Écri- tures poussée jusqu’à la trivialité... La est la révolution du seizième siècle, là est aussi la peinture hollandaise. Gomment les biographes de Rembrandt et ses interprètes ont-ils oublié jusqu’ici son caractère de réformé 1 ?... Sa Bible est la Bible iconoclaste de Marnix; ses apôtres sont des mendiants; son Christ est le Christ des Gueux 2 .

« Quanta la magie du coloris sous un ciel de plomb, une pareille contradiction entre la nature et Part est unique dans le monde. Pourquoi la pâleur ascétique de Lucas de Leyde, et tout à coup l’éclat fulgurant de Rem- brandt 3 ? Ces contradictions ne peuvent s’expliquer aussi que par le principe même de la vie nationale. La Hollande a une double existence, à la fois européenne et orientale; elle vit surtout par les Indes, par ses colo- nies égarées à l’extrémité de l’Asie... Les colonies con- quises dans un autre hémisphère, ce fut là le foyer éloigné, et comme le verre ardent où s’alluma l’art hol- landais... Un coin du ciel des Maldives se reflète dans


1. Ce caractère n’a été oublié, ni par M. Cl). Blanc, dans l 'Histoire des Peintres, ni par moi-môme. (Voir, entre autres, la page 237 au volume Muse'es d Allemagne.)

2. A l’explication que donne M. Quinet du peintre d’histoire hollan- dais, je n’ajouterai qu’un mot pour expliquer à son tour le paysagiste hollandais. Par son renoncement exagéré aux choses de cette vie mon- daine et sa tendresse exclusive vers la vie céleste, le catholicisme avait éloigné l’homme de la terre et de la nature. Le protestantisme d’abord, après la Renaissance et le retour au goût de l’antiquité, puis surtout les idées panthéistiques, l’ont ramené à l’amour de l 'aima parens , de la Mère universelle.

3. Outre les raisons qui vont suivre, M. Edg. Quinet aurait dû remar- quer aussi qu’entre Lucas de Leyde et Rembrandt était venu Rubens avec l’école d’Anvers, et que la Meuse confine à l’Escaut.


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un taudis des Flandres... Java éblouit Amsterdam... De là l’effet fantastique et réellement magique de cette lumière composée qu’aucun œil n’a vue, et que la nature n’a pas produite. Ce coloris flamboyant paraît sans cause, parce que la cause est éloignée... Les peintres bataves n’ont pas vu eux-mêmes la terre de la lumière ; mais ils voient chaque jour les vaisseaux, les matelots, les indigènes qui en arrivent; ils touchent les produc- tions, les draperies, les costumes qu’on en rapporte, et qui tous gardent un rayon d’un ciel étranger. La pauvre, froide, triste nature du Nord est amoureuse de ce soleil entrevu... Je voudrais définir la peinture hol- landaise : une aspiration vers la lumière du fond de l’ombre éternelle. »

Les premiers peintres nés au nord des Pays-Bas ne furent d’abord que des peintres flamands. Le vieux Gérard de Harlem (vers 1400) diffère peu des vieux maîtres de Cologne , Wilhelm et Stephan ; — Lucas Dammez, de Leydc (1494-1533), qui était maître à dix ans, qu’on citait à douze comme un prodige, et qui fut grand par le burin comme par le pinceau, était élève de Jean de Bruges, par l’intermédiaire de son maître Cornelis Engelbrechtsen ; — Martin Yan Yeen, de Hemskerk (1498-1541), et Cornelis de Harlem (1562- 1638), allèrent en Italie, comme Maubeuge et Van Orley, pour se faire disciples, l’un de Raphaël, l’autre de Michel-Ange; — Cornelis Poclenburg (1586-vers 1660), qui avait étudié dans l’école efféminée de Carlo Dolci, faisant pour le sujet anecdotique ce que ses pré- décesseurs avaient fait pour la haute histoire, introdui- sit le goût et le style des Italiens dans la naïveté et la fantaisie des Flamands; — enfin Gérard Honthorst


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(1592-1662), que les Italiens nommèrent Glierardo delle Notti , trouvant sans doute la lumière du soleil chose commune et triviale, n’éclaira guère ses tableaux qu’avec des lampes et des chandelles, et se fît ainsi dans l’art un domaine et un nom propres. C’est pendant la guerre de l’indépendance, après la fédération des Gueux , après V Union d’Utrecht, lorsque les sept Pro- vinces-Unies échappent à l’Espagne et au catholicisme, lorsqu’elles se séparent même des Flandres, restées ca- tholiques et espagnoles, c’est alors que l’art hollandais naît avec la Hollande. « C’était, dit l’auteur de la Lettre sur la curiosité, c’était l’époque des succès de ce pays en tous genres. Après avoir arraché son sol à la mer et sa foi à l’inquisition, il avait, sans autre force que sa persévérance, triomphé de tous les despotismes, donné un libérateur à l’Angleterre et humilié l’orgueil le plus insensé qui ait jamais gonflé le cœur d’un roi. La Hollande ouvrait alors un asile à toutes les hardiesses de l’esprit, un cabinet d’études à toutes les investiga- tions de la science, et elle fondait une école nationale : mérite rare, qui n’appartient qu’à ce petit pays et à l’Italie, de glorieuse mémoire. »

On vit alors un étonnant spectacle, plus étonnant que celui même qu’avait présenté l’Italie en son siècle d'or. Ce petit pays volé à l’Océan, ce pays de pâtres et de pêcheurs, ce pays de gueux , donna au monde, et à là fois, une incroyable multitude de grands artistes. Entre la naissance de Franz Hals(1584) et celle de Jean Yan Huysum (1682), il n’y a pas même l’intervalle d’un siècle . Et pourtant c’est alors que naquirent coup sur coup, et que vécurent tous ensemble tous les pein- tres renommés de l’école hollandaise. En moins de cin-


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quante ans, on voit apparaître — autour et à la suite de l’immortel fils du meunier de Leyde, Rembrandt van Ryn, — Gérard Ilonthorst, Jean Davidz de Heem, Keyser, Albert Cuyp, Adrien Rrauwer, Gérard Terburg, Wynants, Philippe Koning, les deux Ostade, les deux Roth, Van der Helst, Gérard Dow, Metzu, les deux Ruysdaël, les deux Van der Neer, les deux Wouwer- mans, les deux Weenix, Fyt, Pynacker, Berghem, Paul Potter, Backuysen, Bol, Maas, Moucheron, les deux Van de Velde, les deux Mieris, Peter de tlooghe, Hobbema, Karel Dujardin, Hondekoeter, Jan Steen, Netscher, Schalken, Van der Heyden, etc. Cette nouvelle école s’était montrée et affirmée déjà dans les libres et vigou- reux portraits de Franz Hais (1584-1666). Là, plus de soumission à Part italien, ni même à Part flamand. Nous pouvons reconnaître, au Louvre même, combien Franz Hais s’éloigne de son contemporain Van Dyck. Nous y avons le précieux portrait de Descartes. Et ce n’est point en France assurément que Hais a pu retra- cer la figure du père de la philosophie moderne, car il ne quitta de sa longue vie les cabarets de Harlem ; il l’a peint en Hollande, lorsque Descartes, dans sa prudence trop bien justifiée, alla s’y fixer en 1629, espérant qu’il pourrait penser et écrire plus librement sous les stat- houders que sous les rois. Mais c’est avec Rembrandt, avec son brillant et nombreux cortège de disciples et d’imitateurs, qu’apparaît, dans tout l’éclat de son midi, cette école étrange qui n’eut point d’aurore et dont le couchant s’éteignit au milieu d’une nuit pro- fonde.

Honneur suprême de la Hollande, Rembrandt van Ryn (de 1606 à 1608-1669) est grand à Amsterdam


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comme Raphaël à Rome, comme Rubens à Anvers, comme Velâzquez à Madrid. Et pourtant cet enfant du Rhin, cefds de meunier, fut illettré toute sa vie, comme notre Claude le Lorrain, et s’instruisit également, même en peinture, à peu près sans maître, car il fut mécon- tent de tous ceux dont il essaya les leçons. S’il aban- donna les traditions de la foi, le sens intime et profond qu’on leur prêtait, la poésie de l’esprit, le respect de l’antique, le culte du beau, en revanche, faisant de la réalité une sorte de vision surnaturelle, il retrouva, dans l’énergique reproduction des formes, des tons et des plans, une nouvelle poésie avec un nouvel art ; il retrouva la profondeur de pensée dans l’heureuse com- binaison ou le savant contraste des jours et des om- bres, dans le clair-obscur, qu’on ferait mieux d’appeler, surtout pour lui, l’obscur-clair ; enfin changeant d’i- déal, il retrouva un vrai beau dans le simple vrai. Rembrandt a prouvé, par exemple, et victorieusement, qu un effet, disons mieux, un accent de lumière ou d’ombre peut être plus expressif, peut toucher plus profondément que ces contractions des traits et des gestes qui servent d’habitude à rendre la douleur et qui prétendent la faire éprouver. On reproche quelque- fois à Rembrandt d’exagérer l’obscurité, l’opacité de ses ombres ; mais c’est pour faire jaillir la lumière des ténèbres. Rembrandt est un magicien, et la lumière est sa magie. 11 a compris et prouvé, suivant la juste observation de M. Émile Montégut, que, sous un ciel voilé, brumeux, plus que sous le rayonnement d’un ardent soleil, les couleurs conservent leur puissance et leur valeur relative. M. Paul Delaroche a eu toute rai- son d écrire : « Malgré ses énormes défauts, Rem-


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brandt est peut-être le premier peintre du monde. » Pour qu’il monte à ce rang suprême, pour qu’il soit l’incontestable et légitime roi de l’école protestante, il faut chercher Rembrandt dans son pays. On dirait qu’il a fait une part de ses œuvres entre la Haye et Amster- dam, exactement comme il a fait une part de ses deux manières entre les deux moitiés de sa vie d’artiste 1 . Amsterdam, où il n’alla s’établir que vers quarante ans, où il resta ensuite jusqu’à sa mort, semble avoir hérité uniquement des ouvrages de sa seconde manière, la plus large, la plus osée, la plus savante, celle qu’on peut nommer son grand parti pris. C’est à la Haye, au contraire, où il établit d’abord son atelier et son école, au sortir du moulin de Leydendorp (vers 1650), que le fds du meunier Hermann Gerritsen a laissé les meil- leurs ouvrages de son premier style, plus timide en- core, mais plus étudié et plus délicat. De sorte qu’en le trouvant d’abord à ia Haye pour le trouver ensuite à Amsterdam, on suit Rembrandt dans l’ordre véritable de son œuvre, et comme lui-même l’a compris et for- mulé 2 . Son histoire peut s’écrire entre les deux villes qu’il habita successivement. Nous voici à la Haye. Lais- sons à part un très fin portrait d’homme qu’on appelle V Officier y à cause de son hausse-col militaire, et qui


1 . Rappelons ici, sans plus de détails, que Rembrandt fut aussi le pre- mier des graveurs à Peau-forte; que, sans avoir d’autres teintes que le blanc du papier et le noir de l’encre, il est resté sur la planche d’acier le plus grand des coloristes.

Beaucoup d’autres peintres hollandais l’ont imité dans la pratique de ce double talent. Tels sont Adrien Ostade, Nicolas Berghem, Karel Du- jardin, Jean Both, Jacques Ruysdaël, Paul Potter, etc. (Voir, à ce sujet, les Merveilles de la gravure, par M. G. Duplessis.)

2. En parlant ainsi des manières de Rembrandt, je me conforme à l’opinion commune, mais, j’en fais l’aveu, sans la partager. 11 me paraît


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pourrait bien être celui de Rembrandt lui-même à l’âge de sa naissante moustache. Ce serait alors le pre- mier de cette longue série de portraits autographes où Rembrandt s’est peint chaque année de sa vie, de l’a- dolescence à la vieillesse. Laissons encore à part une Suzanne au bain , datée de 1635, d’un dessin peu no- ble, d’une couleur déjà prodigieuse, ainsi qu’une Pré- sentation au temple , qui, datée de 1631, est peut-être la première peinture authentique du maître, qui avait alors de vingt-trois à vingt-cinq ans ; et arrivons sur-le- champ au chef-d’œuvre incomparable de cette première époque de la vie de Rembrandt, qui se nomme la Le- çon d'anatomie. C’est la dissection d’un cadavre par un célèbre médecin du temps, le professeur Tulp, devant sept autres médecins. Ce sujet est trop connu par les copies, par la gravure, par mille descriptions, y com- pris celle de Reynolds, pour qu’il faille autrement l’ex- pliquer. Bornons-nous à dire que, n’exigeant d’autre invention que celle de l’ordonnance, et nul idéal, il


plutôt que Rembrandt eut à son service différents modes de peinture, dont il savait, suivant l’occasion, faire un usage intelligent; il me paraît que Rembrandt n’eut pas précisément de manières successives, mais, comme Murillo, par exemple, qu’il eut des manières diverses, suivant l’exigence des sujets qu’il avait à traiter. Telle ligure de vieillard, qu’il a peinte avant trente ans (par exemple dans la National Gallery, le portrait d’une dame âgée de 83 ans, qui porte la date de 1634), offre déjà tous les empâtements profonds, toutes les formes violentes et ru- gueuses de ce qu’on nomme son parti pris , tandis que telle ligure de femme peinte vers la fin de sa vie, garde toute la fluidité du pinceau, toute la finesse de détails qui conviennent à la jeunesse et à la beauté. Que l’on regarde attentivement la grande et célèbre composition qui se nomme la Ronde de nuit , dont nous allons parler : on reconnaîtra que, dans le môme cadre, mais suivant la différence des sexes, des âges, des conditions, il a réuni toutes les diverses manières de peindre dont il a fait usage durant sa vie, les dispersant, par une heureuse application, dans ses œuvres de tous les genres.


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convenait merveilleusement au génie réaliste du pein- tre des Gueux. Rembrandt s’y élève à toute la distinc- tion qu’il pouvait atteindre, car, autour de ce corps ina- nimé, tous les personnages vivants ont cette certaine noblesse de maintien et d’expression que donne tou- jours la science attentive et curieuse. Quand à l’exécu- tion, à quoi bon la louer? à quoi bon dire que le don de vie est répandu sur cette toile fameuse? La Leçon d'anatomie passe unanimement pour le plus excellent ouvrage du maître avant l’époque où, pour excuser la fougue un peu désordonnée quelquefois de son parti pris, et ses audacieux coups de pinceau du premier jet, il répétait que la peinture ne doit pas être flairée. « C’est, dit M. Maxime Du Camp, un tableau européen, univer- sel, éternel, qui vivra traditionnellement dans les sou- venirs, quand même il devrait être détruit, car c’est une des rares choses sorties des mains de l’homme qui soient belles absolument. » J’ajoute que, si l’on pou- vait lui trouver un défaut, ce serait celui d’être sans défaut. Voilà en quoi, pour un génie original, créateur, visionnaire, comme celui de Rembrandt, la Leçon d'a- natomie est inférieure à la Ronde de nuit.

Celle-ci nous amène au musée d’Amsterdam, ville où Rembrandt est mort dans une petite maison qu’on voit encore à l’entrée du quartier des Juifs, et qui vient de lui dresser une statue sur l’une de ses places. Il était juste qu’Amsterdam recueillît l’œuvre capitale du plus grand des peintres hollandais, qui fut grand poète aussi par le seul emploi de l’expression, du mouvement et de la lumière. Réunissant jusqu’à vingt-trois personna- ges de grandeur naturelle, ce tableau fameux représente un peloton de la garde civique, officiers, soldats, éten-


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dard et tambour, faisant une patrouille dans les rues d’Amsterdam. On le nomme la Garde ou la Ronde de nuit. Et ce nom est défectueux, car c’est une ronde faite en plein jour. Mais le nom et l’erreur populaire vien- nent de ce que les tons lumineux et transparents, les grands effets de clairs et d’ombres, semblent produits plutôt par une lumière factice que par celle du soleil. « A vrai dire, ce n’est là qu’un rêve de nuit, et per- sonne ne pourrait décider quelle est ta lumière qui tombe sur les groupes de figures. Ce n’est ni la clarté du soleil, ni un rayon de lune, ni la lueur des flam- beaux; c’est un éclair du génie de Rembrandt (Ch. Blanc) 1 . » La Ronde de nuit (il faut bien lui laisser ce nom consacré) l’emporte sur tous les autres chefs- d’œuvre de Rembrandt, d’abord par l’importance de la composition et le nombre des personnages qu’elle ras- semble; ensuite, et surtout, parce que le sujet n’exi- geant que la vérité vraie sans noblesse, sans beauté, sans idéal , sans aucune des hautes qualités qui man- quaient à Rembrandt, l’admiration n’est pas troublée par le regret, et l’on y trouve avec bonheur, avec ravis- sement, dans la pure et simple reproduction du réel, le triomphe de la peinture.

Il faut regarder Rembrandt comme l’autre grand réaliste, l’Espagnol Velâzquez. Il faut le regarder long- temps, et que chacun choisisse bien la vraie place qu’exige sa vue pour apprécier à la fois l’ensemble et les détails. Alors il se fait une illusion singulière, effrayante, une véritable apparition. Tous ces person-


1. « Le thème de Rembrandt, dit aussi Eugène Fromentin, était celui-ci : ccliiror une scène vraie par une lumière qui ne le fût pas, c’est-à-dire donner à un tait le caractère idéal d’une vision. »


2 e SÉKfÊ,


La Rouie de nuit.



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nages prennent corps cl vie; on les voit, on les entend. C’est le cas de s’écrier, comme Luca Giordano devant las Meninas de Velâzquez : « Voilà la théologie de la peinture! » C’est à Velâzquez, en effet, c’est encore à Giorgion et à Titien que l’on peut comparer Rembrandt dans sa prodigieuse originalité, mais non, malgré les rapports de voisinage et l’époque, au grand coloriste flamand, à Rubens. « Il n’y a pas dans toutes les écoles, dit Thoré avec autant de finesse que de raison, deux- peintres qui diffèrent plus l’un de l’autre que Rem- brandt et Rubens. Ce sont précisément les contraires : l’un est un peintre concentré, l’autre un peintre étalé; l’un cherche la simplicité caractéristique, l’autre une somptuosité ambitieuse; l’un ménage ses effets, l’autre les prodigue aux quatre coins de ses toiles; l’un est tout en dedans, l’autre tout en dehors; l’un est mysté- rieux, profond, insaisissable... l’autre expansif, entraî- nant, irrésistible... devant Rembrandt on se recueille, devant Rubens on s’exalte. »

Cette garde civique, telle qu’il plaît à Rembrandt de nous la montrer, ne ressemble guère aux troupes d’au- jourd’hui : aucun ordre, aucun uniforme; la plus com- plète liberté d’action et d’équipement; un bizarre mé- lange de gens, d’attitudes, de costumes, d’armes dépa- reillées, arquebuses et hallebardes, casques et chapeaux, cuirasses et pourpoints. Rien de plus pittoresque :

Souvent un beau désordre est un effet de l’art.

Plusieurs défauts, d’ailleurs, sautent aux yeux des moins clairvoyants. Cette dame qui porte une poule pen- due à sa ceinture (est-ce un prix apporté pour le vain- queur au tir? est-ce une allégorie pour signifier la


sécurité des transactions sous la protection de cette pri- mitive garde nationale?) est assurément trop petite. C’est, par la taille, une fillette de douze ans. Et pour- quoi cette espèce de Thersite qui court follement dans l’ombre? Nul ne le sait. Mais qu’importe? Le bel offi- cier vêtu en velours noir avec écharpe rouge, son com- pagnon en satin jaune, qui balance une hallebarde, le porte-etendard, et, pour ainsi dire, toutes ces franches et martiales figures nous offrent-elles moins le vrai type de ces héros populaires qui arrachèrent la Hollande à l’Espagne catholique? Ils posent devant nous, ils agis- sent, ils vivent, sous les étranges rayons de ce soleil intérieur créé par l’artiste, le soleil de Rembrandt. Ils vivent, c’est assez, et lux in tenebris lucet (saint Jean). Cette Ronde de nuit exprime l’effervescence de la joie patriotique, le bonheur de l’indépendance conquise. «C’est, dit M. Montégut, la liberté dans son âge d’or.... Elle conservera le souvenir de la liberté hollandaise peut-être par delà l’existence de la Hollande. »

Un autre tableau de Rembrandt, les Staalmeisters ou maîtres au plomb (il faut traduire : les Syndics de la corporation des marchands de drap d'Amsterdam), quoique simple réunion de portraits, partage et ba- lance la renommée de la Ronde de nuit. Ce tableau n’a pas reçu, à l’étranger du moins, de nom populaire, de nom court et consacré, et, par cette raison, il est moins cité que le précédent. Mais, parmi les artistes et les connaisseurs, beaucoup le préfèrent et le portent plus haut encore. Ce sont, peuvent-ils dire, les mêmes qua- lités avec moins de défauts; c’est une perfection plus nuire, plus sûre d’elle-même, plus complète enfin. Tous ces braves marchands de draps regardent en même


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temps du même côté, comme si quelqu’un venait in- terrompre la lecture, commencée entre eux, d’un regis- tre de la corporation. Ce mouvement uniforme et na- turel anime la composition, loin de l’alourdir, et semble l’enserrer comme un faisceau. Ce ne sont pas six por- traits, ce sont six vivants, conservés depuis deux siècles par le magicien, dont la puissante baguette les a fixés sur une toile immortelle.

Ils nous offrent l’occasion d’apprécier Rembrandt comme peintre de portraits. J’ai longtemps pensé, et j’ai même écrit que, n’acceptant point, comme Ilolbein ou Velâzquez, la nature toute simple, toute naïve, dans ses aspects les plus ordinaires et partant les plus vrais, mais la pliant toujours à certaines combinaisons d’op- tique, à certains contrastes fortement accusés, Rem- brandt, qui composait ses portraits, les faisait sortir un peu des vraies conditions du genre; de sorte que, bien qu’il fallût le citer parmi les plus grands peintres du monde, on pourrait ne pas le citer parmi les plus grands portraitistes des diverses écoles. Mais, s’il est vrai que

L’homme absurde est celui qui ne change jamais,

je ne mérite point d’être traité d’absurde, car je suis bien revenu de ce sentiment. Peu à peu la conviction s’est faite en mon esprit que Rembrandt, dans le por- trait, n’est surpassé par aucun rival. Ses combinaisons habituelles de clair-obscur ne servent pas seulement à l’effet pittoresque, mais encore, et surtout, à éclairer si profondément ses personnages qu’on les voit en de- dans comme en dehors, que la ressemblance morale s’ajoute à la ressemblance physique, et que, sous son pinceau ou son burin, ils revivent tout entiers. On peut


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dire des portraits de Rembrandt ce que les Romains disaient d’une belle statue iconique : Tacet sed loqui- tur (elle se tait, et cependant elle est parlante).

Cherchons maintenant, à travers toute l’Europe, cel- les des grandes œuvres de Rembrandt que n’a point conservées son pays.

L’Italie ne saurait montrer que trois ou quatre por- traits, dispersés entre Florence, Naples et Turin. L’Espa- gne, au milieu de son riche musée, n’a que le portrait d’une dame, que sa date rattache aux débuts du maître, et dans sa manière fine, délicate, caressée, qui convient le mieux pour rendre la fraîche beauté des jeunes années. La France, hélas! ne peut pas davantage nous faire voir Rembrandt monté à ce rang suprême de chef d’école. D’abord, parmi les huit portraits de sa main, il n’en est guère que trois (celui d’une dame d’àge moyen et deux des quatre où il s’est peint lui-même) qui puissent mériter une très haute place dans son œuvre. Ensuite, si je conviens sans peine que Y Ange Raphaël quittant la famille de Tobie est merveilleusement lancé dans les airs, au milieu d’une atmosphère lumineuse qui descend du ciel entr’ouvert, tandis que la famille et jus- qu’au chien du patriarche témoignent par la plus éner- gique pantomime leur respect et leur effroi; — que les Pèlerins d'Emmaüs , autre miracle du coloris, brillent mieux par une noblesse et une beauté rela- tives; — que le Bon Samaritain , quoique moins fine- ment terminé, montre la plus profonde connaissance et le plus heureux emploi des jeux de la lumière et de 1 ombre : — franchement, quelqu’un se trouverait-il pour prétendre que ces compositions de second ordre puissent égaler un des grands chefs-d’œuvre parmi


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ceux que j’ai déjà nommés, ou que je nommerai bientôt? Non, certes, et tout ami des arts qui en a rencontré un seul dans ses voyages, partagera mon juste regret que, depuis qu’il renferme nos collections publiques, le Louvre n’ait pu acquérir une page qui les rappelle et les balance 1 .

Il est un genre, heureusement, où les plus riches collections doivent à leur tour nous porter envie. C’est dans les tout petits panneaux, dans les espèces de mi- niatures à l’huile, que Rembrandt s’élève, chez nous, à sa dernière hauteur. Les deux figurines de trois à quatre pouces qu’on appelle Philosophes en méditation , et plus encore le Ménage du vieux menuisier (que Rem- brandt appelait sans doute une Sainte Famille , mais qui, le père s’y trouvant, ne peut être qu’une famille humaine) sont bien, dans leurs humbles proportions, le triomphe du genre dont il fut le fondateur, dont il est resté le modèle, qui est non seulement l’art, mais la poésie du naturalisme 2 .

Deux pages analogues sont, à Londres, l’honneur de

1 . Cette lacune est un peu comblée maintenant par la Bethsabêe du musée Lacaze.

2. Pour donner à ce mot, en l’appliquant à l’idée de famille, un sens clair et précis, qu’on me permette de supposer deux peintres voulant à l’aide de leur palette, retracer l’image de la maternité. L’un habite Rome, la catholique, il est peintre du pape; l’autre habite Amsterdam, la protestante, il est peintre des bourgeois d’une cité libre; l’un se nomme Raphaël, l’autre Rembrandt. Le premier voudra que la mère, demeurée vierge par un miracle du Tout-Puissant, exprime sa naïve et sauvage ignorance du monde, tandis que l’entant porté dans ses bras, qui est Dieu fait homme, annonce dans la tristesse de ses profonds regards le sacrifice auquel il se résigne pour la rédemption de l’humanité. Raphaël glorifiera le mystère de l’incarnation ; il fera la Madone de Saint-Sixte. Le second, vivant sur la terre plus que dans les cieux, et complètement dégagé des dogmes, se borne à montrer, jouant sous un rayon de soleil, un pétulant bambino , que sa mère protège en souriant contre l’étourderie


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la National Gallery. Bien qu’en figurines aussi, la Femme adultère et Y Adoration des Bergers doivent prendre le nom et le rang de tableaux d’histoire. Su- perbes par l’ordonnance, superbes par la touche, ils peuvent affronter toute comparaison. Quant aux por- traits de Rembrandt, les plus beaux que possède l’An- gleterre, outre ceux qu’a recueillis maintenant la Na- tional Gallery , sont dans les collections privées, no- tamment chez la reine, à Buckingham-Palace, et chez le marquis de Westminster, à Grosvenor-House. Plus riches encore, et presqu’à l’égal de la Hollande, l’Alle- magne et la Russie sont, de tous les héritiers de Rem- brandt, les plus favorisés. Divers autres tableaux d’his- toire, également petits par les dimensions, également grands par l’ordonnance et la touche, sont réunis à la Pinacothèque de Munich : une Mise en croix , par un temps sombre et orageux; une Mise au tombeau , dans l’obscurité d’une voûte profonde; une Nativité , qu’é- clairent les pâles reflets d’une lampe ; une Résurrection , illuminée par un rayon de lumière au milieu de la nuit; une Ascension où le Christ éclaire toute l’appari- tion de sa propre lumière ; enfin la Descente de croix , que tout le monde connaît par la célèbre gravure que Rembrandt en fit lui-même à l’eau-forte. Ce tableau, qui n’a pas un mètre carré, rappelle parfaitement, dans sa disposition générale, les pieuses Dépositions de Ra- phaël, de Titien, de Yolterre, de Carrache, de Ribera, de Lucas de Leyde, de Rubens. C’est aussi le' corps du

<lo. son âge, tandis que le père gagne à la sueur de son front, mais charmé d un labeur utiie à ces deux êtres chéris, le pain du dîner qu apprête la ménagère. Rembrandt glorifiera le travail et la famille humaine; il fera le Ménage du menuisier.


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Christ détache de la croix par les serviteurs de Joseph d’Arimathie; c’est aussi la Vierge évanouie entre les bras de Madeleine et de Jean. Mais ce n’est tout cela que de nom. Sans la croix, qui seule explique le sujet, comment retrouver l’Homme-Dieu, sa mère, son disciple bien-aimé, tous les grands acteurs du drame évangé- lique, dans ces gros et lourds personnages vêtus à la wallonne, dans ces visages grotesques, ces nez épatés, ces petits yeux ronds, ces larges bouches, où le peintre semble avoir reproduit à plaisir son propre portrait comme type de l’humaine beauté? A la vue de ce ta- bleau, le premier sentiment serait celui de l’ironie, si l’on n’était, avant toute réflexion, tellement ému par la vérité des poses, des gestes, des expressions, telle- ment transporté par la magnificence de la couleur, telle- ment ébloui par l’éclat de la lumière, qu’il ne reste d’autre sensation que celle de l’enthousiasme, d’autre pensée que celle de l’admiration. Prise au point de vue tout humain de l’artiste qui l’a peinte, cette Descente de croix est un véritable prodige.

Il en est un autre, et précisément de la même espèce, dans la galerie des princes Esthérazy, aujourd’hui trans- portée de Vienne à Pesth. C’est YEcce liomo. Les figu- res y sont de grandeur naturelle. Jésus est au centre, presque nu, avec une ceinture autour des reins — comme il serait sur la croix — le jonc à la main, sceptre déri- soire, et la couronne d’épines sur la tète. A gauche, un groupe de soldats l’insultant de leurs moqueries ; à droite, Pilate se lave les mains de la mort du Juste; une femme lui verse l’eau d’un pot d’or, tandis qu’une autre tient l’aiguière. Pilate est en turban bariolé et en pelisse à fourrures, comme les rabbins d’Amster-


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dam pour tr aidés par Rembrandt. Quant au Christ, il est évident que le peintre s’est borné à copier un mo- dèle qu’il avait affublé des insignes de la Passion. Et quel modèle, bon Dieu! On croirait voir un de ces Christ du quatrième siècle, alors que saint Cyrille recommandait de faire de Jésus le plus laid des enfants des hommes; ou plutôt, Rembrandt le réformé, le^pan- théiste, l’ennemi des traditions et des pompes catho- liques, Rembrandt qui comprenait l’Évangile à la ma- nière naïve du moyen âge, non à la manière grecque et païenne de la Renaissance, a voulu taire le Christ des Gueux. C’est pourtant avec ce ramas d’êtres communs, presque ignobles, que Rembrandt est arrivé, par la force de l’expression, du geste et du sentiment, par 1 ir- résistible puissance du clair-obscur, à faire une œuvre, si prodigieuse et si belle, que les termes manquent pour rendre l’éclat dont elle brille aux yeux, pour exprimer l’émotion et l’admiration qu’elle excite dans l’âme. « Rembrandt fut plus hollandais que Maurice de Nas- sau Dans ses saintes images de la vie du Christ, il a

emprunté tous ses types à la Hollande, et cet évangile hollandais a paru plus vrai, malgré l’innovation des formes et l’anachronisme des costumes, que le Christ et les apôtres empruntés par les maîtres italiens aux traditions de l’art antique. Le Christ de Rembrandt, pauvre, souffreteux, est le Christ des humbles misères; ses rabbins sont les docteurs de la persécution ; son Pilate est le lâche instrument d’une populace en délire, et cette vérité profonde vaut bien les magnificences de l’art italien 1 . » ( Lettre sur la curiosité.)


