Le Ventre de Paris
From The Art and Popular Culture Encyclopedia
"As the three women stood there, taking leave of each other, the odour of the cheeses seemed to become more pestilential than ever. It was a cacophony of smells, ranging from the heavily oppressive odour of the Dutch cheeses and the Gruyeres to the alkaline pungency of the Olivets. From the Cantal, the Cheshire, and the goats’ milk cheeses there seemed to come a deep breath like the sound of a bassoon, amidst which the sharp, sudden whiffs of the Neufchatels, the Troyes, and the Mont d’Ors contributed short, detached notes. And then the different odours appeared to mingle one with another, the reek of the Limbourgs, the Port Saluts, the Geromes, the Marolles, the Livarots, and the Pont l’Eveques uniting in one general, overpowering stench sufficient to provoke asphyxia. And yet it almost seemed as though it were not the cheeses but the vile words of Madame Lecoeur and Mademoiselle Saget that diffused this awful odour." --Le Ventre de Paris (1873) by Émile Zola, translation by Ernest Alfred Vizetelly "Particulars of the strange and repulsive trade in harlequins, which even nowadays is not extinct, will be found in Privat d'Anglemont's well-known book Paris Anecdote, written at the very period with which M. Zola deals in the present work. My father. Henry Vizetelly, also gave some account of it in his Glances Back Through Seventy Years, in a chapter describing the odd ways in which certain Parisians contrive to get a living."--Le Ventre de Paris (1873) by Émile Zola, note by translator Ernest Alfred Vizetelly |
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Le Ventre de Paris (1873) is the third novel in Émile Zola's twenty-volume series Les Rougon-Macquart. It is set in and around Les Halles, the enormous, busy central marketplace of 19th Century Paris. Les Halles, rebuilt in cast iron and glass during the Second Empire was a landmark of modernity in the city, the wholesale and retail center of a thriving food industry. Le Ventre de Paris (translated into English under many variant titles, but literally meaning The Belly of Paris) is Zola's first novel centred entirely on the working classes.
The plot is centred around Florent, an escaped political prisoner mistakenly arrested after the French coup of 1851. He returns to his step-brother Quenu, a charcutier and his wife Lisa Quenu (formerly Macquart), with whom he finds refuge. They get him a job in the market as a fish inspector. After getting mixed up in an ineffectual socialist plot against the Empire, Florent is arrested and deported once again.
Although Zola had yet to hone his mastery of working-class speech and idioms displayed to such good effect in L'Assommoir, the novel still conveys a powerful atmosphere both of life in the great market halls and of working class suffering in general. There are a number of vivid descriptive passages, the most famous of which, his description of the olfactory sensations experienced upon entering a cheese shop, has become known as the "Cheese Symphony" due to its ingenious orchestral metaphors. Throughout the book, the painter Claude Lantier - himself a relative of the Macquarts and later the central character in Zola's novel L'Œuvre (1886) - shows up to provide a semi-authorial commentary, effectively playing the role of chorus. It is an interesting and often powerful work, though not usually considered as being on a par with the novelist's greater achievements later in the Rougon-Macquart cycle.
Le ventre de Paris was originally translated into English by Henry Vizetelly and published in 1888 under the title Fat and Thin. After Vizetelly's imprisonment for obscene libel the novel was one of those revised and expurgated by his son, Ernest Alfred Vizetelly; this mutilated version, entitled The Fat and the Thin, appeared in 1896 and has been reprinted many times since; for most of the period until 2007 this remained the only English version widely available. Henry's original full edition was afterward reprinted in Paris for adventurous English readers. The novel was newly translated in 1955 by David Hughes and Marie-Jacqueline Mason for Elek Books under the title Savage Paris, but that translation has long been out of print. However, Oxford World's Classics published a new translation by Brian Nelson entitled The Belly of Paris in 2007, and Modern Library published a new translation by Mark Kurlansky in 2009.
Full text in French[1]
LES ROUGON-MACQUART
HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE D'UNE FAMILLE SOUS LE SECOND EMPIRE
LE VENTRE DE PARIS
PAR
ÉMILE ZOLA
I
Au milieu du grand silence, et dans le désert de l'avenue, les
voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rhythmés
de leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons,
endormies aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un
tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly,
s'étaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui
descendaient de Nanterre; et les chevaux allaient tout seuls, la tête
basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée
ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés à
plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies noires et
grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec
de gaz, au sortir d'une nappe d'ombre, éclairait les clous d'un
soulier, la manche bleue d'une blouse, le bout d'une casquette,
entrevus dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes,
des bouquets blancs des navets, des verdures débordantes des pois et
des choux. Et, sur la route, sur les routes voisines, en avant et en
arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois
pareils, tout un arrivage traversant les ténèbres et le gros sommeil
de deux heures du matin, berçant la ville noire du bruit de cette
nourriture qui passait.
Balthazar, le cheval de madame François, une bête trop grasse, tenait la tête de la file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles, lorsque, à la hauteur de la rue de Longchamp, un sursaut de peur le planta net sur ses quatre pieds. Les autres bêtes vinrent donner de la tête contre le cul des voitures, et la file s'arrêta, avec la secousse des ferrailles, au milieu des jurements des charretiers réveillés. Madame François, adossée à une planchette contre ses légumes, regardait, ne voyait rien, dans la maigre lueur jetée à gauche par la petite lanterne carrée, qui n'éclairait guère qu'un des flancs luisants de Balthazar.
-- Eh! la mère, avançons! cria un des hommes, qui s'était mis à genoux sur ses navets... C'est quelque cochon d'ivrogne.
Elle s'était penchée, elle avait aperçu, à droite, presque sous les pieds du cheval, une masse noire qui barrait la roule.
-- On n'écrase pas le monde, dit-elle, en sautant à terre.
C'était un homme vautré tout de son long, les bras étendus, tombé la face dans la poussière. Il paraissait d'une longueur extraordinaire, maigre comme une branche sèche; le miracle était que Balthazar ne l'eût pas cassé en deux d'un coup de sabot. Madame François le crut mort; elle s'accroupit devant lui, lui prit une main, et vit qu'elle était chaude.
-- Eh! l'homme! dit-elle doucement.
Mais les charretiers s'impatientaient. Celui qui était agenouillé dans ses légumes, reprit de sa voix enrouée:
-- Fouettez donc, la mère!... Il en a plein son sac, le sacré porc! Poussez-moi ça dans le ruisseau! Cependant, l'homme avait ouvert les yeux. Il regardait madame François d'un air effaré, sans bouger. Elle pensa qu'il devait être ivre, en effet.
-- Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser, lui dit-elle... Où alliez-vous?
-- Je ne sais pas..., répondit-il d'une voix très-basse. Puis, avec effort, et le regard inquiet:
-- J'allais à Paris, je suis tombé, je ne sais pas...
Elle le voyait mieux, et il était lamentable, avec son pantalon noir, sa redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheresses des os. Sa casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement sur les sourcils, découvrait deux grands yeux bruns, d'une singulière douceur, dans un visage dur et tourmenté. Madame François pensa qu'il était vraiment trop maigre pour avoir bu.
-- Et où alliez-vous, dans Paris? demanda-t-elle de nouveau.
Il ne répondit pas tout de suite; cet interrogatoire le gênait. Il parut se consulter; puis, en hésitant:
-- Par là, du côté des Halles.
Il s'était mis debout, avec des peines infinies, et il faisait mine de vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit qui s'appuyait en chancelant sur le brancard de la voiture.
-- Vous êtes las?
-- Oui, bien las, murmura-t-il.
Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle le poussa, en disant:
-- Allons, vite, montez dans ma voiture! Vous nous faites perdre un temps, là!... Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes.
Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras, le jeta sur les carottes et les navets, tout à fait fâchée, criant:
-- A la fin, voulez-vous nous ficher la paix! Vous m'embêtez, mon brave... Puisque je vous dis que je vais aux Halles! Dormez, je vous réveillerai.
Elle remonta, s'adossa contre la planchette, assise de biais, tenant les guides de Balthazar, qui se remit en marche, se rendormant, dodelinant des oreilles. Les autres voitures suivirent, la file reprit son allure lente dans le noir, battant de nouveau du cahot des roues les façades endormies. Les charretiers recommencèrent leur somme sous leurs limousines. Celui qui avait interpellé la maraîchère, s'allongea, en grondant:
-- Ah! malheur! s'il fallait ramasser les ivrognes!... Vous avez de la constance, vous, la mère!
Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête basse. L'homme que madame François venait de recueillir, couché sur le ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navets qui emplissaient le cul de la voiture; sa face s'enfonçait au beau milieu des carottes, dont les bottes montaient et s'épanouissaient; et, les bras élargis, exténué, embrassant la charge énorme des légumes, de peur d'être jeté à terre par un cahot, il regardait, devant lui, les deux lignes interminables des becs de gaz qui se rapprochaient et se confondaient, tout là-haut, dans un pullulement d'autres lumières. À l'horizon, une grande fumée blanche flottait, mettait Paris dormant dans la buée lumineuse de toutes ces flammes.
-- Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit la maraîchère, au bout d'un instant. Depuis que j'ai perdu mon pauvre homme, je vais tous les matins aux Halles. C'est dur, allez!... Et vous?
-- Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l'inconnu avec embarras. Je vous demande excuse; je suis si fatigué, que cela m'est pénible de parler.
Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu les guides sur l'échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bête connaissant chaque pavé. Florent, les yeux sur l'immense lueur de Paris, songeait à cette histoire qu'il cachait. Échappé de Cayenne, où les journées de décembre l'avaient jeté, rôdant depuis deux ans dans la Guyane holandaise, avec l'envie folle du retour et la peur de la police impériale, il avait enfin devant lui la chère grande ville, tant regrettée, tant désirée. Il s'y cacherait, il y vivrait de sa vie paisible d'autrefois. La police n'en saurait rien. D'ailleurs, il serait mort, là-bas. Et il se rappelait son arrivée au Havre, lorsqu'il ne trouva plus que quinze francs dans le coin de son mouchoir. Jusqu'à Rouen, il put prendre la voiture. De Rouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit à pied. Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il ne savait plus. Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. Il avait dû montrer à un gendarme les papiers dont il s'était pourvu. Tout cela dansait dans sa tête. Il était venu de Vernon sans manger, avec des rages et des désespoirs brusques qui le poussaient à mâcher les feuilles des haies qu'il longeait; et il continuait à marcher, pris de crampes et de souleurs, le ventre plié, la vue troublée, les pieds comme tirés, sans qu'il en eût conscience, par cette image de Paris, au loin, très-loin, derrière l'horizon, qui l'appelait, qui l'attendait. Quand il arriva à Courbevoie, la nuit était très-sombre. Paris, pareil à un pan de ciel étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparut sévère et comme fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les jambes cassées. En traversant le pont de Neuilly, il s'appuyait au parapet, il se penchait sur la Seine roulant des flots d'encre, entre les masses épaissies des rives; un fanal rouge, sur l'eau, le suivait d'un oeil saignant. Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut. L'avenue lui paraissait démesurée. Les centaines de lieues qu'il venait de faire n'étaient rien; ce bout de route le désespérait, jamais il n'arriverait à ce sommet, couronné de ces lumières. L'avenue plate s'étendait, avec ses lignes de grands arbres et de maisons basses, ses larges trottoirs grisâtres, tachés de l'ombre des branches, les trous sombres des rues transversales, tout son silence et toutes ses ténèbres; et les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie de leurs courtes flammes jaunes, dans ce désert de mort. Florent n'avançait plus, l'avenue s'allongeait toujours, reculait Paris au fond de la nuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur oeil unique, couraient à droite et à gauche, en emportant la route; il trébucha, dans ce tournoiement; il s'affaissa comme une masse sur les pavés.
À présent, il roulait doucement sur cette couche de verdure, qu'il trouvait d'une mollesse de plume. Il avait levé un peu le menton, pour voir la buée lumineuse qui grandissait, au-dessus des toits noirs devinés à l'horizon. Il arrivait, il était porté, il n'avait qu'à s'abandonner aux secousses ralenties de la voiture; et cette approche sans fatigue ne le laissait plus souffrir que de la faim. La faim s'était réveillée, intolérable, atroce. Ses membres dormaient; il ne sentait en lui que son estomac, tordu, tenaillé comme par un fer rouge. L'odeur fraîche des légumes dans lesquels il était enfoncé, cette senteur pénétrante des carottes, le troublait jusqu'à l'évanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond de nourriture, pour se serrer l'estomac, pour l'empêcher de crier. Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim, sous un éboulement de mangeaille. Il y eut un arrêt, un bruit de grosses voix; c'était la barrière, les douaniers sondaient les voitures. Puis, Florent entra dans Paris, évanoui, les dents serrées, sur les carottes.
-- Eh! l'homme, là-haut! cria brusquement madame François.
Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. Alors, Florent se mit sur son séant. Il avait dormi, il ne sentait plus sa faim; il était tout hébété. La maraîchère le fit descendre, en lui disant:
-- Vous allez m'aider à décharger, hein?
Il l'aida. Un gros homme, avec une canne et un chapeau de feutre, qui portait une plaque au revers gauche de son paletot, se fâchait, tapait du bout de sa canne sur le trottoir.
-- Allons donc, allons donc, plus vite que ça! Faites avancer la voiture... Combien avez-vous de mètres? Quatre, n'est-ce pas?
Il délivra un bulletin à madame François, qui sortit des gros sous d'un petit sac de toile. Et il alla se fâcher et taper de sa canne un peu plus loin. La maraîchère avait pris Balthazar par la bride, le poussant, acculant la voiture, les roues contre le trottoir. Puis, la planche de derrière enlevée, après avoir marqué ses quatre mètres sur le trottoir avec des bouchons de paille, elle pria Florent de lui passer les légumes, bottes par bottes. Elle les rangea méthodiquement sur le carreau, parant la marchandise, disposant les fanes de façon à encadrer les tas d'un filet de verdure, dressant avec une singulière promptitude tout un étalage, qui ressemblait, dans l'ombre, à une tapisserie aux couleurs symétriques. Quand Florent lui eut donné une énorme brassée de persil, qu'il trouva au fond, elle lui demanda encore un service.
-- Vous seriez bien gentil de garder ma marchandise, pendant que je vais remiser la voiture.... C'est à deux pas, rue Montorgueil, au Compas d'or.
Il lui assura qu'elle pouvait être tranquille. Le mouvement ne lui valait rien; il sentait sa faim se réveiller, depuis qu'il se remuait. Il s'assit contre un tas de choux, à côté de la marchandise de madame François, en se disant qu'il était bien là, qu'il ne bougerait plus, qu'il attendrait. Sa tête lui paraissait toute vide, et il ne s'expliquait pas nettement où il se trouvait. Dès les premiers jours de septembre, les matinées sont toutes noires. Des lanternes, autour de lui, filaient doucement, s'arrêtaient dans les ténèbres. Il était au bord d'une large rue, qu'il ne reconnaissait pas. Elle s'enfonçait en pleine nuit, très-loin. Lui, ne distinguait guère que la marchandise qu'il gardait. Au delà, confusément, le long du carreau, des amoncellements vagues moutonnaient. Au milieu de la chaussée, de grands profils grisâtres de tombereaux barraient la rue; et, d'un bout à l'autre, un souffle qui passait faisait deviner une file de bêtes attelées qu'on ne voyait point. Des appels, le bruit d'une pièce de bois ou d'une chaîne de fer tombant sur le pavé, l'éboulement sourd d'une charretée de légumes, le dernier ébranlement d'une voiture buttant contre la bordure d'un trottoir, mettaient dans l'air encore endormi le murmure doux de quelque retentissant et formidable réveil, dont on sentait l'approche, au fond de toute cette ombre frémissante. Florent, en tournant la tête, aperçut, de l'autre côté de ses choux, un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans une limousine, la tête sur des paniers de prunes. Plus près, à gauche, il reconnut un enfant d'une dizaine d'années, assoupi avec un sourire d'ange, dans le creux de deux montagnes de chicorées. Et, au ras du trottoir, il n'y avait encore de bien éveillé que les lanternes dansant au bout de bras invisibles, enjambant d'un saut le sommeil qui traînait là, gens et légumes en tas, attendant le jour. Mais ce qui le surprenait, c'était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s'étendre, se perdre, au fond d'un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l'esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d'une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les mille raies de flamme de personnes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu'à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l'entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête, fâché d'ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et fragile; et, comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grise de l'église. Cela l'étonna profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache.
Cependant, madame François était revenue. Elle discutait violemment avec un homme qui portait un sac sur l'épaule, et qui voulait lui payer ses carottes un sou la botte.
-- Tenez, vous n'êtes pas raisonnable, Lacaille..... Vous les revendez quatre et cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non... À deux sous, si vous voulez.
Et, comme l'homme s'en allait:
-- Les gens croient que ça pousse tout seul, vraiment... Il peut en chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille... Vous verrez qu'il reviendra.
Elle s'adressait à Florent. Puis, s'asseyant près de lui:
-- Dites donc, s'il y a longtemps que vous êtes absent de Paris, vous ne connaissez peut-être pas les nouvelles Halles? Voici cinq ans au plus que c'est bâti... Là, tenez, le pavillon qui est à côté de nous, c'est le pavillon aux fruits et aux fleurs; plus loin, la marée, la volaille, et, derrière, les gros légumes, le beurre, le fromage... Il y a six pavillons, de ce côté-là; puis, de l'autre côté, en face, il y en a encore quatre: la viande, la triperie, la Vallée... C'est très-grand, mais il y fait rudement froid, l'hiver. On dit qu'on bâtira encore deux pavillons, en démolissant les maisons, autour de la Halle au blé. Est-ce que vous connaissiez tout ça?
-- Non, répondit Florent, j'étais à l'étranger... Et cette grande rue, celle qui est devant nous, comment la nomme-t-on?
-- C'est une rue nouvelle, la rue du Pont-Neuf, qui part de la Seine et qui arrive jusqu'ici, à la rue Montmartre et à la rue Montorgueil... S'il avait fait jour, vous vous seriez tout de suite reconnu.
Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.
-- C'est vous, mère Chantemesse? dit-elle amicalement.
Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C'était là qu'une bande de sergents de ville l'avait pris, dans la nuit du 4 décembre. Il suivait le boulevard Montmartre, vers deux heures, marchant doucement au milieu de la foule, souriant de tous ces soldats que l'Élysée promenait sur le pavé pour se faire prendre au sérieux, lorsque les soldats avaient balayé les trottoirs, à bout portant, pendant un quart d'heure. Lui, poussé, jeté à terre, tomba au coin de la rue Vivienne; et il ne savait plus, la foule affolée passait sur son corps, avec l'horreur affreuse des coups de feu. Quand il n'entendit plus rien, il voulut se relever. Il avait sur lui une jeune femme, en chapeau rose, dont le châle glissait, découvrant une guimpe plissée à petits plis. Au-dessus de la gorge, dans la guimpe, deux balles étaient entrées; et, lorsqu'il repoussa doucement la jeune femme, pour dégager ses jambes, deux filets de sang coulèrent des trous sur ses mains. Alors, il se releva d'un bond, il s'en alla, fou, sans chapeau, les mains humides. Jusqu'au soir, il rôda, la tête perdue, voyant toujours la jeune femme, en travers sur ses jambes, avec sa face toute pâle, ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres souffrantes, son étonnement d'être morte, là, si vite. Il était timide; à trente ans, il n'osait regarder en face les visages de femme, et il avait celui-là, pour la vie, dans sa mémoire et dans son coeur. C'était comme une femme à lui qu'il aurait perdue. Le soir, sans savoir comment, encore dans l'ébranlement des scènes horribles de l'après-midi, il se trouva rue Montorgueil, chez un marchand de vin, où des hommes buvaient en parlant de faire des barricades. Il les accompagna, les aida à arracher quelques pavés, s'assit sur la barricade, las de sa course dans les rues, se disant qu'il se battrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n'avait pas même un couteau sur lui; il était toujours nu-tête. Vers onze heures, il s'assoupit; il voyait les deux trous de la guimpe blanche à petits plis, qui le regardaient comme deux yeux rouges de larmes et de sang. Lorsqu'il se réveilla, il était tenu par quatre sergents de ville qui le bourraient de coups de poings. Les hommes de la barricade avaient pris la fuite. Mais les sergents de ville devinrent furieux et faillirent l'étrangler, quand ils s'aperçurent qu'il avait du sang aux mains. C'était le sang de la jeune femme.
Florent, plein de ces souvenirs, levait les yeux sur le cadran lumineux de Saint-Eustache, sans même voir les aiguilles. Il était près de quatre heures. Les Halles dormaient toujours. Madame François causait avec la mère Chantemesse, debout, discutant le prix de la botte de navets. Et Florent se rappelait qu'on avait manqué le fusiller là, contre le mur de Saint-Eustache. Un peloton de gendarmes venait d'y casser la tête à cinq malheureux, pris à une barricade de la rue Grenéta. Les cinq cadavres traînaient sur le trottoir, à un endroit où il croyait apercevoir aujourd'hui des tas de radis roses. Lui, échappa aux fusils, parce que les sergents de ville n'avaient que des épées. On le conduisit à un poste voisin, en laissant au chef du poste cette ligne écrite au crayon sur un chiffon de papier: « Pris les mains couvertes de sang. Très-dangereux. » Jusqu'au matin, il fut traîné de poste en poste. Le chiffon de papier l'accompagnait. On lui avait mis les menottes, on le gardait comme un fou furieux. Au poste de la rue de la Lingerie, des soldats ivres voulurent le fusiller; ils avaient déjà allumé le falot, quand l'ordre vint de conduire les prisonniers au Dépôt de la préfecture de police. Le surlendemain, il était dans une casemate du fort de Bicêtre. C'était depuis ce jour qu'il souffrait de la faim; il avait eu faim dans la casemate, et la faim ne l'avait plus quitté. Ils se trouvaient une centaine parqués au fond de cette cave, sans air, dévorant les quelques bouchées de pain qu'on leur jetait, ainsi qu'à des bêtes enfermées. Lorsqu'il parut devant un juge d'instruction, sans témoins d'aucune sorte, sans défenseur, il fut accusé de faire partie d'une société secrète; et, comme il jurait que ce n'était pas vrai, le juge tira de son dossier le chiffon de papier: « Pris les mains couvertes de sang. Très-dangereux. » Cela suffit. On le condamna à la déportation. Au bout de six semaines, en janvier, un geôlier le réveilla, une nuit, l'enferma dans une cour, avec quatre cents et quelques autres prisonniers. Une heure plus tard, ce premier convoi partait pour les pontons et l'exil, les menottes aux poignets, entre deux files de gendarmes, fusils chargés. Ils traversèrent le pont d'Austerlitz, suivirent la ligne des boulevards, arrivèrent à la gare du Havre. C'était une nuit heureuse de carnaval; les fenêtres des restaurants du boulevard luisaient; à la hauteur de la rue Vivienne, à l'endroit où il voyait toujours la morte inconnue dont il emportait l'image, Florent aperçut, au fond d'une grande calèche, des femmes masquées, les épaules nues, la voix rieuse, se fâchant de ne pouvoir passer, faisant les dégoûtées devant « ces forçats qui n'en finissaient plus. » De Paris au Havre, les prisonniers n'eurent pas une bouchée de pain, pas un verre d'eau; on avait oublié de leur distribuer des rations avant le départ. Ils ne mangèrent que trente-six heures plus tard, quand on les eut entassés dans la cale de la frégate _le Canada_.
Non, la faim ne l'avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait pas une heure de plénitude. Il était devenu sec, l'estomac rétréci, la peau collée aux os. Et il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres; il y rentrait, sur un lit de légumes: il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu'il sentait pulluler autour de lui et qui l'inquiétait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continué pendant sept ans. Il revoyait les fenêtres luisantes des boulevards, les femmes rieuses, la ville gourmande qu'il avait laissée par cette lointaine nuit de janvier; et il lui semblait que tout cela avait grandi, s'était épanoui dans cette énormité des Halles, dont il commençait à entendre le souffle colossal, épais encore de l'indigestion de la veille.
La mère Chantemesse s'était décidée à acheter douze bottes de navets. Elle les tenait dans son tablier, sur son ventre, ce qui arrondissait encore sa large taille; et elle restait là, causant toujours, de sa voix traînante. Quand elle fut partie, madame François vint se rasseoir à coté de Florent, en disant:
-- Cette pauvre mère Chantemesse, elle a au moins soixante-douze ans. J'étais gamine, qu'elle achetait déjà ses navets à mon père. Et pas un parent avec ça, rien qu'une coureuse qu'elle a ramassée je ne sais où, et qui la fait damner... Eh bien, elle vivote, elle vend au petit tas, elle se fait encore ses quarante sous par jour... Moi, je ne pourrais pas rester dans ce diable de Paris, toute la journée, sur un trottoir. Si l'on y avait quelques parents, au moins!
Et, comme Florent ne causait guère:
-- Vous avez de la famille à Paris, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
Il parut ne pas entendre. Sa méfiance revenait. Il avait la tête pleine d'histoires de police, d'agents guettant à chaque coin de rue, de femmes vendant les secrets qu'elles arrachaient aux pauvres diables. Elle était tout près de lui, elle lui semblait pourtant bien honnête, avec sa grande figure calme, serrée au front par un foulard noir et jaune. Elle pouvait avoir trente-cinq ans, un peu forte, belle de sa vie en plein air et de sa virilité adoucie par des yeux noirs d'une tendresse charitable. Elle était certainement très-curieuse, mais d'une curiosité qui devait être toute bonne.
Elle reprit, sans s'offenser du silence de Florent:
-- Moi, j'ai eu un neveu à Paris. Il a mal tourné, il s'est engagé... Enfin, c'est heureux quand on sait où descendre. Vos parents, peut-être, vont être bien surpris de vous voir. Et c'est une joie quand on revient, n'est-ce pas?
Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyée sans doute par son extrême maigreur, sentant que c'était un « monsieur, » sous sa lamentable défroque noire, n'osant lui mettre une pièce blanche dans la main.
Enfin, timidement:
-- Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin de quelque chose...
Mais il refusa avec une fierté inquiète; il dit qu'il avait tout ce qu'il lui fallait, qu'il savait où aller. Elle parut heureuse, elle répéta plusieurs fois, comme pour se rassurer elle-même sur son sort:
-- Ah! bien, alors, vous n'avez qu'à attendre le jour.
Une grosse cloche, au-dessus de la tête de Florent, au coin du pavillon des fruits, se mit à sonner. Les coups, lents et réguliers, semblaient éveiller de proche en proche le sommeil traînant sur le carreau. Les voitures arrivaient toujours; les cris des charretiers, les coups de fouet, les écrasements du pavé sous le fer des roues et le sabot des bêtes, grandissaient; et les voitures n'avançaient plus que par secousses, prenant la file, s'étendant au delà des regards, dans des profondeurs grises, d'où montait un brouhaha confus. Tout le long de la rue du Pont-Neuf, on déchargeait, les tombereaux acculés aux ruisseaux, les chevaux immobiles et serrés, rangés comme dans une foire. Florent s'intéressa à une énorme voiture de boueux, pleine de choux superbes, qu'on avait eu grand'peine à faire reculer jusqu'au trottoir; la charge dépassait un grand diable de bec de gaz planté à côté, éclairant en plein l'entassement des larges feuilles, qui se rabattaient comme des pans de velours gros vert, découpé et gaufré. Une petite paysanne de seize ans, en casaquin et en bonnet de toile bleue, montée dans le tombereau, ayant des choux jusqu'aux épaules, les prenait un à un, les lançait à quelqu'un que l'ombre cachait, en bas. La petite, par moments, perdue, noyée, glissait, disparaissait sous un éboulement; puis, son nez rose reparaissait au milieu des verdures épaisses; elle riait, et les choux se remettaient à voler, à passer entre le bec de gaz et Florent. Il les comptait machinalement. Quand le tombereau fut vide, cela l'ennuya.
Sur le carreau, les tas déchargés s'étendaient maintenant jusqu'à la chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaient un étroit sentier pour que le monde pût circuler. Tout le large trottoir, couvert d'un bout à l'autre, s'allongeait, avec les bosses sombres des légumes. On ne voyait encore, dans la clarté brusque et tournante des lanternes, que l'épanouissement charnu d'un paquet d'artichauts, les verts délicats des salades, le corail rose des carottes, l'ivoire mat des navets; et ces éclairs de couleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Le trottoir s'était peuplé; une foule s'éveillait, allait entre les marchandises, s'arrêtant, causant, appelant. Une voix forte, au loin, criait: « Eh! la chicorée! » On venait d'ouvrir les grilles du pavillon aux gros légumes; les revendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu noué sur leur caraco noir, et les jupes relevées par des épingles pour ne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient de leurs achats les grandes hottes des porteurs posées à terre. Du pavillon à la chaussée, le va-et-vient des hottes s'animait, au milieu des têtes cognées, des mots gras, du tapage des voix s'enrouant à discuter un quart d'heure pour un sou. Et Florent s'étonnait du calme des maraîchères, avec leurs madras et leur teint hâlé, dans ce chipotage bavard des Halles.
Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait les fruits. Des rangées de bourriches, de paniers bas, s'alignaient, couverts de toile ou de paille; et une odeur de mirabelles trop mûres traînait. Une voix douce et lente, qu'il entendait depuis longtemps, lui fit tourner la tête. Il vit une adorable petite femme brune, assise par terre, qui marchandait.
-- Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis?
L'homme, enfoui dans une limousine, ne répondait pas, et la jeune femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait:
-- Dis, Marcel, cent sous ce panier-là, et quatre francs l'autre, ça fait-il neuf francs qu'il faut le donner?
Un nouveau silence se fit:
-- Alors qu'est-ce qu'il faut te donner?
-- Eh! dix francs, tu le sais bien, je te l'ai dit... Et ton Jules, qu'est-ce que tu en fais, la Sarriette?
La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée de monnaie.
-- Ah bien! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée... Il prétend que les hommes, ce n'est pas fait pour travailler.
Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon aux fruits qu'on venait d'ouvrir. Les Halles gardaient leur légèreté noire, avec les mille raies de flamme des persiennes; sous les grandes rues couvertes, du monde passait, tandis que les pavillons, au loin, restaient déserts, au milieu du grouillement grandissant de leurs trottoirs. À la pointe Saint-Eustache, les boulangers et les marchands de vins ôtaient leurs volets; les boutiques rouges, avec leurs becs de gaz allumés, trouaient les ténèbres, le long des maisons grises. Florent regardait une boulangerie, rue Montorgueil, à gauche, toute pleine et toute dorée de la dernière cuisson, et il croyait sentir la bonne odeur du pain chaud. Il était quatre heures et demie.
Cependant, madame François s'était débarrassée de sa marchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quand Lacaille reparut, avec son sac.
-- Eh bien, ça va-t-il à un sou? dit-il.
-- J'étais bien sûre de vous revoir, vous, répondit tranquillement la maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y a dix-sept bottes.
-- Ça fait dix-sept sous.
-- Non, trente-quatre.
Ils tombèrent d'accord à vingt-cinq. Madame François était pressée de s'en aller. Lorsque Lacaille se fut éloigné, avec ses carottes dans son sac:
-- Voyez-vous, il me guettait, dit-elle à Florent. Ce vieux-là _râle_ sur tout le marché; il attend quelquefois le dernier coup de cloche, pour acheter quatre sous de marchandise... Ah! ces Parisiens! ça se chamaille pour deux liards, et ça va boire le fond de sa bourse chez le marchand de vin.
Quand madame François parlait de Paris, elle était pleine d'ironie et de dédain; elle le traitait en ville très-éloignée, tout à fait ridicule et méprisable, dans laquelle elle ne consentait à mettre les pieds que la nuit.
-- À présent, je puis m'en aller, reprit-elle en s'asseyant de nouveau près de Florent, sur les légumes d'une voisine.
Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. Quand Lacaille s'en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. Il l'avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. Derrière lui, des paquets de céleris, des tas de persil mettaient des odeurs irritantes qui le prenaient à la gorge.
-- Je vais m'en aller, répéta madame François.
Elle s'intéressait à cet inconnu, elle le sentait souffrir, sur ce trottoir, dont il n'avait pas remué. Elle lui fit de nouvelles offres de service; mais il refusa encore, avec une fierté plus âpre. Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu'il était gaillard. Et, comme elle tournait la tête, il mit la carotte dans sa bouche. Mais il dut la garder un instant, malgré l'envie terrible qu'il avait de serrer les dents; elle le regardait de nouveau en face, elle l'interrogeait, avec sa curiosité de brave femme. Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête. Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte.
La maraîchère allait décidément partir, lorsqu'une voix forte dit tout à côté d'elle:
-- Bonjour, madame François.
C'était un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tête, barbu, le nez très-fin, les yeux minces et clairs. Il portait un chapeau de feutre noir, roussi, déformé, et se boutonnait au fond d'un immense paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaient déteint en larges traînées verdâtres. Un peu courbé, agité d'un frisson d'inquiétude nerveuse qui devait lui être habituel, il restait planté dans ses gros souliers lacés; et son pantalon trop court montrait ses bas bleus.
-- Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement la maraîchère. Vous savez, je vous ai attendu, lundi; et comme vous n'êtes pas venu, j'ai garé votre toile; je l'ai accrochée à un clou, dans ma chambre.
-- Vous êtes trop bonne, madame François, j'irai terminer mon étude, un de ces jours... Lundi, je n'ai pas pu... Est-ce que votre grand prunier a encore toutes ses feuilles?
-- Certainement.
-- C'est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin du tableau. Il fera bien, à gauche du poulailler. J'ai réfléchi à ça toute la semaine... Hein! les beaux légumes, ce matin je suis descendu de bonne heure, me doutant qu'il y aurait un lever de soleil superbe sur ces gredins de choux.
Il montrait du geste toute la longueur du carreau. La maraîchère reprit:
-- Eh bien, je m'en vais. Adieu... À bientôt, monsieur Claude!
Et comme elle partait, présentant Florent au jeune peintre:
-- Tenez, voilà monsieur qui revient de loin, paraît-il. Il ne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. Vous pourriez peut-être lui donner un bon renseignement.
Elle s'en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommes ensemble. Claude regardait Florent avec intérêt; cette longue figure, mince et flottante, lui semblait originale. La présentation de madame François suffisait; et, avec la familiarité d'un flâneur habitué à toutes les rencontres de hasard, il lui dit tranquillement:
-- Je vous accompagne. Où allez-vous?
Florent resta gêné. Il se livrait moins vite; mais, depuis son arrivée, il avait une question sur les lèvres. Il se risqua, il demanda, avec la peur d'une réponse fâcheuse:
-- Est-ce que la rue Pirouette existe toujours?
-- Mais oui, dit le peintre. Un coin bien curieux du vieux Paris, cette rue-là! Elle tourne comme une danseuse, et les maisons y ont des ventres de femme grosse... J'en ai fait une eau-forte pas trop mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vous la montrerai... C'est là que vous allez?
Florent, soulagé, ragaillardi par la nouvelle que la rue Pirouette existait, jura que non, assura qu'il n'avait nulle part à aller. Toute sa méfiance se réveillait devant l'insistance de Claude.
-- Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même rue Pirouette. La nuit, elle est d'une couleur!... Venez donc, c'est à deux pas.
Il dut le suivre. Ils marchaient côte à côte, comme deux camarades, enjambant les paniers et les légumes. Sur le carreau de la rue Rambuteau, il y avait des tas gigantesques de choux-fleurs, rangés en piles comme des boulets, avec une régularité surprenante. Les chairs blanches et tendres des choux s'épanouissaient, pareilles à d'énormes roses, au milieu des grosses feuilles vertes, et les tas ressemblaient à des bouquets de mariée, alignés dans des jardinières colossales. Claude s'était arrêté, en poussant de petits cris d'admiration.
Puis, en face, rue Pirouette, il montra, expliqua chaque maison. Un seul bec de gaz brûlait dans un coin. Les maisons, tassées, renflées, avançaient leurs auvents comme « des ventres de femme grosse, » selon l'expression du peintre, penchaient leurs pignons en arrière, s'appuyaient aux épaules les unes des autres. Trois ou quatre, au contraire, au fond de trous d'ombre, semblaient près de tomber sur le nez. Le bec de gaz en éclairait une, très-blanche, badigeonnée à neuf, avec sa taille de vieille femme cassée et avachie, toute poudrée à blanc, peinturlurée comme une jeunesse. Puis la file bossuée des autres s'en allait, s'enfonçant en plein noir, lézardée, verdie par les écoulements des pluies, dans une débandade de couleurs et d'attitudes telle, que Claude en riait d'aise. Florent s'était arrêté au coin de la rue de Mondétour, en face de l'avant-dernière maison, à gauche. Les trois étages dormaient, avec leurs deux fenêtres sans persiennes, leurs petits rideaux blancs bien tirés derrière les vitres; en haut, sur les rideaux de l'étroite fenêtre du pignon, une lumière allait et venait. Mais la boutique, sous l'auvent, paraissait lui causer une émotion extraordinaire. Elle s'ouvrait. C'était un marchand d'herbes cuites; au fond, des bassines luisaient; sur la table d'étalage, des pâtés d'épinards et de chicorée, dans des terrines, s'arrondissaient, se terminaient en pointe, coupés, derrière, par de petites pelles, dont on ne voyait que le manche de métal blanc. Cette vue clouait Florent de surprise; il devait ne pas reconnaître la boutique; il lut le nom du marchand, _Godeboeuf_, sur une enseigne rouge, et resta consterné. Les bras ballants, il examinait les pâtés d'épinards, de l'air désespéré d'un homme auquel il arrive quelque malheur suprême.
Cependant, la fenêtre du pignon s'était ouverte, une petite vieille se penchait, regardait le ciel, puis les Halles, au loin.
-- Tiens! mademoiselle Saget est matinale, dit Claude qui avait levé la tête.
Et il ajouta, en se tournant vers son compagnon:
-- J'ai eu une tante, dans cette maison-là. C'est une boîte à cancans... Ah! voilà les Méhudin qui se remuent; il y a de la lumière au second.
Florent allait le questionner, mais il le trouva inquiétant, dans son grand paletot déteint; il le suivit, sans mot dire, tandis que l'autre lui parlait des Méhudin. C'étaient des poissonnières; l'aînée était superbe; la petite, qui vendait du poisson d'eau douce, ressemblait à une vierge de Murillo, toute blonde au milieu de ses carpes et de ses anguilles. Et il en vint à dire, en se fâchant, que Murillo peignait comme un polisson. Puis, brusquement, s'arrêtant au milieu de la vue:
-- Voyons, où allez-vous, à la fin!
-- Je ne vais nulle part, à présent, dit Florent accablé. Allons où vous voudrez.
Comme il sortait de la rue Pirouette, une voix appela Claude, du fond de la boutique d'un marchand de vin, qui faisait le coin. Claude entra, traînant Florent à sa suite. Il n'y avait qu'un côté des volets enlevé. Le gaz brûlait dans l'air encore endormi de la salle; un torchon oublié, les cartes de la veille, traînaient sur les tables, et le courant d'air de la porte grande ouverte mettait sa pointe fraîche au milieu de l'odeur chaude et renfermée du vin. Le patron, monsieur Lebigre servait les clients, en gilet à manches, son collier de barbe tout chiffonné, sa grosse figure régulière toute blanche de sommeil. Des hommes, debout, par groupes, buvaient devant le comptoir, toussant, crachant, les yeux battus, achevant de s'éveiller dans le vin blanc et dans l'eau-de-vie. Florent reconnut Lacaille, dont le sac, à cette heure, débordait de légumes. Il en était à la troisième tournée, avec un camarade, qui racontait longuement l'achat d'un panier de pommes de terre. Quand il eut vidé son verre, il alla causer avec monsieur Lebigre, dans un petit cabinet vitré, au fond, où le gaz n'était pas allumé.
-- Que voulez-vous prendre? demanda Claude à Florent.
En entrant, il avait serré la main de l'homme qui l'invitait. C'était un fort, un beau garçon de vingt-deux ans au plus, rasé, ne portant que de petites moustaches, l'air gaillard, avec son vaste chapeau enduit de craie et son colletin de tapisserie, dont les bretelles serraient son bourgeron bleu. Claude l'appelait Alexandre, lui tapait sur les bras, lui demandait quand ils iraient à Charentonneau. Et ils parlaient d'une grande partie qu'ils avaient faite ensemble, en canot, sur la Marne. Le soir, ils avaient mangé un lapin.
-- Voyons, que prenez-vous? répéta Claude.
Florent regardait le comptoir, très-embarrassé. Au bout, des théières de punch et de vin chaud, cerclées de cuivre, chauffaient sur les courtes flammes bleues et roses d'un appareil à gaz. Il confessa enfin qu'il prendrait volontiers quelque chose de chaud. Monsieur Lebigre servit trois verres de punch. Il y avait, près des théières, dans une corbeille, des petits pains au beurre qu'on venait d'apporter et qui fumaient. Mais les autres n'en prirent pas, et Florent but son verre de punch; il le sentit qui tombait dans son estomac vide, comme un filet de plomb fondu. Ce fut Alexandre qui paya.
-- Un bon garçon, cet Alexandre, dit Claude, quand ils se retrouvèrent tous les deux sur le trottoir de la rue Rambuteau. Il est très-amusant à la campagne; il fait des tours de force; puis, il est superbe, le gredin; je l'ai vu nu, et s'il voulait me poser des académies, en plein air... Maintenant, si cela vous plaît, nous allons faire un tour dans les Halles.
Florent le suivait, s'abandonnait. Une lueur claire, au fond de la rue Rambuteau, annonçait le jour. La grande voix des Halles grondait plus haut; par instants, des volées de cloche, dans un pavillon éloigné, coupaient cette clameur roulante et montante. Ils entrèrent sous une des rues couvertes, entre le pavillon de la marée et le pavillon de la volaille. Florent levait les yeux, regardait la haute voûte, dont les boiseries intérieures luisaient, entre les dentelles noires des charpentes de fonte. Quand il déboucha dans la grande rue du milieu, il songea à quelque ville étrange, avec ses quartiers distincts, ses faubourgs, ses villages, ses promenades et ses routes, ses places et ses carrefours, mise tout entière sous un hangar, un jour de pluie, par quelque caprice gigantesque. L'ombre, sommeillant dans les creux des toitures, multipliait la forêt des piliers, élargissait à l'infini les nervures délicates, les galeries découpées, les persiennes transparentes; et c'était, au-dessus de la ville, jusqu'au fond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison, monstrueux épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient en fusée, les branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient un monde avec les légèretés de feuillage d'une futaie séculaire. Des quartiers dormaient encore, clos de leurs grilles. Les pavillons du beurre et de la volaille alignaient leurs petites boutiques treillagées, allongeaient leurs ruelles désertes sous les files des becs de gaz. Le pavillon de la marée venait d'être ouvert; des femmes traversaient les rangées de pierres blanches, tachées de l'ombre des paniers et des linges oubliés. Aux gros légumes, aux fleurs et aux fruits, le vacarme allait grandissant. De proche en proche, le réveil gagnait la ville, du quartier populeux où les choux s'entassent dès quatre heures du matin, au quartier paresseux et riche qui n'accroche des poulardes et des faisans à ses maisons que vers les huit heures.
Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le long des trottoirs, aux deux bords, des maraîchers étaient encore là, de petits cultivateurs, venus des environs de Paris, étalant sur des paniers leur récolte de la veille au soir, bottes de légumes, poignées de fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule, des voitures entraient sous les voûtes, en ralentissant le trot sonnant de leurs chevaux. Deux de ces voitures, laissées en travers, barraient la rue. Florent, pour passer, dut s'appuyer contre un des sacs grisâtres, pareils à des sacs de charbon, et dont l'énorme charge faisait plier les essieux; les sacs, mouillés, avaient une odeur fraîche d'algues marines; un d'eux, crevé par un bout, laissait couler un tas noir de grosses moules. À tous les pas, maintenant, ils devaient s'arrêter. La marée arrivait, les camions se succédaient, charriant les hautes cages de bois pleines de bourriches, que les chemins de fer apportent toutes chargées de l'Océan. Et, pour se garer des camions de la marée de plus en plus pressés et inquiétants, ils se jetaient sous les roues des camions du beurre, des oeufs et des fromages, de grands chariots jaunes, à quatre chevaux, à lanternes de couleur; des forts enlevaient les caisses d'oeufs, les paniers de fromages et de beurre, qu'ils portaient dans le pavillon de la criée, où des employés en casquette écrivaient sur des calepins, à la lueur du gaz. Claude était ravi de ce tumulte; il s'oubliait à un effet de lumière, à un groupe de blouses, au déchargement d'une voiture. Enfin, ils se dégagèrent. Comme ils longeaient toujours la grande rue, ils marchèrent dans une odeur exquise qui traînait autour d'eux et semblait les suivre. Ils étaient au milieu du marché des fleurs coupées. Sur le carreau, à droite et à gauche, des femmes assises avaient devant elles des corbeilles carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, de dahlias, de marguerites. Les bottes s'assombrissaient, pareilles à des taches de sang, pâlissaient doucement avec des gris argentés d'une grande délicatesse. Près d'une corbeille, une bougie allumée mettait là, sur tout le noir d'alentour, une chanson aiguë de couleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. Et rien n'était plus doux ni plus printanier que les tendresses de ce parfum rencontrées sur un trottoir, au sortir des souffles âpres de la marée et de la senteur pestilentielle des beurres et des fromages.
Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s'attardant au milieu des fleurs. Ils s'arrêtèrent curieusement devant des femmes qui vendaient des bottes de fougère et des paquets de feuilles de vigne, bien réguliers, attachés par quarterons. Puis ils tournèrent dans un bout de rue couverte, presque désert, où leurs pas sonnaient comme sous la voûte d'une église. Ils y trouvèrent, attelé à une voiture grande comme une brouette, un tout petit âne qui s'ennuyait sans doute, et qui se mit à braire en les voyant, d'un ronflement si fort et si prolongé, que les vastes toitures des Halles en tremblaient. Des hennissements de chevaux répondirent; il y eut des piétinements, tout un vacarme au loin, qui grandit, roula, alla se perdre. Cependant, en face d'eux, rue Berger, les boutiques nues des commissionnaires, grandes ouvertes, montraient, sous la clarté vive du gaz, des amas de paniers et de fruits, entre les trois murs sales couverts d'additions au crayon. Et comme ils étaient là, ils aperçurent une dame bien mise, pelotonnée d'un air de lassitude heureuse dans le coin d'un fiacre, perdu au milieu de l'encombrement de la chaussée, et filant sournoisement.
-- C'est Cendrillon qui rentre sans pantoufles, dit Claude avec un sourire.
Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude, les mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pour ce débordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris, chaque matin. Il rôdait sur le carreau des nuits entières, rêvant des natures mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il en avait même commencé un; il avait fait poser son ami Marjolin et cette gueuse de Cadine; mais c'était dur, c'était trop beau, ces diables de légumes, et les fruits, et les poissons, et la viande! Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d'artiste. Et il était évident que Claude, en ce moment-là, ne songeait même pas que ces belles choses se mangeaient. Il les aimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra d'un mouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge qu'il portait sous son paletot verdâtre, et reprit d'un air fin:
-- Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vaut encore mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j'oublie de dîner, la veille, je me donne une indigestion, le lendemain, à regarder arriver toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-là, j'ai encore plus de tendresses pour mes légumes... Non, tenez, ce qui est exaspérant, ce qui n'est pas juste, c'est que ces gredins de bourgeois mangent tout ça!
Il raconta un souper qu'un ami lui avait payé chez Baratte, un jour de splendeur; ils avaient eu des huîtres, du poisson, du gibier. Mais Baratte était bien tombé; tout le carnaval de l'ancien marché des Innocents se trouvait enterré, à cette heure; on en était aux Halles centrales, à ce colosse de fonte, à cette ville nouvelle, si originale. Les imbéciles avaient beau dire, toute l'époque était là. Et Florent ne savait plus s'il condamnait le côté pittoresque ou la bonne chère de Baratte. Puis, Claude déblatéra contre le romantisme; il préférait ses tas de choux aux guenilles du moyen âge. Il finit par s'accuser de son eau-forte de la rue Pirouette comme d'une faiblesse. On devait flanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne.
-- Tenez, dit-il en s'arrêtant, regardez, au coin du trottoir. N'est-ce pas un tableau tout fait, et qui serait plus humain que leurs sacrées peintures poitrinaires?
Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient du café, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond de consommateurs s'était formé autour d'une marchande de soupe aux choux. Le seau de fer-blanc étamé, plein de bouillon, fumait sur le petit réchaud bas, dont les trous jetaient une lueur pâle de braise, La femme, armée d'une cuiller à pot, prenant de minces tranches de pain au fond d'une corbeille garnie d'un linge, trempait la soupe dans des tasses jaunes. Il y avait là des marchandes très-propres, des maraîchers en blouse, des porteurs sales, le paletot gras des charges de nourriture qui avaient traîné sur les épaules, de pauvres diables déguenillés, toutes les faims matinales des Halles, mangeant, se brûlant, écartant un peu le menton pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers. Et le peintre ravi clignait les yeux, cherchait le point de vue, afin de composer le tableau dans un bon ensemble. Mais cette diablesse de soupe aux choux avait une odeur terrible. Florent tournait la tête, gêné par ces tasses pleines, que les consommateurs vidaient sans mot dire, avec un regard de côté d'animaux méfiants. Alors, comme la femme servait un nouvel arrivé, Claude lui-même fut attendri par la vapeur forte d'une cuillerée qu'il reçut en plein visage.
Il serra sa ceinture, souriant, fâché; puis, se remettant à marcher, faisant allusion au verre de punch d'Alexandre, il dit à Florent d'une voix un peu basse:
-- C'est drôle, vous avez dû remarquer cela, vous?... On trouve toujours quelqu'un pour vous payer à boire, on ne rencontre jamais personne qui vous paye à manger.
Le jour se levait. Au bout de la rue de la Cossonnerie, les maisons du boulevard Sébastopol étaient toutes noires; et, au-dessus de la ligne nette des ardoises, le cintre élevé de la grande rue couverte taillait, dans le bleu pâle, une demi-lune de clarté. Claude, qui s'était penché au-dessus de certains regards, garnis de grilles, s'ouvrant, au ras du trottoir, sur des profondeurs de cave où brûlaient des lueurs louches de gaz, regardait en l'air maintenant, entre les hauts piliers, cherchant sur les toits bleuis, au bord du ciel clair. Il finit par s'arrêter encore, les yeux levés sur une des minces échelles de fer qui relient les deux étages de toitures et permettent de les parcourir. Florent lui demanda ce qu'il voyait là-haut.
-- C'est ce diable de Marjolin, dit le peintre sans répondre. Il est, pour sûr, dans quelque gouttière, à moins qu'il n'ait passé la nuit avec les bêtes de la cave aux volailles... J'ai besoin de lui pour une étude.
Et il raconta que son ami Marjolin fut trouvé, un matin, par une marchande, dans un tas de choux, et qu'il poussa sur le carreau, librement. Quand on voulut l'envoyer à l'école, il tomba malade, il fallut le ramener aux Halles. Il en connaissait les moindres recoins, les aimait d'une tendresse de fils, vivait avec des agilités d'écureuil, au milieu de cette forêt de fonte. Ils faisaient un joli couple, lui et cette gueuse de Cadine, que la mère Chantemesse avait ramassée, un soir, au coin de l'ancien marché des Innocents. Lui, était splendide, ce grand bêta, doré comme un Rubens, avec un duvet roussâtre qui accrochait le jour; elle, la petite, futée et mince, avait un drôle de museau, sous la broussaille noire de ses cheveux crépus.
Claude, tout en causant, hâtait le pas. Il ramena son compagnon à la pointe Saint-Eustache. Celui-ci se laissa tomber sur un banc, près du bureau des omnibus, les jambes cassées de nouveau. L'air fraîchissait. Au fond de la rue Rambuteau, des lueurs roses marbraient le ciel laiteux, sabré, plus haut, par de grandes déchirures grises. Cette aube avait une odeur si balsamique, que Florent se crut un instant en pleine campagne, sur quelque colline. Mais Claude lui montra, de l'autre côté du banc, le marché aux aromates. Le long du carreau de la triperie, on eût dit des champs de thym, de lavande, d'ail, d'échalote; et les marchandes avaient enlacé, autour des jeunes platanes du trottoir, de hautes branches de laurier qui faisaient des trophées de verdure. C'était l'odeur puissante du laurier qui dominait.
Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s'éteignaient un à un, comme des étoiles tombant dans de la lumière. Et Florent regardait les grandes Halles sortir de l'ombre, sortir du rêve, où il les avait vues, allongeant à l'infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d'un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leur mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses géométriques; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu'elles baignèrent dans le jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d'un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d'une élégance et d'une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l'étourdissement, le branle furieux des roues.
Mais Claude était monté debout sur le banc, d'enthousiasme. Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C'était une mer. Elle s'étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d'un gris très-doux, lavant toutes choses d'une teinte claire d'aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l'encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d'automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintées de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil; et, à mesure que l'incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s'éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs coeurs éclatants; les paquets d'épinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu'aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut, c'étaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché, l'éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des montagnes; les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle; les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblaient à des vasques de bronze; les choux rouges, que l'aube changeait en des floraisons superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l'autre bout, au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l'ouverture de la rue Rambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s'étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d'un panier d'oignons, le rouge saignant d'un tas de tomates, l'effacement jaunâtre d'un lot de concombres, le violet sombre d'une grappe d'aubergines, çà et là, s'allumaient; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil, laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.