1 Rembrandt est à peu près le seul peintre hollandais qui ait traité des


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Vienne a conservé, dans son Belvédère, huit ou dix portraits de Rembrandt, parmi lesquels, dit-on, celui de sa mère, très vieille et très parée, et le sien propre à deux âges, d’abord jeune et élégant, puis vieux et sordide. A Cassel, dont la riche galerie, fermée jusqu’à présent, vient d’être rendue au jour et au monde par les Prussiens, lorsqu’ils ont pris possession de l’Électo- rat, on a retrouvé tout un trésor enfoui : vingt-huit pages de Rembrandt. Je pourrais citer la plus impor- tante, qu’on nomme la Bénédiction de Jacob , et qui renferme cinq ou six figures; j’aime mieux citer la plus intéressante. C’est le portrait de sa première femme, celte chère Saskia Uilcnburg, qu’il épousa en 1634, qu’il ne conserva que huit ans, qui lui laissa son fils Titus, et dont il a reproduit l’image avec autant d’a- more que Rubens celle de sa belle Helena Forman. Dans ce portrait, Saskia est fort jeune encore, fort agréa- ble avec ses traits mignons, et l’on voit, aux parures de toutes sortes dont elle est chargée, et surchargée, que l’amoureux Rembrandt voulait montrer à tous les yeux combien il adorait cet enfant gâté. Près d’elle sont divers amis du peintre, le poète Croll, le bourg- mestre Six, le maître d’écriture Kopenol, et Rembrandt lui-même, cette fois en fort simple costume, toque noire et manteau brun.

Dresde ne pouvait manquer d’avoir sa large part des œuvres de Rembrandt. Mais ici encore, les plus intéres-

sujets d’histoire sainte, pris à l’Ancien et au Nouveau Testament. Il l’a fait d’une manière plus que prote'tantc, tout humaine. Et pourtant je trouve dans ses tableaux une nouvelle preuve de la supériorité des sujets sacrés, du surnaturel enlin, même quand il est réduit au naturel. (Voir à ce propos, dans le 1 er vol. des Merveilles de la Peinture , p. 273 et suiv.)


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santés ne sont pas les compositions historiques. Sans doute la grande toile où l’on voit le sacrifice offert par Manne et sa femme, à qui Fange annonce la naissance de Samson, est d’une forte couleur et d’un grand effet; mais cet ange n’est-il pas trop peu angélique, et la com- position entière trop peu d’accord avec le texte sacré? J’aime mieux Y Enlèvement de Ganymède , quoique ce tableau n’ait pas plus le sentiment de la mythologie que l’autre celui de la Bible; mais il est d’un grotesque plus permis. Au lieu du bel adolescent aimé de Jupiter, nous voyons un gros garçon de six à sept ans que l’aigle emporte par sa chemise, qui se débat, qui crie et qui fait même, en face du spectateur, ce que fait quelque ivrogne de Téniers dans le coin obscur d’une tabagie flamande. Plus nombreux à Dresde, les portraits sont aussi plus parfaits. Près de sa vieille mère, pesant des pièces d’or (toutes les .vieilles de Rembrandt sont sa mère), on admire Rembrandt lui-même, le verre à la main, le rire à la bouche, embrassant sa jeune femme qu’il porte sur ses genoux; plus encore une jeune fille (peut-être Saskia adolescente), qui tient un œillet à la main; plus encore, deux vieillards à barbe grise, coif- fés de toques noires, vêtus de riches étoffes sombres. 11 ne faut rien chercher au delà de ces portraits, peints dans sa dernière époque et sa plus puissante manière. Mais auprès d’eux, peut-être au-dessus d’eux, se place un autre ouvrage de Rembrandt. C’est un paysage de moyenne dimension, sans éclat, sans le moindre sujet qui puisse le faire désigner, n’ayant rien enfin de ces tableaux qui sautent aux yeux. A peine le chercherait- on comme une curiosité, soit parce que les paysages sont rares dans l’œuvre immense de Rembrandt, soit


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parce que le livret suppose — à tort — qu’un petit moulin indiqué dans les premiers plans est celui où Rembrandt vint au monde. A part ce motif, rien ne re- commande un tel tableau. J’y vois dans le lointain, un nuage blanc sur un rocher noir, puis un nuage noir sur une percée lumineuse à travers la montagne; au devant, une charrette et ses chevaux, qui se détachent en silhouette obscure sur le fond plus éclairé; partout une campagne d’un vert sombre, uniforme, comme après la pluie, seulement mouchetée çà et là de points d’un rouge de brique par les toits de quelques masures dispersées dans la plaine. Voilà tout. A quelle contrée du monde appartient ce paysage? Je l’ignore. Quelle heure du jour marque-t-il? Je n’en sais rien. Rembrandt, qui se crée un soleil dans la Ronde de nuit , se crée ici toute une nature. C’est un rêve qu’il a fait et qu’il a fixé sur la toile. Et, pourtant j’affirme que si l’on re- garde un moment ce paysage étrange, on le regardera longtemps. Il nous attache, et nous subjugue. On y vient, on y reste, on s’y cloue, on est fasciné, pétrifié. C’est le même effet, si différent par la cause, que pro- duit à côté la Madone de Saint-Sixte. C’est la victoire du réalisme après la victoire de l’idéal. Raphaël et Rembrandt se sont partagé l’art en deux moitiés’ 1 .

Nulle ville, Amsterdam, la Ilaye, Munich, Dresde, Casscl, ne peut se glorifier d’avoir une aussi nombreuse collection des œuvres de Rembrandt que Saint-Péters- bourg. L’Ermitage en contient quarante-trois, et de tous les genres qu’a cultivés un artiste non moins uni- versel que Rubens. Voulez-vous le paysage? Voici une

1. Un autre paysage non moins prodigieux se trouve à la galerie de Casse! ; un autre encore à la galerie de Brunswick.


200 LES MERVEILLES DE LÀ PEINTURE

Vue de Judée, une campagne aride où se promène Jésus entre les disciples d’Emmaüs. Voulez-vous la marine, plus rare encore? Voici une Plage de Hollande d’un Ion chaud, doré, lumineux, où le ciel et l’eau vont se perdre et se confondre dans un horizon lointain. Vou- lez-vous le portrait? Voici la mère du peintre, sa vraie mère cette fois, Cornélie Willems, de Zuitbroek, qu’il a répétée deux fois : tantôt une bonne vieille souriante, tantôt une pieuse luthérienne en méditation sur la Bi- ble. Voilà ensuite sa Saskia, aussi deux fois répétée, et toujours couverte de broderies, de velours, de fourru- res. Voilà encore deux ou trois de ces riches juifs hol- landais qui se paraient de costumes orientaux, si favorables à la peinture. L’un d’eux, le plus excellent peut-être, porte le grand nom de Jean Sobieski, sans doute parce qu’il est coiffé d’une espèce de toque polo- naise, car en quel lieu pouvaient se rencontrer le hé- ros de Vienne, toujours occupé à l’orient de l’Europe, et le peintre d’Amsterdam, qui n’a jamais quitté les lagunes de sa patrie? Un autre excellent portrait est donné pour le théologien Arminius (Jacob Hermann). Mais ce rude adversaire des doctrines de Calvin était mort en 1609, et Rembrandt venait de naître. Ce ne pourrait donc être qu’une tête d’étude, ou la répétition d’un portrait antérieur. Il en est de même, je crois, du vieillard nommé Thomas Parr, lequel mourut à Lon- dres, en 1654, âgé de cent cinquante-deux ans. Rem- brandt en avait à peine vingt-cinq; où et comment aurait-il rencontré pour le peindre l’archicentenaire écossais?

Voulez-vous enfin des tableaux d’histoire? Vous en aurez de sacrés et de profanes. Je dis sacrés par les


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sujets, (jueles Italiens diraient profanes. Voici un grand et vigoureux Sacrifice d’ Abraham; — un Retour de l'Enfant prodigue , où les figures sont encore plus bizar- rement accoutrées ; — une Education de la Vierge par sainte Anne , c’est-à-dire une vieille religieuse faisant lire une jeune fille, ses lunettes à la main ; une Sainte Famille , c’est-à-dire la famille d’un charpentier dans son établi, où viennent voltiger, sous le nom d’anges, quelques chauves-souris lumineuses : absurde compo- sition, mais tableau superbe par la vérité, l’éclat, la splendeur du coloris, etc. Rembrandt, qui traitait les sujets bibliques à peu près comme des scènes de caba- ret, ne s’est point fait faute de mettre la mythologie au même régime. On sait quelle gaucherie et quelle vulgarité distinguent ses héros, ses nymphes et ses déesses. Il n’a qu’un échantillon mythologique à l’Er- mitage, mais le plus complet qu’il puisse donner de lui-même, de ses défauts saillants et de ses prodigieux mérites. C’est une Danaë, tableau longtemps relégué loin de la foule des visiteurs, dans les combles du pa- lais, et non sans motifs, car Rembrandt l’étale aux re- gards dans la plus sauvage nudité. On peut l’apprécier en deux paroles : horrible nature, art incomparable. D’un côté, comment concevoir le caprice du maître des dieux pour une créature si peu digne de plaire, ou le caprice du peintre pour un modèle si repoussant? de l’autre, où trouver plus de lumière, de transparence, de relief, de vie, d’illusion complète, d’effrayante réa- lité? Par pitié, ô Rembrandt, un peu plus de beauté, de grâce, de distinction, et ton œuvre sera sans nul doute le triomphe complet de la peinture.

Dans le musée d’Amsterdam, en face de la Ronde de


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nuit, on a placé le Banquet de la garde civique , par Bar- thélemy Van der Helst (1612-1670). C’est justice : c’est la Vierge de Holbein vis-à-vis de la Vierge Sixtine. Rap- pelons-nous que certains maîtres sont en certains en- droits, que là seulement on peut pleinement les con- naître et les apprécier. Tel est Van der Helst. Inconnu en Italie, en Espagne, en France, en Angleterre, en Belgique même, à peine deviné en Allemagne par quel- ques portraits égarés dans les galeries royales ou prin- cières, il ne se trouve vraiment qu’au musée d’Amster- dam. Van der Helst n’était, qu’un peintre de portraits; il n’a jamais fait autre chose, et l’on peut, dans ce mu- sée même, admirer comme superbes, comme excellents, ceux qu’il a faits isolés. Mais en groupant plusieurs portraits dans un même cadre, à propos d’un même sujet, Van der Helst est arrivé à faire des tableaux d’his- toire. Tels sont les Chefs de la Confrérie des Arbalé- triers, dont nous avons au Louvre une copie réduite qui ne peut donner une suffisante idée du merveilleux original. Tel est enfin le célèbre Banquet de la garde civique d’Amsterdam . Ce banquet fut mémorable parce qu’il fêtait, dit-on, le fameux traité de Westphalie, ou Paix de Munster, qui mit fin à l'horrible guerre de Trente ans et consacra l’indépendance des Provinces- Unies. Si ce sujet est bien réellement celui du tableau de Van der Helst (la tradition est unanime sur ce point), comme la paix de Munster fut signée en 1648, le pein- tre avait trente-six ans lorsqu’il entreprit ce grand et magnifique travail, où les personnages, au nombre de vingt-cinq, sont de grandeur naturelle.

Bien que Van der Helst manque de la grande science de l’unité, bien que chaque figure soit bonne, pitto-


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resque, chaude même, et que l’ensemble reste froid; on a pu dire avec justice de celte foule de portraits ras- semblés sur la môme toile, qu’ils sont parfaits à ce point que l’on peut encore reconnaître de chacun d’eux la condition sociale, le caractère et le tempérament. Ces vingt-cinq excellents portraits, disposés avec un art infini, s’ils ne forment pas une scène aussi prodigieuse que la Ronde parce qu’ils manquent de cette lumière créée qui l’illumine, sont plus simples et plus vraies que l’appari- tion rembranesque. Dans ce Banquet , Van der Ilelst se montre le modèle du genre, de celui qui consiste à garder la mémoire d’une action et de ses acteurs. Il est plus modèle même que Rembrandt et Véronèse; il l’est comme Velâzquez : il a peint les hommes, les choses, la vie du temps : « C’est une peinture, dit M. Edmond Texier, merveilleusement appropriée aux gens qu’elle représente, calme, digne, honnête et forte. » Et Josuah Reynolds avait dit précédemment : « C’est peut-être le plus beau tableau à portraits qui existe. »

Une autre Assemblée de gardes civiques , du même temps et dans le même musée, nous ramène à l’école directe de Rembrandt. C’est l’œuvre capitale de Govaert Flink (1616-1660). Elle est naturellement dans la ma- nière du maître, moins forte, il est vrai, mais aussi plus exempte de recherche et d’invention, plus exempte de ces grands effets, toujours un peu forcés, si mer- veilleux qu’ils soient, puisqu’ils vont jusqu’à faire prendre le jour pour la nuit. A l’occasion de cette Assemblée célèbre, et digne de l’être, nous ferons une remarque : c’est que les élèves de Rembrandt — ceux qui lui sont restés strictement fidèles — n’ont pleine-

2° SÉRIE. 14


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ment réussi, ne se sont élevés à un rang qui les rap- proche du chef suprême, que dans le genre du portrait. Tels sont — outre Govaert Flink — d’abord Ferdinand Bol ( 1 G 1 1-1681), puis Jean Victoors (1600-1670), Fabri- cius, Pandits, et surtout Arnold de Gueldres. Leur infé- riorité s’y dissimule, parce que leur manière change et que la comparaison n’est plus absolument directe. Mais si l’on passe à la composition historique, ils deviennent tous de simples satellites perdus dans les rayons de l’as- tre central. Vainement montrerait-on, par exemple, dans le seul musée de Munich, le Sacrifice <T Abraham de Ferdinand Bol, le Tobie rendant grâce à Dieu de Victoors, Ylsaac bénissant Jacob de Govaert Flink; là, l’imitation est trop flagrante, et, si grand que soit le mérite d’imiter ainsi, on reste disciple jusqu’à la vieil- lesse, sans jamais arriver à mériter le nom de maître.

Avec Rembrandt, autour de lui, nous voyons briller toute la nombreuse pléiade des petits maîtres hollandais. Ici plus d’ordre chronologique, puisqu’ils sont tous abso- lument contemporains; plus d’ordre même d’après le mérite et la célébrité, car, dans chaque genre, plusieurs occupent le premier rang ex æquo , comme on dirait au concours. C’est donc par genres que nous devrons les classer pour nous diriger à travers le mare magnum des innombrables tableaux de chevalet qu’ils ont répandus dans le monde entier. Mais il faut nommer d’abord un de ces maîtres qui a cultivé tous ces genres divers, et presque avec un succès égal : c’est Albert Cuyp (1605 — après 1672). 11 a peint des portraits, assez nombreux, assez beaux aussi (celui de la National-Gallery est beau tout à fait); mais on peut croire pourtant que, s’il se lût adonné exclusivement à ce genre, il n’y aurait


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guère atteint plus haut que la renommée secondaire d’un Yan Ceulen ou d’un Van del Tempel; il a peint des fruits , des fleurs , du gibier mort , des choses inani- mées, sans égaler non plus les plus hauts talents; il a peint des scènes d'intérieur à la façon d’Ostade et de Téniers, telles que le Mangeur de moules du musée de Rotterdam; il a peint des intérieurs d’édifice où nul ne le surpasse, pas même Emmanuel de Witt; il a peint des animaux , et de toute espèce, et de manière à ce qu’on le désigne non seulement comme le prédé- cesseur, mais comme le modèle de Paul Potter; il a peint finalement des paysages animés et des marines , ou plutôt des rives de fleuves, parmi lescpiels se ren- contrent ses vrais chefs-d’œuvre. Albert Cuyp a donc lutté contre tous les maîtres de son temps et de son pays, sans autre secret que de trouver la variété dans le simple, l’imprévu dans le naturel, la grandeur dans l’ingénuité. Mais, sauf Rembrandt, il les dépassa tous en un point : des maîtres hollandais il est le plus lumi- neux. On dirait qu’en prenant ses pinceaux, Cuyp ait prononcé cette fameuse parole de la Genèse : « Que la lumière soit! » et la lumière fut. Chose étrange! Cuyp n’est pas seulement lumineux sous les rayons ardents du soleil à midi; il l’est encore, et non moins, dans la brume grise et pâle des rivières hollandaises; il l’est même pendant la nuit, témoin, dans Grosvenor-IIouse, un certain Bord de lac où paissent quelques vaches attar dées; je n’ai pas souvenir d’avoir vu nulle part, même chez Yan der Neer, porter à ce point la clarté dans la noire obscurité d’une nuit profonde.

Ce n’est pas dans la patrie d’Albert Cuyp que nous pouvons lire l’histoire de son talent, d’abord méconnu,


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et de sa célébrité trop tardive ; la Hollande s’est laissé en- lever les plus belles œuvres de son illustre enfant . Ce n’est pas non plus au Louvre, bien que, dans la Vacherie , dans le Départ et le Retour , on le trouve avec sa chaleur calme, sa fermeté onctueuse, son amour de la pleine lu- mière. Les Anglais, qui ont réhabilité Cuyp jusqu’à l’ap- peler le Claude hollandais , ont accaparé ses plus belles œuvres, comme celles du vrai Claude. Tel est le paysage que possède la National-Gallery. Tout y est excellent : un cavalier vêtu de rouge, dont le cheval gris pommelé pose en raccourci, une jolie petite bergère, qui répond timidement aux questions du voyageur, son chien, ses moutons, l’eau, la terre, le ciel, la lumière, forment un vrai modèle du paysage copié sur nature, mais rendu comme sait le voir l’artiste, et comme il sait le faire voir. Telles sont, et plus encore, d’autres pages recueil- lies dans de simples cabinets d’amateurs, lord Ellesmere, MM. llolford, Ellis, Thomas Baring, etc. ; chez ce der- nier, par exemple, une spendide Vue de la Meuse (qu’on apppelle le Calmé), au-dessus de laquelle, dans ce genre de peinture, on n’a plus rien à citer, plus rien à chercher.

J’estime qu’il faut ranger aussi dans cette classe de peintres polygraphes Nicolas Berghem (1624-1683) et Karel Dujardin (1635-1678). Tous deux achevèrent en Italie des études commencées en Hollande, ce qui leur fit introduire dans les sujets que traitaient leurs com- patriotes un élément nouveau, celui de la nature méri- dionale. Mais qui croirait que Berghem est auteur d’une composition biblique, Ruth et Rooz , et d'un grand Combat de cavalerie , si l’on ne trouvait ces deux ta- bleaux dans les musées d’Amsterdam et de la Haye?


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Le dernier est une page magnifique, étonnante, pleine de mouvement, d’énergie, d’expression farouche, et l’on n’y reconnaît plus Berghem qu’à certains détails secondaires, ses rochers bruns, ses ronces du premier plan. Et qui croirait qu’à côté des Gardes civiques de Van der Helst et de Govaert Flinck, Karel Dujardin a placé une autre réunion de portraits en grandeur na- turelle qu’on nomme les Syndics de je ne sais quelle confrérie hollandaise? Mais nous avons, au Louvre même, la preuve de ces aptitudes diverses qui distin- guent, parmi leurs émules, Berghem et Karel Dujardin. Voici du premier une Vue de Nice et le Port de Gênes ; voici du second un Calvaire , trop grand sujet, qui n’a d’expression religieuse que les tons sinistres d’un ciel orageux, et les Charlatans italiens , composition pleine, au contraire, d’une franche et vive fantaisie, et que Dcs- camps appelle, non sans quelque raison, le tableau capi- tal du maître. Toutefois, j’aime mieux le renvoyer à ses' moutons , car le Pâturage et le Bocage , tous deux rem- plis de détails charmants, sont d’une exquise poésie rustique. A voir les tons chauds et brillants dont s’illu- minent ces ouvrages, on reconnaît que, lorsqu’il les fit, l’artiste batave habitait déjà l’Italie, où il mourut à peine homme mûr. C’est encore aux simples paysages étoffés d’animaux que je renverrais Nicolas Berghem : son Bac d’Amsterdam, son Gué et son Abreuvoir de Paris me donneraient raison. On voit aussi, dans tous ses tableaux, que n’attriste jamais la mélancolie du Nord, le sentiment d’une nature chaude et la connais- sance des contrées montagneuses. Ce n’est pas dans les prairies et les canaux de la Hollande qu’il a pu trouver les modèles de ses rochers rougeâtres, de ses lointains


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bleus, de ses terrasses festonnées, de ses fabriques imposantes, de ses ardents coups de soleil.

Nous arrivons enfin à la division forcée, celle des genres. Nous en ferons six classes : les sujets anecdo- tiques, ceux où les acteurs sont des personnages hu- mains, — les intérieurs, — les animaux, — les pay- sages, — les marines, — enfin les fruits et les fleurs. Dans ces six classes pourront se ranger toutes les œuvres des petits maîtres.

Il me semble que, s’il en est un parmi eux qu’on puisse appeler le Rembrandt du chevalet, c’est précisé- ment celui qui n’a pas reçu les leçons directes du grand Hollandais, et qui peut-être n’est pas même né en Hol- lande, Adrien Yan Ostade (1610-1685). Semblable à Téniers par la nature des sujets qu’il traite habituelle- ment, il diffère de Téniers comme Rembrandt diffère de Rubens. Si Téniers a le même épanouissement de lumière, la même mise en dehors que Rubens, Ostade a la même concentration de lumière, la même mise en dedans que Rembrandt. Sauf l’Italie, Ostade est dans tous les pays où la peinture est honorée. Nous le trou- vons à Madrid dans un Concert champêtre , où chantent les virtuoses du lutrin accompagnés par la musette, le manche à balai, voire même par le miaulement d’un chat, à qui quelque espiègle tire les oreilles pour le mettre de la partie; à Saint-Pétersbourg, avec une vingtaine de cadres, parmi lesquels la première série des Cinq sens; à Dresde, avec deux œuvres excellentes, un Estaminet et un Atelier de peintre dans un grenier (le sien peut-être) ; à Munich, avec une autre œuvre encore supérieure, un Cabaret hollandais où se battent


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des paysans, que leurs femmes, nouvelles Sahines, vien- nent séparer et pacifier; à Rotterdam, avec un Vieillard dans sa chambre d'étude ; à Amsterdam, avec une Réunion villageoise; à la llaye enfin, avec deux chefs- d’œuvre, deux adorables pendants, qu’on peut bien ap- peler le nec plus ultra du maître et du genre : V inté- rieur et X extérieur d’une maison rustique. Le Louvre aussi a sa bonne part des œuvres d’Adrien Ostade. 11 nous a laissé dans les dix portraits en figurines qui com- posent, dit-on, sa famille — portrait moral de toute famille hollandaise — et surtout dans son Maître d'école , des modèles achevés de ces petites scènes familières, de ces comédies de mœurs, que le charmant esprit des dé- tails, l’heureux arrangement des groupes, l’étonnante habileté de la touche et la prodigieuse entente du clair- obscur, placent au premier rang dans les productions de l’art de peindre.

C’est à Paris que nous avons l’œuvre la plus célèbre du plus célèbre des disciples directs de Rembrandt, Gé- rard Dow (1615-1680). Nous pouvons ainsi facilement apprécier cet artiste éminent, qui débuta d’abord comme peintre de portraits, et qui, s’adonnant ensuite au genre de l’anecdote, commença par mettre dans ses petits sujets de la largeur et de Ponction avant de mon- ter — ou descendre, selon les goûts • — à l’extrême et minutieuse délicatesse; cet artiste patient et soigneux, qui faisait lui-même ses pinceaux, broyait ses couleurs, composait son vernis, préparait ses panneaux ou ses toiles, et, pour échapper à la poussière, travaillait dans un atelier qui s’ouvrait sur un fossé plein d’eau. Son chef-d’œuvre est la Femme hydropique. Acheté 50,000 florins par l’électeur palatin pour le prince Eugène de


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Savoie, ce tableau sans prix fut donné au musée par un soldat sans fortune, le général Clauzel, qui l’avait reçu en présent du roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel IV, lorsquen 1798, il avait eu la mission, assez commune alors, de détrôner cet incommode voisin de la Républi- que française. C’était un remercîment royal pour la loyauté et la courtoisie du général républicain; placé au Louvre, près de la Conception de Murillo, il prouve de plus son désintéressement et sa générosité. Si, pour le prodigieux fini des détails, et pour l’harmonie de l’ensemble, plus prodigieuse encore, on voulait trouver un égal à la Femme hydropique du Louvre, il fau- drait le chercher dans les œuvres de Gérard Dow lui- même. On pourrait citer Y Empirique de Saint-Péters- bourg, ou le Charlatan sur ses tréteaux de Munich, ou, dans la galerie de Buckingham-Palace, un sujet presque identique ; seulement le médecin est jeune et beau, la dame jeune et belle; à ses regards langoureux, on peut croire que la dame est malade comme 1 amant discret de Stratonice, et que le médecin peut seul, comme la lance d’Achille, guérir la blessure qu’il lui a faite au cœur. Toutefois, pour engager une lutte sé- rieuse avec notre Femme hydropique , je ne vois que Y École du soir y du musée d’Amsterdam, qui puisse prétendre à un tel honneur. Dans cette École , les figures sont plus nombreuses, sans que le travail soit moins achevé. Elle offre d’ailleurs cette curieuse bizarrerie que la scène est éclairée par quatre lumières, trois chandelles et une lanterne. L’effet, sans doute, est un peu puéril et d’une recherche pénible, qu’il ne faut point louer dans les arts; mais la difficulté vaincue est prodigieuse. N’est-ce pas à ce tableau du maître que s’est allumée


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« l’éternelle chandelle » du disciple, Godefroy Sckal- ken? Resté en cela semblable à Rembrandt, Gérard Dow s’est peint fréquemment, et à tous les âges. Nous l’avons à Paris, avec sa palette et ses pinceaux; il est à Dresde, jouant du violon, car il cultivait Part des sons comme Part des couleurs; il est à Rruxelles, très jeune, dessinant une statue de l’Amour à la lueur d’une lampe. Ce portrait-ci était peut-être un cadeau d’amoureux.

De Gérard Terburg (1608-1681), le digne émule de Gérard Dow, dans l’école et dans le genre, nous aurions pu conserver à Paris une œuvre singulière et capitale, sorte de tableau d’histoire qui se nomme la Paix de Westphalie (1648), et qu’a fait connaître partout la célèbre gravure de Jonas Suyderoef. Vendu avec la col- lection de la duchesse de Rerry, il est passé dans les mains d’un amateur étranger. On peut assurément con- naître Terburg, l’étudier, l’admirer au Louvre; son Concert , sa Leçon de musique , et surtout son Officier galant, sont des pages fort belles, offrant bien l’ar- rangement ingénieux, la touche moelleuse et ferme, qui le distinguent au milieu des petits Hollandais. Mais aucune ne s’élève beaucoup au-dessus des autres ou- vrages de sa main, qu’on rencontre dans toutes les gale- ries et tous les cabinets. Aucune n’égale, par exemple, les Conversations de Pétersbourg ou de la Haye, la Jeune Dame àV aiguière , deDresde, Y Instruction pater- nelle, de Rerlin (devenue la Robe de satin dans la gra- vure de Georges Wille), le vaste Intérieur de chaumière , qui est à Munich, etc. Gérard Terburg avait abandonné les cabarets, les « magots » pour les concerts, les col- lations, les causeries, les petits drames domestiques, qui échappent d’habitude aux titres et désignations. On


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les appelle, d’un nom général, Sujets d'intérieur , et l’on devrait plutôt les appeler Sujets d'extérieur , car ils se bornent à la simple vérité des dehors, sans aucun sentiment intime, sans aucune profondeur morale. Mais, par une distinction constante, autant que par la perfec- tion inouïe des détails, Terburg relève l’extrême simpli- cité de telles compositions.

Dans l’imitation réunie de Gérard Dow et de Terburg, l’excellent Gabriel Metzu (1615 — après 1664) a su se frayer une voie personnelle, et se rendre original parla franchise de la touche, la puissance, la richesse et l’har- monie de son coloris. Il a des teintes pourprées à la façon de Jean Yan Eyck, ou quelquefois argentées, à la façon de Yéronèse, qui le font aisément reconnaître parmi les artistes de la même époque, cultivant le même genre et traitant les mêmes sujets. Le Chimiste , l'Officier et la Jeune Dame , plus encore le Marché aux herbes d' Ams- terdam, le représentent dignement au Louvre. Toutefois le tableau de la collection Baring, à Londres, qui se nomme Y Indiscret, et les deux Marchands de volailles que le musée de Dresde réunit à la célèbre Brodeuse de dentelle , et l’autre Marchan de de volailles que la galerie de Cassel réunit à la jeune Musicienne, s’élèvent encore d’un degré plus haut dans l’échelle de la perfection. À Londres, à Dresde, à Cassel, Metzu est vainqueur de scs rivaux, même de Gérard Dow, de Terburg et d’Ostade. N’est-ce point ailleurs encore? N’est-ce point partout? Je suis bien tenté de le croire, et même d’oser le dire.

Franz Miéris, le père (1655-1681), est encore de la famille de ces grands Petits maîtres . Gérard Dow l’ap- pelait, par une flatteuse distinction qu’ont ratifiée les amateurs, « le prince de ses élèves ». Ce nom le dési-


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gne et l’explique. Dans un des deux Ateliers de peintre qui sont à Dresde, il s’est placé lui-mème, et un vio- loncelle posé contre le mur indique qu’il partageait les goûts de son maître pour la musique et pouvait aussi lui tenir tète dans un concert. S’il fallait désigner ses œuvres supérieures, je citerais la Marchande à son comptoir courtisée par un chaland, qui est au Belvé- dère de Vienne. Pour Miéris, c’est un très grand cadre, puisqu’il a presque deux pieds de haut; mais chaque figure et chaque objet y sont travaillés avec autant de soin que dans ses miniatures. Je citerais aussi le célè- bre tableau de Munich, connu sons le nom de la Femme malade , où l’on voit une dame évanouie devant son médecin. L’unique terme de comparaison que l’on puisse trouver pour louer dignement ce chef-d’œuvre de Franz Miéris, c’est le chef-d’œuvre de Gérard Dow lui meme, la Femme hydropique du Louvre.

Cette famille de peintres hollandais, qui s’étend de Gérard Dow à Franz Miéris, doit adopter PAllemand Gaspard Netscher (1656-1684), qui fut le peintre favori de Guillaume III, d’Angleterre, et que Gérard de Lai- resse appelait « le prince des artistes ». Il est tout Hollandais par ses études et ses travaux. Au Louvre, la Leçon de chant et la Leçon de violoncelle ; à Munich, la Bethsabée au bain , sujet qui a le tort de vouloir être biblique; à Garlsruhe, le Suicide de Cléopâtre , blonde, blanche et grasse Frisonne, en robe de satin blanc, qui ne ressemble guère à la noire maîtresse de César et d’Antoine : à Dresde, une série de Dames, à la toilette, au lit, au clavecin, nous montre bien l’émule de Ter- burg et de Metzu, déployant son rare mérite dans le rendu des étoffes et des objets inanimés, surtout de l’or-


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fèvrerie, ainsi que dans la grâce, l’élégance, la distinc- tion qu’il sait donner à ses personnages. Dresde pos- sède encore son propre portrait, tête chai mante, douce, spirituelle, qu’on est ravi de trouver deux fois. Netscher s’est peint d’abord méditant près d’une table, puis ac- compagnant le chant de sa femme avec une guitare : il était musicien comme Dow et Miéris.

Un mot encore, pour finir, sur Pierre Slingelandt (1640-1691). C’est le plus petit des petits Hollandais, le plus patient et le plus léché de cette école de patience et de lècherie. Il mettait trois ans à couvrir une toile d’un pied carré, et tout un mois, dit Descamps, à pein- dre un rabat de dentelles. On conçoit qu’avec de tels procédés, il n’ait pas fait trente tableaux en toute sa vie. Nous avons, au Louvre, l’un des plus importants, la Famille hollandaise (la Famille Meerman). Un salon orné réunit jusqu’à sept personnages, le père, la mère, deux enfants, un nègre, un chien et un perroquet. Pour Slingelandt, pour sa peinture microscopique, c’est tout un monde, et pendant le temps qu’il mettait à bu- riner ce petit panneau, la loupe dans l’œil, Rubens brossait, du haut de ses échelles, les vingt et une grandes toiles qui composent Y Histoire de Marie de Médicis.

A cette série des peintres purement anecdotiques se rattache Gonzalès-Coques, dont le talent, ferme et viril, se montrait surtout à grouper des portraits de petites dimensions, à faire des portraits de familles entières. Telle est la sienne propre, au musée de la Haye, qu’il a réunie dans une galerie de tableaux connus.

A cette même série, que je n’ai pas voulu interrom- pre, il faut joindre à présent deux peintres qui s’y rattachent par certains côtés, bien qu’ils s’en éloignent


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par d’autres : Philippe Wouwermans et Jan Steen.

Prodige de fécondité, Philippe Wouwermans (1620- 1668) a produit aussi, dans une vie de moitié plus courte, les « deux lieues de galerie » dont se vantait David Téniers. Lui aussi, non moins appliqué et non moins alerte à la besogne, a dû faire un tableau, comme Lope de Vega une comédie, dans l’espace d’un jour. N’en a-t-il pas laissé soixante-quatre au seul musée de Dresde, quarante-neuf à l’Ermitage, vingt-deux à Cas- sel, dix-sept à Munich, treize au Louvre, et Dieu sait quelle quantité d’autres dispersés dans les galeries et cabinels du monde entier? Quand on voit les sujets très souvent compliqués de nombreux détails, et l’exé- cution, toujours si soigneusement finie jusque dans les moindres accessoires, on se demande avec étonnement comment la vie d’un seul homme, et une courte vie de quarante-huit ans, a pu suffire à un tel labeur, à une si miraculeuse production. Toutefois, Louis XIV lui-même n’eût point appelé magots les nobles et galants person- nages des tableaux de Wouwermans, car ceux-là ne hantent point la guinguette; ils habitent le manoir sei- gneuriaL Wouwermans est le peintre élégant de la vie des gentilshommes, de la guerre, de la chasse, de l’é- quitation, de tous les exercices du sport où l’homme a pour compagnons le cheval et le chien. Nous avons à Paris quelques bons spécimens de ses habituels sujets, ennoblis par le style de sa touche délicate, de ses fins tons de perles; tels que le Bœuf gras hollandais , le Départ pour la chasse , les deux Chocs de cavalerie et surtout le Manège. Mais c’est ailleurs qu’il faut cher- cher ses œuvres supérieures et hors de comparaison : à Dresde, parmi cette foule énorme, les Chasses , au cerf,


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au sanglier, au héron; à Saint-Pétersbourg, le Moulin bridé, où des masses de verdure, mêlées aux tourbillons de flammes, forment le plus harmonieux conlraste, et le Carrousel flamand , dans une plaine spacieuse, au milieu d’une foule de spectateurs, scène pleine de mou- vement et de gaieté; à Munich, la grande Chasse au cerf, morceau capital en toutes ses parties, et une Ba- taille, empruntée sans doute à la guerre de Trente ans, car les deux armées en présence sont allemande et sué- doise; à la Haye, enfui, le superbe paysage animé, connu sous le nom du Chariot de foin, et l’autre grande Bataille, qui est, des innombrables tableaux de Wou- wermans, le plus vaste que l’on connaisse. C’est peut- être aussi le plus achevé, le plus précieux. Composé avec un goût exquis et un bonheur sans égal, couvert de personnages à ne pouvoir les compter, très énergi- que et très puissant d action, il est néanmoins d’une touche aussi line, aussi élégante, aussi châtiée, que les plus délicates miniatures.

Jan Stcen (1636-1689), qu’on pourrait appeler, comme le vieux Breughel, Sleen le jovial, et surtout l’insouciant, n’a rien de plus au Louvre qu’une Fête flamande dans une auberge, peut-être l’auberge que ce fils du brasseur de Leyde tenait à Delft, et qui, l’ayant ruiné, le lit peintre par force, par famine. Jan Steen n’en resta pas moins ami de la dive bouteille et de la 'purée septembrale .

Cette Fête flamande n’est pas finement terminée, si on la compare aux autres tableaux de l’école, et même du peintre. Mais, outre que sa grande dimension per- met une touche plus ample et plus hardie, elle se recom- mande par d’autres mérites qui valent bien un fini mi-


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nutieux; elle est pleine de gaieté, d’esprit, de malice, d’entrain, et douée enfin de cette qualité supérieure, si rare dans les œuvres de l’homme, qui se nomme la vie. Toutefois, pour connaître Jan Steen, il faut le chercher encore ailleurs qu’à Paris. Au Belvédère de Vienne, nous trouverons une Noce de village , et, à Beriin, un Jardin de cabaret , qui sont d’excellentes scènes de comédie burlesque; à l’Ermitage, la Partie de tric-trac, ou Steen s’est peint en tête à tête avec sa femme, et un Assuérus touchant Esther de son sceptre d’or, sujet qu’il a voulu traiter sérieusement, noblement, et qui n’en est que plus comique; en Angleterre, à Buckingham- Palace, des Cabarets parfaitement dignes d’être admis dans un palais de roi; à Bolterdam, le Malade imagi- naire, qui se croit des pierres dans la tête, et Tobie guérissant son père, autre scène biblique, prise et trai- tée cette fois en charge désopilante; à la Haye, le cé- lèbre Tableau de la vie humaine , vaste réunion de vingt personnes peut-être, touchée dans la plus fine manière de ce maître irrégulier, et la Famille de Jean Steen , autre réunion vivante d’une douzaine de figures, éclai- rées comme l’eût fait Pierre de Hooghe; on y remarque surtout le groupe charmant et caressant d’une très vieille aïeule et d’un tout petit marmot : les deux en- fances de la vie; à Amsterdam, enfin, une très célèbre scène d’intérieur appelée la Fête de saint Nicolas : les enfants sages reçoivent des jouets, le paresseux trouve une verge dans son soulier, et tout le monde le raille. Là aussi est l’excellent portrait que Jan Steen a fait de lui-même. Celte figure douce, sérieuse, presque mé- lancolique, qui n’a rien d’un cabaretier ni d’un ivro- gne, montre bien, comme celle de notre Molière, le


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vrai caractère des comiques de profession : ils forït rire

et ne rient point.

A côté de Jan Steen, il est juste de citer le Bam- boccio (Pierre de Laër, — 1674), ce pauvre bossu qui, dans son corps contrefait, difforme, cacha, comme Scarron, un esprit très réjouissant et une bonhomie très maligne.

Le nom d’ Intérieurs convient au genre particulier des représentations architecturales, celles qui exigent spécialement la science et 1 emploi des deux perspec- tives, la linéaire et l’aérienne. Les sujets habituels des peintres de ce genre étaient des Vues d églises , seuls monuments qui, de nos jours, ou du moins à leur épo- que, offrissent à l’œil de hautes et larges proportions, de longues percées, des rangées de colonnes ou de pi- lastres, et dont les portraits, si l’on peut ainsi dire, étaient chers, non seulement aux âmes dévotes, mais à tous les habitants d’une cité, fiers de ses vieux édifices. Les maîtres de ce genre, en remontant à l’origine, sont Peter Neefs, le vieux (1570-1651), dont le prénom et le nom de famille sont confondus par l’usage en un seul nom propre, et Henri Steinwick, le jeune (1589 — après 1642), tous deux élèves du vieux Steinwyck. Nous les avons au Louvre, l’un et l’autre; mais les meilleurs tableaux d'architecture de Steinwyck sont à Vienne, et Peter Neefs a laissé ses œuvres capitales en divers endroits : à Vienne aussi, Église gothique; à Mu- nich, Intérieur d'église pendant la nuit; à Saint-Pé- tersbourg, quelques Intérieurs provenant encore de la Malmaison. Les personnages de leurs tableaux sont presque toujours d’une main étrarigère; on y reconnaît


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la touche des Breughel; des Franck, de Poelenburg, de Téniers. C’est en faire assez l’éloge. L’universel Albert Cuyp, Emmanuel de Witt, Antoine de bonne ont ajouté aux dessins un peu secs de l’architecture, tracés par le tire-ligne, des éléments nouveaux que leur fournissait l’art de peindre : la lumière, d’abord « ce poème en trois chants, ce beau poème du jour, du soir et de la nuit ». (Charles Blanc.) Ils y ont ajouté ensuite toute cette poésie mystérieuse que répandent, dans les grandes cathédrales, leurs nefs profondes, leurs ogives élancées, leurs dalles retentissantes et leurs vitraux flamboyants.

On comprend dans ce genre des Intérieurs , une espèce différente et nouvelle créée par Pierre de Hooghe (entre 1650 et 1640-1708), ce grand coloriste, si long- temps et si pleinement méconnu que l’on effaçait son nom de ses chefs-d’œuvre pour y substituer la signa- ture de quelque autre peintre « mieux établi dans le commerce ». Réduisant les proportions de ses édifices, et satisfait d’une chambre de maison, pourvu qu’elle ait une fenêtre ou une porte ouverte, il cherche moins les effets de la perspective que ceux de la lumière. Dans cette science du clair-obscur, Rembrandt lui-même ne l’a pas surpassé, et personne n’a produit à son égal l’illusion d’un coup de soleil traversant l’ombre d’un appartement. 11 sait en outre, et sans emprunter le pin- ceau d’autrui, animer ses petits intérieurs bourgeois par des personnages aussi doués de vie que leurs de- meures sont pleines d’air et de jour. Il sait atteindre à la poésie familière, à la poésie du foyer, non moins que Terburg et Metzu. Nous avons au Louvre deux pages assez belles de Pierre de Hooghe; mais il les a surpas- sées dans le Retour du marché , à l’Ermitage ; la Ca-

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bane hollandaise , à Munich, et Yintérieur (sans autre nom), à Amsterdam. Celui-ci surtout est éclairé par un de ces prodigieux coups de lumière qui sont le cachet et l’honneur du maître.

Si nous avons nommé le Bamboccio apres Jan Steen, il est juste de nommer, après Pierre Hooghe, Jean Yan der Meer (ou Vermeer, né à Délit, en 1652, mort après 1670). Bien que la Vue de Delft que possède le musée de la Haye, soit un paysage profond, traité à la manière de Philippe Koning, c’est à Pierre de Hooghe que se rattache Yan der Meer, et par le choix habituel de ses sujets, et par l’emploi des effets lumineux. Thoré a remis en honneur ce peintre distingué, dont les œuvres principales ont reçu sans doute le nom de Hooghe, de- puis que Hooghe lui-même a recouvré son nom.

Pour ne pas faire une catégorie d’un seul peintre, nous placerons dans le genre des Intérieurs les œuvres de Jean Yan der Heyden (1657-1712), bien qu’elles soient tout au contraire des Extérieurs. On sait qu’il a peint, en effet, des vues de lieux habitués, des portraits de villes et de monuments. On sait aussi quelle prodi- gieuse patience il apportait dans ce travail, jusqu’à figurer chaque pierre d’une muraille, chaque tuile d’un toit, chaque pavé d’une rue, chaque feuille d’un arbre, comme Donner figura dans un visage humain chaque poil de la barbe et chaque pli de la peau. Il faut admirer surtout quels beaux effets d’ensemble il savait tirer de si minutieux détails, par les contrastes harmonieux des lumières et des ombres ; et comment, avec des lignes droites, unies, monotones, de rues et de maisons, il a su composer des œuvres pittoresques. La Vue d'une place 'publique entourée d’arbres, à Munich ;


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le Jardin du couvent à Grosvenor-house ; la Vue d'An- vers , à la Haye ; la Vue d'une ville hollandaise, à Amster- dam; et la Vue de la maison commune d’ Amsterdam , à Paris, dans lesquelles Adrien Yan de Velde a peint les figures, sont le dernier mot d’un genre tout spécial, où Yan der Hevden, qui n’y avait point eu de devanciers, est resté preque sans imitateurs et certainement sans rivaux.

Les animaux font partie nécessaire du paysage ; nous les avons trouvés déjà dans les polygra plies comme Al- Bert Cuyb etNicolas Berghem; nous les trouverons dans tous les autres paysagistes. Si j’en fais un genre à part, c’est lorsqu’au lieu de n’ètre qu’un accessoire au tableau ils en deviennent le principal, mettant au second rang le paysage qui les entoure. Dans ce genre particulier règne Paul Potter (1625-1654); on l’a justement nommé le Raphaël des animaux.

C’était un petit gentilhomme campagnard, que la vue de la nature, plus que les conseils de son père ou les leçons d’un certain Raphaël Camphuysen, et cette universelle passion de l’art répandue alors dans l’air de la Hollande, vouèrent à la peinture. Dès qu’il fut célèbre, à peine adolescent, Paul Potter, comme Rembrandt, vint s’établira la Haye, puis à Amsterdam, où Pexcès d’un travail opiniâtre le fit mourir, hélas ! à vingt-huit ans, plus jeune de neuf ans que Raphaël. La Haye a gardé de ce précoce génie celle de ses œuvres qu’on peut déclarer unique en son genre; c’est le paysage où sont réunis un jeune taureau brun, une vache, trois brebis, et leur pâtre tous de grandeur naturelle, et qu’on nomme le Taureau de Paul Potter. 11 le pci-


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„nit à l’âge de vingt-deux ans. C’était un incroyable coup d’audace. Par ses proportions inusitées, ce tau- reau exigeait un système d’exécution tout ditférent de celui des maîtres antérieurs, et de Paul Potter lui- même. Il fallait en créer un nouveau. C’est ce que fit Paul Potter. 11 peignit d’abord ce tableau à la manière des grandes chasses de Sneyders, avec un fort et pro- fond empâtement dans les masses; puis, sur ses mas- ses empâtées presque jusqu’au relief, il traça des détails aussi finement terminés qu’une maison de Yan der Heyden ou qu’un visage de Denner. Cette façon d’arri- ver, par deux systèmes fondus en un seul, à l’extrême perfection, est d’une observation pleine d’intérêt pour les artistes, qui ne se lassent point d’en admirer la combinaison et l’effet, et dont plusieurs déclarent que le Taureau de Paul Potter, envisagé dans la pratique et le travail du pinceau, est le plus étonnant ouvrage qu’ait produit l’art de peindre.

Et pourtant, j’oserai dire qu’il ne faut pas approuver l’essai victorieux de Paul Potter, et que tout artiste pourrait se perdre en voulant l’imiter. Qu’un portrait, que des personnages d’histoire soient de grandeur na- turelle, bien; nous avons l’habitude de voir de fort près de nous les hommes nos semblables, et de traiter avec eux à portée de la main; mais, d’habitude, nous ne voyons les animaux, les troupeaux surtout, qu’à dis- tance, dans le lointain. Un petit cadre, pour les pein- dre, est donc mieux adapté au sujet, car il les retrace à nos yeux comme nous avons coutume de les voir. A l’appui de mon opinion, je n’invoquerai que Paul Potter lui-même. Yoyez, dans son tableau, cet admirable fond, cette vaste prairie bordée d’arbres où paissent d’autres


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troupeaux; quelle profondeur de perspective, quelle lumière, quel air, quelle vie de la nature! On se prend à regretter que ces grosses bêtes du premier plan cachent une trop grande place du paysage ; on voudrait les éloigner pour mieux voir. Cette pensée sera peut- être, par plusieurs, traitée de blasphème ; mais je ne puis la retenir, et peut-être que d’autres l’approuve- ront. Je les prie seulement, pour qu’ils m’excusent et m’absolvent, de contempler, à côté de ce taureau gi- gantesque, l’autre admirable paysage que Paul Potter peignit l’année suivante, 1648, et qu’on appelle, à cause de sa flaque d’eau où s’abreuve du bétail, la Vache qui se mire.

Mais passons au musée d’Amsterdam; là je serai pleinement justifié. Quelle est cette affreuse décoration appelée Chasse cl ours ? Voilà une manière de hussard hongrois qui vient à cheval, tête nue et armé d’un sa- bre innocent, pour attaquer ces terribles animaux ; il est parfaitement ridicule. Les ours sont faux, les chiens extravagants. Il y a des membres déchirés, des lambeaux sanglants, de l’horreur, du dégoût: peu de mouvement, point d’effet. Pourquoi donc une place d’honneur pour cette grande vilaine machine , cent fois surpassée par les chasses de Sneyders ou de Cornélis de Vos? Hélas! on lit au bas, avec un étonnement douloureux, le nom vénéré de Paulus Potter et la date de 1649. N’eut- il pas raison, pendant les cinq années qui restèrent encore à sa trop courte vie, de ne plus jamais employer de telles proportions? Il va nous répondre lui-même, et sur-le-champ. Voilà, de notre chère idole, un tableau fait l’année suivante, 1650, qui se nomme Orphée domptant tes animaux. Merveille! merveille! Au pied


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d’une colline boisée, dans une fraîche et verte clairière, Orphée est assis, en roi David, une harpe dans les mains, mais habillé à la wallonne. Autour de lui rangés se tiennent une foule d’animaux non seulement les bêtes familières à Paul Potter : vache, chèvre, mouton, àne, chien, cheval; mais encore des animaux sauvages et d’autres climats : lion, éléphant, chameau, buffle, ours, sanglier, loup, cerf, lièvre, écureuil, singe, et même licorne. Eh bien, que l’on compare ce petit pan- neau à Ja grande toile, et que l’on prononce sur la question posée.

Cherchons encore ailleurs, dans le reste de l’Europe. Rien à Paris, si ce n’est de trop faibles échantillons. Plus heureuse, Londres peut montrer avec orgueil au moins deux vrais ouvrages de Paul Potter, et des meil- leurs : l’un dans la galerie du marquis de Westmins- ter, l’autre à Buckingham-palace. Le premier est un Troupeau de vaches et de mouton, sous des saules, dans une prairie. En pleine lumière, éclairé des chauds rayons du soleil d’été à son midi, un merveilleux petit paysage égale les plus grandes œuvres du maître. J1 est daté de 1647. Paul Potter n’avait donc pas plus de vingt-deux ans lorsqu’il le peignit. Une telle précocité de talent explique comment il a pu, mort dans sa vingt- huitième année, laisser tant de chefs-d’œuvre pour une si courte vie. Le second, celui de la reine, est tout un petit drame campagnard : Un enfant a dérobé les deux nourrissons d’une chienne de la race des petits dogues; furieuse, la chienne le poursuit et le mord ; l’enfant crie, et fuit éperdu; un coq se sauve au bruit, volant comme il peut; des chevaux curieux regardent par la porte de leur écurie, tandis qu’une vache qu’on trait et des mou-


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tons qui ruminent se mêlent à la scène, lui donnant toute l’unité et toute la variété de composition qui se puisse souhaiter pour un tableau d’histoire.

Mais plus grand qu’à Londres, plus grand que dans son propre pays, se montre Paul Potter à l’Ermitage. De ses très rares ouvrages, le cabinet impérial de Rus- sie en a réuni jusqu’à neuf 1 ; et, sur les trois princi- paux, il faut nous arrêter un moment. L’un semble avoir réalisé le vœu du lion :

Si nos confrères savaient peindre!

c’est le procès de l’homme par les animaux. Cette com- position singulière, qui ressemble aux tableaux multi- ples des plus vieux maîtres de la Renaissance, forme quatorze compartiments, dont les deux plus grands sont encadrés par les douze plus petits. Ce n’est pas Paul Potter seul qui a peint tous les chapitres de ce long apologue. L’histoire à'Actéon est de Poelenburg, celle de Saint Hubert , peut être de. Téniers. Ce qui ap- partient à Paul Potter, c’est le tableau central qu’il a signé, la Condamnation de l'homme par le tribunal des animaux. Plus important, et de Paul Potter seul, vient ensuite un grand Paysage, daté de 1650. A tra- vers un bois épais, près d’une pièce d’eau cachée dans l’ombre, passe une route que le soleil éclaire, ou plutôt illumine de sa lumière la plus radieuse. Un voyageur à cheval, deux pêcheurs, un pâtre et ses vaches étoffent ce paysage (comme disent les catalogues belges), étoffé surtout par cette magnifique opposition de jour et d’ombre. Egale à la Vache qui se mire de la Haye,


1. Un dixième, acheté en Hollande pour l’impératrice Catherine, a péri dans un naufrage, en 1771. avec plusieurs autres tableaux choisis.


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LES MERVEILLES UE LA PEINTURE


cette œuvre de Paul Potter ne peut èlre surpassée que par la plus célèbre de toutes, celle qui porte le nom — fort ridicule, mais consacré — de la Vache qui pisse. Paul Potter peignit ce dernier tableau en 1649, ayant vingt-quatre ans. Il lui était commandé par une com- tesse douairière de Zolms, née princesse Emilie de Nassau. Mais cette grande dame aimait sans doute la peinture à la façon de Louis XIV. Elle refusa, comme inconvenant, indécent et blessant, le tableau de Paul Potter, qui passa aux mains roturières d’un échevin d’Amsterdam, puis dans la galerie de Ilesse-Cassel, puis à la Malmaison, puis à l’Ermitage. C’est un paysage plat, un vaste pâturage, en plein soleil, sans masses d’ombre, sans clair-obscur, sans repoussoirs d’aucune sorte. Seulement de grands arbres, dispersés çà et là, ombragent une ferme et du bétail au repos. Mais, dans ce cadre si simple, Paul Potter a réuni, outre ses chères vaches, à peu près tout ce qui peut animer un paysage; chevaux, ânes, chèvres, moutons, poules, chien, chat et gens. C’est l’œuvre capitale du maître, et c’est le chef-d’œuvre du genre. En France, nous connaissons Paul Potter si peu et si mal, qu’il est permis de s’y étonner que tant de renommée s’attache à son nom et tant de prix à ses ouvrages. On accuse l’engouement des amateurs, qui payent un tableau comme une tulipe, uniquement pour la rareté. Mais devant un tel prodige de l’art, il faut bien changer d’avis; il faut bien con- venir qu’en le couvrant de monceaux d’or, en le payant comme une seigneurie, on ne fait que lui rendre jus- tice et le mettre à son prix 1 .


1- Le tableau de I’aul Potter est entré dit-on, pour 250 000 francs


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Parmi les peintres d’animaux, l’on ne pourrait refu- ser une place honorable au peintre des basses-cours , Melchior Ilondekoeter ( 1 656-1 695). Au Louvre, nous avons de lui des cygnes et des paons. Ce sont de trop nobles oiseaux; de simples poules, de simples canards, voilà les vrais personnages des fines et spirituelles com- positions qui l’ont justement illustré. Pour bien con- naître Ilondekoeter, il faut voir, à l’Ermitage, le Com- bat d'un coq et d'un dindon , à la Haye, la Ménagerie du Loo, à Amsterdam, la Plume flottante , est posée sur une mare où barbotent des canetons. « Ne souf- flez pas sur cette plume, dit Thoré, elle s’envolerait. » Mais Ilondekoeter, comme Paul Potter, peignait des ani- maux vivants; d’autres se sont fait un domaine «à part en peignant des animaux morts. Tels Jean Fyt (1609- 1661) et Jean Weenix (1644-1719). Tous deux choisis- saient d’habitude des pièces de menu gibier — lièvres, faisans, bécasses, canards, oiseaux de toutes sortes — les plus belles de formes et do couleurs, qu’ils grou- paient avec des ustensiles de chasse, ou sous la garde d’un chien de noble sang. Ils en composaient ce qu’on nomme des garde-manger . Fyt et Weenix sont de- meurés célèbres entre tous, et légitimement, car la brosse énergique du premier, comme le patient et tluide pinceau du second, portent l’imitation des animaux de chasse à ce point qu’ils semblent donner la vie même à la mort. C’est à la Haye que se trouve un tableau de Jean Weenix, connu sous le nom du Faisan , qui passe pour son œuvre capitale.


dans l’estimation totale du cabinet de la Malmaison. Et c’était en 1814 Que vaudrait-il aujourd’hui?


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LES MERVEILLES DE LA PEINTURE

En arrivant à l’importante classe du Paysage, nous ferons observer qu’elle est vraiment un produit de l’art des Pays-Bas. Les peintres italiens, même Annibal Car- rache dans ses Lunettes, même Dominiquin et Poussin, qui le surpassèrent en l’imitant, n’avaient point osé faire un tableau de la simple et seule nature; il leur fallait toujours un sujet historique, un drame humain, dont la nature fournissait seulement le théâtre. Ce fut un Flamand, Paul Brill, d’Anvers (1554-1626), qui, se bornant à des vues de la campagne, dont il fit l’objet même de ses compositions, donna aux Italiens le pre- mier modèle du véritable paysage. Paolo Brilli, comme ils le nommèrent, est donc en quelque sorte le créateur du genre; et, fixé dans la ville des papes un demi- siècle avant notre Claude le Lorrain, il en fut, sinon le maître, au moins le précurseur. Ce genre nouveau fut immédiatement continué, en Italie même, par d’autres Flamands, Roland Savery, Hermann Swanevelt, Jean Asselyn, qu’une main estropiée et des doigts crochus firent nommer le petit Crabe (Krabbète), enfin Jean Both, appelé d'Italie (1610-1650). Les deux Both, Jean et André, sont des modèles rares d’affection fraternelle, puisque Jean mourut de chagrin, quand son frère se noya dans un des canaux de Venise, et puisque André, pouvant être un artiste éminent avec le pinceau et le bu rin, s’élait résigné, par une abnégation touchante, à ne rien faire de plus que placer des figures dans les paysages de son frère. Ainsi faits en commun, leurs ouvrages, en bonne justice, devraient s’appeler des frères Both. Mais l’usage a voulu qu’ils portassent seu- lement le nom de l’aîné. On y trouve, on y admire les tons chauds, dorés, lumineux, des contrées méridiona-


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les, qui, joints à la manière propre qu’avait Jean Both de rendre la nature, font de lui une espèce de Claude, plus champêtre et plus agreste. Devant les grands arbres de ses premiers plans, par exemple, on se rap- pelle cette énergique description de Bernardin de Saint- Pierre, opposant, dans ses Harmonies, le chêne immo- bile et ferme du Nord au palmier flexible et pliant du Midi : « Avec ses branches coudées, le chêne ressemble à un athlète qui combat contre les tempêtes. »

C’est Jean Wynants (entre 1600 et 1610-1677) qui commence le cycle des vrais paysagistes de la Hollande, de ceux qui naquirent, vécurent et moururent Hollan- dais. Pour eux, la nature n’est plus le théâtre du sujet, elle est le sujet même. Ils l’ont étudiée et reproduite sous tous ses aspects; ils ont fait d'elle, comme d’une mère bien-aimée, aima parens, mille portraits divers, tous frappants de vérité. C’est la gloire de Wynants d’avoir, l’un des premiers, nettement accepté et consacré ce genre nouveau, qui pouvait sembler secondaire, et de l’avoir relevé à force de talent. Tandis que les Both, les Berghem, les Pinacker copiaient la nature chaude et montagneuse de l’Italie, Wynants jeta ses regards autour de lui, et se prit d’amour pour sa Hollande. Le premier site venu, pourvu qu’il puisse y placer quel- ques figures et quelques animaux, que lui traçaient des aides complaisants et non pas ambitieux, pourvu qu’il puisse y faire passer ce chemin tortueux et fuyant qui vient l’on ne sait d’où, qui va l’on ne sait où, suffisait à cet excellent maître, que ses disciples ont rendu non moins célèbre que ses œuvres.

A ce même moment, Jean Yan Goyen et Salomon Ruysdaël copiaient aussi des vues de leur patrie affran-


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chic et glorieuse, prise le plus souvent sur les bords de ses lleuves et de ses canaux, lun avec des tons gris et roux, avec l’habituelle tristesse de ce morne climat, l’autre avec plus de verdure, de soleil, d’élégance et de gaieté. Puis, à l’inverse des artistes voyageurs qui ame- naient l’Italie en Hollande, Albert Yan Everdingen (1620-1675), rapportant de ses voyages en Norvège les sites montagneux, ombragés de sapins, coupés de ravins et de cascades, introduisait en Hollande la na- ture de l’extrême septentrion. C’est de tous ces éléments divers que se forma le chef des paysagistes hollandais et de tous les paysagistes du Nord, Jacques Ruysdaël (vers 1620 ou 1625-1681). Il prouve merveilleusement l’adage de Bacon : homo aclditus naturæ. Aux talents

o

de ses devanciers ou contemporains, il ajouta cette poésie rêveuse et mélancolique, cette douce tristesse qu’il a perpétuellement jetée sur la nature, parce qu’elle était dans son âme, et qui n’est bien comprise que des âmes qui ressemblent à la sienne. Je crois, en effet, que Ruysdaël, en cela semblable à notre Poussin, ne doit pas prétendre à l’admiration de la foule. Ruysdaël, qui laissa la médecine pour la peinture, qui ne se maria pas plus que Michel-Ange ou Beethoven, paraît avoir pensé comme Montaigne « qu’il y a quelque umbre de friandise et délicatesse au giron même de la mélan- cholie ». Si l’on cherche uniquement dans Ruysdaël l’imitation, la reproduction, le portrait de la nature, il est égalé peut-être, surpassé même en quelques parties techniques, par Iïobbema, Decker, Rontbouts ou tout autre; mais c’est lë sentiment intérieur, c’est la poésie de la solitude, du silence, du mystère, qui le placent au premier rang. Seul, Albert Durer a fait une


LES ÉCOLES DES PAYS-BAS


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belle figure de la Mélancolie; sans y être personnifiée, elle est visible dans toutes les œuvres de Iluysdaël.

Cherchons à travers l’Europe celles qu’on peut citer de préférence aux amis du grand art. Et d’abord à Paris. Le Louvre n’en a qu’un petit nombre, à peine la moitié de Munich, de Dresde, de Saint-Pétersbourg, et non de celles à qui la renommée ne donne pas de ri- vales. Nous avons pourtant un charmant paysage, très finement touché, qui se nomme le Coup de soleil; puis un autre paysage, supérieur quoique plus simple en- core, dont [le nom consacré, le Buisson , dit le sujet tout entier. Nous avons aussi une Tempête , sur la plage et près des digues de Hollande, sombre et forte, admi- rable parle rendu des vagues tumultueuses et le sinistre aspect du ciel, cette « estocade aux eaux rousses », que Michelet appelle « le prodige du Louvre ».

Dans la Hollande même, je ne vois guère que la grande Chute d'eau, à la sortie d’un ravin boisé, dont les deux bords escarpés portent de vieux châteaux. Cette œuvre splendide est au musée d’Amsterdam, avec une Vue du château de Bentheim , petit paysage très fin, éclairé par un joyeux coup de soleil. Il fut peint dans un jour de bonne humeur. Rotterdam aussi a de Ruys- daël une autre vue de ce cher Château de Bentheim, qu’il a tant de fois reproduit, sous toutes sortes d’as- pects, toujours avec un soin prodigieux. Mais que font, au premier plan, ces trois lourdes figures de prome- neurs? Hélas! quelque barbouilleur d’enseignes s’est imaginé de mettre sur les bords de la Moselle l’épisode évangélique des pèlerins d’Emmaüs. Ce sont le Christ et ses deux disciples. Un si choquant contraste enlève- rait au tableau toute sa poésie, partant son premier


258 LES MERVEILLES DE LA PEINTURE

mérite, si l’on ne se rappelait que notre Claude, tant de fois aussi trahi et déshonoré par ses aides, avait soin de dire qu’il donnait les figures de ses paysages « par- dessus le marché ». En Angleterre, Ruysdaël est main- tenant dans la National Gallery dignement représenté par trois Cascades que le sujet rend trop semblables, mais dont l’une est de premier ordre. Il est aussi, et plus varié, dans les galeries particulières, témoin, chez M. Thomas Baring, la Forte brise, l’une de ses œuvres prodigieuses, égale à YEstacade du Louvre. En Russie, treize pages forment sa part au musée impérial. On y trouve souvent, pour les figures, la main d’Adrien Ostade et d’Adrien Yan de Yelde, ce qui augmente leur attrait et leur valeur. Quatre de ces paysages m’ont surtout frappé d’admiration. L’un est très petit et très simple : un site sablonneux, une route tortueuse, un paysan suivi de son chien; rien de plus. Ylais sur cela un voile de tristesse qui touche et serre le cœur autant que la scène la plus pathétique. Un autre est d’aussi simple composition, quoique de dimensions plus vastes : un sentier dans le bois, et, sur le bord d’une eau dormante, un grand hêtre, que les ans ont à demi dé- pouillé de ses rameaux. Dans le troisième, fort grand aussi, le principal personnage, si l’on peut ainsi dire, est encore un vieux hêtre, l’arbre chéri de l’artiste, brisé par la foudre et tombé dans les flots d’un torrent qui forme, cil roulant sur des rochers, une magnifique nappe d’eau. Le quatrième semble réunir les deux pré- cédents. C’est aussi, dans une forêt profonde, un grand hêtre abattu; c’est une flaque d’eau stagnante, cachée presque sous les larges feuilles des nénuphars. Deux ou trois oiseaux d’eau, perchés sur leurs longues pattes,


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un passant dans le lointain, voilà tout ce qui anime cette solitude; mais l’aspect en est plein de silence, de mystère, de douce mélancolie, et jamais Ruysdaël n’a parlé plus éloquemment aux âmes tendres et rê- veuses.