Claude battait des mains, à ce spectacle. Il trouvait « ces gredins de légumes » extravagants, fous, sublimes. Et il soutenait qu'ils n'étaient pas morts, qu'arrachés de la veille, ils attendaient le soleil du lendemain pour lui dire adieu sur le pavé des Halles. Il les voyait vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s'ils eussent encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Il disait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue. Cependant, la foule des bonnets blancs, des caracos noirs, des blouses bleues, emplissait les étroits sentiers, entre les tas. C'était toute une campagne bourdonnante. Les grandes hottes des porteurs filaient lourdement au-dessus des têtes. Les revendeuses, les marchands des quatre saisons, les fruitiers, achetaient, se hâtaient. Il y avait des caporaux et des bandes de religieuses autour des montagnes de choux; tandis que des cuisiniers de collège flairaient, cherchant les bonnes aubaines. On déchargeait toujours; des tombereaux jetaient leur charge à terre, comme une charge de pavés, ajoutant un flot aux autres flots, qui venaient maintenant battre le trottoir opposé. Et, du fond de la rue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient, éternellement.
-- C'est crânement beau tout de même, murmurait Claude en extase.
Florent souffrait. Il croyait à quelque tentation surhumaine. Il ne voulait plus voir, il regardait Saint-Eustache, posé de biais, comme lavé à la sépia sur le bleu du ciel, avec ses rosaces, ses larges fenêtres cintrées, son clocheton, ses toits d'ardoises. Il s'arrêtait à l'enfoncement sombre de la rue Montorgueil, où éclataient des bouts d'enseignes violentes, au pan coupé de la rue Montmartre, dont les balcons luisaient, chargés de lettres d'or. Et, quand il revenait au carrefour, il était sollicité par d'autres enseignes, des _Droguerie et pharmacie_, des _Farines et légumes secs_, aux grosses majuscules rouges ou noires, sur des fonds déteints. Les maisons des angles, à fenêtres étroites, s'éveillaient, mettaient, dans l'air large de la nouvelle rue du Pont-Neuf, quelques jaunes et bonnes vieilles façades de l'ancien Paris. Au coin de la rue Rambuteau, debout au milieu des vitrines vides du grand magasin de nouveautés, des commis bien mis, en gilet, avec leur pantalon collant et leurs larges manchettes éblouissantes, faisaient l'étalage. Plus loin, la maison Guillout, sévère comme une caserne, étalait délicatement, derrière ses glaces, des paquets dorés de biscuits et des compotiers pleins de petits-fours. Toutes les boutiques s'étaient ouvertes. Des ouvriers en blouses blanches, tenant leurs outils sous le bras, pressaient le pas, traversaient la chaussée.
Claude n'était pas descendu de son banc. Il se grandissait, pour voir jusqu'au fond des rues. Brusquement, il aperçut, dans la foule qu'il dominait, une tête blonde aux larges cheveux, suivie d'une petite tête noire, toute crépue et ébouriffée.
-- Eh! Marjolin! eh! Cadine! cria-t-il.
Et, comme sa voix se perdait au milieu du brouhaha, il sauta à terre, il prit sa course. Puis, il songea qu'il oubliait Florent; il revint d'un saut; il dit rapidement:
-- Vous savez, au fond de l'impasse des Bourdonnais... Mon nom est écrit à la craie sur la porte, Claude Lantier... Venez voir l'eau-forte de la rue Pirouette.
Il disparut. Il ignorait le nom de Florent; il le quittait comme il l'avait pris, au bord d'un trottoir, après lui avoir expliqué ses préférences artistiques.
Florent était seul. Il fut d'abord heureux de cette solitude. Depuis que madame François l'avait recueilli, dans l'avenue de Neuilly, il marchait au milieu d'une somnolence et d'une souffrance qui lui ôtaient l'idée exacte des choses. Il était libre enfin, il voulut se secouer, secouer ce rêve intolérable de nourritures gigantesques dont il se sentait poursuivi. Mais sa tête restait vide, il n'arriva qu'à retrouver au fond de lui une peur sourde. Le jour grandissait, ou pouvait le voir maintenant; et il regardait son pantalon et sa redingote lamentables. Il boutonna la redingote, épousseta le pantalon, essaya un bout de toilette, croyant entendre ces loques noires dire tout haut d'où il venait. Il était assis au milieu du banc, à côté de pauvres diables, de rôdeurs échoués là, en attendant le soleil. Les nuits des Halles sont douces pour les vagabonds. Deux sergents de ville, encore en tenue de nuit, avec la capote et le képi, marchant côte à côte, les mains derrière le dos, allaient et venaient le long du trottoir; chaque fois qu'ils passaient devant le banc, ils jetaient un coup d'oeil sur le gibier qu'ils y flairaient. Florent s'imagina qu'ils le reconnaissaient, qu'ils se consultaient pour l'arrêter. Alors l'angoisse le prit. Il eut une envie folle de se lever, de courir. Mais il n'osait plus, il ne savait de quelle façon s'en aller. Et les coups d'oeil réguliers des sergents de ville, cet examen lent et froid de la police, le mettait au supplice. Enfin, il quitta le banc, se retenant pour ne pas fuir de toute la longueur de ses grandes jambes, s'éloignant pas à pas, serrant les épaules, avec l'horreur de sentir les mains rudes des sergents de ville le prendre au collet, par derrière.
Il n'eut plus qu'une pensée, qu'un besoin, s'éloigner des Halles. Il attendrait, il chercherait encore, plus tard, quand le carreau serait libre. Les trois rues du carrefour, la rue Montmartre, la rue Montorgueil, la rue Turbigo, l'inquiétèrent: elles étaient encombrées de voitures de toutes sortes; des légumes couvraient les trottoirs. Alors, il alla devant lui, jusqu'à la rue Pierre-Lescot, où le marché au cresson et le marché aux pommes de terre lui parurent infranchissables. Il préféra suivre la rue Rambuteau. Mais, an boulevard Sébastopol, il se heurta contre un tel embarras de tapissières, de charrettes, de chars à bancs, qu'il revint prendre la rue Saint-Denis. Là, il rentra dans les légumes. Aux deux bords, les marchands forains venaient d'installer leurs étalages, des planches posées sur de hauts paniers, et le déluge de choux, de carottes, de navets, recommençaient. Les Halles débordaient. Il essaya de sortir de ce flot qui l'atteignait dans sa fuite; il tenta la rue de la Cossonnerie, la rue Berger, le square des Innocents, la rue de la Ferronnerie, la rue des Halles. Et il s'arrêta, découragé, effaré, ne pouvant se dégager de cette infernale ronde d'herbes qui finissaient par tourner autour de lui en le liant aux jambes de leurs minces verdures. Au loin, jusqu'à la rue de Rivoli, jusqu'à la place de l'Hôtel-de-Ville, les éternelles files de roues et de bêtes attelées se perdaient dans le pêle-mêle des marchandises qu'on chargeaient; de grandes tapissières emportaient les lots des fruitiers de tout un quartier; des chars à bancs dont les flancs craquaient, partaient pour la banlieue. Rue du Pont-Neuf, il s'égara tout à fait; il vint trébucher au milieu d'une remise de voitures à bras; des marchands des quatre saisons y paraient leur étalage roulant. Parmi eux, il reconnut Lacaille, qui prit la rue Saint-Honoré, en poussant devant lui une brouettée de carottes et de choux-fleurs. Il le suivit, espérant qu'il l'aiderait à sortir de la cohue. Le pavé était devenu gras, bien que le temps fût sec: des tas de queues d'artichauts, des feuilles et des fanes, rendaient la chaussée périlleuse. Il butait à chaque pas. Il perdit Lacaille rue Vauvilliers. Du côté de la Halle-aux-Blé, les bouts de rue se barricadaient d'un nouvel obstacle de charrettes et de tombereaux. Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les Halles, le flot le ramenait. Il revint lentement, il se retrouva à la pointe Saint-Eustache.
Maintenant il entendait le long roulement qui partait des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d'habitants. C'était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de l'approvisionnement, depuis les coups de fouet des gros revendeurs partant pour les marchés de quartier, jusqu'aux savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en porte offrir des salades, dans des paniers.
Il entra sous une rue couverte, à gauche, dans le groupe des quatre pavillons, dont il avait remarqué la grande ombre silencieuse pendant la nuit. Il espérait s'y réfugier, y trouver quelque trou. Mais, à cette heure, ils s'étaient éveillés comme les autres. Il alla jusqu'au bout de la rue. Des camions arrivaient au trot, encombrant le marché de la Vallée de cageaux pleins de volailles vivantes, et de paniers carrés où des volailles mortes étaient rangées par lits profonds. Sur le trottoir opposé, d'autres camions déchargeaient des veaux entiers, emmaillottés d'une nappe, couchés tout du long, comme des enfants, dans des mannes qui ne laissaient passer que les quatre moignons, écartés et saignants. Il y avait aussi des moutons entiers, des quartiers de boeuf, des cuisseaux, des épaules. Les bouchers, avec de grands tabliers blancs, marquaient la viande d'un timbre, la voituraient, la pesaient, l'accrochaient aux barres de la criée; tandis que, le visage collé aux grilles, il regardait ces files de corps pendus, les boeufs et les moutons rouges, les veaux plus pâles, tachés de jaune par la graisse et les tendons, le ventre ouvert. Il passa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds de veau blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans des boîtes, les cervelles rangées délicatement sur des paniers plats, les foies saignants, les rognons violâtres. Il s'arrêta aux longues charrettes à deux roues, couvertes d'une bâche ronde, qui apportent des moitiés de cochon, accrochées des deux côtés aux ridelles, au-dessus d'un lit de paille; les culs des charrettes ouverts montraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle, dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues; et, sur le lit de paille, il y avait des boîtes de fer-blanc, pleines du sang des cochons. Alors Florent fut pris d'une rage sourde; l'odeur fade de la boucherie, l'odeur acre de la triperie, l'exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il préféra revenir une fois encore sur le trottoir de la rue du Pont-Neuf.
C'était l'agonie. Le frisson du matin le prenait; il claquait des dents, il avait peur de tomber là et de rester par terre. Il chercha, ne trouva pas un coin sur un banc; il y aurait dormi, quitte à être réveillé par les sergents de ville. Puis, comme un éblouissement l'aveuglait, il s'adossa à un arbre, les yeux fermés, les oreilles bourdonnantes. La carotte crue qu'il avait avalée, sans presque la mâcher, lui déchirait l'estomac, et le verre de punch l'avait grisé. Il était gris de misère, de lassitude, de faim. Un feu ardent le brûlait de nouveau au creux de la poitrine; il y portait les deux mains, par moments, comme pour boucher un trou par lequel il croyait sentir tout son être s'en aller. Le trottoir avait un large balancement; sa souffrance devenait si intolérable, qu'il voulut marcher encore pour la faire taire. Il marcha devant lui, entra dans les légumes. Il s'y perdit. Il prit un étroit sentier, tourna dans un autre, dut revenir sur ses pas, se trompa, se trouva au milieu des verdures. Certains tas étaient si haut, que les gens circulaient entre deux murailles, bâties de paquets et de bottes. Les têtes dépassaient un peu; on les voyait filer avec la tache blanche ou noire de la coiffure; et les grandes hottes, balancées, ressemblaient, au ras des feuilles, à des nacelles d'osier nageant sur un lac de mousse. Florent se heurtait à mille obstacles, à des porteurs qui se chargeaient, à des marchandes qui discutaient de leurs voix rudes; il glissait sur le lit épais d'épluchures et de trognons qui couvrait la chaussée, il étouffait dans l'odeur puissante des feuilles écrasées. Alors, stupide, il s'arrêta, il s'abandonna aux poussées des uns, aux injures des autres; il ne fut plus qu'une chose battue, roulée, au fond de la mer montante.
Une grande lâcheté l'envahissait. Il aurait mendié. Sa sotte fierté de la nuit l'exaspérait. S'il avait accepté l'aumône de madame François, s'il n'avait point eu peur de Claude comme un imbécile, il ne se trouverait pas là, à râler parmi ces choux. Et il s'irritait surtout de ne pas avoir questionné le peintre, rue Pirouette. À cette heure, il était seul, il pouvait crever, sur le pavé, comme un chien perdu.
Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d'un portique de lumière; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L'énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n'était plus qu'un profil sombre sur les flammes d'incendie du levant. En haut, une vitre s'allumait, une goutte de clarté roulait jusqu'aux gouttières, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d'or volante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers, couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entière repliait ses grilles; les carreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient; toutes les voix donnaient, et l'on eût dit l'épanouissement magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait se traîner et se grossir dans l'ombre. À droite, à gauche, de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C'était la marée, c'étaient les beurres, c'était la volaille, c'était la viande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui s'ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l'aquarelle tendre des pâleurs de l'aube. Les coeurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. À sa gauche, des tombereaux de choux s'éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait à monter. Il l'avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre; elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête. Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l'estomac écrasé par tout ce qu'il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.
Il était arrivé à une allée plus large. Deux femmes, une petite vieille et une grande sèche, passèrent devant lui, causant, se dirigeant vers les pavillons.
-- Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselle Saget? demanda la grande sèche.
-- Oh! madame Lecoeur, si on peut dire... Vous savez, une femme seule. Je vis de rien... J'aurais voulu un petit chou-fleur, mais tout est si cher... Et le beurre, à combien, aujourd'hui?
-- Trente-quatre sous... J'en ai du bien bon. Si vous voulez venir me voir...
-- Oui, oui, je ne sais pas, j'ai encore un peu de graisse...
Florent, faisant un effort suprême, suivait les deux femmes. Il se souvenait d'avoir entendu nommer la petite vieille par Claude, rue Pirouette; il se disait qu'il la questionnerait, quand elle aurait quitté la grande sèche.
-- Et votre nièce? demanda mademoiselle Saget.
-- La Sarriette fait ce qu'il lui plaît, répondit aigrement madame Lecoeur. Elle a voulu s'établir. Ça ne me regarde plus. Quand les hommes l'auront grugée, ce n'est pas moi qui lui donnerai un morceau de pain.
-- Vous étiez si bonne pour elle... Elle devrait gagner de l'argent; les fruits sont avantageux, cette année... Et votre beau-frère?
-- Oh! lui...
Madame Lecoeur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en dire davantage.
-- Toujours le même, hein? continua mademoiselle Saget. C'est un bien brave homme... Je me suis laissé dire qu'il mangeait son argent d'une façon...
-- Est-ce qu'on sait s'il mange son argent! dit brutalement madame Lecoeur. C'est un cachotier, c'est un ladre, c'est un homme, voyez-vous, mademoiselle, qui me laisserait crever plutôt que de me prêter cent sous... Il sait parfaitement que les beurres, pas plus que les fromages et les oeufs, n'ont marché cette saison. Lui, vend toute la volaille qu'il veut... Eh bien, pas une fois, non, pas une fois, il ne m'aurait offert ses services. Je suis bien trop fière pour accepter, vous comprenez, mais ça m'aurait fait plaisir.
-- Eh! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselle Saget, en
baissant la voix.
Les deux femmes se tournèrent, regardèrent quelqu'un qui traversait la chaussée pour entrer sous la grande rue couverte.
-- Je suis pressée, murmura madame Lecoeur, j'ai laissé ma boutique toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler.
Florent s'était aussi retourné, machinalement. Il vit un petit homme, carré, l'air heureux, les cheveux gris et taillés en brosse, qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse, dont la tête pendait et lui tapait sur les cuisses. Et, brusquement, il eut un geste de joie; il courut derrière cet homme, oubliant sa fatigue. Quand il l'eut rejoint:
-- Gavard! dit-il, en lui frappant sur l'épaule.
L'autre leva la tête, examina d'un air surpris cette longue figure noire qu'il ne reconnaissait pas. Puis, tout d'un coup:
-- Vous! vous! s'écria-t-il au comble de la stupéfaction. Comment, c'est vous!
Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas. Mais, ayant aperçu sa belle-soeur et mademoiselle Saget, qui assistaient curieusement de loin à leur rencontre, il se remit à marcher, en disant:
-- Ne restons pas là, venez... Il y a des yeux et des langues de trop.
Et, sous la rue couverte, ils causèrent. Florent raconta qu'il était allé rue Pirouette. Gavard trouva cela très-drôle; il rit beaucoup, il lui apprit que son frère Quenu avait déménagé et rouvert sa charcuterie à deux pas, rue Rambuteau, en face des Halles. Ce qui l'amusa encore prodigieusement, ce fut d'entendre que Florent s'était promené tout le matin avec Claude Lantier, un drôle de corps, qui était justement le neveu de madame Quenu. Il allait le conduire à la charcuterie. Puis, quand il sut qu'il était rentré en France avec de faux papiers, il prit toutes sortes d'airs mystérieux et graves. Il voulut marcher devant lui, à cinq pas de distance, pour ne pas éveiller l'attention. Après avoir passé par le pavillon de la volaille, où il accrocha ses deux oies à son étalage, il traversa la rue Rambuteau, toujours suivi par Florent. Là, au milieu de la chaussée, du coin de l'oeil, il lui désigna une grande et belle boutique de charcuterie.
Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant les façades, an milieu desquelles l'ouverture de la rue Pirouette faisait un trou noir. À l'autre bout, le grand vaisseau de Saint-Eustache était tout doré dans la poussière du soleil, comme une immense châsse. Et, au milieu de la cohue, du fond du carrefour, une armée de balayeurs s'avançait, sur une ligne, à coups réguliers de balai; tandis que des boueux jetaient les ordures à la fourche dans des tombereaux qui s'arrêtaient, tous les vingt pas, avec des bruits de vaisselles cassées. Mais Florent n'avait d'attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flambante au soleil levant.
Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L'enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d'or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d'une peinture recouverte d'une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses; et ces natures mortes, ornées d'enroulements et de rosaces, avaient une telle tendresse d'aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l'étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C'était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D'abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats: les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon; les boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles; les andouilles, empilées deux à deux, crevant de santé; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d'argent; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes; les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d'aschards, de coulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, des boîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux, et une autre caisse, pleine d'escargots bourrés de beurre persillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d'une barre à dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d'un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement.
Florent sentit un frisson à fleur de peau; et il aperçut une femme, sur le seuil de la boutique, dans le soleil. Elle mettait un bonheur de plus, une plénitude solide et heureuse, au milieu de toutes ces gaietés grasses. C'était une belle femme. Elle tenait la largeur de la porte, point trop-grosse pourtant, forte de la gorge, dans la maturité de la trentaine. Elle venait de se lever, et déjà ses cheveux, lissés, collés et comme vernis, lui descendaient en petits bandeaux plats sur les tempes. Cela la rendait très-propre. Sa chairpaisible, avait cette blancheur transparente, cette peau fine et robée des personnes qui vivent d'ordinaire dans les graisses et les viandes crues. Elle était sérieuse plutôt, très-calme et très-lente, s'égayant du regard, les lèvres graves. Son col de linge empesé bridant sur son cou, ses manches blanches qui lui montaient jusqu'aux coudes, son tablier blanc cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient voir que des bouts de la robe de cachemire noir, les épaules rondes, le corsage plein, dont le corset tendait l'étoffe, extrêmement. Dans tout ce blanc, le soleil brûlait. Mais, trempée de clarté, les cheveux bleus, la chair rose, les manches et la jupe éclatantes, elle ne clignait pas les paupières, elle prenait en toute tranquillité béate son bain de lumière matinale, les yeux doux, riant aux Halles débordantes. Elle avait un air de grande honnêteté.
-- C'est la femme de votre frère, votre belle-soeur Lisa, dit Gavard à Florent.
Il l'avait saluée d'un léger signe de tête. Puis, il s'enfonça dans l'allée, continuant à prendre des précautions minutieuses, ne voulant pas que Florent entrât par la boutique qui était vide pourtant. Il était évidemment très-heureux de se mettre dans une aventure qu'il croyait compromettante.
-- Attendez, dit-il, je vais voir si votre frère est seul... Vous entrerez, quand je taperai dans mes mains.
Il poussa une porte, au fond de l'allée. Mais, lorsque Florent entendit la voix de son frère, derrière cette porte, il entra d'un bond. Quenu, qui l'adorait, se jeta à son cou. Ils s'embrassaient comme des enfants.
-- Ah! saperlotte, ah! c'est toi, balbutiait Quenu, si je m'attendais, par exemple!... Je t'ai cru mort, je le disais hier encore à Lisa: « Ce pauvre Florent... »
Il s'arrêta, il cria, en penchant la tête dans la boutique:
-- Eh! Lisa!... Lisa!...
Puis, se tournant vers une petite fille qui s'était réfugiée dans un coin:
-- Pauline, va donc chercher ta mère.
Mais la petite ne bougea pas. C'était une superbe enfant de cinq ans, ayant une grosse figure ronde, d'une grande ressemblance avec la belle charcutière. Elle tenait, entre ses bras, un énorme chat jaune, qui s'abandonnait d'aise, les pattes pendantes; et elle le serrait de ses petites mains, pliant sous la charge, comme si elle eût craint que ce monsieur si mal habillé ne le lui volât.
Lisa arriva lentement.
-- C'est Florent, c'est mon frère, répétait Quenu.
Elle l'appela « monsieur, » fut très-bonne. Elle le regardait paisiblement, de la tête aux pieds, sans montrer aucune surprise malhonnête. Ses lèvres seules avaient un léger pli. Et elle resta debout, finissant par sourire des embrassades de son mari. Celui-ci pourtant parut se calmer. Alors il vit la maigreur, la misère de Florent.
-- Ah! mon pauvre ami, dit-il, tu n'as pas embelli, là bas... Moi, j'ai engraissé, que veux-tu!
Il était gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. Il débordait dans sa chemise, dans son tablier, dans ses linges blancs qui l'emmaillotaient comme un énorme poupon. Sa face rasée s'était allongée, avait pris à la longue une lointaine ressemblance avec le groin de ces cochons, de cette viande, où ses mains s'enfonçaient et vivaient, la journée entière. Florent le reconnaissait à peine. Il s'était assis, il passait de son frère à la belle Lisa, à la petite Pauline. Ils suaient la santé; ils étaient superbes, carrés, luisants; ils le regardaient avec l'étonnement de gens très-gras pris d'une vague inquiétude en face d'un maigre. Et le chat lui-même, dont la peau pétait de graisse, arrondissait ses yeux jaunes, l'examinait d'un air défiant.
-- Tu attendras le déjeuner, n'est-ce pas? demanda Quenu. Nous mangeons de bonne heure, à dix heures.
Une odeur forte de cuisine traînait. Florent revit sa nuit terrible, son arrivée dans les légumes, son agonie au milieu des Halles, cet éboulement continu de nourriture auquel il venait d'échapper. Alors, il dit à voix basse, avec un sourire doux:
-- Non, j'ai faim, vois-tu.
II
Florent venait de commencer son droit à Paris, lorsque sa mère mourut.
Elle habitait le Vigan, dans le Gard. Elle avait épousé en secondes
noces un Normand, un Quenu, d'Yvetot, qu'un sous-préfet avait amené et
oublié dans le Midi. Il était resté employé à la sous-préfecture,
trouvant le pays charmant, le vin bon, les femmes aimables. Une
indigestion, trois ans après le mariage, l'emporta. Il laissait pour
tout héritage à sa femme un gros garçon qui lui ressemblait. La mère
payait déjà très-difficilement les mois de collège de son aîné,
Florent, l'enfant du premier lit. Il lui donnait de grandes
satisfactions: il était très-doux, travaillait avec ardeur, remportait
les premiers prix. Ce fut sur lui qu'elle mit toutes ses tendresses,
tous ses espoirs. Peut-être préférait-elle, dans ce garçon pâle et
mince, son premier mari, un de ces Provençaux d'une mollesse
caressante, qui l'avait aimée à en mourir. Peut-être Quenu, dont la
bonne humeur l'avait d'abord séduite, s'était-il montré trop gras,
trop satisfait, trop certain de tirer de lui-même ses meilleures
joies. Elle décida que son dernier né, le cadet, celui que les
familles méridionales sacrifient souvent encore, ne ferait jamais rien
de bon; elle se contenta de l'envoyer à l'école, chez une vieille
fille sa voisine, où le petit n'apprit guère qu'à galopiner. Les deux
frères grandirent loin l'un de l'autre, en étrangers.
Quand Florent arriva au Vigan, sa mère était enterrée. Elle avait exigé qu'on lui cachât sa maladie jusqu'au dernier moment, pour ne pas le déranger dans ses études. Il trouva le petit Quenu, qui avait douze ans, sanglotant tout seul au milieu de la cuisine, assis sur une table. Un marchand de meubles, un voisin, lui conta l'agonie de la malheureuse mère. Elle en était à ses dernières ressources, elle s'était tuée au travail pour que son fils pût faire son droit. À un petit commerce de rubans d'un médiocre rapport, elle avait dû joindre d'autres métiers qui l'occupaient fort tard. L'idée fixe de voir son Florent avocat, bien posé dans la ville, finissait par la rendre dure, avare, impitoyable pour elle-même et pour les autres. Le petit Quenu allait avec des culottes percées, des blouses dont les manches s'effiloquaient; il ne se servait jamais à table, il attendait que sa mère lui eût coupé sa part de pain. Elle se taillait des tranches tout aussi mince. C'était à ce régime qu'elle avait succombé, avec le désespoir immense de ne pas achever sa tâche.
Cette histoire fit une impression terrible sur le caractère tendre de Florent. Les larmes l'étouffaient. Il prit son frère dans ses bras, le tint serré, le baisa comme pour lui rendre l'affection dont il l'avait privé. Et il regardait ses pauvres souliers crevés, ses coudes troués, ses mains sales, toute cette misère d'enfant abandonné. Il lui répétait qu'il allait l'emmener, qu'il serait heureux avec lui. Le lendemain, quand il examina la situation, il eut peur de ne pouvoir même réserver la somme nécessaire pour retourner à Paris. À aucun prix, il ne voulait rester au Vigan. Il céda heureusement la petite boutique de rubans, ce qui lui permit de payer les dettes que sa mère, très-rigide sur les questions d'argent, s'était pourtant laissée peu à peu entraîner à contracter. Et comme il ne lui restait rien, le voisin, le marchand de meubles, lui offrit cinq cents francs du mobilier et du linge de la défunte. Il faisait une bonne affaire. Le jeune homme le remercia, les larmes aux yeux. Il habilla son frère à neuf, l'emmena, le soir même.
À Paris, il ne pouvait plus être question de suivre les cours de l'École de droit. Florent remit à plus tard toute ambition. Il trouva quelques leçons, s'installa avec Quenu, rue Royer-Collard, au coin de la rue Saint-Jacques, dans une grande chambre qu'il meubla de deux lits de fer, d'une armoire, d'une table et de quatre chaises. Dès lors, il eut un enfant. Sa paternité le charmait. Dans les premiers temps, le soir, quand il rentrait, il essayait de donner des leçons au petit; mais celui-ci n'écoutait guère; il avait la tête dure, refusait d'apprendre, sanglotant, regrettant l'époque où sa mère le laissait courir les rues. Florent, désespéré, cessait la leçon, le consolait, lui promettait des vacances indéfinies. Et pour s'excuser de sa faiblesse, il se disait qu'il n'avait pas pris le cher enfant avec lui dans le but de le contrarier. Ce fut sa règle de conduite, le regarder grandir en joie. Il l'adorait, était ravi de ses rires, goûtait des douceurs infinies à le sentir autour de lui, bien portant, ignorant de tout souci. Florent restait mince dans ses paletots noirs rapés, et son visage commençait à jaunir, au milieu des taquineries cruelles de l'enseignement. Quenu devenait un petit bonhomme tout rond, un peu bêta, sachant à peine lire et écrire, mais d'une belle humeur inaltérable qui emplissait de gaieté la grande chambre sombre de la rue Royer-Collard.
Cependant, les années passaient. Florent, qui avait hérité des dévouements de sa mère, gardait Quenu au logis comme une grande fille paresseuse. Il lui évitait jusqu'aux menus soins de l'intérieur; c'était lui qui allait chercher les provisions, qui faisait le ménage et la cuisine. Cela, disait-il, le tirait de ses mauvaises pensées. Il était sombre d'ordinaire, se croyait méchant. Le soir, quand il rentrait, crotté, la tête basse de la haine des enfants des autres, il était tout attendri par l'embrassade de ce gros et grand garçon, qu'il trouvait en train de jouer à la toupie, sur le carreau de la chambre. Quenu riait de sa maladresse à faire les omelettes et de la façon sérieuse dont il mettait le pot-au-feu. La lampe éteinte, Florent redevenait triste, parfois, dans son lit. Il songeait à reprendre ses études de droit, il s'ingéniait pour disposer son temps de façon à suivre les cours de la Faculté. Il y parvint, fut parfaitement heureux. Mais une petite fièvre qui le retint huit jours à la maison, creusa un tel trou dans leur budget et l'inquiéta à un tel point, qu'il abandonna toute idée de terminer ses études. Son enfant grandissait. Il entra comme professeur dans une pension de la rue de l'Estrapade, aux appointements de dix-huit cents francs. C'était une fortune. Avec de l'économie, il allait mettre de l'argent de côté pour établir Quenu. À dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle qu'il faut doter.
Pendant la courte maladie de son frère, Quenu, lui aussi, avait fait des réflexions. Un matin, il déclara qu'il voulait travailler, qu'il était assez grand pour gagner sa vie. Florent fut profondément touché. Il v avait, en face d'eux, de l'autre côté de la rue, un horloger en chambre que l'enfant voyait toute la journée, dans la clarté crue de là fenêtre, penché sur sa petite table, maniant des choses délicates, les regardant à la loupe, patiemment. Il fut séduit, il prétendit qu'il avait du goût pour l'horlogerie. Mais, au bout de quinze jours, il devint inquiet, il pleura comme un garçon de dix ans, trouvant que c'était trop compliqué, que jamais il ne saurait « toutes les petites bêtises qui entrent dans une montre. » Maintenant, il préférerait être serrurier. La serrurerie le fatigua. En deux années, il tenta plus de dix métiers. Florent pensait qu'il avait raison, qu'il ne faut pas se mettre dans un état à contre-coeur. Seulement, le beau dévouement de Quenu, qui voulait gagner sa vie, coûtait cher au ménage des deux jeunes gens. Depuis qu'il courait les ateliers, c'était sans cesse des dépenses nouvelles, des frais de vêtements, de nourriture prise au dehors, de bienvenue payée aux camarades. Les dix-huit cents francs de Florent ne suffisaient plus. Il avait dû prendre deux leçons qu'il donnait le soir. Pendant huit ans, il porta la même redingote.
Les deux frères s'étaient fait un ami. La maison avait une façade sur la rue Saint-Jacques, et là s'ouvrait une grande rôtisserie, tenue par un digne homme nommé Gavard, dont la femme se mourait de la poitrine, au milieu de l'odeur grasse des volailles. Quand Florent rentrait trop tard pour faire cuire quelque bout de viande, il achetait en bas un morceau de dinde ou un morceau d'oie de douze sous. C'était des jours de grand régal. Gavard finit par s'intéresser à ce garçon maigre, il connut son histoire, il attira le petit. Et bientôt Quenu ne quitta plus la rôtisserie. Dès que son frère partait, il descendait, il s'installait au fond de la boutique, ravi des quatre broches gigantesques qui tournaient avec un bruit doux, devant les hautes flammes claires.
Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volailles fumaient, la graisse chantait dans la lèchefrite, les broches finissaient par causer entre elles, par adresser des mots aimables à Quenu, qui, une longue cuiller à la main, arrosait dévotement les ventres dorés des oies rondes et des grandes dindes. Il restait des heures, tout rouge des clarté dansantes de la flambée, un peu abêti, riant vaguement aux grosses bêtes qui cuisaient; et il ne se réveillait que lorsqu'on débrochait. Les volailles tombaient dans les plats; les broches sortaient des ventres, toutes fumantes; les ventres se vidaient, laissant couler le jus par les trous du derrière et de la gorge, emplissant la boutique d'une odeur forte de rôti. Alors, l'enfant, debout, suivant des yeux l'opération, battait des mains, parlait aux volailles, leur disait qu'elles étaient bien bonnes, qu'on les mangerait, que les chats n'auraient que les os. Et il tressautait, quand Gavard lui donnait une tartine de pain, qu'il mettait mijoter dans la lèche-frite, pendant une demi-heure.
Ce fut là sans doute que Quenu prit l'amour de la cuisine. Plus tard, après avoir essayé de tous les métiers, il revint fatalement aux bêtes qu'on débroche, aux jus qui forcent à se lécher les doigts. Il craignait d'abord de contrarier son frère, petit mangeur parlant des bonnes choses avec un dédain d'homme ignorant. Puis, voyant Florent l'écouter, lorsqu'il lui expliquait quelque plat très compliqué, il lui avoua sa vocation, il entra dans un grand restaurant. Dès lors, la vie des deux frères fut réglée. Ils continuèrent à habiter la chambre de la rue Royer-Collard, où ils se retrouvaient chaque soir: l'un, la face réjouie par ses fourneaux; l'autre, le visage battu de sa misère de professeur crotté. Florent gardait sa défroque noire, s'oubliait sur les devoirs de ses élèves, tandis que Quenu, pour se mettre à l'aise, reprenait son tablier, sa veste blanche et son bonnet blanc de marmiton, tournant autour du poêle, s'amusant à quelque friandise cuite au four. Et parfois ils souriaient de se voir ainsi, l'un tout blanc, l'autre tout noir. La vaste pièce semblait moitié fâchée, moitié joyeuse, de ce deuil et de cette gaieté. Jamais ménage plus disparate ne s'entendit mieux. L'aîné avait beau maigrir, brûlé par les ardeurs de son père; le cadet avait beau engraisser, en digne fils de Normand; ils s'aimaient dans leur mère commune, dans cette femme qui n'était que tendresse.
Ils avaient un parent, à Paris, un frère de leur mère, un Gradelle, établi charcutier, rue Pirouette, dans le quartier des Halles. C'était un gros avare, un homme brutal, qui les reçut comme des meurt-de-faim, la première fois qu'ils se présentèrent chez lui. Ils y retournèrent rarement. Le jour de la fête du bonhomme, Quenu lui portait un bouquet, et en recevait une pièce de dix sous. Florent, d'une fierté maladive, souffrait, lorsque Gradelle examinait sa redingote mince, de l'oeil inquiet et soupçonneux d'un ladre qui flaire la demande d'un dîner ou d'une pièce de cent sous. Il eut la naïveté, un jour, de changer chez son oncle un billet de cent francs. L'oncle eut moins peur, en voyant venir les petits, comme il les appelait. Mais les amitiés en restèrent là. Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. Il goûta toutes les joies amères du dévouement. Au logis, il n'avait que des tendresses. Dehors, dans les humiliations de ses élèves, dans le coudoiement des trottoirs, il se sentait devenir mauvais. Ses ambitions mortes s'aigrissaient. Il lui fallut de longs mois pour plier les épaules et accepter ses souffrances d'homme laid, médiocre et pauvre. Voulant échapper aux tentations de méchanceté, il se jeta en pleine bonté idéale, il se créa un refuge de justice et de vérité absolues. Ce fut alors qu'il devint républicain; il entra dans la république comme les filles désespérées entrent au couvent. Et ne trouvant pas une république assez tiède, assez silencieuse, pour endormir ses maux, il s'en créa une. Les livres lui déplaisaient; tout ce papier noirci, au milieu duquel il vivait, lui rappelait la classe puante, les boulettes de papier mâché des gamins, la torture des longues heures stériles. Puis, les livres ne lui parlaient que de révolte, le poussaient à l'orgueil, et c'était d'oubli et de paix dont il se sentait l'impérieux besoin. Se bercer, s'endormir, rêver qu'il était parfaitement heureux, que le monde allait le devenir, bâtir la cité républicaine où il aurait voulu vivre: telle fut sa récréation, l'oeuvre éternellement reprise de ses heures libres. Il ne lisait plus, en dehors des nécessités de l'enseignement; il remontait la rue Saint-Jacques, jusqu'aux boulevards extérieurs, faisait une grande course parfois, revenait par la barrière d'Italie; et, tout le long de la route, les yeux sur le quartier Mouffetard étalé à ses pieds, il arrangeait des mesures morales, des projets de loi humanitaires, qui auraient changé cette ville souffrante en une ville de béatitude. Quand les journées de février ensanglantèrent Paris, il fut navré, il courut les clubs, demandant le rachat de ce sang « par le baiser fraternel des républicains du monde entier. » Il devint un de ces orateurs illuminés qui prêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute de douceur et de rédemption. Il fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé. Il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Quand il s'éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim sur la dalle froide d'une casemate de Bicêtre.
Quenu, qui avait alors vingt-deux ans, fut pris d'une angoisse mortelle, en ne voyant pas rentrer son frère. Le lendemain, il alla chercher, au cimetière Montmartre, parmi les morts du boulevard, qu'on avait alignés sous de la paille; les têtes passaient, affreuses. Le coeur lui manquait, les larmes l'aveuglaient, il dut revenir à deux reprises, le long de la file. Enfin, à la préfecture de police, au bout de huit grands jours, il apprit que son frère était prisonnier. Il ne put le voir. Comme il insistait, on le menaça de l'arrêter lui-même. Il courut alors chez l'oncle Gradelle, qui était un personnage pour lui, espérant le déterminer à sauver Florent. Mais l'oncle Gradelle s'emporta, prétendit que c'était bien fait, que ce grand imbécile n'avait pas besoin de se fourrer avec ces canailles de républicains; il ajouta même que Florent devait mal tourner, que cela était écrit sur sa figure. Quenu pleurait toutes les larmes de son corps. Il restait là, suffoquant. L'oncle, un peu honteux, sentant qu'il devait faire quelque chose pour ce pauvre garçon, lui offrit de le prendre avec lui. Il le savait bon cuisinier, et avait besoin d'un aide. Quenu redoutait tellement de rentrer seul dans la grande chambre de la rue Royer-Collard, qu'il accepta. Il coucha chez son oncle, le soir même, tout en haut, au fond d'un trou noir où il pouvait à peine s'allonger. Il y pleura moins qu'il n'aurait pleuré en face du lit vide de son frère.
Il réussit enfin à voir Florent. Mais, en revenant de Bicêtre, il dut se coucher; une fièvre le tint pendant près de trois semaines dans une somnolence hébétée. Ce fut sa première et sa seule maladie. Gradelle envoyait son républicain de neveu à tous les diables. Quand il connut son départ pour Cayenne, un matin, il tapa dans les mains de Quenu, l'éveilla, lui annonça brutalement cette nouvelle, provoqua une telle crise, que le lendemain le jeune homme était debout. Sa douleur se fondit; ses chairs molles semblèrent boire ses dernières larmes. Un mois plus tard, il riait, s'irritait, tout triste d'avoir ri; puis la belle humeur l'emportait, et il riait sans savoir.
Il apprit la charcuterie. Il y goûtait plus de jouissances encore que dans la cuisine. Mais l'oncle Gradelle lui disait qu'il ne devait pas trop négliger ses casseroles, qu'un charcutier bon cuisinier était rare, que c'était une chance d'avoir passé par un restaurant avant d'entrer chez lui. Il utilisait ses talents, d'ailleurs; il lui faisait faire des dîners pour la ville, le chargeait particulièrement des grillades et des côtelettes de porc aux cornichons. Comme le jeune homme lui rendait de réels services, il l'aima à sa manière, lui pinçant les bras, les jours de belle humeur. Il avait vendu le pauvre mobilier de la rue Royer-Collard, et en gardait l'argent, quarante et quelques francs, pour que ce farceur de Quenu, disait-il, ne le jetât pas par les fenêtres. Il finit pourtant par lui donner chaque mois six francs pour ses menus plaisirs.
Quenu, serré d'argent, brutalisé parfois, était parfaitement heureux. Il aimait qu'on lui mâchât sa vie. Florent l'avait trop élevé en fille paresseuse. Puis, il s'était fait une amie chez l'oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendre une fille, pour le comptoir. Il la choisit bien portante, appétissante, sachant que cela égaye le client et fait honneur aux viandes cuites, il connaissait, rue Cuvier, près du Jardin des Plantes, une dame veuve, dont le mari avait eu la direction des postes à Plassans, une sous-préfecture du Midi. Cette dame, qui vivait d'une petite rente viagère, très-modestement, avait amené de cette ville une grosse et belle enfant, qu'elle traitait comme sa propre fille. Lisa la soignait d'un air placide, avec une humeur égale, un peu sérieuse, tout à fait belle quand elle souriait. Son grand charme venait de la façon exquise dont elle plaçait son rare sourire. Alors, son regard était une caresse, sa gravité ordinaire donnait un prix inestimable à cette science soudaine de séduction. La vieille dame disait souvent qu'un sourire de Lisa la conduirait en enfer. Lorsqu'un asthme l'emporta, elle laissa à sa fille d'adoption toutes ses économies, une dizaine de mille francs. Lisa resta huit jours seule dans le logement de la rue Cuvier; ce fut là que Gradelle vint la chercher. Il la connaissait pour l'avoir souvent vue avec sa maîtresse, quand cette dernière lui rendait visite, rue Pirouette. Mais, à l'enterrement, elle lui parut si embellie, si solidement bâtie, qu'il alla jusqu'au cimetière. Pendant qu'on descendait le cercueil, il réfléchissait qu'elle serait superbe dans la charcuterie. Il se tâtait, se disait qu'il lui offrirait bien trente francs par mois, avec le logement et la nourriture. Lorsqu'il lui fit des propositions, elle demanda vingt-quatre heures pour lui rendre réponse. Puis, un matin, elle arriva avec son petit paquet, et ses dix mille francs, dans son corsage. Un mois plus tard, la maison lui appartenait, Gradelle, Quenu, jusqu'au dernier des marmitons. Quenu, surtout, se serait haché les doigts pour elle.
Quand elle venait à sourire, il restait là, riant d'aise lui-même à la regarder.
Lisa, qui était la fille aînée des Macquart, de Plassans, avait encore son père. Elle le disait à l'étranger, ne lui écrivait jamais. Parfois, elle laissait seulement échapper que sa mère était, de son vivant, une rude travailleuse, et qu'elle tenait d'elle. Elle se montrait, en effet, très-patiente au travail. Mais elle ajoutait que la brave femme avait eu une belle constance de se tuer pour faire aller le ménage. Elle parlait alors des devoirs de la femme et des devoirs du mari, très-sagement, d'une façon honnête, qui ravissait Quenu. Il lui affirmait qu'il avait absolument ses idées. Les idées de Lisa étaient que tout le monde doit travailler pour manger; que chacun est chargé de son propre bonheur; qu'on fait le mal en encourageant la paresse; enfin, que, s'il y a des malheureux, c'est tant pis pour les fainéants. C'était là une condamnation très-nette de l'ivrognerie, des flâneries légendaires du vieux Macquart. Et, à son insu, Macquart parlait haut en elle; elle n'était qu'une Macquart rangée, raisonnable, logique avec ses besoins de bien-être, ayant compris que la meilleure façon de s'endormir dans une tiédeur heureuse est encore de se faire soi-même un lit de béatitude. Elle donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures, toutes ses pensées. Dès l'âge de six ans, elle consentait à rester bien sage sur sa petite chaise, la journée entière, à la condition qu'on la récompenserait d'un gâteau le soir.
Chez le charcutier Gradelle, Lisa continua sa vie calme, régulière, éclairée par ses beaux sourires. Elle n'avait pas accepté l'offre du bonhomme à l'aventure; elle savait trouver en lui un chaperon, elle pressentait peut-être, dans cette boutique sombre de la rue Pirouette, avec le flair des personnes chanceuses, l'avenir solide qu'elle rêvait, une vie de jouissances saines, un travail sans fatigue, dont chaque heure amenât la récompense. Elle soigna son comptoir avec les soins tranquilles qu'elle avait donnés à la veuve du directeur des postes. Bientôt la propreté des tabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. L'oncle Gradelle était si content de cette belle fille, qu'il disait parfois à Quenu, en ficelant ses saucissons:
-- Si je n'avais pas soixante ans passés, ma parole d'honneur, je ferais la bêtise de l'épouser... C'est de l'or en barre, mon garçon, une femme comme ça dans le commerce.
Quenu renchérissait. Il rit pourtant à belles dents, un jour qu'un voisin l'accusa d'être amoureux de Lisa. Cela ne le tourmentait guère. Ils étaient très-bons amis. Le soir, ils montaient ensemble se coucher. Lisa occupait, à côté du trou noir où s'allongeait le jeune homme, une petite chambre qu'elle avait rendue toute claire, en l'ornant partout de rideaux de mousseline. Ils restaient là, un instant, sur le palier, leur bougeoir à la main, causant, mettant la clef dans la serrure. Et ils refermaient leur porte, disant amicalement:
-- Bonsoir, mademoiselle Lisa.
-- Bonsoir, monsieur Quenu.
Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage. La cloison était si mince, qu'il pouvait suivre chacun de ses mouvements. Il pensait: « Tiens, elle tire les rideaux de sa fenêtre. Qu'est-ce qu'elle peut bien faire devant sa commode? La voilà qui s'asseoit et qui ôte ses bottines. Ma foi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie. Dormons. » Et, s'il entendait craquer le lit, il murmurait en riant: « Fichtre! elle n'est pas légère, mademoiselle Lisa. » Cette idée l'égayait; il finissait par s'endormir, en songeant aux jambons et aux bandes de petit salé qu'il devait préparer le lendemain.
Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras de Quenu. Le matin, au fort du travail, lorsque la jeune fille venait à la cuisine, leurs mains se rencontraient au milieu des hachis. Elle l'aidait parfois, elle tenait les boyaux de ses doigts potelés, pendant qu'il les bourrait de viandes et de lardons. Ou bien ils goûtaient ensemble la chair crue des saucisses, du bout de la langue, pour voir si elle était convenablement épicée. Elle était de bon conseil, connaissait des recettes du Midi, qu'il expérimenta avec succès. Souvent, il la sentait derrière son épaule, regardant au fond des marmites, s'approchant si près, qu'il avait sa forte gorge dans le dos. Elle lui passait une cuiller, un plat. Le grand feu leur mettait le sang sous la peau. Lui, pour rien au monde, n'aurait cessé de tourner les bouillies grasses qui s'épaississaient sur le fourneau; tandis que, toute grave, elle discutait le degré de cuisson. L'après-midi, lorsque la boutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant des heures. Elle restait dans son comptoir, un peu renversée, tricotant d'une façon douce et régulière. Il s'asseyait sur un billot, les jambes ballantes, tapant des talons contre le bloc de chêne. Et ils s'entendaient à merveille; ils parlaient de tout, le plus ordinairement de cuisine, et puis de l'oncle Gradelle, et encore du quartier. Elle lui racontait des histoires comme à un enfant; elle en savait de très-jolies, des légendes miraculeuses, pleines d'agneaux et de petits anges, qu'elle disait d'une voix flûtée, avec son grand air sérieux. Si quelque cliente entrait, pour ne pas se déranger, elle demandait au jeune homme le pot du saindoux ou la boîte des escargots. À onze heures, ils remontaient se coucher, lentement, comme la veille. Puis, en refermant leur porte, de leur voix calme:
-- Bonsoir, mademoiselle Lisa.
-- Bonsoir, monsieur Quenu.
Un matin, l'oncle Gradelle fut foudroyé par une attaque d'apoplexie, en préparant une galantine. Il tomba le nez sur la table à hacher. Lisa ne perdit pas son sang-froid. Elle dit qu'il ne faillait pas laisser le mort au beau milieu de la cuisine; elle le fit porter au fond, dans un cabinet où l'oncle couchait. Puis, elle arrangea une histoire avec les garçons; l'oncle devait être mort dans son lit, si l'on ne voulait pas dégoûter le quartier et perdre la clientèle. Quenu aida à porter le mort, stupide, très-étonné de ne pas trouver de larmes. Plus tard, Lisa et lui pleurèrent ensemble. Il était seul héritier, avec son frère Florent. Les commères des rues voisines donnaient au vieux Gradelle une fortune considérable. La vérité fut qu'on ne découvrit pas un écu d'argent sonnant. Lisa resta inquiète. Quenu la voyait réfléchir, regarder autour d'elle du matin au soir, comme si elle avait perdu quelque chose. Enfin, elle décida un grand nettoyage, prétendant qu'on jasait, que l'histoire de la mort du vieux courait, qu'il fallait montrer une grande propreté. Une après-midi, comme elle était depuis deux heures à la cave, où elle lavait elle-même les cuves à saler, elle reparut, tenant quelque chose dans son tablier. Quenu hachait des foies de cochon. Elle attendit qu'il eût fini, causant avec lui d'une voix indifférente. Mais ses yeux avaient un éclat extraordinaire, elle sourit de son beau sourire, en lui disant qu'elle voulait lui parler. Elle monta l'escalier, péniblement, les cuisses gênées par la chose qu'elle portait, et qui tendait son tablier à le crever. Au troisième étage, elle soufflait, elle dut s'appuyer un instant contre la rampe. Quenu, étonné, la suivit sans mot dire, jusque dans sa chambre. C'était la première fois qu'elle l'invitait à y entrer. Elle ferma la porte; et, lâchant les coins du tablier que ses doigts roidis ne pouvaient plus tenir, elle laissa rouler doucement sur son lit une pluie de pièces d'argent et de pièces d'or. Elle avait trouvé, au fond d'un saloir, le trésor de l'oncle Gradelle. Le tas fit un grand trou, dans ce lit délicat et moelleux de jeune fille.
La joie de Lisa et de Quenu fut recueillie. Ils s'assirent sur le bord du lit, Lisa à la tête, Quenu au pied, aux deux côtés du tas; et ils comptèrent l'argent sur la couverture, pour ne pas faire de bruit. Il y avait quarante mille francs d'or, trois mille francs d'argent, et, dans un étui de fer-blanc, quarante-deux mille francs en billets de Banque. Ils mirent deux bonnes heures pour additionner tout cela. Les mains de Quenu tremblaient un peu. Ce fut Lisa qui fit le plus de besogne. Ils rangeaient les piles d'or sur l'oreiller, laissant l'argent dans le trou de la couverture. Quand ils eurent trouvé le chiffre, énorme pour eux, de quatre-vingt-cinq mille francs, ils causèrent. Naturellement, ils parlèrent de l'avenir, de leur mariage, sans qu'il eût jamais été question d'amour entre eux. Cet argent semblait leur délier la langue. Ils s'étaient enfoncés davantage, s'adossant au mur de la ruelle, sous les rideaux de mousseline blanche, les jambes un peu allongées: et comme, en bavardant, leurs mains fouillaient l'argent, elles s'y étaient rencontrées, s'oubliant l'une dans l'autre, au milieu des pièces de cent sous. Le crépuscule les surprit. Alors seulement Lisa rougit de se voir à côté de ce garçon. Ils avaient bouleversé le lit, les draps pendaient, l'or, sur l'oreiller qui les séparait, faisait des creux, comme si des têtes s'y étaient roulées, chaudes de passion.
Ils se levèrent gênés, de l'air confus de deux amoureux qui viennent de commettre une première faute. Ce lit défait, avec tout cet argent, les accusait d'une joie défendue, qu'ils avaient goûtée, la porte close. Ce fut leur chute, à eux. Lisa, qui rattachait ses vêtements comme si elle avait fait le mal, alla chercher ses dix mille francs. Quenu voulut qu'elle les mît avec les quatre-vingt-cinq mille francs de l'oncle; il mêla les deux sommes en riant, en disant que l'argent, lui aussi, devait se fiancer; et il fut convenu que ce serait Lisa qui garderait « le magot » dans sa commode. Quand elle l'eut serré et qu'elle eut refait le lit, ils descendirent paisiblement. Ils étaient mari et femme.
Le mariage eut lieu le mois suivant. Le quartier le trouva naturel, tout à fait convenable. On connaissait vaguement l'histoire du trésor, la probité de Lisa était un sujet d'éloges sans fin; après tout, elle pouvait ne rien dire à Quenu, garder les écus pour elle; si elle avait parlé, c'était par honnêteté pure, puisque personne ne l'avait vue. Elle méritait bien que Quenu l'épousât. Ce Quenu avait de la chance, il n'était pas beau, et il trouvait une belle femme qui lui déterrait une fortune. L'admiration alla si loin, qu'on finit par dire tout bas que « Lisa était vraiment bête d'avoir fait ce qu'elle avait fait. » Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses à mots couverts. Elle et son mari vivaient comme auparavant, dans une bonne amitié, dans une paix heureuse. Elle l'aidait, rencontrait ses mains au milieu des hachis, se penchait au-dessus de son épaule pour visiter d'un coup d'oeil les marmites. Et ce n'était toujours que le grand feu de la cuisine qui leur mettait le sang sous la peau.
Cependant, Lisa était une femme intelligente qui comprit vite la sottise de laisser dormir leurs quatre-vingt quinze mille francs dans le tiroir de la commode. Quenu les aurait volontiers remis au fond du saloir, en attendant d'en avoir gagné autant; ils se seraient alors retirés à Suresnes, un coin de la banlieue qu'ils aimaient. Mais elle avait d'autres ambitions. La rue Pirouette blessait ses idées de propreté, son besoin d'air, de lumière, de santé robuste. La boutique, où l'oncle Gradelle avait amassé son trésor, sou à sou, était une sorte de boyau noir, une de ces charcuteries douteuses des vieux quartiers, dont les dalles usées gardent l'odeur forte des viandes, malgré les lavages; et la jeune femme rêvait une de ces claires boutiques modernes, d'une richesse de salon, mettant la limpidité de leurs glaces sur le trottoir d'une large rue. Ce n'était pas, d'ailleurs, l'envie mesquine de faire la dame, derrière un comptoir; elle avait une conscience très-nette des nécessités luxueuses du nouveau commerce. Quenu fut effrayé, la première fois, quand elle lui parla de déménager et de dépenser une partie de leur argent à décorer un magasin. Elle haussait doucement les épaules, en souriant.