Toutefois c’est l’Allemagne qui a recueilli ses prin- cipaux chefs-d’œuvre. Munich a de lui neuf paysages, à l’envi beaux et précieux. Dans le plus vaste, on voit une cascade tomber en bouillonnant par-dessus des masses de rochers. C’est une œuvre aussi capitale par son extrême perfection que par ses dimensions peu communes. Dresde en a treize, auxquelles on pourrait ajouter, comme une sorte d’introduction, deux ou trois Vues de Salomon Ruysdaël, qui, semblable à Hubert, Yan Eyck, fut l’instituteur d’un jeune frère devenu plus illustre que lui, et dont la renommée a trop effacé la sienne. Parmi ces treize toiles, plusieurs sont justement célèbres. Telle est celle qu’on connaît sous le nom de Chasse de Ruysdaël. C’est une forêt de hêtres coupée par quelques flaques d’eau qui réfléchissent les nuages du ciel. Sous ces grands arbres, Adrien Yan de Yelde a peint une Chasse au cerf , d’où vient le nom du pay- sage, l’un des plus vastes et des plus magnifiques qui se puissent rencontrer dans l’œuvre du maître. Mais Ruys- daël me paraît aussi grand dans des cadres beaucoup plus petits. Yoyez cette œuvre sans seconde, ce même vieux Château de Bentheim, au sommet d’une colline couverte de broussailles; qu’y a-t-il de plus beau, de plus attachant, de plus merveilleux? Dans quelques au- tres, Ruysdaël s’est abandonné à cette incessante et profonde mélancolie dont tous ses ouvrages sont em- preints. Tel est le Cloître délabré, au delà d’une rivière


ombragée de grands arbres; tel est plus encore le Ci- metière juif ; où des tombeaux noircis et chancelants, que dominent des ruines antiques et des arbustes sauvages, trempent dans les eaux d’un torrent débordé. Poussin lui-même n’aurait pas trouvé plus de profon- deur, de tristesse austère et religieuse, enfin d’élo- quente désolation pour peindre la dernière demeure d’une race persécutée et maudite.

C’est à Vienne pourtant que Ruysdaëla laissé le plus vaste, le plus important, le plus parfait peut-être de tous les ouvrages de son pinceau, celui qu’on peut ap- peler sans scrupule le chef de ses chefs-d’œuvre. Il a en- viron six pieds de large sur presque cinq pieds de haut, et la surface inusitée de cette toile montre déjà que Ruysdaël en voulait faire une œuvre extraordinaire. Rien de plus simple cependant que le sujet; on le nomme la Forêt; sous un ciel calme, traversé par des nuages flottants, un massif de hautes futaies sur une campagne plate et nue, à travers lesquelles serpente un sentier, qu’un ruisseau coupe au premier plan, et qui se perd dans les profondeurs de l’horizon : voilà tout. Et néan- moins c’est le plus beau paysage vrai, le plus excellent portrait de la simple nature qui se puisse imaginer. Au-dessus de cela, il ne peut plus y avoir que les pay- sages composés et rêvés de Claude Lorrain, comme, dans l’œuvre de Raphaël, après le portrait du Suona- tore di violino , il n’y a plus que la Vierge à la chaise , comme, dans l’œuvre de Rembrandt, après les Staal - masters , il n’y a plus que la Ronde de nuit.

L’unique rival possible de Jacques Ruysdaël est Min- dert Hobbema (1638-1709), qui fut peut-être son élève, et certainement son ami. Mais, à l'opposé du modèle


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qu’il imita, il ne peignit que la nature riante et sereine. Ilobbema fut longtemps oublié ; longtemps on effaça son nom de ses ouvrages pour y subtitucr le nom ou le monogramme de Ruysdaël, dont la renommée n’eut i point à subir d’éclipse. Aujourd’hui, par un de ces re- tours de faveur que produisent jusque dans l’art les impérieux caprices de la mode, Hobbema le déchu est remonté si haut, qu’il ne se maintiendra peut-être point à cette élévation un peu exagérée par l’engouement. Ses œuvres, rares il est vrai, atteignent des prix supé- rieurs à ceux des œuvres de Ruysdaël. C’est une seconde injustice, en sens contraire. Une preuve que cette sou- daine et éclatante célébrité n’est pas fort ancienne, c’est que, des trois musées de la Hollande, celui seul de Rot- terdam possède un petit échantillon d’Hobbema. Ail- leurs, il a des ouvrages plus importants, tels que la Ca- bane hollandaise à Munich, la Forêt de chênes à Rerlin. Mais s’il fallait désigner scs œuvres capitales, je n'hési- terais point à choisir les deux vastes pendants qui se trouvent à Grosvenor-House, avecles deux autres grandes pages que possèdent les riches collections de lord Dudley et de M. Wynn Ellis. Ils n’ont pas, que je sache, de noms consacrés ; ce sont de simples paysages, — des vues d’une campagne boisée, éclairée et réjouie par un gai rayon de soleil, — mais très clairs, très lumineux, très profonds, d’une beauté complète et magistrale.

11 est un autre paysagiste, de la même époque, de la même école, dont les œuvres aussi furent longtemps attribuées à Ruysdaël, qui mériterait, comme Hobbema, d’être réhabilité et de reprendre la place qu’il occupa durant sa vie. C’est Conrad (ou Cornelis) Decker. La preuve qu’il fut hautement estimé, c’est que fréquem-

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LES MERVEILLES DE LA PEINTURE


ment Adrien Ostade lui rendit le service qu’Adrien Van de Velde rendait à Wynants, celui de placer dans ses paysages des figures d’hommes et d’animaux. Mais, puisqu’on a pu longtemps l’accepter pour Ruysdaël, à quoi bon faire de Decker un autre éloge ? Et cette jus- tice rendue, il faudrait en rendre une seconde. Si l’on replace Decker à la suite de Ruysdaël, il serait équita- ble de replacer Jean Hackaert, et plus encore J. Ront- bouts, à la suite d’Hobbema, et fort près.

Adrien Van de Velde (1659-1672) est plus original. Cet illustre disciple de Wynants, dont la vie fut plus courte que celle de Ruysdaël, et de bien peu plus lon- gue que celle de Paul Potter, peut revendiquer un genre important de supériorité : dans les vues de la nature, pour lui toujours souriante, calme et parée, il savait peindre des personnages comme Wouwermans, et des animaux presque à l’égal de Paul Potter lui-même. Seulement, animaux et personnages sont habituelle- ment paisibles et sans action. Adrien Van de Velde est, en peinture, le poète de l’églogue et de l’idylle. Sans parcourir l’Europe pour cataloguer ses rares ouvrages, partout recherchés avec passion, nous en trouvons, au Louvre même, une part suffisante : la Plage de Scheve- ningen, où l’on se voit promener le prince d’Orange en carosse à six chevaux ; un Canal glacé , la Famille du pâtre, charmante et puissante miniature, etc. L’un de ses paysages animés, qu’on nomme le Soleil levant, Joré de teintes chaudes et lumineuses à la façon de Claude, semble montrer le point culminant et inacces- sible du merveilleux talent d’Adrien Van de Velde.

Digne et vaillant élève de Rembrandt, Philippe Ko- ning (1619-1689) s’est fait dans le paysage un genre à


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part, dont son maître lui avait indiqué le secret, et que personne n’a hérité du disciple. Les profondeurs sans fin d’une plaine unie, d’une steppe hollandaise, cou- pées par des zones alternatives d’ombre et de lumière, voilà son sujet favori, son sujet habituel. 11 semble vou- loir y donner l’idée de l’infini. Trop peu connu en France, Philippe Koning est très estimé en Hollande et en Angleterre, où il a laissé, soit au musée d’Amster- dam, soit dans la galerie de Grosvenor-house, quelques ouvrages d’un mérite éclatant.

Des frères Van Ostade, comme des frères Ruysdaël, l’un fut i’élève de l’autre. Mais de ceux-ci, Jacques s’é- leva bien plus haut que Salomon; de ceux-là, au con- traire, Isaac n'a pas atteint toute la célébrité d’Adrien. Peut-être ce dernier jugement doit-il être un peu révisé. Isaac Ostade (1617-1654) me paraît l’égal de son frère aîné, dans un genre différent; et ce n’est que par le genre qu’il lui reste inférieur. Adrien, sans aucun doute, est plus fort dans la peinture des petits drames bour- geois et populaires où l’être humain tient la première place; Isaac prend sa revanche dans la reproduction des sites naturels qui sont les théâtres de ces drames; il est plus paysagiste. C’est ce que l’on peut reconnaître au Louvre, par exemple, dans ses deux /Za/£es de voya- geurs, devant une hôtellerie et dans un frais paysage de la Hollande. Là aussi se trouve un autre sujet qu’il a traité souvent et répandu partout, un Canal glacé , cou- vert de voyageurs en patins. L’hiver est la belle saison de la Hollande, et de tout le Nord jusqu’en Russie. Isaac Ostade s’était fait de ces paysages d’hiver, de ces vues des glaces et des frimas, comme Van der Neer des clairs de lune, ce qu’on nomme de nos jours une spécialité. Il


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y fut, il y est encore le maître, avec Yan der Neer tou- tefois, qui ne fut pas seulement l’amant de la lune, mais aussi de la neige.

Cet Arendt Van der Neer (1615 ou 1619-1685), bien plus que le Gherardo delle Notti des Italiens, est le vrai poète des nuits. Il n’a peint que la nature simple et vraie, et seulement la nature de son pays ; mais il s’y est fait un domaine à part entre le crépuscule du soir et celui du matin. On dirait que ses yeux, comme ceux des chouettes et des hiboux, ne pouvaient soutenir l’é- clat du soleil et n’aimaient que les pâles clartés de la sœur d’Hélios. S’aventurait-il quelquefois en plein jour, c’était alors au cœur de l’hiver, pendant les journées de glace et de neige, ou de ciel brumeux, presque aussi pâles que les nuits. Si Ruysdaël s’est comme approprié la mélancolie, lui s’est approprié le mystère. Il ne tra- duit pourtant jamais sur la toile que les plates campa- gnes hollandaises, avec leurs eaux dormantes et leurs prairies bordées de saules; il se prive des hautes tours, des ruines pittoresques, des rochers fantastique, de tout ce qu’on peut appeler l’architecture de la lune. Yan der Neer, qui faisait lui-même, et parfaitement, les figures de ses paysages, n’a que plus de mérite à trou- ver, dans des éléments si monotones, même la variété; U est pleinement digne de la grande renommée dont il jouit à présent. Nul poète n’a mieux peint les arnica silentia lunæ.

Alors que l’Angleterre n’avait encore ni peintres, ni peinture, il était naturel que le premier modèle de la marine — du paysage de la mer — fût donné par les compatriotes des Ruyter et des Tromp. Si nous traver-


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sons, sans nous y arrêter, les premiers essais, ceux de Peters, par exemple, ou de Zeeman (Reinier Mons), les dates nous donneront à la fois les deux maîtres du genre, Ludolph Backuysen (1651-1709) et Guillaume Yan de Velde (1635-1707). Le premier, qui fut d’abord maître d’écriture avant de se faire disciple d’Everdingen, donna, dit-on, des leçons de dessin maritime à Pierre le Grand, lorsque celui-ci étudiait l’art naval à Saardam. Ses œuvres les plus célèbres sont, à la Haye, le Retour de Guillaume d' Orange , devenu Guillaume III d’Angle- terre; à Amsterdam, Y Embarquement de Jean de Witt sur la flotte hollandaise; à Yienne, une grande et ma- gnifique Vue du port d' Amsterdam ; à Paris, Y Escadre hollandaise , présent fait à Louis XIV par les bourgmes- tres d’Amsterdam, après la paix de Nimègue, en 1678. Un peu dur, un peu sombre d’habitude, Backuysen n’a pas la transparence, la sérénité, le charme du rival qui l’a surpassé. M. Ch. Blanc dit, avec raison et justesse : « Backuysen nous fait craindre la mer, Yan de Yelde nous la fait aimer. » Guillaume Yan de Yelde, le digne frère d’Adrien, est, en effet, le maître incontesté du genre. Le Louvre n’a de lui qu’une de ces charmantes miniatures qu’on nomme les Calmes de Yan de Velde. Elle ne peut faire imaginer ce que sont les grandes œuvres de ce maître, qui, toute sa vie amoureux de la mer, sans cesse la peignit sous tous ses aspects, comme une maîtresse dont la beauté changeante se prête, au- tant que le berger marin des troupeaux de Neptune, à une inépuisable variété de métamorphoses, et dont on aime les caprices et la fureur non moins que la séré- nité. Ces belles œuvres sont demeurées en Allemagne, en Angleterre, où Van de Yelde mourut, où l’on cou-


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serve son culte, et surtout dans sa patrie, entre autres, la grande Vue cï Amsterdam prise à l’Y, et les deux cé- lèbres pendants qui retracent la Bataille navale des Quatre-Jours , gagnée par Ruyter sur les Anglais, en 1666. Pour rendre le combat avec plus de fidélité, le peintre y assista sur l’un des vaisseaux de l’escadre hollandaise, traçant ses plans et ses esquisses au milieu du feu de l’action. C’est dans ces chefs-d’œuvre de Guil- laume Yan de Yelde qu’il faut chercher l’extrême per- fection, non seulement de l’artiste, mais de toute cette partie de l’art dont la mer est le théâtre et l’objet. Ils font comprendre, sans le justifier précisément, le mot de Joshua Reynolds, qui prétendait qu’un autre Raphaël naîtrait peut-être quelque jour, mais qu’on ne reverrait plus un autre Yan de Yelde.

A sa suite, il est juste de citer Yan der Kapella et Simon Ylieger, qui ont cherché à mettre dans les sujets de Yan de Yelde la manière d’Alhert Cuyp. A leur genre aussi doit se rattacher l’Allemand Jean Lingel- bacli (1625-1680), devenu peintre hollandais. Il a fait des Porhs de mers. Cependant, à proprement parler, et comme Jean-Baptiste Wéenix, il ne peignait ni la mer, ni les ports, mais les scènes qui s’y passent habituelle- ment, et les personnages de toute espèce, de tout pays, qu’y rassemble le commerce des nations.

Si les Fruits et les Fleurs forment en peinture le plus modeste des genres, il faut reconnaître que la dif- ficulté vaincue et l’extrême perfection du travail peu- vent taire monter les ouvrages d’art bien au-dessus de leur sujet et de leur destination. D’ailleurs, lorsque l’artiste cesse d’élever son âme aux conceptions morales,


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lorsqu’il demande simplement à la nature des objets d’imitation, que peut-elle lui offrir de plus charmant que les fleurs et les fruits? La preuve en est dans les œuvres si chères et si recherchées des De lleem père et fils, d’Abraham Mignon, de Rachel Ruysch, de Yan Huysum. Quoi de supérieur aux Déjeuners de Jean Davidz de Heem (1600-1674)? Quoi de supérieur aux Corbeilles de Jean Yan Huysum (1682-1 749)? Celui-ci savait arranger les fleurs avec tant de goût et d’habileté, que les bouquetières peuvent prendre devant ses tableaux des leçons de leur métier, comme les peintres de leur art. Ces riants Vases de fleurs , bien préférables aux^ Bouquets assombris de Raptiste Monnoyer, qu’on vou- lut, au temps de la Pompadour, poser en rival de Yan Huysum, sont encore variés et égayés par d’agréables accessoires, les vases eux-mêmes, avec leurs fines cise- lures, les consoles de marbres, et les insectes brillants, ces fleurs de la vie animale. Une rose, eût dit Dorât, est-elle complète sans les baisers du papillon? Rachel Ruysch (1674-1750) est restée la digne rivale de Yan Huysum. Elle ne fut pas seulement l’unique femme artiste qu’aient produite les Pays-Bas depuis la sœur du grand peintre de Bruges, Margaret Yan Eyck ; elle fut, dans son genre, et jusqu’à notre époque, le pre- mier des peintres femmes.

Dans quelle catégorie placerons-nous les Cuisines de Guillaume Kalf (vers 1650-1695)? Ce ne sont pas même des tableaux de nature morte , car ce mot sup- pose une nature qui fut précédemment vivante, comme les animaux tués à la chasse, de Fyt et de Yéenix. Ce sont des tableaux de nature inanimée, d’objets, de


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choses; ce sont des haillons, des légumes, des casseroles et des pots, que le peintre place, arrange, éclaire à son gré. Et pourtant ces petites toiles d’un maître peu connu, dédaigné peut-être, que l’on ne rencontre dans nul grand musée, si ce n’est au Louvre, sont des œuvres d’art, j’allais dire de poésie. Sens pittoresque, touche légère et sure, couleur chaude, dessin ferme, perspec- tive exacte, et même intelligente composition, tout s’y trouve. Où l’art et la poésie vont-ils se nicher?

Autre question : Que ferons-nous, pour finir, du chevalier Yan der Werff? Tandis que les fils dégénérés de Franz Mieris et d’Arendt Yan der Neer, ceux qui se nomment Wilhem et Eglon, laissaient mourir le grand art hollandais, comme auparavant Carlo Dolci le grand art florentin, dans les minuties du maniéré; lorsqu’il ne restait d’autres vrais peintres que ceux des fleurs, brillait et florissait Adrien Yan der Werff (1659-1722). Dans ses ouvrages, fort nombreux, l’on ne saurait trouver ni rang ni différence, ni meilleurs ni pires. Si l’on se rappelle, d’une part, l’estime immense qu’avait de lui-même, jusqu’à se peindre avec tous les attributs de l’immortalité, ce fils de meunier, anobli et enrichi par l’électeur palatin Jean-Guillaume, qui se crut plus grand de cent coudées que l’autre fils de meunier, Rem- brandt; si l’on se rappelle aussi la célébrité dont il jouit durant sa vie, la vogue générale et le haut prix qui s’attachèrent aux œuvres de son pinceau ; si l’on s’en tient, d’autre part, aux titres fastueux de ses com- positions, la plupart historiques et même sacrées, Moïse sauvé des eaux du Nil , la Chasteté de Joseph , les Anges annonçant aux bergers la Bonne Nouvelle , Madeleine au désert , etc., on pourrait lui donner le rang de pein-


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tre d’histoire. Mais ensuite si l’on observe, outre la petite dimension des personnages pressés sur de petits panneaux, sa manière de peindre, soignée, léchée, poin- tillée, brillantée, qui prend la mièvrerie pour la grâce et le joli pour le beau, il est à peine peintre de genre. Pour avoir voulu s’élever au-dessus de ses maîtres, Yan der Werff, qui pouvait rester leur égal, est descendu dans ses ambitieuses porcelaines à un rang très infé- rieur, parce que, chez lui, entre le sujet et l’exécution il se trouve une contradiction flagrante, et que l’exé- cution est toujours au-dessous du sujet.

Quand l’art de la Hollande se mourait aux mains de Yan der Werff et de Yan Huysum, c’était alors qu’aban- donnant, après la paix d’Utrecht (1715), son gouver- nement purement populaire, purement électif, elle se donnait à des stathouders héréditaires, qui devinrent bientôt des rois. Né avec l’indépendance nationale, l’art hollandais avait péri avec la liberté intérieure. Ceci nous suggère une réflexion générale sur le rapport qui peut, qui doit exister entre la culture de l’art et les institutions politiques.

En Italie, nous avons vu, par l’exemple du Piémont, resté monarchie absolue jusqu’au statuto de 1848, mais qui n’eut aucune école et ne fit aucun apport au trésor commun des gloires de sa patrie; par l’exemple de la Rome des papes, qui ne fut une capitale d’école qu’au moment où vinrent l’habiter Raphaël d’Urbin et Michel-Ange de Florence; par l’exemple delà puissante république de Yenise, ajouté à celui de Florence indé- pendante, à celui plus ancien d’Athènes et de la Grèce entière, que la forme monarchique n’était nullement


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indispensable aux progrès des arts, pas plus qu’à la gloire et à la fortune des artistes. En effet, tandis qu’un pape, comme Adrien VI, chassait de Rome les arts et ceux qui les cultivaient, Venise était le séjour préféré d’une foule d’artistes nés hors de son sein, mais qui disaient avec le sculpteur-architecte Sansovino, appelé par le duc Cosme de Florence, par le duc Hercule de Fcrrare, par le pape Paul III, « qu’ayant le bonheur de vivre dans une république, ce serait folie d’aller vivre sous un prince absolu ». (Vasari.)

La Hollande offre un exemple plus récent, plus com- plet et plus décisif. I)e Venise et de Florence, on pou- vait dire qu’à défaut de monarchie, ces deux Etats avaient des aristocraties héréditaires, riches et puis- santes, bien des palais de patriciens à défaut d’un palais impérial, royal ou papal, et bien des petites cours sei- gneuriales à défaut d’une cour souveraine. Mais, en Hollande, plus de cours, plus de palais d’aucune es- pèce; une simple bourgeoisie, vivant du commerce, de la pèche et du bétail. Et cependant quel pays, sur une si mince étendue de territoire, avec une si faible popu- lation, a jamais produit une telle foule d’artistes émi- nents? Le premier regard fait deviner pour quels nou- veaux commettants travaillaient ces artistes improvisés* Ce ne sont plus de grandes fresques ou de grandes toiles destinées aux nefs d’églises, aux galeries de châteaux, mais de petits cadres de chevalet, qui peuvent entrer et se placer dans le plus étroit cabinet d’amateur. Ce ne sont plus des sujets de haute poésie, sacrée ou pro- fane, dont l’appréciation demande des connaissances étendues et un goût formé, mais de vulgaires motifs pris dans la vie commune, que chacun a chaque jour


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sous les yeux et qui n’ont de secrets pour personne. Si, par hasard, il se peint un grand tableau d’histoire, c’est pour l’hôtel de ville, et sur l’histoire de la com- mune; s’il se fait un tableau religieux, il est semblable au prêche. Tout le surplus s’adresse à la bourgeoisie, au peuple même, et l’artiste parle simplement à ses égaux la langue habituelle du pays 1 .

Ce sont pourtant ces petits tableaux de genre et de chambre, ces petits sujets populaires, que leur mérite et le goût général ont portés aujourd’hui à une valeur énorme, et ont enlevés aux logis des simples amateurs pour les introduire dans les musées des nations. Que les artistes se rassurent donc devant l’exemple de la Hollande, comme devant celui de Venise ou d’Athènes, sur les changements que l’esprit du siècle peut opérer dans les institutions politiques. Sous la démocratie athé- nienne, sous le patriciat vénitien, sous la bourgeoisie hollandaise, ils trouveront toujours, aussi bien que sous une monarchie quelconque, la gloire et la fortune avec l’indépendance et la dignité.

Comme la Belgique, mais avec moins d’éclat pour- tant, la Hollande, au cours de ce siècle, a repris sa marche dans le mouvement général des arts. On peut citer, après les Troupeaux de Jean Kobel, habile imi- tateur de Paul Potter, les Paysages très recherchés de


1. M. A. Michiels a fait la remarque ingénieuse que l’histoire de la peinture dans les Pays-Bas offre les mêmes phases que l’histoire de la Grèce antique : à Y âge divin correspond la peinture religieuse, qui eut son berceau à Bruges, au temps de Van Eyck et de Hcmling; à Y âge héroïque , la peinture chevaleresque qu’Anvcrs vit briller au temps de Rubens et de son école; à Y âge humain , la peinture bourgeoise , inau- gurée par la Hollande au dix-septième siècle.


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Koeckoek, les Marines de M. Mayer, les Scènes anecdo- tiques de MM. Israëls et Alma-Tadéma ; et, sur la place publique de Dordrecht, s’élève l'image d’un autre en- fant de la Hollande, Ary Scbeffer, que nous trouverons parmi les peintres français.


CHAPITRE IV


L’ÉCOLE ANGLAISE


Si le mot d’école implique nécessairement une filia- tion de maîtres à disciples, une tradition dans l’art et un style commun perpétué par la tradition, l’on ne saurait dire avec justesse « l’école anglaise ». A peine ce mot pourrait-il s’appliquer au portrait, où se continue uniformément la manière de Reynolds, adoptée par Gainsborough et Romney. Les Anglais ont porté jusque dans l’art leur loi de Yhabeas corpus , cette liberté de la personne dont ils se montrent justement si fiers et si jaloux. R y a donc, dans l’art, de l’Angleterre, des indi- vidualités, mais pas d’école; et c’est simplement la réunion des peintres anglais que, pour le titre du cha- pitre qui leur est consacré, j’appellerai l’école anglaise. Je voudrais bien sincèrement, par esprit de gratitude et de juste courtoisie, rendre à quelques artistes de cette école l’admiration que portent les Anglais à notre Claude, à notre Poussin. Ce serait le moyen sûr de n’être pas accusé d’une des petitesses à mes yeux les plus sottes çt les plus coupables — et qui serait doublement coupable


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en moi qu’attachent à l’Angleterre tant de liens d es- time et d’affection — celle de porter jusque dans les arts d’injustes préventions nationales . Mais est-ce ma faute si nul peintre anglais n’égale les maîtres incontes- tés que j’admire si franchement et si pieusement dans les écoles qui ne sont pas la française? L’Angleterre a-t-elle un Léonard, un Raphaël, un Titien, un Albert Durer, un Rubens, un Rembrandt, un Wazquez ? Ah! certes, je n’affaiblirais point les éloges qu’il aurait le droit d’exiger.

L’art anglais aurait pu s’éveiller, comme l’art fran- çais, dans les leçons d’une autre école de Fontaine- bleau, c’est-à-dire au contact des grands artistes étran- gers. Dès le temps d’Henri VIIÏ, il pouvait imiter Hol- bein, et, sous Charles I er , prince ami de la peinture, il pouvait imiter Van Dyck. Mais Holbein, en Angleterre, n’eut pas meme un copiste, et ce chevalier Peter Lely, qui prit la place de Van Dyck, assurément sans le rem- placer, était un Allemand, nommé Von der Faës. Quant à sir Gottfried Kneller, qui fut peintre ofüciel sous cinq souverains, de Charles 11 à Georges 1 er , c’était un autre Allemand d’origine, qui apporta en Angleterre un mé- diocre talent tout fait. La peinture anglaise, vraiment anglaise, ne commence donc guère avant le milieu du dix-huitième siècle, avec William Hogarth (1698-1764).

Outre le portrait de cet humorist par excellence, qui s’est peint en bonnet de nuit et en compagnie de son vieux chien Tray, le musée de Londres a sa collection de six tableaux connue sous le nom de Mariage à la mode. C’est, comme les autres séries appelées Harlofs drogress (les Degrés de la fille perdue), Rake's progress (les Degrés du mauvais sujet), Induslry and Idleness


HOGARTH


Le combat de coqs


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Travail et Paresse), etc., ou comme le Combat de coqs , une espèce de roman moral et satirique, en six chapitres. Hogarth est assez connu par la gravure, par ses propres gravures à la manière noire, pour qu’il soit inutile de dire que ses diverses compositions sont spirituelles, fines, mordantes et profondes. J’ajouterai que le dessin en est fort aventureux, mais plein de mouvement; la couleur un peu terne, un peu rude, mais ferme et accentuée. Ces défauts, toutefois, qui nedoiventguèrepluschoquerdans les ouvrages de Hogarth que dans des caricatures, sont rachetés amplement par une originalité véritable, natu- relle, où l’on trouve la langue de Sterne, de Swift, de Richardson, traduite par le pinceau de Jean Steen, et un impitoyable moraliste faisant la comédie de son époque en lui mettant devant les yeux un miroir fidèle. « Les figures des autres peintres respirent, disait l’auteur de Tom Jones ; celles de Hogarth pensent. » J’ajoute : et font penser 1 . Hogarth s’est fait connaître aussi par son étrange traité d’esthétique qui a pour titre Analyse de la beauté. 11 semble y paraphraser le mot plus ancien que l’on prête à Albert Dürer : « Toute recherche de la beauté est inutile. » Pour l’un et pour l’autre, la vérité suffit.

Après Hogarth, l’ordre des dates amène sir Joshuu Reynolds (1725-1792), que l’on regarde unanimement comme le premier, comme l’unique peintre de haut style qu’ait eu l’Angleterre. Son vrai titre de gloire est le portrait. En ce genre, il excella : en ce genre il ap- proche de Velâzquez, et balance Van Dyck. Mais ses

1. On raconte qu’étant encore écolier, Hogarth ébaucha son premier dessin à la vue de deux ivrognes qui se battaient devant la porte d’un cabaret. « Je serai utile, je veux être utile, » fut en même temps son premier mot. Il tint parole.

2 e série. 17


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compositions historiques, soit sacrées, soit profanes, me semblent, sauf la couleur, dérisoires en vérité. Il réunit, par exemple, non en un groupe, mais dans un cadre, ce qui est fort différent, un vieux jardinier, une fillette de douze à treize ans et un enfant au berceau, tous trois de la plus pure race anglaise ; et l’on appelle cela la Sainte Famille. Ailleurs il rassemble trois grandes dames, fort sérieuses, fort prudes, habillées jusqu’au cou, portraits reconnus des filles d’un sieur William Montgomery; et l’on appelle cela les Trois Grâces parant T autel de THyménée. Et les deux tableaux sont peints dans un style désordonné qui veut être hardi, à grands coups de brosse comme une décoration, avec un éclat souvent faux, et certes avec moins de justesse que de vigueur. Peut-on croire, en les voyant, que ce soit Reynolds qui a écrit ces excellentes paroles : « Loin d’être les entraves du génie, les règles ne sont des entraves que pour ceux qui n’ont pas de génie, semblables à ces armures qui servent également de défense et d’ornement aux per- sonnes robustes, mais dont le poids est un fardeau pour l’homme faible et mal conformé. Il arrive un moment toutefois où l’on peut se dispenser des règles ; mais c’est seulement lorsqu’on s’est rendu maître de son art. Il ne faut pas abattre l’échafaudage avant que la clef de voûte soit posée. » Reynolds me semble plus grand peintre dans ses quinze Discours écrits que dans ses tableaux composés (je réserve toujours le portrait), et l’on ne trouve, en vérité, nulle analogie entre sa théorie et sa pratique. Il ressemble à certains prédicateurs : « Fais ce que je dis, et non ce que je fais ; » il offre Michel-Ange pour modèle, et, s’il en a jamais pris un, ce ne peut être que Rembrandt; il vante le style sans en avoir jamais


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rencontré même l’ombre ; il vante le dessin, et n’a guère brillé que par le coloris : étrange et fréquente contra- diction.