Un jour, comme la nuit tombait et que la charcuterie était noire, les deux époux entendirent, devant leur porte, une femme du quartier qui disait à une autre:
-- Ah bien! non, je ne me fournis plus chez eux, je ne leur prendrais pas un bout de boudin, voyez-vous, ma chère... Il y a eu un mort dans leur cuisine.
Quenu en pleura. Cette histoire d'un mort dans sa cuisine faisait du chemin. Il finissait par rougir devant les clients, quand il les voyait flairer de trop près sa marchandise. Ce fut lui qui reparla à sa femme de son idée de déménagement. Elle s'était occupée, sans rien dire, de la nouvelle boutique; elle en avait trouvé une, à deux pas, rue Rambuteau, située merveilleusement. Les Halles centrales qu'on ouvrait en face, tripleraient la clientèle, feraient connaître la maison des quatre coins de Paris. Quenu se laissa entraîner à des dépenses folles; il mit plus de trente mille francs en marbres, en glaces et en dorures. Lisa passait des heures avec les ouvriers, donnait son avis sur les plus minces détails. Quand elle put enfin s'installer dans son comptoir, on vint en procession acheter chez eux, uniquement pour voir la boutique. Le revêtement des murs était tout en marbre blanc; au plafond, une immense glace carrée s'encadrait dans un large lambris doré et très-orne, laissant pendre, au milieu, un lustre à quatre branches; et, derrière le comptoir, tenant le panneau entier, à gauche encore, et au fond, d'autres glaces, prises entre les plaques de marbre, mettaient des lacs de clarté, des portes qui semblaient s'ouvrir sur d'autres salles, à l'infini, toutes emplies des viandes étalées. À droite, le comptoir, très-grand, fut surtout trouvé d'un beau travail; des losanges de marbre rose y dessinaient des médaillons symétriques. À terre, il y avait, comme dallage, des carreaux blancs et roses, alternés, avec une grecque rouge sombre pour bordure. Le quartier fut fier de sa charcuterie, personne ne songea plus à parler de la cuisine de la rue Pirouette, où il y avait eu un mort. Pendant un mois, les voisines s'arrêtèrent sur le trottoir, pour regarder Lisa, à travers les cervelas et les crépines de l'étalage. On s'émerveillait de sa chair blanche et rosée, autant que des marbres. Elle parut l'âme, la clarté vivante, l'idole saine et solide de la charcuterie; et on ne la nomma plus que la belle Lisa.
À droite de la boutique, se trouvait la salle à manger, une pièce très-propre, avec un buffet, une table et des chaises cannées de chêne clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaune tendre. La toile cirée imitant le chêne, la rendaient un peu froide, égayée seulement par les luisants d'une suspension de cuivre tombant du plafond, élargissant, au-dessus de la table, son grand abat-jour de porcelaine transparente. Une porte de là salle à manger donnait dans la vaste cuisine carrée. Et, au bout de celle-ci, il y avait une petite cour dallée, qui servait de débarras, encombrée de terrines, de tonneaux, d'ustensiles hors d'usage; à gauche de la fontaine, les pots de fleurs fanées de l'étalage achevaient d'agoniser, le long de la gargouille où l'on jetait les eaux grasses.
Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaient épouvanté, éprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selon lui, « était une forte tête. » Au bout de cinq ans, ils avaient près de quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes. Lisa expliquait qu'ils n'étaient pas ambitieux, qu'ils ne tenaient pas à entasser trop vite; sans cela, elle aurait fait gagner à son mari « des mille et des cents, » en le poussant dans le commerce en gros des cochons. Ils étaient jeunes encore, ils avaient du temps devant eux; puis, ils n'aimaient pas le travail salopé, ils voulaient travailler à leur aise, sans se maigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien à vivre.
-- Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d'expansion, j'ai un cousin à Paris... Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillées. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oublier certaines choses... Eh bien, ce cousin, m'a-t-on dit, gagne des millions. Ça ne vit pas, ça se brûle le sang, c'est toujours par voies et par chemins, au milieu de trafics d'enfer. Il est impossible, n'est-ce pas? que ça mange tranquillement son dîner, le soir. Nous autres, nous savons au moins ce que nous mangeons, nous n'avons pas ces tracasseries. On n'aime l'argent que parce qu'il en faut pour vivre. On tient au bien-être, c'est naturel. Quant à gagner pour gagner, à se donner plus de mal qu'on ne goûtera ensuite de plaisir, ma parole, j'aimerais mieux me croiser les bras... Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, à mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ça. Je l'ai aperçu, l'autre jour, en voiture; il était tout jaune, il avait l'air joliment sournois. Un homme qui gagne de l'argent n'a pas une mine de cette couleur-là. Enfin, ça le regarde... Nous préférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous.
Le ménage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, dès la première année de leur mariage. À eux trois, ils réjouissaient les yeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop de fatigue, comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement écarté toutes les causes possibles de trouble, laissant couler les journées au milieu de cet air gras, de cette prospérité alourdie. C'était un coin de bonheur raisonné, une mangeoire confortable, où la mère, le père et la fille s'étaient mis à l'engrais. Quenu seul avait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvre Florent. Jusqu'en 1856, il reçut des lettres de lui, de loin en loin. Puis, les lettres cessèrent; il apprît par un journal que trois déportés avaient voulu s'évader du l'île du Diable et s'étaient noyés avant d'atteindre la côte. À la préfecture de police, on ne put lui donner de renseignements précis; son frère devait être mort. Il conserva pourtant quelque espoir; mais les mois se passèrent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise, se gardait d'écrire, espérant toujours rentrer en France. Quenu finit par le pleurer comme un mort auquel on n'a pu dire adieu. Lisa ne connaissait pas Florent. Elle trouvait de très-bonnes paroles toutes les fois que son mari se désespérait devant elle; elle le laissait lui raconter pour la centième fois des histoires de jeunesse, la grande chambre de la rue Royer-Collard, les trente-six métiers qu'il avait appris, les friandises qu'il faisait cuire dans le poêle, tout habillé de blanc, tandis que Florent était tout habillé de noir. Elle l'écoutait tranquillement, avec des complaisances infinies.
Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries que Florent tomba, un matin de septembre, à l'heure où Lisa prenait son bain de soleil matinal, et où Quenu, les yeux gros encore de sommeil, mettait paresseusement les doigts dans les graisses figées de la veille. La charcuterie fut toute bouleversée. Gavard voulut qu'on cachât « le proscrit, » comme il le nommait, en gonflant un peu les joues. Lisa, plus pâle et plus grave que d'ordinaire, le fit enfin monter au cinquième, où elle lui donna la chambre de sa fille de boutique. Quenu avait coupé du pain et du jambon. Mais Florent put à peine manger; il était pris de vertiges et de nausées; il se coucha, resta cinq jours au lit, avec un gros délire, un commencement de fièvre cérébrale, qui fut heureusement combattu avec énergie. Quand il revint à lui, il aperçut Lisa à son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans une tasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu'il devait se tenir tranquille, qu'on causerait plus tard. Au bout de trois jours, le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta le chercher en lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sa chambre.
Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et un cabinet. Il fallait traverser une pièce nue, où il n'y avait que des chaises, puis un petit salon, dont le meuble, caché sous des housses blanches, dormait discrètement dans le demi-jour des persiennes toujours tirées, pour que la clarté trop vive ne mangeât pas le bleu tendre du reps, et l'on arrivait à la chambre à coucher, la seule pièce habitée, meublée d'acajou, très-confortable. Le lit surtout était surprenant, avec ses quatre matelas, ses quatre oreillers, ses épaisseurs de couvertures, son édredon, son assoupissement ventru au fond de l'alcôve moite. C'était un lit fait pour dormir. L'armoire à glace, la toilette-commode,
le guéridon couvert d'une dentelle au crochet, les chaises protégées
par des carrés de guipure, mettaient là un luxe bourgeois net et solide. Contre le mur de gauche, aux deux côtés de la cheminée, garnie de vases à paysages montés sur cuivre, et d'une pendule représentant un Gutenberg pensif, tout doré, le doigt appuyé sur un livre, étaient pendus les portraits à l'huile de Quenu et de Lisa, dans des cadres ovales, très-chargés d'ornements. Quenu souriait; Lisa avait l'air comme il faut; tous deux en noir, la figure lavée, délayée, d'un rose fluide et d'un dessin flatteur. Une moquette où des rosaces compliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. Devant le lit, s'allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins de laine frisés, oeuvre de patience que la belle charcutière avait tricotée dans sou comptoir. Mais ce qui étonnait, au milieu de ces choses neuves, c'était, adossé au mur de droite, un grand secrétaire, carré, trapu, qu'on avait fait revernir, sans pouvoir réparer les ébréchures du marbre, ni cacher les éraflures de l'acajou noir de vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble, dont l'oncle Gradelle s'était servi pendant plus de quarante ans; elle disait qu'il leur porterait bonheur. À la vérité, il avait des ferrures terribles, une serrure de prison, et il était si lourd qu'on ne pouvait le bouger de place.
Lorsque Florent et Quenu entrèrent, Lisa, assise devant le tablier baissé du secrétaire, écrivait, alignait des chiffres, d'une grosse écriture ronde, très-lisible. Elle fit un signe pour qu'on ne la dérangeât pas. Les deux hommes s'assirent. Florent, surpris, regardait la chambre, les deux portraits, la pendule, le lit.
-- Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément toute une page de calculs. Écoutez-moi... Nous avons des comptes à vous rendre, mon cher Florent.
C'était la première fois qu'elle le nommait ainsi. Elle prit la page de calculs et continua:
-- Votre oncle Gradelle est mort sans testament; vous étiez, vous et votre frère, les deux seuls héritiers... Aujourd'hui, nous devons vous donner votre part.
-- Mais je ne demande rien, s'écria Florent, je ne veux rien!
Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. Il était devenu un peu pâle, il la regardait d'un air fâché. Vraiment, il aimait bien son frère; mais il était inutile de lui jeter ainsi l'héritage de l'oncle à la tête. On aurait vu plus tard.
-- Je sais bien, mon cher Florent, reprit Lisa, que vous n'êtes pas revenu pour nous réclamer ce qui vous appartient. Seulement, les affaires sont les affaires; il vaut mieux en finir tout de suite... Les économies de votre oncle se montaient à quatre-vingt-cinq mille francs. J'ai donc porté à votre compte quarante-deux mille cinq cents francs. Les voici.
Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier.
-- Il n'est pas aussi facile malheureusement d'évaluer la boutique, matériel, marchandises, clientèle. Je n'ai pu mettre que des sommes approximatives; mais je crois avoir compté tout, très-largement... Je suis arrivée au total de quinze mille trois cent dix francs, ce qui fait pour vous sept mille six cent cinquante-cinq francs, et en tout cinquante mille cent cinquante-cinq francs... Vous vérifierez, n'est-ce pas?
Elle avait épelé les chiffres d'une voix nette, et elle lui tendit la feuille de papier, qu'il dut prendre.
-- Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n'a valu quinze mille francs! Je n'en aurais pas donné dix mille, moi!
Sa femme l'exaspérait, à la fin. On ne pousse pas l'honnêteté à ce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie? D'ailleurs, il ne voulait rien, il l'avait dit.
-- La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, répéta tranquillement Lisa... Vous comprenez, mon cher Florent, il est inutile de mettre un notaire là-dedans. C'est à nous de faire notre partage, puisque vous ressuscitez... Dès votre arrivée, j'ai nécessairement songé à cela, et pendant que vous aviez la fièvre, là-haut, j'ai tâché de dresser ce bout d'inventaire tant bien que mal... Vous voyez, tout y est détaillé. J'ai fouillé nos anciens livres, j'ai fait appel à mes souvenirs. Lisez à voix haute, je vous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer.
Florent avait fini par sourire. Il était ému de cette probité aisée et comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genoux de la jeune femme; puis, lui prenant la main:
-- Ma chère Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vous faites de bonnes affaires; mais je ne veux pas de votre argent. L'héritage est à mon frère et à vous, qui avez soigné l'oncle jusqu'à la fin... Je n'ai besoin de rien, je n'entends pas vous déranger dans votre commerce.
Elle insista, se fâcha même, tandis que, sans parler, se contenant, Quenu mordait ses pouces.
-- Eh! reprit Florent en riant, si l'oncle Gradelle vous entendait, il serait capable de venir vous reprendre l'argent... Il ne m'aimait guère, l'oncle Gradelle.
-- Ah! pour ça, non, il ne t'aimait guère, murmura Quenu à bout de forces.
Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu'elle ne voulait pas avoir dans son secrétaire de l'argent qui ne fût pas à elle, que cela la troublerait, qu'elle n'allait plus vivre tranquille avec cette pensée. Alors Florent, continuant à plaisanter, lui offrit de placer son argent chez elle, dans sa charcuterie. D'ailleurs, il ne refusait pas leurs services; il ne trouverait sans doute pas du travail tout de suite; puis, il n'était guère présentable, il lui faudrait un habillement complet.
-- Pardieu! s'écria Quenu, tu coucheras chez nous, tu mangeras chez nous, et nous allons t'acheter le nécessaire. C'est une affaire entendue... Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pavé, que diable!
Il était tout attendri. Il avait même quelque honte d'avoir eu peur de donner une grosse somme, en un coup. Il trouva des plaisanteries; il dit à son frère qu'il se chargeait de le rendre gras. Celui-ci hocha doucement la tête. Cependant, Lisa pliait la page de calculs. Elle la mit dans un tiroir du secrétaire.
-- Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J'ai fait ce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez... Moi, voyez-vous, je n'aurais pas vécu en paix. Les mauvaises pensées me dérangent trop.
Ils parlèrent d'autre chose. Il fallait expliquer la présence de Florent, en évitant de donner l'éveil à la police. Il leur apprit qu'il était rentré en France, grâce aux papiers d'un pauvre diable, mort entre ses bras de la fièvre jaune, à Surinam. Par une rencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, mais de son prénom. Florent Laquerrière n'avait laissé qu'une cousine à Paris, dont on lui avait écrit la mort en Amérique; rien n'était plus facile que de jouer son rôle. Lisa s'offrit d'elle-même pour être la cousine. Il fut entendu qu'on raconterait une histoire de cousin revenu de l'étranger, à la suite de tentatives malheureuses, et recueilli par les Quenu-Gradelle, comme on nommait le ménage dans le quartier, en attendant qu'il pût trouver une position. Quand tout fut réglé, Quenu voulut que son frère visitât le logement; il ne lui fit pas grâce du moindre tabouret. Dans la pièce nue, où il n'y avait que des chaises, Lisa poussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille de boutique coucherait là, et que lui garderait la chambre du cinquième.
Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Il s'était entêté à prendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgré les conseils de Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisa conta à qui voulut l'entendre l'histoire du cousin. Il vivait dans la charcuterie, s'oubliait sur une chaise de la cuisine, revenait s'adosser contre les marbres de la boutique. À table, Quenu le bourrait de nourriture, se fâchait parce qu'il était petit mangeur et qu'il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait son assiette. Lisa avait repris ses allures lentes et béates; elle le tolérait, même le matin, quand il gênait le service; elle l'oubliait, puis, lorsqu'elle le rencontrait, noir devant elle, elle avait un léger sursaut, et elle trouvait un de ses beaux sourires pourtant, afin de ne point le blesser. Le désintéressement de cet homme maigre l'avait frappée; elle éprouvait pour lui une sorte de respect, mêlé d'une peur vague. Florent ne sentait qu'une grande affection autour de lui.
À l'heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide, avec les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient des mansardes voisines de la sienne. L'apprenti, Léon n'avait guère plus de quinze ans; c'était un enfant, mince, l'air très-doux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissons oubliés; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, la nuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Léon donnait à souper, vers une heure du matin; des voix contenues chuchotaient, puis venaient des bruits de mâchoires, des froissements de papier, et il y avait un rire perlé, un rire de gamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans le grand silence de la maison endormie. L'autre garçon, Auguste Landois, était de Troyes; gras d'une mauvaise graisse, la tête trop grosse, et chauve déjà, il n'avait que vingt-huit ans. Le premier soir, en montant, il conta sou histoire à Florent, d'une façon longue et confuse. Il n'était d'abord venu à Paris que pour se perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, où sa cousine germaine, Augustine Landois, l'attendait. Ils avaient eu le même parrain, ils portaient le même prénom. Puis l'ambition le prit, il rêva de s'établir à Paris avec l'héritage de sa mère qu'il avait déposé chez un notaire, avant de quitter la Champagne. Là, comme ils étaient arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, en lui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti à faire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutique qui avait mal tourné. Lui, savait son métier à présent; elle, achevait d'apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ils s'épouseraient; ils auraient une charcuterie, sans doute à Plaisance, à quelque bout populeux de Paris. Ils n'étaient pas pressés de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cette année-là. Il raconta encore qu'ils s'étaient fait photographier ensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans la mansarde, désireux de revoir la photographie qu'elle n'avait pas cru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madame Quenu eût une jolie chambre. Il s'oublia un instant, blafard dans la lueur jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toute pleine de la jeune fille, s'approchant du lit, demandant à Florent s'il était bien couché. Elle, Augustine, couchait en bas, maintenant; elle serait mieux, les mansardes étaient très-froides, l'hiver. Enfin, il s'en alla, laissant Florent seul avec le lit et en face de la photographie. Auguste était un Quenu blême; Augustine, une Lisa pas mûre.
Florent, ami des garçons, gâté par son frère, accepté par Lisa, finit par s'ennuyer terriblement. Il avait cherché des leçons sans pouvoir en trouver. Il évitait, d'ailleurs, d'aller dans le quartier des Écoles, où il craignait d'être reconnu. Lisa, doucement, lui disait qu'il ferait bien de s'adresser aux maisons de commerce; il pouvait faire la correspondance, tenir les écritures. Elle revenait toujours à cette idée, et finit par s'offrir pour lui trouver une place. Elle s'irritait peu à peu de le rencontrer sans cesse dans ses jambes, oisif, ne sachant que faire de son corps. D'abord, ce ne fut qu'une haine raisonnée des gens qui se croisent les bras et qui mangent, sans qu'elle songeât encore à lui reprocher de manger chez elle. Elle lui disait:
-- Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute la journée. Vous ne devez pas avoir faim, le soir... Il faut vous fatiguer, voyez-vous.
Gavard, de son côté, cherchait une place pour Florent. Mais il cherchait d'une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. Il aurait voulu trouver quelque emploi dramatique ou simplement d'une ironie amère, qui convint à « un proscrit. » Gavard était un homme d'opposition. Il venait de dépasser la cinquantaine, et se vantait d'avoir déjà dit leur fait à quatre gouvernements. Charles X, les prêtres, les nobles, toute cette racaille qu'il avait flanquée à la porte, lui faisaient encore hausser les épaules; Louis-Philippe était un imbécile, avec ses bourgeois, et il racontait l'histoire des bas de laine, dans lesquels le roi citoyen cachait ses gros sous; quant à la république de 48, c'était une farce, les ouvriers l'avaient trompé; mais il n'avouait plus qu'il avait applaudi au Deux-Décembre, parce que, maintenant, il regardait Napoléon III comme son ennemi personnel, une canaille qui s'enfermait avec de Morny et les autres, pour faire des « gueuletons. » Sur ce chapitre, il ne tarissait pas; il baissait un peu la voix, il affirmait que, tous les soirs, des voitures fermées amenaient des femmes aux Tuileries, et que lui, lui qui vous parlait, avait, une nuit, de la place du Carrousel, entendu le bruit de l'orgie. La religion de Gavard était d'être le plus désagréable possible au gouvernement. Il lui faisait des farces atroces, dont il riait en dessous pendant des mois. D'abord, il votait pour le candidat qui devait « embêter les ministres » au Corps législatif. Puis, s'il pouvait voler le fisc, mettre la police en déroute, amener quelque échauffourée, il travaillait à rendre l'aventure très-insurrectionnelle. Il mentait, d'ailleurs, se posait eu homme dangereux, parlait comme si la « séquelle des Tuileries » l'eût connu et eût tremblé devant lui, disait qu'il fallait guillotiner la moitié de ces gredins et déporter l'autre moitié « au prochain coup de chien. » Toute sa politique bavarde et violente se nourrissait de la sorte de hâbleries, de contes à dormir debout, de ce besoin goguenard de tapage et de drôleries qui pousse un boutiquier parisien à ouvrir ses volets, un jour de barricades, pour voir les morts. Aussi, quand Florent revint de Cayenne, flaira-t-il un tour abominable, cherchant de quelle façon, particulièrement spirituelle, il allait pouvoir se moquer de l'empereur, du ministère, des hommes en place, jusqu'au dernier des sergents de ville.
L'attitude de Gavard devant Florent était pleine d'une joie défendue. Il le couvait avec des clignements d'yeux, lui parlait bas pour lui dire les choses les plus simples du monde, mettait dans ses poignées de main des confidences maçonniques. Enfin, il avait donc rencontré une aventure; il tenait un camarade réellement compromis; il pouvait, sans trop mentir, parler des dangers qu'il courait. Il éprouvait certainement une peur inavouée, en face de ce garçon qui revenait du bagne, et dont la maigreur disait les longues souffrances; mais cette peur délicieuse le grandissait lui-même, lui persuadait qu'il faisait un acte très-étonnant, eu accueillant en ami un homme des plus dangereux. Florent devint sacré; il ne jura que par Florent; il nommait Florent, quand les arguments lui manquaient, et qu'il voulait écraser le gouvernement une fois pour toutes.
Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques mois après le coup d'État. Il garda la rôtisserie jusqu'en 1856. À cette époque, le bruit courut qu'il avait gagné des sommes considérables en s'associant avec un épicier son voisin, chargé d'une fourniture de légumes secs pour l'armée d'Orient. La vérité fut qu'après avoir vendu la rôtisserie, il vécut de ses rentes pendant un an. Mais il n'aimait pas parler de l'origine de sa fortune; cela le gênait, l'empêchait de dire tout net son opinion sur la guerre de Crimée, qu'il traitait d'expédition aventureuse, « faite uniquement pour consolider le trône et emplir certaines poches. » Au bout d'un an, il s'ennuya mortellement dans son logement de garçon. Comme il rendait visite aux Quenu-Gradelle presque journellement, il se rapprocha d'eux, vint habiter rue de la Cossonnerie. Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leur vacarme, leurs commérages énormes. Il se décida à louer une place au pavillon de la volaille, uniquement pour se distraire, pour occuper ses journées vides des cancans du marché. Alors, il vécut dans des jacasseries sans fin, au courant des plus minces scandales du quartier, la tête bourdonnante du continuel glapissement de voix qui l'entourait. Il y goûtait mille joies chatouillantes, béat, ayant trouvé son élément, s'y enfonçant avec des voluptés de carpe nageant au soleil. Florent allait parfois lui serrer la main, à sa boutique. Les après-midi étaient encore très-chaudes. Le long des allées étroites, les femmes, assises, plumaient. Des raies de soleil tombaient entre les tentes relevées, les plumes volaient sous les doigts, pareilles à une neige dansante, dans l'air ardent, dans la poussière d'or des rayons. Des appels, toute une traînée d'offres et de caresses, suivaient Florent. « Un beau canard, monsieur?... Venez me voir... J'ai de bien jolis poulets gras... Monsieur, monsieur, achetez moi cette paire de pigeons... » Il se dégageait, gêné, assourdi. Les femmes continuaient à plumer en se le disputant, et des vols de fin duvet s'abattaient, le suffoquaient d'une fumée, comme chauffée et épaissie encore par l'odeur forte des volailles. Enfin, au milieu de l'allée, près des fontaines, il trouvait Gavard, en manches de chemise, les bras croisés sur la bavette de son tablier bleu, pérorant devant sa boutique. Là, Gavard régnait, avec des mines de bon prince, au milieu d'un groupe de dix à douze femmes. Il était le seul homme du marché. Il avait la langue tellement longue, qu'après s'être fâché avec les cinq ou six filles qu'il prit successivement pour tenir sa boutique, il se décida à vendre sa marchandise lui-même, disant naïvement que ces pécores passaient leur sainte journée à cancaner, et qu'il ne pouvait en venir à bout. Comme il fallait pourtant que quelqu'un gardât sa place, lorsqu'il s'absentait, il recueillit Marjolin qui battait le pavé, après avoir tenté tous les menus métiers des Halles. Et Florent restait parfois une heure avec Gavard, émerveillé de son intarissable commérage, de sa carrure et de son aisance parmi tous ses jupons, coupant la parole à l'une, se querellant avec une autre, à dix boutiques de distance, arrachant un client à une troisième, faisant plus de bruit à lui seul que les cent et quelques bavardes ses voisines, dont la clameur secouait les plaques de fonte du pavillon d'un frisson sonore de tam-tam.
Le marchand de volailles, pour toute famille, n'avait plus qu'une belle-soeur et une nièce. Quand sa femme mourut, la soeur aînée de celle-ci, madame Lecoeur, qui était veuve depuis un an, la pleura d'une façon exagérée, en allant presque chaque soir porter ses consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, à cette époque, le projet de lui plaire et de prendre la place encore chaude de la morte. Mais Gavard détestait les femmes maigres; il disait que cela lui faisait de la peine de sentir les os sous la peau; il ne caressait jamais que les chats et les chiens très-gras, goûtant une satisfaction personnelle aux échines rondes et nourries. Madame Lecoeur, blessée, furieuse de voir les pièces de cent sous du rôtisseur lui échapper, amassa une rancune mortelle. Son beau-frère fut l'ennemi dont elle occupa toutes ses heures. Lorsqu'elle le vit s'établir aux Halles, à deux pas du pavillon où elle vendait du beurre, des fromages et des oeufs, elle l'accusa d'avoir « inventé ça pour la taquiner et lui porter mauvaise chance. » Dès lors, elle se lamenta, jaunit encore, se frappa tellement l'esprit, qu'elle finit réellement par perdre sa clientèle et faire de mauvaises affaires. Elle avait gardé longtemps avec elle la fille d'une de ses soeurs, une paysanne qui lui envoya la petite, sans plus s'en occuper. L'enfant grandit au milieu des Halles. Comme elle se nommait Sarriet de son nom de famille, on ne l'appela bientôt que la Sarriette. À seize ans, la Sarriette était une jeune coquine si délurée, que des messieurs venaient acheter des fromages uniquement pour la voir. Elle ne voulut pas des messieurs, elle était populacière, avec son visage pâle de vierge brune et ses yeux qui brûlaient comme des tisons. Ce fut un porteur qu'elle choisit, un garçon de Ménilmontant qui faisait les commissions de sa tante. Lorsque, à vingt ans, elle s'établit marchande de fruits, avec quelques avances dont on ne connut jamais bien la source, son amant, qu'on appelait monsieur Jules, se soigna les mains, ne porta plus que des blouses propres et une casquette de velours, vint seulement aux Halles l'après-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rue Vauvilliers, au troisième étage d'une grande maison, dont un café borgne occupait le rez-de-chaussée. L'ingratitude de la Sarriette acheva d'aigrir madame Lecoeur, qui la traitait avec une furie de paroles ordurières. Elles se fâchèrent, la tante exaspérée, la nièce inventant avec monsieur Jules des histoires qu'il allait raconter dans le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriette drôle; il se montrait plein d'indulgence pour elle, il lui tapait sur les joues, quand il la rencontrait: elle était dodue et exquise de chair.
Une après-midi, comme Florent était assis dans la charcuterie, fatigué de courses vaines qu'il avait faites le matin à la recherche d'un emploi, Marjolin entra. Ce grand garçon, d'une épaisseur et d'une douceur flamandes, était le protégé de Lisa. Elle le disait pas méchant, un peu bêta, d'une force de cheval, tout à fait intéressant, d'ailleurs, puisqu'on ne lui connaissait ni père, ni mère. C'était elle qui l'avait placé chez Gavard.
Lisa était au comptoir, agacée par les souliers crottés de Florent, qui tachaient le dallage blanc et rose; deux fois déjà elle s'était levée pour jeter de la sciure dans la boutique. Elle sourit à Marjolin.
-- Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m'envoie pour vous demander...
Il s'arrêta, regarda autour de lui, et baissant la voix:
-- Il m'a bien recommandé d'attendre qu'il n'y eût personne et de vous répéter ces paroles, qu'il m'a fait apprendre par coeur: « Demande-leur s'il n'y a aucun danger, et si je puis aller causer avec eux de ce qu'ils savent. »
-- Dis à monsieur Gavard que nous l'attendons, répondit Lisa, habituée aux allures mystérieuses du marchand de volailles.
Mais Marjolin ne s'en alla pas; il restait en extase devant la belle charcutière, d'un air de soumission câline. Comme touchée de cette adoration muette, elle reprit:
-- Te plais-tu chez monsieur Gavard? Ce n'est pas un méchant homme, tu feras bien de le contenter.
-- Oui, madame Lisa.
-- Seulement, tu n'es pas raisonnable, je t'ai encore vu sur les toits des Halles, hier; puis, tu fréquentes un tas de gueux et de gueuses. Te voilà homme, maintenant; il faut pourtant que tu songes à l'avenir.
-- Oui, madame Lisa.
Elle dut répondre à une dame qui venait commander une livre de côtelettes aux cornichons. Elle quitta le comptoir, alla devant le billot, au fond de la boutique. Là, avec un couteau mince, elle sépara trois côtelettes d'un carré de porc; et, levant un couperet, de son poignet nu et solide, elle donna trois coups secs. Derrière, à chaque coup, sa robe de mérinos noir se levait légèrement; tandis que les baleines de son corset marquaient sur l'étoffe tendue du corsage. Elle avait un grand sérieux, les lèvres pincées, les yeux clairs, ramassant les côtelettes et les pesant d'une main lente.
Quand la dame fut partie et qu'elle aperçut Marjolin ravi de lui avoir vu donner ces trois coups de couperet, si nets et si roides:
-- Comment! tu es encore là? cria-t-elle.
Et il allait sortir de la boutique, lorsqu'elle le retint.
-- Écoute, lui dit-elle, si je te revois avec ce petit torchon de Cadine... Ne dis pas non. Ce matin, vous étiez encore ensemble à la triperie, à regarder casser des tètes de mouton... Je ne comprends pas comment un bel homme comme toi puisse se plaire avec cette traînée, cette sauterelle..... Allons, va, dis à monsieur Gavard qu'il vienne tout de suite, pendant qu'il n'y a personne.
Marjolin s'en alla confus, l'air désespéré, sans répondre.
La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait, au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d'huile; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d'elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâta l'étuve dont le réchaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu'il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit par l'examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique. Elle s'y reflétait de dos, de face, de côté; même au plafond, il la retrouvait, la tête eu bas, avec son chignon serré, ses minces bandeaux, collés sur les tempes. C'était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l'emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'éveillait aucune pensée charnelle et qu'elle ressemblait à un ventre. Il s'arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu'il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage, continuellement.
Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l'air important. Quand il se fut assis de biais sur une petite table de marbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, et Quenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu'il avait trouvé une place pour Florent, et qu'on allait rire, et que le gouvernement serait joliment pincé!
Mais il s'interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselle Saget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçu de la chaussée la nombreuse société causant chez les Quenu-Gradelle. La petite vieille, en robe déteinte, accompagnée de l'éternel cabas noir qu'elle portait au bras, coiffée du chapeau de paille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au fond d'une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et un sourire pointu pour Lisa. C'était une connaissance; elle habitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivait depuis quarante ans, sans doute d'une petite rente dont elle ne parlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en ajoutant qu'elle y était née. On n'en sut jamais davantage. Elle ne causait que des autres, racontait leur vie jusqu'à dire le nombre de chemises qu'ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de pénétrer dans l'existence des voisins, au point d'écouter aux portes et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s'en allait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n'achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa tête l'histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier. Quenu l'avait toujours accusée d'avoir ébruité la mort de l'oncle Gradelle sur la planche à hacher; depuis ce temps, il lui tenait rancune. Elle était très-ferrée, d'ailleurs, sur l'oncle Gradelle et sur les Quenu; elle les détaillait, les prenait par tous les bouts, les savait « par coeur. » Mais depuis une quinzaine de jours, l'arrivée de Florent la désorientait, la brûlait d'une véritable fièvre de curiosité. Elle tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. Et pourtant elle jurait qu'elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part.
Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les uns après les autres, disant de sa voix fluette:
-- On ne sait plus que manger. Quand l'après-midi arrive, je suis comme une âme en peine pour mon dîner... Puis, je n'ai envie de rien... Est-ce qu'il vous reste des côtelettes panées, madame Quenu?
Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles de l'étuve de melchior. C'était le côté des andouilles, des saucisses et des boudins. Le réchaud était froid, il n'y avait plus qu'une saucisse plate, oubliée sur la grille.
-- Voyez de l'autre côté, mademoiselle Saget, dit la charcutière. Je crois qu'il reste une côtelette.
-- Non, ça ne me dit pas, murmura la petite vieille, qui glissa toutefois son nez sous le second couvercle. J'avais un caprice, mais les côtelettes panées, le soir, c'est trop lourd... J'aime mieux quelque chose que je ne sois pas même obligée de faire chauffer.
Elle s'était tournée du côté de Florent, elle le regardait, elle regardait Gavard, qui battait la retraite du bout de ses doigts, sur la table de marbre; et elle les invitait d'un sourire à continuer la conversation.
-- Pourquoi n'achetez-vous pas un morceau de petit salé? demanda Lisa.
-- Un morceau de petit salé, oui, tout de même...
Elle prit la fourchette à manche de métal blanc posée au bord du plat, chipotant, piquant chaque morceau de petit salé. Elle donnait de légers coups sur les os pour juger de leur épaisseur, les retournait, examinait les quelques lambeaux de viande rose, en répétant:
-- Non, non, ça ne me dit pas.
-- Alors, prenez une langue, un morceau de tête de cochon, une tranche de veau piqué, dit la charcutière patiemment.
Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Elle resta là encore un instant, faisant des mines dégoûtées au-dessus des plats; puis, voyant que décidément on se taisait et qu'elle ne saurait rien, elle s'en alla, en disant:
-- Non, voyez-vous, j'avais envie d'une côtelette panée, mais celle qui vous reste est trop grasse... Ce sera pour une autre fois.
Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines de l'étalage. Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans le pavillon aux fruits.
-- La vieille bique! grogna Gavard.
Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avait trouvée pour Florent. Ce fut toute une histoire. Un de ses amis, monsieur Verlaque, inspecteur à la marée, était tellement souffrant, qu'il se trouvait forcé de prendre un congé. Le matin même le pauvre homme lui disait qu'il serait bien aise de proposer lui-même son remplaçant, pour se ménager la place, s'il venait à guérir.
-- Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n'en a pas pour six mois. Florent gardera la place. C'est une jolie situation... Et nous mettons la police dedans! La place dépend de la préfecture. Hein! sera-ce assez amusant, quand Florent ira toucher l'argent de ces argousins!
Il riait d'aise, il trouvait cela profondément comique.
-- Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. Je me suis juré de ne rien accepter de l'empire. Je crèverais de faim, que je n'entrerais pas à la préfecture. C'est impossible, entendez-vous, Gavard!
Gavard entendait et restait un peu gêné. Quenu avait baissé la tête. Mais Lisa s'était tournée, regardait fixement Florent, le cou gonflé, la gorge crevant le corsage. Elle allait ouvrir la bouche, quand la Sarriette entra, il y eut un nouveau silence.
-- Ah bien! s'écria la Sarriette avec son rire tendre, j'allais oublier d'acheter du lard... Madame Quenu, coupez-moi douze bardes, mais bien minces, n'est-ce pas? pour des alouettes... C'est Jules qui a voulu manger des alouettes... Tiens, vous allez bien, mon oncle?
Elle emplissait la boutique de ses jupes folles. Elle souriait à tout le monde, d'une fraîcheur de lait, décoiffée d'un côté par le veut des Halles. Gavard lui avait pris les mains; et elle, avec son effronterie:
-- Je parie que vous parliez de moi, quand je suis entrée Qu'est-ce que vous disiez donc, mon oncle?
Lisa l'appela.
-- Voyez, est-ce assez mince comme cela?
Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait des bardes, délicatement. Puis, en les enveloppant:
-- Il ne vous faut rien autre chose?
-- Ma foi, puisque je me suis dérangée, dit la Sarriette, donnez-moi une livre de saindoux... Moi, j'adore les pommes de terre frites, je fais un déjeuner avec deux sous de pommes de terre frites et une botte de radis... Oui, une livre de saindoux, madame Quenu.
La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur une balance. Elle prenait le saindoux dans le pot, sous l'étagère, avec une spatule de buis, augmentant à petits coups, d'une main douce, le tas de graisse qui s'étalait un peu. Quand la balance tomba, elle enleva le papier, le plia, le corna vivement, du bout des doigts.
-- C'est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes, ça fait trente sous... Il ne vous faut rien autre chose?
La Sarriette dit que non. Elle paya, riant toujours, montrant ses dents, regardant les hommes en face, avec sa jupe grise qui avait tourné, son fichu rouge mal attaché, qui laissait voir une ligne blanche de sa gorge, au milieu. Avant de sortir, elle alla menacer Gavard en répétant:
-- Alors vous ne voulez pas me dire ce que vous racontiez quand je suis entrée? Je vous ai vu rire, du milieu de la rue... Oh! le sournois. Tenez, je ne vous aime plus.
Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. La belle Lisa dit sèchement:
-- C'est mademoiselle Saget qui nous l'a envoyée.
Puis le silence continua. Gavard était consterné de l'accueil que Florent faisait à sa proposition. Ce fut la charcutière qui reprit la première, d'une voix très-amicale:
-- Vous avez tort, Florent, de refuser cette place d'inspecteur à la marée... Vous savez combien les emplois sont pénibles à trouver. Vous êtes dans une position à ne pas vous montrer difficile.
-- J'ai dit mes raisons, répondit-il.
Elle haussa les épaules.
-- Voyons, ce n'est pas sérieux... Je comprends à la rigueur que vous n'aimiez pas le gouvernement. Mais ça n'empêche pas de gagner son pain, ce serait trop bête... Et puis, l'empereur n'est pas un méchant homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontez vos souffrances. Est-ce qu'il le savait seulement, lui, si vous mangiez du pain moisi et de la viande gâtée? Il ne peut pas être à tout, cet homme... Vous voyez que, nous autres, il ne nous a pas empêchés de faire nos affaires... Vous n'êtes pas juste, non, pas juste du tout.
Gavard était de plus en plus gêné. Il ne pouvait tolérer devant lui ces éloges de l'empereur.
-- Ah! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vous allez trop loin. C'est tout de la canaille...
-- Oh! vous, interrompit la belle Lisa en s'animant, vous ne serez content que le jour où vous vous serez fait voler et massacrer avec vos histoires. Ne parlons pas politique, parce que ça me mettrait en colère... Il ne s'agit que de Florent, n'est-ce pas? Eh bien, je dis qu'il doit absolument accepter la place d'inspecteur. Ce n'est pas ton avis, Quenu?
Quenu, qui ne soufflait mot, fut très-ennuyé de la question brusque de sa femme.
-- C'est une bonne place, dit-il sans se compromettre.
Et, comme un nouveau silence embarrassé se faisait:
-- Je vous en prie, laissons cela, reprit Florent. Ma résolution est bien arrêtée. J'attendrai.
-- Vous attendrez! s'écria Lisa perdant patience.
Deux flammes roses étaient montées à ses joues. Les hanches élargies, plantée debout dans son tablier blanc, elle se contenait pour ne pas laisser échapper une mauvaise parole. Une nouvelle personne entra, qui détourna sa colère. C'était madame Lecoeur.
-- Pourriez-vous me donner une assiette assortie d'une demi-livre, à cinquante sous la livre? demanda-t-elle.
Elle feignit d'abord de ne pas voir son beau-frère; puis, elle le salua d'un signe de tête, sans parler. Elle examinait les trois hommes de la tête aux pieds, espérant sans doute surprendre leur secret, à la façon dont ils attendaient qu'elle ne fût plus là. Elle sentait qu'elle les dérangeait; cela la rendait plus anguleuse, plus aigre, dans ses jupes tombantes, avec ses grands bras d'araignée, ses mains nouées qu'elle tenait sous son tablier. Comme elle avait une légère toux:
-- Est-ce que vous êtes enrhumée? dit Gavard gêné par le silence.
Elle répondit un non bien sec. Aux endroits où les os perçaient son visage, la peau, tendue, était d'un rouge brique, et la flamme sourde qui brûlait ses paupières, annonçait quelque maladie de foie, couvant dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers le comptoir, suivit chaque geste de Lisa qui la servait, de cet oeil méfiant d'une cliente persuadée qu'on va la voler.
-- Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n'aime pas ça.
Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches de saucisson. Elle passa au jambon fumé et au jambon ordinaire, détachant des filets délicats, un peu courbée, les yeux sur le couteau. Ses mains potelées, d'un rose vif, qui touchaient aux viandes avec des légèretés molles, en gardaient une sorte de souplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. Elle avança une terrine, en demandant:
-- Vous voulez du veau piqué, n'est-ce pas?
Madame Lecoeur parut se consulter longuement; puis elle accepta. La charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elle prenait sur le bout d'un couteau à large lame des tranches de veau piqué et de pâté de lièvre. Et elle posait chaque tranche au milieu de la feuille de papier, sur les balances.
-- Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches? fit remarquer madame Lecoeur, de sa voix mauvaise.
Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande de beurre devenait exigeante. Elle voulut deux tranches de galantine; elle aimait ça. Lisa, irritée déjà, jouant d'impatience avec le manche des couteaux, eut beau lui dire que la galantine était truffée, qu'elle ne pouvait en mettre que dans les assiettes assorties à trois francs la livre. L'autre continuait à fouiller les plats, cherchant ce qu'elle allait demander encore. Quand l'assiette assortie fut pesée, il fallut que la charcutière ajoutât de la gelée et des cornichons. Le bloc de gelée, qui avait la forme d'un gâteau de Savoie, au milieu d'une plaque de porcelaine, trembla sous sa main brutale de colère; et elle fit jaillir le vinaigre, en prenant, du bout des doigts, deux gros cornichons dans le pot, derrière l'étuve.
-- C'est vingt-cinq sous, n'est-ce pas? dit madame Lecoeur, sans se presser.
Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. Elle en jouissait, tirant sa monnaie avec lenteur, comme perdue dans les gros sous de sa poche. Elle regardait Gavard en dessous, goûtait le silence embarrassé que sa présence prolongeait, jurant qu'elle ne s'en irait pas, puisqu'on faisait « des cachoteries » avec elle. La charcutière lui mit enfin son paquet dans la main, et elle dut se retirer. Elle s'en alla, sans dire un mot, avec un long regard, tout autour de la boutique.
Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata.
-- C'est encore la Saget qui nous l'a envoyée, celle-là! Est-ce que cette vieille gueuse va faire défiler toutes les Halles ici, pour savoir ce que nous disons!... Et comme elles sont malignes! A-t-on jamais vu acheter des côtelettes panées et des assiettes assorties à cinq heures du soir! Elles se donneraient des indigestions, plutôt que de ne pas savoir... Par exemple, si la Saget m'en renvoie une autre, vous allez voir comme je la recevrai. Ce serait ma soeur, que je la flanquerais à la porte.
Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient.
Gavard était venu s'accouder sur la balustrade de l'étalage, à rampe de cuivre; il s'absorbait, faisait tourner un des balustres de cristal taillé, détaché de sa tringle de laiton. Puis, levant la tête:
-- Moi, dit-il, j'avais regardé ça comme une farce.
-- Quoi donc? demanda Lisa encore toute secouée.
-- La place d'inspecteur à la marée.
Elle leva les mains, regarda Florent une dernière fois, s'assit sur la banquette rembourrée du comptoir, ne desserra plus les dents. Gavard expliquait tout au long son idée: le plus attrapé, en somme, ça serait le gouvernement qui donnerait ses écus. Il répétait avec complaisance:
-- Mon cher, ces gueux-là vous ont laissé crever de faim, n'est-ce pas? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux, maintenant... C'est très-fort, ça m'a séduit tout de suite.
Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisir à sa femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-ci semblait ne plus écouter. Depuis un instant, elle regardait avec attention du côté des Halles. Brusquement, elle se remit debout, en s'écriant:
-- Ah! c'est la Normande qu'on envoie maintenant. Tant pis! la Normande payera pour les autres.
Une grande brune poussait la porte de la boutique. C'était la belle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Elle avait une beauté hardie, très-blanche et délicate de peau, presque aussi forte que Lisa, mais d'oeil plus effronté et de poitrine plus vivante. Elle entra, cavalière, avec sa chaîne d'or sonnant sur son tablier, ses cheveux nus peignés à la mode, son noeud de gorge, un noeud de dentelle qui faisait d'elle une des reines coquettes des Halles. Elle portait une vague odeur de marée; et, sur une de ses mains, près du petit doigt, il y avait une écaille de hareng, qui mettait là une mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habité la même maison, rue Pirouette, étaient des amies intimes, très-liées par une pointe de rivalité qui les faisait s'occuper l'une de l'autre, continuellement. Dans le quartier, on disait la belle Normande, comme on disait la belle Lisa. Cela les opposait, les comparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. En se penchant un peu, la charcutière, de son comptoir, apercevait dans le pavillon, en face, la poissonnière, au milieu de ses saumons et de ses turbots. Elles se surveillaient toutes deux. La belle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. La belle Normande ajoutait des bagues à ses doigts et des noeuds à ses épaules. Quand elles se rencontraient, elles étaient très-douces, très-complimenteuses, l'oeil furtif sous la paupière à demi close, cherchant les défauts. Elles affectaient de se servir l'une chez l'autre et de s'aimer beaucoup.
-- Dites, c'est bien demain soir que vous faites le boudin? demanda la Normande de son air riant.
Lisa resta froide. La colère, très-rare chez elle, était tenace et implacable. Elle répondit oui, sèchement, du bout des lèvres.
-- C'est que, voyez-vous, j'adore le boudin chaud, quand il sort de la marmite... Je viendrai vous en chercher.
Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. Elle regarda Florent, qui semblait l'intéresser: puis, comme elle ne voulait pas s'en aller sans dire quelque chose, sans avoir le dernier mot, elle eut l'imprudence d'ajouter:
-- Je vous en ai acheté avant-hier, du boudin... Il n'était pas bien frais.
-- Pas bien frais! répéta la charcutière, toute blanche, les lèvres tremblantes.
Elle se serait peut-être contenue encore, pour que la Normande ne crût pas qu'elle prenait du dépit, à cause de son noeud de dentelle. Mais on ne se contentait pas de l'espionner, on venait l'insulter, cela dépassait la mesure. Elle se courba, les poings sur son comptoir; et, d'une voix un peu rauque:
-- Dites donc, la semaine dernière, quand vous m'avez vendu cette paire de soles, vous savez, est-ce que je suis allée vous dire qu'elles étaient pourries devant le monde!
-- Pourries!... mes soles pourries!... s'écria la poissonnière, la face empourprée.
Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles, au-dessus des viandes. Toute leur belle amitié s'en allait; un mot avait suffi pour montrer les dents aiguës sous le sourire.
-- Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamais je remets les pieds ici, par exemple!
-- Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. On sait bien à qui on a affaire.
La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa la charcutière toute tremblante. La scène s'était passée si rapidement, que les trois hommes, abasourdis, n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Lisa se remit bientôt. Elle reprenait la conversation, sans faire aucune allusion à ce qui venait de se passer, lorsque Augustine, la fille de boutique, rentra de course. Alors, elle dit à Gavard, en le prenant en particulier, de ne pas rendre réponse à monsieur Verlaque; elle se chargeait de décider son beau-fière, elle demandait deux jours, au plus. Quenu retourna à la cuisine. Comme Gavard emmenait Florent, et qu'ils entraient prendre un vermout chez monsieur Lebigre, il lui montra trois femmes, sous la rue couverte, entre le pavillon de la marée et le pavillon de la volaille.
-- Elles en débitent! murmura-t-il, d'un air envieux.
Les Halles se vidaient, et il y avait là, en effet, mademoiselle Saget, madame Lecoeur et la Sarriette, au bord du trottoir. La vieille fille pérorait.
-- Quand je vous le disais, madame Lecoeur, votre beau-frère est toujours fourré dans leur boutique... Vous l'avez vu, n'est-ce pas?
-- Oh! de mes yeux vu! Il était assis sur une table. Il semblait chez lui.
-- Moi, interrompit la Sarriette, je n'ai rien entendu de mal... Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête.
Mademoiselle Saget haussa les épaules.
-- Ah! bien, reprit-elle, vous êtes encore d'une bonne pâte, vous, ma belle!... Vous ne voyez donc pas pourquoi les Quenu attirent monsieur Gavard?... Je parie, moi, qu'il laissera tout ce qu'il possède à la petite Pauline.
-- Vous croyez cela! s'écria madame Lecoeur, blême de fureur.
Puis, elle reprit d'une voix dolente, comme si elle venait de recevoir un grand coup:
-- Je suis toute seule, je n'ai pas de défense, il peut bien faire ce qu'il voudra, cet homme... Vous avez entendu, sa nièce est pour lui. Elle a oublié ce qu'elle m'a coûté, elle me livrerait pieds et poings liés.
-- Mais non, ma tante, dit la Sarriette, c'est vous qui n'avez jamais eu que de vilaines paroles pour moi.
Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s'embrassèrent. La nièce promit de ne plus être taquine; la tante jura, sur ce qu'elle avait de plus sacré, qu'elle regardait la Sarriette comme sa propre fille. Alors mademoiselle Saget leur donna des conseils sur la façon dont elles devaient se conduire pour forcer Gavard à ne pas gaspiller son bien. Il fut convenu que les Quenu-Gradelle étaient des pas grand'chose, et qu'on les surveillerait.
-- Je ne sais quel mic-mac il y a chez eux, dit la vieille fille, mais ça ne sent pas bon... Ce Florent, ce cousin de madame Quenu, qu'est-ce que vous en pensez, vous autres?
Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix.
-- Vous savez bien, reprit madame Lecoeur, que nous l'avons vu, un matin, les souliers percés, les habits couverts de poussière, avec l'air d'un voleur qui a fait un mauvais coup... Il me fait peur, ce garçon-là.
-- Non, il est maigre, mais il n'est pas vilain homme, murmura la Sarriette.
Mademoiselle Saget réfléchissait. Elle pensait tout haut:
-- Je cherche depuis quinze jours, je donne ma langue aux chiens... monsieur Gavard le connaît certainement... J'ai dû le rencontrer quelque part, je me souviens plus...
Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva comme une tempête. Elle sortait de la charcuterie.
-- Elle est polie, cette grande bête de Quenu! s'écria-t-elle, heureuse de se soulager. Est-ce qu'elle ne vient pas de me dire que je ne vendais que du poisson pourri! Ah! je vous l'ai arrangée!... En voilà une baraque, avec leurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde!
-- Qu'est-ce que vous lui aviez donc dit? demanda la vieille, toute frétillante, enchantée d'apprendre que les deux femmes s'étaient disputées.
-- Moi! mais rien du tout! pas ça, tenez!... J'étais entrée très-poliment la prévenir que je prendrais du boudin demain soir, et alors elle m'a agonie de sottises... Fichue hypocrite, va, avec ses airs d'honnêteté! Elle payera ça plus cher qu'elle ne pense.
Les trois femmes sentaient que la Normande ne disait pas la vérité; mais elles n'en épousèrent pas moins sa querelle avec un flot de paroles mauvaises. Elles se tournaient du côté de la rue Rambuteau, insultantes, inventant des histoires sur la saleté de la cuisine des Quenu, trouvant des accusations vraiment prodigieuses. Ils auraient vendu de la chair humaine que l'explosion de leur colère n'aurait pas été plus menaçante. Il fallut que la poissonnière recommençât trois fois son récit.
-- Et le cousin, qu'est-ce qu'il a dit? demanda méchamment mademoiselle Saget.
-- Le cousin! répondit la Normande d'une voix aiguë, vous croyez au cousin, vous!... Quelque amoureux, ce grand dadais!
Les trois autres commères se récrièrent. L'honnêteté de Lisa était un des actes de foi du quartier.
-- Laissez donc! est-ce qu'on sait jamais, avec ces grosses sainte n'y touche, qui ne sont que graisse? Je voudrais bien la voir sans chemise, sa vertu!... Elle a un mari trop serin pour ne pas le faire cocu.
Mademoiselle Saget hochait la tête, comme pour dire qu'elle n'était pas éloignée de se ranger à cette opinion. Elle reprit doucement:
-- D'autant plus que le cousin est tombé on ne sait d'où, et que l'histoire racontée par les Quenu est bien louche.
-- Eh! c'est l'amant de la grosse! affirma de nouveau la poissonnière. Quelque vaurien, quelque rouleur qu'elle aura ramassé dans la rue. Ça se voit bien.
-- Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara la Sarriette d'un air convaincu.
-- Elle l'a habillé tout à neuf, fit remarquer madame Lecoeur. Il doit lui coûter bon.
-- Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieille demoiselle. Il faudra savoir...
Alors, elles s'engagèrent à se tenir au courant de ce qui se passerait dans la baraque des Quenu-Gradelle. La marchande de beurre prétendait qu'elle voulait ouvrir les yeux de son beau-frère sur les maisons qu'il fréquentait. Cependant, la Normande s'était un peu calmée; elle s'en alla, bonne fille au fond, lassée d'en avoir trop conté. Quand elle ne fut plus là, madame Lecoeur dit sournoisement:
-- Je suis sûre que la Normande aura été insolente, c'est son habitude... Elle ferait bien de ne pas parler des cousins qui tombent du ciel, elle qui a trouvé un enfant dans sa boutique à poissons.
Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Puis, lorsque madame Lecoeur se fut éloignée à son tour:
-- Ma tante a tort de s'occuper de ces histoires, ça la maigrit, reprit la Sarriette. Elle me battait quand les hommes me regardaient. Allez, elle peut chercher, elle ne trouvera pas de mioche sous son traversin, ma tante.
Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Et quand elle fut seule, comme elle retournait rue Pirouette, elle pensa que « ces trois pécores » ne valaient pas la corde pour les pendre. D'ailleurs, on avait pu la voir, il serait très-mauvais de se brouiller avec les Quenu-Gradelle, des gens riches et estimés après tout. Elle fit un détour, alla rue Turbigo, à la boulangerie Taboureau, la plus belle boulangerie du quartier. Madame Taboureau, qui était une amie intime de Lisa, avait, sur toutes choses, une autorité incontestée. Quand on disait: « Madame Taboureau a dit ceci, madame Taboureau a dit cela, » il n'y avait plus qu'à s'incliner. La vieille demoiselle, sous prétexte, ce jour-là, de savoir à quelle heure le four était chaud, pour apporter un plat de poires, dit le plus grand bien de la charcutière, se répandit en éloges sur la propreté et sur l'excellence de son boudin. Puis, contente de cet alibi moral, enchantée d'avoir soufflé sur l'ardente bataille qu'elle flairait, sans s'être fâchée avec personne, elle rentra décidément, l'esprit plus libre, retournant cent fois dans sa mémoire l'image du cousin de madame Quenu.
Ce même jour, le soir, après le dîner, Florent sortit, se promena quelque temps, sous une des rues couvertes des Halles. Un fin brouillard montait, les pavillons vides avaient une tristesse grise, piquée des larmes jaunes du gaz. Pour la première fois, Florent se sentait importun; il avait conscience de la façon malapprise dont il était tombé au milieu de ce monde gras, en maigre naïf; il s'avouait nettement qu'il dérangeait tout le quartier, qu'il devenait une gêne pour les Quenu, un cousin de contrebande, de mine par trop compromettante. Ces réflexions le rendaient fort triste, non pas qu'il eût remarqué chez son frère ou chez Lisa la moindre dureté; il souffrait de leur bonté même; il s'accusait de manquer de délicatesse en s'installant ainsi chez eux. Des doutes lui venaient. Le souvenir de la conversation dans la boutique, l'après-midi, lui causait un malaise vague. Il était comme envahi par cette odeur des viandes du comptoir, il se sentait glisser à une lâcheté molle et repue. Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d'inspecteur qu'on lui offrait. Cette pensée mettait en lui une grande lutte; il fallait qu'il se secouât pour retrouver ses roideurs de conscience. Mais un vent humide s'était levé, soufflant sous la rue couverte. Il reprit quelque calme et quelque certitude, lorsqu'il fut obligé de boutonner sa redingote. Le vent emportait de ses vêtements cette senteur grasse de la charcuterie, dont il était tout alangui.
Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. Le peintre, renfermé au fond de son paletot verdâtre, avait la voix sourde, pleine de colère. Il s'emporta contre la peinture, dit que c'était un métier de chien, jura qu'il ne toucherait de sa vie à un pinceau. L'après-midi, il avait crevé d'un coup de pied une tête d'étude qu'il faisait d'après cette gueuse de Cadine. Il était sujet à ces emportements d'artiste impuissant en face des oeuvres solides et vivantes qu'il rêvait. Alors, rien n'existait plus pour lui, il battait les rues, voyait noir, attendait le lendemain comme une résurrection. D'ordinaire, il disait qu'il se sentait gai le matin et horriblement malheureux le soir; chacune de ses journées était un long effort désespéré. Florent eut peine à reconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. Ils s'étaient déjà retrouvés à la charcuterie. Claude, qui connaissait l'histoire du déporté, lui avait serré la main, en lui disant qu'il était un brave homme. Il allait, d'ailleurs, très-rarement chez les Quenu.
-- Vous êtes toujours chez ma tante? dit Claude. Je ne sais pas comment vous faites pour rester au milieu de cette cuisine. Ça pue là dedans. Quand j'y passe une heure, il me semble que j'ai assez mangé pour trois jours. J'ai eu tort d'y entrer ce matin; c'est ça qui m'a fait manquer mon étude.
Et, au bout de quelques pas faits en silence:
-- Ah! les braves gens! reprit-il. Ils me font de la peine, tant ils se portent bien. J'avais songé à faire leurs portraits, mais je n'ai jamais su dessiner ces figures rondes où il n'y a pas d'os... Allez, ce n'est pas ma tante Lisa qui donnerait des coups de pied dans ses casseroles. Suis-je assez bête d'avoir crevé la tête de Cadine! Maintenant, quand j'y songe, elle n'était peut-être pas mal.
Alors, ils causèrent de la tante Lisa. Claude dit que sa mère ne voyait plus la charcutière depuis longtemps. Il donna à entendre que celle-ci avait quelque honte de sa soeur mariée à un ouvrier; d'ailleurs, elle n'aimait pas les gens malheureux. Quant à lui, il raconta qu'un brave homme s'était imaginé de l'envoyer au collège, séduit par les ânes et les bonnes femmes qu'il dessinait, dès l'âge de huit ans; le brave homme était mort, en lui laissant mille francs de rente, ce qui l'empêchait de mourir de faim.
-- N'importe, continua-t-il, j'aurais mieux aimé être un ouvrier... Tenez, menuisier, par exemple. Ils sont très-heureux, les menuisiers. Ils ont une table à faire, n'est-ce pas? ils la font, et ils se couchent, heureux d'avoir fini leur table, absolument satisfaits... Moi, je ne dors guère la nuit. Toutes ces sacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. Je n'ai jamais fini, jamais, jamais.
Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis, il essaya de rire. Il jurait, cherchait des mots orduriers, s'abîmait en pleine boue, avec la rage froide d'un esprit tendre et exquis qui doute de lui et qui rêve de se salir. Il finit par s'accroupir devant un des regards donnant sur les caves des Halles, où le gaz brûle éternellement. Là, dans ces profondeurs, il montra à Florent, Marjolin et Cadine qui soupaient tranquillement, assis sur une des pierres d'abatage des resserres aux volailles. Les gamins avaient des moyens à eux pour se cacher et habiter les caves, après la fermeture des grilles.
-- Hein! quelle brute, quelle belle brute! répétait Claude en parlant de Marjolin avec une admiration envieuse. Et dire que cet animal-là est heureux!... Quand ils vont avoir achevé leurs pommes, ils se coucheront ensemble dans un de ces grands paniers pleins de plumes. C'est une vie ça, au moins!... Ma foi, vous avez raison de rester dans la charcuterie; peut-être que ça vous engraissera.
Il partit brusquement. Florent remonta à sa mansarde, troublé par ces inquiétudes nerveuses qui réveillaient ses propres incertitudes. Il évita, le lendemain, de passer la matinée à la charcuterie; il fit une grande promenade le long des quais. Mais, au déjeuner, il fut repris par la douceur fondante de Lisa. Elle lui reparla de la place d'inspecteur à la marée, sans trop insister, comme d'une chose qui méritait réflexion. Il l'écoutait, l'assiette pleine, gagné malgré lui par la propreté dévote de la salle à manger; la natte mettait une mollesse sous ses pieds; les luisants de la suspension de cuivre, le jaune tendre du papier peint et du chêne clair des meubles, le pénétraient d'un sentiment d'honnêteté dans le bien-être, qui troublait ses idées du faux et du vrai. Il eut cependant la force de refuser encore, en répétant ses raisons, tout en ayant conscience du mauvais goût qu'il y avait à faire un étalage brutal de ses entêtements et de ses rancunes, eu un pareil lieu, Lisa ne se fâcha pas; elle souriait au contraire, d'un beau sourire qui embarrassait plus Florent que la sourde irritation de la veille. Au dîner, on ne causa que des grandes salaisons d'hiver, qui allaient tenir tout le personnel de la charcuterie sur pied.
Les soirées devenaient froides. Dès qu'on avait dîné, on passait dans la cuisine. Il y faisait très-chaud. Elle était si vaste, d'ailleurs, que plusieurs personnes y tenaient à l'aise, sans gêner le service, autour d'une table carrée, placée au milieu. Les murs de la pièce éclairée au gaz étaient recouverts de plaques de faïence blanches et bleues, à hauteur d'homme. À gauche, se trouvait le grand fourneau de fonte, percé de trois trous, dans lesquels trois marmites trapues enfonçaient leurs culs noirs de la suie du charbon de terre; au bout, une petite cheminée, montée sur un four et garnie d'un fumoir, servait pour les grillades; et, au-dessus du fourneau, plus haut que les écumoires, les cuillers, les fourchettes à longs manches, dans une rangée de tiroirs numérotés, s'alignaient les chapelures, la fine et la grosse, les mies de pain pour paner, les épices, le girofle, la muscade, les poivres. À droite, la table à hacher, énorme bloc de chêne appuyé contre la muraille, s'appesantissait, toute couturée et toute creusée; tandis que plusieurs appareils, fixés sur le bloc, une pompe à injecter, une machine à pousser, une hacheuse mécanique, mettaient là, avec leurs rouages et leurs manivelles, l'idée mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine de l'enfer. Puis, tout autour des murs, sur des planches, et jusque sous les tables, s'entassaient des pots, des terrines, des seaux, des plats, des ustensiles de fer-blanc, une batterie de casseroles profondes, d'entonnoirs élargis, des râteliers de couteaux et de couperets, des files de lardoires et d'aiguilles, tout un monde noyé dans la graisse. La graisse débordait, malgré la propreté excessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait les carreaux rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte du fourneau, polissait les bords de la table à hacher d'un luisant et d'une transparence de chêne verni. Et, au milieu de cette buée amassée goutte à goutte, de cette évaporation continue des trois marmites, où fondaient les cochons, il n'était certainement pas, du plancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse.
Les Quenu-Gradelle fabriquaient tout chez eux. Ils ne faisaient guère venir du dehors que les terrines des maisons renommées, les rillettes, les bocaux de conserve, les sardines, les fromages, les escargots. Aussi, dès septembre, s'agissait-il de remplir la cave, vidée pendant l'été. Les veillées se prolongeaient même après la fermeture de la boutique. Quenu, aidé d'Auguste et de Léon, emballait les saucissons, préparait les jambons, fondait les saindoux, faisait les lards de poitrine, les lards maigres, les lards à piquer. C'était un bruit formidable de marmites et de hachoirs, des odeurs de cuisine qui montaient dans la maison entière. Cela sans préjudice de la charcuterie courante, de la charcuterie fraîche, les pâtés de foie et de lièvre, les galantines, les saucisses et les boudins.
Ce soir-là, vers onze heures, Quenu, qui avait mis en train deux marmites de saindoux, dut s'occuper du boudin. Auguste l'aida. À un coin de la table carrée, Lisa et Augustine raccommodaient du linge; tandis que, devant elles, de l'autre côté de la table, Florent était assis, la face tournée vers le fourneau, souriant à la petite Pauline qui, montée sur ses pieds, voulait qu'il la fit « sauter en l'air. » Derrière eux, Léon hachait de la chair à saucisse, sur le bloc de chêne, à coups lents et réguliers.
Auguste alla d'abord chercher dans la cour deux brocs pleins de sang de cochon. C'était lui qui saignait à l'abattoir. Il prenait le sang et l'intérieur des bêtes, laissant aux garçons d'échaudoir le soin d'apporter, l'après-midi, les porcs tout préparés dans leur voiture. Quenu prétendait qu'Auguste saignait comme pas un garçon charcutier de Paris.
La vérité était qu'Auguste se connaissait à merveille à la qualité du sang; le boudin était bon, toutes les fois qu'il disait: « Le boudin sera bon. »
-- Eh bien, aurons-nous du bon boudin? demanda Lisa. Il déposa ses deux brocs, et, lentement:
-- Je le crois, madame Quenu, oui, je le crois... Je vois d'abord ça à la façon dont le sang coule. Quand je retire le couteau, si le sang part trop doucement, ce n'est pas un bon signe, ça prouve qu'il est pauvre...
-- Mais interrompit Quenu, c'est aussi selon comme le couteau a été enfoncé.
La face blême d'Auguste eut un sourire.
-- Non, non, répondit-il, j'enfonce toujours quatre doigts du couteau; c'est la mesure... Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c'est encore lorsque le sang coule et que je le reçois en le battant avec la main, dans le seau. Il faut qu'il soit d'une bonne chaleur, crémeux, sans être trop épais.
Augustine avait laissé son aiguille. Les yeux levés, elle regardait Auguste. Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains, prenait un air d'attention profonde. D'ailleurs, Lisa, et la petite Pauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt.
-- Je bats, je bats, je bats, n'est-ce pas? continua le garçon, en faisant aller sa main dans le vide, comme s'il fouettait une crème. Eh bien, quand je retire ma main et que je la regarde, il faut qu'elle soit comme graissée par le sang, de façon à ce que le gant rouge soit bien du même rouge partout... Alors, on peut dire sans se tromper: « Le boudin sera bon, »
Il resta un instant la main en l'air, complaisamment, l'attitude molle; cette main qui vivait dans des seaux de sang était toute rosé, avec des ongles vifs, au bout de la manche blanche. Quenu avait approuvé de la tête. Il y eut un silence. Léon hachait toujours. Pauline, qui était restée songeuse, remonta sur les pieds de son cousin, en criant de sa voix claire:
-- Dis, cousin, raconte-moi l'histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes.
Sans doute, dans cette tête de gamine, l'idée du sang des cochons avait éveillé celle « du monsieur mangé par les bêtes. » Florent ne comprenait pas, demandait quel monsieur. Lisa se mit à rire.
-- Elle demande l'histoire de ce malheureux, vous savez, cette histoire que vous avez dite un soir à Gavard. Elle l'aura entendue.
Florent était devenu tout grave. La petite alla prendre dans ses bras le gros chat jaune, l'apporta sur les genoux du cousin, en disant que Mouton, lui aussi, voulait écouter l'histoire. Mais Mouton sauta sur la table. Il resta là, assis, le dos arrondi, contemplant ce grand garçon maigre qui, depuis quinze jours, semblait être pour lui un continuel sujet de profondes réflexions. Cependant, Pauline se fâchait, elle tapait des pieds, elle voulait l'histoire. Comme elle était vraiment insupportable:
-- Eh! racontez-lui donc ce qu'elle demande, dit Lisa à Florent, elle nous laissera tranquille.
Florent garda le silence un instant encore. Il avait les yeux à terre. Puis, levant la tête lentement, il s'arrêta aux deux femmes qui tiraient leurs aiguilles, regarda Quenu et Auguste qui préparaient la marmite pour le boudin. Le gaz brûlait tranquille, la chaleur du fourneau était très-douce, toute la graisse de la cuisine luisait dans un bien-être de digestion large. Alors, il posa la petite Pauline sur l'un de ses genoux, et, souriant d'un sourire triste, s'adressant à l'enfant:
-- Il était une fois un pauvre homme. On l'envoya très-loin, très-loin, de l'autre côté de la mer... Sur le bateau qui l'emportait, il y avait quatre cents forçats avec lesquels on le jeta. Il dut vivre cinq semaines au milieu de ces bandits, vêtu comme eux de toile à voile, mangeant à leur gamelle. De gros poux le dévoraient, des sueurs terribles le laissaient sans force. La cuisine, la boulangerie, la machine du bateau, chauffaient tellement les faux-ponts, que dix des forçats moururent de chaleur. Dans la journée, on les faisait monter cinquante à la fois, pour leur permettre de prendre l'air de la mer; et, comme on avait peur d'eux, deux canons étaient braqués sur l'étroit plancher où ils se promenaient. Le pauvre homme était bien content, quand arrivait son tour. Ses sueurs se calmaient un peu. Il ne mangeait plus, il était très-malade. La nuit, lorsqu'on l'avait remis aux fers, et que le gros temps le roulait entre ses deux voisins, il se sentait lâche, il pleurait, heureux de pleurer sans être vu...
Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mains croisées dévotement.
-- Mais, interrompit-elle, ce n'est pas l'histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes... C'est une autre histoire, dis, mon cousin?
-- Attends, tu verras, répondit doucement Florent. J'y arriverai, à l'histoire du monsieur... Je te raconte l'histoire tout entière.
-- Ah! bien, murmura l'enfant d'un air heureux.
Pourtant elle resta pensive, visiblement préoccupée par quelque grosse difficulté qu'elle ne pouvait résoudre. Enfin, elle se décida.
-- Qu'est-ce qu'il avait donc fait, le pauvre homme, demanda-t-elle, pour qu'on le renvoyât et qu'on le mit dans le bateau?
Lisa et Augustine eurent un sourire. L'esprit de l'enfant les ravissait. Et Lisa, sans répondre directement, profita du la circonstance pour lui faire la morale; elle la frappa beaucoup, en lui disant qu'on mettait aussi dans le bateau les enfants qui n'étaient pas sages.
-- Alors, fit remarquer judicieusement Pauline, c'était bien fait, si le pauvre homme de mon cousin pleurait la nuit.
Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. Quenu n'avait pas entendu. Il venait de couper dans la marmite des rondelles d'oignon qui prenaient, sur le feu, des petites voix claires et aiguës de cigales pâmées de chaleur. Ça sentait très-bon. La marmite, lorsque Quenu y plongeait sa grande cuiller de bois, chantait plus fort, emplissant la cuisine de l'odeur pénétrante de l'oignon cuit. Auguste préparait, dans un plat, des gras de lard. Et le hachoir de Léon allait à coups plus vifs, raclant la table par moments pour ramener la chair à saucisse qui commençait à se mettre en pâte.
-- Quand on fut arrivé, continua Florent, on conduisit l'homme dans une île nommée l'île du Diable. Il était là avec d'autres camarades qu'on avait aussi chassés de leur pays. Tous furent très-malheureux. On les obligea d'abord à travailler comme des forçats. Le gendarme qui les gardait les comptait trois fois par jour, pour être bien sûr qu'il ne manquait personne. Plus tard, on les laissa libres de faire ce qu'ils voulaient; on les enfermait seulement la nuit, dans une grande cabane de bois, où ils dormaient sur des hamacs tendus entre deux barres. Au bout d'un an, ils allaient nu-pieds, et leurs vêtements étaient si déchirés, qu'ils montraient leur peau. Ils s'étaient construit des huttes avec des troncs d'arbre, pour s'abriter contre le soleil, dont la flamme brûle tout dans ce pays-là; mais les huttes ne pouvaient les préserver des moustiques qui, la nuit, les couvraient de boutons et d'enflures. Il en mourut plusieurs; les autres devinrent tout jaunes, si secs, si abandonnés, avec leurs grandes barbes, qu'ils faisaient pitié...
-- Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.
Et lorsqu'il tint le plat, il fit glisser doucement dans la marmite les gras de lard, en les délayant du bout de la cuiller. Les gras fondaient. Une vapeur plus épaisse monta du fourneau.
-- Qu'est ce qu'on leur donnait à manger? demanda la petite Pauline profondément intéressée.
-- On leur donnait du riz plein de vers et de la viande qui sentait mauvais, répondit Florent, dont la voix s'assourdissait. Il fallait enlever les vers pour manger le riz. La viande, rôtie et très-cuite, s'avalait encore; mais bouillie, elle puait tellement, qu'elle donnait souvent des coliques.
-- Moi, j'aime mieux être au pain sec, dit l'enfant après s'être consultée.
Léon, ayant fini de hacher, apporta la chair à saucisse dans un plat, sur la table carrée. Mouton, qui était resté assis, les yeux sur Florent, comme extrêmement surpris par l'histoire, dut se reculer un peu, ce qu'il fit de très-mauvaise grâce. Il se pelotonna, ronronnant, le nez sur la chair à saucisse. Cependant, Lisa paraissait ne pouvoir cacher son étonnement ni son dégoût; le riz plein de vers et la viande qui sentait mauvais lui semblaient sûrement des saletés à peine croyables, tout à fait déshonorantes pour celui qui les avait mangées. Et, sur son beau visage calme, dans le gonflement de son cou, il y avait une vague épouvante, eu face de cet homme nourri de choses immondes.
-- Non, ce n'était pas un lieu de délices, reprit-il, oubliant la petite Pauline, les yeux vagues sur la marmite qui fumait. Chaque jour des vexations nouvelles, un écrasement continu, une violation de toute justice, un mépris de la charité humaine, qui exaspéraient les prisonniers et les brûlaient lentement d'une fièvre de rancune maladive. On vivait en bête, avec le fouet éternellement levé sur les épaules. Ces misérables voulaient tuer l'homme... On ne peut pas oublier, non ce n'est pas possible. Ces souffrances crieront vengeance un jour.
Il avait baissé la voix, et les lardons qui sifflaient joyeusement dans la marmite la couvraient de leur bruit de friture bouillante. Mais Lisa l'entendait, effrayée de l'expression implacable que son visage avait prise brusquement. Elle le jugea hypocrite, avec cet air doux qu'il savait feindre.
Le ton sourd de Florent avait mis le comble au plaisir de Pauline. Elle s'agitait sur le genou du cousin, enchantée de l'histoire.
-- Et l'homme, et l'homme? murmurait-elle.
Florent regarda la petite Pauline, parut se souvenir, retrouva son sourire triste.
-- L'homme, dit-il, n'était pas content d'être dans l'île. Il n'avait qu'une idée, s'en aller, traverser la mer pour atteindre la côte, dont on voyait, par les beaux temps, la ligne blanche à l'horizon. Mais ce n'était pas commode. Il fallait construire un radeau. Comme des prisonniers s'étaient sauvés déjà, on avait abattu tous les arbres de l'île, afin que les autres ne pussent se procurer du bois. L'île était toute pelée, si nue, si aride sous les grands soleils, que le séjour en devenait plus dangereux et plus affreux encore. Alors l'homme eut l'idée, avec deux de ses camarades, de se servir des troncs d'arbres de leurs huttes. Un soir, ils partirent sur quelques mauvaises poutres qu'ils avaient liées avec des branches sèches. Le vent les portait vers la côte. Le jour allait paraître, quand leur radeau échoua sur un banc de sable, avec une telle violence, que les troncs d'arbres détachés furent emportés par les vagues. Les trois malheureux faillirent rester dans le sable; ils enfonçaient jusqu'à la ceinture; même il y en eut un qui disparut jusqu'au menton, et que les deux autres durent retirer. Enfin ils atteignirent un rocher, où ils avaient à peine assez de place pour s'asseoir. Quand le soleil se leva, ils aperçurent en face d'eux la côte, une barre de falaises grises tenant tout un côté de l'horizon. Deux, qui savaient nager, se décidèrent à gagner ces falaises. Ils aimaient mieux risquer de se noyer tout de suite que de mourir lentement de faim sur leur écueil. Ils promirent à leur compagnon de venir le chercher, lorsqu'ils auraient touché terre et qu'ils se seraient procuré une barque.
Ah! voilà, je sais maintenant! cria la petite Pauline, tapant de
joie dans ses mains. C'est l'histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes.
-- Ils purent atteindre la côte, poursuivit Florent; mais elle était déserte, ils ne trouvèrent une barque qu'au bout de quatre jours... Quand ils revinrent à recueil, ils virent leur compagnon étendu sur le dos, les pieds et les mains dévorés, la face rongée, le ventre plein d'un grouillement de crabes qui agitaient la peau des flancs, comme si un râle furieux eût traversé ce cadavre à moitié mangé et frais encore.
Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. Léon, qui préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace. Quenu s'arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées. Et il n'y avait que Pauline qui riait. Ce ventre, plein d'un grouillement de crabes, s'étalait étrangement au milieu de la cuisine, mêlait des odeurs suspectes aux parfums du lard et de l'oignon.
-- Passez-moi le sang! cria Quenu, qui, d'ailleurs, ne suivait pas l'histoire.
Auguste apporta les deux brocs. Et, lentement, il versa le sang dans la marmite, par minces filets rouges, tandis que Quenu le recevait, en tournant furieusement la bouillie qui s'épaississait. Lorsque les brocs furent vides, ce dernier, atteignant un à un les tiroirs, au-dessus du fourneau, prit des pincées d'épices. Il poivra surtout fortement.
-- Ils le laissèrent là, n'est-ce pas? demanda Lisa. Ils revinrent sans danger?
-- Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna, ils furent poussés en pleine mer. Une vague leur enleva une rame, et l'eau entrait à chaque souffle, si furieusement, qu'ils n'étaient occupés qu'à vider la barque avec leurs mains. Ils roulèrent, ainsi en face des côtes, emportés par une rafale, ramenés par la marée, ayant achevé leurs quelques provisions, sans une bouchée de pain. Cela dura trois jours.
-- Trois jours! s'écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans manger!
-- Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d'est les poussa enfin à terre, l'un d'eux était si affaibli, qu'il resta sur le sable toute une matinée. Il mourut le soir. Son compagnon avait vainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d'arbre.
À cet endroit, Augustine eut un léger rire; puis, confuse d'avoir ri, ne voulant pas qu'on pût croire qu'elle manquait de coeur:
-- Non, non, balbutia-t-elle, ce n'est pas de ça que je ris. C'est de Mouton... Regardez donc Mouton, madame.
Lisa, à son tour, s'égaya. Mouton, qui avait toujours sous le nez le plat de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodé et dégoûté par toute cette viande. Il s'était levé, grattant la table de la patte, comme pour couvrir le plat, avec la hâte des chats qui veulent enterrer leurs ordures. Puis il tourna le dos au plat, il s'allongea sur le flanc, en s'étirant, les yeux demi-clos, la tête roulée dans une caresse béate. Alors tout le monde complimenta Mouton; on affirma que jamais il ne volait, qu'on pouvait laisser la viande à sa portée. Pauline racontait très-confusément qu'il lui léchait les doigts et qu'il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.
Mais Lisa revint à la question de savoir si l'on peut rester trois jours sans manger. Ce n'était pas possible.
-Non! dit-elle, je ne crois pas ça... D'ailleurs, il n'y a personne qui soit resté trois jours sans manger. Quand on dit: « Un tel crève de faim, » c'est une façon de parler. On mange toujours, plus ou moins... Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus.
Elle allait dire sans doute « des canailles sans aveu; » mais elle se retint, en regardant Florent. Et la moue méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrément que les gredins seuls jeûnaient de cette façon désordonnée. Un homme capable d'être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles.
Florent étouffait maintenant. En face de lui, le fourneau, dans lequel Léon venait de jeter plusieurs pelletées de charbon, ronflait comme un chantre dormant au soleil. La chaleur devenait très-forte. Auguste, qui s'était chargé des marmites de saindoux, les surveillait, tout en sueur; tandis que, s'épongeant le front avec sa manche, Quenu attendait que le sang se fût bien délayé. Un assoupissement de nourriture, un air chargé d'indigestion flottait.
-- Quand l'homme eut enterré son camarade dans le sable, reprit Florent lentement, il s'en alla seul, droit devant lui. La Guyane hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupé de fleuves et de marécages. L'homme marcha pendant plus de huit jours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, il sentait la mort qui l'attendait. Souvent, l'estomac tenaillé par la faim, il n'osait mordre aux fruits éclatants qui pendaient des arbres; il avait peur de ces baies aux reflets métalliques, dont les bosses noueuses suaient le poison. Pendant des journées entières, il marchait sous des voûtes de branches épaisses, sans apercevoir un coin de ciel, au milieu d'une ombre verdâtre, toute pleine d'une horreur vivante. De grands oiseaux s'envolaient sur sa tête, avec un bruit d'ailes terrible et des cris subits qui ressemblaient à des râles de mort; des sauts de singes, des galops de bêtes traversaient les fourrés, devant lui, pliant les tiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup de vent; et c'était surtout les serpents qui le glaçaient, quand il posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu'il voyait des tètes minces filer entre les enlacements monstrueux des racines. Certains coins, les coins d'ombre humide, grouillaient d'un pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés, tigrés, pareils à des herbes mortes, brusquement réveillées et fuyantes. Alors, il s'arrêtait, il cherchait une pierre pour sortir de cette terre molle où il enfonçait; il restait là des heures, avec l'épouvante de quelque boa, entrevu au fond d'une clairière, la queue roulée, la tête droite, se balançant comme un tronc énorme, taché de plaques d'or. La nuit, il dormait sur les arbres, inquiété par le moindre frôlement, croyant entendre des écailles sans fin glisser dans les ténèbres. Il étouffait sous ces feuillages interminable; l'ombre y prenait une chaleur renfermée de fournaise, une moiteur d'humidité, une sueur pestilentielle, chargée des arômes rudes des bois odorants et des fleurs puantes. Puis, lorsqu'il se dégageait enfin, lorsque, au bout de longues heures de marche, il revoyait le ciel, l'homme se trouvait en face de larges rivières qui lui barraient la route; il les descendait, surveillant les échines grises des caïmans, fouillant du regard les herbes charriées, passant à la nage, quand il avait trouvé des eaux plus rassurantes. Au delà, les forêts recommençaient. D'autres fois, c'était de vastes plaines grasses, des lieues couvertes d'une végétation drue, bleuies de loin en loin du miroir clair d'un petit lac. Alors, l'homme faisait un grand détour, il n'avançait plus qu'en tâtant le terrain, ayant failli mourir, enseveli sous une de ces plaines riantes qu'il entendait craquer à chaque pas. L'herbe géante, nourrie par l'humus amassé, recouvre des marécages empestés, des profondeurs de boue liquide; et il n'y a, parmi les nappes de verdure, s'allongeant sur l'immensité glauque, jusqu'au bord de l'horizon, que d'étroites jetées de terre ferme, qu'il faut connaître si l'on ne veut pas disparaître à jamais. L'homme, un soir, s'était enfoncé jusqu'au ventre. À chaque secousse qu'il tentait pour se dégager, la boue semblait monter à sa bouche. Il resta tranquille pendant près de deux heures. Comme la lune se levait, il put heureusement saisir une branche d'arbre, au-dessus de sa tête. Le jour où il arriva à une habitation, ses pieds et ses mains saignaient, meurtris, gonflés par des piqûres mauvaises. Il était si pitoyable, si affamé, qu'on eut peur de lui. On lui jeta à manger à cinquante pas de la maison, pendant que le maître gardait sa porte avec un fusil.
Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. Il semblait ne plus parler que pour lui. La petite Pauline, que le sommeil prenait, s'abandonnait, la tête renversée, faisant des efforts pour tenir ouverts ses yeux émerveillés. Et Quenu se fâchait.
-- Mais, animal! criait-t-il à Léon, tu ne sais donc pas tenir un boyau... Quand tu me regarderas! Ce n'est pas moi qu'il faut regarder, c'est le boyau... Là, comme cela. Ne bouge plus, maintenant.
Léon, de la main droite, soulevait un long bout de boyau vide, dans l'extrémité duquel un entonnoir très-évasé était adapté; et, de la main gauche, il enroulait le boudin autour d'un bassin, d'un plat rond de métal, à mesure que le charcutier emplissait l'entonnoir à grandes cuillerées. La bouillie coulait, toute noire et toute fumante, gonflant peu à peu le boyau, qui retombait ventru, avec des courbes molles. Comme Quenu avait retiré la marmite du feu, ils apparaissaient tous deux, lui et Léon, l'enfant, d'un profil mince, lui, d'une face large, dans l'ardente lueur du brasier, qui chauffait leurs visages pâles et leurs vêtements blancs d'un ton rose.
Lisa et Augustine s'intéressaient à l'opération, Lisa surtout, qui gronda à son tour Léon, parce qu'il pinçait trop le boyau avec les doigts, ce qui produisait des noeuds, disait-elle. Quand le boudin fut emballé, Quenu le glissa doucement dans une marmite d'eau bouillante. Il parut tout soulagé, il n'avait plus qu'à le laisser cuire.
-- Et l'homme, et l'homme? murmura de nouveau Pauline, rouvrant les yeux, surprise de ne plus entendre le cousin parler.
Florent la berçait sur son genou, ralentissant encore son récit, le murmurant comme un chant de nourrice.
-- L'homme, dit-il, parvint à une grande ville. On le prit d'abord pour un forçat évadé; il fut retenu plusieurs mois en prison... Puis on le relâcha, il fit toutes sortes de métiers, tint des comptes, apprit à lire aux enfants; un jour même, il entra, comme homme de peine, dans des travaux de terrassement... L'homme rêvait toujours de revenir dans son pays. Il avait économisé l'argent nécessaire, lorsqu'il eut la fièvre jaune. On le crut mort, on s'était partagé ses habits; et quand il en réchappa, il ne retrouva pas même une chemise... Il fallut recommencer. L'homme était très-malade. Il avait peur de rester là-bas... Enfin, l'homme put partir, l'homme revint.
La voix avait baissé de plus en plus. Elle mourut, dans un dernier frisson des lèvres. La petite Pauline dormait, ensommeillée par la fin de l'histoire, la tête abandonnée sur l'épaule du cousin. Il la soutenait du bras, il la berçait encore du genou, insensiblement, d'une façon douce. Et, comme on ne faisait plus attention à lui, il resta là, sans bouger, avec cette enfant endormie.
C'était le grand coup de feu, comme disait Quenu. Il retirait le boudin de la marmite. Pour ne point crever ni nouer les bouts ensemble, il les prenait avec un bâton, les enroulait, les portait dans la cour, où ils devaient sécher rapidement sur des claies. Léon l'aidait, soutenait les bouts trop longs. Ces guirlandes de boudin, qui traversaient la cuisine, toutes suantes, laissaient des traînées d'une fumée forte qui achevaient d'épaissir l'air. Auguste, donnant un dernier coup d'oeil à la fonte du saindoux, avait, de son côté, découvert les deux marmites, où les graisses bouillaient lourdement, en laissant échapper, de chacun de leurs bouillons crevés, une légère explosion d'âcre vapeur. Le flot gras avait monté depuis le commencement de la veillée; maintenant il noyait le gaz, emplissait la pièce, coulait partout, mettant dans un brouillard les blancheurs roussies de Quenu et de ses deux garçons. Lisa et Augustine s'étaient levées. Tous soufflaient comme s'ils venaient de trop manger.
Augustine monta sur ses bras Pauline endormie. Quenu, qui aimait à fermer lui-même la cuisine, congédia Auguste et Léon, en disant qu'il rentrerait le boudin. L'apprenti se retira très-rouge; il avait glissé dans sa chemise près d'un mètre de boudin, qui devait le griller. Puis, les Quenu et Florent, restés seuls, gardèrent le silence. Lisa, debout, mangeait un morceau de boudin tout chaud, qu'elle mordait à petits coups de dents, écartant ses belles lèvres pour ne pas les brûler; et le bout noir s'en allait peu à peu dans tout ce rose.
-- Ah bien! dit-elle, la Normande a eu tort d'être mal polie... Il est bon, aujourd'hui, le boudin.
On frappa à la porte de l'allée, Gavard entra. Il restait tous les soirs chez monsieur Lebigre jusqu'à minuit. Il venait pour avoir une réponse définitive, au sujet de la place d'inspecteur à la marée.
-- Vous comprenez, expliqua-t-il, monsieur Verlaque ne peut attendre davantage, il est vraiment trop malade... Il faut que Florent se décide. J'ai promis de donner une réponse demain, à la première heure.
-- Mais Florent accepte, répondit tranquillement Lisa, en donnant un non veau coup de dents dans son boudin.
Florent, qui n'avait pas quitté sa chaise, pris d'un étrange accablement, essaya vainement de se lever et de protester.
-- Non, non, reprit la charcutière, c'est chose entendue... Voyons, mon cher Florent, vous avez assez souffert. Ça fait frémir, ce que vous racontiez tout à l'heure. Il est temps que vous vous rangiez. Vous appartenez à une famille honorable, vous avez reçu de l'éducation, et c'est peu convenable vraiment, de courir les chemins, en véritable gueux... À votre âge, les enfantillages ne sont plus permis... Vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera, on vous les pardonnera. Vous rentrerez dans votre classe, dans la classe des honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde, enfin.
Florent l'écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. Elle avait raison, sans doute. Elle était si saine, si tranquille, qu'elle ne pouvait vouloir le mal. C'était lui, le maigre, le profil noir et louche, qui devait être mauvais et rêver des choses inavouables. Il ne savait plus pourquoi il avait résisté jusque-là.
Mais elle continua, abondamment, le gourmandant comme un petit garçon qui a fait des fautes et qu'on menace des gendarmes. Elle était très-maternelle, elle trouvait des raisons très-convaincantes. Puis, comme dernier argument:
-- Faites-le pour nous, Florent, dit-elle. Nous tenons une certaine position dans le quartier, qui nous force à beaucoup de ménagements...J'ai peur qu'on ne jase, la, entre nous. Cette place arrangera tout, vous serez quelqu'un, même vous nous ferez honneur.
Elle devenait caressante. Une plénitude emplissait Florent; il était comme pénétré par cette odeur de la cuisine, qui le nourrissait de toute la nourriture dont l'air était chargé; il glissait à la lâcheté heureuse de cette digestion continue du milieu gras où il vivait depuis quinze jours. C'était, à fleur de peau, mille chatouillements de graisse naissante, un lent envahissement de l'être entier, une douceur molle et boutiquière. À cette heure avancée de la nuit, dans la chaleur de cette pièce, ses âpretés, ses volontés se fondaient en lui; il se sentait si alangui par cette soirée calme, par les parfums du boudin et du saindoux, par cette grosse Pauline endormie sur ses genoux, qu'il se surprit à vouloir passer d'autres soirées semblables, des soirées sans fin, qui l'engraisseraient. Mais ce fut surtout Mouton qui le détermina. Mouton dormait profondément, le ventre en l'air, une patte sur son nez, la queue ramenée contre ses flancs comme pour lui servir d'édredon; et il donnait avec un tel bonheur de chat, que Florent murmura, en le regardant:
-- Non! c'est trop bête, à la fin... J'accepte. Dites que j'accepte, Gavard.
Alors, Lisa acheva son boudin, s'essuyant les doigts, doucement, au bord de son tablier. Elle voulut préparer le bougeoir de son beau-frère, pendant que Gavard et Quenu le félicitaient de sa détermination. Il fallait faire une fin après tout; les casse-cou de la politique ne nourrissent pas. Et elle, debout, le bougeoir allumé, regardait Florent d'un air satisfait, avec sa belle face tranquille de vache sacrée.
III
Trois jours plus tard, les formalités étaient faites, la préfecture
acceptait Florent des mains de monsieur Verlaque, presque les yeux
fermés, à simple titre de remplaçant, d'ailleurs. Gavard avait voulu
les accompagner. Quand il se retrouva seul avec Florent, sur le
trottoir, il lui donna des coups de coude dans les côtes, riant sans
rien dire, avec des clignements d'yeux goguenards. Les sergents de
ville qu'il rencontra sur le quai de l'Horloge lui parurent sans doute
très-ridicules; car, en passant devant eux, il eut un léger renflement
de dos, une moue d'homme qui se retient pour ne pas éclater au nez des
gens.
Dès le lendemain, monsieur Verlaque commença à mettre le nouvel inspecteur au courant de la besogne. Il devait, pendant quelques matinées, le guider au milieu du monde turbulent qu'il allait avoir à surveiller. Ce pauvre Verlaque, comme le nommait Gavard, était un petit homme pâle, toussant beaucoup, emmaillotté de flanelle, de foulards, de cache nez, se promenant dans l'humidité fraîche et dans les eaux courantes de la poissonnerie, avec des jambes maigres d'enfant maladif.
Le premier matin, lorsque Florent arriva à sept heures, il se trouva perdu, les yeux effarés, la tête cassée. Autour des neuf bancs de criée, rôdaient déjà des revendeuses, tandis que les employés arrivaient avec leurs registres, et que les agents des expéditeurs, portant en sautoir des gibecières de cuir, attendaient la recette, assis sur des chaises renversées, contre les bureaux de vente. On déchargeait, on déballait la marée, dans l'enceinte fermée des bancs, et jusque sur les trottoirs. C'était, le long du carreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivage continu de caisses et de paniers, des sacs de moules empilés laissant couler des rigoles d'eau. Les compteurs-verseurs, très-affairés, enjambant les tas, arrachaient d'une poignée la paille des bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement; et, sur les larges mannes rondes, en un seul de coup de main, ils distribuaient les lots, leur donnaient une tournure avantageuse. Quand les mannes s'étalèrent, Florent put croire qu'un banc de poissons venait d'échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avec les nacres rosés, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l'Océan.
Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, où dort la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré: les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, les limandes, bêtes communes, d'un gris sale, aux taches blanchâtres; les congres, ces grosses couleuvres d'un bleu de vase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu'elles semblent ramper, vivantes encore; les raies élargies, à ventre pâle bordé de rouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les noeuds saillants de l'échine, se marbrent, jusqu'aux baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin, d'une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine; les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes rondes, leurs bouches largement fendues d'idoles chinoises, leurs courtes ailes de chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leurs abois les trésors des grottes marines. Puis, venaient les beaux poissons, isolés, un sur chaque plateau d'osier: les saumons, d'argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burin dans le poli du métal; les mulets, d'écailles plus fortes, de ciselures plus grossières; les grands turbots, les grandes barbues, d'un grain serré et blanc comme du lait caillé; les thons, lisses et vernis, pareils à des sacs de cuir noirâtre; les bars arrondis, ouvrant une bouche énorme, faisant songer à quelque âme trop grosse, rendue à pleine gorge, dans la stupéfaction de l'agonie. Et, de toutes parts, les soles, par paires, grises ou blondes, pullulaient; les équilles minces, raidies, ressemblaient à des rognures d'étain; les harengs, légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, la meurtrissure de leurs ouïes saignantes; les dorades grasses se teintaient d'une pointe de carmin, tandis que les maquereaux, dorés, le dos strié de brunissures verdâtres, faisaient luire la nacre changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, à ventres blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queues rayonnantes, épanouissaient d'étranges floraisons, panachées de blanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougets de roche, à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins, des caisses de merlans aux reflets d'opale, des paniers d'éperlans, de petits paniers propres, jolis comme des paniers de fraises, qui laissaient échapper une odeur puissante de violette. Cependant, les crevettes roses, les crevettes grises, dans des bourriches, mettaient, au milieu de la douceur effacée de leurs tas, les imperceptibles boutons de jais de leurs milliers d'yeux; les langoustes épineuses, les homards tigrés de noir, vivants encore, se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient.
Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque, Une barre de soleil, tombant du haut vitrage de la rue couverte, vint allumer ces couleurs précieuses, lavées et attendries par la vague, irisées et fondues dans les tons de chair des coquillages, l'opale des merlans, la nacre des maquereaux, l'or des rougets, la robe lamée des harengs, les grandes pièces l'argenterie des saumons. C'était comme les écrins, vidés à terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et bizarres, un ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, de bijoux barbares, dont l'usage échappait. Sur le dos des raies et des chiens de mer, de grosses pierres sombres, violâtres, verdâtres, s'enchâssaient dans un métal noirci; et les minces barres des équilles, les queues et les nageoires des éperlans, avaient des délicatesses de bijouterie fine.
Mais ce qui montait à la face de Florent, c'était un souffle frais, un vent de mer qu'il reconnaissait, amer et salé. Il se souvenait des côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée. Il lui semblait qu'une baie était là, quand l'eau se retire et que les algues fument au soleil; les roches mises à nu s'essuient, le gravier exhale une haleine forte de marée. Autour de lui, le poisson, d'une grande fraîcheur, avait un bon parfum, ce parfum un peu âpre et irritant qui déprave l'appétit.
Monsieur Verlaque toussa. L'humidité le pénétrait, il se serrait plus étroitement dans son cache-nez.
-- Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d'eau douce.
Là, du côté du pavillon aux fruits, et le dernier vers la rue Rambuteau, le banc de la criée est entouré de deux viviers circulaires, séparés en cases distinctes par des grilles de fonte. Des robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filets d'eau. Dans chaque case, il y a des grouillements confus d'écrevisses, des nappes mouvantes de dos noirâtres de carpes, des noeuds vagues d'anguilles, sans cesse dénoués et renoués. Monsieur Verlaque fut repris d'une toux opiniâtre. L'humidité était plus fade, une odeur molle de rivière, d'eau tiède endormie sur le sable.
L'arrivage des écrevisses d'Allemagne, en boîtes et en paniers, était très-fort ce matin-là. Les poissons blancs de Hollande et d'Angleterre encombraient aussi le marché. On déballait les carpes du Rhin, mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques, et dont les plaques d'écailles ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés; les grands brochets, allongeant leurs becs féroces, brigands des eaux, rudes, d'un gris de fer; les tanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge taché de vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sévères, les mannes de goujons et de perches, les lots de truites, les tas d'ablettes communes, de poissons plats pêchés à l'épervier, prenaient des blancheurs vives, des échines bleuâtres d'acier peu à peu amollies dans la douceur transparente des ventres; et de gros barbillons, d'un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumière de cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers, on versait des sacs de jeunes carpes; les carpes tournaient sur elles-mêmes, restaient un instant à plat, puis filaient, se perdaient. Des paniers de petites anguilles se vidaient d'un bloc, tombaient au fond des cases comme un seul noeud de serpents; tandis que les grosses, celles qui avaient l'épaisseur d'un bras d'enfant, levant la tête, se glissaient d'elles-mêmes sous l'eau, du jet souple des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Et couchés sur l'osier sali des mannes, des poissons dont le râle durait depuis le matin, achevaient longuement de mourir, au milieu du tapage des criées; ils ouvraient la bouche, les flancs serrés, comme pour boire l'humidité de l'air, et ces hoquets silencieux, toutes les trois secondes, bâillaient démesurément.
Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de la marée. Il le promenait, lui donnait des détails très-compliqués. Aux trois côtés intérieurs du pavillon, autour des neuf bureaux, des flots de foule s'étaient massés, qui faisaient sur chaque bord des tas de têtes moutonnantes, dominées par des employés, assis et haut perchés, écrivant sur des registres.
-- Mais, demanda Florent, est-ce que ces employés appartiennent tous aux facteurs?
Alors, monsieur Verlaque, faisant le tour par le trottoir, l'amena dans l'enceinte d'un des bancs de criée. Il lui expliqua les cases et le personnel du grand bureau de bois jaune, puant le poisson, maculé parles éclaboussures des mannes. Tout en haut, dans la cabine vitrée, l'agent des perceptions municipales prenait les chiffres des enchères. Plus bas, sur des chaises élevées, les poignets appuyés à d'étroits pupitres, étaient assises les deux femmes qui tenaient les tablettes de vente pour le compte du facteur. Le banc est double; de chaque côté, à un bout de la table de pierre qui s'allonge devant le bureau, un crieur posait les mannes, mettait à prix les lots et les grosses pièces; tandis que la tablettière, au-dessus de lui, la plume aux doigts, attendait l'adjudication. Et il lui montra, en dehors de l'enceinte, en face, dans une autre cabine de bois jaune, la caissière, une vieille et énorme femme, qui rangeait des piles de sous et de pièces de cinq francs.
-- Il y a deux contrôles, disait-il, celui de la préfecture de la Seine et celui de la préfecture de police. Cette dernière, qui nomme les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller. L'administration de la Ville, de son côté, entend assister à des transactions qu'elle frappe d'une taxe.
Il continua de sa petite voix froide, racontant tout au long la querelle des deux préfectures. Florent ne l'écoutait guère. Il regardait la tablettière qu'il avait en face de lui, sur une des hautes chaises. C'était une grande fille brune, de trente ans, avec de gros yeux noirs, l'air très-posé; elle écrivait, les doigts allongés, en demoiselle qui a reçu de l'instruction.
Mais son attention fut détournée par le glapissement du crieur, qui mettait un magnifique turbot aux enchères.
-- Il y a marchand à trente francs!... à trente francs! à trente francs!
Il répétait ce chiffre sur tous les tons, montant une gamme étrange, pleine de soubresauts. Il était bossu, la face de travers, les cheveux ébouriffés, avec un grand tablier bleu à bavette. Et le bras tendu, violemment, les yeux jetant des flammes:
-- Trente-un! trente-deux! trente-trois! trente-trois cinquante!...
trente-trois cinquante!...
Il reprit haleine, tournant la manne, l'avançant sur la table de pierre, tandis que des poissonnières se penchaient, touchaient le turbot, légèrement, du bout du doigt. Puis, il repartit, avec une furie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur, surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussements de sourcils, les avancements de lèvres, les clignements d'yeux; et cela avec une telle rapidité, un tel bredouillement, que Florent, qui ne pouvait le suivre, resta déconcerté quand le bossu, d'une voix plus chantante, psalmodia d'un ton de chantre qui achève un verset:
-- Quarante-deux! quarante-deux!... à quarante-deux francs le turbot!
C'était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère. Florent la reconnut, sur la ligne des poissonnières, rangées contre les tringles de fer qui fermaient l'enceinte de la criée. La matinée était fraîche. Il y avait là une file de palatines, un étalage de grands tabliers blancs, arrondissant des ventres, des gorges, des épaules énormes. Le chignon haut, tout garni de frisons, la chair blanche et délicate, la belle Normande montrait son noeud de dentelle, au milieu des tignasses crépues, coiffées d'un foulard, des nez d'ivrognesses, des bouches insolemment fendues, des faces égueulées comme des pots cassés. Elle aussi reconnut le cousin de madame Quenu, surprise de le voir là, au point d'en chuchoter avec ses voisines.
Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonça à ses explications. Sur le carreau, des hommes annonçaient les grands poissons, avec des cris prolongés qui semblaient sortir de porte-voix gigantesques; un surtout qui hurlait: « La moule! la moule! » d'une clameur rauque et brisée, dont les toitures des Halles tremblaient. Les sacs de moules, renversés, coulaient dans des paniers; on en vidait d'autres à la pelle. Les mannes défilaient, les raies, les soles, les maquereaux, les congres, les saumons, apportés et remportés par les compteurs-verseurs, au milieu des bredouillements qui redoublaient, et de l'écrasement des poissonnières qui faisaient craquer les barres de fer. Le crieur, le bossu, allumé, battant l'air de ses bras maigres, tendait les mâchoires en avant. À la fin, il monta sur un escabeau, fouetté par les chapelets de chiffres qu'il lançait à toute volée, la bouche tordue, les cheveux en coup de vent, n'arrachant plus à son gosier séché qu'un sifflement inintelligible. En haut, l'employé des perceptions municipales, un petit vieux tout emmitouflé dans un collet de faux astrakan, ne montrait que son nez, sous sa calotte de velours noir; et la grande tablettière brune, sur sa haute chaise de bois, écrivait paisiblement, les yeux calmes dans sa face un peu rougie par le froid, sans seulement battre des paupières, aux bruits de crécelle du bossu, qui montaient le long de ses jupes.
-- Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque en souriant. C'est le meilleur crieur du marché... Il vendrait des semelles de bottes pour des paires de soles.
Il revint avec Florent dans le pavillon. En passant de nouveau devant la criée du poisson d'eau douce, où les enchères étaient plus froides, il lui dit que cette vente baissait, que la pêche fluviale en France se trouvait fort compromise. Un crieur, de mine blonde et chafouine, sans un geste, adjugeait d'une voix monotone des lots d'anguilles et d'écrevisses; tandis que, le long des viviers, les compteurs-verseurs allaient, pêchant avec des filets à manches courts.
Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente. Monsieur Verlaque remplissait en toute conscience son rôle d'instructeur, s'ouvrant un passage à coups de coude, continuant à promener son successeur au plus épais des enchères. Les grandes revendeuses étaient là, paisibles, attendant les belles pièces, chargeant sur les épaules des porteurs les thons, les turbots, les saumons. À terre, les marchandes des rues se partageaient des mannes de harengs et de petites limandes, achetées en commun. Il y avait encore des bourgeois, quelques rentiers des quartiers lointains, venus à quatre heures du matin pour faire l'emplette d'un poisson frais, et qui finissaient par se laisser adjuger tout un lot énorme, quarante à cinquante francs de marée, qu'ils mettaient ensuite la journée entière à céder aux personnes de leurs connaissances. Des poussées enfonçaient brusquement des coins de foule. Une poissonnière trop serrée, se dégagea, les poings levés, le cou gonflé d'ordures. Puis, des murs compactes se formaient. Alors, Florent qui étouffait, déclara qu'il avait assez vu, qu'il avait compris.
Comme monsieur Verlaque l'aidait à se dégager, ils se trouvèrent face à face avec la belle Normande. Elle resta plantée devant eux; et, de son air de reine:
-- Est-ce que c'est bien décidé, monsieur Verlaque, vous nous quittez?
-- Oui, oui, répondit le petit homme. Je vais me reposer à la campagne, à Clamart. Il paraît que l'odeur du poisson me fait mal... Tenez, voici monsieur qui me remplace.