Son contemporain Richard Wilson (1715-1782) est un paysagiste assez heureux dans ses arrangements, et d’une exécution sage, qu’on a nommé le Claude anglais. Est-ce parce que ses peintures ont été reproduites par l’éminent graveur de Claude, William Woollet? En tout cas, il ne faut voir dans cet éloge qu’une simple figure de rhétorique ; Wilson ressemble plutôt à Joseph Ver- net, et peut quelquefois lutter avec cet athlète de se- conde force. Je lui préfère Thomas Gainsborough (1727- 1788), qui fut portraitiste aussi, portraitiste presque égal à Reynolds, et que, pour le paysage, on pourrait appeler, avec plus de justesse, le Salvator anglais. Dans son incorrection un peu sauvage, il y a du moins des effets pleins de force, et qui ne manquent point de vérité. On voit qu’il n’a pas étudié la nature dans les académies, mais qu’il l’a cherchée où elle est réellement, et qu’il l’a aimée d’un sincère amour. C’est le même éloge que méritent ces copistes heureux de la vie des paisibles cottages qui se nomment Crôme, Morland, Nasmyth, Constable. Ce dernier surtout qui, dès 1825, exposait à Paris un de ses meilleurs ouvrages (la Fenai- son; plus tard Y Arc-en-ciel), a exercé sans nul doute une notoire influence sur le moderne paysage français.

William Turner (1775-1851) a de plus hautes pré- tentions. De tous les peintres anglais, il porte le nom autour duquel s’est fait le plus de bruit. Il a des dé- tracteurs obstinés et des admirateurs fanatiques ; on l’a dénigré jusqu’à la haine, on l’a encensé jusqu’à l’ido- làtrie. Il me semble, à moi étranger, fort désintéressé


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dans le débat, que, s’il est puéril de lui refuser du ta- lent de lui refuser même un talent magistral aux belles époques de sa vie, il n’est pas moins puéril de porter l’adoration démesurée qu’ont excitée ses bons ouvrages, jusqu’à ceux de sa viellesse, où le parti pris dégénère finalement en véritable folie. S’il est vrai, comme l’af- firment ses sectateurs passionnés, qu’il confonde en sa manière celles de Claude, de Gaspard Poussin et de Salvator Rosa, j’avoue que j aime mieux ces trois mai- très séparés que réunis en sa personne.

William Turner a légué au musée de son pays deux paysages qu’il avait conservés jusqu’à sa mort comme œuvres de prédilection. L’on y peut donc voir le dernier mot de leur auteur. Ces deux paysages célèbres entre tous, se nomment le Soleil levant dans le brouillard et la Fondation de Carthage. Passe pour le premier titre ; mais comment justifier le second? Quel rapport peut-on rencontrer entre cette brumeuse atmosphère anglaise et celle de l’Afrique, si chaude et si transparente? entre ces palais de fantaisie et la ville naissante de Didon, fu- ture rivale de la vieille Rome républicaine? On doit pardonner aux aides de notre Claude d avoir 'plaqué dans ses paysages Dieu sait quelles figures pour leur donner un nom historique. Cela se concevait en Italie, à cette époque, alors qu’il fallait absolument, et bon o-ré mal gré, mettre de l’histoire dans le paysage. Mais aujourd’hui, après les peintres hollandais, cette manie n’a plus d’excuse. On est encore plus surpris en voyant ce paysage historique de Turner placé entre les deux plus belles pages du Lorrain, le Moulin et la Reine de Saba , et la surprise redouble quand on apprend que c’est Turner lui-même, qui a exigé cette place pour ses




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tableaux comme expresse condition de leur entrée à la National Gallenj. Je ne veux pas chercher d’autre preuve de l’état d’insanité où il a terminé sa vie : per- sonne n’ignore que la cause la plus commune de la folie, c’est l’orgueil.

Ces divers paysagistes nous conduisent jusqu’à l’épo- que à peu près contemporaine où nous trouvons l’Amé- ricain Benjamin West (1738-1820), Thomas Lawrence (1769-1830) et David Wilkie (1785-1841). Le premier, dont la réputation me semble tout à fait inexplicable, est un héritier collatéral de Louis David, à l’école du- quel il se rattache uniquement par les défauts. Son Cléombrote banni par Léonidas semble l’œuvre em- pesée de quelque rapin de 1810, et quant à son tableau du Christ guérissant les malades , j’affirme sérieuse- ment que nos jurys d’exposition lui refuseraient l’en- trée, et en toute justice. Ils sont pourtant placés dans la National Gallenj. Bien plus célèbre, même chez nous, Thomas Lawrence ne doit pas sans doute être ravalé si has. Mais pourtant qui soutiendrait aujourd’hui que son mérite égale la renommée dont il jouit un moment? Qui ne convient qu’elle ne fut guère qu’une de ces vogues nées au souffle de la fortune, que la mode en- fante, que la mode emporte? Nous avons des peintres qu’on ne prend au sérieux que dans le monde des sa- lons qui surpassent Lawrence pour la correction, pour la vérité et même pour l’effet. On peut voir dans le musée du Vatican son portrait du roi d’Angleterre, Georges IV, donné au pape Pie VII. Il y a certes, dans cette œuvre célèbre de Lawrence, une sorte d’animation et de fraîche réalité, un cliquetis de couleurs vermeil- les, qui imposent d’abord et font quelque illusion.


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Mais franchement, et sans haine du présent par amour du passé, quand on revient des autres salles, les yeux ravis et l’àme subjuguée, quand on se rappelle seulement ce Doge de Titien, si beau, si vrai, si grand, le Georges IV u’est plus qu’une enluminure.

Quant à David Wilkie, l’artiste modeste jusqu’à la timidité, l’auteur justement populaire du Colin-Mai l- fard , du Jour des loyers, des Politiques de village, il procède un peu de Hogarth par les intentions, et beau- coup, par \e faire, des petits Hollandais, surtout d’Adrien Ostade, qu’il semble avoir pris particulièrement pour modèle. Il est spirituel, vif, enjoué, et l’on trouve dans tous ses détails, un peu puérils quelquefois, l’œil d’un observateur. Son exécution est fine et soignée, mais elle n’a pas le charmant naturel de ses maîtres; elle est trop souvent déparée par un fâcheux abus d’un ton rosé, et ce défaut, ou cette affectation, pourrait faire dire de Wil- kie, avec une sorte de justice, qu’il ri’est qu’un Ostade enluminé. Et cependant, il est telle page de David Wilkie, par exemple le Bedeau de village, où ce second Hogarth, bien supérieur au premier par les qualités pittoresques, montre tant d’esprit, de finesse et même de sentiment, qu’il mérite d’être rangé parmi les maî- tres, et sous son propre nom.

11 est juste de lui adjoindre William Mulready, qui, dans des tableaux plus sérieux, d’un dessin plus ferme, et quelquefois trop ambitieux par les sujets, a le mérite de se mesurer, non sans honneur, avec les petits Hol- landais. Malheureusement Mulready ressemble encore à Wilkie par son habituel défaut, celui qui gâterait le plus charmant naturel, l’abus des tons roses et des tons bleus.

La véritable peinture des Anglais est l’aquarelle (in


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waler colours). Ils excellent dans ce genre secondaire, comme dans le buste et la vignette, qui sont les genres secondaires de la statuaire et de la gravure. Mais nous ne pouvons les suivre hors de la peinture proprement dite, car il faudrait — et dans toutes les écoles — passer de l’aquarelle au dessin, ce qui serait accroître hors de mesure une tâche déjà trop vaste. Enfermé dans notre sujet, il nous suffit dé constater le mérite éminent des aquarellistes de l’Angleterre.

David Wilkie est, avec Mulready, le dernier des illus- tres peintres anglais qui ont cessé de vivre. Après lui, nous sommes en plein dans l’école contemporaine, que là, comme ailleurs, nous nous abstiendrons déqualifier. Un mot seulement sur une petite secte hérétique, née dans l’Église de l’art anglais. A peine Turner avait-il porté ce qu’il nommait l’imitation de la nature jus- qu’au dévergondage le plus insensé, que les préraphaé- listes, un peu semblables aux adeptes de l’école teuto- catholique d’Overbeck, ont voulu nous ramener aux premiers bégayements de la peinture à son berceau, sans la naïveté de l’enfance, et sans la foi du croyant : double hérésie, double erreur. « Supposons, disent les préraphaélistes , que la peinture n’ait pas encore été pratiquée et enseignée, éliminons la tradition, plaçons- nous devant la nature avec une parfaite innocence de cœur, et reproduisons-la, depuis le brin d’herbe jus- qu’à l’étoile, avec la fidélité naïve de l’enfant qui ne sait pas mentir — Mais ce beau programme est plus facile à rêver qu’à réaliser ; l’étroite solidarité qui lie le passé au présent ne permet guère à un artiste de faire tout à fait abstraction de la tradition, et, dans les temps compliqués où nous sommes, ce qu’il y a déplus diffi-


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cile au inonde c’est d’être candide. Il en résulte que les préraphaélistes mêlent parfois à leur innocence un peu d’érudition, et qu’en voulant inventer, ils se sou- viennent. » (M. Paul Mantz.) La secte, au surplus, s’est déjà dissoute, et son chef distingué, M. Millais, s’est remis à la peinture de notre temps. Il a bien fait.

Les peintres anglais dont les noms ont été mention- nés avec honneur à l’Exposition universelle sont, avec M. Millais, MM. Calderon, Niçois, Leighton, Orchardson. S’il eut pris part au concours, sir Edwin Landseer eût certainement pris part aux récompenses. Ce n’est, à la vérité, qu’un peintre de genre, un peintre d’animaux; mais quelle galerie refuse les Vaches de Paul Potter, les Chasses de Sneyders et d’Oudry, les natures mortes de Weenix et de Chardin, les fleurs de Van Huvsum? D’ail- leurs, à force d’études sur les formes et les mœurs des animaux qu’il retrace, sir Edwin Landseer s’est fait un domaine à part, où il a régné en souverain. Avec ses Chiens et ses Cerfs, it a fait de véritables compositions, pleines d’esprit, de finesse, de sentiment, de vie enfin. Mais, comme sa couleur est rarement juste, il se montre avec plus d’avantages dans les belles gravures à la ma- nière noire qui traduisent et popularisent tous ses ta- bleaux.


CHAPITRE V


L’ÉCOLE FRANÇAISE


On pourrait faire remonter l’histoire de l’école fran- çaise presque aux débuts de l’ histoire de la France elle-même; on pourrait rappeler, avec Emeric David (. Histoire de la peinture au moyen âge), que, dès le temps de Charlemagne, on avait l’habitude de couvrir les églises de peintures « dans tout leur contour (in circuitu dextra lævaque intus et extra), pour instruire le peuple et décorer les monuments » ; — que ce fut en France, vers le milieu du neuvième siècle, qu’on osa pour la première fois représenter sous des traits hu- mains PEternel, le Père, Y Ancien des jour s, dont l’image n’apparut point en Italie avant le treizième siècle, et que l’on ne vit jamais dans la peinture byzantine ; — qu’en France aussi l’on a inventé ou perfectionné la peinture dans le verre, celle des vitraux d’église 1 ; — qu’un grand nombre de prélats et d’abbés ont décoré

1 . Le moine allemand Roger, surnommé Théophilos, dit au prologue de son livre, De omni scientia picturœ artis , qui parut au onzième siècle : « O toi qui liras cet ouvrage. ..je t’enseignerai... ce que pralique la France dans la fabrication des précieux vitraux qui ornent ses fenêtres... etc. »


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leurs églises et leurs monastères de peintures en tout genre, tels que les évêques Hincmar à Reims, Hoël au Mans, Geoffroy à Auxerre, tels que les abbés Angilbert à Saint-Riquier, Ancésige à Fontenelle, Richard à Saint- Venne, Rernard à Saint-Sauveur; — qu’après Guillaume le Conquérant, avec Lanfranc et Anselme de Canterbury, les Français ont porté en Angleterre l’art et le goût des décorations d’églises; — que même on a conservé dans les traditions de notre pays le nom de plusieurs peintres célèbres au moyen âge, moines pour la plupart, et sur- tout de l’ordre de Saint-Basile, tels que Madalulphe de Cambrai, Adélard de Louvain, Ernulfe de Rouen, Her- bert et Roger de Reims, Thiémon, qui fut aussi sculpteur et professeur de belles-lettres, etc. Mais tous ces infor- mes essais, toutes ces ébauches de l’art, qui n’abou- tirent pointa un art national, ne méritent pas qu’icion les mentionne en détail. Pour la France comme pour l’Espagne, élèves Lune et l’autre de l’Italie, il ne faut commencer l’histoire de Fart proprement dit qu’à cette époque, postérieure au lent et laborieux développement du moyen âge, où le monde vit reparaître simultané- ment toutes les connaissances qu’avait possédées l’an- tiquité, et que désigne le nom expressif de Renais- sance.

L’influence de l’Italie sur la France pour la peinture se fit sentir dès le milieu du quinzième siècle. René d’Anjou, comte de Provence, ce prince successivement découronné de Naples, de la Lorraine et de l’Anjou, qui se consola de ses disgrâces politiques en cultivant la poésie, la musique et la peinture, ce bon roi René (1408-1480) apprit à peindre en Italie, soit à Naples, sous les leçons du Zingaro, lorsqu’il disputait les Deux-


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Siciles au roi d’Aragon, soit à Florence, sous Barto- lommeo délia Gatta, lorsqu’il s’alliait au duc de Milan contre les Vénitiens. « Il composa, dit le chroniqueur Nostradamus, plusieurs beaux et gracieux romans, comme la Conqueste de la doulce merci et le Mortifie - ment de vaine plaisance..,', mais, sur toute chose, ai- moit, et d’un amour passionné, la peinture, et l’avoit la nature doué d’une inclination toute excellente à ceste noble profession qu’il estoit en bruit et renom entre les plus excellents peintres et enlumineurs de son temps, ainsi qu’on peut voir en divers chefs-d’œuvre achevés de sa divine et royale main — » Nous avons de René, au musée de Cluny, un tableau qui, sans pouvoir s’appeler divin chef-d'œuvre , pour l’époque qui voyait déjà Frà Angelico de Fiesole et Masaccio, est toutefois remar- » quable et précieux. Il a pour sujet une Prédication de la Madeleine à Marseille, où sa légende suppose qu’elle vint la première annoncer la parole du Christ. L’on voit dans le fond, et en perspective chinoise, le port de la vieille colonie phocéenne ; au premier plan, l’auditoire de la sainte pécheresse, où s’est placé René lui-même avec sa femme, Jeanne de Laval. La scène est bien con- çue, claire et animée; la peinture, un peu sèche, mais précise, rappelle Antonio Salario, le Zingaro napolitain. Toutefois ces premières leçons des Italiens, prises en Italie, furent seulement individuelles, et le prince ar- tiste qui les reçut ne les transmit pas, ne fit point d’é- cole, même dans son comté de Provence.

A cette époque Paris n’avait encore que des ymaigiers dont le plus renommé peut-être, Jacquemin Gringon- neur, peignit des cartes à jouer pour donner à Charles VI une facile diversion dans les instants lucides que lui


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laissait la folie. On a fait de Gringonneur l’inventeur des cartes; mais cette invention, que lui dispute un autre ymaigier , Nicolas Pépyn, est fort antérieure à leur temps; elle remonte au treizième siècle. Un peu plus tard, sous les règnes de Charles VII et de Louis XI, parut un peintre véritable, Jehan Fouquet, né à Tours, entre 1415 et 1420, qui, ayant fait à Rome le portrait du pape Eugène IV, avait pu étudier les artistes italiens du temps de Masaccio. Mais ses ouvrages, ou du moins ceux qui restent, et qui se trouvent à Munich, à Franc- fort, à la grande bibliothèque de Paris, ne se compo- sent guère que d’ornements de manuscrits, de sorte que Fouquet est simplement un ymaigier supérieur.

Dans cette ligne de l’art appelé gothique, nous sommes conduit à François Clouet (dit Janet), contemporain des élèves de l’Italie, mais disciple lointain de Van Eyck par les leçons de son père, Jehan Clouet, qui était ori- ginaire des Flandres. De François Clouet nous avons, au Louvre, les portraits de Charles IX et de sa femme Élisabeth d’Autriche, justes, vrais et d’une merveilleuse délicatesse. Nous avons aussi, de lui ou de son école, outre les portraits de Henri II, de Henri IV enfant, du duc de Guise ie Balafré, du vertueux chancelier Michel de l’Hôpital, etc., tous en figurines, deux petites com- positions formées par des portraits réunis dans une ac- tion commune. L’une est le Mariage de Marguerite de Lorraine , sœur des Guises, avec le duc Anne de Joyeuse; l’autre un Bal de cour , où se rencontrent Henri III, alors roi, sa mère Catherine de Médicis, le jeune Henri de Navarre et d’autres personnages du temps. Aussi précieuses, comme monuments d’histoire, que la chro- nique de Monstrelet ou les journaux de l’Estoile, ces


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peintures ne le sont pas moins comme monuments d’un art dont ils étaient, en tout sens, la dernière expression.

La véritable imitation de l ltalie, et par elle la pre- mière formation d’une école française de peinture, peuvent être rapportées aux débuts du seizième siècle. L’art de l’Italie était déjà monté, si l’on peut ainsi dire, aux plus éclatantes splendeurs de son midi, lorsqu’il laissa tomber sur la France attardée les premières lueurs de l’aurore. Ce fut après que, dans les expédi- tions militaires de Charles VIII, de Louis XII et de Fran- çois I er , les Français eurent traversé toute la péninsule italique, de Milan à Naples, frappés de surprise et d’admiration devant ses édifices et leurs ornements ; ce fut lorsque François I er rapporta quelques belles œu- vres d’art et ramena quelques grands artistes, qu’à leur contact et sous leur souffle, en quelque sorte, la France enfin s’éveilla.

Léonard de Vinci et Andrea del Sarto, par leur écla- tante renommée et la communication de leurs œuvres; Rosso (maitre Roux), Primaticcio, Nicolo del Ab- bato, etc., par les leçons pratiques qu’ils donnèrent et les longs travaux qu’ils menèrent à fin dans leur patrie adoptive, fondèrent la primitive école française, celle qu’on nomme école de Fontainebleau. Le premier pein- tre français qui s’éleva à leur niveau par leurs leçons, et qui porta la peinture au même rang que Jean Goujon et Germain Pilon portaient la statuaire, que Pierre Lescot, Jean Bullant et Philibert Delorme portaient l’architecture, ce fut Jean Cousin (vers 1500-1590). Malheureusement il fut plus occupé à peindre des vi- traux d’église que des tableaux de chevalet ; et, don- nant une part de son temps à la gravure (il a laissé trois


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estampes célèbres, entre autres Saint Paul sur le che. min de Damas), à la sculpture (on a conservé de lui le Mausolée de l'amiral Chabot , en albâtre), et même aux lettres (il a écrit la Vraie science de la pourtraic - ture, ou l'Art de desseigner; le Livre de perspec- tive , etc.), Jean Cousin n’a laissé qu’un petit nombre de peintures. La principale est un Jugement dernier , et c’est sans doute par l’analogie du sujet, bien plus que par celle du style ou de la manière, qu’on a nommé son auteur le Michel-Ange français. Après avoir été le premier tableau d’un artiste français qui eut l’honneur d’ètre gravé 1 , ce chef-d’œuvre de Jean Cousin fut long- temps égaré et comme oublié dans la sacristie des Mi- nimes, à Vincennes. Il a repris au Louvre une place digne de lui. Autant que des figurines amoncelées sur une toile de chevalet peuvent se comparer aux] gi- gantesques figures qui couvrent la grande paroi de la Sixtine, Jean Cousin rappelle Michel-Ange. L’ensemble est harmonieux, fort et terrible; les groupes sont habilement formés et diversifiés, les nus , chose nou- velle en France, bien étudiés et bien rendus, et ces mérites de composition et de dessin, rehaussés par une chaude couleur à la vénitienne, le sont plus encore par une pensée d’unité et de symétrie qui manque au mo- dèle. Comme Michel-Ange acheva sa célèbre fresque en 4541, il est probable que Jean Cousin a traité cet im- mense sujet du drame final de l’humanité après et d’a- près Michel-Ange, ayant pu, sans quitter la France, connaître le Jugement dernier du Vatican par des copies ou par des gravures, entre autres celle de Martin Rota.


1. Par P. de Jode, le père, en douze feuilles.


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Mais c’est du moins une traduction fort libre qu’il a faite, composée de détails différents, avec un autre es- prit d’ensemble; et la seule audace d’essayer un tel sujet à l’exemple du grand Florentin, audace que le succès d’ailleurs a justifiée, place très haut celui qu’on nomme habituellement le fondateur de l’école française, parce qu’il en fut le premier représentant illustre, parce qu’il montra dès lors la gravité précoce du génie français.

Reçue et transmise par ce grand artiste, l’impulsion était donnée à toute l’école. Après lui vinrent deux autres éminents disciples des Italiens, Toussaint Du- breuil (....-1604) et Martin Fréminet (1567-1619). Mais Dubreuil, pas plus que Jean Cousin, ne quitta son pays natal ; il fut simplement le continuateur de Primatice, celui des maîtres italiens qui se donna sans retour à la France, et qui, en échange de ses œuvres et de ses leçons, reçut de quatre rois — François I er , Henri II, François II et Charles IX — toutes sortes de titres et de récompenses, y compris deux grasses abbayes. Frémi- net, au contraire, voulut aller se tremper lui-même à la source commune. Il rapporta d’un assez long séjour en Italie le goût qu’il y trouva, celui qui régnait à la chute du grand siècle, un peu avant la fondation de l’école des Carracbe. Abandonnant aussi la beauté calme et simple qu’avaient enseignée Léonard, Raphaël, Corrége, il adopta, comme les imitateurs égarés de Michel-Ange, l’ostentation de la science anatomique, de la force musculaire, la manie des raccourcis, des tours de force, et à cette exagération du dessin il joi- gnit un coloris plus sec, plus dur, plus assombri que celui des gracieuses fresques de Primatice. Toutefois

2 e SÉRIE. 1 8


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LES MERVEILLES DE LA PEINTURE

son grand tableau du Louvre (soit Vénus couchée at tendant Mars que désarment les Amours, soit Ênée abandonnant Didon par ordre de , Mercure) est remar- quable à plus d’un titre. D’abord, après les figurines de Clouet et de Cousin, il offre des personnages de grandeur naturelle; ensuite, après une longue et conti- nuelle série de sujets sacrés, il offre tout à coup en France, comme les peintures du' siècle de Léon X en Italie, un sujet très profane, mythologique, érotique même. On y reconnaît l’âme du satirique Mathurin Ré- gnier, de qui Boileau disait :

Heureux si ces discours, craints du chaste lecteur,

Ne se sentaient des lieux où fréquentait l’auteur.

On y reconnaît aussi, outre l imitation de Primatice, celle du maître de Primatice, de Jules Romain, lorsque YAncje déchu , abandonnant le style raphaélesque, s’avilissait aux obscènes gravures de l’Arétin.

C’était jeter l’école française, dès son berceau, dans la décadence anticipée où semblait se mourir l’art ita- lien. Heureusement Simon Vouet (1590-1649) vint faire en France ce que faisaient les Carrache en Italie, une rénovation. Il avait été, dès la première adolescence, remarqué pour ses talents précoces; après quatorze ans de séjour à Rome, il rapporta l’école bolonaise à Paris. Dans sa grande composition la Présentation de Jésus au temple , dans sa Mise au tombeau , sa Madone, sa Cha- rité romaine (une jeune femme allaitant un vieil- lard), etc., on voit clairement le peintre bolonais, qui n’a pourtant ni la profonde expression de Dominiquin, ni l’élégance de Guide, ni le puissant clair-obscur de


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Guerchin. Le style de ces maîtres est déparé par la mai- greur du dessin, par l’insuffisance du coloris, enfin par les défauts d’une manière expéditive, car Youet, bien- tôt premier peintre de Louis X1H, auquel il donna des leçons, comblé d’honneurs, chargé de commandes, accepta, par ambition et par envie, des travaux au- dessus de ses forces mesurées par le temps. Tableaux d’églises ou de palais, portraits, plafonds, lambris, ta- ’ pisseries, tout lui semblait bon à faire, surtout à prendre aux autres, et, dans son accaparement universel, son talent de jeunesse, au lieu de grandir avec l’àge mûr, alla toujours s’amoindrissant. Mais, pour lui rendre justice, il faut ajouter sur-le-champ que ce fut néan- moins à ses leçons, à ses exemples que se formèrent Eustache Lesueur, Charles Lebrun, Pierre Mignard, et qu’ainsi, comme les Carrache encore, il fut plus grand par ses élèves que par ses œuvres.

A Rome, Simon Youet avait été prince de l’Académie de Saint-Luc; à Paris, il fut l’un des fondateurs de cette association de peintres artistes, qui, longtemps inquiétés par les prétentions des peintres en bâtiments, s’unirent pour mettre l’art en dehors et au-dessus des corps de métier. Approuvée par Richelieu, cette association eut ensuite Mazarin pour protecteur, et devint enfin, par les lettres patentes que le ministre universel fit signer au jeune Louis XIV, en 1655, Y Académie de pein- ture, dont les membres avaient le privilège exclusif d’exercer et d’enseigner sans payer de droits de maî- trise. Cette Académie était bonne assurément par son origine et son objet, puisqu’elle conquérait l’indépen- dance professionnelle des artistes, mais une fois con- stituée par décret royal, elle eut les défauts et le sort


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de tous les corps privilégiés. D’une part, elle se montra impérieuse et tyrannique ; de l’autre, fort utile à ses membres, elle fut, pour l’art, d’une profonde inutilité 1 . Laissons donc les premiers compagnons académiques de Simon Vouet, à commencer par ses deux frères, Aubin et Claude, et même le professeur François Perrier, et même le professeur Jacques Blanchard, qu'on appela le Titien français, parce qu’il avait, disent ses biographes, « le coloris léger et clair » ; allons chercher, hors de l’Académie, l’art émancipé, l’art libre, l’art véritable.

Les dates amèneraient d’abord le Lorrain Jacques Callot (1592-1635), génie parfaitement original, en- nemi de toute discipline, qui se serait enfui de l’Acadé- mie, comme il s’enfuit de la maison paternelle à la suite d’une troupe de saltimbanques, pour suivre à travers champs la pure fantaisie. Mais, tout occupé de graver à l’eau-forte, d’après des procédés de son invention, les conceptions d’une imagination intarissable — ses Gueux , ses Bohémiens, ses Nobles , ses Diables, ses Misères de la Guerre — qu’il traçait seulement au crayon, Callot n’a terminé qu’un très petit nombre d’ouvrages du pin- ceau. Ainsi, tandis qu’il a laissé quinze à seize cents gravures, grandes ou petites, je n’ai pas rencontré plus de deux tableaux qui portassent son nom : Y Exécution militaire , à Dresde, et la Foire de village , à Vienne ; tous deux sur cuivre, en très petites figures, et d’une couleur pâle qui ne prévient pas favorablement au pre- mier coup d'œil. Le talent de Callot est resté chez nous si pleinement sui generis qu’il n’a pas eu plus de des-

1. C’est ce que je crois avoir démontré dans un autre écrit : Comment faut-il encourager les arts ? {Espagne et Beaux-Arts , — Mélanges. — chez L. Hachette et C u .)


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cendants que d’ancêtres. C’est un grand artiste qui n’a pas de place dans l’histoire des arts, même de son pays.

Mais immédiatement paraît, hors des influences de cour, hors de l’Académie, hors même de la France, le prince de ses artistes, le chef de son école, Nicolas Pous- sin (1594-1665). Admirable exemple de la force irré- sistible des vocations, Poussin, qui fut à peu près sans maître, resta longtemps sans protecteur. Bravant la misère, mais deux fois arrêté par elle en chemin, il gagna enfin à pied, presque en mendiant, cette Rome, où son talent naquit, se connut, se forma devant les chefs-d’œuvre passés ; et si, plus tard, la royauté voulut, en le rappelant à Paris, se parer de l’éclat d’un sujet célèbre, bientôt fatigué des tracasseries que lui susci- taient les peintres attitrés et les sots en titre, Poussin regagna son cher ermitage de Rome, ne le quitta plus désormais, et ne laissa pas même ses cendres à son pays. C’est là, dans la solitude studieuse, dans le repos de l’esprit et le calme du cœur, que, toujours plus ap- pliqué, plus réfléchi, plus sévère à lui-même, et tou- jours évitant, avec une force de jugement dont il n’est guère d’autre exemple, le mauvais goût du pays et du temps, il grandit sans cesse et marcha pas à pas vers la perfection. Dans la manie de résumer en un surnom tous les mérites d’un homme illustre, on a nommé Poussin le 'peintre des gens d'esprit. Ce mot est juste, surtout si l’on veut dire que Poussin échappe à la foule ignorante, qu’il ne peut être compris, admiré que par les intelligences cultivées, et même un peu hautes. Mais ce mot est bien incomplet. Au sentiment exquis de l’an- tiquité, qu’il semble avoir devinée par intuition, Pous-


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sin joignit toutes les connaissances acquises jusqu’à son époque. Tandis qu’il consultait sans relâche les monu- ments et les modèles de son art, les grandes œuvre* des grands maîtres, allant à la Grèce pour revenir à l’Italie, il étudiait l’architecture dans Yitruve et Palladio, l’ana- tomie dans André Yésale et les amphithéâtres de dis- section, le style dans la Bible, Homère, Plutarque et Corneille, le raisonnement dans Platon et Descartes, la nature enfin dans tous les êtres et tous les objets qu’elle offre à l’imitation. 11 prenait à la philosophie, à la mo- rale, à l’histoire, à la poésie, au drame, tout ce qu’ils peuvent prêter de force, de grandeur et de charme à la peinture; et, penseur éminent, raisonneur inflexible, il portait plus loin que nul autre la pensée et la logique dans les profondeurs de Part. C’est plus, en vérité, que d’être le peintre des gens d’esprit.

De ceux qui, dans l’école française, ont renié sa tra- dition et se sont affranchis du poids de son exemple, Poussin n’a jamais encouru qu’un seul reproche : il manque de grâce, a-t-on dit, croyant tout dire. Certes, pour l’exécution de ses sujets les plus ordinaires, de ceux, entre autres, des tableaux restés à la France, il avait à montrer plutôt la gravité et l’austérité qui étaient dans son génie personnel, et qui sont, plus qu’il ne semble, sinon dans le caractère, au moins dans le génie français; mais il a su trouver la grâce, même la grâce badine, rieuse et folâtre, lorsqu’elle était de saison. Yeut-on s’en convaincre? Il suffit d’examiner quelques- unes de ses nombreuses Bacchanales. Deux des meil- leures sont à la National Gallery de Londres. L’une, peinture énergique et châtiée, est simplement un chœur de danse, mais varié, plein d’épisodes aimables, dont


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tous les personnages se tiennent et s’unissent, depuis la nymphe renversée par le satyre jusqu’aux petits en- fants ivres qui se disputent la coupe dans laquelle une bacchante leur exprime du raisin. L’autre, d’une exé- cution moins achevée, est des plus considérables de son auteur, qui partageait le goût des anciens pour ce sujet. Les détails, pleins de grâce, d’esprit, de variété, et s’en- chaînant avec aisance dans un heureux ensemble, font de ce tableau la plus charmante comédie. Ici, le gros Silène ivre, que soutiennent avec effort deux robustes adolescents; là, une danse animée et folâtre; plus loin, un âne effronté qui s’attaque à la belle croupe d’une centauresse, et que le bâton punit de son insolence ; puis, cavalcadant sur une chèvre indocile, une faunesse rieuse, la plus ravissante friponne dont les yeux puis- sent donner l’ardente ivresse qui n’est pas celle du vin. En vérité, toute la comédie antique revit dans ce ta- bleau, où l’on croirait voir représentée une de ces joyeuses et turbulentes atellanes , venues à Rome du pays des Osques.

Pour tous les autres sujets qu’a traités Poussin, Paris ne doit rien envier ni à Londres ni à quelques pays que ce soit, et nous l’y pouvons connaître dans ses princi- paux chefs-d’œuvre. En manière de préface, il faut d’a- bord examiner le portrait de Poussin, qu’il fit à cin- quante-six ans pour son ami de Chantelou, et le seul qu’il aurait fait, si son protecteur à Rome, le cardinal Rospigliosi (depuis Clément IX) ne lui eût ensuite de- mandé le sien. On pourrait placer sur ce portrait de Poussin l’inscription que porte son tombeau : In tabulis vivit et eloquitur , car on y lit clairement toute l’âme de l’artiste, la nature de son génie, la physionomie de


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ses ouvrages. Dans ce front large et plein, dans ce re- gard ferme et sincère, dans ces traits mâles et doux, l’on voit, avec la dignité modeste, mais inaltérable, une forte intelligence, une forte volonté, une forte applica- tion : ce qui justifie une fois de plus le mot de Buffon, si souvent applicable, que « le génie est une grande puissance d’attention ».

Nous avons de Poussin quelques vastes toiles où les personnages sont de grandeur naturelle, la Cène, Saint François Xavier dans les Indes , Apparition de la Vierge à saint Jacques. Ce sont à peu près les seules qu’il ait peintes dans ces hautes proportions, car il n’en existe d’autres, hors de France, que le Martyre de saint Érasme , horrible sujet, répugnant à son génie plein d’humanité, qui lui fut commandé à Rome pour faire, dans la cathédrale du monde chrétien, le pendant du Martyre de saint Procès , par son ami Valentin. Mais, ici et là, ces hautes et larges toiles ne sont les plus grands ouvrages de Poussin que par la dimension des cadres. Parlant aux yeux de l’esprit, aimant à resserrer dans un étroit espace un sujet vaste, ou plutôt pro- fond, Poussin semble grandir à mesure qu’il se rape- tisse, et ses meilleures œuvres sont assurément de sim- ples tableaux de chevalet, qui devraient n’appartenir qu’à la peinture anecdotique, s’ils n’avaient d’ailleurs au plus haut degré toutes les qualités de la peinture d’histoire.

Arrivés là, dans le vrai domaine de Poussin, nous pouvons former de ses ouvrages des catégories par sujets, ou, comme il disait lui-même, par modes. Il appelait de ce nom, à la manière des Grecs, le style, le ton, la mesure, enfin l’ordonnance générale que devait


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prendre un tableau, suivant le sujet. Les compositions religieuses sont tirées de l’Ancien Testament et du Nouveau. Parmi les premières se distinguent le ravissant groupe de Rébecca à la fontaine, lorsque Éliézer, l’en- voyé d’ Abraham, la reconnaît parmi ses compagnes et lui offre l’anneau d’alliance ; Moïse exposé sur le Nil , par sa mère et sa sœur, suivant l’ordre de Pharaon ; et Moïse sauvé des eaux , par Thermutis, la fille de ce Pharaon, qu’amène au bord du fleuve Myriam, sœur de Moïse ; la Manne dans le désert nourrissant les Hébreux affamés, scène admirable par la majesté de l’ensemble, par l’intérêt des épisodes; enfin le Jugement de Salo- mon, prononçant entre les deux mères.

C’est encore parmi les compositions empruntées à la Bible qu’il faut classer les quatre célèbres pendants qui furent faits pour s’appeler le Printemps, l’Eté, l’Au- tomne et l’Hiver, mais que l’on connaît bien plus par les sujets qui devaient allégoriquement représenter les quatre saisons de l’année. Le printemps, c’est Adam et Eve dans le paradis terrestre , avant leur chute; l’Eté, c’est Ruth et Noémi glanant dans les moissons du vieux Booz; l’Automne, c’est le Retour des envoyés à la terre promise , lorsqu’ils en rapportent une fabuleuse grappe de raisin que deux hommes peuvent à peine porter sur leurs épaules ; l’Hiver, enfin, c’est le Déluge : à ce dernier mot, pas plus d’explications que d’éloges, ce serait faire injure au lecteur. Bornons-nous à dire que ce fut le chant du cygne; Poussin peignit cette page sublime à soixante et onze ans, et s’endormit ensuite dans le repos éternel.

Parmi les compositions prises aux Évangiles et aux Actes des Apôtres, on peut rappeler à l’attention des vi-


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siteurs du Louvre, Y Adoration des Mages , le Repos en Égypte y les Aveugles de Jéricho , la Femme adultère , la Mort de Saphire, le Ravissement de saint Paul aux deux. Mais Poussin ne s’emprisonnait pas dans la Bible et les légendes, qu’il traitait, d’ailleurs, avec une li- berté toute philosophique et sous un caractère pure- ment humain; il entrait également, comme tous les maîtres de la grande époque, dans l’histoire profane, ainsi que le prouvent, par exemple, le Testament d'Eu- damidas , resté en Angleterre, et. à Paris même, Y En. lèvement des Sabines. 11 entrait encore dans la pure mythologie, comme on peut le voir par la Formation de la Grande-Ourse , à Londres, par la Mort d'Eurydice et le Triomphe de Flore , à Paris. Il abordait aussi l’al- légorie, témoin le Triomphe de la Vérité, qu’il laissa comme un fier hommage à son propre génie, lorsque, en hutte aux envieux, il quitta la France sans esprit de retour. Il pénétrait enfin, nous l’avons vu, jusqu’aux licences de la bacchanale effrontée. Mais, quoi qu’il fit et d’où qu’il tirât ses sujets, Poussin était toujours peintre d’histoire.

Il le fut jusque dans le paysage, ne semblant pas concevoir qu’on pût représenter la nature pour elle- même, et sans l’homme. S’il recompose par la science et le sentiment une de ces campagnes primitives qu’ont foulées les dieux et les héros, il y placera le géant Poly- phème,


Sur son roc assis,

Chantant au vent ses amoureux soucis ;


et, s’il nous offre une vue retrouvée des abords de l’Athè- nes antique, il y placera le philosophe cynique Diogène,


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jetant son écuelle comme superflue, lorsqu’il voit un jeune garçon boire dans sa main, ou bien, dans le ta- bleau qu’a décrit Fénelon, le philosophe guerrier Pho- cion, auquel le bon sens et l’amour du bien public donnaient tant d’éloquence naturelle, que, le voyant monter à la tribune, Démosthène disait : « Voici la hache de mes discours qui se lève ». Enfin, s’il veut montrer, dans la riante et pastorale Arcadie, l’image du bonheur sur la terre, un tombeau découvert entre les fleurs rappelle à ses heureux bergers que la vie doit avoir un terme prochain. Sans doute, dans cette voie du paysage historique, Poussin fut précédé par Annibal Carrache et par Dominiquin; mais il en étendit la por- tée bien plus loin que ses modèles, et s’il n’est pas l’inventeur du genre, il en est jusqu’à présent le maî- tre incontesté. C’est lui que suivirent désormais non- seulement les disciples directs de ses œuvres, tels que le Guaspre (Gaspard Dughet), Jacques Stella ou Fran- cisque Milet, mais tous ceux, en tous pays, qui, sans copier naïvement ce qu’on nomme la nature, ont cher- ché à la donner pour scène à quelque drame de l’hu- manité.

11 y a dans toutes les langues des mots qu’on ne dé- finit pas, qui portent en eux leur définition; il y a, dans toutes les carrières de l’esprit humain, des noms qu’on ne loue pas, qui portent en eux leur louange. Poussin est de ce nombre béni. Je me permettrai seulement cette observation, qu’il n’est peut-être, dans toutes les écoles de peinture, aucun maître plus capable que lui d’expliquer, par la seule vue de ses ouvrages, bien étu- diés toutefois et bien compris, ces trois mots assez dif- ficiles à définir, quoique tant de fois répétés : style,


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composition, expression. Voulez-vous trouver un mo- dèle de style : examinez le Ravissement de saint Paul , lorsqu’il entendit dans son extase « des paroles qu’il n’est pas permis à un homme de rapporter ». Ce groupe superbe, excellent, couronnant un délicieux paysage, rappelle, parla sublimité de ses figures, l’un des chefs- d’œuvre du divin chef de l’école romaine, la Vision d'Ézéchiel. Poussin craignait qu’on ne l’accusât d’avoir voulu se mettre en parangon de Raphaël. — Est-ce la science à peu près inexplicable de la composition que vous cherchez à découvrir : elle est dans la Rébecca , dans le Moïse sauvé ; elle a son dernier terme dans les Rergers d'Arcadie , charmante pastorale, profonde poésie, touchante moralité. — Voulez-vous surprendre les secrets de cette autre science appelée le mouve- ment, la pantomime, fexpression : vous la trouverez claire et palpable dans le Jugement de Salomon , la Femme adultère , les Aveugles de Jéricho. — Voulez- vous enfin la réunion suprême de ces diverses et supé- rieures qualités de la haute peinture : alors cherchez- la dans le Déluge, où l’art est tout entier.

Il est un nom inséparable du nom de Poussin : c’est celui de l’autre grande gloire de l’école, Français aussi par la naissance, Italien aussi par les études et le sé- jour, qui fut le fidèle compagnon de sa vie, qui est resté le juste compagnon de sa gloire; c’est celui de Claude Gelée, le Lorrain (1600-1682). S’il ne ressem- ble point à Poussin par la science, puisqu’il savait à peine lire et signer son nom 1 , Claude lui ressembla du moins par l’opiniâtreté au travail, par la puissance de


1. Voici l’inscription qu’il mit, à l’âge de 80 ans, sur le recueil de ses


NICOLAS



Les Bergers d’Arcadie. (Musée du Louvre.)


L’ÉCOLE FRANÇAISE 287

l’application, et, dans son genre, par la profondeur de la pensée autant que par la justesse de l’observation. Celui-là aussi reçut un surnom : on l’appela \e Raphaël du paysage. Et ce surnom, qui dit tout cette fois, je l’accepte en le justifiant. Oui, Claude est le Raphaël de son genre, d’abord parce que, dans ce genre, personne ne lui a jamais disputé sérieusement la première place; de plus, parce que, semblable à Raphaël, — dont les divines madones , sans sortir des proportions de la femme, n’ont pourtant pas de modèles dans la race humaine, et semblent en réunir toutes les beautés éparses et possibles, — il a créé en quelque sorte une nature poétique, idéale, copiée des rêves de l’artiste plutôt que des vues réelles, rassemblant aussi des traits choisis de toutes parts, et, par cela, plus belle aussi que la nature seule et simple. De sorte qu’il a mérité, comme Raphaël, la flatterie outrée que Shakespeare, dans Timon d'Athènes, fait adresser ironiquement au peintre par le poète : « Votre tableau est une leçon don- née à la nature. »

Ce n’est pas le pays de Claude, en cela moins heu- reux que Poussin, qui a recueilli la meilleure part de son héritage. Il se trouvait au Louvre, naguère, une de ses principales œuvres, partout citée, partout célèbre, belle comme le plus beau chant des Géor gigues . On

esquisses, appelé le Livre de vérité ( Liber veritatis , que Goethe nommait Liber naturœ et artis ) :

AUDI 10 D’AGOSTO 1677.

LE PRÉSENT LIVRE APPARTIEN A MOY QUE JE FAIC.T DURANT MA VIE CLAUDIO GILLÉE, DIT LE LORAINS.

A ROMA, LE 23 AOS 1680.


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l’appelait le Passage du gué. Elle a péri sous la main des restaurateurs, par ordre des intendants. Ignoraient- ils donc, les barbares, que Claude échappe à toute pré- tendue restauration comme à toute retouche, que toute main profane qui l’approche, fût-ce simplement pour le nettoyer, est une main meurtrière, une main d’assas. sin? Si, du moins, cette triste victime avait pu, comme les criminels suspendus au gibet, servir d’exemple et de leçon! Mais hélas! vit-on jamais se corriger les hommes en qui l’autorité réside, même quand ils pour- raient acheter l’expérience aux dépens d’autrui? Est-ce que, depuis la perte lamentable de notre Passage du gué , les ordonnateurs de la National Gallery de Lon- dres ne se sont pas avisés de restaurer aussi et de per- dre, par conséquent, un autre cbef-d’œuvre de Claude, plus important encore, celui qu’on nomme les Noces de Rebecca et d’isaac (plus communément le Mou- lin )? Allons, maintenant qu’ils ont fait de deux précieux originaux de Claude des copies, sèches, dures, sans charme, et sans poésie, les musées de France et d’Angleterre n’ont plus rien à se reprocher, et nous pourrions nous consoler de notre disgrâce en voyant celle de nos voisins, si, comme disent les Espagnols, le mal d’autrui n’était la consolation des sots.

Après ces regrets, aussi légitimes que superflus, comptons ce qui nous reste. Nous avons d’abord deux petits tableaux ronds, dans la forme des lunette d’An- nibal Carrache, u n paysage calme et une marine étin- celante des feux du soleil à son midi, de ce soleil que Claude seul, comme l’aigle, osa regarder en face; — puis une vue intéressante du Campo Vaccino à Rome


C I. A C n E GE I. f< É E , DIT LE L 0 R II A I N .


Le Pa-



L’ÉCOLE FRANÇAISE 291

(c’est-à-dire de l’ancien Forum , où se traitaient les affaues du monde, ou se tient maintenant la foire aux vaches); — puis deux pendants, encore marine et pay- sage , de dimension un peu plus grande, clairs et lu- mineux comme les premiers rayons du soleil levant ; — puis deux autres pendants, plus grands encore, deux marines , chaudes et dorées comme le coucher du soleil. Les figures qu’elles renferment * dues au pinceau de quelqu’un des aides habituels de Claude — Guillaume Courtois, Jean Miel, Filippo Lauri, Francesco Allegrini — ces figures que le grand paysagiste donnait par-des- sus le marché , sont censées nous faire voir : dans l’une des marines, le Débarquement de Cléopâtre à Tarse , où l’avait mandée Marc-Antoine; dans l’autre, Ulysse remettant Chryséis à son père. Ces deux marines sont dans la forme que Claude affectionnait spécialement, malgré ou peut-être pour son extrême difficulté, et qui lui appartient en propre, car nul après lui n’a plus osé la mettre en pratique : la mer au lointain, resserrée sur les premiers plans entre deux rangées de palais et de jardins qui forment un port allongé par la perspec- tive, et plus loin le soleil, très bas à l’horizon, illumi- nant de ses feux la surface des flots que la brise agite en les caressant.

Ces divers ouvrages sont dignes de Claude, et suffi- sent à le faire reconnaître pour le premier paysagiste du monde, ou, si l’on veut, pour le plus habile compo - seur de paysages, pour le plus grand poète qui ait tra- duit la nature, en la parant, dans la langue qui parle aux yeux. Mais cependant aucun de ces beaux ouvrages n’a l’extrême importance de quelques-uns de ceux dont la Fiance est déshéritée. Pour se consoler du défunt


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Moulin , la National Gallery possède encore la Sainte Ursule et les onze mille vierges, autre embarquement, autre marine encadrée de palais, autre prodigieux chef- d’œuvre; et, de plus, les paysages que l’on nomme Agar dans le désert , David, à la caverne d' Addulam, la Mort de Procris, enfin Narcisse devenant amou- reux de lui-même , œuvre exquise, véritable abrégé de toutes les merveilles familières à Claude. Le Museo del Rey de Madrid, parmi neuf pages de sa main, en a deux d’importance capitale. L’une nous montre un anachorète en prière dans une de ces contrées arides et rocailleu- ses, de ces déserts sauvages, inhabitables, qu’on donne pour retraite aux premiers solitaires chrétiens, à saint Paul l’Ermite, à saint Antoine, à saint Jérôme, suivant la description qu’en fait lui-même ce dernier : « Animé contre moi d’une juste colère, et traitant mon corps avec la dernière rigueur, je m’enfonçais seul dans le désert; et si je rencontrais quelque vallée profonde, quelque roche escarpée, j’en faisais un lieu de prière et comme une espèce de prison où je tenais mon misé- rable corps à la chaîne. » Dans l’autre tableau, se voit une autre victime de la pénitence volontaire, la Made- leine, agenouillée devant une croix que porte un tronc d’arbre. C’est un désert aussi, mais fait pour une femme, si l’on peut ainsi dire, un désert gracieux, coquet et séduisant. Entre des rochers d’où tombent en nappes d’eau des cascades naturelles, entre de grands massifs d’arbres qui ombragent le vallon où s’est retirée la pé- cheresse repentante, s’ouvre un vaste horizon au fond duquel, dans un vaporeux lointain, se distinguent les édifices d’une grande ville, dont la vue fait soupirer Madeleine, de honte et de repentir sans doute, de re-


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gret peut-être quelquefois. Passant à l’autre bout de 1 Europe, de Madrid à Saint-Pétersbourg, nous trouve- rons une magnifique série de quatre pendants, que la Malmaison a livrés à 1 Ermitage, avec \q% Arquebusiers de Téniers et la Vache de Paul Potter. On les nomme le Matin , le Midi , le Soir , et la Nuit. Laissons les des- criptions, bien insuffisantes, et les louanges, bien su- perflues; dire que cette précieuse série des quatre heu- res de la journée égale les plus fameux chefs-d’œuvre de Madrid, de Paris et de Londres, n’est-ce pas en faire, sans phrases, le plus pompeux éloge?

Mais Claude ne se trouve pas seulement dans les mu- sées publics; il orne encore tous les riches cabi- nets, surtout de l’Angleterre, où l’on professe pour notre grand paysagiste une véritable idolâtrie. Je n’a- vais pas trouvé six tableaux de Claude dans toute l’Ita- lie, où il passa cependant sa longue vie d’artiste, où il mourut, travaillant toujours, à l’âge de quatre-vingt- deux ans, et j’en ai compté plus de cinquante dans la seule ville de Londres. A force d’or, l’Angleterre s’est emparée de son œuvre presque entier, ne laissant au reste du monde que de rares échantillons. Le seul ca- binet du marquis de Westminster réunit autant d’ou- vrages de Claude que le musée de Madrid ou celui du Louvre, parmi lesquels deux pendants sont les plus grands tableaux connus de Claude, j’entends les plus vastes qu’il ait peints jamais 1 . Cette circonstance, en

1. On pourrait cependant leur adjoindre une aulre immense toile, le Débarquement d'Énée ( à Carthage ?), qui se trouve également à Lon- dres, dans le cabinet de sir William Miles. Mieux conservée, et d un ton général moins assombri, celle-ci, malgré la défectuosité des personnages, de moitié trop longs, me semble la première des œuvres de Claude dans le monde entier.


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les rendant uniques, ajoute encore à la valeur que leur donne un mérite prodigieux. Le sujet de l’un est Y Ado- ration du Veau d'or; celui de l’autre est le Sermon surlaniontagne.Ni l’un ni l’autre, comme on le pense bien, ne représente le triste et désolé désert de la Judée; ils ont, au contraire, tout le luxe et toute la splendeur de la nature italienne. Le premier offre un paysage plat, d’immense profondeur, coupé de massifs d’arbres et de flaques d’eau. L’un des aides de Claude a mis sur la pelouse un veau d’or, encensé et adoré, non par le peuple juif, mais par un petit groupe de gens vêtus à la grecque, avec chlamydes et péplums. Dans le second, en avant d’une longue plaine à perte de vue, et d’un grand lac qui doit être celui de Génézareth, s’élève à pic une roche couronnée d’un bouquet de grands arbres verdoyants. Sous ce bocage pittoresque paraît le Christ au milieu de ses diciples, comme serait Platon sur le cap Sunium, et de là il adresse à la foule, réunie au pied de cette singulière tribune naturelle, l’admirable discours sür la fraternité des hommes. Les figures de ces deux tableaux sont fort belles cette fois, et font grand honneur à l’aide de Claude, qu’il soit Filippo Lauri, ou Jacques Stella, ou Guillaume Cour- tois, ou tout autre. Quant aux paysages mêmes, je voudrais pouvoir louer comme je les admire ces deux scènes enchanteresses, l’éclat du ciel, les charmes de la terre, la savante dégradation des lignes et des plans, l’heureux contraste des ombres et des clairs, l’éton- nante perspective aérienne, le choix des détails, la ma- jesté de l’ensemble, tous les mérites, toutes les beau- tés qui frappent, qui captivent, qui enchaînent devant ces vues d’un monde idéal, desquelles on ne peut s’ar-


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racher. « Claude Lorrain, écrit Gœthe, connaissait le monde réel à fond jusque dans le moindre détail, et il s’en servait comme moyen pour exprimer celui que renfermait sa belle âme 1 . »

Il est un ami de Poussin et de Claude, comme eux Français de naissance et Italien de goût, que l’on ne saurait oublier. C’est celui qu’on nomme Moïse Valentin, et dont le vrai nom était Valentin de Boullongne (1600- 1634). Émule de Ribera, vainqueur de Manfredi, dans Limitation du sombre et bouillant Caravage, Valentin est sorti tout à fait de la tradition française, et ne se rattache que par la naissance à l’école de son pays. Au Louvre, dans le Denier de César, qui n’est pas traité comme celui de Titien, dans le Jugement de Salomon , qui ne rappelle guère celui de Poussin, dans les Quatre Évangélistes, fort éloignés du Saint Marc de frà Bar- tolommeo, Valentin montre la même insuffisance que son modèle Caravage pour élever ses compositions jus- qu’à la hauteur de leurs titres; et, de même que Ca- ravage, s’il se résigne à traiter des sujets simples et vulgaires, comme ses deux Concerts de famille, qui semblent se passer dans des lieux suspects, entre cour- tisanes et bravi, il montre alors une énergie singulière et de précieuses qualités d’exécution. Mais pour juger Valentin avec équité, pour sentir les regrets que doit causer sa mort précoce, due aux excès d un tempéra- ment de feu qui se réfléchit dans les excès de sa ma-

1. « L’arlistc, dit encore Gœthe, tient à la nature par un double.rap- port; il est à la fois son esclave et son maître: son esclave par les moyens matériels qu’il doit employer pour être compris; son maître, parce quil met ces moyens matériels sous la dépendance d’une inspiration raison- née, à laquelle il les fait servir d’instruments. » Cette judicieuse obser- vation est pleinement confirmée par l’exemple du Lorrain.


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nière, il faut connaître ses œuvres plus sages et plus nobles, où il a mis quelque pensée et quelque réflexion : le Martyre de saint Laurent, au musée de Madrid, et le Martyre de saint Procès, au musée du Vatican. On ver- rait alors quel progrès aurait pu faire son vigoureux talent sous l’exemple et les conseils de Poussin, quelle supériorité certaine était promise à son âge mûr sur sa jeunesse.

Pour terminer la liste des disciples fiançais de l’Italie, vient se placer Sébastien Bourdon (1616-1671). Sans avoir pris les leçons directes de Poussin pendant son séjour à Rome, il sut du moins, après plusieurs es- sais dans des genres plus faciles, s’assimiler le style et la manière du maître, et se montrer, comme Gaspard Dughet, l’heureux imitateur du peintre des Andelys. Avec moins de profondeur et de noblesse, il en rappelle la science éclairée, la correction et le sentiment. C’est dire assez pour son éloge.

Mais revenons enfin d’Italie, et rentrons en France. Nous y trouverons Eustache Lesueur (1617-1655), et nous l’y trouverons tout entier. Fils d’un simple artisan, il n’a jamais quitté Paris, où il naquit, où il mourut. Mais repoussé de la cour par Lebrun, comme Poussin l’avait été par Vouet, il vécut dans une solitude volon- taire; et c’est même enfermé et cloîtré chez les Char- treux, au milieu desquels il s’éteignit si jeune, qu’il a produit ses œuvres capitales. Il sut ainsi conquérir son indépendance d’artiste, et put librement s'abandonner à son génie. Jeune homme, il brilla par toutes les qua- lités que Poussin ne montra que dans son âge mûr, la sagesse et la grandeur, la puissance d’expression, la profondeur de pensée et je ne sais quelle sensibilité


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touchante, quelle tendresse de cœur, qui l’élève par- fois, et sans effort, jusqu’au sublime; aussi fut-il nommé le Raphaël français.

C’est à Paris que Lesueur a fait et laissé tous ses ouvrages. Le Louvre en a recueilli la plus grande part — cinquante — tous ceux qui ont une véritable impor- tance et une véritable célébrité. Au Louvre donc, et au Louvre seulement, est Eustache Lesueur; et c’est pro- bablement à cette circonstance, heureuse pour nous, qu’il faut attribuer l’oubli, l’ignorance, l’injustice que nous reprochons aux nations étrangères à l’égard de notre illustre compatriote. Comment pourraient-elles connaître de lui plus que son nom, à moins de venir l’étudier à Paris? Là il est tout entier, depuis sa jeu- nesse austère et studieuse jusqu’à sa fin prématurée dans le deuil et l’abandon; depuis la sombre et fantas- tique Histoire de saint Bruno , qu’il commença de pein- dre en 1 045, n’ayant pas trente ans, jusqu’à la riante et profane Histoire de l'Amour , qui fut sa dernière œu- vre. Bien qu’il donnât modestement le nom d’esquisses aux tableaux qui composent la légende du fondateur des Chartreux, bien qu’il s’y fut fait aider par son beau- frère Thomas Goulay, Y Histoire de sa in t Bruno forme, dans son vaste ensemble, l’œuvre capitale du maître. Sans reproduire l’explication détaillée de ces vingt-deux pages, toutes identiques de forme et de dimension, il nous suffira de rappeler aux visiteurs du Louvre, que, s’ils cherchent les plus célèbres, leur attention peut s’attacher spécialement à la première, le Prêche de Raymond Diocrès ; — à la troisième, la Résurrection de ce chanoine, qui entr’ouvre un moment son cercueil, pendant l’office des Morts, pour annoncer à 1 assistance


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qu’il est damné; — aux quatre suivantes, qui sont la Vocation de saint Bruno , appelant ses amis à la solitude et dirigé par la vision des trois anges; — à la dixième, le Voyage à la Chartreuse , où saint Bruno désigne la place que doit occuper le couvent des solitaires au cœur du plus sauvage désert des Alpes (peint peut-être par Patel); — enfin, à la vingt et unième, la Mort de saint Bruno , chef-d’œuvre d’ordonnance magistrale et d’ex- pression pathétique.

Si l’on voulait chercher dans la peinture l’extrême opposé de cette légende mystique, où l’on voit plutôt des fantômes évoqués par l’extase que des êtres doués de la vie, il serait possible de le trouver dans l’œuvre même de son auteur. Lorsque Lesueur fut chargé en partie des décorations de l’hôtel du président Lambert de Thorigny, il eut pour sa part le Salon des Muses et le Salon de V Amour. Il dut passer du poème chrétien au poème mythologique, de l’austère ascétisme à la grâce mondaine; et ce complet changement de mode , comme eût dit Poussin, ne fît pas fléchir son talent. Dans les six chapitres qui composent Y Histoire de l'Amour , dans les cinq cadres où sont groupées les Neuf Muses, Lesueur n’a fait que donner une autre direction à son esprit appliqué, à ses savantes ordonnances, à son expression passionnée, à la grâce naturelle de son pinceau suave, chaste, harmonieux. Traitant la mythologie comme Fénelon dans le Télémaque, il s’est diversifié, sans cesser de rester lui-même.

Mais entre les deux modes extrêmes qu’exigeaient les sujets de ces séries de tableaux, décorations d’un cou- vent de Chartreux et d’un somptueux hôtel de financier, Lesueur a fait d’assez nombreuses compositions isolées,


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d’un style intermédiaire et varié, quoiqu’elles fussent toutes prises à l’ordre religieux, où il montre l’ampleur et la souplesse de son génie. Telles sont, au Louvre, la Descente de croix, la Messe de saint Martin , les frères martyrs saint Gervais et saint Protais refusant d’adorer les faux dieux. Peinte en pendant des deux composi- tions de Philippe de Champaigne sur la même légende, cette dernière toile n’est pas moins vaste que les plus grandes machines de Lebrun ou de Jouvenet. Tels sont encore deux petits cadres, le Christ à la colonne et le Christ portant sa croix , qui nous semblent, comme parmi les œuvres de Poussin, l’emporter sur de plus grandes toiles par le style et la perfection. Telle est enfin la Prédication de saint Paul à Éphèse , peinte en 1649, et offerte à Notre-Dame de Paris, en tableau de mai , par la corporation des orfèvres. On y voit l’apôtre des Gentils faisant apporter et brûler à ses pieds les livres de magie, les livres des Arts curieux . On l’a très justement placée dans le salon des chefs-d’œuvre, car elle est, si je ne m’abuse, le chef-d’œuvre d’Eustache Lesueur.

La postérité le venge bien des injustes dédains du tout-puissant ministre de Louis XIV enfant, qui lui pré- féra Charles Lebrun (1619-1690) pour en faire le peintre du roi, et de la haineuse jalousie de celui-ci, qui s’écria en apprenant la fin précoce de son rival : « Il m’ôte une grosse épine du pied. » Mais il faut convenir que Louis XIV et Lebrun semblent avoir été faits l’un pour l’autre. Quinault a dit :

Au siècle de Louis, l’heureux sort te fit naître;

11 lui fallait un peintre, il te fallait un maître.

Le peintre aussi fut souverain dans les arts, et souve-


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rain despotique, unique arbitre du goût et des faveurs; le peintre aussi, dans ses vastes et savantes machines, aima la grandeur factice et boursouflée, N la noblesse pompeuse et monotone, l’apparat qui frappe les yeux, étonne la foule et commande son respect. Il n’eût pas plus que son maître les qualités plus profondes, plus intimes, je dirais volontiers les vertus plus humaines, qui charment l’esprit et qui touchent le cœur. Aussi voyez sa destinée : un favori l’élève, Mazarin; un favori le soutient, Colbert; un favori le renverse, Louvois; et il tombe de toute la hauteur où il était monté. C’est pour Lebrun que La Bruyère a dit : « La faveur met au- dessus de ses égaux, la chute au-dessous. »

Comme Velâzquez au musée de Madrid, Lebrun est tout entier au musée du Louvre. Vingt-deux pages y forment sa part, en tète desquelles figure Y Histoire (V Alexandre. Cette série fameuse, qui lui fut com- mandée par Louis XIV en 1660, et qu’il termina en 1668, n’est pas moins capitale dans son œuvre que Y Histoire de saint Bruno dans celui de Lesueur. Pour répandre et populariser ce grand poème en cinq chants d’un développement immense : — le Passage du Gra - nique , la Bataille d 1 Arbelles, la Famille de Darius pri- sonnière , la Défaite de Porus et le Triomphe d'Alexan- dre à Babylone , — visible flatterie allégorique des premières victoires du grand roi, — Lebrun eut le bon- heur insigne d’être gravé par Gérard Edelinck et Gérard Audran 1 . Ces deux grands artistes, en conservant le principal mérite des vastes compositions de Le- brun, unique peut-être, mais incontestable, leur sa-

1. Comme Rubens eut celui de trouver pour interprètes les Bolswert, Paul Ponce, Lucas Vosterman, Pierre de Jode, le fils, etc.


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vante et noble ordonnance, surent l’un et l’autre si bien cacher et corriger les imperfections d’un dessin mol et louid, que les Italiens purent croire qu’cn Lebrun renaissait un de leurs grands dessinateurs du seizième siècle; et si bien réformer, améliorer, em- bellir sa couleur monotone, noirâtre, sinistre, que les Flamands purent croire Louis XIV assez heureux pour avoir retrouvé le peintre de sa grand’ mère Marie de Médicis.

Les autres grandes toiles de Lebrun, la Pentecôte (où il s’est retracé sous la figure du disciple debout, à gauche), — le Christ aux Anges , peint pour fixer un songe delà reine mère, — enfin la Madeleine repentante, que tout le monde appelle mademoiselle de La Vallière, — nous montrent bien encore le peintre officiel, se modelant sur le maître en habile courtisan; c’est aussi de la grandeur entachée d’apparat, du style entaché de recherche, une pompe guindée, théâtrale et monotone jusqu’à l’ennui. 11 est plus naturel et plus vrai dans le Saint Etienne lapidé, ainsi que dans ses petits tableaux d’histoire profane, Caton, Mucius Scævola, œuvres de ses débuts précoces, et qui furent attribués au grand Poussin. Enfin, lorsque, délivré de l’œil du maître, il descend du faste royal pour réduire ses sujets à des figu- rines, Lebrun me semble monter les degrés de l’art autant qu’il se fait humble et modeste. Que l’on cherche, auprès de ses grandes machines, trois petits cadres où se voient Y Entrée de Jésus à Jérusalem , Jésus marchant au supplice et Jésus élevé en croix; que l’on étudie le second principalement, qui rappelle le Spasimo par son sujet; on y trouvera, si je ne m’abuse, une pein- ture plus fine, plus variée, plus solide, un style plus


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simple sans être moins noble, une expression plus tou- chante et plus profonde.