Il s'était tourné, en montrant Florent. La belle Normande fut suffoquée. Et comme Florent s'éloignait, il crut l'entendre murmurer à l'oreille de ses voisines, avec des rires étouffés: « Ah bien! nous allons nous amuser, alors! »
Les poissonnières faisaient leur étalage. Sur tous les bancs de marbre, les robinets des angles coulaient à la fois, à grande eau. C'était un bruit d'averse, un ruissellement de jets roides qui sonnaient et rejaillissaient; et du bord des bancs inclinés, de grosses gouttes filaient, tombant avec un murmure adouci de source, s'éclaboussant dans les allées, où de petits ruisseaux couraient, emplissaient d'un lac certains trous, puis repartaient en mille branches, descendaient la pente, vers la rue Rambuteau. Une buée d'humidité montait, une poussière de pluie, qui soufflait au visage de Florent cette haleine fraîche, ce vent de mer qu'il reconnaissait, amer et salé; tandis qu'il retrouvait, dans les premiers poissons étalés, les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l'Océan.
Cette première matinée le laissa très-hésitant. Il regrettait d'avoir cédé à Lisa. Dès le lendemain, échappé à la somnolence grasse de la cuisine, il s'était accusé de lâcheté avec une violence qui avait presque mis des larmes dans ses yeux. Mais il n'osa revenir sur sa parole, Lisa l'effrayait un peu; il voyait le pli de ses lèvres, le reproche muet de son beau visage. Il la traitait en femme trop sérieuse et trop satisfaite pour être contrariée. Gavard, heureusement, lui inspira une idée qui le consola. Il le prit à part, le soir même du jour où monsieur Verlaque l'avait promené au milieu des criées, lui expliquant, avec beaucoup de réticences, que « ce pauvre diable » n'était pas heureux. Puis, après d'autres considérations sur ce gredin de gouvernement qui tuait ses employés à la peine, sans leur assurer seulement de quoi mourir, il se décida à faire entendre qu'il serait charitable d'abandonner une partie des appointements à l'ancien inspecteur. Florent accueillit cette idée avec joie.
C'était trop juste, il se considérait comme le remplaçant intérimaire de monsieur Verlaque; d'ailleurs, lui, n'avait besoin de rien, puisqu'il couchait et qu'il mangeait chez son frère. Gavard ajouta que, sur les cent cinquante francs mensuels, un abandon de cinquante francs lui paraissait très-joli; et, en baissant la voix, il fit remarquer que ça ne durerait pas longtemps, car le malheureux était vraiment poitrinaire jusqu'aux os. Il fut convenu que Florent verrait la femme, s'entendrait avec elle, pour ne pas blesser le mari. Cette bonne action le soulageait, il acceptait maintenant l'emploi avec une pensée de dévouement, il restait dans le rôle de toute sa vie. Seulement, il fit jurer au marchand de volailles de ne parler à personne de cet arrangement. Comme celui-ci avait aussi une vague terreur de Lisa, il garda le secret, chose très-méritoire.
Alors, toute la charcuterie fut heureuse. La belle Lisa se montrait très-amicale pour son beau-frère; elle l'envoyait se coucher de bonne heure, afin qu'il pût se lever matin; elle lui tenait son déjeuner bien chaud; elle n'avait plus honte de causer avec lui sur le trottoir, maintenant qu'il portait une casquette galonnée. Quenu, ravi de ces bonnes dispositions, ne s'était jamais si carrément attablé, le soir, entre son frère et sa femme. Le dîner se prolongeait souvent jusqu'à neuf heures, pendant qu'Augustine restait au comptoir. C'était une longue digestion, coupée des histoires du quartier, des jugements positifs portés par la charcutière sur la politique. Florent devait dire comment avait marché la vente de la marée. Il s'abandonnait peu à peu, arrivait à goûter la béatitude de cette vie réglée. La salle à manger jaune clair avait une netteté et une tiédeur bourgeoises qui l'amollissaient dès le seuil. Les bons soins de la belle Lisa mettaient autour de lui un duvet chaud, où tous ses membres enfonçaient. Ce fut une heure d'estime et de bonne entente absolues.
Mais Gavard jugeait l'intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi. Il pardonnait à Lisa ses tendresses pour l'empereur, parce que, disait-il, il ne faut jamais causer politique avec les femmes, et que la belle charcutière était, après tout, une femme très-honnête qui faisait aller joliment son commerce. Seulement, par goût, il préférait passer ses soirées chez monsieur Lebigre, où il retrouvait tout un petit groupe d'amis qui avaient ses opinions. Quand Florent fut nommé inspecteur de la marée, il le débaucha, il l'emmena pendant des heures, le poussant à vivre en garçon, maintenant qu'il avait une place.
Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d'un luxe tout moderne. Placé à l'encoignure droite de la rue Pirouette, sur la rue Rambuteau, flanqué de quatre petits pins de Norwége dans des caisses peintes en vert, il faisait un digne pendant à la grande charcuterie des Quenu-Gradelle. Les glaces claires laissaient voir la salle, ornée de guirlandes de feuillages, de pampres et de grappes, sur un fond vert tendre. Le dallage était blanc et noir, à grands carreaux. Au fond, le trou béant de la cave s'ouvrait sous l'escalier tournant, à draperie rouge, qui menait au billard du premier étage. Mais le comptoir surtout, à droite, était très riche, avec son large reflet d'argent poli. Le zinc retombant sur le soubassement de marbre blanc et rouge, en une haute bordure gondolée, l'entourait d'une moire, d'une nappe de métal, comme un maître-autel chargé de ses broderies. À l'un des bouts, les théières de porcelaine pour le vin chaud et le punch, cerclées de cuivre, dormaient sur le fourneau à gaz; à l'autre bout, une fontaine de marbre, très-élevée, très-sculptée, laissait tomber perpétuellement dans une cuvette un fil d'eau si continu, qu'il semblait immobile; et, au milieu, au centre des trois pentes du zinc, se creusait un bassin à rafraîchir et à rincer, où des litres entamés alignaient leurs cols verdâtres. Puis, l'armée des verres, rangée par bandes, occupait les deux côtés: les petits verres pour l'eau-de-vie, les gobelets épais pour les canons, les coupes pour les fruits, les verres à absinthe, les choppes, les grands verres à pied, tous renversés, le cul en l'air, reflétant dans leur pâleur les luisants du comptoir. Il y avait encore, à gauche, une urne de melchior montée sur un pied qui servait de tronc; tandis que, à droite, une urne semblable se hérissait d'un éventail de petites cuillers.
D'ordinaire, monsieur Lebigre trônait derrière le comptoir, assis sur une banquette de cuir rouge capitonné. Il avait sous la main les liqueurs, des flacons de cristal taillé, à moitié enfoncés dans les trous d'une console; et il appuyait son dos rond à une immense glace tenant tout le panneau, traversée par deux étagères, deux lames de verre qui supportaient des bocaux et des bouteilles. Sur l'une, les bocaux de fruits, les cerises, les prunes, les pêches, mettaient leurs taches assombries; sur l'autre, entre des paquets de biscuits symétriques, des fioles claires, vert tendre, rouge tendre, jaune tendre, faisaient rêver à des liqueurs inconnues, à des extraits de fleurs d'une limpidité exquise. Il semblait que ces fioles fussent suspendues en l'air, éclatantes et comme allumées, dans la grande lueur blanche de la glace.
Pour donner à son établissement un air de café, monsieur Lebigre avait placé, en face du comptoir, contre le mur, deux petites table de fonte vernie, avec quatre chaises. Un lustre à cinq becs et à globes dépolis pendait du plafond. L'oeil-de-boeuf, une horloge toute dorée, était à gauche, au-dessus d'un tourniquet scellé dans la muraille. Puis, au fond, il y avait le cabinet particulier, un coin de la boutique que séparait une cloison, aux vitres blanchies par un dessin à petits carreaux; pendant le jour, une fenêtre qui s'ouvrait sur la rue Pirouette, l'éclairait d'une clarté louche; le soir, un bec de gaz y brûlait, au-dessus de deux tables peintes en faux marbre. C'était là que Gavard et ses amis politiques se réunissaient après leur diner, chaque soir. Ils s'y regardaient comme chez eux, ils avaient habitué le patron à leur réserver la place. Quand le dernier venu avait tiré la porte de la cloison vitrée, ils se savaient si bien gardés, qu'ils parlaient très-carrément « du grand coup de balai. » Pas un consommateur n'aurait osé entrer.
Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails sur monsieur Lebigre. C'était un brave homme qui venait parfois prendre son café avec eux. On ne se gênait pas devant lui, parce qu'il avait dit un jour qu'il s'était battu en 48. Il causait peu, paraissait bêta. En passant, avant d'entrer dans le cabinet, chacun de ces messieurs lui donnait une poignée de main silencieuse, par-dessus les verres et les bouteilles. Le plus souvent, il avait à côté de lui, sur la banquette de cuir rouge, une petite femme blonde, une fille qu'il avait prise pour le service du comptoir, outre le garçon à tablier blanc qui s'occupait des tables et du billard. Elle se nommait Rose, était très-douce, très-soumise. Gavard, clignant de l'oeil, raconta à Florent qu'elle poussait la soumission fort loin avec le patron. D'ailleurs, ces messieurs se faisaient servir par Rose, qui entrait et qui sortait, de son air humble et heureux, au milieu des plus orageuses discussions politiques.
Le jour où le marchand de volailles présenta Florent à ses amis, ils ne trouvèrent, en entrant dans le cabinet vitré, qu'un monsieur d'une cinquantaine d'années, à l'air pensif et doux, avec un chapeau douteux et un grand pardessus marron. Le menton appuyé sur la pomme d'ivoire d'un gros jonc, en face d'une chope pleine, il avait la bouche tellement perdue au fond d'une forte barbe, que sa face semblait muette et sans lèvres.
-- Comment va, Robine? demanda Gavard.
Robine allongea silencieusement une poignée de main, sans répondre, les yeux adoucis encore par un vague sourire de salut; puis, il remit le menton sur la pomme de sa canne, et regarda Florent par-dessus sa chope. Celui-ci avait fait jurer à Gavard de ne pas conter son histoire, pour éviter les indiscrétions dangereuses; il ne lui déplut pas de voir quelque méfiance dans l'attitude prudente de ce monsieur à forte barbe. Mais il se trompait. Jamais Robine ne parlait davantage. Il arrivait toujours le premier, au coup de huit heures, s'asseyait dans le même coin, sans lâcher sa canne, sans ôter ni son chapeau, ni son pardessus; personne n'avait vu Robine sans chapeau sur la tête. Il restait là, à écouter les autres, jusqu'à minuit, mettant quatre heures à vider sa chope, regardant successivement ceux qui parlaient, comme s'il eût entendu avec les yeux. Quand Florent, plus tard, questionna Gavard sur Robine, celui-ci parut en faire un grand cas; c'était un homme très-fort; sans pouvoir dire nettement où il avait fait ses preuves; il le donna comme un des hommes d'opposition les plus redoutés du gouvernement. Il habitait, rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. Le marchand de volailles racontait pourtant y être allé une fois. Les parquets cirés étaient garantis par des chemins de toile verte; il y avait des housses et une pendule d'albâtre à colonnes. Madame Robine, qu'il croyait avoir vue de dos, entre deux portes, devait être une vieille dame très comme il faut, coiffée avec des anglaises, sans qu'il pût pourtant l'affirmer. On ignorait pourquoi le ménage était venu se loger dans le tapage d'un quartier commerçant; le mari ne faisait absolument rien, passait ses journées on ne savait où, vivait d'on ne savait quoi, et apparaissait chaque soir, comme las et ravi d'un voyage sur les sommets de la haute politique.
-- Eh bien, et ce discours du trône, vous l'avez lu? demanda Gavard, en prenant un journal sur la table.
Robine haussa les épaules. Mais la porte de la cloison vitrée claqua violemment, un bossu parut. Florent reconnut le bossu de la criée, les mains lavées, proprement mis, avec un grand cache-nez rouge, dont un bout pendait sur sa bosse, comme le pan d'un manteau vénitien.
-- Ah! voici Logre, reprit le marchand de volailles. Il va nous dire ce qu'il pense du discours du trône, lui.
Mais Logre était furieux. Il faillit arracher la patère en accrochant son chapeau et son cache-nez. Il s'assit violemment, donna un coup de poing sur la table, rejeta le journal, en disant:
-- Est-ce que je lis ça, moi, leurs sacrés mensonges!
Puis il éclata.
-- A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde comme ça! Il y a deux heures que j'attends mes appointements. Nous étions une dizaine dans le bureau. Ah bien, oui! faites le pied de grue, mes agneaux... Monsieur Manoury est enfin arrivé, en voiture, de chez quelque gueuse, bien sûr. Ces facteurs, ça vole, ça se goberge... Et encore, il m'a tout donné en grosse monnaie, ce cochon-là.
Robine épousait la querelle de Logre, d'un léger mouvement de paupières. Le bossu, brusquement, trouva une victime.
-- Rose! Rose! appela-t il, en se penchant hors du cabinet.
Et, quand la jeune femme fut en face de lui, toute tremblante:
-- Eh bien, quoi! quand vous me regarderez!... Vous me voyez entrer et vous ne m'apportez pas mon mazagran!
Gavard commanda deux autres mazagrans. Rose se hâta de servir les trois consommations, sous les yeux sévères de Logre, qui semblait étudier les verres et les petits plateaux de sucre. Il but une gorgée, il se calma un peu.
-- C'est Charvet, dit-il au bout d'un instant, qui doit en avoir assez... Il attend Clémence sur le trottoir.
Mais Charvet entra, suivi de Clémence. C'était un grand garçon osseux, soigneusement rasé, avec un nez maigre et des lèvres minces, qui demeurait rue Vavin, derrière le Luxembourg. Il se disait professeur libre. En politique, il était hébertiste. Les cheveux longs et arrondis, les revers de sa redingote râpée extrêmement rabattus, il jouait d'ordinaire au conventionnel, avec un flot de paroles aigres, une érudition si étrangement hautaine, qu'il battait d'ordinaire ses adversaires. Gavard en avait peur, sans l'avouer; il déclarait, quand Charvet n'était pas là, qu'il allait véritablement trop loin. Robine approuvait tout, des paupières. Logre seul tenait quelquefois tête à Charvet, sur la question des salaires. Mais Charvet restait le desposte du groupe, étant le plus autoritaire et le plus instruit. Depuis plus de dix ans, Clémence et lui vivaient maritalement, sur des bases débattues, selon un contrat strictement observé de part et d'autre. Florent, qui regardait la jeune femme avec quelque étonnement, se rappela enfin où il l'avait vue; elle n'était autre que la grande tablettière brune qui écrivait, les doigts très-allongés, en demoiselle ayant reçu de l'instruction.
Rose parut sur les talons des deux nouveaux venus; elle posa, sans rien dire, une chope devant Charvet, et un plateau devant Clémence, qui se mit à préparer posément son grog, versant l'eau chaude sur le citron, qu'elle écrasait à coups de cuiller, sucrant, mettant le rhum en consultant le carafon, pour ne pas dépasser le petit verre réglementaire. Alors, Gavard présenta Florent à ces messieurs, particulièrement à Charvet. Il les donna l'un à l'autre comme des professeurs, des hommes très-capables, qui s'entendraient. Mais il était à croire qu'il avait déjà commis quelque indiscrétion, car tous échangèrent des poignées de main, en se serrant les doigts fortement, d'une façon maçonnique, Charvet lui-même fut presque aimable. On évita, d'ailleurs, de faire aucune allusion.
-- Est-ce que Manoury vous a payée en monnaie? demanda Logre à Clémence.
Elle répondit oui, elle sortit des rouleaux de pièces d'un franc et de deux francs, qu'elle déplia. Charvet la regardait; il suivait les rouleaux qu'elle remettait un à un dans sa poche, après en avoir vérifié le contenu.
-- Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix.
-- Certainement, ce soir, murmura-t-elle. D'ailleurs, ça doit se balancer. J'ai déjeuné avec toi quatre fois, n'est-ce pas? mais je t'ai prêté cent sous, la semaine dernière.
Florent, surpris, tourna la tête pour ne pas être indiscret. Et, comme Clémence avait fait disparaître le dernier rouleau, elle but une gorgée de grog, s'adossa à la cloison vitrée, et écouta tranquillement les hommes qui parlaient politique. Gavard avait repris le journal, lisant, d'une voix qu'il cherchait à rendre comique, des lambeaux du discours du trône prononcé le matin, à l'ouverture des Chambres. Alors Charvet eut beau jeu, avec cette phraséologie officielle; il n'en laissa pas une ligne debout. Une phrase surtout les amusa énormément: « Nous avons la confiance, messieurs, qu'appuyé sur vos lumières et sur les sentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter de jour en jour la prospérité publique. » Logre, debout, déclama cette phrase; il imitait très bien avec le nez la voix pâteuse de l'empereur.
-- Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. Tout le monde crève la faim.
-- Le commerce va très-mal, affirma Gavard.
-- Et puis qu'est-ce que c'est que ça, un monsieur « appuyé sur des lumières? » reprit Clémence, qui se piquait de littérature.
Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sa barbe. La conversation s'échauffait. On en vint an corps législatif, qu'on traita très-mal. Logre ne décolérait pas, Florent retrouvait en lui le beau crieur du pavillon de la marée, la mâchoire en avant, les mains jetant les mots dans le vide, l'attitude ramassée et aboyante; il causait ordinairement politique de l'air furibond dont il mettait une manne de soles aux enchères. Charvet, lui, devenait plus froid, dans la buée des pipes et du gaz, dont s'emplissait l'étroit cabinet; sa voix prenait des sécheresses de couperet, pendant que Robine dodelinait doucement de la tête, sans que son menton quittât l'ivoire de sa canne. Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler des femmes.
-- La femme, déclara nettement Charvet, est l'égale de l'homme; et, à ce titre, elle ne doit pas le gêner dans la vie. Le mariage est une association... Tout par moitié, n'est ce pas, Clémence?
-- Évidemment, répondit la jeune femme, la tête contre la cloison, les yeux en l'air.
Mais Florent vit entrer le marchand des quatre saisons, Lacaille, et Alexandre, le fort, l'ami de Claude Lantier. Ces deux hommes étaient longtemps restés à l'autre table du cabinet; ils n'appartenaient pas au même monde que ces messieurs. Puis, la politique aidant, leurs chaises se rapprochèrent, ils firent partie de la société. Charvet, aux yeux duquel ils représentaient le peuple, les endoctrina fortement, tandis que Gavard faisait le boutiquier sans préjugés en trinquant avec eux. Alexandre avait une belle gaieté ronde de colosse, un air de grand enfant heureux. Lacaille, aigri, grisonnant déjà, courbaturé chaque soir par son éternel voyage dans les rues de Paris, regardait parfois d'un oeil louche la placidité bourgeoise, les bons souliers et le gros paletot de Robine. Ils se firent servir chacun un petit verre, et la conversation continua, plus tumultueuse et plus chaude, maintenant que la société était au complet.
Ce soir-là, Florent par la porte entre-bâillée de la cloison, aperçut encore mademoiselle Saget, debout devant le comptoir. Elle avait tiré une bouteille de dessous son tablier, elle regardait Rose, qui remplissait d'une grande mesure de cassis et d'une mesure d'eau-de-vie, plus petite. Puis, la bouteille disparut de nouveau sous le tablier; et, les mains cachées, mademoiselle Saget causa, dans le large reflet blanc du comptoir, en face de la glace, où les bocaux et les bouteilles de liqueur semblaient accrocher des files de lanternes vénitiennes. Le soir, l'établissement surchauffé s'allumait de tout son métal et de tous ses cristaux. La vieille fille, avec ses jupes noires, faisait une étrange tache d'insecte, au milieu de ces clartés crues, Florent, en voyant qu'elle tentait de faire parler Rose, se douta qu'elle l'avait aperçu par l'entre-bâillement de la porte. Depuis qu'il était entré aux Halles, il la rencontrait à chaque pas, arrêtée sous les rues couvertes, le plus souvent en compagnie de madame Lecoeur et de la Sarriette, l'examinant toutes trois à la dérobée, paraissant profondément surprises de sa nouvelle position d'inspecteur. Rose sans doute resta lente de paroles, car mademoiselle Saget tourna un instant, parut vouloir s'approcher de monsieur Lebigre, qui faisait un piquet avec un consommateur, sur une des tables de fonte vernie. Doucement, elle avait fini par se placer contre la cloison, lorsque Gavard la reconnut. Il la détestait.
-- Fermez donc la porte, Florent, dit-il brutalement. On ne peut pas être chez soi.
À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voix basse avec monsieur Lebigre. Celui-ci, dans une poignée de mains, lui glissa quatre pièces de cinq francs, que personne ne vit, en murmurant à son oreille:
-- Vous savez, c'est vingt-deux francs pour demain. La personne qui prête ne veut plus à moins... N'oubliez pas aussi que vous devez trois jours de voiture. Il faudra tout payer.
Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. Il allait bien dormir, disait-il; et il bâillait légèrement, en montrant de fortes dents, taudis que Rose le contemplait, de son air de servante soumise. Il la bouscula, il lui commanda d'aller éteindre le gaz, dans le cabinet.
Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. Comme il était en veine d'esprit:
-- Fichtre! dit-il, je ne suis pas appuyé sur des lumières, moi!
Cela parut très-drôle, et l'on se sépara. Florent revint, s'acoquina à ce cabinet vitré, dans les silences de Robine, les emportements de Logre, les haines froides de Charvet. Le soir, en rentrant, il ne se couchait pas tout de suite. Il aimait son grenier, cette chambre de jeune fille, où Augustine avait laissé des bouts de chiffon, des choses tendres et niaises de femme, qui traînaient. Sur la cheminée, il y avait encore des épingles à cheveux, des boîtes de carton doré pleines de boutons et de pastilles, des images découpées, des pots de pommade vides sentant toujours le jasmin; dans le tiroir de la table, une méchante table de bois blanc, étaient restés du fil, des aiguilles, un paroissien, à côté d'un exemplaire maculé de la _Clef des songes_; et une robe d'été, blanche, à pois jaunes, pendait, oubliée à un clou, tandis que, sur la planche qui servait de toilette, derrière le pot à eau, un flacon de bandoline renversé avait laissé une grande tache. Florent eût souffert dans une alcôve de femme; mais, de toute la pièce, de l'étroit lit de fer, des deux chaises de paille, jusque du papier peint, d'un gris effacé, ne montait qu'une odeur de bêtise naïve, une odeur de grosse fille puérile. Et il était heureux de cette pureté des rideaux, de cet enfantillage des boîtes dorées et de la _Clef des songes_, de cette coquetterie maladroite qui tachait les murs. Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse. Il aurait voulu ne pas connaître Augustine, aux durs cheveux châtains, croire qu'il était chez une soeur, chez une brave fille, mettant autour de lui, dans les moindres choses, sa grâce de femme naissante.
Mais, le soir, un grand soulagement pour lui était encore de s'accouder à la fenêtre de sa mansarde. Cette fenêtre taillait dans le toit un étroit balcon, à haute rampe de fer, où Augustine soignait un grenadier en caisse. Florent, depuis que les nuits devenaient froides, faisait coucher le grenadier dans la chambre, au pied de son lit. Il restait là quelques minutes, aspirant fortement l'air frais qui lui venait de la Seine, par-dessus les maisons de la rue de Rivoli. En bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises. C'était comme des lacs endormis, au milieu desquels le reflet furtif de quelque vitre allumait la lueur argentée d'un flot. Au loin, les toits des pavillons de la boucherie et de la Vallée s'assombrissaient encore, n'étaient plus que des entassements de ténèbres reculant l'horizon. Il jouissait du grand morceau de ciel qu'il avait en face de lui, de cet immense développement des Halles, qui lui donnait, au milieu des rues étranglées de Paris, la vision vague d'un bord de mer, avec les eaux mortes et ardoisées d'une baie, à peine frissonnantes du roulement lointain de la houle. Il s'oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle. Cela le rendait très-triste et très-heureux à la fois, de retourner dans ces huit années de désespoir qu'il avait passées hors de France. Puis, tout frissonnant, il refermait la fenêtre. Souvent, lorsqu'il était son faux-col devant la cheminée, la photographie d'Auguste et d'Augustine l'inquiétait; ils le regardaient se déshabiller, de leur sourire blême, la main dans la main.
Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la marée furent très-pénibles. Il avait trouvé dans les Méhudin une hostilité ouverte qui le mit en lutte avec le marché entier. La belle Normande entendait se venger de la belle Lisa, et le cousin était une victime toute trouvée.
Les Méhudin venaient de Rouen. La mère de Louise racontait encore comment elle était arrivée à Paris, avec des anguilles dans un panier. Elle ne quitta plus la poissonnerie. Elle y épousa un employé de l'octroi, qui mourut en lui laissant deux petites filles. Ce fut elle, jadis, qui mérita, par ses larges hanches et sa fraîcheur superbe, ce surnom de la belle Normande, dont sa fille aînée avait hérité. Aujourd'hui, tassée, avachie, elle portait ses soixante-cinq ans en matrone dont la marée humide avait enroué la voix et bleui la peau, Elle était énorme de vie sédentaire, la taille débordante, la tête rejetée en arrière par la force de la gorge et le flot montant de la graisse. Jamais, d'ailleurs, elle ne voulut renoncer aux modes de son temps; elle conserva la robe à ramages, le fichu jaune, la marmotte des poissonnières classiques, avec la voix haute, le geste prompt, les poings aux côtes, l'engueulade du catéchisme poissard coulant des lèvres. Elle regrettait le marché des Innocents, parlait des anciens droits des dames de la Halle, mêlait à des histoires de coups de poings échangés avec des inspecteurs de police, des récits de visite à la cour, du temps de Charles X et de Louis-Philippe, en toilette de soie, et de gros bouquets à la main. La mère Méhudin, comme on la nommait, était longtemps restée porte-bannière de la confrérie de la Vierge, à Saint-Leu. Aux processions, dans l'église, elle avait une robe et un bonnet de tulle, à rubans de satin, tenant très-haut, de ses doigts enflés, le bâton doré de l'étendard de soie à frange riche, où était brodée une Mère de Dieu.
La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoir fait une grosse fortune. Il n'y paraissait guère qu'aux bijoux d'or massif dont elle se chargeait le cou, les bras et la taille, dans les grands jours. Plus tard, ses deux filles ne s'entendirent pas. La cadette, Claire, une blonde paresseuse, se plaignait des brutalités de Louise, disait de sa voix lente qu'elle ne serait jamais la bonne de sa soeur. Comme elles auraient certainement fini par se battre, la mère les sépara. Elle céda à Louise son banc de marée. Claire, que l'odeur des raies et des harengs faisait tousser, s'installa à un banc de poissons d'eau douce. Et, tout en ayant juré de se retirer, la mère allait d'un banc à l'autre, se mêlant encore de la vente, causant de continuels ennuis à ses filles par ses insolences trop grasses.
Claire était une créature fantasque, très-douce, et en continuelle querelle. Elle n'en faisait jamais qu'à sa tête, disait-on. Elle avait, avec sa figure rêveuse de vierge, un entêtement muet, un esprit d'indépendance qui la poussait à vivre à part, n'acceptant rien comme les autres, d'une droiture absolue un jour, d'une injustice révoltante le lendemain. À son banc, elle révolutionnait parfois le marché, haussant ou baissant les prix, sans qu'on s'expliquât pourquoi. Vers la trentaine, sa finesse de nature, sa peau mince que l'eau des viviers rafraîchissait éternellement, sa petite face d'un dessin noyé, ses membres souples, devaient s'épaissir, tomber à l'avachissement d'une sainte de vitrail, encanaillée dans les Halles. Mais, à vingt-deux ans, elle restait un Murillo, au milieu de ses carpes et de ses anguilles, selon le mot de Claude Lantier, un Murillo décoiffé souvent, avec de gros souliers, des robes taillées à coups de hache qui l'habillaient comme une planche. Elle n'était pas coquette; elle se montrait très-méprisante, quand Louise, étalant ses noeuds de ruban, la plaisantait sur ses fichus noués de travers. On racontait que le fils d'un riche boutiquier du quartier voyageait de rage, n'ayant pu obtenir d'elle une bonne parole.
Louise, la belle Normande, s'était montrée plus tendre. Son mariage se trouvait arrêté avec un employé de la Halle au blé, lorsque le malheureux garçon eut les reins cassés par la chute d'un sac de farine. Elle n'en accoucha pas moins sept mois plus tard d'un gros enfant. Dans l'entourage des Méhudin, on considérait la belle Normande comme veuve. La vieille poissonnière disait parfois: « Quand mon gendre vivait... »
Les Méhudin étaient une puissance. Lorsque monsieur Verlaque acheva de mettre Florent au courant de ses nouvelles occupations, il lui recommanda de ménager certaines marchandes, s'il ne voulait se rendre la vie impossible; il poussa même la sympathie jusqu'à lui apprendre les petits secrets du métier, les tolérances nécessaires, les sévérités de comédie, les cadeaux acceptables. Un inspecteur est à la fois un commissaire de police, et un juge de paix, veillant à la bonne tenue du marché, conciliant les différends entre l'acheteur et le vendeur. Florent, de caractère faible, se roidissait, dépassait le but, toutes les fois qu'il devait faire acte d'autorité; et il avait de plus contre lui l'amertume de ses longues souffrances, sa face sombre de paria.
La tactique de la belle Normande fut de l'attirer dans quelque querelle. Elle avait juré qu'il ne garderait pas sa place quinze jours.
-- Ah! bien, dit-elle à madame Lecoeur qu'elle rencontra un matin, si la grosse Lisa croit que nous voulons de ses restes!.... Nous avons plus de goût qu'elle. Il est affreux, son homme!
Après les criées, lorsque Florent commençait son tour d'inspection, à petits pas, le long des allées ruisselantes d'eau, il voyait parfaitement la belle Normande qui le suivait d'un rire effronté. Son banc, à la deuxième rangée, à gauche, près des bancs de poissons d'eau douce, faisait face à la rue Rambuteau. Elle se tournait, ne quittant pas sa victime des yeux, se moquant avec des voisines. Puis, quand il passait devant elle, examinant lentement les pierres, elle affectait une gaieté immodérée, tapait les poissons, ouvrait son robinet tout grand, inondait l'allée. Florent restait impassible.
Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. Ce jour-là, Florent, en arrivant devant le banc de la belle Normande, sentit une puanteur insupportable. Il y avait là, sur le marbre, un saumon superbe, entamé, montrant la blondeur rose de sa chair; des turbots d'une blancheur de crème; des congres, piqués de l'épingle noire qui sert à marquer les tranches; des paires de soles, des rougets, des bars, tout un étalage frais. Et, au milieu de ces poissons à l'oeil vif, dont les ouïes saignaient encore, s'étalait une grande raie, rougeâtre, marbrée de taches sombres, magnifique de tons étranges; la grande raie était pourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires perçaient la peau rude.
-- Il faut jeter cette raie, dit Florent en s'approchant.
La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, il l'aperçut debout, appuyée au poteau de bronze des deux becs de gaz qui éclairent les quatre places de chaque banc. Elle lui parut très-grande, montée sur quelque caisse, pour protéger ses pieds de l'humidité. Elle pinçait les lèvres, plus belle encore que de coutume, coiffée avec des frisons, la tête sournoise, un peu basse, les mains trop roses dans la blancheur du grand tablier. Jamais il ne lui avait tant vu de bijoux: elle portait de longues boucles d'oreilles, une chaîne de cou, une broche, des enfilades de bagues à deux doigts de la main gauche et à un doigt de la main droite.
Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre, il reprit:
-- Vous entendez, faites disparaître cette raie.
Mais il n'avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur une chaise, tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de sa marmote; et, s'appuyant des poings à la table de marbre:
-- Tiens! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu'elle la jetterait, sa raie!... Ce n'est pas vous qui la lui payerez, peut-être!
Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Il sentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater. Il se contint, tira lui-même, de dessous le banc, le seau aux vidures, y fit tomber la raie. La mère Méhudin mettait déjà les poings sur les hanches; mais la belle Normande, qui n'avait pas desserré les lèvres, eut de nouveau un petit rire de méchanceté, et Florent s'en alla au milieu des huées, l'air sévère, feignant de ne pas entendre.
Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L'inspecteur ne suivait plus les allées que l'oeil aux aguets, comme en pays ennemi. Il attrapait les éclaboussures des éponges, manquait de tomber sur des vidures étalées sous ses pieds, recevait les mannes des porteurs dans la nuque. Même, un matin, comme deux marchandes se querellaient, et qu'il était accouru, afin d'empêcher la bataille, il dut se baisser pour éviter d'être souffleté sur les deux joues par une pluie de petites limandes, qui volèrent au-dessus de sa tête; on rit beaucoup, il crut toujours que les deux marchandes étaient de la conspiration des Méhudin. Son ancien métier de professeur crotté l'armait d'une patience angélique; il savait garder une froideur magistrale, lorsque la colère montait en lui, et que tout son être saignait d'humiliation. Mais jamais les gamins de la rue de l'Estrapade n'avaient eu cette férocité des dames de la Halle, cet acharnement de femmes énormes, dont les ventres et les gorges sautaient d'une joie géante, quand il se laissait prendre à quelque piège. Les faces rouges le dévisageaient. Dans les inflexions canailles des voix, dans les hanches hautes, les cous gonflés, les dandinements des cuisses, les abandons des mains, il devinait à son adresse tout un flot d'ordures. Gavard, au milieu de ces jupes impudentes et fortes d'odeur, se serait pâmé d'aise, quitte à fesser à droite et à gauche, si elles l'avaient serré de trop près. Florent, que les femmes intimidaient toujours, se sentait peu à peu perdu dans un cauchemar de filles aux appas prodigieux, qui l'entouraient d'une ronde inquiétante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus de lutteuses.
Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. Claire déclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme. Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle lui souriait. Elle était là, avec des mèches de cheveux blonds dans le cou et sur les tempes, la robe agrafée de travers, nonchalante derrière son banc. Plus souvent, il la voyait debout, les mains au fond de ses viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisant à tourner les petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d'eau par la gueule. Ce ruissellement lui donnait une grâce frissonnante de baigneuse, au bord d'une source, les vêtements mal rattachés encore.
Un matin, surtout, elle fut très-aimable. Elle appela l'inspecteur pour lui montrer une grosse anguille qui avait fait l'étonnement du marché, à la criée. Elle ouvrit la grille, qu'elle avait prudemment refermée sur le bassin, au fond duquel l'anguille semblait dormir.
-- Attendez, dit-elle, vous allez voir.
Elle entra doucement dans l'eau son bras nu, un bras un peu maigre, dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre des veines. Quand l'anguille se sentit touchée, elle se roula sur elle-même, en noeuds rapides, emplissant l'auge étroite de la moire verdâtre de ses anneaux. Et, dès qu'elle se rendormait, Claire s'amusait à l'irriter de nouveau, du bout des ongles.
-- Elle est énorme, crut devoir dire Florent. J'en ai rarement vu d'aussi belle.
Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eu peur des anguilles. Maintenant, elle savait comment il faut serrer la main, pour qu'elles ne puissent pas glisser. Et, à côté, elle en prit une, plus petite. L'anguille, aux deux bouts de son poing fermé, se tordait. Cela la faisait rire. Elle la rejetta, en saisit une autre, fouilla le bassin, remua ce tas de serpents de ses doigts minces.
Puis, elle resta là un instant à causer de la vente qui n'allait pas. Les marchands forains, sur le carreau de la rue couverte, leur faisaient beaucoup de tort. Son bras nu, qu'elle n'avait pas essuyé, ruisselait, frais de la fraîcheur de l'eau. De chaque doigt, de grosses gouttes tombaient.
-- Ah! dit-elle brusquement, il faut que je vous fasse voir aussi mes carpes.
Elle ouvrit une troisième grille; et, à deux mains, elle ramena une carpe qui tapait de la queue en râlant. Mais elle en chercha un moins grosse; celle-là, elle put la tenir d'une seule main, que le souffle des flancs ouvrait un peu, à chaque râle. Elle imagina d'introduire son pouce dans un des bâillements de la bouche.
-- Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ça n'est pas méchant... C'est comme les écrevisses, moi je ne les crains pas.
Elle avait déjà replongé son bras, elle ramenait, d'une case, pleine d'un grouillement confus, une écrevisse, qui lui avait pris le petit doigt entre ses pinces. Elle la secoua un instant; mais l'écrevisse la serra sans doute trop rudement, car elle devint très-rouge et lui cassa la patte, d'un geste prompt de rage, sans cesser de sourire.
-- Par exemple, dit-elle pour cacher son émotion, je ne me fierais pas à un brochet. Il me couperait les doigts comme avec un couteau.
Et elle montrait, sur des planches lessivées, d'une propreté excessive, de grand brochets étalés par rang de taille, à côté de tanches bronzées et de lots de goujons en petits tas. Maintenant, elle avait les mains toutes grasses du suint des carpes; elles les écartait, debout dans l'humidité des viviers, au-dessus des poissons mouillés de l'étalage. On l'eût dite enveloppée d'une odeur de frai, d'une de ces odeurs épaisses qui montent des joncs et des nénuphars vaseux, quand les oeufs font éclater les ventres des poissons, pâmés d'amour au soleil. Elle s'essuya les mains à son tablier, souriant toujours, de son air tranquille de grande fille au sang glacé, dans ce frisson des voluptés froides et affadies des rivières.
Cette sympathie de Claire était une mince consolation pour Florent. Elle lui attirait des plaisanteries plus sales, quand il s'arrêtait à causer avec la jeune fille. Celle-ci haussait les épaules, disait que sa mère était une vieille coquine et que sa soeur ne valait pas grand chose. L'injustice du marché envers l'inspecteur l'outrait de colère. La guerre, cependant, continuait, plus cruelle chaque jour. Florent songeait à quitter la place; il n'y serait pas resté vingt-quatre heures, s'il n'avait craint de paraître lâche devant Lisa. Il s'inquiétait de ce qu'elle dirait, de ce qu'elle penserait. Elle était forcément au courant du grand combat des poissonnières et de leur inspecteur, dont le bruit emplissait les Halles sonores, et dont le quartier jugeait chaque coup nouveau avec des commentaires sans fin.
-- Ah! bien, disait-elle souvent, le soir, après le dîner, c'est moi qui me chargerais de les ramener à la raison! Toutes, des femmes que je ne voudrais pas toucher du bout des doigts, de la canaille, de la saloperie! Cette Normande est la dernière des dernières... Tenez, je la mettrais à pied, moi! Il n'y a encore que l'autorité, entendez-vous, Florent. Vous avez tort, avec vos idées. Faites un coup de force, vous verrez comme tout le monde sera sage.
La dernière crise fut terrible. Un matin, la bonne de madame Taboureau, la boulangère, cherchait une barbue, à la poissonnerie. La belle Normande, qui la voyait tourner autour d'elle depuis quelques minutes, lui fit des avances, des cajoleries.
-- Venez donc me voir, je vous arrangerai... Voulez-vous une paire de soles, un beau turbot?
Et, comme elle s'approchait enfin, et qu'elle flairait une barbue, avec la moue rechignée que prennent les clientes pour payer moins cher:
-- Pesez-moi ça, continua la belle Normande, en lui posant sur la main ouverte la barbue enveloppée d'une feuille de gros papier jaune.
La bonne, une petite Auvergnate toute dolente, soupesait la barbue, lui ouvrait les ouïes, toujours avec sa grimace, sans rien dire. Puis, comme à regret:
-- Et combien?
-- Quinze francs, répondit la poissonnière.
Alors l'autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut se sauver. Mais la belle Normande la retint.
-- Voyons, dites votre prix.
-- Non, non, c'est trop cher.
-- Dites toujours.
-- Si vous voulez huit francs?
La mère Méhudin, qui sembla s'éveiller, eut un rire inquiétant. On croyait donc qu'elles volaient la marchandise.
-- Huit francs, une barbue de cette grosseur! on t'en donnera, ma petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit. La belle Normande, d'un air offensé, tournait la tête. Mais la bonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu'à dix francs. Puis, comme elle partait pour tout de bon:
-- Allons, venez, lui cria la poissonnière, donnez-moi de l'argent.
La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec, la mère Méhudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante! Elle avait du monde à dîner, le soir; des cousins de Blois, un notaire avec sa dame. La famille de madame Taboureau était très comme il faut; elle-même, bien que boulangère, avait reçu une belle éducation.
-- Videz-la-moi bien, n'est-ce pas? dit-elle en s'interrompant.
La belle Normande, d'un coup de doigt avait vidé la barbue et jeté la vidure dans le seau. Elle glissa un coin de son tablier sous les ouïes, pour enlever quelques grains de sable. Puis, mettant elle-même le poisson dans le panier de l'Auvergnate:
-- La, ma belle, vous m'en ferez des compliments.
Mais, au bout d'un quart d'heure, la bonne accourut toute rouge; elle avait pleuré, sa petite personne tremblait de colère. Elle jeta la barbue sur le marbre, montrant, du côté du ventre, une large déchirure qui entamait la chair jusqu'à l'arête. Un flot de paroles entrecoupées sortit de sa gorge serrée encore par les larmes.
-- Madame Taboureau n'en veut pas. Elle dit qu'elle ne peut pas la servir. Et elle m'a dit encore que j'étais une imbécile, que je me laissais voler par tout le monde... Vous voyez bien qu'elle est abîmée. Moi, je ne l'ai pas retournée, j'ai eu confiance... Rendez-moi mes dix francs.
-- On regarde la marchandise, répondit tranquillement la belle Normande.
Et, comme l'autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva.
-- Vous allez nous ficher la paix, n'est-ce pas? On ne reprend pas un poisson qui a traîné chez les gens. Est-ce qu'on sait où vous l'avez laissé tomber, pour le mettre dans cet état?
-- Moi! moi!
Elle suffoquait. Puis, éclatant en sanglots:
-- Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses! Madame Taboureau me l'a bien dit.
Alors, ce fut formidable. La mère et la fille, furibondes, les poings en avant, se soulagèrent. La petite bonne, ahurie, prise entre cette voix rauque et cette voix flûtée, qui se la renvoyaient comme une balle, sanglotait plus fort.
-- Va donc! ta madame Taboureau est moins fraîche que ça; faudrait la raccommoder pour la servir.
-- Un poisson complet pour dix francs, ah! bien, merci, je n'en tiens pas!
-- Et tes boucles d'oreilles, combien qu'elles coûtent?... On voit que tu gagnes ça sur le dos.
-- Pardi! elle fait son quart au coin de la rue de Mondétour.
Florent, que le gardien du marché était allé chercher, arriva au plus fort de la querelle. Le pavillon s'insurgeait décidément. Les marchandes, qui se jalousent terriblement entre elles, quand il s'agit de vendre un hareng de deux sous, s'entendent à merveille contre les clients. Elle chantaient! « La boulangère a des écus qui ne lui coûtent guère; » elles tapaient des pieds, excitaient les Méhudin, comme des bêtes qu'on pousse à mordre; et il y en avait, à l'autre bout de l'allée, qui se jetaient hors de leurs bancs, comme pour sauter au chignon de la petite bonne, perdue, noyée, roulée, dans cette énormité des injures.
-- Rendez les dix francs à mademoiselle, dit sévèrement Florent, mis au courant de l'affaire.
Mais la mère Méhudin était lancée.
-- Toi, mon petit, je t'en.... et, tiens! voilà comme je rends les dix francs!
Et, à toute volée, elle lança la barbue à la tête de l'Auvergnate, qui la reçut en pleine face. Le sang partit du nez, la barbue se décolla, tomba à terre, où elle s'écrasa avec un bruit de torchon mouillé. Cette brutalité jeta Florent hors de lui. La belle Normande eut peur, recula, pendant qu'il s'écriait:
-- Je vous mets à pied pour huit jours! Je vous ferai retirer votre permission, entendez-vous!
Et, comme on huait derrière lui, il se retourna d'un air si menaçant, que les poissonnières domptées firent les innocentes. Quand les Méhudin eurent rendu les dix francs, il les obligea à cesser la vente immédiatement. La vieille étouffait de rage. La fille restait muette, toute blanche. Elle, la belle Normande, chassée de son banc! Claire dit de sa voix tranquille que c'était bien fait, ce qui faillit, le soir, faire prendre les deux soeurs aux cheveux, chez elles, rue Pirouette. Au bout des huit jours, quand les Méhudin revinrent, elle, restèrent sages, très-pincées, très-brèves, avec une colère froide. D'ailleurs, elles retrouvèrent le pavillon calmé, rentré dans l'ordre. La belle Normande, à partir de ce jour, dut nourrir une pensée de vengeance terrible. Elle sentait que le coup venait de la belle Lisa; elle l'avait rencontrée, le lendemain de la bataille, la tête si haute, qu'elle jurait de lui faire payer cher son regard de triomphe, il y eut, dans les coins des Halles, d'interminables conciliabules avec mademoiselle Saget, madame Lecoeur et la Sarriette; mais, quand elles étaient lasses d'histoires à dormir debout, sur les dévergondages de Lisa avec le cousin et sur les cheveux qu'on trouvait dans les andouilles de Quenu, cela ne pouvait aller plus loin, ni ne la soulageait guère. Elle cherchait quelque chose de très-méchant, qui frappât sa rivale au coeur.
Son enfant grandissait librement au milieu de la poissonnerie. Dès l'âge de trois ans, il restait assis sur un bout de chiffon, en plein dans la marée. Il dormait fraternellement à côté des grands thons, il s'éveillait parmi les maquereaux et les merlans. Le garnement sentait la caque à faire croire qu'il sortait du ventre de quelque gros poisson. Son jeu favori fut longtemps, quand sa mère avait le dos tourné, de bâtir des murs et des maisons avec des harengs; il jouait aussi à la bataille, sur la table de marbre, alignait des grondins en face les uns des autres, les poussait, leur cognait la tête, imitait avec les lèvres la trompette et le tambour, et finalement les remettait en tas, en disant qu'ils étaient morts. Plus tard, il alla rôder autour de sa tante Claire, pour avoir les vessies des carpes et des brochets qu'elle vidait; il les posait par terre, les faisait péter; cela l'enthousiasmait. À sept ans, il courait les allées, se fourrait sous les bancs, parmi les caisses de bois garnies de zinc, était le galopin gâté des poissonnières. Quand elles lui montraient quelque objet nouveau qui le ravissait, il joignait les mains, balbutiant d'extase: « Oh! c'est rien muche! » Et le nom de Muche lui était resté. Muche par-ci, Muche par-là. Toutes l'appelaient. On le retrouvait partout, au fond des bureaux des criées, dans les tas de bourriches, entre les seaux des vidures. Il était là comme un jeune barbillon, d'une blancheur rose, frétillant, se coulant, lâché en pleine eau. Il avait pour les eaux ruisselantes des tendresses de petit poisson. Il se traînait dans les mares des allées, recevait l'égouttement des tables. Souvent, il ouvrait sournoisement un robinet, heureux de l'éclaboussement du jet. Mais c'était surtout aux fontaines, au-dessus de l'escalier des caves, que sa mère, le soir, allait le prendre; elle l'en ramenait trempé, les mains bleues, avec de l'eau dans les souliers et jusque dans les poches.
Muche, à sept ans, était un petit bonhomme joli comme un ange et grossier comme un roulier. Il avait des cheveux châtains crépus, de beaux yeux tendres, une bouche pure qui sacrait, qui disait des mots gros à écorcher un gosier de gendarme. Élevé dans les ordures des Halles, il épelait le catéchisme poissard, se mettait un poing sur la hanche, faisait la maman Méhudin, quand elle était en colère. Alors les « salopes, » les « catins, » les « va donc moucher ton homme, » les « combien qu'on te la paye, ta peau? » passaient dans le filet de cristal de sa voix d'enfant de choeur. Et il voulait grasseyer, il encanaillait son enfance exquise de bambin souriant sur les genoux d'une Vierge. Les poissonnières riaient aux larmes. Lui, encouragé, ne plaçait plus deux mots sans mettre un « nom de Dieu! » au bout. Mais il restait adorable, ignorant de ces saletés, tenu en santé par les souffles frais et les odeurs fortes de la marée, récitant son chapelet d'injures graveleuses d'un air ravi, comme il aurait dit ses prières.
L'hiver venait; Muche fut frileux, cette année-là. Dès les premiers froids, il se prit d'une vive curiosité pour le bureau de l'inspecteur. Le bureau de Florent se trouvait à l'encoignure de gauche du pavillon, du côté de la rue Rambuteau. Il était meublé d'une table, d'un casier, d'un fauteuil, de deux chaises et d'un poêle. C'était de ce poêle dont Muche rêvait. Florent adorait les enfants. Quand il vit ce petit, les jambes trempées, qui regardait à travers les vitres, il le fit entrer. La première conversation de Muche l'étonna profondément. Il s'était assis devant le poêle, il disait de sa voix tranquille:
-- Je vais me rôtir un brin les quilles, tu comprends?... Il fait un froid du tonnerre de Dieu.
Puis, il avait des rires perlés, en ajoutant:
-- C'est ma tante Claire qui a l'air d'une carne ce matin... Dis, monsieur, est-ce que c'est vrai que tu vas lui chauffer les pieds, la nuit?
Florent, consterné, se prit d'un étrange intérêt pour ce gamin. La belle Normande restait pincée, laissait son enfant aller chez lui, sans dire un mot. Alors, il se crut autorisé à le recevoir; il l'attira, l'après-midi, peu à peu conduit à l'idée d'en faire un petit bon homme bien sage. Il lui semblait que son frère Quenu rapetissait, qu'ils se trouvaient encore tous les deux dans la grande chambre de la rue Royer-Collard. Sa joie, son rêve secret de dévouement, était de vivre toujours en compagnie d'un être jeune, qui ne grandirait pas, qu'il instruirait sans cesse, dans l'innocence duquel il aimerait les hommes. Dès le troisième jour, il apporta un alphabet. Muche le ravit par son intelligence. Il apprit ses lettres avec la verve parisienne d'un enfant des rues. Les images de l'alphabet l'amusaient extraordinairement. Puis, dans l'étroit bureau, il prenait des récréations formidables, le poêle demeurait son grand ami, un sujet de plaisirs sans fin. Il y fit cuire d'abord des pommes du terre et des châtaignes; mais cela lui parut fade. Il vola alors à la tante Claire des goujons qu'il mit rôtir un à un, au bout d'un fil, devant la bouche ardente; il les mangeait avec délices, sans pain. Un jour même, il apporta une carpe; elle ne voulut jamais cuire, elle empesta le bureau, au point qu'il fallut ouvrir porte et fenêtre. Florent, quand l'odeur de toute cette cuisine devenait trop forte, jetait les poissons à la rue. Le plus souvent, il riait. Muche, au bout de deux mois, commençait à lire couramment, et ses cahiers d'écriture étaient très-propres.
Cependant, le soir, le gamin cassait la tête de sa mère avec des histoires sur son bon ami Florent. Le bon ami Florent avait dessiné des arbres et des hommes dans des cabanes. Le bon ami Florent avait un geste, comme ça, en disant que les hommes seraient meilleurs, s'ils savaient tous lire. Si bien que la Normande vivait dans l'intimité de l'homme qu'elle rêvait d'étrangler. Elle enferma un jour Muche à la maison, pour qu'il n'allât pas chez l'inspecteur; mais il pleura tellement, qu'elle lui rendit la liberté le lendemain. Elle était très-faible, avec sa carrure et son air hardi. Lorsque l'enfant lui racontait qu'il avait eu bien chaud, lorsqu'il lui revenait les vêtements secs, elle éprouvait une reconnaissance vague, un contentement de le savoir à l'abri, les pieds devant le feu. Plus tard, elle fut très attendrie, quand il lut devant elle un bout de journal maculé qui enveloppait une tranche de congre. Peu à peu, elle en arriva ainsi à penser, sans le dire, que Florent n'était peut-être pas un méchant homme; elle eut le respect de son instruction, mêlé à une curiosité croissante de le voir de plus près, de pénétrer dans sa vie. Puis, brusquement, elle se donna un prétexte, elle se persuada qu'elle tenait sa vengeance: il fallait être aimable pour le cousin, le brouiller avec la grosse Lisa; ce serait plus drôle.
-- Est-ce que ton bon ami Florent te parle de moi? demanda-t-elle un matin à Muche, en l'habillant.
-- Ah! non, répondit l'enfant. Nous nous amusons.
-- Eh bien, dis-lui que je ne lui en veux plus et que je le remercie de t'apprendre à lire.
Dès lors, l'enfant, chaque jour, eut une commission. Il allait de sa mère à l'inspecteur, et de l'inspecteur à sa mère, chargé de mots aimables, de demandes et de réponses, qu'il répétait sans savoir; on lui aurait fait dire les choses les plus énormes. Mais la belle Normande eut peur de paraître timide; elle vint un jour elle-même, s'assit sur la seconde chaise, pendant que Muche prenait sa leçon d'écriture. Elle fut très-douce, très-complimenteuse. Florent resta plus embarrassé qu'elle. Ils ne parlèrent que de l'enfant. Comme il témoignait la crainte de ne pouvoir continuer les leçons dans le bureau, elle lui offrit de venir chez eux, le soir. Puis, elle parla d'argent. Lui, rougit, déclara qu'il n'irait pas, s'il était question de cela. Alors, elle se promit de le payer en cadeaux, avec de beaux poissons.
Ce fut la paix. La belle Normande prit même Florent sous sa protection. L'inspecteur finissait, d'ailleurs, par être accepté; les poissonnières le trouvaient meilleur homme que monsieur Verlaque, malgré ses mauvais yeux. La mère Méhudin seule haussait les épaules; elle gardait rancune au « grand maigre, » comme elle le nommait d'une façon méprisante. Et, un matin que Florent s'arrêta avec un sourire devant les viviers de Claire, la jeune fille, lâchant une anguille qu'elle tenait, lui tourna le dos, furieuse, toute gonflée et toute empourprée. Il en fut tellement surpris, qu'il en parla à la Normande.
-- Laissez donc! dit celle-ci, c'est une toquée... Elle n'est jamais de l'avis des antres. C'est pour me faire enrager, ce qu'elle a fait là.
Elle triomphait, elle se carrait à son banc, plus coquette, avec des coiffures extrêmement compliquées. Ayant rencontré la belle Lisa, elle lui rendit son regard de dédain; elle lui éclata même de rire en plein visage. La certitude qu'elle allait désespérer la charcutière, en attirant le cousin, lui donnait un beau rire sonore, un rire de gorge, dont son cou gras et blanc montrait le frisson. À ce moment, elle eut l'idée d'habiller Muche très-joliment, avec une petite veste écossaise et une toque de velours. Muche n'était jamais allé qu'en blouse débraillée. Or, il arriva que précisément à cette époque, Muche fut repris d'une grande tendresse pour les fontaines. La glace avait tondu, le temps était tiède. Il fit prendre un bain à la veste écossaise, laissant couler l'eau à plein robinet, depuis son coude jusqu'à sa main, ce qu'il appelait jouer à la gouttière. Sa mère le surprit en compagnie de deux autres galopins, regardant nager, dans la toque de velours remplie d'eau, deux petits poissons blancs qu'il avait volés à la tante Claire.
Florent vécut près de huit mois dans les Halles, comme pris d'un continuel besoin de sommeil. Au sortir de ses sept années de souffrances, il tombait dans un tel calme, dans une vie si bien réglée, qu'il se sentait à peine exister. Il s'abandonnait, la tête un peu vide, continuellement surpris de se retrouver chaque matin sur le même fauteuil, dans l'étroit bureau. Cette pièce lui plaisait, avec sa nudité, sa petitesse de cabine. Il s'y réfugiait, loin du monde, au milieu du grondement continu des Halles, qui le faisait rêver à quelque grande mer, dont la nappe l'aurait entouré et isolé de toute part. Mais, peu à peu, une inquiétude sourde le désespéra; il était mécontent, s'accusait de fautes qu'il ne précisait pas, se révoltait contre ces vides qui lui semblaient se creuser de plus en plus dans sa tête et dans sa poitrine. Puis, des souffles puants, des haleines de marée gâtée, passèrent sur lui avec de grandes nausées. Ce fut un détraquement lent, un ennui vague qui tourna à une vive surexcitation nerveuse.
Toutes ses journées se ressemblaient. Il marchait dans les mêmes bruits, dans les mêmes odeurs. Le matin, les bourdonnements des criées l'assourdissaient d'une lointaine sonnerie de cloches; et, souvent, selon la lenteur des arrivages, les criées ne finissaient que très-tard. Alors, il restait dans le pavillon jusqu'à midi, dérangé à toute minute par des contestations, des querelles, au milieu desquelles il s'efforçait de se montrer très-juste. Il lui fallait des heures pour sortir de quelque misérable histoire qui révolutionnait le marché. Il se promenait au milieu de la cohue et du tapage de la vente, suivait les allées à petits pas, s'arrêtait parfois devant les poissonnières dont les bancs bordent la rue Rambuteau. Elles ont de grands tas roses de crevettes, des paniers rouges de langoustes cuites, liées, la queue arrondie; tandis que des langoustes vivantes se meurent, aplaties sur le marbre. Là, il regardait marchander des messieurs, en chapeau et en gants noirs, qui finissaient par emporter une langouste cuite, enveloppée d'un journal, dans une poche de leur redingote. Plus loin, devant les tables volantes où se vend le poisson commun, il reconnaissait les femmes du quartier, venant à la même heure, les cheveux nus. Parfois, il s'intéressait à quelque dame bien mise, traînant ses dentelles le long des pierres mouillées, suivie d'une bonne en tablier blanc; celle-là, il l'accompagnait à quelque distance, en voyant les épaules se hausser derrière ses mines dégoûtées. Ce tohu-bohu de paniers, de sacs de cuir, de corbeilles, toutes ces jupes filant dans le ruissellement des allées, l'occupaient, le menaient jusqu'au déjeuner, heureux de l'eau qui coulait, de la fraîcheur qui soufflait, passant de l'âpreté marine des coquillages au fumet amer de la saline. C'était toujours par la saline qu'il terminait son inspection; les caisses de harengs saurs, les sardines de Nantes sur des lits de feuilles, la morue roulée, s'étalant devant de grosses, marchandes fades, le faisaient songer à un départ, à un voyage, au milieu de barils de salaisons. Puis, l'après-midi, les Halles se calmaient, s'endormaient. Il s'enfermait dans son bureau, mettait au net ses écritures, goûtait ses meilleures heures. S'il sortait, s'il traversait la poissonnerie, il la trouvait presque déserte. Ce n'était plus l'écrasement, les poussées, le brouhaha de dix heures. Les poissonnières, assises derrière leurs tables vides, tricotaient, le dos renversé; et de rares ménagères attardées, tournaient, regardant de côté, avec ce regard lent, ces lèvres pincées des femmes qui calculent à un sou près le prix du dîner. Le crépuscule tombait, il y avait un bruit de caisses remuées, le poisson était couché pour la nuit sur des lits de glace. Alors, Florent, après avoir assisté à la fermeture des grilles, emportait avec lui la poissonnerie dans ses vêtements, dans sa barbe, dans ses cheveux.
Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeur pénétrante. L'hiver était rude; le verglas changeait les allées en miroirs, les glaçons mettaient des guipures blanches aux tables de marbre et aux fontaines. Le matin, il fallait allumer de petits réchauds sous les robinets pour obtenir un filet d'eau. Les poissons, gelés, la queue tordue, ternes et rudes comme des métaux dépolis, sonnaient avec un bruit cassant de fonte pâle. Jusqu'en février, le pavillon resta lamentable, hérissé, désolé, dans son linceul de glace. Mais vinrent les dégels, les temps mous, les brouillards et les pluies de mars. Alors, les poissons s'amollirent, se noyèrent; des senteurs de chairs tournées se mêlèrent aux souffles fades de boue qui venaient des rues voisines. Puanteur vague encore, douceur écoeurante d'humidité, traînant au ras du sol. Puis, dans les après-midi ardentes de juin, la puanteur monta, alourdit l'air d'une buée pestilentielle. On ouvrait les fenêtres supérieures, de grands stores de toile grise pendaient sous le ciel brûlant, une pluie de feu tombait sur les Halles, les chauffait comme un four de tôle; et pas un vent ne balayait cette vapeur de marée pourrie. Les lianes de vent fumaient.
Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, au milieu duquel il vivait. Les dégoûts de la charcuterie lui revinrent, plus intolérables. Il avait supporté des puanteurs aussi terribles; mais elles ne venaient pas du ventre. Son estomac étroit d'homme maigre se révoltait, en passant devant ces étalages de poissons mouillés à grande eau, qu'un coup de chaleur gâtait. Ils le nourrissaient de leurs senteurs fortes, le suffoquaient, comme s'il avait eu une indigestion d'odeurs. Lorsqu'il s'enfermait dans son bureau, l'écoeurement le suivait, pénétrant par les boiseries mal jointes de la porte et de la fenêtre. Les jours de ciel gris, la petite pièce restait toute noire; c'était comme un long crépuscule, au fond d'un marais nauséabond. Souvent, pris d'anxiétés nerveuses, il avait un besoin de marcher, il descendait aux caves, par le large escalier qui se creuse au milieu du pavillon. Là, dans l'air renfermé, dans le demi-jour des quelques becs de gaz, il retrouvait la fraîcheur de l'eau pure. Il s'arrêtait devant le grand vivier, où les poissons vivants sont tenus en réserve; il écoutait la chanson continue des quatre filets d'eau tombant des quatre angles de l'urne centrale, coulant en nappe sous les grilles des bassins fermés à clef, avec le bruit doux d'un courant perpétuel. Cette source souterraine, ce ruisseau causant dans l'ombre, le calmait. Il se plaisait aussi, le soir, aux beaux couchers de soleil qui découpaient en noir les fines dentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel; la lumière de cinq heures, la poussière volante des derniers rayons, entrait par toutes les baies, par toutes les raies des persiennes; c'était comme un transparent lumineux et dépoli, où se dessinaient les arêtes minces des piliers, les courbes élégantes des pentes, les figures géométriques des toitures. Il s'emplissait les yeux du cette immense épure lavée à l'encre de Chine sur un vélin phosphorescent, reprenant son rêve de quelque machine colossale, avec ses roues, ses leviers, ses balanciers, entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant sous la chaudière. À chaque heure, les jeux de lumière changeaient ainsi les profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et les ombres noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant, s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule. Mais, par les soirées de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d'un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, les nausées le secouaient de nouveau, son rêve s'égarait, à s'imaginer des étuves géantes, des cuves infectes d'équarisseur où fondait la mauvaise graisse d'un peuple.
Il souffrait encore de ce milieu grossier, dont les paroles et les gestes semblaient avoir pris de l'odeur. Il était bon enfant pourtant, ne s'effarouchait guère. Les femmes seules le gênaient. Il ne se sentait à l'aise qu'avec madame François, qu'il avait revue. Elle témoigna une si belle joie de le savoir placé, heureux, tiré de peine, comme elle disait, qu'il en fut tout attendri. Lisa, la Normande, les autres, l'inquiétaient avec leurs rires. À elle, il aurait tout conté. Elle ne riait pas pour se moquer; elle avait un rire de femme heureuse de la joie d'autrui. Puis, c'était une vaillante; elle faisait un dur métier, l'hiver, les jours de gelée; les temps de pluie étaient plus pénibles encore. Florent la vit certains matins, par de terribles averses, par des pluies qui tombaient depuis la veille, lentes et froides. Les roues de la voiture, de Nanterre à Paris, étaient entrées dans la boue jusqu'aux moyeux. Balthazar avait de la crotte jusqu'au ventre. Et elle le plaignait, elle s'apitoyait, en l'essuyant avec de vieux tabliers.
-- Ces bêtes, disait-elle c'est très-douillet; ça prend des coliques pour un rien... Ah! mon pauvre vieux Balthazar! Quand nous avons passé sur le pont de Neuilly, j'ai cru que nous étions descendus dans la Seine, tant il pleuvait.
Balthazar allait à l'auberge. Elle, restait sous l'averse, pour vendre ses légumes. Le carreau se changeait en une mare de boue liquide. Les choux, les carottes, les navets, battus par l'eau grise, se noyaient dans cette coulée de torrent fangeux, roulant à pleine chaussée. Ce n'était plus les verdures superbes des claires matinées. Les maraîchers, au fond de leur limousine, gonflaient le dos, sacrant contre l'administration qui, après enquête, a déclaré que la pluie ne fait pas de mal aux légumes, et qu'il n'y a pas lieu d'établir des abris.
Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. Il songeait à madame François. Il s'échappait, allait causer un instant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle se secouait comme un caniche, disait qu'elle en avait bien vu d'autres, qu'elle n'était pas en sucre, pour fondre comme ça, aux premières gouttes d'eau. Il la forçait à entrer quelques minutes sous une rue couverte; plusieurs fois même il la mena jusque chez monsieur Lebigre, où ils burent du vin chaud. Pendant qu'elle le regardait amicalement, de sa face tranquille, il était tout heureux de cette odeur saine des champs qu'elle lui apportait, dans les mauvaises haleines des Halles. Elle sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel.
-- Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. Vous verrez mon potager; j'ai mis des bordures de thym partout... Ça pue, dans votre gueux de Paris!
Et elle s'en allait, ruisselante. Florent était tout rafraîchi, quand il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre les angoisses nerveuses dont il souffrait. C'était un esprit méthodique qui poussait parfois le strict emploi de ses heures jusqu'à la manie. Il s'enferma deux soirs par semaine, afin d'écrire un grand ouvrage sur Cayenne. Sa chambre de pensionnaire était excellente, pensait-il, pour le calmer et le disposer au travail. Il allumait son feu, voyait si le grenadier, au pied de son lit, se portait bien; puis, il approchait la petite table, il restait à travailler jusqu'à minuit. Il avait repoussé le paroissien et _la Clef des songes_ au fond du tiroir, qui peu à peu s'emplit de notes, de feuilles volantes, de manuscrits de toutes sortes. L'ouvrage sur Cayenne n'avançait guère, coupé par d'autres projets, des plans de travaux gigantesques, dont il jetait l'esquisse en quelques lignes. Successivement, il ébaucha une réforme absolue du système administratif des Halles, une transformation des octrois en taxes sur les transactions, une répartition nouvelle de l'approvisionnement dans les quartiers pauvres, enfin une loi humanitaire, encore très confuse, qui emmagasinait en commun les arrivages et assurait chaque jour un minimum de provisions à tous les ménages de Paris. L'échine pliée, perdu dans des choses graves, il mettait sa grande ombre noire au milieu de la douceur effacée de la mansarde. Et, parfois, un pinson qu'il avait ramassé dans les Halles, par un temps de neige, se trompait en voyant la lumière, jetait son cri dans le silence que troublait seul le bruit de la plume courant sur le papier.
Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait trop souffert par elle, pour ne pas en faire l'occupation chère de sa vie. Il fût devenu, sans le milieu et les circonstances, un bon professeur de province, heureux de la paix de sa petite ville. Mais on l'avait traité en loup, il se trouvait maintenant comme marqué par l'exil pour quelque besogne de combat. Son malaise nerveux n'était que le réveil des longues songeries de Cayenne, de ses amertumes en face de souffrances imméritées, de ses serments de venger un jour l'humanité traitée à coups de fouet et la justice foulée aux pieds. Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l'empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C'était le ventre boutiquier, le ventre de l'honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de moeurs paisibles n'avaient engraissé si bellement. Alors, il se sentit les poings serrés, prêt à une lutte, plus irrité par la pensée de son exil, qu'il ne l'était en rentrant en France. La haine le reprit tout entier. Souvent, il laissait tomber sa plume, il rêvait. Le feu mourant tachait sa face d'une grande flamme; la lampe charbonneuse filait, pendant que le pinson, la tête sous l'aile, se rendormait sur une patte.
Quelquefois, à onze heures, Auguste, voyant de la lumière sous la porte, frappait, avant d'aller se coucher. Florent lui ouvrait avec quelque impatience. Le garçon charcutier s'asseyait, restait devant le feu, parlant peu, n'expliquant jamais pourquoi il venait. Tout le temps, il regardait la photographie qui les représentait, Augustine et lui, la main dans la main, endimanchés. Florent crut finir par comprendre qu'il se plaisait d'une façon particulière dans cette chambre où la jeune fille avait logé. Un soir, en souriant, il lui demanda s'il avait deviné juste.
-- Peut-être bien, répondit Auguste très-surpris de la découverte qu'il faisait lui-même. Je n'avais jamais songé à cela. Je venais vous voir sans savoir... Ah bien! si je disais ça à Augustine, c'est elle qui rirait... Quand on doit se marier, on ne songe guère aux bêtises.
Lorsqu'il se montrait bavard, c'était pour revenir éternellement à la charcuterie qu'il ouvrirait à Plaisance, avec Augustine. Il semblait si parfaitement sûr d'arranger sa vie à sa guise, que Florent finit par éprouver pour lui une sorte de respect mêlé d'irritation. En somme, ce garçon était très fort, tout bête qu'il paraissait; il allait droit à un but, il l'atteindrait sans secousses, dans une béatitude parfaite. Ces soirs-là, Florent ne pouvait se remettre au travail; il se couchait mécontent, ne retrouvant son équilibre que lorsqu'il venait à penser: « Mais cet Auguste est une brute! »
Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. C'était presque une joie pour lui. Le pauvre homme traînait, au grand étonnement de Gavard, qui ne lui avait pas donné plus de six mois. À chaque visite de Florent, le malade lui disait qu'il se sentait mieux, qu'il avait un bien grand désir de reprendre son travail. Mais les jours se passaient, des rechutes se produisaient. Florent s'asseyait à côté du lit, causant de la poissonnerie, tâchant d'apporter un peu de gaieté. Il mettait sur la table de nuit les cinquante francs qu'il abandonnait à l'inspecteur en titre; et celui-ci, bien que ce fût une affaire convenue, se fâchait chaque fois, ne voulant pas de l'argent. Puis, on parlait d'autre chose, l'argent restait sur la table. Quand Florent partait, madame Verlaque l'accompagnait jusqu'à la porte de la rue. Elle était petite, molle, très-larmoyante. Elle ne parlait que de la dépense occasionnée par la maladie de son mari, du bouillon de poulet, des viandes saignantes, du bordeaux, et du pharmacien, et du médecin. Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. Les premières fois, il ne comprit pas, Enfin, comme la pauvre dame pleurait toujours, en disant que, jadis, ils étaient heureux avec les dix-huit cents francs de la place d'inspecteur, il lui offrit timidement de lui remettre quelque chose, en cachette de son mari. Elle se défendit, et sans transition, d'elle-même, elle assura que cinquante francs lui suffiraient. Mais, dans le courant du mois, elle écrivait souvent à celui qu'elle nommait leur sauveur; elle avait une petite anglaise fine, des phrases faciles et humbles, dont elle emplissait juste trois pages, pour demander dix francs; si bien que les cent cinquante francs de l'employé passaient entièrement au ménage Verlaque. Le mari l'ignorait sans doute, la femme lui baisait les mains. Cette bonne action était sa grande jouissance; il la cachait comme un plaisir défendu qu'il prenait en égoïste.
-- Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfois Gavard. Il se dorlote, maintenant que vous lui faites des rentes.
Il finit par répondre, un jour:
-- C'est arrangé, je ne lui abandonne plus que vingt-cinq francs.
D'ailleurs, Florent n'avait aucun besoin. Les Quenu lui donnaient toujours la table et le coucher. Les quelques francs qui lui restaient suffisaient à payer sa consommation, le soir, chez monsieur Lebigre. Peu à peu, sa vie s'était réglée comme une horloge: il travaillait dans sa chambre; continuait ses leçons au petit Muche, deux fois par semaine, de huit à neuf heures; accordait une soirée à la belle Lisa, pour ne pas la lâcher; et passait le reste de son temps dans le cabinet vitré, en compagnie de Gavard et de ses amis.
Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide de professeur. Le vieux logis lui plaisait. En bas, il passait dans les odeurs fades du marchand d'herbes cuites; des bassines d'épinards, des terrines d'oseille, refroidissaient, au fond d'une petite cour. Puis, il montait l'escalier tournant, gras d'humidité, dont les marches, tassées et creusées, penchaient d'une façon inquiétante. Les Méhudin occupaient tout le second étage. Jamais la mère n'avait voulu déménager, lorsque l'aisance était venue, malgré les supplications des deux filles, qui rêvaient d'habiter une maison neuve, dans une rue large. La vieille s'entêtait, disait qu'elle avait vécu là, qu'elle mourrait là. D'ailleurs, elle se contentait d'un cabinet noir, laissant les chambres à Claire et à la Normande. Celle-ci, avec son autorité d'aînée, s'était emparée de la pièce qui donnait sur la rue; c'était la grande chambre, la belle chambre. Claire en fut si vexée, qu'elle refusa la pièce voisine, dont la fenêtre ouvrait sur la cour; elle voulut aller coucher, de l'autre côté du palier, dans une sorte de galetas qu'elle ne fit pas même blanchir à la chaux. Elle avait sa clef, elle était libre; à la moindre contrariété, elle s'enfermait chez elle.
Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner. Muche lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avec l'enfant bavardant entre les jambes. Puis, lorsque la toile cirée était essuyée, la leçon commençait, sur un coin de la table. La belle Normande lui faisait un bon accueil. Elle tricotait ou raccommodait du linge, approchant sa chaise, travaillant à la même lampe; souvent, elle laissait l'aiguille pour écouter la leçon, qui la surprenait. Elle eut bientôt une grande estime pour ce garçon si savant, qui paraissait doux comme une femme en parlant au petit, et qui avait une patience angélique à répéter toujours les mêmes conseils. Elle ne le trouvait plus laid du tout. Si bien qu'elle devint comme jalouse de la belle Lisa. Elle avançait sa chaise davantage, regardait Florent d'un sourire embarrassant.
-- Mais, maman, tu me pousses le coude, tu m'empêches d'écrire! disait Muche en colère. Tiens! voilà un pâté, maintenant! Recule-toi donc!
Peu à peu, elle en vint à dire beaucoup de mal de la belle Lisa. Elle prétendait qu'elle cachait son âge, qu'elle se serrait à étouffer dans ses corsets; si, dès la matin, la charcutière descendait, sanglée, vernie, sans qu'un cheveu dépassât l'autre, c'était qu'elle devait être affreuse en déshabillé. Alors, elle levait un peu les bras, en montrant qu'elle, dans son intérieur, ne portait pas de corset; et elle gardait son sourire, développant son torse superbe, qu'on sentait rouler et vivre, sous sa mince camisole mal attachée. La leçon était interrompue. Muche, intéressé, regardait sa mère lever les bras.
Florent écoutait, riait même, avec l'idée que les femmes étaient bien drôles. La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l'amusait.
Muche, cependant, achevait sa page d'écriture. Florent, qui avait une belle main, préparait des modèles, des bandes de papier, sur lesquelles il écrivait, en gros et en demi-gros, les mots très-longs, tenant toute la ligne. Il affectionnait les mots « tyranniquement, liberticide, anticonstitutionnel, révolutionnaire; » ou bien, il faisait copier à l'enfant des phrases comme celles-ci: « Le jour de la justice viendra... La souffrance du juste est la condamnation du pervers... Quand l'heure sonnera, le coupable tombera. » Il obéissait très-naïvement, en écrivant les modèles d'écriture, aux idées qui lui hantaient le cerveau; il oubliait Muche, la belle Normande, tout ce qui l'entourait. Muche aurait copié _le Contrat social_. Il alignait, pendant des pages entières, des « tyranniquement » et des « anticonstitutionnel, » en dessinant chaque lettre.
Jusqu'au départ du professeur, la mère Méhudin tournait autour de la table, en grondant. Elle continuait à nourrir contre Florent une rancune terrible. Selon elle, il n'y avait pas de bon sens à faire travailler ainsi le petit, le soir, à l'heure où les enfants doivent dormir. Elle aurait certainement jeté « le grand maigre » à la porte, si la belle Normande, après une explication très-orageuse, ne lui avait nettement déclaré qu'elle s'en irait loger ailleurs, si elle n'était pas maîtresse de recevoir chez elle qui bon lui semblait. D'ailleurs, chaque soir, la querelle recommençait.
-- Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l'oeil faux... Puis, les maigres, je m'en défie. Un homme maigre, c'est capable de tout. Jamais je n'en ai rencontré un de bon... Le ventre lui est tombé dans les fesses à celui-là, pour sûr; car il est plat comme une planche... Et pas beau avec ça! Moi qui ai soixante-cinq ans passés, je n'en voudrais pas dans ma table de nuit.
Elle disait cela, parce qu'elle voyait bien comment tournaient les choses. Et elle parlait avec admiration de monsieur Lebigre, qui se montrait très-galant, en effet, pour la belle Normande; outre qu'il flairait là une grosse dot, il pensait que la jeune femme serait superbe au comptoir. La vieille ne tarissait pas: au moins celui-là n'était pas efflanqué; il devait être fort comme un Turc; elle allait jusqu'à s'enthousiasmer sur ses mollets, qu'il avait très-gros. Mais la Normande haussait les épaules, en répondant aigrement:
-- Je m'en moque pas mal, de ses mollets; je n'ai besoin des mollets de personne... Je fais ce qu'il me plaît.
Et, si la mère voulait continuer et devenait trop nette:
-- Eh bien, quoi! criait la fille, ça ne vous regarde pas... Ce n'est pas vrai, d'ailleurs. Puis, si c'était vrai, je ne vous en demanderais pas la permission, n'est-ce pas? Fichez-moi la paix.
Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elle avait pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. La vieille, la nuit, quand elle croyait surprendre quelque bruit, se levait, nu-pieds, pour écouter à la porte de sa fille si Florent n'était pas venu la retrouver. Mais celui-ci avait encore chez les Méhudin une ennemie plus rude. Dès qu'il arrivait, Claire se levait sans dire un mot, prenait un bougeoir, rentrait chez elle, de l'autre côté du palier. On l'entendait donner les deux tours à la serrure, avec une rage froide. Un soir que sa soeur invita le professeur à dîner, elle fit sa cuisine sur le carré et mangea dans sa chambre. Souvent, elle s'enfermait si étroitement, qu'on ne la voyait pas d'une semaine. Elle restait molle toujours, avec des caprices de fer, des regards de bête méfiante, sous sa toison fauve pâle. La mère Méhudin, qui crut pouvoir se soulager avec elle, la rendit furieuse en lui parlant de Florent. Alors, La vieille, exaspérée, cria partout qu'elle s'en irait, si elle n'avait pas peur de laisser ses deux filles se manger entre elles.
Comme Florent se retirait, un soir, il passa devant la porte de Claire, restée grande ouverte. Il la vit très-rouge, qui le regardait. L'attitude hostile de la jeune fille le chagrinait; sa timidité avec les femmes l'empêchait seule de provoquer une explication. Ce soir-là, il serait certainement entré dans sa chambre, s'il n'avait aperçu, à l'étage supérieur, la petite face blanche de mademoiselle Saget, penchée sur la rampe. Il passa, et il n'avait pas descendu dix marches, que la porte de Claire, violemment refermée derrière son dos, ébranla toute la cage de l'escalier. Ce fut en cette occasion que mademoiselle Saget se convainquit que le cousin de madame Quenu couchait avec les deux Méhudin. Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitait d'ordinaire les femmes en homme qui n'a point de succès auprès d'elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vint à éprouver une véritable amitié pour la Normande; elle avait un bon coeur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais il n'alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu'elle approchait sa chaise, comme pour se pencher sur la page d'écriture de Muche, il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec un certain malaise. Elle lui semblait colossale, très-lourde, presque inquiétante, avec sa gorge de géante; il reculait ses coudes aigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d'enfoncer dans cette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse, au contact des poitrines grasses. Il baissait la tête, s'amincissait encore, incommodé par le souffle fort qui montait d'elle. Quand sa camisole s'entre-bâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, une fumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme relevée d'une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes soirées de juillet. C'était un parfum persistant, attaché à la peau d'une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques; elle se lavait à grande eau; mais dès que la fraîcheur du bain s'en allait, le sang ramenait jusqu'au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée; elle marchai au milieu d'une évaporation d'algues vaseuses; elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d'un pêcheur de sardines. Florent souffrait; il ne la désirait point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie; il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d'une beauté trop large et d'un relent trop fort.
Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu'il était son amant. Elle s'était fâchée avec la belle Normande, pour une limande de dix sous. Depuis cette brouille, elle témoignait une grande amitié à la belle Lisa. Elle espérait arriver plus vite à connaître ainsi ce qu'elle appelait « le micmac des Quenu. » Florent continuant à lui échapper, elle était un corps sans âme, comme elle le disait elle-même, sans avouer la cause de ses doléances. Une jeune fille courant après les culottes d'un garçon n'aurait pas été plus désolée que cette terrible vieille, en sentant le secret du cousin lui glisser entre les doigts. Elle guettait le cousin, le suivait, le déshabillait, le regardait partout, avec une rage furieuse de ce que sa curiosité en rut ne parvenait pas à le posséder. Depuis qu'il venait chez les Méhudin, elle ne quittait plus la rampe de l'escalier. Puis, elle comprit que la belle Lisa était très-irritée de voir Florent fréquenter « ces femmes. » Tous les matins, elle lui donna alors des nouvelles de la rue Pirouette. Elle entrait à la charcuterie, les jours de froid, ratatinée, rapetissée par la gelée; elle posait ses mains bleuies sur l'étuve de melchior, se chauffant les doigts. debout devant le comptoir, n'achetant rien, répétant de sa voix fluette:
-- Il était encore hier chez elles, il n'en sort plus... La Normande l'a appelé « mon chéri » dans l'escalier.
Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains plus longtemps. Le lendemain du jour où elle crut voir sortir Florent de la chambre de Claire, elle accourut et fit durer l'histoire une bonne demi-heure. C'était une honte; maintenant, le cousin allait d'un lit à l'autre.
-- Je l'ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec la Normande, il va trouver la petite blonde sur la pointe des pieds. Hier, il quittait la blonde, et il retournait sans doute auprès de la grande brune, quand il m'a aperçue, ce qui lui a fait rebrousser chemin. Toute la nuit, j'entends les deux portes, ça ne finit pas... Et cette vieille Méhudin qui couche dans un cabinet entre les chambres de ses filles!
Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu, n'encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par son silence. Elle écoutait profondément. Quand les détails devenaient par trop scabreux:
-- Non, non, murmurait-elle, ce n'est pas permis... Se peut-il qu'il y ait des femmes comme ça!
Alors, mademoiselle Saget lui répondait que, dame! toutes les femmes n'étaient pas honnêtes comme elle. Ensuite, elle se faisait très-tolérante pour le cousin. Un homme, ça court après chaque jupon qui passe, puis, il n'était pas marié, peut-être. Et elle posait des questions sans en avoir l'air. Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait les lèvres. Quand mademoiselle Saget était partie, elle regardait, l'air écoeuré, le couvercle de l'étuve, où la vieille avait laissé, sur le luisant du métal, la salissure terne de ses deux petites mains.
-- Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer l'étuve. C'est dégoûtant.
La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. La belle Normande était persuadée qu'elle avait enlevé un amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette pas grand'chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait son tempérament dans leur hostilité; l'une, tranquille, méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes pour ne pas se crotter; l'autre, plus effrontée, éclatant d'une gaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec la crânerie d'un duelliste cherchant une affaire. Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler de son tablier; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des épées, avec l'éclair et la pointe rapides de l'acier. De son côté, lorsque la belle Lisa venait à la poissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchant du banc de la belle Normande; elle prenait quelque grosse pièce, un turbot; un saumon, à une poissonnière voisine, étalant son argent sur le marbre, ayant remarque que cela touchait au coeur « la pas grand'chose, » qui cessait de rire. D'ailleurs, les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du poisson pourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat était surtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à son comptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.
-- Tiens! la grosse vache est levée! criait la belle Normande. Elle se ficelle comme ses saucissons, cette femme-là... Ah bien! elle a remis son col de samedi, et elle porte encore sa robe de popeline!
Au même instant, de l'autre côté de la rue, la belle Lisa disait à sa fille de boutique:
-- Voyez donc, Augustine, cette créature qui nous dévisage, là-bas. Elle est toute déformée, avec la vie qu'elle mène.... Est-ce que vous apercevez ses boucles d'oreilles? Je crois qu'elle a ses grandes poires, n'est-ce pas? Ça fait pitié, des brillants, à des filles comme ça.
-- Pour ce que ça lui coûte! répondait complaisamment Augustine.
Quand l'une d'elles avait un bijou nouveau, c'était une victoire; l'autre crevait de dépit. Toute la matinée, elles se jalousaient leurs clients, se montraient très-maussades, si elles s'imaginaient que la vente allait mieux chez « la grande bringue d'en face. » Puis, venait l'espionnage du déjeuner; elles savaient ce qu'elles mangeaient, épiaient jusqu'à leur digestion. L'après-midi, assises l'une dans ses viandes cuites, l'autre dans ses poissons, elles posaient, faisaient les belles, se donnaient un mal infini. C'était l'heure qui décidait du succès de la journée. La belle Normande brodait, choisissait des travaux d'aiguille très-délicats, ce qui exaspérait la belle Lisa.
-- Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son garçon, qui va nu-pieds... Voyez-vous cette demoiselle, avec ses mains rouges puant le poisson!
Elle, tricotait, d'ordinaire.
-- Elle en est toujours à la même chaussette, remarquait l'autre; elle dort sur l'ouvrage, elle mange trop... Si son cocu attend ça pour avoir chaud aux pieds!
Jusqu'au soir, elles restaient implacables, commentant chaque visite, l'oeil si prompt, qu'elles saisissaient les plus minces détails de leur personne, lorsque d'autres femmes, à cette distance, déclaraient ne rien apercevoir du tout. Mademoiselle Saget fut dans l'admiration des bons yeux de madame Quenu, un jour que celle-ci distingua une égratignure sur la joue gauche de la poissonnière.--Avec des yeux comme ça, disait-elle, on verrait à travers les portes. La nuit tombait, et souvent la victoire était indécise; parfois, l'une demeurait sur le carreau; mais, le lendemain, elle prenait sa revanche. Dans le quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou pour la belle Normande.
Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler. Pauline et Muche étaient bons amis, auparavant; Pauline, avec ses jupes raides de demoiselle comme il faut; Muche, débraillé, jurant, tapant, jouant à merveille au charretier. Quand ils s'amusaient ensemble sur le large trottoir, devant le pavillon de la marée, Pauline faisait la charrette. Mais un jour que Muche alla la chercher, tout naïvement, la belle Lisa le mit à la porte, en le traitant de galopin.
-- Est-ce qu'on sait, dit-elle, avec ces enfants mal élevés!... Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, que je ne suis pas tranquille, quand il est avec ma fille.
L'enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait là, ajouta:
-- Vous avez bien raison. Il est toujours fourré avec les petites du quartier, ce garnement... On l'a trouvé dans une cave, avec la fille du charbonnier.
La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconter l'aventure, entra dans une colère terrible. Elle voulait aller tout casser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner le fouet à Muche.
-- Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire à moi!
Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. Au fond, lui seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne se battaient que pour lui. Depuis son arrivée, tout allait de mal en pis; il compromettait, fâchait, troublait ce monde qui avait vécu jusque-là dans une paix si grasse. La belle Normande l'aurait volontiers griffé, quand elle le voyait s'oublier trop longtemps chez les Quenu; c'était pour beaucoup l'ardeur de la lutte qui la poussait au désir de cet homme. La belle Lisa gardait une attitude de juge, devant la mauvaise conduite de son beau-frère, dont les rapports avec les deux Méhudin faisaient le scandale du quartier. Elle était horriblement vexée; elle s'efforçait de ne pas montrer sa jalousie, une jalousie particulière, qui, malgré son dédain de Florent et sa froideur de femme honnête, l'exaspérait, chaque fois qu'il quittait la charcuterie pour aller rue Pirouette, et qu'elle s'imaginait les plaisirs défendus qu'il devait y goûter.
Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. La netteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant. Florent sentait un reproche, une sorte de condamnation dans le chêne clair, la lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n'osait presque plus manger, de peur de laisser tomber des miettes de pain et de salir son assiette. Cependant, il avait une belle simplicité qui l'empêchait de voir. Partout il vantait la douceur de Lisa. Elle restait très douce, en effet. Elle lui disait, avec un sourire, comme en plaisantant:
-- C'est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, et pourtant vous ne devenez pas gras... Ça ne vous profite pas.
Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frère, en prétendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulement laisser épais de graisse comme une pièce de deux sous. Mais, dans l'insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette méfiance des maigres que la mère Méhudin témoignait plus brutalement; il y avait aussi une allusion détournée à la vie de débordements que Florent menait. Jamais, d'ailleurs, elle ne parlait devant lui de la belle Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elle était devenue si glaciale, que le digne homme ne recommença pas. Après le dessert, ils demeuraient là un instant. Florent, qui avait remarqué l'humeur de sa belle-soeur, quand il partait trop vite, cherchait un bout de conversation. Elle était tout près de lui. Il ne la trouvait pas tiède et vivante, comme la poissonnière; elle n'avait pas, non plus, la même odeur de marée, pimentée et de haut goût; elle sentait la graisse, la fadeur des belles viandes. Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsage tendu. Le contact trop ferme de la belle Lisa inquiétait plus encore ses os de maigre que l'approche tendre de la belle Normande. Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que madame Quenu était certainement une belle femme, mais qu'il les aimait « moins blindées que cela. »
Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. Elle faisait, d'habitude, grand étalage de patience. Puis, elle croyait honnête de ne pas se mettre entre les deux frères, sans avoir de bien sérieux motifs. Comme elle le disait, elle était très-bonne, mais il ne fallait pas la pousser à bout. Elle en était à la période de tolérance, le visage muet, la politesse stricte, l'indifférence affectée, évitant encore avec soin tout ce qui aurait pu faire comprendre à l'employé qu'il couchait et qu'il mangeait chez eux, sans que jamais on vît son argent; non pas qu'elle eût accepté un payement quelconque, elle était au-dessus de cela; seulement, il aurait pu, vraiment, déjeuner au moins dehors. Elle fit remarquer un jour à Quenu:
-- On n'est plus seuls. Quand nous voulons nous parler, maintenant, il faut attendre que nous soyons couchés, le soir.
Et, un soir, elle lui dit, sur l'oreiller:
-- Il gagne cent cinquante francs, n'est-ce pas? ton frère... C'est singulier qu'il ne puisse pas mettre quelque chose de côté pour s'acheter du linge. J'ai encore été obligée de lui donner trois vieilles chemises à toi.
Bah! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n'est pas difficile, mon
frère... Il faut lui laisser son argent.
-- Oh! bien sûr, murmura Lisa, sans insister davantage, je ne dis pas ça pour ça... Qu'il le dépense bien ou mal, ce n'est pas notre affaire.
Elle était persuadée qu'il mangeait ses appointements chez les Méhudin. Elle ne sortit qu'une fois de son attitude calme, de cette réserve de tempérament et de calcul. La belle Normande avait fait cadeau à Florent d'un saumon superbe. Celui-ci, très embarrassé de son saumon, n'ayant pas osé le refuser, l'apporta à la belle Lisa.
-- Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument.
Elle le regardait fixement, les lèvres blanches; puis, d'une voix qu'elle tâchait de contenir:
-- Est-ce que vous croyez que nous avons besoin de nourriture, par exemple! Dieu merci! il y a assez à manger ici!... Remportez-le!
-- Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, étonné de sa colère; je le mangerai.
Alors elle éclata.
-- La maison n'est pas une auberge, peut-être! Dites aux personnes qui vous l'ont donné de le faire cuire, si elles veulent. Moi, je n'ai pas envie d'empester mes casseroles... Remportez-le, entendez-vous!
Elle l'aurait pris et jeté à la rue. Il le porta chez monsieur Lebigre, où Rose reçut l'ordre d'en faire un pâté. Et, un soir, dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. Gavard paya des huîtres. Florent, peu à peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet. Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiques battaient à l'aise. Parfois, maintenant, quand il s'enfermait dans sa mansarde pour travailler, la douceur de la pièce l'impatientait, la recherche théorique de la liberté ne lui suffisait plus, il fallait qu'il descendît, qu'il allât se contenter dans les axiomes tranchants de Charvet et dans les emportements de Logre. Les premiers soirs, ce tapage, ce flot de paroles l'avait gêné; il en sentait encore le vide, mais il éprouvait un besoin de s'étourdir, de se fouetter, d'être poussé à quelque résolution extrême qui calmât ses inquiétudes d'esprit. L'odeur du cabinet, cette odeur liquoreuse, chaude de la fumée du tabac, le grisait, lui donnait une béatitude particulière, un abandon de lui-même, dont le bercement lui faisait accepter sans difficulté des choses très-grosses. Il en vint à aimer les figures qui étaient là, à les retrouver, à s'attarder à elles avec le plaisir de l'habitude. La face douce et barbue du Robine, le profil sérieux de Clémence, la maigreur blême de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard, et Alexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient une place de plus en plus grande. C'était pour lui comme une jouissance toute sensuelle. Lorsqu'il posait la main sur le bouton de cuivre du cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chauffer les doigts, tourner de lui-même; il n'eût pas éprouvé une sensation plus vive, en prenant le poignet souple d'une femme.
À la vérité, il se passait des choses très-graves dans le cabinet. Un soir, Logre, après avoir tempêté avec plus de violence que de coutume, donna des coups de poing sur la table, en déclarant que si l'on était des hommes, on flanquerait le gouvernement par terre. Et il ajouta qu'il fallait s'entendre tout de suite, si l'on voulait être prêt, quand la débâcle arriverait. Puis, les têtes rapprochées, à voix plus basse, on convint de former un petit groupe prêt à toutes les éventualités. Gavard, à partir de ce jour, fut persuadé qu'il faisait partie d'une société secrète et qu'il conspirait. Le cercle ne s'étendit pas, mais Logre promit de l'aboucher avec d'autres réunions qu'il connaissait. À un moment, quand on tiendrait tout Paris dans la main, on ferait danser les Tuileries. Alors, ce furent des discussions sans fin qui durèrent plusieurs mois: questions d'organisation, questions de but et de moyens, questions de stratégie et de gouvernement futur. Dès que Rose avait apporté le grog de Clémence, les chopes de Charvet et de Robine, les mazagrans de Logre, de Gavard et de Florent, et les petits verres de Lacaille et d'Alexandre, le cabinet était soigneusement barricadé, la séance était ouverte.
Charvet et Florent restaient naturellement les voix les plus écoutées. Gavard n'avait pu tenir sa langue, contant peu à peu toute l'histoire de Cayenne, ce qui mettait Florent dans une gloire de martyr. Ses paroles devenaient des actes de foi. Un soir, le marchand de volailles, vexé d'entendre attaquer son ami qui était absent, s'écria:
-- Ne touchez pas à Florent, il est allé à Cayenne!
Mais Charvet se trouvait très-piqué de cet avantage.
-- Cayenne, Cayenne, murmurait-il entre ses dents, on n'y était pas si mal que ça, après tout!
Et il tentait de prouver que l'exil n'est rien, que la grande souffrance consiste à rester dans son pays opprimé, la bouche bâillonnée, en face du despotisme triomphant. Si, d'ailleurs, on ne l'avait pas arrête, au 2 décembre, ce n'était pas sa faute. Il laissait même entendre que ceux qui se font prendre sont des imbéciles. Cette jalousie sourde en fit l'adversaire systématique de Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant des heures, au milieu du silence des autres, sans que jamais l'un deux se confessât battu.
Une des questions les plus caressées était celle de la réorganisation du pays, au lendemain de la victoire.
-- Nous sommes vainqueurs, n'est-ce pas?... commençait Gavard.
Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis. Il y avait deux camps. Charvet, qui professait l'hébertisme, avait avec lui Logre et Robine. Florent, toujours perdu dans son rêve humanitaire, se prétendait socialiste et s'appuyait sur Alexandre et sur Lacaille. Quant à Gavard, il ne répugnait pas aux idées violentes; mais, comme on lui reprochait quelquefois sa fortune, avec d'aigres plaisanteries qui l'émotionnaient, il était communiste.
-- Il faudra faire table rase, disait Charvet de son ton bref, comme s'il eût donné un coup de hache. Le tronc est pourri, on doit l'abattre.
-- Oui! oui! reprenait Logre, se mettant debout pour être plus grand, ébranlant la cloison sous les bonds de sa bosse. Tout sera fichu par terre, c'est moi qui vous le dis... Après, on verra.
Robine approuvait de la barbe. Son silence jouissait, quand les propositions devenaient tout à fait révolutionnaires. Ses jeux prenaient une grande douceur au mot de guillotine; il les fermait à demi, comme s'il voyait la chose, et qu'elle l'eût attendri; et, alors, il grattait légèrement son menton sur la pomme de sa canne, avec un sourd ronronnement de satisfaction.
-- Cependant, disait à son tour Florent, dont la voix gardait un son lointain de tristesse, cependant si vous abattez l'arbre, il sera nécessaire de garder des semences... Je crois, au contraire, qu'il faut conserver l'arbre pour greffer sur lui la vie nouvelle... La révolution politique est faite, voyez-vous; il faut aujourd'hui songer au travailleur, à l'ouvrier; notre mouvement devra être tout social. Et je vous défie bien d'arrêter cette revendication du peuple. Le peuple est las, il veut sa part.
Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. Il affirmait, avec sa bonne figure réjouie, que c'était vrai, que le peuple était las.
-- Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d'un air plus menaçant. Toutes les révolutions, c'est pour les bourgeois. Il y en a assez, à la fin. À la première, ce sera pour nous.
Alors, on ne s'entendait plus. Gavard offrait de partager. Logre refusait, en jurant qu'il ne tenait pas à l'argent. Puis, peu à peu, Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seul:
-- L'égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermes de la tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S'il nous aide, il aura sa part... Pourquoi voulez-vous que je me batte pour l'ouvrier, si l'ouvrier refuse de se battre pour moi?... Puis, la question n'est pas là. Il faut dix ans de dictature révolutionnaire, si l'on veut habituer un pays comme la France à l'exercice de la liberté.
-- D'autant plus, disait nettement Clémence, que l'ouvrier n'est pas mûr et qu'il doit être dirigé.
Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue au milieu de tous ces hommes, avait une façon professorale d'écouter parler politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait son grog à petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec des froncements de sourcils, des gonflements de narines, toute une approbation ou une désapprobation muettes, qui prouvaient qu'elle comprenait, qu'elle avait des idées très-arrêtées sur les matières les plus compliquées. Parfois, elle roulait une cigarette, soufflait du coin des lèvres des jets de fumée minces, devenait plus attentive. Il semblait que le débat eût lieu devant elle, et qu'elle dût distribuer des prix à la fin. Elle croyait certainement garder sa place de femme, en réservant son avis, en ne s'emportant pas comme les hommes. Seulement, au fort des discussions, elle lançait une phrase, elle concluait d'un mot, elle « rivait le clou » à Charvet lui-même, selon l'expression de Gavard. Au fond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. Elle n'avait de respect que pour Robine, dont elle couvait le silence de ses grands yeux noirs.
Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention à Clémence. C'était un homme pour eux. On lui donnait des poignées de mains à lui démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameux comptes. Comme la jeune femme venait de toucher son argent, Charvet voulut lui emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu'il fallait savoir où ils en étaient auparavant. Ils vivaient sur la base du mariage libre et de la fortune libre; chacun d'eux payait ses dépenses, strictement; comme ça, disaient-ils, ils ne se devaient rien, ils n'étaient pas esclaves. Le loyer, la nourriture, le blanchissage, les menus plaisirs, tout se trouvait écrit, noté, additionné. Ce soir-là, Clémence, vérification faite, prouva à Charvet qu'il lui devait déjà cinq francs. Elle lui remit ensuite les dix francs, en lui disant:
-- Marques que tu m'en dois quinze, maintenant... Tu me les rendras le 5, sur les leçons du petit Léhudier.
Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leur poche les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait même en riant Clémence d'aristocrate, parce qu'elle prenait un grog; il disait qu'elle voulait l'humilier, lui faire sentir qu'il gagnait moins qu'elle, ce qui était vrai; et il y avait, au fond de son rire, une protestation contre ce gain plus élevé, qui le rabaissait, malgré sa théorie de l'égalité des sexes.
Si les discussions n'aboutissaient guère, elles tenaient ces messieurs en haleine. Il sortait un bruit formidable du cabinet; les vitres dépolies vibraient comme des peaux de tambour. Parfois, le bruit devenait si fort que Rose, avec sa langueur, versant au comptoir un canon à quelque blouse, tournait la tête d'inquiétude.
-- Ah bien! merci, ils se cognent là dedans, disait la blouse, en reposant le verre sur le zinc, et en se torchant la bouche d'un revers de main.
-- Pas de danger, répondait tranquillement monsieur Lebigre; ce sont des messieurs qui causent.
Monsieur Lebigre, très-rude pour les autres consommateurs, les laissait crier à leur aise, sans jamais leur faire la moindre observation. Il restait des heures sur la banquette du comptoir, en gilet à manches, sa grosse tête ensommeillée appuyée contre la glace, suivant du regard Rose qui débouchait des bouteilles ou qui donnait des coups de torchon. Les jours de belle humeur, quand elle était devant lui, plongeant des verres dans le bassin aux rinçures, les poignets nus, il la pinçait fortement, au gras des jambes, sans qu'on pût le voir, ce qu'elle acceptait avec un sourire d'aise. Elle ne trahissait même pas cette familiarité par un sursaut; lorsqu'il l'avait pincée au sang, elle disait qu'elle n'était pas chatouilleuse. Cependant, monsieur Lebigre, dans l'odeur devin et le ruissellement de clartés chaudes qui l'assoupissaient, tendait l'oreille aux bruits du cabinet. Il se levait quand les voix montaient, allait s'adosser à la cloison; ou même il poussait la porte, il entrait, s'asseyait un instant, en donnant une tape sur la cuisse de Gavard. Là, il approuvait tout de la tête. Le marchand de volailles disait que, si ce diable de Lebigre n'avait guère l'étoffe d'un orateur, on pouvait compter sur lui « le jour du grabuge. »
Mais Florent, un matin, aux Halles, dans une querelle affreuse qui éclata entre Rose et une poissonnière, à propos d'une bourriche de harengs que celle-ci avait fait tomber d'un coup de coude, sans le vouloir, l'entendit traiter de « panier à mouchard » et de « torchon de la préfecture. » Quand il eut rétabli la paix, ou lui en dégoisa long sur monsieur Lebigre: il était de la police; tout le quartier le savait bien; mademoiselle Saget, avant de se servir chez lui, disait l'avoir rencontré une fois allant au rapport; puis, c'était un homme d'argent, un usurier qui prêtait à la journée aux marchands des quatre saisons, et qui leur louait des voitures, en exigeant un intérêt scandaleux. Florent fut très-ému. Le soir même, en étouffant la voix, il crut devoir répéter ces choses à ces messieurs. Ils haussèrent les épaules, rirent beaucoup de ses inquiétudes.
-- Ce pauvre Florent! dit méchamment Charvet, parce qu'il est allé à Cayenne, il s'imagine que toute la police est à ses trousses.
Gavard donna sa parole d'honneur que Lebigre était « un bon, un pur. » Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. Sa chaise craquait; il déblatérait, il déclarait que ce n'était pas possible de continuer comme cela, que si l'on accusait tout le monde d'être de la police, il aimait mieux rester chez lui et ne plus s'occuper de politique. Est-ce qu'on n'avait pas osé dire qu'il en était, lui, Logre! lui qui s'était battu en 48 et en 51, qui avait failli être transporté deux fois! Et, en criant cela, il regardait les autres, la mâchoire en avant, comme s'il eût voulu leur clouer violemment et quand même la conviction qu'il « n'en était pas. » Sous ses regards furibonds, les autres protestèrent du geste. Cependant, Lacaille, en entendant traiter monsieur Lebigre d'usurier, avait baissé la tête.
Les discussions noyèrent cet incident. Monsieur Lebigre, depuis que Logre avait lancé l'idée d'un complot, donnait des poignées de mains plus rudes aux habitués du cabinet. À la vérité, leur clientèle devait être d'un maigre profit; ils ne renouvelaient jamais leurs consommations. À l'heure du départ, ils buvaient la dernière goutte de leur verre, sagement ménagé pendant les ardeurs des théories politiques et sociales. Le départ, dans le froid humide de la nuit, était tout frissonnant, ils restaient un instant sur le trottoir, les yeux brûlés, les oreilles assourdies, comme surpris par le silence noir de la rue. Derrière eux, Rose mettait les boulons des volets. Puis, quand ils s'étaient serré les mains, épuisés, ne trouvant plus un mot, ils se séparaient, mâchant encore des arguments, avec le regret de ne pouvoir s'enfoncer mutuellement leur conviction dans la gorge. Le dos rond de Robine moutonnait, disparaissait du côté de la rue Rambuteau; tandis que Charvet et Clémence s'en allaient par les Halles, jusqu'au Luxembourg, côte à côte, faisant sonner militairement leurs talons, en discutant encore quelque point de politique ou de philosophie, sans jamais se donner le bras.
Le complot mûrissait lentement. Au commencement de l'été, il n'était toujours question que de la nécessité de « tenter le coup. » Florent, qui, dans les premiers temps, éprouvait une sorte de méfiance, finit par croire à la possibilité d'un mouvement révolutionnaire. Il s'en occupait très-sérieusement, prenant des notes, faisant des plans écrits. Les autres parlaient toujours. Lui, peu à peu, concentra sa vie dans l'idée fixe dont il se battait le crâne chaque soir, au point qu'il mena son frère Quenu chez monsieur Lebigre, naturellement, sans songer à mal. Il le traitait toujours un peu comme son élève, il dut même penser qu'il avait le devoir de le lancer dans la bonne voie. Quenu était absolument neuf en politique. Mais au bout de cinq ou six soirées, il se trouva à l'unisson. Il montrait une grande docilité, une sorte de respect pour les conseils de son frère, quand la belle Lisa n'était pas là. D'ailleurs, ce qui le séduisit, avant tout, ce fut la débauche bourgeoise de quitter sa charcuterie, de venir s'enfermer dans ce cabinet où l'on criait si fort, et où la présence de Clémence mettait pour lui une pointe d'odeur suspecte et délicieuse. Aussi bâclait-il ses andouilles maintenant, afin d'accourir plus vite, ne voulant pas perdre un mot de ces discussions qui lui semblaient très-fortes, sans qu'il pût souvent les suivre jusqu'au bout. La belle Lisa s'apercevait très bien de sa hâte à s'en aller. Elle ne disait encore rien. Quand Florent l'emmenait, elle venait sur le seuil de la porte les voir entrer chez monsieur Lebigre, un peu pâle, les yeux sévères.
Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l'ombre de Quenu sur les vitres dépolies de la grande fenêtre du cabinet donnant rue Pirouette. Elle avait trouvé là un poste d'observation excellent, en face de cette sorte de transparent laiteux, où se dessinaient les silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits, des mâchoires tendues qui jaillissaient, des bras énormes qui s'allongeaient brusquement, sans qu'on aperçût les corps. Ce démanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibonds trahissant au dehors les discussions ardentes du cabinet, la tenaient derrière ses rideaux de mousseline jusqu'à ce que le transparent devînt noir. Elle flairait là « un coup de mistoufle. » Elle avait fini par connaître les ombres, aux mains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poings fermés, de têtes coléreuses, d'épaules gonflées, qui semblaient se décoller et rouler les unes sur les autres, elle disait nettement: « Ça, c'est le grand dadais de cousin; ça, c'est ce vieux grigou de Gavard, et voilà le bossu, et voilà cette perche de Clémence. » Puis, lorsque les silhouettes s'échauffaient, devenaient absolument désordonnées, elle était prise d'un besoin irrésistible de descendre, d'aller voir. Elle achetait son cassis le soir, sous le prétexte qu'elle se sentait « toute chose, » le matin; il le lui fallait, disait-elle, au saut du lit. Le jour où elle vit la tête lourde de Quenu, barrée à coups nerveux par le mince poignet de Charvet, elle arriva chez monsieur Lebigre très-essoufflée, elle fit rincer sa petite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elle allait remonter chez elle, lorsqu'elle entendit la voix du charcutier dire avec une netteté enfantine:
-- Non, il n'en faut plus... On leur donnera un coup de torchon solide, à ce tas de farceurs de députés et de ministres, à tout le tremblement, enfin!
Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à la charcuterie. Elle y trouva madame Lecoeur et la Sarriette, qui plongeaient le nez dans l'étuve, achetant des saucisses chaudes pour leur déjeuner. Comme la vieille fille les avait entraînées dans sa querelle contre la belle Normande, à propos de la limande de dix sous, elles s'étaient du coup remises toutes deux avec la belle Lisa. Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme ça de beurre. Et elles tapaient sur les Méhudin, des filles de rien qui n'en voulaient qu'à l'argent des hommes. La vérité était que mademoiselle Saget avait laissé entendre à madame Lecoeur que Florent repassait parfois une des deux soeurs à Gavard, et qu'à eux quatre, ils faisaient des parties à crever chez Baratte, bien entendu avec les pièces de cent sous du marchand de volailles. Madame Lecoeur en resta dolente, les yeux jaunes de bile.
Ce matin-là, c'était à madame Quenu que la vieille fille voulait porter un coup. Elle tourna devant le comptoir; puis, de sa voix la plus douce:
-- J'ai vu monsieur Quenu hier soir, dit-elle. Ah bien! allez, ils s'amusent, dans ce cabinet, où ils font tant de bruit.
Lisa s'était tournée du côté de la rue, l'oreille très-attentive, mais ne voulant sans doute pas écouter de face. Mademoiselle Saget fit une pause, espérant qu'on la questionnerait. Elle ajouta plus bas:
-- Ils ont une femme avec eux... Oh! pas monsieur Quenu, je ne dis pas ça, je ne sais pas...
-- C'est Clémence, interrompit la Sarriette, une grande sèche, qui fait la dinde, parce qu'elle est allée en pension. Elle est avec un professeur râpé... Je les ai vus ensemble; ils ont toujours l'air de se conduire au poste.
-- Je sais, je sais, reprit la vieille, qui connaissait son Charvet et sa Clémence à merveille, et qui parlait uniquement pour inquiéter la charcutière.
Celle-ci ne bronchait pas. Elle avait l'air de regarder quelque chose de très-intéressant, dans les Halles. Alors, l'autre employa les grands moyens. Elle s'adressa à madame Lecoeur:
-- Je voulais vous dire, vous feriez bien de conseiller à votre beau-frère d'être prudent. Ils crient des choses à faire trembler, dans ce cabinet. Les hommes, vraiment, ça n'est pas raisonnable, avec leur politique. Si on les entendait, n'est-ce pas? ça pourrait très-mal tourner pour eux.
-- Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecoeur. Il ne manque plus que ça. L'inquiétude m'achèvera, s'il se fait jamais jeter en prison.
Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. Mais la Sarriette riait, secouant sa petite figure toute fraîche de l'air du matin.
-- C'est Jules, dit-elle, qui les arrange, ceux qui disent du mal de l'empire... Il faudrait les flanquer tous à la Seine, parce que, comme il me l'a expliqué, il n'y a pas avec eux un seul homme comme il faut.
-- Oh! continua mademoiselle Saget, ce n'est pas un grand mal, tant que les imprudences tombent dans les oreilles d'une personne comme moi. Vous savez, je me laisserais plutôt couper la main... Ainsi, hier soir, monsieur Quenu disait...
Elle s'arrêta encore. Lisa avait eu un léger mouvement.
-- Monsieur Quenu disait qu'il fallait fusiller les ministres, les députés, et tout le tremblement.
Cette fois, la charcutière se tourna brusquement, toute blanche, les mains serrées sur son tablier.
-- Quenu a dit ça? demanda-t-elle d'une voix brève.
-- Et d'autres choses encore dont je ne me souviens pas. Vous comprenez, c'est moi qui l'ai entendu.... Ne vous tourmentez donc pas comme ça, madame Quenu. Vous savez qu'avec moi, rien ne sort; je suis assez grande fille pour peser ce qui conduirait un homme trop loin... C'est entre nous.
Lisa s'était remise. Elle avait l'orgueil de la paix honnête de son ménage, elle n'avouait pas le moindre nuage entre elle et son mari. Aussi finit-elle par hausser les épaules, en murmurant, avec un sourire:
-- C'est des bêtises à faire rire les enfants.
Quand les trois femmes furent sur le trottoir, elles convinrent que la belle Lisa avait fait une drôle de mine. Tout ça, le cousin, les Méhudin, Gavard, le Quenu, avec leurs histoires auxquelles personne ne comprenait rien, ça finirait mal. Madame Lecoeur demanda ce qu'on faisait des gens arrêtés « pour la politique. » Mademoiselle Saget savait seulement qu'ils ne paraissaient plus, plus jamais; ce qui poussa la Sarriette à dire qu'on les jetait peut-être à la Seine, comme Jules le demandait.
La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion. Le soir, quand Florent et Quenu s'en allèrent chez monsieur Lebigre, elle ne parut pas avoir plus de sévérité dans les yeux. Mais justement, ce soir-là, la question de la prochaine constitution fut débattue, et il était une heure du matin, lorsque ces messieurs se décidèrent à quitter le cabinet; les volets étaient mis, ils durent passer par la petite porte, un à un, en arrondissant l'échine. Quenu rentra, la conscience inquiète. Il ouvrit les trois ou quatre portes du logement, le plus doucement possible, marchant sur la pointe des pieds, traversant le salon, les bras tendus, pour ne pas heurter les meubles. Tout dormait. Dans la chambre, il fut très-contrarié de voir que Lisa avait laissé la bougie allumée; cette bougie brûlait au milieu du grand silence, avec une flamme haute et triste. Comme il ôtait ses souliers et les posait sur un coin du tapis, la pendule sonna une heure et demie, d'un timbre si clair, qu'il se retourna consterné, redoutant de faire un mouvement, regardant d'un air de furieux reproche le Gutenberg doré qui luisait, le doigt sur un livre. Il ne voyait que le dos de Lisa, avec sa tête enfouie dans l'oreiller; mais il sentait bien qu'elle ne dormait pas, qu'elle devait avoir les yeux tout grands ouverts, sur le mur. Ce dos énorme, très-gras aux épaules, était blême, d'une colère contenue; il se renflait, gardait l'immobilité et le poids d'une accusation sans réplique. Quenu, tout à fait décontenancé par l'extrême sévérité de ce dos qui semblait l'examiner avec la face épaisse d'un juge, se coula sous les couvertures, souffla la bougie, se tint sage. Il était resté sur le bord, pour ne point toucher sa femme. Elle ne dormait toujours pas, il l'aurait juré. Puis, il céda au sommeil, désespéré de ce qu'elle ne parlait point, n'osant lui dire bonsoir, se trouvant sans force contre cette masse implacable qui barrait le lit à ses soumissions.
Le lendemain, il dormit tard. Quand il s'éveilla, l'édredon au menton, vautré au milieu du lit, il vit Lisa, assise devant le secrétaire, qui mettait des papiers en ordre; elle s'était levée, sans qu'il s'en aperçût, dans le gros sommeil de son dévergondage de la veille. Il prit courage, il lui dit, du fond de l'alcôve:
-- Tiens! pourquoi ne m'as-tu pas réveillé?... Qu'est-ce que tu fais là?
-- Je range ces tiroirs, répondit-elle, très-calme, de sa voix ordinaire.
Il se sentit soulagé. Mais elle ajouta:
-- On ne sait pas ce qui peut arriver; si la police venait...
-- Comment, la police?
-- Certainement, puisque tu t'occupes de politique, maintenant.
Il s'assit sur son séant, hors de lui, frappé en pleine poitrine par cette attaque rude et imprévue.
-- Je m'occupe de politique, je m'occupe de politique, répétait-il; la police n'a rien à voir là dedans, je ne me compromets pas.
-- Non, reprit Lisa avec un haussement d'épaules, tu parles simplement de faire fusiller tout le monde.
-- Moi! moi!
-- Et tu cries cela chez un marchand de vin... Mademoiselle Saget t'a entendu. Tout le quartier, à cette heure sait que tu es un rouge.
Du coup, il se recoucha. Il n'était pas encore bien éveillé. Les paroles de Lisa retentissaient, comme s'il eût déjà entendu les fortes bottes des gendarmes, à la porte de la chambre. Il la regardait, coiffée, serrée dans son corset, sur son pied de toilette habituel, et il s'ahurissait davantage, à la trouver si correcte dans cette circonstance dramatique.
-- Tu le sais, je te laisse absolument libre, reprit-elle après un silence, tout en continuant à classer les papiers; je ne veux pas porter les culottes, comme on dit... Tu es le maître, tu peux risquer ta situation, compromettre notre crédit, ruiner la maison... Moi, je n'aurai plus tard qu'à sauvegarder les intérêts de Pauline.
Il protesta, mais elle le fit taire du geste, en ajoutant:
-- Non, ne dis rien, ce n'est pas une querelle, pas même une explication, que je provoque... Ah! si tu m'avais demandé conseil, si nous avions causé de ça ensemble, je ne dis pas! On a tort de croire que les femmes n'entendent rien à la politique... Veux-tu que je te la dise, ma politique, à moi?
Elle s'était levée, elle allait du lit à la fenêtre, enlevant du doigt les grains de poussière qu'elle apercevait sur l'acajou luisant de l'armoire à glace et de la toilette-commode.
-- C'est la politique des honnêtes gens... Je suis reconnaissante au gouvernement, quand mon commerce va bien, quand je mange ma soupe tranquille, et que je dors sans être réveillée par des coups de fusil... C'était du propre, n'est-ce pas, en 48? L'oncle Gradelle, un digne homme, nous a montré ses livres de ce temps-là. Il a perdu plus de six mille francs... Maintenant que nous avons l'empire, tout marche, tout se vend. Tu ne peux pas dire le contraire... Alors, qu'est-ce que vous voulez? qu'est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurez fusillé tout le monde?
Elle se planta devant la table de nuit, les mains croisées, en face de Quenu, qui disparaissait sous l'édredon. Il essaya d'expliquer ce que ces messieurs voulaient; mais il s'embarrassait dans les systèmes politiques et sociaux de Charvet et de Florent; il parlait des principes méconnus, de l'avènement de la démocratie, de la régénération des sociétés, mêlant le tout d'une si étrange façon, que Lisa haussa les épaules, sans comprendre. Enfin, il se sauva en tapant sur l'empire: c'était le règne de la débauche, des affaires véreuses, du vol à main armée.
-- Vois-tu, dit-il en se souvenant d'une phrase de Logre, nous sommes la proie d'une bande d'aventuriers qui pillent, qui violent, qui assassinent la France... Il n'en faut plus!
Lisa haussait toujours les épaules.
-- C'est tout ce que tu as à dire? demanda-t-elle avec son beau sang-froid. Qu'est-ce que ça me fait, ce que tu racontes là? Quand ce serait vrai, après?... Est-ce que je te conseille d'être un malhonnête homme, moi? Est-ce que je te pousse à ne pas payer tes billets, à tromper les clients, à entasser trop vite des pièces de cent sous mal acquises?... Tu me ferais mettre en colère, à la fin! Nous sommes de braves gens, nous autres, qui ne pillons et qui n'assassinons personne. Cela suffit. Les autres, ça ne me regarde pas; qu'ils soient des canailles, s'ils veulent!
Elle était superbe et triomphante. Elle se remit à marcher, le buste haut, continuant:
-- Pour faire plaisir à ceux qui n'ont rien, il faudrait alors ne pas gagner sa vie... Certainement que je profite du bon moment et que je soutiens le gouvernement qui fait aller le commerce. S'il commet de vilaines choses, je ne veux pas le savoir. Moi, je sais que je n'en commets pas, je ne crains point qu'on me montre au doigt dans le quartier. Ce serait trop bête de se battre contre des moulins à vent... Tu te souviens, aux élections, Gavard disait que le candidat de l'empereur était un homme qui avait fait faillite, qui se trouvait compromis dans de sales histoires. Ça pouvait être vrai, je ne dis pas non. Tu n'en as pas moins très-sagement agi en votant pour lui, parce que la question n'était pas là, qu'on ne te demandait pas de prêter de l'argent, ni de faire des affaires avec ce monsieur, mais de montrer au gouvernement que tu étais satisfait de voir prospérer la charcuterie.
Cependant Quenu se rappelait une phrase de Charvet, cette fois, qui déclarait que « ces bourgeois empâtés, ces boutiquiers engraissés, prêtant leur soutien à un gouvernement d'indigestion générale, devaient être jetés les premiers au cloaque. » C'était grâce à eux, grâce à leur égoïsme du ventre, que le despotisme s'imposait et rongeait une nation. Il lâchait d'aller jusqu'au bout de la phrase, quand Lisa lui coupa la parole, emportée par l'indignation.
-- Laisse donc! ma conscience ne me reproche rien. Je ne dois pas un sou, je ne suis dans aucun tripotage, j'achète et je vends de bonne marchandise, je ne fais pas payer plus cher que le voisin... C'est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là. Ils font semblant de ne pas même savoir que je suis à Paris; mais je suis plus fière qu'eux, je me moque pas mal de leurs millions. On dit que Saccard trafique dans les démolitions, qu'il vole tout le monde. Ça ne m'étonne pas, il partait pour ça. Il aime l'argent à se rouler dessus, pour le jeter ensuite par les fenêtres, comme un imbécile... Qu'on mette en cause les hommes de sa trempe, qui réalisent des fortunes trop grosses, je le comprends. Moi, si tu veux le savoir, je n'estime pas Saccard... Mais nous, nous qui vivons si tranquilles, qui mettrons quinze ans à amasser une aisance, nous qui ne nous occupons pas de politique, dont tout le souci est d'élever notre fille et de mener à bien notre barque! allons donc, tu veux rire, nous sommes d'honnêtes gens!
Elle vint s'asseoir au bord du lit. Quenu était ébranlé.
-- Écoute-moi bien, reprit-elle d'une voix plus profonde. Tu ne veux pas, je pense, qu'on vienne piller ta boutique, vider ta cave, voler ton argent? Si ces hommes de chez monsieur Lebigre triomphaient, crois-tu que le lendemain, tu serais chaudement couché comme tu es là? et quand tu descendrais à la cuisine, crois-tu que tu te mettrais paisiblement à tes galantines, comme tu le feras tout à l'heure? Non, n'est-ce pas?... Alors, pourquoi parles-tu de renverser le gouvernement, qui te protège et te permet de faire des économies? Tu as une femme, tu as une fille, tu te dois à elles avant tout. Tu serais coupable, si tu risquais leur bonheur. Il n'y a que les gens sans feu ni lieu, n'ayant rien à perdre, qui veulent des coups de fusil. Tu n'entends pas être le dindon de la farce, peut-être! Reste donc chez toi, grande bête, dors bien, mange bien, gagne de l'argent, aie la conscience tranquille, dis-toi que la France se débarbouillera toute seule, si l'empire la tracasse. Elle n'a pas besoin de toi, la France!
Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu. Elle avait raison, après tout; et c'était une belle femme, sur le bord du lit, peignée de si bonne heure, si propre et si fraîche, avec son linge éblouissant. En écoutant Lisa, il regardait leurs portraits, aux deux côtés de la cheminée; certainement, ils étaient des gens honnêtes, ils avaient l'air très comme il faut, habillés de noir, dans les cadres dorés. La chambre, elle aussi, lui parut une chambre de personnes distinguées; les carrés de guipure mettaient une sorte de probité sur les chaises; le tapis, les rideaux, les vases de porcelaine à paysages, disaient leur travail et leur goût du confortable. Alors, il s'enfonça davantage sous l'édredon, où il cuisait doucement, dans une chaleur de baignoire. Il lui sembla qu'il avait failli perdre tout cela chez monsieur Lebigre, son lit énorme, sa chambre si bien close, sa charcuterie, à laquelle il songeait maintenant avec des remords attendris. Et, de Lisa, des meubles, de ces choses douces qui l'entouraient, montait un bien-être qui l'étouffait un peu, d'une façon délicieuse.
-- Bêta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais pris un beau chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur le corps à Pauline et à moi... Et ne te mêle plus de juger le gouvernement, n'est-ce pas? Tous les gouvernements sont les mêmes, d'abord. On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre, c'est nécessaire. Le tout, quand on est vieux, est de manger ses rentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées.
Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer une justification.
-- C'est Gavard..., murmura-t-il.
Mais elle devint sérieuse, elle l'interrompit avec brusquerie.
-- Non, ce n'est pas Gavard... Je sais qui c'est. Celui-là ferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre les autres.
-- C'est de Florent que tu veux parler? demanda timidement Quenu, après un silence.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna au secrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d'une voix nette:
-- Oui, de Florent... Tu sais combien je suis patiente. Pour rien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. Les liens de famille, c'est sacré. Mais la mesure est comble, à la fin. Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis... D'ailleurs, non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux.
Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait le plafond de l'alcôve, l'air embarrassé, elle reprit avec plus de violence:
-- Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas même comprendre ce que nous faisons pour lui. Nous nous sommes gênés, nous lui avons donné la chambre d'Augustine, et la pauvre fille couche sans se plaindre dans un cabinet où elle manque d'air. Nous le nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins... Rien. Il accepte cela naturellement. Il gagne de l'argent, et on ne sait seulement pas où ça passe, ou plutôt on ne le sait que trop.
-- Il y a l'héritage, hasarda Quenu, qui souffrait d'entendre accuser son frère.
Lisa resta toute droite, comme étourdie. Sa colère tomba.
-- Tu as raison, il y a l'héritage... Voilà le compte, dans ce tiroir. Il n'en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens? Cela prouve que c'est un garçon sans cervelle et sans conduite. S'il avait la moindre idée, il aurait déjà fait quelque chose avec cet argent... Moi, je voudrais bien ne plus l'avoir, ça nous débarrasserait... Je lui en ai déjà parlé deux fois; mais il refuse de m'écouter. Tu devrais le décider à le prendre, toi... Tâche d'en causer avec lui, n'est-ce pas?
Quenu répondit par un grognement, Lisa évita d'insister, ayant mis, croyait-elle, toute l'honnêteté de son côté.
-- Non, ce n'est pas un garçon comme un autre, recommença-t-elle. Il n'est pas rassurant, que veux-tu! Je le dis ça, parce que nous en causons... Je ne m'occupe pas de sa conduite, qui fait déjà beaucoup jaser sur nous dans le quartier. Qu'il mange, qu'il couche, qu'il nous gêne, on peut le tolérer. Seulement, ce que je ne lui permettrai pas, c'est de nous fourrer dans sa politique. S'il le monte encore la tête, s'il nous compromet le moins du monde, je t'avertis que je me débarrasserai de lui carrément... Je t'avertis, tu comprends!
Florent était condamné. Elle faisait un véritable effort pour ne pas se soulager, laisser couler le flot de rancune amassée qu'elle avait sur le coeur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait, l'épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Elle murmura encore:
-- Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n'a pas su se créer seulement un chez lui... je comprends qu'il veuille des coups de fusil. Qu'il aille en recevoir, s'il les aime; mais qu'il laisse les braves gens à leur famille... Puis il ne me plaît pas, voilà! Il sent le poisson, le soir, à table. Ça m'empêche de manger. Lui, n'en perd pas une bouchée; et pour ce que ça lui profite! Il ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté.
Elle s'était approchée de la fenêtre. Elle vit Florent qui traversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie. L'arrivage de la marée débordait, ce matin-là; les mannes avaient de grandes moires d'argent, les criées grondaient. Lisa suivit les épaules pointues de son beau-frère entrant dans les odeurs fortes des Halles, l'échine pliée, avec cette nausée de l'estomac qui lui montait aux tempes; et le regard dont elle l'accompagnait était celui d'une combattante, d'une femme résolue au triomphe.
Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les pieds dans la douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonne chaleur de l'édredon, il était blême, affligé de la mésintelligence de son frère et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beaux sourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant ses chaussettes.
IV
Marjolin fut trouvé au marché des Innocents, dans un tas de choux,
sous un chou blanc, énorme, et dont une des grandes feuilles rabattues
cachait son visage rose d'enfant endormi. On ignora toujours quelle
main misérable l'avait posé là. C'était déjà un petit bonhomme de deux
à trois ans, très-gras, très-heureux de vivre, mais si peu précoce, si
empâté, qu'il bredouillait à peine quelque mots, ne sachant que
sourire. Quand une marchande de légumes le découvrit sous le grand
chou blanc, elle poussa un tel cri de surprise, que les voisines
accoururent, émerveillées; et lui, il tendait les mains, encore en
robe, roulé dans un morceau de couverture. Il ne put dire qui était sa
mère. Il avait dos yeux étonnés, en se serrant contre l'épaule d'une
grosse tripière qui l'avait pris entre les bras. Jusqu'au soir, il
occupa le marché. Il s'était rassuré, il mangeait des tartines, il
riait à toutes les femmes. La grosse tripière le garda; puis, il passa
à une voisine; un mois plus tard, il couchait chez une troisième.
Lorsqu'on lui demandait: « Où est ta mère? » il avait un geste
adorable: sa main faisait le tour, montrant les marchandes toutes à la
fois. Il fut l'enfant des Halles, suivant les jupes de l'une ou de
l'autre, trouvant toujours un coin dans un lit, mangeant la soupe un
peu partout, habillé à la grâce de Dieu, et ayant quand même des sous
au fond de ses poches percées. Une belle fille rousse, qui vendait des
plantes officinales, l'avait appelé Marjolin, sans qu'on sût pourquoi.
Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mère Chantemesse fit à son tour la trouvaille d'une petite fille, sur le trottoir de la rue Saint-Denis, au coin du marché. La petite pouvait avoir deux ans, mais elle bavardait déjà comme une pie, écorchant les mots dans son babil d'enfant; si bien que la mère Chantemesse crut comprendre qu'elle s'appelait Cadine, et que sa mère, la veille au soir, l'avait assise sous une porte, en lui disant de l'attendre. L'enfant avait dormi là; elle ne pleurait pas, elle racontait qu'on la battait. Puis, elle suivit la mère Chantemesse, bien contente, enchantée de cette grande place, où il y avait tant de monde et tant de légumes. La mère Chantemesse, qui vendait au petit tas, était une digne femme, très-bourrue, touchant déjà à la soixantaine; elle adorait les enfants, ayant perdu trois garçons au berceau. Elle pensa que « cette roulure-là semblait une trop mauvaise gale pour crever, » et elle adopta Cadine.
Mais, un soir, comme la mère Chantemesse s'en allait, tenant Cadine delà main droite, Marjolin lui prit sans façon la main gauche.
-- Eh! mon garçon, dit la vieille en s'arrêtant, la place est donnée... Tu n'es donc plus avec la grande Thérèse! Tu es un fameux coureur, sais-tu?
Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. Elle ne put rester grondeuse, tant il était joli et bouclé. Elle murmura:
-- Allons, venez, marmaille... Je vous coucherai ensemble.
Et elle arriva rue au Lard, où elle demeurait, avec un enfant de chaque main. Marjolin s'oublia chez la mère Chantemesse. Quand ils faisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelques taloches, heureuse de pouvoir crier, de se fâcher, de les débarbouiller, de les fourrer sous la même couverture. Elle leur avait installé un petit lit, dans une vieille voiture de marchand des quatre saisons, dont les roues et les brancards manquaient. C'était comme un large berceau, un peu dur, encore tout odorant des légumes qu'elle y avait longtemps tenus frais sous des linges mouillés. Cadine et Marjolin dormirent là, à quatre ans, aux bras l'un de l'autre.
Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains à la taille. La nuit, la mère Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. La voix flûtée de Cadine, pendant des heures, racontait des choses sans fin, que Marjolin écoutait avec des étonnements plus sourds. Elle était très-méchante, elle inventait des histoires pour lui faire peur, lui disait que, l'antre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolin suait d'angoisse, lui demandait des détails; et elle se moquait de lui, elle finissait par l'appeler « grosse bête. » D'autres fois, ils n'étaient pas sages, ils se donnaient des coups de pieds, sous les couvertures; Cadine repliait les jambes, étouffait ses rires, quand Marjolin, de toutes ses forces, la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait, ces fois-là, que la mère Chantemesse se levât pour border les couvertures; elle les endormait tous les deux d'une calotte, sur l'oreiller. Le lit fut longtemps ainsi pour eux un lieu de récréation; ils y emportaient leurs joujoux, ils y mangeaient des carottes et des navets volés; chaque matin, leur mère adoptive était toute surprise d'y trouver des objets étranges, des cailloux, des feuilles, des trognons de pommes, des poupées faites avec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands froids, elle les laissait là, endormis, la tignasse noire de Cadine mêlée aux boucles blondes de Marjolin, les bouches si près l'une de l'autre, qu'ils semblaient se réchauffer de leur haleine.
Cette chambre de la rue au Lard était un grand galetas, délabré, qu'une seule fenêtre, aux vitres dépolies par les pluies, éclairait. Les enfants y jouaient à cache-cache, dans la haute armoire de noyer et sous le lit colossal de la mère Chantemesse. Il y avait encore deux ou trois tables, sous lesquelles ils marchaient à quatre pattes. C'était charmant, parce qu'il n'y faisait pas clair, et que des légumes traînaient dans les coins noirs. La rue au Lard, elle aussi, était bien amusante, étroite, peu fréquentée, avec sa large arcade qui s'ouvre sur la rue de la Lingerie. La porte de la maison se trouvait à côté même de l'arcade, une porte basse, dont le battant ne s'ouvrait qu'à demi sur les marches grasses d'un escalier tournant. Cette maison, à auvent, qui se renflait, toute sombre d'humidité, avec la caisse verdie des plombs, à chaque étage, devenait, elle aussi, un grand joujou. Cadine et Marjolin passaient leurs matinées à jeter d'en bas des pierres, de façon à les lancer dans les plombs; les pierres descendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant un tapage très-réjouissant. Mais ils cassèrent deux vitres, et ils emplirent les tuyaux de cailloux, à tel point que la mère Chantemesse, qui habitait la maison depuis quarante-trois ans, faillit recevoir congé.
Cadine et Marjolin s'attaquèrent alors aux tapissières, aux baquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue déserte. Ils montaient sur les roues, se balançaient aux bouts de chaîne, escaladaient les caisses, les paniers entassés. Les arrière-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient là de vastes salles sombres, qui s'emplissaient et se vidaient en un jour, ménageant à chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, ou les gamins s'oubliaient dans l'odeur des fruits secs, des oranges, des pommes fraîches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mère Chantemesse, sur le carreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sans avoir peur d'être écrasés. Ils connaissaient le pavé, enfonçant leurs petites jambes jusqu'aux genoux dans les fanes de légumes; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque roulier, aux souliers lourds, s'étalait les quatre fers en l'air, pour avoir marché sur une queue d'artichaut. Ils étaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu'eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tas avait abrité son éventaire pendant vingt ans; ils le plantaient gravement dans un coin du marché, ils appelaient ça « leur maison. » Les jours de soleil, ils galopinaient, à ne plus pouvoir remuer le soir; ils prenaient des bains de pieds dans la fontaine, faisaient des écluses en barrant les ruisseaux, se cachaient sous des tas de légumes, restaient là, au frais, à bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent sortir, en passant à côté d'une montagne de laitues ou de romaines, un caquetage étouffé. Lorsqu'on écartait les salades, on les apercevait, allongés côte à côte, sur leur couche de feuilles, l'oeil vif, inquiets comme des oiseaux découverts au fond d'un buisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S'ils venaient à être séparés, ils se cherchaient derrière toutes les jupes des Halles, dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu'ils grandirent et qu'ils s'aimèrent.
Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mère Chantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu'elle les associait à sa vente au petit tas; elle leur promit un sou par jour, s'ils voulaient l'aider à éplucher ses légumes. Les premiers jours, les enfants eurent un beau zèle. Ils s'établissaient aux deux côtés de l'éventaire, avec des couteaux étroits, très attentifs à la besogne. La mère Chantemesse avait la spécialité des légumes épluchés; elle tenait, sur sa table tendue d'un bout de lainage noir mouillé, des alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d'oignons blancs, rangés quatre par quatre, en pyramide, trois pour la base, un pour la pointe, tout prêts à être mis dans les casseroles des ménagères attardées. Elle avait aussi des paquets ficelés pour le pot-au-feu, quatre poireaux, trois carottes, un panais, deux navets, deux brins de céleri; sans parler de la julienne fraîche coupée très fine sur des feuilles de papier, des choux taillés en quatre, des tas de tomates et des tranches de potiron qui mettaient des étoiles rouges et des croissants d'or dans la blancheur des autres légumes lavés à grande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin, bien qu'elle fût plus jeune; elle enlevait aux pommes de terre une pelure si mince, qu'on voyait le jour à travers; elle ficelait les paquets pour le pot-au-feu d'une si gentille façon, qu'ils ressemblaient à des bouquets; enfin, elle savait faire des petits tas qui paraissaient très-gros, rien qu'avec trois carottes ou trois navets. Les passants s'arrêtaient en riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine:
-- Madame, madame, venez me voir... À deux sous, mon petit tas!
Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très-connus. La mère Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d'un rire intérieur, qui lui faisait monter la gorge au menton, à les voir si sérieux à la besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaient de l'âge, ils rêvaient des commerces plus lucratifs. Marjolin restait enfant très-tard, ce qui impatientait Cadine. Il n'avait pas plus d'idée qu'un chou, disait-elle. Et, à la vérité, elle avait beau inventer pour lui des moyens de gagner de l'argent, il n'en gagnait point, il ne savait pas même faire une commission. Elle, était très-rouée. À huit ans, elle se fit enrôler par une de ces marchandes qui s'assoient sur un banc, autour des Halles avec un panier de citrons, que toute une bande de gamines vendent sous leurs ordres; elle offrait les citrons dans sa main, deux pour trois sous, courant après les passants, poussant sa marchandise sous le nez des femmes, retournant s'approvisionner, quand elle avait la main vide; elle touchait deux sous par douzaine de citrons, ce qui mettait ses journées jusqu'à cinq et six sous, dans les bons temps. L'année suivante, elle plaça des bonnets à neuf sous; le gain était plus fort; seulement, il fallait avoir l'oeil vif, car ces commerces en plein vent sont défendus; elle flairait les sergents de ville à cent pas, les bonnets disparaissaient sous ses jupes, tandis qu'elle croquait une pomme, d'un air innocent. Puis, elle tint des gâteaux, des galettes, des tartes aux cerises, des croquets, des biscuits de maïs, épais et jaunes, sur des claies d'osier; mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, à onze ans, elle réalisa une grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. Elle économisa quatre francs en deux mois, fit l'emplette d'une petite hotte, et se mit marchande de mouron.
C'était toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin, achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet en branche, d'échaudés; puis elle partait, passait l'eau, courait le quartier Latin, de la rue Saint-Jacques à la rue Dauphine, et jusqu'au Luxembourg. Marjolin l'accompagnait. Elle ne voulait pas même qu'il portât la hotte; elle disait qu'il n'était bon qu'à crier; et il criait sur un ton gras et traînant:
-- Mouron pour les p'tits oiseaux!
Et elle reprenait, avec des notes de flûte, sur une étrange phrase, musicale qui finissait par un son pur et filé, très haut:
-- Mouron pour les p'tits oiseaux!
Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l'air. À cette époque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendait jusqu'aux genoux, le gilet du défunt père Chantemesse, ancien cocher de fiacre; Cadine portait une robe à carreaux bleus et blancs, taillée dans un tartan usé de la mère Chantemesse. Les serins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient. Quand ils passaient, répétant leur phrase, se jetant l'écho de leur cri, les cages chantaient.
Cadine vendit aussi du cresson. « A deux sous la botte! à deux sous la botte! » Et c'était Marjolin qui entrait dans les boutiques pour offrir « le beau cresson de fontaine, la santé du corps! » Mais les Halles centrales venaient d'être construites; la petite restait en extase devant l'allée aux fleurs qui traverse le pavillon des fruits. Là, tout le long, les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux bords d'un sentier, fleurissent, épanouissent de gros bouquets; c'est une moisson odorante, deux haies épaisses de roses, entre lesquelles les filles du quartier aiment à passer, souriantes, un peu étouffées par la senteur trop forte; et, en haut des étalages, il y a des fleurs artificielles, des feuillages de papier où des gouttes de gomme font des gouttes de rosée, des couronnes de cimetière en perles noires et blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadine ouvrait son nez rose avec des sensualités de chatte; elle s'arrêtait dans cette fraîcheur douce, emportait tout ce qu'elle pouvait de parfum. Quand elle mettait son chignon sous le nez de Marjolin, il disait que ça sentait l'oeillet. Elle jurait qu'elle ne se servait plus de pommade, qu'il suffisait de passer dans l'allée. Puis, elle intrigua tellement, qu'elle entra au service d'une des marchandes. Alors, Marjolin trouva qu'elle sentait bon des pieds à la tête. Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. Lui, flairant sa jupe, longuement, en manière de jeu, semblait chercher, finissait par dire: « Ça sent le muguet. » Il montait à la taille, au corsage, reniflait plus fort: « Ça sent la giroflée. » Et aux manches, à la jointure des poignets: « Ça sent le lilas. » Et à la nuque, tout autour du cou, sur les joues, sur les lèvres: « Ça sent la rose. » Cadine riait, l'appelait « bêta, » lui criait de finir, parce qu'il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède et vivant.
Maintenant, la petite se levait à quatre heures, pour aider sa patronne dans ses achats. C'était, chaque matin, des brassées de fleurs achetées aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de mousse, des paquets de feuilles de fougère et de pervenche, pour entourer les bouquets. Cadine restait émerveillée devant les brillants et les valenciennes que portaient les filles des grands jardiniers de Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les jours de Sainte Marie, de Saint Pierre, de Saint Joseph, des saints patronymiques très-fêtés, la vente commençait à deux heures; il se vendait, sur le carreau, pour plus de cent mille francs de fleurs coupées; des revendeuses gagnaient jusqu'à deux cents francs en quelques heures. Ces jours-là, Cadine ne montrait plus que les mèches frisées de ses cheveux au-dessus des bottes de pensées, de réséda, de marguerites; elle était noyée, perdue sous les fleurs; elle montait toute la journée des bouquets sur des brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis de l'habileté et une grâce originale. Ses bouquets ne plaisait pas à tout le monde; ils faisaient sourire, et ils inquiétaient, par un côté de naïveté cruelle. Les rouges y dominaient, coupés de tons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d'un charme barbare. Les matins où elle pinçait Marjolin, où elle le taquinait à le faire pleurer, elle avait des bouquets féroces, des bouquets de fille en colère, aux parfums rudes, aux couleurs irritées. D'autres matins, quand elle était attendrie par quelque peine ou par quelque joie, elle trouvait des bouquets d'un gris d'argent, très-doux, voilés, d'une odeur discrète. Puis, c'étaient des roses, saignantes comme des coeurs ouverts, dans des lacs d'oeillets blancs; des glaïeuls fauves, montant en panaches de flammes parmi des verdures effarées; des tapisseries de Smyrne, aux dessins compliqués, faites fleur à fleur, ainsi que sur un canevas; des éventails moirés, s'élargissant avec des douceurs de dentelle; des puretés adorables, des tailles épaissies, des rêves à mettre dans les mains des harengères ou des marquises, des maladresses de vierge et des ardeurs sensuelles de fille, toute la fantaisie exquise d'une gamine de douze ans, dans laquelle la femme s'éveillait.
Cadine n'avait plus que deux respects: le respect du lilas blanc, dont la botte de huit à dix branches coûte, l'hiver, de quinze à vingt francs; et le respect des camélias, plus chers encore, qui arrivent par douzaine, dans des boîtes, couchés sur un lit de mousse, recouverts d'une feuille d'ouate. Elle les prenait, comme elle aurait pris des bijoux, délicatement, sans respirer, de peur de les gâter d'un souffle; puis, c'était avec de précautions infinies qu'elle attachait sur des brins de jonc leurs queues courtes. Elle parlait d'eux sérieusement. Elle disait à Marjolin qu'un beau camélia blanc, sans piqûre de rouille, était une chose rare, tout à fait belle. Comme elle lui en faisait admirer un, il s'écria, un jour:
-- Oui, c'est gentil, mais j'aime mieux le dessous de ton menton, là, à cette place; c'est joliment plus doux et plus transparent que ton camélia... Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent à des veines de fleur.
Il la caressait du bout des doigts; puis il approcha le nez, murmurant:
-- Tiens, tu sens l'oranger, aujourd'hui.
Cadine avait un très-mauvais caractère. Elle ne s'accommodait pas du rôle de servante. Aussi finit-elle par s'établir pour son compte. Comme elle était alors âgée de treize ans, et qu'elle ne pouvait rêver le grand commerce, un banc de vente de l'allée aux fleurs, elle vendit des bouquets de violettes d'un sou, piqués dans un lit de mousse, sur un éventaire d'osier pendu à son cou. Elle rôdait toute la journée dans les Halles, autour des Halles, promenant son bout de pelouse. C'était là sa joie, cette flânerie continuelle, qui lui dégourdissait les jambes, qui la tirait des longues heures passées à faire des bouquets, les genous pliés, sur une chaise basse. Maintenant, elle tournait ses violettes en marchant, elle les tournait comme des fuseaux, avec une merveilleuse légèreté de doigts; elle comptait six à huit fleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutait une feuille, roulait un fil mouillé; et, entre ses dents de jeune loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaient pousser tout seuls dans la mousse de l'éventaire, tant elle les y plantait vite. Le long des trottoirs, au milieu des coudoiements de la rue, ses doigts rapides fleurissaient, sans qu'elle les regardât, la mine effrontément levée, occupée des boutiques et des passants. Puis, elle se reposait un instant dans le creux d'une porte; elle mettait au bord des ruisseaux, gras des eaux de vaisselle, un coin de printemps, une lisière de bois aux herbes bleuies. Ses bouquets gardaient ses méchantes humeurs et ses attendrissements; il y en avait de hérissés, de terribles, qui ne décoléraient pas dans leur cornet chiffonné; il y en avait d'autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leur collerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce. Marjolin la suivait béatement. Des pieds à la tête, elle ne sentait plus qu'un parfum. Lorsqu'il la prenait, qu'il allait de ses jupes à son corsage, de ses mains à sa face, il disait qu'elle n'était que violette, qu'une grande violette. Il enfonçait sa tête, il répétait:
-- Tu te rappelles, le jour où nous sommes allés à Romainville? C'est tout à fait ça, là surtout, dans ta manche... Ne change plus. Tu sens trop bon.
Elle ne changea plus. Ce fut son dernier métier. Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pour courir le quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un continuel sujet d'escapades. Ils pénétraient au beau milieu des chantiers, par quelque fente des clôtures de planches; ils descendaient dans les fondations, grimpaient aux premières colonnes de fonte. Ce fut alors qu'ils mirent un peu d'eux, de leurs jeux, de leurs batteries, dans chaque trou, dans chaque charpente. Les pavillons s'élevèrent sous leurs petites mains. De là vinrent les tendresses qu'ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils étaient familiers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les moindres boulons. Ils n'avaient pas peur du monstre, tapaient de leur poing maigre sur son énormité, le traitaient en bon enfant, eu camarade avec lequel on ne se gêne pas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins qui étaient la chanson libre, l'idylle effrontée de leur ventre géant.
Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mère Chantemesse, dans la voilure de marchand des quatre saisons. La vieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit à part pour le petit, par terre, devant l'armoire; mais, le lendemain matin, elle le retrouva au cou de la petite sous la même couverture. Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit les enfants très-malheureux. Dans le jour, quand la mère Chantemesse n'était pas là, ils s'éprenaient tout habillés entre les bras l'un de l'autre, ils s'allongeaient sur le carreau, comme sur un lit; et cela les amusait beaucoup. Plus tard, ils polissonnèrent, ils cherchèrent les coins noirs de la chambre, ils se cachèrent plus souvent au fond des magasins de la rue au Lard, derrière les tas de pommes et les caisses d'oranges. Ils étaient libres et sans honte, comme les moineaux qui s'accouplent au bord d'un toit.
Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu'ils trouvèrent moyen de coucher encore ensemble. C'était une habitude douce, une sensation de bonne chaleur, une façon de s'endormir l'un contre l'autre, qu'ils ne pouvaient perdre. Il y avait là, près des tables d'abatage, de grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient à l'aise. Dès la nuit tombée, ils descendaient, ils restaient toute la soirée, à se tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche, avec du duvet par-dessus les yeux. Ils traînaient d'ordinaire leur panier loin du gaz; ils étaient seuls, dans les odeurs fortes des volailles, tenus éveillés par de brusques chants de coq qui sortaient de l'ombre. Et ils riaient, ils s'embrassaient, pleins d'une amitié vive qu'ils ne savaient comment se témoigner. Marjolin était très bête. Cadine le battait, prise de colère contre lui, sans savoir pourquoi. Elle le dégourdissait par sa crânerie de fille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils en surent long. C'était un jeu. Les poules et les coqs qui couchaient à côté d'eux, n'avaient pas une plus belle innocence.
Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de moineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes bêtes heureuses, abandonnées à l'instinct, satisfaisant leurs appétits au milieu de ces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient poussé comme des plantes tout en chair. Cadine à seize ans, était une fille échappée, une bohémienne noire du pavé, très gourmande, très sensuelle. Marjolin, à dix-huit ans, avait l'adolescence déjà ventrue d'un gros homme, l'intelligence nulle, vivant par les sens. Elle découchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles; elle riait hardiment au nez de la mère Chantemesse, le lendemain, se sauvant sous le balai dont la vieille tapait à tort et à travers dans la chambre, sans jamais atteindre la vaurienne, qui se moquait avec une effronterie rare, disant qu'elle avait veillé « pour voir s'il poussait des cornes à la lune. » Lui, vagabondait; les nuits où Cadine le laissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dans les pavillons; il dormait sur des sacs, sur des caisses, au fond du premier coin venu. Ils en vinrent tous deux à ne plus quitter les Halles. Ce fut leur volière, leur étable, la mangeoire colossale où ils dormaient, s'aimaient, vivaient, sur un lit immense de viandes, de beurres et de légumes.
Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grands paniers de plumes. Ils revenaient là, les nuits de tendresse. Les plumes n'étaient pas triées. Il y avait de longues plumes noires de dinde et des plumes d'oie, blanches et lisses, qui les chatouillaient aux oreilles, quand ils se retournaient; puis, c'était du duvet de canard, où ils s'enfonçaient comme dans de l'ouate, des plumes légères de poules, dorées, bigarrées, dont ils faisaient monter un vol à chaque souffle, pareil à un vol de mouches ronflant au soleil. En hiver, ils couchaient aussi dans la pourpre des faisans, dans la cendre grise des alouettes, dans la soie mouchetée des perdrix, des cailles et des grives. Les plumes étaient vivantes encore, tièdes d'odeur. Elles mettaient des frissons d'ailes, des chaleurs de nid, entre leurs lèvres. Elles leur semblaient un large dos d'oiseau, sur lequel ils s'allongeaient, et qui les emportait, pâmés aux bras l'un de l'autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond du panier, comme s'il avait neigé sur elle. Elle se levait ébouriffée, se secouait, sortait d'un nuage, avec son chignon où restait toujours planté quelque panache de coq.
Ils trouvèrent un autre lieu de délices, dans le pavillon de la vente en gros des beurres, des oeufs et des fromages. Il s'entasse là, chaque matin, des murs énormes de paniers vides. Tous deux se glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis, quand ils avaient pratiqué une chambre dans le tas, ils ramenaient un panier, ils s'enfermaient. Alors, ils étaient chez eux, ils avaient une maison. Ils s'embrassaient impunément. Ce qui les faisait se moquer du monde, c'était que de minces cloisons d'osier les séparaient seules de la foule des Halles, dont ils entendaient autour d'eux la voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire, lorsque des gens s'arrêtaient à deux pas, sans les soupçonner là; ils ouvraient des meurtrières, hasardaient un oeil; Cadine, à l'époque des cerises, lançait des noyaux dans le nez de toutes les vieilles femmes qui passaient, ce qui les amusait d'autant plus, que les vieilles, effarées, ne devinaient jamais d'où partait cette grêle de noyaux. Ils rôdaient aussi au fond des caves, en connaissaient les trous d'ombre, savaient traverser les grilles les mieux fermées. Une de leurs grandes parties était de pénétrer sur la voie du chemin de fer souterrain, établi dans le sous-sol, et que des lignes projetées devaient relier aux différentes gares; des tronçons de cette voie passent sous les rues couvertes, séparant les caves de chaque pavillon; même, à tous les carrefours, des plaques tournantes sont posées, prêtes à fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini par découvrir, dans la barrière de madriers qui défend la voie, une pièce de bois moins solide qu'ils avaient rendue mobile; si bien qu'ils entraient là, tout à l'aise. Ils y étaient séparés du monde, avec le continu piétinement de Paris, en haut, sur le carreau. La voie étendait ses avenues, ses galeries désertes, tachées de jour, sous les regards à grilles de fonte; dans les bouts noirs, des gaz brûlaient. Ils se promenaient comme au fond d'un château à eux, certains que personne ne les dérangerait, heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches, de cette discrétion de souterrain, où leurs amours d'enfants gouailleurs avaient des frissons de mélodrame. Des caves voisines, à travers les madriers, toutes sortes d'odeurs leur arrivaient: la fadeur des légumes, l'âpreté de la marée, la rudesse pestilentielle des fromages, la chaleur vivante des volailles. C'étaient de continuels souffles nourrissants qu'ils aspiraient entre leurs baisers, dans l'alcôve d'ombre où ils s'oubliaient, couchés en travers sur les rails. Puis, d'autres fois, par les belles nuits, par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l'escalier roide des tourelles, placées aux angles des pavillons. En haut, s'élargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute une campagne accidentée dont ils étaient les maîtres. Ils faisaient le tour des toitures carrées des pavillons, suivaient les toitures allongées des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu'ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le long des échelles de fer, où les jupes de Cadine flottaient comme des drapeaux. Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein ciel. Au dessus d'eux, il n'y avait plus que les étoiles. Des rameurs s'élevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une tempête au loin, entendue la nuit. À cette hauteur, le vent matinal balayait les odeurs gâtées, les mauvaises haleines du réveil des marchés. Dans le jour levant, au bord des gouttières, ils se becquetaient, ainsi que font des oiseaux, polissonnant sous les tuiles. Ils étaient tout roses, aux premières rougeurs du soleil. Cadine riait d'être en l'air, la gorge moirée, pareille à celle d'une colombe; Marjolin se penchait pour voir les rues encore pleines de ténèbres, les mains serrées au zinc, comme des pattes de ramier. Quand ils redescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux qui sortent chiffonnés d'une pièce de blé, ils disaient qu'ils revenaient de la campagne.
Ce fut à la triperie qu'ils firent connaissance de Claude Lantier. Ils y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec la cruauté de galopins s'amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouges; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares sanglantes. L'arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu'on lave à grande eau les intéressait. Ils regardaient déballer les paquets de pieds de moutons qu'on empile à terre comme des pavés sales, les grandes langues roidies montrant les déchirements saignants de la gorge, les coeurs de boeuf solides et décrochés comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson à fleur de peau, c'étaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de têtes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse; ils rêvaient à quelque guillotine jetant dans ces paniers les têtes de troupeaux interminables. Ils les suivaient jusqu'au fond de la cave, le long des rails posés sur les marches de l'escalier, écoutant le cri des roulettes de ces wagons d'osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c'était une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient s'allumer par instants des yeux de pourpre; leurs semelles se collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible. Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux, ils s'approchaient des étaux. Là, ils jouissaient, à voir les tripiers, le tablier roidi par les éclaboussures, casser une à une les têtes de mouton, d'un coup de maillet. Et ils restaient pendant des heures à attendre que les paniers fussent vides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu'à la fin arracher les langues et dégager les cervelles des éclats des crânes. Parfois, un cantonnier passait derrière eux, lavant la cave à la lance; des nappes ruisselaient avec un bruit d'écluse, le jet rude de la lance écorchait les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang.
Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolin étaient sûrs de rencontrer Claude à la vente en gros des mous de boeuf. Il était là, au milieu des voitures des tripiers acculées aux trottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs, bousculé, les oreilles cassées par les offres faites à voix haute; mais il ne sentait pas même les coups de coude, il demeurait eu extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criée. Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n'était plus beau. Les mous étaient d'un rose tendre, s'accentuant peu à peu, bordé, en bas, de carmin vif; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d'une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d'or, Claude, l'oeil pâmé, était plus heureux que s'il eût vu défiler les nudités des déesses grecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques.
Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l'amour des belles brutes. Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s'aimant au milieu des Halles centrales, dans les légumes, dans la marée, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras à la taille, échangeant le baiser idyllique. Et il voyait là un manifeste artistique, le positivisme de l'art, l'art moderne tout expérimental et tout matérialiste; il y voyait encore une satire de la peinture à idées, un soufflet donné aux vieilles écoles. Mais pendant près de deux ans, il recommença les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il s'en garda une grande rancune, continuant à vivre avec ses deux modèles, par une sorte d'amour sans espoir pour son tableau manqué. Souvent l'après-midi, quand il les rencontrait rôdant, il battait le quartier des Halles, flânant, les mains an fond des poches, intéressé profondément par la vie des rues.
Tous trois s'en allaient, traînant les talons sur les trottoirs, tenant la largeur, forçant les gens à descendre. Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l'air. Ils auraient reconnu chaque coin, les yeux fermés, rien qu'aux haleines liquoreuses sortant des marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des pâtisseries, aux étalages fades des fruitières. C'étaient de grandes tournées. Ils se plaisaient à traverser la rotonde de la Halle au blé, l'énorme et lourde cage de pierre, au milieu des empilements de sacs blancs de farine, écoutant le bruit de leurs pas dans le silence de la voûte sonore. Ils aimaient les bouts de rue voisins, devenus déserts, noirs et tristes comme un coin de ville abandonné, la rue Babille, la rue Sauval, la rue des Deux-Écus, la rue de Viarmes, blême du voisinage des meuniers, et où grouille à quatre heures la bourse aux grains. D'ordinaire, ils partaient de là. Lentement, ils suivaient la rue Vauvilliers, s'arrêtant aux carreaux des gargotes louches, se montrant du coin de l'oeil, avec des rires, le gros numéro jaune d'une maison aux persiennes fermées. Dans l'étranglement de la rue des Prouvaires, Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de la rue couverte, encadré sous ce vaisseau immense de gare moderne, un portail latéral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deux étages de fenêtres à plein cintre; il disait, par manière de défi, que tout le moyen âge et toute la renaissance tiendraient sous les Halles centrales. Puis, en longeant les larges rues neuves, la rue du Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait aux deux gamins la vie nouvelle, les trottoirs superbes, les hautes maisons, le luxe des magasins; il annonçait un art original qu'il sentait venir, disait-il, et qu'il se rongeait les poings de ne pouvoir révéler. Mais Cadine et Marjolin préféraient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, où l'on peut jouer aux billes, sans craindre d'être écrasé; la petite faisait la belle, en passant devant les bonneteries et les ganteries en gros, tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume à l'oreille, la suivaient du regard, d'un air ennuyé. Ils préféraient encore les tronçons du vieux Paris restés debout, les rues de la Poterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leurs boutiques de beurre, d'oeufs et de fromages; les rues de la Ferronnerie et de l'Aiguillerie, les belles rues d'autrefois, aux étroits magasins obscurs; surtout la rue Courtalon, une ruelle noire, sordide, qui va de la place Sainte-Opportune à la rue Saint-Denis, trouée d'allées puantes, au fond desquelles ils avaient polissonné, étant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ils entraient dans la gourmandise; ils souriaient aux pommes tapées, au bois de réglisse, aux pruneaux, au sucre candi des épiciers et des droguistes. Leurs flâneries aboutissaient chaque fois à des idées de bonnes choses, à des envies de manger les étalages des yeux. Le quartier était pour eux une grande table toujours servie, un dessert éternel, dans lequel ils auraient bien voulu allonger les doigts. Ils visitaient à peine un instant l'autre pâté de masures branlantes, les rues Pirouette, de Mondétour, de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie, intéressés médiocrement par les dépôts d'escargots, les marchands d'herbes cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes; il y avait cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique de savon, très-douce au milieu des puanteurs voisines, qui arrêtait Marjolin, attendant que quelqu'un entrât ou sortît, pour recevoir au visage l'haleine de la porte. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, elle restait en admiration devant les paquets de harengs saurs, les barils d'anchois et de câpres, les tonneaux de cornichons et d'olives, où des cuillers de bois trempaient; l'odeur du vinaigre la grattait délicieusement à la gorge; l'âpreté des morues roulées, des saumons fumés, des lards et des jambons, la pointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui mettaient au bord des lèvres un petit bout de langue, humide d'appétit; et elle aimait aussi à voir les tas de boîtes de sardines, qui font, au milieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragées de métal. Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien belles épiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des étalages de volailles et de gibier très-réjouissants, des marchands de conserves, à la porte desquels des barriques défoncées débordaient d'une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure. Mais, rue Coquillière, ils s'oubliaient dans l'odeur des truffes. Là, se trouve un grand magasin de comestibles qui souffle jusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolin fermaient les yeux, s'imaginant avaler des choses exquises. Claude était troublé; il disait que cela le creusait; il allait revoir la Halle au blé, par la rue Oblin, étudiant les marchandes de salades, sous les portes, et les faïences communes, étalées sur les trottoirs, laissant « les deux brutes » achever leur flânerie dans ce fumet de truffes, le fumet le plus aigu du quartier.