À la suite de Lebrun vient naturellement son élève, son aide, son continuateur, Jean Jouvenet (1644-1 71 7). C’est encore l’art théâtral, mais poussé jusqu’au mode de la décoration. Comment appeler d’un autre nom ces immenses châssis entoilés où figurent la Pêche miracu- leuse, les Vendeurs chassés du temple, et même la fa- meuse Résurrection de Lazare? Cette ordonnance scé- nique, ces expressions outrées jusqu’à la grimace, ce dessin lourd et anguleux, ce coloris pâle, jaunâtre et presque monochrome, ces grands coups de brosse à l’effet, tout cela ne forme-t-il pas une décoration de théâtre, qu’il faut regarder seulement au bout d’une longue reculée, etembrasser d’un coup d’œil d’ensemble ; mais qui ne soutient pas l’examen des détails et la recher- che des beautés? C’est Jouvenet que Plutarque, dans la langue d’Amyot, semble avoir tourné en ridicule, lors- qu’il mentionne ces statuaires de la décadence « qui taillent des statues bien esquarquillées de jambes, et bien estendues de bras, avec une bouche qui bâille bien grand, ayant opinion qu’elles sembleront vastes et grandes. »I1 faut pourtant ajouter à sa décharge que des compositions moins ambitieuses, — une Déposition de croix qu’il fit pour le couvent des Capucines, une Ascension pour l’église Saint-Paul, — sont plus simples, plus calmes, plus recueillies, partant plus belles de tout point.

Tandis que, pour flatter les goûts fastueux du sultan de Versailles, Jouvenet exagérait l’exagération de Le- brun, un artiste, un seul, il est vrai, gardait pieusement le culte du beau. C’était Jean-Baptiste Santerre (1650-


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1717). Comme Lesueur avant lui, comme Prud’hon apiès lui, il échappa aux tyrannies académiques, ainsi qu’aux servitudes de cour, par la solitude et l’abandon. Il chercha le mérite plus que la renommée ou la fortune, et le trouva, loin de l’emphase théâtrale, dans la déli- catesse et la grâce. Par malheur, toujours laissé à l’écart, presque inconnu, ne faisant guère que des études qu’il a brûlées avant de mourir, Santerre, dans une vie assez longue, n’a terminé que de rares ouvrages, et le Louvre n’en a pu recueillir qu’un seul, cette charmante Vénus pudique appelée Suzanne au bain , qui semble marquer, au moyen d’une parenté intermédiaire, la fdiation de Corrège à Prud’hon.

Maintenant, pour réunir en un même groupe les meilleurs portraitistes du siècle auquel Louis XIV a donné son nom, il faut revenir un peu en arrière sur les dates, et commencer à Pierre Mignard (1612-1695), qu’on nomme le Romain , bien qu’il fut né à Troyes en Champagne, parce qu’il passa vingt-deux ans à Rome, après son maître Simon Vouet. Pierre Mignard, j’en conviens, ne fut pas seulement peintre de portraits. Il a peint des tableaux d’histoire, et même, sous la coupole du Val-de- Grâce, des fresques plus vastes, sinon plus grandes, que celle de Corrège au Duomo de Parme, les- quelles ont inspiré à Molière, ami du peintre, son poème sur la Gloire du Val-de-Grâce . Il a succédé à Lebrun, disgracié, dans la charge de peintre du roi; il a été fait noble, chevalier de Saint-Michel, professeur, recteur, directeur et chancelier de l’Académie ; il a même lutté directement avec Lebrun, dans une Famille de Darius aux pieds d’Alexandre , maintenant à 1 Ermitage de Saint-Pétersbourg, et l’on voit au Louvre cette char-


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mante mignardise appelée la Vierge à la grappe , qu’il rapporta d’Italie, où il imitait Annibal Carraehe, en exagérant la grâce étudié d’Albanc. Mais les composi- tions de Mignard, sauf peut-être cette Madone au raisin, n’ont pas gardé leur célébrité passagère ; il ne vit plus que par ses portraits, dispersés chez un grand nombre de familles titrées où se conserve le culte des ancêtres. Au Louvre, où l’on s’étonne de ne pas trouver Louis XIV, que Mignard a peint bien des fois, et à tous les âges, sauf la vieillesse, sont réunis un assez grand nombre de portraits historiques, le Grand Dauphin, le duc de Bour- gogne, le duc d’Anjou, madame de Maintenon, Mignard lui-même. Dans toutes ces pages, histoire ou portraits, il montre la même correction froide, la même habileté dans l’art de flatter et d’embellir, le même soin du gra- cieux et du léché, porté jusqu’à cette afféterie qu’on a nommée de son nom, alors comme un éloge, aujourd’hui comme un blâme; mais aussi une légèreté, une vivacité même de pinceau, qui, dans ce temps d’abandon systé- matique du coloris, l’ont rendu facilement le premier coloriste des peintres de la cour de France.

C’est à Hyacinthe Rigaud (1659-1743) que Mignard a transmis son talent, et aussi son oflice. Mais, avant de passer du premier au second, il est juste de men- tionner leur intermédiaire Claude Lefèvre (1633-1675), dont les portraits rappellent, sans infériorité notable, ceux de Philippe de Champaigne, et surtout Nicolas de Largillière (1656-1746), qui joignit à la correction savante une exécution franche et gracieuse. Élevé dans les Flandres, à Anvers, Largillière en rapporta le goût et la science de la couleur, de l’effet pittoresque, dont l’école régnante de Lebrun prenait peu de souci ; et,


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par ce côté, il ne se montre pas indigne du nom que propose de lui donner M. Ch. Blanc, celui du Van dcr Helst de la France.

Quant à Rigaud, il mérite son surnom de Van Dyck français , au moins pour la fécondité 1 . Parmi ceux du Louvre figurent au premier rang Louis XIY en habits royaux, dans une pompe qui rappelle celle de Jupiter visitant Sémélé, — et Bossuet, qui, debout, le front haut, semble trôner aussi, sous son camail d’évêque, comme chel de l’Église et roi de l’éloquence. Ils sont connus partout, grâce à la gravure, car Rigaud, non moins heureux que Lebrun, corrigé et répandu par Edelinck et Audran, trouva pour l’interpréter l’illustre Pierre Drevet. Par le conseil du jaloux Lebrun, Rigaud se fit et resta peintre de portraits, étudiant la nature et cherchant la vérité, non seulement dans ses figures vi- vantes, mais jusque dans les détails inanimés des ajus- tements et des accessoires. On lui a reproché, non sans raison, d’avoir donné aux draperies une ampleur si em- phatique et si pompeuse que les personnages semblent toujours en représentation dans quelque solennelle cé- rémonie. On peut lui reprocher aussi d’avoir donné comme le vrai Van Dyck, assez de noblesse et de dignité à tous ses modèles pour laisser croire qu’il leur en fai- sait d’habitude un cadeau gratuit. Sous son pinceau, le cardinal Dubois lui-même semble avoir la grandeur mo- rale d’un homme de bien. ,


1. L’un de ses biographes constate que, pendant les dix-sept années comprises entre 1681 et 1698, époque de sa jeunesse et de ses débuts, Rigaud termina six cent vingt-trois portraits de toutes grandeurs. Com- bien en a-t-il fait pendant les quarante-cinq ans qu’il vécut encore, jouissant d’une vogue toujours croissante?

2 e SÉRIE.


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Nous sommes à la fin du long règne de Louis XIV. Par quelle preuve plus éclatante peut-on démontrer que Part échappe à toutes les lois du commandement, k toutes les règles de la discipline? Est-ce qu’avant de mourir, le grand roi n’était pas vaincu dans son goût comme dans sa politique? Est-ce qu’il ne survivait pas à son œuvre pour en voir la totale destruction? Lui qui n’avait aimé, qui n’avait souffert dans tous les arts que la vaine et folle pompe de son Versailles, cette pyramide d’Egypte élevée aux portes de Paris ; lui qui n’avait pas compris la grandeur de Poussin ou de Lesueur, parce qu’ils renfermaient leurs poèmes dans de petits cadres, et qui leur préférait les immenses décorations de Jou- venet ; lui qui appelait magots les figures de Téniers et d’Ostade ; quel peintre avait-il dans son royaume quand il s’étendit pour la dernière fois sur son lit de parade? Un seul, et c’était Watteau.

Oui, Watteau; car je ne saurais compter ni Rigaud — il fit seulement des portraits, — ni Pierre Subleyras, fixé en Italie, — ni Charles de la Fosse, ou les deux Boulogne (Bon et Louis) — ils ne furent que les conti- nuateurs amoindris de Lebrun, et se terminèrent dans Licherie et Galloche, — ni Antoine Coypel, — il traita l’histoire en peinture comme on la traitait sur le théâtre, habillant les Grecs en culotte de soie et les Romaines en paniers, et travestissant les mœurs à l’égal du costume, de sorte que les Scapins de la comédie italienne pou- vaient dire aussi devant ses compositions antiques : « Voici Monsieur Achille et Monsieur Agamemnon. » Je le répète, Antoine Watteau (1684-1721), que Louis XIV eût repoussé certainement avec le même dégoût que Té- niers, fut le seul vrai peintre qui survécut k Louis XIV.


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Il n’a, j’en conviens, traité qu’un fort petit genre ; mais si 1 on peut ainsi dire, avec tant d’élévation et de gran- (leur qu il sera toujours plus et mieux que le décorateur des boudoirs de petites-maîtresses. Toujours on admi- rera, dans les idylles du peintre des Fêtes galantes , outre une couleur exquise puisée dans l’étude de Rubens l’invention, l’enjouement, l’esprit, la grâce, et même la bienséance, car on sent qu’il était, comme dit son biographe Gersaint, «libertin d’esprit et sage demœurs. » Parce qu’il fut indirectement le créateur du genre ap- pelé Pompadour, beaucoup de gens tiennent Watteau pour contemporain d’Antoinette Poisson et du Parc aux Cerfs. C’est une erreur qu’il faut rectifier. Né en 1684, mort en 1721, un an avant la naissance de cette fille du boucher des Invalides devenue reine de France, Watteau vit finir un règne et commencer l’autre. Si le fils du pauvre couvreur de Valenciennes, — qui peignit longtemps des Saint Nicolas à 3 livres par semaine et la soupe, avant que le décorateur Claude Gillot l’intro- duisît dans les coulisses de l’Opéra, — créa pour la pein- ture un genre de décadence, ou plutôt dans la décadence accomplie déjà, ce fut avec une telle supériorité sur tous les imitateurs de ce genre, que son nom, quelque blâme qu’il encoure, doit occuper une place honorable parmi ceux des artistes français. Ce fut dans les mains de ses plagiaires, les Van Loo, les Pater, les Lancret, les Na- toire et la longue séquelle de leurs imitateurs, que la décadence arriva au dernier terme; que l’art, de plus en plus rapetissé, se déshonora dans de ridicules et iccncieuses bergeries en rubans de satin; que les ta- bleaux ne furent plus que des dessus de portes.

On me permettra de ne pas descendre au-dessous du


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maître et des disciples dans la voie déplorable qu’ils avaient frayée, et de m’arrêter avant celui qu’on appela donc avant Boucher 1 . Et si, revenant à la peinture d’his- 1 epeintre des Grâces (Boucher)/ Pourquoi ce nom char- mant? Parce qu’au milieu de paysages fades et faux comme des décors d’Opéra, il donna pour bergères à ses moutons enrubannés de vraies poupées, de vraies filles d'affaire comme dit l’auteur de Candide , sans retenue, sans pudeur, grasses, joufflues, camardes et fraîches seu- lement du vermillon de leur toilette, ou parce qu’il cou- cha ces créatures, en manière de déesses, sur des nuages en coton? Quelles Grâces! Et comment les Grecs eus- sent-ils reconnu là leurs divines Charités? Arrêtons-nous toire, ou plutôt de sujets historiques, je cite Carie Van Loo (1705-1765), le meilleur des quatre peintres de sa famille, ce sera seulement pour faire voir à quel abîme de décadence un artiste doué par la nature de vraies et solides qualités peut être entraîné sur la pente où le pousse le mauvais goût de son siècle. Né deux cents ans plus tôt, Carie Van Loo eût été probablement un des maîtres de Part. On le citait à ses débuts pour son dessin correct, son style sévère, son élégance antique. « Il avait tous les symptômes du génie, » affirme Diderot, qui pourtant appelle ses tableaux des « chefs-d’œuvre de teinture, » et nul peintre du temps n’acquit plus de renommée, de fortune et d’honneurs. Van Loo devait

1. « Que dire de cet homme-ci? La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, de l’expression, du dessin, a suivi pas à pas la dé- pravation des mœurs.... J’ose dire que cet homme ne sait vraiment ce que c’est que la grâce; qu’il est sans goût; qu’il n’a jamais connu la vé- rité; qu’il n’a pas vu un instant la nature; que les idées de délicatesse, d’honnêteté, d’innocence, lui sont devenues étrangères.... C’est un faux bon peintre, comme on est un faux bel esprit. » (Diderot, Salons.)


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se borner h l’anecdote, au genre, à la fantaisie; sa grâce maniérée pouvait y suffire. Mais il voulut pénétrer dans 1 histoire, dans l’histoire religieuse, et il se perdit.

Nous sommes forcés d en convenir : ce qu’on nomme en France le dix-huitième siècle, c’est-à-dire l’époque comprise entre les débuts de la Régence et ceux de la Révolution, est entièrement vide pour l’art qui nous occupe, au moins dans ses plus hautes manifestations. Quand les Pays-bas n’ont rien de plus que les porce- laines du chevalier Van der Werff, et l’Allemagne que les pastiches du brocanteur Dietrich; quand l’Italie en est réduite aux sages et froides médiocrités du Saxon Raphaël Mengs, et que l’Espagne produit seulement une individualité bizarre et fantasque, Frahscico Goya, la France aussi, à défaut d’une école vouée aux grands sujets, n’a que des artistes isolés, et dans des genres secondaires.

Pour retrouver ces genres et ces artistes, il faut re- monter d’abord à François Desportes (1661-1743), qui, le premier en France, se fit un domaine spécial en imi- tant Sneyders, et qui devint l’historiographe des chasses de Louis XIV, comme Van der Meulen l’était de ses ga- lantcs campagnes militaires; puis à Jean-Baptiste Oudry (1686-1735), qui partagea le domaine de Desportes et fut à son tour l’historien des chasses de Louis XV. Leurs ouvrages, fort nombreux au Louvre — Chasses au cerf , au loup , au sanglier ,au faisan , à la perdrix, — leurs simples portraits de chiens et leurs groupes de gibier, prouvent qu’ils n’avaient ni l’invention et le mouvement du digne collaborateur de Rubens, ni l’exquise habileté de touche de Fyt et de Weenix. Mais leurs animaux, sont très bien étudiés dans les mœurs, très bien rendus dans


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les formes, et ils en composent de très bons tableaux de chasse, que les châteaux de campagne doivent re- chercher et que les musées ne doivent pas exclure.

Après les chiens de Desportes et d’Oudry, viennent les tableaux de salle à manger où Siméon Chardin (1699- 1779) s’est fait l’heureux rival, tantôt de Wilhem Kalf, le peintre des cuisines hollandaises, tantôt de Michel- Ange Cerquozzi, le peintre des fruits italiens. Véritable et puissant coloriste, Chardin lutte avec eux par une vigueur de tons et de modelé inconnue alors dans l’école française. « O Chardin, s’écrie l’enthousiaste Diderot, ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir, que tu broies sur ta palette; c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pin- ceau et que tu attaches sur la toile. » Ce qu’on nomme ses natures mortes sont assurément des chefs-d’œuvre de rendu. Le seul reproche que pourrait encourir Chardin serait de leur avoir donné trop souvent des dimensions exagérées. Ce n’est pas aux choses, aux ob- jets inanimés, qu’il convient de donner la grandeur naturelle, ni même aux animaux; il faut la réserver pour l’homme, pour l’être humain.

Un autre genre, la marine, un autre artiste, Claude- Joseph Vernet (1714-1789), méritent encore de nous arrêter. Une salle entière dans le Louvre est consacrée aux œuvres de Joseph Yernet; on en compte près de cinquante, rassemblées autour de son buste en marbre 1 . Ce sont d’abord les Vues des 'principaux ports de mer

1. « Vingt-cinq tableaux, mon ami! et quels tableaux! C’est comme le Créateur, pour la célérité ; c’est comme la nature pour la vérité... Il est écrit : Cceli enarrant gloriam Dei. Mais ce sont les cieux de Vernet, c’est la gloire de Vernet, etc. » (Diderot, Salons.)


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français , qu’il peignit de 1754 à 1765 par ordre de Louis XY ; travail ingrat, qui demandait un esprit iné- puisable en ressources. A cette collection, le Louvre en joint une autre plus nombreuse de marines pro- prement dites, qui cessent d’être des portraits de loca- lités, où l’artiste a pu mettre librement son invention, son goût, ses caprices, où il montre enfin que c’est par amour pour elle qu’il est devenu peintre de la mer. 11 la reproduit sous toutes ses formes, sous tous ses aspects, au midi et au nord, de jour et de nuit, du ma- tin et du soir, avec le soleil et la lune, le brouillard et l’incendie, la pluie et le beau temps, le calme et la tem- pête. Ces marines de Joseph Yernet n’ont point assuré- ment la poésie enivrante de Claude ou la poésie rêveuse de Ruysdaël, ni la puissante réalité de Guillaume Yan de Yelde, d’Albert Cuyp, de Backuysen, de Yan der Kapella. Il disait de lui-même : « Inférieur à chacun des grands peintres dans une partie, je les surpasse dans toutes les autres. » Sans accepter cette opinion, qu’il croyait peut-être modeste, on peut dire avec vé- rité que les marines de Yernet sont de bons ouvrages, consciencieux, intéressants, dignes d’étude, où les sites, les ciels, les eaux, les fabriques sont touchés avec un talent égal. Par une exception honorable, les figures mêmes, qui sont bien de lui, rendent ses tableaux de véritables compositions, et les élèvent parfois à la hau- teur des tableaux d’histoire.

C’est parmi les peintres de genre qu’il convient de placer également Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) non point parce que l’Académie des beaux-arts (Dieu sait qui la composait alors!) ne voulut pas 1 admettre comme peintre d’histoire, — mais parce que réellement


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les sujets et le style de ses ouvrages ne l’élèvent pas plus haut. Son genre toutefois est bien le sien propre et doit conserver son nom. 11 le prit dans l’école litté- raire contemporaine, qui prêchait le retour à la na- ture. Greuze entendit ce conseil : malgré ses chagrins domestiques, il resta constamment fidèle au culte de la famille, et se rapprocha de la nature, non point à la fa- çon de Boucher, par de ridicules caricatures pastorales où les choses mêmes sont travesties comme les êtres, mais en prenant ses personnages près de la terre, à la campagne, où le naturel est moins effacé que sous le vernis uniforme des villes, en traitant des scènes villa- geoises, naïves et touchantes. Ecoutez Diderot : « Il fut le premier parmi nous qui se soit avisé de donner des mœurs à l’art. » Et ailleurs : « Courage, mon ami Greuze, fais de la morale en peinture. » Dans son siècle, Diderot avait raison.

Quelques-unes de ces scènes villageoises renferment un apologue railleur, comme la Cruche cassée , Y Oiseau mort , etc. ; d’autres s’élèvent jusqu’au drame pathétique, comme le Fils ingrat , ou la Malédiction paternelle , de laquelle Diderot a dit, dans un élan d’enthousiasme : « Cela est beau, très beau, sublime, tout, tout. » D’un style intermédiaire, plus simple et plus gracieux, rac- cordée de village peut passer pour le chef-d’œuvre du genre de transition que Greuze remplit à lui seul. <c Elle est, dit M. Ch. Blanc, ravie d’être jeune, em- barrassée d’être belle, émue d’être aimée. » Ces pages d’élite sont au Louvre, et l’on peut s’estimer heureux de les avoir enlevées d’avance aux amateurs qui se dis- putent aujourd’hui, avec une ferveur où la mode a sa part, les moindres ébauches d’un peintre dont la vieil-


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lesse eut pour compagne 1 extrême pauvreté. Qu’on loue dans Greuze son rôle très honorable, l’abandon du li- bertinage eflronte et le retour à la pudeur ; qu’on loue sa sensibilité, lorsque tant d’autres faisaient de la sen- siblerie; qu’on loue aussi les charmants minois de ses jeunes filles, les expressions vraies et fortes de ses têtes, peintes avec soin et verve tout à la fois ; qu’on loue enfin le don qui lui fut souvent accordé, de rendre la vie ; on aura pleinement raison. Mais il ne faut pas oublier, — si l’on cesse de le considérer comme moraliste, pour l’apprécier uniquement comme peintre, — que les autres parties de ses tableaux sont d’habitude plus négligées et plus faibles; que les ajustements, les fonds, tous les accessoires restent lourds, ternes et défectueux, que les figures même ont encouru le reproche de rappeler trop constamment un type immuable, celui de sa fricassée d'enfants , et que les pères, dans ses tableaux pathéti- ques, sont des « frères avec un grand air de famille. » Il ne faut pas oublier non plus que, si Greuze possède l’expression, il est trop souvent dépourvu de cette autre qualité supérieure que nous appelons le style. En fai- sant ce juste partage dans son talent, nous lui laisse- rons encore une place très belle parmi les maîtres du second ordre, et une renommée équitable, qu’un souffle passager de la vogue n’aura pas grossie outre mesure, qu’un autre souffle n’emportera point. On a donné bien des noms à Greuze : par exemple, celui du Hogarth français , quoiqu’il n’ait vraiment nul rapport intime avec le célèbre humorist anglais, qu’il surpasse d’ail- leurs infiniment comme dessinateur et coloriste. Il me semble qu’on eût mieux fait, sans sortir de France, d ap- peler Greuze le Sedaine de la peinture; c’eût été mar-


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quer son genre avec plus de justesses et son rang avec plus de justice. Il essaya de mettre son art d’accord avec les lettres et la philosophie de son temps ; en réagissant contre le détestable genre Pompadour, Greuze a mérité de survivre presque seul à une époque effacée, et il a préparé la réforme que sa vieillesse vit accomplir.

Ce fut Joseph-Marie Yien (1716-1809) qui, dans la peinture d’histoire, en donna le premier signal, lorsque, de 1771 à 1781, il dirigea l’école française à Rome. Devant les œuvres des grands siècles, il comprit l’ina- nité d’un genre où l’art périssait en s’avilissant. 11 chercha, le premier, à retourner en arrière, à se rappro- cher des sublimes modèles. Yien aura donc l’honneur, ayant compris clairement le mal et montré le remède, d’avoir entrevu et tenté le grand rôle de réformateur, qu’il légua à son élève Louis David. Cette honorable tentative se fait vivement reconnaître, pour le style, dans sa belle composition Saint Germain d'Auxerre et Saint Vincent de Saragosse recevant d’un ange la couronne du martyre ; pour l’exécution, châtiée et puissante, dans YErmite endormi. On rapporte, au sujet de cc dernier tableau, qu’un jour, dans son atelier de Rome, un er- mite qui lui servait de modèle s’endormit en jouant du violon. Yien en fit le portrait dans cette attitude, et avec tant de bonheur, que, bien qu’on dût préférer pour un tel sujet les petites proportions à la grandeur naturelle, et le goût flamand au goût italien, l’on est assurément surpris et charmé de rencontrer, sous une telle date, un tel ouvrage du pinceau.

Yien avait dit : « Je n’ai fait qu’entr’ouvrir la porte ; c’est M. David qui l’a ouverte toute grande. » En effet, il était réservé à son élève Jacques-Louis David (1748-


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1825), — petit-neveu de François Boucher, le peintre des Grâces , qui ne voulut pas lui donner de leçons, — d’accomplir en France, avec plus d’étendue, d’autorité et de succès, la rénovation essayée par son maître à l’académie de Rome. Suivant la pente rapide qui pousse toute réaction jusqu’à l’extrême opposé, le républicain Louis David résolut de ramener l’art, non plus au beau temps de la peinture française, à Lesueur et Poussin, non plus au beau temps de la peinture italienne, à Raphaël et Titien, mais jusqu’à l’antiquité. Pour re- tracer des sujets romains, des mœurs romaines, il avait cherché ses modèles dans les débris de la Rome anti- que ; il avait étudié les statues et les bas-reliefs, Tacite et Plutarque. C’était assurément puiser aux sources du beau, rehausser la composition, ennoblir le style, et faire subir aux mœurs contemporaines la saine et forti- fiante influence de l’art, qui, trop souvent, comme il ve- nait d’arriver, subit l’influence corrompue des mœurs. Mais c’était aussi, par une fâcheuse erreur de route, engager la peinture régénérée dans la voie propre à la statuaire; c’était, par une erreur analogue, se tromper de guide, prendre l’érudition pour le sentiment, et fa- briquer, à la suite des savants et des poètes de l’époque, une antiquité de convention, où manque nécessaire- ment le premier mérite et la première qualité des œuvres d’art, la vie. C’était enfin se trop éloigner de son siècle, et jamais, dans l’histoire de l’humanité, l’on n’a vu le passé reconstituer l’avenir. Il faut étudier l’an- tique, l’étudier sans cesse, ainsi que les belles époques de la Renaissance, mais non le copier ni le refaire. Il faut y prendre des leçons générales de goût et de style, mais non des modèles à décalquer. Les œuvres d art de


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l’antiquité, et même de la Renaissance, doivent être, comme les livres classiques, nos maîtres, nos institu- teurs; mais à la condition que l’art et la littérature conserveront la physionomie, l’originalité de leur épo- que, et seront le fidèle miroir de la société contempo- raine.

Tant que David professa seulement dans son atelier et devant ses disciples, ses œuvres et ses leçons furent, en quelque sorte, un bien public : par la sévérité du goût et des formes, par le culte des nobles pensées et des belles actions, il sut ramener l’art au respect de soi-même, à la dignité, à la vraie noblesse. Mais lorsque l’Empire eut renversé la République, lorsque David, peintre de l’empereur, fut devenu, moins par caractère que par position, le régulateur du goût, le dispensa- teur des grâces, enfin le préfet du département des beaux-arts, on vit reparaître la tyrannie de Vouet sous Louis XIII et de Lebrun sous Louis XIV, avec les formes du régime impérial. L’art fut enrégimenté, caserné, mis au pas militaire. Toutes ses œuvres, depuis le ta- bleau d’histoire jusqu’au meuble d’ébénisterie, comme toutes celles de la littérature, depuis le poèrné épique jusqu’au couplet de romance, reçurent un mot d’ordre, une consigne, j’allais dire un uniforme, qui s’appelle style de l’empire. « L’art, a dit Platon, est un oiseau des bois, qui hait la cage et ne peut vivre qu’en liberté. » « Protéger le goût, ajoute M. Viollet-le-Duc, c’est pro- téger un goût, protéger un goût, c’est tuer l’art. » L’art donc, comme les lettres, s’arrêta court dans l’essor qu’il avait pris, car, à lui comme à elles, la liberté seule assure le progrès. Il faut que toutes les théories se dis- cutent, que tous les genres se produisent, que tous les


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talents prennent leur voie et tous les génies leur vol, pour que, entraîné dans le tourbillon de l’émulation générale, l’esprit humain s’élève d’effort en effort et de conquête en conquête.

Laissant à part les commandes officielles, indiquons sommairement les meilleures œuvres de David, recueil- lies au Louvre, et dans leur ordre chronologique, afin que l’on puisse suivre les modifications que la situation personnelle du peintre fit subir à son talent. — Le Serment des Horaces , peint à Rome en 1784. Louis XYI, dit-on, commanda à David ce premier tableau républi- cain. C’était sauter d’un seul bond aux antipodes des fadaises licencieuses où s’étaient complu jusqu’alors ce qu’on nommait la cour et la ville. Quelle dut être la stupeur universelle, lorsqu’on vit un peintre, en même temps qu’il évoquait un des plus généreux en- seignements de l’antique histoire, restituer le costume, les mœurs, l’architecture des temps héroïques; trouver un fond si simple, un si noble élan dans le mouvement des guerriers qu’anime le génie de Rome, et d aussi belles lignes dans leurs fiers visages ! « Ne semble-t-il pas que des mignardises de Dorât l’on passe tout à coup à la cadence majestueuse de Corneille? » (Charles Blanc.) L’apparition du Serment des Horaces causa, en effet, une surprise et une sensation si profondes, même dans le inonde futile des salons, que l’on peut faire dater de cette époque la première mode des formes romaines dans les habits, les tentures et les meubles. — Marcus Brutus , auquel les licteurs rapportent les cadavres de ses deux fils, qu’il a condamnés à mort. Dans ce second tableau républicain, daté de 1789, David pressent encore l’avenir, car cette horrible grande action de


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Brutus, à qui Vatrox anima s’applique mieux qu’au héros d’Utique, semble annoncer, hélas ! l’effroyable hécatombe que fera de ses enfants la France de 1793. Il est bien que l’artiste ait placé dans l’ombre, près de la statue de Rome à la Louve, la figure de Brutus, en qui luttent la douleur du père et l’héroïsme du citoyen, puisque, devant son action détestable et sublime, la conscience humaine hésite épouvantée, et reste aussi dans les ténèbres. Mais cette figure devrait être seule avec le funèbre cortège, et former ainsi toute la com- position ; car le groupe des femmes, froid, coquet, maniéré, hors de place et de propos, divise l’intérêt, l’affaiblit, etrompt en deux sensl’unité. — Les Sabines , se jetant dans la mêlée entre les Romains et les Sabins. Ce fut après avoir passé cinq mois en prison, à la suite du 9 thermidor, comme ami de Robespierre et de Saint-Just, que David commença ce tableau, voulant célébrer, dit-on, par une allégorie historique, les péril- leux efforts faits par sa femme pour le sauver. Entre le Brutus et les Sabines , tandis qu’il siégeait sur la mon- tagne de la Convention, David avait ébauché le Serment du jeu de Paume , vaste composition, aussi pleine de fierté et d’énergie que cette première scène du grand drame de la Révolution, et peint la Mort de Marat , frappé par Charlotte Corday. Ce dernier ouvrage, quant à l’exécution, passe pour le chef-d’œuvre de son pin- ceau. On chercherait vainement dans les Sabines le mouvement passionné du Jeu de Paume ou la forte peinture du Marat. L’on n’y trouverait pas non plus l’exactitude historique au même degré que dans les Horaces , à moins de la chercher dans les rochers abrupts sur lesquels se dresse le primitif Capitole et les


Sabincs.


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bottes de foin qui servent d’étendards aux primitives légions. Mais où est le nourrisson de la louve? Serait-ce cet élégant jouvenceau à qui l’on s’étonne, si nu qu’il soit, de ne pas voir la main gantée pour balancer co- quettement le javelot? Où sont ses féroces compagnons, voleurs de terres, voleurs de bestiaux, voleurs de fem- mes? Où sont les femmes, les femelles que se disputent ces espèces de bêtes fauves? Tite Live avait fait un roman sur le berceau de Rome : les Sabines sont un nouveau roman sur Tite Live. Réunis par la mise en scène, s’appelant Romains, Sabins et Sabines, tous ces personnages sont évidemment faux et manqués. Mais isolés, n’étant que des figures humaines à tout âge, de la vieillesse à l’enfance, ce sont d’excellentes études de dessin, d’excellentes académies, qui resteront toujours des modèles pour les disciples et les maîtres. — Léo- nidas aux Thermopijles . Rien qu’il y ait, entre le ta- bleau des Sabines et celui-ci, tout l’intervalle de l’Em- pire, il est permis de les appeler frères jumeaux. Ce qui s’est dit de l’un peut se répéter de l’autre, affaibli toutefois dans l’exécution. Je n’ajouterai qu’une seule remarque : tous les détails du Léonidas sont emprun- tés au récit du combat des Thermopyles placé par l’abbé Barthélemy dans l’introduction à son Voyage d'Anacharsis en Grèce . David a simplement mis en scène la narration de l’helléniste, et voilà comment, reconstruisant l’antique par l’érudition, non par le sentiment, à l’inverse de Poussin, il copie son sujet comme il copie ses modèles, sans les animer du feu de son âme, sans les éclairer de la lumière d’une intelli- gence créatrice.

En résumé, les œuvres de David que nous venons de

2 ° SÉRIE. 21


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signaler montrent dans tout leur jour ses qualités et ses défauts : d’une part, sujets élevés, nobles sentiments, formes austères, dessin correct et peinture habituelle- ment châtiée; d’une autre part, dans la composition, une raideur académique, ou même sculpturale, faisant d’êtres qui devraient vivre autant de statues de mar- bre, et, d’un tableau peint, une sorte de bas-relief; dans l’exécution, un coloris terne et monotone, encore déparé par la mauvaise distribution des lumières, et par le mépris ou l’ignorance des charmes, des merveilles du clair-obscur. N’avant dans l’âme ni rêverie, ni ten- dresse, ni chaleur poétique, David n’a jamais osé s’exer- cer aux sujets sacrés, qui eussent été, d’ailleurs, hors de propos à son époque. On ne pouvait plus les traiter avec la foi, et l’on n’avait pas encore essayé de les traiter avec la philosophie. Mais, à ses tableaux d’histoire, il a ajouté une foule de portraits. Le Louvre a recueilli l’un des plus célèbres, celui du pape Pie VIL 11 est, comme toujours, bien copié de la nature et plein de vie physique ; mais le souffle de la poésie et de l’idéal n’a point passé sur le front du prisonnier de Fontainebleau. On peut trouver étrange que cette coquetterie antique, copiée d’un bas-relief du palais Borghèse en 1788, et appelée les Amours cT Hélène et de Pâris , soit du même temps que l’austère Brutus. Elle fait regretter l’absence d’un autre tableau de chevalet où David, il me semble, ici semblable à Poussin, s’est montré plus grand que dans toutes ses grandes toiles, et supérieur à lui-même, la Mort de Socrate. A ce tableau pourtant on peut repro- cher aussi une délicatesse et une fraîcheur de pinceau qui ne sont point en harmonie avec l’austérité, la gran- deur et la sainte tristesse d’un tel sujet. Poussin n’eût


, 0 ü I S DAVID


Mort de Socrate.


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pas fait cette faute. Mais la composition en est si belle, si puissante, elle traduit si bien Platon racontant la fin du Juste, du Christ athénien, qu’elle le place au pre- mier rang des ouvrages de l’école française, et sur le niveau des pages les plus sublimes de Poussin.

Les Carrache ne sont complets que par leurs disci- ples; David aussi se complète par son école, et, comme les satellites d’une planète, ses grands élèves lui font, au Louvre, un cortège rayonnant. Voici le jeune Jean- Germain Drouais (1705-1788), mort avant vingt-cinq ans, et qui n’a laissé, avec les regrets de sa fin précoce, qu’un Marius à Minturnes , foudroyant de son regard le soldat cimbre chargé par Sylla de le tuer dans sa pri- son. — Voici Anne-Louis Girodet-Trioson (1767-1824), avec les pages les plus importantes de son œuvre : la Révolte du Caire , combat théâtral, scène de Franconi ; — Y Enterrement d'Atala , où revit avec plus de sim- plicité la prose poétique, boursouflée et creuse de Cha- teaubriand, dont le succès, mode alors, énigme aujour- d’hui, n’a fort heureusement laissé de traces que dans les romans de d’Àrlincourt, sans altérer plus loin la vraie prose française; — une Scène du déluge , qui eut le prix décennal en 1810, beau groupe d’académies rappelant un peu les enlacements convulsifs du Laocoon, mais qui a le malheur de provoquer par son nom un insoutenable parallèle avec le calme chef-d œuvre de Poussin ; — le Sommeil dÜEndymion , aimable mignar- dise mythologique, qui offre une pensée nouvelle, heu- reuse et charmante. « Que de grâce et de chasteté dans la seule idée de ces rayons qui sont des caresses, de cette lumière pudique et discrète qui est un regard brûlant de l’amour! » (Ch. Blanc.) — Voici Pierre-Narcisse


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Guérin (1774-1833), qui fut élève direct de Régnault, mais qui, entré comme son maître dans la voie ouverte par David, est un condisciple et un émule de Girodet, comme Guerchin est un condisciple et un émule de Guide. Le Marcus Sextus revenant de l’exil et trouvant son foyer dévasté par la misère et la mort, cette belle page qui révéla son auteur dès l’année 1798, est restée, je crois, son œuvre capitale. Il n’a plus retrouvé depuis la même austérité de formes et d’effet, le même style pur et châtié, la même profondeur de pensée, la même énergie d’expression. Ses ouvrages postérieurs sont des scènes plus théâtrales que vraiment dramatiques, et le dernier par la date, Diclon écoutant le récit cVÈnée , tombe tellement dans les futilités du joli, le pire ennemi du beau, qu’on ne pourrait excuser une telle composi- tion que si Guérin l’eût réduite aux proportions exiguës du chevalet, où sont un peu plus permises les mignonnes délicatesses de l’afféterie. « Dieu me garde d’entrer là dedans, disait Gros faisant allusion à ces tons de porce- laine, je casserais tout ! » — Voici Guillaume Guillon- Lethière (1760-1832), que ces immenses machines, longues de 8 mètres, appelées la Mort de Virginie et le Supplice des fils de Brutus , font le Jouvenet du Le- brun impérial. — Voici François Gérard (1770-1837), baron comme Guérin, dont le groupe célèbre, Y Amour et Psyché , peut lutter de joli avec la Didon, et qui a fait une page plus vaste et meilleure, Y Entrée d'Henri IV à Paris. Mais Gérard, qui a vu poser dans son atelier toutes les illustrations de l’Europe, est plutôt un pein- tre de portraits qu’un peintre d’histoire, et surtout plu- tôt un homme d’esprit qu’un artiste de génie. Calme jusqu’à la froideur, rangé jusqu’à la sécheresse, n’ayant


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pas de hardiesse dans le dessin, pas de relief dans le modelé, pas de puissance dans la couleur, il ne brille, en vérité, que par les ingénieuses combinaisons de l'arrangement. Avec Gérard s’éteignit l’école directe de David, car je ne saurais plus compter les mornes et glaciales imitations de ceux qu'on appelle en politique la queue d'un parti .

Déjà, sous un autre élève du maître, sous Antoine- Jean Gros (1771-1835), cette école avait quitté, par une soudaine déviation, la voie commune, pour s’ouvrir une carrière nouvelle. Gros en marque la seconde phase, le passage entre l’art emprisonné de l’Empire et l’art émancipé de la Restauration, entre les deux pôles con- traires qu’on appela un moment le classique et le ro- mantique. Sans retourner aux saintes Écritures, il abandonna la Grèce et Rome, la mythologie et l’histoire ancienne. Il se fit de son pays et de son temps, il pei- gnit les hommes et les choses qu’il avait sous les yeux. A ce changement radical de sujets, il dut joindre un changement analogue dans le style, dans le goût, et donner même aux costumes contemporains un aspect

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roir la lumière du soleil, pour s animer de la vie

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3‘28 LES MERVEILLES DE LA PEINTURE

tout prendre, la manière de Gros fut un progrès; plus même, un essor. La preuve en est écrite dans quelques belles pages que le Louvre a prises aux galeries de Ver- sailles, telles que les Pestiférés de Jaffa , la Bataille d'Aboukir, et surtout le Champ de bataille d'Eylau , grand œuvre et grand enseignement, la plus poignante image des désolations de la guerre qu’ait tracée le pin- ceau, bien autrement terrible, dans sa sauvage réalité, que les allégories de Rubens, où le vainqueur attristé, moins fier de son triomphe qu’épouvanté du sang qu’il coûte, paraît pressentir, dès les victoires de 1807, le champ de bataille expiatoire de Waterloo.

Gérard et Gros nous ont conduits jusqu’aux extrémités de l’école de David, terminée avec Lun, transformée avec l’autre. Il faut un peu revenir en arrière pour trouver, non pas une école rivale, mais un talent individuel qui échappe à l’école régnante, et, par l’indépendance, reste original (Prud’hon). Gomme Poussin réfugié en Italie, comme Lesueur cloîtré chez les Chartreux, il se maintint inaccessible aux influences de l’exemple et de la faveur. Lorsque tous, autour de lui, cherchaient la pose acadé- mique, il cherchait le naturel et l’élégance; lorsque tous restaient guindés sur le cothurne héroïque, et voués, comme on le disait alors, au culte de Mars et de Bellone, lui seul sacrifiait aux Grâces. On le laissa à l’écart, vivre et mourir dans l’abandon. C’était le dixième enfant d’un maçon de la Bourgogne. Pierre-Paul Pru- d’hon (1758-1823), élevé par la charité, inventant les procédés de la peinture comme Pascal avait inventé la géométrie d’Euclide, toujours en lutte avec la misère, obligé, pour gagner le pain de sa famille, de vouer ses jours et ses veilles à d’indignes travaux, de dessiner des


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La Justice et la Vengeance divines poursuivant le Crime.


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vignettes de livres, des boîtes de confiseurs, des factures de négociants, Prud’hon fut longtemps et toujours né- gligé. Mais , pour être complète , la justice posthume rendue à son doux génie exige que l’on recherche à présent ses œuvres autant qu’on les dédaigna naguère.

Prud’hon avait déjà quarante-neuf ans, lorsqu’en 1807 son compatriote Frochot, alors préfet de la Seine, lui commanda son premier tableau, sa première compo- sition de haut style, cette célèbre allégorie de la Justice et la Vengeance divines poursuivant le Crime. Malgré le goût du temps, elle fut remarquée au salon. Les ad- mirateurs de la statuaire antique transportée sur la toile daignèrent reconnaître qu’il y avait une certaine poésie lugubre et saisissante dans la représentation de ce pre- mier crime de la race humaine, — le meurtre d’Abel par Caïn, — et que les deux figures allégoriques descendant du ciel pour personnifier le châtiment, — la Vengeance, prompte et terrible comme le remords, la Justice, calme, impassible et lente comme l’arrêt de condamnation, — couronnaient avec bonheur la scène nocturne où la terre était arrosée de sang innocent. L’on reconnut aussi des qualités d’exécution : une heureuse ordonnance, une expression juste, une touche habile, un ensemble har- monieux, un effet puissant. Depuis lors, le Louvre a re- pris cette œuvre magnifique à la cour criminelle, et il a repris également à la cathédrale de Strasbourg un Christ sur le Calvaire . Pour juger sainement cette page singu- lière, où le sentiment chrétien monte au sublime par le fantastique, il ne faut pas oublier que, depuis Vien, nul maître français n’avait traité de sujets religieux, que la tradition était rompue, et que Prud hon faisait une œuvre nouvelle pour toute l’école aussi bien que pour


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LES MERVEILLES DE LA PEINTURE


lui-même. Malgré son entourage habituel, Marie, Made- leine et Jean, groupe d’une étonnante beauté, ce Christ mourant, dont le visage est en quelque sorte perdu dans les ténèbres de l’affliction, me rappelle l’admirable Christ en croix que Velâzquez a placé seul, comme un spectre pâle, dans l’obscurité de la nuit, et dont le visage aussi se laisse à peine entrevoir sous les flots de chevelure sanglante qui s’échappent de la couronne d’épines. Dans l’une et dans l’autre, même tristesse lu- gubre, même majesté solennelle.

Mais ces deux pages appartiennent au genre sombre et pathétique, et nous avons dit que le mérite particu- lier de Prud’hon, que son nom propre, si l’on peut ainsi dire, était la grâce. En effet, à Raphaël même il pré- férait Léonard, qu’il appelait « mon maître et mon héros », auquel il a pris sa grâce attendrie et souriante. Prud’hon est donc incomplet au Louvre? Il ne s’y mon- tre donc pas sous son aspect le plus personnel? Rien de plus vrai. Il faut chercher dans les collections par- ticulières, d’autres œuvres — telles que Zëphire se balançant sur Veau , l ’ Enlèvement de Psyché par les Zéphyrs, Vénus et Adonis, etc., ou telles que la Fa- mille désolée, — pour voir que Prud’hon traitait l’an- tique suivant le mode d’André Chénier, et qu’il savait donner autant de poésie aux souffrances contemporaines qu’aux riantes fictions de la mythologie. C’est devant la réunion de ses œuvres principales que l’on recon- naîtrait tous les charmes de son aimable génie, et qu’on pourrait lui décerner en toute sûreté de conscience son juste surnom de Corrège français.

A peine échappée au régime du sabre, la France avait repris sa lutte séculaire pour toutes les libertés hu-


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maines. Dès que l’intelligence put tenir tête à la force, quand la tribune se réveillait de son long sommeil, quand la littérature, retrempée aux combats de la presse, retrouvait tous les privilèges de la pensée et du goût, l’art aussi recouvra de plain-pied sa nécessaire in- dépendance et les libres allures des penchants naturels. On avait vu un petit-neveu de Boucher, révolté contre les bergeries, introniser dans la peinture la statuaire antique : c’était Louis David. On vit ensuite un élève de Pierre Guérin, — le plus rigide parmi les classiques, — s’éprenant des libres beautés de Gros, porter encore plus loin la hardiesse, et achever l’œuvre d’émancipa- tion : ce fut Théodore Géricault (1791-1824). D’abord simple amateur, cultivant l’art par passe-temps, mort bien jeune d’ailleurs, et ne laissant guère que des ébauches, on conçoit difficilement qu’il ait pu remplir un tel rôle, et étendre sur l’école une telle influence. Mais d’abord, dans ces simples ébauches, il y avait une originalité puissante, une expression forte, un empâte- ment profond, enfin d’heureuses témérités de pinceau que l’école de David n’avait pasconnues, ou pas atteintes. Et puis les temps étaient venus; Géricault se révélait à l’époque où la liberté littéraire renaissait avec la liberté politique, où la société tout entière marchait au progrès par l’indépendance. L’exemple de Géricault, venant avec la force de l’à-propos, suffit pour entraîner l’art français dans ce mouvement général de l’esprit humain.

Ses œuvres au Louvre marquent le commencement et la fin de sa trop courte carrière. Le Chasseur de la garde et le Cuirassier blessé appartiennent à l’époque où, marchant sur les traces de Carie Yernet, il était simplement peintre de chevaux. Par une rencontre à la-


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quelle l’artiste n’a peut-être pas songé, ces deux figures forment, dans leur contraste, comme un petit poème moral de la guerre. D’une audace incroyable dans la pose, le Chasseur de la garde , lancé au galop sur une pente ardue pour se mêler au feu de l’action qui l’environne, indique l’élan de l’attaque, l’enivrement de la victoire ; tandis que le Cuirassier blessé } à pied près de son cheval qui se cabre, seul dans une campagne déserte, le corps faible et l’àme abattue, cherchant en vain du regard dans un ciel orageux quelque rayon d’espérance, indique les souffrances de la retraite et la douleur des revers. Ainsi se trouvent, à côté d’un faire hardi et vigoureux, une pensée et une moralité.

C’est, au contraire, de l’extrémité de sa vie que date le seul grand ouvrage qu’ait laissé Géricault, le Radeau de la Méduse. On sait qu’après la perte d’une frégate de ce nom, sur les côtes du Sénégal, l’équipage essaya de se sauver sur un radeau fait des débris du batiment, et qu’à peine une quinzaine d’hommes, nourris de la chair des morts et abreuvés de leur sang, survécurent aux horreurs des révoltes, des combats, des coups de mer, de la soif et de la faim. C’est le moment qui pré- cède leur délivrance, le moment où une voile paraît à l’horizon, qu’après plusieurs tâtonnements et variantes l’artiste a choisi pour son sujet. Parmi tant de reproches que souleva contre elle une si extrême nouveauté, qu’un célèbre critique du temps accusait d’être « non seule- ment horrible, mais dégoûtante », deux seulement peuvent subsister encore aujourd’hui. Le radeau, chargé de morts et de mourants, a-t-on dit d’abord, remplit à peu près toute la toile ; de sorte que la mer se voit à peine par delà scs bords, et qu’on perd ainsi le senti-


THÉODORE GÉRICACLT.


Le Radeau de


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ment d une infinie solitude. Mais si la mer eût occupé plus de place, et fût devenue partie principale, le peintre de chevaux se serait fait peintre de marines. Il se faisait bien plus : peintre d’histoire. On a dit aussi que, entre toutes les parties du tableau, mer, ciel, hommes et choses, il règne une telle analogie de tons qu elle arrive à l’uniformité, à la monotonie. C’est pos- sible ; c est même évident. Mais est-ce que l’émotion ne s accroît pas devant cette uniformité du sombre, cette monotonie du lugubre? Rappelez-vous Poussin et le Dé - lu(j e , puis, si vous le pouvez encore, condamnez Géri- cault. Il serait plus juste de dire qu’emporté par sa verve bouillante, comme Gros au feu de ses Batailles , Géricault est tombé dans bien des négligences et des incorrections, dans les défauts de la peinture expéditive ou décorative, c’est tout un, qui n’est pas corrigée, per- fectionnée par les retouches que suggèrent le temps et la réflexion. Mais il faut observer qu’à ce premier essai de haute peinture, Géricault n’attachait point l’impor- tance qu’elle reçut plus tard, et qu’il l’appelait, tantôt une esquisse, pour marquer qu’elle n’était pas suffisam ment achevée, tantôt un tableau de chevalet, pour ex- primer son ambition de pages plus hautes et plus monumentales, et qu’enlin il ne lui fut pas donné de produire un ouvrage de l’âge mûr, de l’âge où l’artiste arrive à la conscience de sa force.

Parmi les émules de Géricault, vient au premier rang Léopold Robert (1794-1835). Né en Suisse, d’abord graveur, puis élève de David et de Gérard à Paris, tandis que Géricault étudiait sous Pierre Guérin, il alla fort tard se faire, en Italie, peintre original, et presque aus- sitôt il s’enleva lui-même à l’art par une mort volontaire

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et précoce. Ce fut en Italie qu’il revint à la tradition du paysage historique, des scènes de l’histoire mêlées aux scènes de la nature. Mais, en reprenant ce genre, il le transforma. Au lieu de chercher, à l’imitation de ses devanciers, à reproduire l’antiquité par la science et le sentiment jusqu’à la rendre visible, il copia les hommes et les choses qui l’entouraient, les êtres avec qui sa vie était en communion. Seulement il copia comme fait le génie, en s’imposant même à la nature. Ses sujets, variés dans le même genre, sont choisis avec intelligence et bonheur, soigneusement étudiés jusqu’en leurs plus minces détails, pleins de charme et de poésie. On y sent toujours le pur amour du beau, joint à celui du vrai, et la campagne de Rome, comme il la voit, comme il la retrace, devient aussi noble que l’Arcadie antique. Ses peintures, malheureusement si fragiles qu’elles ne lui survivront pas longtemps, ne sont dépa- rées que par un défaut qui tient aux habitudes de son premier métier : une certaine fermeté de contours qui touche à la dureté. Mais, pour le goût de l’arrangement, la vérité de la pantomime, la justesse de l’expression, qualités auxquelles se joint la rare beauté des types, il faut vraiment, si l’on veut honorer Léopold Robert par une haute et légitime comparaison, remonter jusqu’à Nicolas Poussin . Trois de ses plus importants ou vrages ont été donnés au Louvre par le roi Louis-Philippe, Y Impro- visateur italien , la Fête de la Madone di Pie-di-Grotta , et la Fête de la Moisson dans la campagne romaine. Cet Agro romano , — où l’on voit les beaux montagnards de la Sabine, venus pour la moisson, avec leurs pifferari, comme ils étaient venus pour les semailles, fuir en dan- sant les atteintes, de la maVaria , — cet Agro romano


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qu’a popularisé l'a belle gravure de Mercuri, rassemble et résume tous les mérites de son auteur. Il est fâcheux qu’à ces trois pages magistrales, pleines de soleil et de joie, on n’ait pu réunir celle que le peintre, au con- traire, voulut assombrir d’un voile de deuil et de tris- tesse, ce Départ des Pécheurs de l Adriatique , où Léopold Robert semble pressentir le départ sans retour, et qu’il terminait à Venise quand il y termina sa vie.

En même temps que Léopold Robert restaurait le paysage historique, François-Marius Granet (1775- 1840), autre fils de maçon, honorant la science de la perspective, restaurait un autre genre, celui des inté- rieurs. On peut voir au Louvre, dans le Cloître de l'é- fjlise d' Assise, dans les Pères de la Merci rachetant des captifs, que Granet, différent en cela de Peter Neffs et d’Emmanuel de Witt, animait par des scènes de la vie humaine ses portraits de monuments, et que, rapproché sur ce point de Pierre de llooghe, il élevait ses sujets, moins familiers, à des proportions plus vastes, à celles de l’histoire. Mais, malgré des qualités éminentes, sa manière est loin d’atteindre, dans le rendu des effets lumineux, à la puissance du vieux Hollandais, et surtout à sa solidité; car la peinture de Granet, comme celle de Girodet, de Robert, d’Horace Vernet et de tant d’autres, est si fragile, si ternie, si craquelée, qu’elle s’effacera bientôt dans une ombre générale avant de tomber en poussière. Où donc et quand donc s’arrêtera cette ma- ladie des tableaux modernes?

Entendu de tous, accepté de tous* le signal d’éman- cipation donné par Géricault avait réveillé l’école en- tière. Toutes les œuvres qui portent la date des qua- rante dernières années montrent assez que la liberté


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régna, sans entraves, sans contrainte, sur tous les do- maines, tous les sentiers, tous les recoins de l’art. Si l’on put rester même austère et classique, et fidèle aux grandes traditions, témoin M. Ingres et ses disci- ples, on put étaler aussi le goût du grotesque et fonder le culte du laid, témoin Messieurs tel et tel. En un mot, dans le champ sans limites ouvert par la liberté, agrandi par la fantaisie, se forma, de toutes les écoles, de tous les genres, de tous les styles, de tous les goûts, de tous les caprices, ce qu’on appelle l’école mo- derne.

Ici je dois m'arrêter. Ce n’est point par ses contem- porains qu’elle peut être sainement jugée. Ce droit n’appartient qu’aux générations dont elle sera suivie, à la postérité, qui saura mieux que nous quels noms et quels ouvrages doivent survivre à l’oubli, et quelle juste place leur est due dans l’histoire de l’art français. Nous pourrions, pour achever cette histoire racontée par ses œuvres, quitter le Louvre et passer au musée du Luxembourg. Celui-ci, en effet, est la continuation de celui-là : l’un finit avec Léopold Robert, l’autre com- mence avec Ingres. Il en est aussi comme la pépi- nière, puisque, dix ans après que l’un des maîtres fran- çais représentés au Luxembourg a cessé de vivre, ses ouvrages sont portés au Louvre, et prennent rang dé- sormais dans notre grande collection nationale. On peut donc trouver au Luxembourg ceux de nos illustres ar- tistes contemporains que la mort nous a ravis récem- ment. De leurs œuvres, j’indiquerai ce qui est, j’indi- querai ce qui manque; mais sans ajouter un seul mot d éloge, un seul mot de blâme. In medio tutissimus ibis.


1 N C II ES


Stratonice.



1/ ÉCOLE FRANÇAISE


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Commençons par leur vénérable doyen, Jean-Augus- tin Ingres (1780-1867). La scène prise à l’Arioste, Roger délivrant Angélique , et la scène prise à saint Matthieu, Jésus remettant les clefs à saint Pierre, sont datées de 1818 et 1820. Elles ne peuvent faire connaî- tre suffisamment l’artiste. On regrette que le choix des acquéreurs officiels ne soit pas tombé plutôt sur Œdipe devant le Sphinx, sur P Odalisque, sur la Source, sur la Lecture de Virgile : « Tu Marcellus eris quoque » ; sur le Martyre de saint Symphorien, sur la Stratonice. Par bonheur, Y Apothéose d'Homère , ce chef-d’œuvre du maître, vient d’ètre converti de plafond en tableau; on peut le contempler à l’aise, et l’admirer comme il mérite de Pètre.

Ary Scheffer (1795-1858) pourrait se plaindre avec autant de justice de n’avoir au Luxembourg que des œuvres de sa jeunesse, les Femmes Souliotes et le Larmoyeur ; si distinguées qu’elles soient, ces pages ne peuvent remplacer les œuvres de son âge mûr. Elles sont loin d’égaler la Francesca di Rimini , ouïes quatre grands sujets pris au Faust de Goethe; et certes elles n’annoncent en aucune manière le Christ aux affliges, la Sainte Monique, la Tentation de Jésus par Satan, toutes ces pages supérieures ou, laissant le dogme pour la morale, et rajeunissant la peinture sacrée dans les idées du siècle, Ary Scheffer s’est efforcé de fonder une nouvelle école de philosophie religieuse.

Plus heureux, Eugène Delacroix (1799-1865) a pu retrouver dans ses quatre pages, — Dante et Virgile, le Massacre de Scio, les Femmes d'Alger, la Noce juive à Maroc, — les diverses époques de sa vie, et suivre les phases, les progrès de son talent, toutefois, les ad-


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LES MERVEILLES DE LA PEINTURE


mirateurs passionnés du coloris regretteront la Médéë furieuse , Y Evêque de Liège 1 les Deux Foscari , Y En- trée de Baudouin à Constantinople , etc. Ils regret- teront peut-être aussi que des commandes de décora- tions pour les édifices publics aient enlevé trop souvent Delacroix à ses inspirations personnelles, aux sujets de son propre choix et de son propre goût.

Malgré la diversité des sujets traités par Horace Ver- net (1789-1863), le Massacre des Mameluks , Judith et Holopherne , la Défense delà barrière de Clicliiy , etc. , ce n’est pas au Luxembourg que l’on peut apprécier pleinement ce maître fécond. Il avait, je crois, de meil- leures œuvres au Palais-Royal, et il en a au Musée de Versailles de bien plus considérables, mais qui, mal- gré l’étendue démesurée des toiles, ne sont que des ta- bleaux de chevalet, dont toute la grandeur est dans les dimensions.

La Mort d'Élisabeth d' Angleterre et le Meurtre des neveux de Richard III , qui forment la part de Paul De- laroche (1797-1856), montrent bien son goût et son talent pour les scènes dramatiques, ou du moins théâ- trales, car jamais peut-être il n’a dépassé en grandeur la figure de la reine-vierge, et en intérêt la fin tra- gique des enfants d’Édouard IV. Mais on voudrait, auprès de ces vastes toiles, quelqu’un des tableaux de cheva- let, — comme la Mort du duc de Guise ou Richelieu ramenant Cinq-Mars prisonnier , — car ïkjaroche, il me semble, sans s’y faire plus petit, s’y montre plus parfait.

Une absence inexplicable au musée des peintres contemporains est celle d’Alexandre-Gabriel Decamps (1803-1860). L’artiste qui avait rapporté de l’Orient


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des leçons de lumière et de clair-obscur, comme les Hollandais en avaient reçu des îles de la Sonde, l’auteur des Singes et des Chiens savants , de Y Histoire de Sam- son, de la Défaite des Cimbres , du Supplice des cro- chets, de la Sortie de V école turque , etc., a désormais sa place marquée dans l’histoire de l’art français ; il l’a conquise par son talent et sa célébrité.

Enfin, pour achever cette notice rapide, constatons avec bonheur, avec fierté, que, dans le grand concours des nations ouvert avec l’exposition universelle, la France a conservé son rang. Quatre des huit grandes médailles d’honneur décernées à la peinture, en glori- fiant les œuvres de MM. Meissonier, Gérôme, Cabanel et Théodore Rousseau, ont glorifié leur pays.


Au moment où je termine ce très succinct historique de l’art français, je voudrais montrer avec la même brièveté comment, dans ses phases et ses transforma- tions diverses, il a fidèlement suivi celles des idées et des mœurs, comment il a toujours réfléchi l’état de la société française.

L’art enfant reste d’abord, au moyen âge, enveloppé dans les langes du dogme; il grandit, progresse, se dé- veloppe, devient l’art véritable, après la Renaissance, à l’imitation de ses maîtres, les Italiens émancipés. Il est italien d’abord, puis il s’imprègne peu à peu du carac- tère et du génie de la France. Tandis que les protestants revendiquent le libre examen, que les jansénistes oppo- sent leur inflexible austérité à la morale relâchée des jésuites, que Descartes établit les droits de la raison et


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les lois du raisonnement, l’art, avec Poussin et Lesueur, devient grave, austère et logique comme la philosophie. Dans la splendeur de la seconde moitié du dix-septième siècle, alors que Louis XIY est victorieux au dehors par ses généraux, habile administrateur au dedans par ses ministres, et grand de la grandeur d’une foule d’hom- mes illustres qui l’illuminent de leur éclat, l’art, avec Lebrun et Jouvenet, se guindé à une élévation factice et théâtrale ; et quand les fautes, les revers, les cruautés par expiation de conscience timorée, assombrissent la vieillesse du mari de la veuve Scarron, l’art, par ennui de ce régime maussade, descend de ses échasses, et se rapetisse aux futilités de Watteau et de ses imitateurs. Avec la Régence, il se fait effronté, libertin; puis, quand vient le règne des Cotillons , on le voit se scinder en deux camps, et former deux écoles dans le genre unique de la pastorale : l’une, celle de Boucher, obéis- sant aux mœurs, plus futile et plus libertine encore que sous la Régence; l’autre, celle de Greuze, ramenée par les lettres au culte de la nature et de la décence. Mais déjà, sous les inspirations de la philosophie et les har- diesses des libres penseurs, on sent courir à travers les peuples ce vent de l’opinion publique soulevée, qui an- nonce la tempête des révolutions. L’art quitte aussitôt les bergeries pour remonter avec Louis David jusqu’à l’histoire. R laisse les danses lascives pour les hères attitudes, d’épicurien se fait stoïque, et, pour exprimer les nouvelles idées républicaines succédant aux pieuses croyances, il franchit d’un bond toute l’époque des sujets religieux, et retourne aux républiques de Rome et d’Athènes. Puis, quand la moderne république est étouffée par un de ses fils, soldat heureux, soldat coq-


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I/ÉCOLE FRANÇAISE

ronné, traînant incessamment la France à la bataille, l’art imite la nation,

Qui prit l’autel de la Victoire Pour l’autel de la Liberté.


Jadis il s’était fait moine, et, voué à l’Agneau de paix, il s’emprisonnait dans le monastère; à présent, il se fait conscrit, et se cloître dans la caserne, adorant le dieu Sabbaoth. Mais le géant tombe, la liberté renaît; et l’art, comme les lettres ses sœurs, embrasse avec transport la bonne déesse. Fier de s’appartenir enfin, heureux de n’avoir plus de frein ni d’entraves, il s’élance alors impétueusement dans toutes les carrières, essaye tous les genres, prend tous les styles, revêt toutes les for- mes, marche à tous les buts, arrive à toutes les limites, qu’il dépasse quelquefois, et bientôt, abusant de son in- dépendance un peu fantasque, jusqu’à nier même les leçons salutaires de l’expérience et les règles protectri- ces du bon goût, il représente bien, en notre temps de doute et de ferveur, de hauteur et de bassesse, de grandes passions et de viles cupidités, de revendication des droits et d’oubli des devoirs, cette absence de foi commune, cette anarchie des esprits et des âmes, qui causent le trouble, le tourment et le péril de la société.




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