C'étaient là les grandes tournées. Cadine, lorsqu'elle promenait toute seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes, rendait particulièrement visite à certains magasins qu'elle aimait. Elle avait surtout une vive tendresse pour la boulangerie Taboureau, où toute une vitrine était réservée à la pâtisserie; elle suivait la rue Turbigo, revenait dix fois, pour passer devant les gâteaux aux amandes, les saint-honoré, les savarins, les flans, les tartes aux fruits, les assiettes de babas, d'éclairs, de choux à la crème; et elle était encore attendrie par les bocaux pleins de gâteaux secs, de macarons et de madeleines. La boulangerie, très-claire, avec ses larges glaces, ses marbres, ses dorures, ses casiers à pains de fer ouvragé, son autre vitrine, où des pains longs et vernis s'inclinaient, la pointe sur une tablette de cristal. retenus plus haut par une tringle de laiton, avait une bonne tiédeur de pâte cuite, qui l'épanouissait, lorsque cédant à la tentation, elle entrait acheter une brioche de deux sous. Une autre boutique, en face du square des Innocents, lui donnait des curiosités gourmandes, toute une ardeur de désirs inassouvis. C'était une spécialité de godiveaux. Elle s'arrêtait dans la contemplation des godiveaux ordinaires, des godiveaux de brochet, des godiveaux de foies gras truffés; et elle restait là, rêvant, se disant qu'il faudrait bien qu'elle finît par en manger un jour. Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s'achetait alors des toilettes superbes à l'étalage des Fabriques de France, qui pavoisaient la pointe Saint-Eustache d'immenses pièces d'étoffe, pendues et flottant de l'entresol jusqu'au trottoir. Un peu gênée par son éventaire, au milieu des femmes des Halles, en tabliers sales devant ces toilettes des dimanches futurs, elle touchait les lainages, les flanelles, les cotonnades, pour s'assurer du grain et de la souplesse de l'étoffe. Elle se promettait quelque robe de flanelle voyante, de cotonnade à ramages ou de popeline écarlate. Parfois même, elle choisissait dans les vitrines, parmi les coupons plissés et avantagés par la main des commis, une soie tendre, bleu ciel ou vert pomme, qu'elle rêvait de porter avec des rubans roses. Le soir, elle allait recevoir à la face l'éblouissement des grands bijoutiers de la rue Montmartre. Cette terrible rue l'assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu'elle quittât la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la devanture du magasin. D'abord, c'étaient les blancheurs mates, les luisants aigus de l'argent, les montres alignées, les chaînes pendues, les couverts en croix, et les timbales, les tabatières, les ronds de serviette, les peignes, posés sur les étagères; mais elle avait une affection pour les dés d'argent, bossuant les gradins de porcelaine, que recouvrait un globe. Puis, de l'autre côté, la lueur fauve de l'or jaunissait les glaces. Une nappe de chaînes longues glissait de haut, moirée d'éclairs rouges; les petites montres de femme, retournées du côté du boîtier, avaient des rondeurs scintillantes d'étoiles tombées; les alliances s'enfilaient dans des tringles minces; les bracelets, les broches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir des écrins; les bagues allumaient de courtes flammes bleues, vertes, jaunes, violettes, dans les grands baguiers carrés; tandis que, à toutes les étagères, sur deux et trois rangs, des rangées de boucles d'oreilles, de croix, de médaillons, mettaient au bord du cristal des tablettes, des franges riches de tabernacle. Le reflet de tout cet or éclairait la rue d'un coup de soleil, jusqu'au milieu de la chaussée. Et Cadine croyait entrer dans quelque chose de saint, dans les trésors de l'empereur. Elle examinait longuement cette forte bijouterie de poissonnières, lisant avec soin les étiquettes à gros chiffres qui accompagnaient chaque bijou. Elle se décidait pour des boucles d'oreilles, pour des poires de faux corail, accrochées à des roses d'or.
Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honoré. Elle regardait les cheveux d'un air de profonde envie. En haut, c'était un ruissellement de crinières, des queues molles, des nattes dénouées, des frisons en pluie, des cache-peignes à trois étages, tout un flot de crins et de soies, avec des mèches rouges qui flambaient, des épaisseurs noires, des pâleurs blondes, jusqu'à des chevelures blanches pour les amoureuses de soixante ans. En bas, les tours discrets, les anglaises toutes frisées, les chignons pommadés et peignés, dormaient dans des boîtes de carton. Et, au milieu de ce cadre, au fond d'une sorte de chapelle, sous les pointes effiloquées des cheveux accrochés, un buste de femme tournait. La femme portait une écharpe de satin cerise, qu'une broche de cuivre fixait dans le creux des seins; elle avait une coiffure de mariée très haute, relevée de brins d'oranger, souriant de sa bouche de poupée, les yeux clairs, les cils plantés roides et trop longs, les joues de cire, les épaules de cire comme cuites et enfumées par le gaz. Cadine attendait qu'elle revînt, avec son sourire; alors, elle était heureuse, à mesure que le profil s'accentuait et que la belle femme, lentement, passait de gauche à droite. Claude fut indigné. Il secoua Cadine, en lui demandant ce qu'elle faisait là, devant cette ordure, « cette fille crevée ramassée à la Morgue. » Il s'emportait contre cette nudité de cadavre, cette laideur du joli, en disant qu'on ne peignait plus que des femmes comme ça. La petite ne fut pas convaincue; elle trouvait la femme bien belle. Puis, résistant au peintre qui la tirait par un bras, grattant d'ennui sa tignasse noire, elle lui montra une queue rousse, énorme, arrachée à la forte carrure de quelque jument, en lui avouant qu'elle voudrait avoir ces cheveux-là.
Et, dans les grandes tournées, lorsque tous trois, Claude, Cadine et Marjolin, rôdaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque bout de rue, un coin du géant de fonte. C'étaient des échappées brusques, des architectures imprévues, le même horizon s'offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue Montmartre, après avoir passé l'église. Au loin, les Halles, vues de biais, l'enthousiasmaient: une grande arcade, une porte haute, béante, s'ouvrait; puis les pavillons s'entassaient, avec leurs deux étages de toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses; on eût dit des profils de maisons et de palais superposés, une babylone de métal, d'une légèreté hindoue, traversée par des terrasses suspendues, des couloirs aériens, des ponts volants jetés sur le vide. Ils revenaient toujours là, à cette ville autour de laquelle ils flânaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les après-midi tièdes des Halles. En haut, les persiennes sont fermées, les stores baissés. Sous les rues couvertes, l'air s'endort, d'un gris de cendre coupé de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marchés; les pas des rares passants affairés sonnent sur les trottoirs; tandis que des porteurs, avec leur médaille, sont assis à la file sur les rebords de pierre, aux coins des pavillons, ôtant leurs gros souliers, soignant leurs pieds endoloris. C'est une paix de colosse au repos, dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides sur les camions, qui, chaque après-midi, viennent les reprendre, pour les retourner aux expéditeurs. Les paniers étiquetés de lettres et de chiffres noirs, faisaient des montagnes, devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile, symétriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la hauteur d'un premier étage, il fallait que l'homme, resté en bas, balançant la pile de paniers, prit un élan pour la jeter à son camarade, perché en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la force et l'adresse, restait des heures à suivre le vol de ces masses d'osier, riant lorsqu'un élan trop vigoureux les enlevait, les lançaient par-dessus le tas, au milieu de la chaussée. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, à l'endroit où se tiennent les marchandes au petit tas. Les légumes en plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffons noirs mouillés. À quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allées, curieux des têtes colorées des marchandes; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet, déjà brûlées par leur vie rude; les vieilles, cassées, ratatinées, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant de loin la mère Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l'autre trottoir. Là, à travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau: les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols déteints, les rouges, les bleus, les violets, attachés à des bâtons, bossuant le marché, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du couchant, qui se mourait sur les carottes et les navets. Une marchande, une vieille guenipe de cent ans, abritait trois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevée et lamentable.
Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Léon, l'apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu'il portait une tourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couvercle de la casserole, au fond d'un angle obscur de la rue de Mondétour, et qui prenait un godiveau avec les doigts, délicatement. Ils se sourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. Cadine conçut le projet de contenter enfin une de ses envies les plus chaudes; lorsqu'elle rencontra de nouveau le petit, avec sa casserole, elle fut très-aimable, elle se fit offrir un godiveau, riant, se léchant les doigts. Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c'était meilleur que ça. Le petit, pourtant, lui parut drôle, tout en blanc comme une fille qui va communier, le museau rusé et gourmand. Elle l'invita à un déjeuner monstre, qu'elle donna dans les paniers de la criée aux beurres. Ils s'enfermèrent tous trois, elle, Marjolin et Léon, entre les quatre murs d'osier, loin du monde. La table fut mise sur un large panier plat. Il y avait des poires, des noix, du fromage blanc, des crevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le fromage blanc venait d'une fruitière de la rue de la Cossonnerie; c'était un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderie avait vendu à crédit les deux sous de pommes de terre frites. Le reste, les poires, les noix, les crevettes, les radis, était volé aux quatre coins des Halles. Ce fut un régal exquis. Léon ne voulut pas rester à court d'amabilité, il rendit le déjeuner par un souper, à une heure du matin, dans sa chambre. Il servit du boudin froid, des ronds de saucisson, un morceau de petit salé, des cornichons et de la graisse d'oie. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne finit plus, les soupers fins succédèrent aux déjeuners délicats, les invitations suivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y eut des fêtes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde, où Florent, les nuits d'insomnie, entendait des bruits étouffés de mâchoires et des rires de flageolet jusqu'au petit jour.
Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s'étalèrent encore. Ils furent parfaitement heureux. Il faisait le galant, la menait en cabinet particulier, pour croquer des pommes crues ou des coeurs de céleri, dans quelque coin noir des caves. Il vola un jour un hareng saur qu'ils mangèrent délicieusement, sur le toit du pavillon de la marée, au bord des gouttières. Les Halles n'avaient pas un trou d'ombre où ils n'allaient cacher leurs régals tendres d'amoureux. Le quartier, ces files de boutiques ouvertes, pleines de fruits, de gâteaux, de conserves, ne fut plus un paradis fermé, devant lequel rôdait leur faim de gourmands, avec des envies sourdes. Ils allongeaient la main en passant le long des étalages, chipant un pruneau, une poignée de cerises, un bout de morue. Ils s'approvisionnaient également aux Halles, surveillant les allées des marchés, ramassant tout ce qui tombait, aidant même souvent à tomber, d'un coup d'épaule, les paniers de marchandises. Malgré cette maraude, des notes terribles montaient chez le friteur de la rue de la Grande-Truanderie. Ce friteur, dont l'échoppe était appuyée contre une maison branlante, soutenue par de gros madriers verts de mousse, tenait des moules cuites nageant dans une eau claire, au fond de grands saladiers de faïence, des plats de petites limandes jaunes et roidies, sous leur couche trop épaisse de pâte, des carrés de gras-double mijotant au cul de la poêle, des harengs grillés, noirs, charbonnés, si durs, qu'ils sonnaient comme du bois. Cadine, certaines semaines, devait jusqu'à vingt sous; cette dette l'écrasait, il lui fallait vendre un nombre incalculable de bouquets de violettes, car elle n'avait pas à compter du tout sur Marjolin. D'ailleurs, elle était bien forcée de rendre à Léon ses politesses; elle se sentait même un peu honteuse de ne jamais avoir le moindre plat de viande. Lui, finissait par prendre des jambons entiers. D'habitude, il cachait tout dans sa chemise. Quand il montait de la charcuterie, le soir, il tirait de sa poitrine des bouts de saucisse, des tranches de pâté de foie, des paquets de couennes. Le pain manquait, et l'on ne buvait pas. Marjolin aperçut Léon embrassant Cadine, une nuit, entre deux bouchées. Cela le fit rire. Il aurait assommé le petit d'un coup de poing; mais il n'était point jaloux de Cadine, il la traitait en bonne amie qu'on a depuis longtemps.
Claude n'assistait pas à ces festins. Ayant surpris la bouquetière volant une betterave, dans un petit panier garni de foin, il lui avait tiré les oreilles, en la traitant de vaurienne. Cela la complétait, disait-il. Et il éprouvait, malgré lui, comme une admiration pour ces bêtes sensuelles, chipeuses et gloutonnes, lâchées dans la jouissance de tout ce qui traînait, ramassant les miettes tombées de la desserte d'un géant.
Marjolin était entré chez Gavard, heureux de n'avoir rien à faire qu'à écouter les histoires sans fin de son patron. Cadine vendait ses bouquets, habituée aux gronderies de la mère Chantemesse. Ils continuaient leur enfance, sans honte, allant à leurs appétits, avec des vices tout naïfs. Ils étaient les végétations de ce pavé gras du quartier des Halles, où même par les beaux temps, la boue reste notre et poissante. La fille à seize ans, le garçon à dix-huit, gardaient la belle impudence des bambins qui se retroussent au coin des bornes. Cependant, il poussait dans Cadine des rêveries inquiètes, lorsqu'elle marchait sur les trottoirs, tournant les queues des violettes comme des fuseaux. Et Marjolin, lui aussi, avait un malaise qu'il ne s'expliquait pas. Il quittait parfois la petite, s'échappait d'une flânerie, manquait un régal, pour aller voir madame Quenu, à travers les glaces de la charcuterie. Elle était si belle, si grosse, si ronde, qu'elle lui faisait du bien. Il éprouvait, devant elle, une plénitude, comme s'il eût mangé ou bu quelque chose de bon. Quand il s'en allait, il emportait une faim et une soif de la revoir. Cela durait depuis des mois. Il avait eu d'abord pour elle les regards respectueux qu'il donnait aux étalages des épiciers et des marchands de salaisons. Puis, lorsque vinrent les jours de grande maraude, il rêva, en la voyant, d'allonger les mains sur sa forte taille, sur ses gros bras, ainsi qu'il les enfonçait dans les barils d'olives et dans les caisses de pommes tapées.
Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour, le matin. Elle passait devant la boutique de Gavard, s'arrêtait un instant, causait avec le marchand de volailles. Elle faisait son marché elle-même, disait-elle, pour qu'on la volât moins. La vérité était qu'elle tâchait de provoquer les confidences de Gavard; à la charcuterie, il se méfiait; dans sa boutique, il pérorait, racontait tout ce qu'on voulait. Elle s'était dit qu'elle saurait par lui ce qui ce passait au juste chez monsieur Lebigre; car elle tenait mademoiselle Saget, sa police secrète, en médiocre confiance. Elle apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l'effrayèrent beaucoup. Deux jours après l'explication qu'elle avait eue avec Quenu, elle rentra du marché, très pâle. Elle fit signe à son mari de la suivre dans la salle à manger. Là, après avoir fermé les portes:
-- Ton frère veut donc nous envoyer à l'échafaud!... Pourquoi m'as-tu caché ce que tu sais?
Quenu jura qu'il ne savait rien. Il fit un grand serment, affirmant qu'il n'était plus retourné chez monsieur Lebigre et qu'il n'y retournerait jamais. Elle haussa les épaules, en reprenant:
-- Tu feras bien, à moins que tu ne désires y laisser ta peau... Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. Je viens d'en apprendre assez pour deviner où il va... Il retourne au bagne, entends-tu?
Puis, au bout d'un silence, elle continua d'une voix plus calme:
-- Ah! le malheureux!... Il était ici comme un coq en pâte, il pouvait redevenir honnête, il n'avait que de bons exemples. Non, c'est dans le sang; il se cassera le cou, avec sa politique... Je veux que ça finisse, tu entends, Quenu? Je t'avais averti.
Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait la tête, attendant son arrêt.
-- D'abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C'est assez qu'il y couche. Il gagne de l'argent, qu'il se nourrisse.
Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, en ajoutant avec force:
-- Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m'en vais avec ma fille, s'il reste davantage. Veux-tu que je te le dise, à la fin: c'est un homme capable de tout, qui est venu troubler notre ménage. Mais j'y mettrai bon ordre; je t'assure... Tu as bien entendu: ou lui ou moi.
Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, où elle servit une demi-livre de pâté de foie, avec son sourire affable de belle charcutière. Gavard, dans une discussion politique qu'elle avait amenée habilement, s'était échauffé jusqu'à lui dire qu'elle verrait bien, qu'on allait tout flanquer par terre, et qu'il suffirait de deux hommes déterminés comme son beau-frère et lui, pour mettre le feu à la boutique. C'était le mauvais coup dont elle parlait, quelque conspiration à laquelle le marchand de volailles faisait des allusions continuelles, d'un air discret, avec des ricanements qui voulaient en laisser deviner long. Elle voyait une bande de sergents de ville envahir la charcuterie, les bâillonner, elle, Quenu et Pauline, et les jeter tous trois dans une basse-fosse.
Le soir, au dîner, elle fut glaciale; elle ne servit pas Florent, elle dit à plusieurs reprises:
-- C'est drôle comme nous mangeons du pain, depuis quelque temps.
Florent comprit enfin. Il se sentit traiter en parent qu'on jette à la porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l'habillait avec les vieux pantalons et les vieilles redingotes de Quenu; et comme il était aussi sec que son frère était rond, ces vêtements en loques lui allaient le plus étrangement du monde. Elle lui passait aussi son vieux linge, des mouchoirs vingt fois reprisés, des serviettes effiloquées, des draps bon à faire des torchons, des chemises usées, élargies par le ventre de son frère, et si courtes, qu'elles auraient pu lui servir de vestes. D'ailleurs, il ne retrouvait plus autour de lui les bienveillances molles des premiers temps. Toute la maison haussait les épaules, comme on voyait faire à la belle Lisa; Auguste et Augustine affectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Pauline avait des mots cruels d'enfant terrible, sur les taches de ses habits et les trous de son linge. Les derniers jours, il souffrit surtout à table. Il n'osait plus manger, en voyant l'enfant et la mère le regarder, lorsqu'il se coupait du pain. Quenu restait le nez dans son assiette, évitant de lever les yeux, afin de ne pas se mêler de ce qui se passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de ne pas savoir comment quitter la place. Il retourna dans sa tête, pendant près d'une semaine, sans oser la prononcer, une phrase pour dire qu'il prendrait désormais ses repas dehors.
Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu'il craignait de blesser son frère et sa belle-soeur en ne mangeant plus chez eux. Il avait mis plus de deux mois à s'apercevoir de l'hostilité sourde de Lisa; parfois encore, il craignait de se tromper, il la trouvait très-bonne à son égard. Le désintéressement, chez lui, était poussé jusqu'à l'oubli de ses besoins; ce n'était plus une vertu, mais une indifférence suprême, un manque absolu de personnalité. Jamais il ne songea, même lorsqu'il se vit chassé peu à peu, à l'héritage du vieux Gradelle, aux comptes que sa belle-soeur voulait lui rendre. Il avait, d'ailleurs, arrêté à l'avance tout un projet de budget: avec l'argent que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente francs d'une leçon que la belle Normande lui avait procurée, il calculait qu'il aurait à dépenser dix-huit sous à son déjeuner et vingt-six sous à son dîner. C'était très-suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de la nouvelle leçon qu'il donnait, pour prétendre qu'il lui était impossible de se trouver à la charcuterie aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il s'excusait:
-- Il ne faut pas m'en vouloir, l'enfant n'est libre qu'à ces heures-là... Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soirée.
La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n'avait pas voulu le congédier, pour ne mettre aucun tort de son côté, préférant attendre qu'il se lassât. Il partait, c'était un bon débarras, elle évitait toute démonstration d'amitié qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s'écria, un peu ému:
-- Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux... Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.
Florent se hâta de sortir. Il avait le coeur gros. Quand il ne fut plus là, la belle Lisa n'osa pas reprocher à son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait à l'aise dans la salle à manger de chêne clair, avec des envies de brûler du sucre, pour eu chasser l'odeur de maigreur perverse qu'elle y sentait. D'ailleurs, elle garda la défensive. Même, au bout d'une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, le soir, elle s'imaginait des choses terribles, une machine infernale fabriquée en haut, dans la chambre d'Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries; il ne répondait que par des branlements de tête, laissait sa boutique à la garde de Marjolin pendant des journées entières. La belle Lisa résolut d'en avoir le coeur net. Elle sut que Florent avait un congé, et qu'il allait le passer avec Claude Lantier chez madame François, à Nanterre. Comme il devait partir dès le jour, pour ne revenir que dans la soirée, elle songea à inviter Gavard à dîner; il parlerait à coup sûr, le ventre à table. Mais, de toute la matinée, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L'après-midi, elle retourna aux Halles.
Marjolin était seul à la boutique. Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flâneries. D'habitude, il s'asseyait, allongeait les jambes sur l'autre chaise, la tête appuyée contre le petit buffet, au fond. L'hiver, les étalages de gibier le ravissaient: les chevreuils pendus la tête en bas, les pattes de devant cassées et nouées par-dessus le cou; les colliers d'alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les grands lièvres roux, les perdrix mouchetées, les bêtes d'eau d'un gris de bronze, les gélinottes de Russie qui arrivent dans un mélange de paille d'avoine et de charbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leur chaperon écarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d'or niellé, leur queue de flamme traînant comme une robe de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passées en bas, dans la mollesse des paniers.
Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L'après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautré au fond de la boutique, sous les chairs crues de l'étalage. En haut, accrochées à la barre à dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu'une nudité, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins à l'échiné grise, tâchée par le bouquet de poils blancs de la queue retroussée, et dont la tête, aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d'un rire de bête morte. Sur la table d'étalage, des poulets plumés montraient leur poitrine charnue, tendue par l'arête du brochet; des pigeons, serrés sur des claies d'osier, avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux plus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l'éventail noir de leur queue élargie. À côté, sur des assiettes, étaient posés des abatis, le foie, le gésier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat ovale, un lapin écorché et vidé était couché, les quatre membres écartés, la tête sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons; un filet de sang avait coulé tout le long du râble jusqu'à la queue, d'où il avait taché, goutte à goutte, la pâleur de la porcelaine. Marjolin n'avait pas même essuyé la planche à découper, près de laquelle les pattes du lapin traînaient encore. Il fermait les yeux à demi, ayant autour de lui, sur les trois étagères qui garnissaient intérieurement la boutique, d'autres entassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliées et de poitrines bombées, entrevues confusément. Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussâtre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses.
Quand il aperçut la belle Lisa, il se leva brusquement, rougissant d'avoir été surpris, vautré de la sorte. Il était toujours très-timide, très-gêné devant elle. Et lorsqu'elle lui demanda si monsieur Gavard était là:
-- Non, je ne sais pas, balbutia-t-il; il était là tout à l'heure, mais il est reparti.
Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui. Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frôlement tiède, elle poussa un petit cri. Sous la table d'étalage, dans une caisse, des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient ses jupes.
-- Ah! dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent.
Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se réfugia dans un coin de la caisse. Puis, se relevant:
-- Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard?
Marjolin répondit de nouveau qu'il ne savait pas. Ses mains tremblaient un peu. Il reprit d'une voix hésitante:
-- Peut-être qu'il est à la resserre... Il m'a dit, je crois, qu'il descendait.
-- J'ai envie de l'attendre, alors, reprit Lisa. On pourrait lui faire savoir que je suis là... À moins que je ne descende. Tiens! c'est une idée. Il y cinq ans que je me promets de voir les resserres... Tu vas me conduire, n'est-ce pas? tu m'expliqueras.
Il était devenu très-rouge. Il sortit précipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l'étalage, répétant:
-- Certainemeut... Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.
Mais, en bas, l'air noir de la cave suffoqua la belle charcutière. Elle restait sur la dernière marche, levant les yeux, regardant la voûte, à bandes de briques blanches et rouges, faite d'arceaux écrasés, pris dans des nervures de fonte et soutenus par des colonnettes. Ce qui l'arrêtait là, plus encore que l'obscurité, c'était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtes vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge.
-- Ça seul très-mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de vivre ici.
-- Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. L'odeur n'est pas mauvaise, quand on y est habitué. Puis, on a chaud l'hiver; on est très à son aise.
Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille la répugnait, qu'elle ne mangerait certainement pas de poulet de deux mois. Cependant, les resserres, les étroites cabines, où les marchands gardent les bêtes vivantes, allongeaient leurs ruelles régulières, coupées à angles droits. Les becs de gaz étaient rares, les ruelles dormaient, silencieuses, pareilles à un coin de village, quand la province est au lit. Marjolin fit toucher à Lisa le grillage à mailles serrées, tendu sur des cadres de fonte. Et, tout en longeant une rue, elle lisait les noms des locataires, écrits sur des plaques bleues.
-- Monsieur Gavard est tout an fond, dit le jeune homme, qui marchait toujours.
Ils tournèrent à gauche, ils arrivèrent dans une impasse, dans un trou d'ombre, où pas un filet de lumière ne glissait, Gavard n'y était pas.
-- Ça ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de même vous montrer nos bêtes. J'ai une clef de la resserre.
La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. Là, elle le trouva tout à coup au milieu de ses jupes; elle crut qu'elle s'était trop avancée contre lui, elle se recula; et elle riait, elle disait:
-- Si tu t'imagines que je vais les voir, tes bêtes, dans ce four-là.
Il ne répondit pas tout de suite; puis, il balbutia qu'il y avait toujours une bougie dans la resserre. Mais il n'en finissait plus, il ne pouvait trouver le trou de la serrure. Comme elle l'aidait, elle sentit une haleine chaude sur son cou. Quand il eut ouvert enfin la porte et allumé la bougie, elle le vit si frissonnant, qu'elle s'écria:
-- Grand bêta! peut-on se mettre dans un état pareil, parce qu'une porte ne veut pas s'ouvrir! Tu es une demoiselle, avec tes gros poings.
Elle entra dans la resserre. Gavard avait loué deux compartiments, dont i1 avait fait un seul poulailler, en enlevant la cloison. Par terre, dans le fumier, les grosses bêtes, les oies, les dindons, les canards, pataugeaient; en haut, sur les trois rangs des étagères, des boîtes plates à claire-voie contenaient des poules et des lapins. Le grillage de la resserre était tout poussiéreux, tendu de toiles d'araignée, à ce point qu'il semblait garni de stores gris; l'urine des lapins rongeait les panneaux du bas; la fiente de la volaille tachait les planches d'éclaboussures blanchâtres. Mais Lisa ne voulut pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût. Elle fourra les doigts entre les barreaux des boîtes, pleurant sur le sort de ces malheureuses poules entassées qui ne pouvaient pas même se tenir debout. Elle caressa un canard accroupi dans un coin, la patte cassée, tandis que le jeune homme lui disait qu'on le tuerait le soir même, de peur qu'il ne mourût pendant la nuit.
-- Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pour manger?
Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumière. Les marchands sont obligés d'allumer une bougie et d'attendre là, jusqu'à ce que les bêtes aient fini.
-- Ça m'amuse, continua-t-il; je les éclaire pendant des heures. Il faut voir les coups de bec qu'ils donnent. Puis, lorsque je cache la bougie avec la main, ils restent tous le cou en l'air, comme si le soleil s'était couché... C'est qu'il est bien défendu de leur laisser la bougie et de s'en aller. Une marchande, la mère Palette, que vous connaissez, a failli tout brûler, l'autre jour; une poule avait dû faire tomber la lumière dans la paille.
-- Eh bien, dit Lisa, elle n'est pas gênée, la volaille, s'il faut lui allumer les lustres à chaque repas!
Cela le fit rire. Elle était sortie de la resserre, s'essuyant les pieds, remontant un peu sa robe, pour la garer des ordures. Lui, souffla la bougie, referma la porte. Elle eut peur de rentrer ainsi dans la nuit, à côté de ce grand garçon; elle s'en alla en avant, pour ne pas le sentir de nouveau dans ses jupes. Quand il l'eut rejointe:
-- Je suis contente tout de même d'avoir vu ça. Il y a, sous ces Halles, des choses qu'on ne soupçonnerait jamais. Je te remercie... Je vais remonter bien vite; on ne doit plus savoir où je suis passée, à la boutique. Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j'ai à lui parler tout de suite.
-- Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierres d'abatage... Nous pouvons voir, si vous voulez.
Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui lui chauffait le visage. Elle était toute rose, et son corsage tendu, si mort d'ordinaire, prenait un frisson. Cela l'inquiéta, lui donna un malaise, d'entendre derrière elle le pas pressé de Marjolin; qui lui semblait comme haletant. Elle s'effaça, le laissa passer le premier. Le village, les ruelles noires dormaient toujours. Lisa s'aperçut que son compagnon prenait au plus long. Quand ils débouchèrent en face de la voie ferrée, il lui dit qu'il avait voulu lui montrer le chemin de fer; et ils restèrent là un instant, regardant à travers les gros madriers de la palissade. Il offrit de lui faire visiter la voie. Elle refusa, en disant que ce n'était pas la peine, qu'elle voyait bien ce que c'était. Comme ils revenaient, ils trouvèrent la mère Palette devant sa resserre, ôtant les cordes d'un large panier carré, dans lequel on entendait un bruit furieux d'ailes et de pattes. Lorsqu'elle eut défait le dernier noeud, brusquement, de grands cous d'oie parurent, faisant ressort, soulevant le couvercle. Les oies s'échappèrent, effarouchées, la tête lancée en avant, avec des sifflements, des claquements de bec qui emplirent l'ombre de la cave d'une effroyable musique. Lisa ne put s'empêcher de rire, malgré les lamentations de la marchande de volailles, désespérée, jurant comme un charretier, ramenant par le cou deux oies qu'elle avait réussi à rattraper. Marjolin s'était mis à la poursuite d'une troisième oie. On l'entendit courir le long des rues, dépisté, s'amusant à cette chasse; puis il y eut un bruit de bataille, tout au fond, et il revint, portant la bête. La mère Palette, une vieille femme jaune, la prit entre ses bras, la garda un moment sur son ventre, dans la pose de la Léda antique.
-- Ah! bien, dit-elle, si tu n'avais pas été là!... L'autre jour, je me suis battue avec une; j'avais mon couteau, je lui ai coupé le cou.
Marjolin était tout essoufflé. Lorsqu'ils arrivèrent aux pierres d'abatage, dans la clarté plus vive du gaz, Lisa le vit en sueur, les yeux luisant d'une flamme qu'elle ne leur connaissait pas. D'ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu'une fille. Elle le trouva très-bel homme comme ça, avec ses larges épaules, sa grande figure rose, dans les boucles de ses cheveux blonds. Elle le regardait si complaisamment, de cet air d'admiration sans danger qu'on peut témoigner aux garçons trop jeunes, qu'une fois encore il redevint timide.
-- Tu vois bien que monsieur Gavard n'est pas là, dit-elle. Tu me fais perdre mon temps.
Alors, d'une voix rapide, il lui expliqua l'abatage, les cinq énormes bancs de pierre, s'allongeant du côté de la rue Rambuteau, sous la clarté jaune des soupiraux et des becs de gaz. Une femme saignait des poulets, à un bout; ce qui l'amena à lui faire remarquer que la femme plumait la volaille presque vivante, parce que c'est plus facile. Puis, il voulut qu'elle prit des poignées de plumes sur les bancs de pierre, dans les tas énormes qui traînaient; il lui disait qu'on les triait et qu'on les vendait, jusqu'à neuf sous la livre, selon la finesse. Elle dut aussi enfoncer la main au fond des grands paniers pleins de duvet. Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées à chaque pilier. Il ne tarissait pas en détails: le sang coulait le long des bancs, faisait des mares sur les dalles; des cantonniers, toutes les deux heures, lavaient à grande eau, enlevaient avec des brosses rudes les taches rouges. Quand Lisa se pencha au-dessus de la bouche d'égout qui sert à l'écoulement, ce fut encore toute une histoire; il raconta que, les jours d'orage, l'eau envahissait la cave par cette bouche; une fois même, elle s'était élevée à trente centimètres, il avait fallu faire réfugier la volaille à l'autre extrémité de la cave, qui va en pente. Il riait encore du vacarme de ces bêtes effarouchées. Cependant, il avait fini, il ne trouvait plus rien, lorsqu'il se rappela le ventilateur. Il la mena tout au fond, lui fit lever les yeux, et elle aperçut l'intérieur d'une des tourelles d'angle, une sorte de large tuyau de dégagement, où l'air nauséabond des resserres montait.
Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l'afflux des odeurs. C'était une rudesse alcaline de guano. Mais lui, semblait éveillé et fouetté. Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d'appétit. Depuis un quart d'heure qu'il était dans le sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleur de bêtes vivantes le grisait. Maintenant il n'avait plus de timidité, il était plein du rut qui chauffait le fumier des poulaillers, sous la voûte écrasée, noire d'ombre.
-- Allons, dit la belle Lisa, tu es un brave enfant, de m'avoir montré tout ça... Quand tu viendras à la charcuterie, je te donnerai quelque chose.
Elle lui avait pris le menton, comme elle faisait souvent, sans voir qu'il avait grandi. Elle était un peu émue, à la vérité; émue par cette promenade sous terre, d'une émotion très-douce, qu'elle aimait à goûter, en chose permise et ne tirant pas à conséquence. Elle oublia peut-être sa main un peu plus longtemps que de coutume, sous ce menton d'adolescent, si délicat à toucher. Alors, à cette caresse, lui, cédant à une poussée de l'instinct, s'assurant d'un regard oblique que personne n'était là, se ramassa, se jeta sur la belle Lisa, avec une force de taureau. Il l'avait prise par les épaules. Il la culbuta dans un grand panier de plumes, où elle tomba comme une masse, les jupes aux genoux. Et il allait la prendre à la taille, ainsi qu'il prenait Cadine, d'une brutalité d'animal qui vole et qui s'emplit, lorsque, sans crier, toute pâle de cette attaque brusque, elle sortit du panier d'un bond. Elle leva le bras, comme elle avait vu faire aux abattoirs, serra son poing de belle femme, assomma Marjolin d'un seul coup, entre les deux yeux. Il s'affaissa, sa tête se fendit contre l'angle d'une pierre d'abatage. À ce moment, un chant de coq, rauque et prolongé, monta des ténèbres.
La belle Lisa resta toute froide. Ses lèvres s'étaient pincées, sa gorge avait repris ces rondeurs muettes qui la faisaient rassembler à un ventre. Sur sa tête, elle entendait le sourd roulement des Halles. Par les soupiraux de la rue Rambuteau, dans le grand silence étouffé de la cave, tombaient les bruits du trottoir. Et elle pensait que ces gros bras seuls l'avaient sauvée. Elle secoua les quelques plumes collées à ses jupes. Puis, craignant d'être surprise, sans regarder Marjolin, elle s'en alla. Dans l'escalier, quand elle eut passé la grille, la clarté du plein jour lui fut un grand soulagement.
Elle rentra à la charcuterie, très-calme, un peu pâle.
-- Tu as été bien longtemps, dit Quenu.
-- Je n'ai pas trouvé Gavard, je l'ai cherché partout, répondit-elle tranquillement. Nous mangerons notre gigot sans lui.
Elle fit emplir le pot de saindoux qu'elle trouva vide, coupa des côtelettes pour son amie madame Taboureau, qui lui avait envoyé sa petite bonne. Les coups de couperet qu'elle donna sur l'étau lui rappelèrent Marjolin, en bas, dans la cave. Mais elle ne se reprochait rien. Elle avait agi en femme honnête. Ce n'était pas pour ce gamin qu'elle irait compromettre sa paix; elle était trop à l'aise, entre son mari et sa fille. Cependant, elle regarda Quenu; il avait à la nuque une peau rude, une couenne rougeâtre, et son menton rasé était d'une rugosité de bois noueux; tandis que la nique et le menton de l'autre semblaient du velours rosé. Il n'y fallait plus penser, elle ne le toucherait plus là, puisqu'il songeait à des choses impossibles. C'était un petit plaisir permis qu'elle regrettait, en se disant que les enfants grandissent vraiment trop vite.
Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu la trouva « diablement portante. » Il s'était assis un instant auprès d'elle dans le comptoir, il répétait:
-- Tu devrais sortir plus souvent. Ça te fait du bien... Si tu veux, nous irons au théâtre, un de ces soirs, à la Gaieté, où madame Taboureau a vu cette pièce qui est si bien...
Lisa sourit, dit qu'on verrait ça. Puis, elle disparut de nouveau. Quenu pensa qu'elle était trop bonne de courir ainsi après cet animal de Gavard. Il ne l'avait pas vue prendre l'escalier. Elle venait de monter, à la chambre de Florent, dont la clef restait accrochée à un clou de la cuisine.
Elle espérait savoir quelque chose dans cette chambre, puisqu'elle ne comptait plus sur le marchand de volailles. Elle fit lentement le tour, examina le lit, la cheminée, les quatre coins. La fenêtre de la petite terrasse était ouverte, le grenadier en boutons baignait dans la poussière d'or du soleil couchant. Alors, il lui sembla que sa fille de boutique n'avait pas quitté cette pièce, qu'elle y avait encore couché la nuit précédente; elle n'y sentait pas l'homme. Ce fut un étonnement, car elle s'attendait à trouver des caisses suspectes, des meubles à grosses serrures. Elle alla tâter la robe d'été d'Augustine, toujours pendue à la muraille. Puis, elle s'assit enfin devant la table, lisant une page commencée où le mot « révolution » revenait deux fois. Elle fut effrayée, ouvrit le tiroir, qu'elle vit plein de papiers. Mais son honnêteté se réveilla, en face de ce secret, si mal gardé par cette méchante table de bois blanc. Elle restait penchée au-dessus des papiers, essayant de comprendre sans toucher, très-émue, lorsque le chant aigu du pinson, dont un rayon oblique frappait la cage, la fit tressaillir. Elle repoussa le tiroir. C'était très-mal ce qu'elle allait faire là.
Comme elle s'oubliait, près de la fenêtre, à se dire qu'elle devait prendre conseil de l'abbé Roustan, un homme sage, elle aperçut, en bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autour, d'une civière. La nuit tombait; mais elle reconnut parfaitement Cadine qui pleurait, au milieu du groupe; tandis que Florent et Claude, les pieds blancs de poussière, causaient vivement, au bord du trottoir. Elle se hâta de descendre, surprise de leur retour. Elle était à peine au comptoir, que mademoiselle Saget entra, en disant:
-- C'est ce garnement de Marjolin qu'on vient de trouver dans la cave, avec la tête fendue... Vous ne venez pas voir, madame Quenu?
Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. Le jeune homme était étendu, très-pâle, les jeux fermés, avec une mèche de ses cheveux blonds roidie et souillée de sang. Dans le groupe, on disait que ce ne serait rien, que c'était sa faute aussi, à ce gamin, qu'il faisait les cent coups dans les caves; on supposait qu'il avait voulu sauter par-dessus une des tables d'abatage, un de ses jeux favoris, et qu'il était tombé le front contre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en montrant Cadine qui pleurait:
-- Ça doit être cette gueuse qui l'a poussé. Ils sont toujours
ensemble dans les coins.
Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grands yeux étonnés. Il examina tout le monde; puis, ayant rencontré le visage de Lisa penché sur lui, il lui sourit doucement, d'un air humble, avec une caresse de soumission. Il semblait ne plus se souvenir. Lisa, tranquillisée, dit qu'il fallait le transporter tout de suite à l'hospice; elle irait le voir, elle lui porterait des oranges et des biscuits. La tête de Marjolin était retombée. Quand on emporta la civière, Cadine la suivit, ayant au cou son éventaire, ses bouquets de violettes piqués dans une pelouse de mousse, et sur lesquels roulaient ses larmes chaudes, sans qu'elle songeât le moins du monde aux fleurs qu'elle brûlait ainsi de son gros chagrin.
Comme Lisa rentrait à la charcuterie, elle entendit Claude qui serrait la main à Florent et le quittait, en murmurant:
-- Ah! le sacré gamin! il me gâte ma journée... Nous nous étions crânement amusés, tout de même!
Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. Ils rapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-là, avant le jour, madame François avait déjà vendu ses légumes. Ils allèrent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au _Compas d'or_. Ce fut comme un avant goût de la campagne, en plein Paris. Derrière le restaurant Philippe, dont les boiseries dorées montent jusqu'au premier étage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante, grasse de l'odeur de la paille fraîche et du crottin chaud; des bandes de poules fouillent du bec la terre molle; des constructions en bois verdi, des escaliers, des galeries, des toitures crevées, s'adossent aux vieilles maisons voisines; et, au fond, sous un hangar à grosse charpente, Balthazar attendait, tout attelé, mangeant son avoine dans un sac attaché au licou. Il descendit la rue Montorgueil au petit trot, l'air satisfait de retourner si vite à Nanterre. Mais il ne repartait pas à vide. La maraîchère avait un marché passé avec la compagnie chargée du nettoyage des Halles; elle emportait, deux fois par semaine, une charretée de feuilles, prises à la fourche dans les tas d'ordures qui encombrent le carreau. C'était un excellent fumier. En quelques minutes, la voiture déborda. Claude et Florent s'allongèrent sur ce lit épais de verdure; madame François prit les guides, et Balthazar s'en alla de son allure lente, la tête un peu basse d'avoir tant de monde à traîner.
La partie était projetée depuis longtemps. La maraîchère riait d'aise; elle aimait les deux hommes, elle leur promettait une omelette au lard comme on n'en mange pas dans « ce gredin de Paris. » Eux, goûtaient la jouissance de cette journée de paresse et de flânerie dont le soleil se levait à peine. Au loin, Nanterre était une joie pure dans laquelle ils allaient entrer.
-- Vous êtes bien, au moins? demanda madame François en prenant la rue du Pont-Neuf.
Claude jura que « c'était doux comme un matelas de mariée. » Couchés tous les deux sur le dos, les mains croisées sous la tête, ils regardaient le ciel pâle, où les étoiles s'éteignaient. Tout le long de la rue de Rivoli, ils gardèrent le silence, attendant de ne plus voir de maisons, écoutant la digne femme qui causait avec Balthazar, en lui disant doucement:
-- Prends-le à ton aise, va, mon vieux... Nous ne sommes pas pressés, nous arriverons toujours...
Aux Champs-Élysées, comme le peintre n'apercevait plus des deux côtés que des têtes d'arbres, avec la grande masse verte du jardin des Tuileries, au fond, il eut un réveil, il se mit à parler, tout seul. En passant devant la rue du Roule, il avait regardé ce portail latéral de Saint-Eustache, qu'on voit de loin, par-dessous le hangar géant d'une rue couverte des Halles. Il y revenait sans cesse, voulait y trouver un symbole.
-- C'est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d'église encadré sous cette avenue de fonte... Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches... Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent? Je m'imagine que le besoin de l'alignement n'a pas seul mis de cette façon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a là tout un manifeste: c'est l'art moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous voudrez l'appeler, qui a grandi en face de l'art ancien... Vous n'êtes pas de cet avis?
Florent gardant le silence, il continua:
-- Cette église est d'une architecture bâtarde, d'ailleurs; le moyen-âge y agonise, et la renaissance y balbutie... Avez-vous remarqué quelles églises on nous bâtit aujourd'hui? Ça ressemble à tout ce qu'on veut, à des Bibliothèques, à des Observatoires, à des Pigeonniers, à des Casernes; mais, sûrement, personne n'est convaincu que le bon Dieu demeure là-dedans. Les maçons du bon Dieu sont morts, la grande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses de pierre, où nous n'avons personne à loger... Depuis le commencement du siècle, on n'a bâti qu'un seul monument original, un monument qui ne soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le sol de l'époque; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous, Florent, une oeuvre crâne, allez, et qui n'est encore qu'une révélation timide du vingtième siècle... C'est pourquoi Saint-Eustache est enfoncé, parbleu! Saint-Eustache est là-bas avec sa rosace, vide de son peuple dévot, tandis que les Halles s'élargissent à côté, toutes bourdonnantes de vie... Voilà ce que je vois, mon brave!
-- Ah bien! dit en riant madame François, savez-vous, monsieur Claude, que la femme qui vous a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous? Balthazar tend les oreilles pour vous écouter... Hue donc, Balthazar!
La voiture montait lentement. À cette heure matinale, l'avenue était déserte, avec ses chaises de fonte alignées sur les deux trottoirs, et ses pelouses, coupées de massifs, qui s'enfonçaient sous le bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et une amazone passèrent au petit trot. Florent, qui s'était fait un oreiller d'un paquet de feuilles de choux, regardait toujours le ciel, où s'allumait une grande lueur rose. Par moments, il fermait les yeux pour mieux sentir la fraîcheur du matin lui couler sur la face, si heureux de s'éloigner des Halles, d'aller dans l'air pur, qu'il restait sans voix, n'écoutant même pas ce qu'on disait autour de lui.
-- Ils sont encore bons ceux qui mettent l'art dans une boîte à joujoux! reprit Claude au bout d'un silence. C'est leur grand mot: on ne fait pas de l'art avec de la science, l'industrie tue la poésie; et tous les imbéciles se mettent à pleurer sur les fleurs, comme si quelqu'un songeait à se mal conduire à l'égard des fleurs... Je suis agacé, à la fin, positivement. J'ai des envies de répondre à ces pleurnicheries par des oeuvres de défi. Ça m'amuserait de révolter un peu ces braves gens... Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus? C'est toute une histoire... L'année dernière, la veille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de faire l'étalage. Ah! le misérable! il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là, en lui disant que j'allais lui peindre ça, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panés, me donnait des gris d'une grande finesse. Alors je fis une véritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de minuit donnée à là mangeaille, la goinfrerie des estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels, que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement... Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente, qu'elle me flanqua à la porte, pendant qu'Auguste rétablissait les choses, étalant sa bêtise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise à côté d'une tache grise... N'importe, c'est mon chef d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.
Il se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. La voiture était arrivée à l'arc de triomphe. De grands souffles, sur ce sommet, venaient des avenues ouvertes autour de l'immense place. Florent se mit sur son séant, aspira fortement ces premières odeurs d'herbe qui montaient des fortifications. Il se tourna, ne regarda plus Paris, voulut voir la campagne, au loin. À la hauteur de la rue de Longchamp, madame François lui montra l'endroit où elle l'avait ramassé. Cela le rendit tout songeur. Et il la contemplait, si saine et si calme, les bras un peu tendus, tenant les guides. Elle était plus belle que Lisa, avec son mouchoir au front, son teint rude, son air de bonté brusque. Quand elle jetait un léger claquement de langue, Balthazar, dressant les oreilles, allongeait le pas sur le pavé.
En arrivant à Nanterre, la voiture prit à gauche, entra dans une ruelle étroite, longea des murailles et vint s'arrêter tout au fond d'une impasse. C'était au bout du monde, comme disait la maraîchère. Il fallut décharger les feuilles de choux. Claude et Florent ne voulurent pas que le garçon jardinier, occupé à planter des salades, se dérangeât. Ils s'armèrent chacun d'une fourche pour jeter le tas dans le trou au fumier. Cela les amusa. Claude avait une amitié pour le fumier. Les épluchures des légumes, les boues des Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque, restaient vivantes, revenaient où les légumes avaient poussé, pour tenir chaud à d'autres générations de choux, de navets, de carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s'étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à la terre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort.
-- Tenez, dit Claude en donnant son dernier coup de fourche, voilà un trognon de choux que je reconnais. C'est au moins la dixième fois qu'il pousse dans ce coin, là-bas, près de l'abricotier.
Ce mot fit rire Florent. Mais il devint grave, il se promena lentement dans le potager, pendant que Claude faisait une esquisse de l'écurie, et que madame François préparait le déjeuner. Le potager formait une longue bande de terrain, séparée au milieu par une allée étroite. Il montait un peu; et, tout en haut, en levant la tête, on apercevait les casernes basses du Mont-Valérien. Des haies vives le séparaient d'autres pièces de terre; ces murs d'aubépines, très-élevés, bornaient l'horizon d'un rideau vert; si bien que, de tout le pays environnant, on aurait dit que le Mont-Valérien seul se dressât curieusement pour regarder dans le clos de madame François. Une grande paix venait de cette campagne qu'on ne voyait pas. Entre les quatre haies, le long du potager, le soleil de mai avait comme une pâmoison de tiédeur, un silence plein d'un bourdonnement d'insectes, une somnolence d'enfantement heureux. À certains craquements, à certains soupirs légers, il semblait qu'on entendît naître et pousser les légumes. Les carrés d'épinards et d'oseille, les bandes de radis, de navets, de carottes, les grands plants de pommes de terre et de choux, étalaient leurs nappes régulières, leur terreau noir, verdi par les panaches des feuilles. Plus loin, les rigoles de salades, les oignons, les poireaux, les céleris, alignés, plantés au cordeau, semblaient des soldats de plomb à la parade; tandis que les petits pois et les haricots commençaient à enrouler leur mince tige dans la forêt d'échalas, qu'ils devaient, en juin, changer en bois touffu. Pas une mauvaise herbe ne traînait. On aurait pris le potager pour deux tapis parallèles aux dessins réguliers, vert sur fond rougeâtre, qu'on brossait soigneusement chaque matin. Des bordures de thym mettaient des franges grises aux deux côtés de l'allée.
Florent allait et venait, dans l'odeur du thym que le soleil chauffait. Il était profondément heureux de la paix et de la propreté de la terre. Depuis près d'un an, il ne connaissait les légumes que meurtris par les cahots des tombereaux, arrachés de la veille, saignants encore. Il se réjouissait, à les trouver là chez eux, tranquilles dans le terreau, bien portants de tous leurs membres. Les choux avaient une large figure de prospérité, les carottes étaient gaies, les salades s'en allaient à la file avec des nonchalances de fainéantes. Alors, les Halles qu'il avait laissées le matin, lui parurent un vaste ossuaire, un lieu de mort où ne traînait que le cadavre des êtres, un charnier de puanteur et de décomposition. Et il ralentissait le pas, et il se reposait dans le potager de madame François, comme d'une longue marche au milieu de bruits assourdissant et de senteurs infectes. Le tapage, l'humidité nauséabonde du pavillon de la marée s'en allaient de lui; il renaissait à l'air pur. Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre était la vie, l'éternel berceau, la santé du monde.
-- L'omelette est prête! cria la maraîchère.
Lorsqu'ils furent attablés tous trois dans la cuisine, la porte ouverte au soleil, ils mangèrent si gaiement, que madame François émerveillée regardait Florent, en répétant à chaque bouchée:
-- Vous n'êtes plus le même, vous avez dix ans de moins. C'est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. Il me semble que vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant... Voyez-vous, ça ne vaut rien les grandes villes; vous devriez venir demeurer ici.
Claude riait, disait que Paris était superbe. Il en défendait jusqu'aux ruisseaux, tout en gardant une bonne tendresse pour la campagne. L'après-midi, madame François et Florent se trouvèrent seuls au bout du potager, dans un coin du terrain planté de quelques arbres fruitiers. Ils s'étaient assis par terre, ils causaient raisonnablement. Elle le conseillait avec une grande amitié, à la fois maternelle et tendre. Elle lui fit mille questions sur sa vie, sur ce qu'il comptait devenir plus tard, s'offrant à lui simplement, s'il avait un jour besoin d'elle pour son bonheur. Lui, se sentait très-touché. Jamais une femme ne lui avait parlé de la sorte. Elle lui faisait l'effet d'une plante saine et robuste, grandie ainsi que les légumes dans le terreau du potager; tandis qu'il se souvenait des Lisa, des Normandes, des belles filles des Halles, comme de chairs suspectes, parées à l'étalage. Il respira là quelques heures de bien-être absolu, délivré des odeurs de nourriture au milieu desquelles il s'affolait, renaissant dans la sève de la campagne, pareil à ce chou que Claude prétendait avoir vu pousser plus de dix fois.
Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. Ils voulaient revenir à pied. La maraîchère les accompagna jusqu'au bout de la ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans la sienne:
-- Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elle doucement.
Pendant un quart d'heure, Florent marcha sans parler, assombri déjà, se disant qu'il laissait sa santé derrière lui. La route de Courbevoie était blanche de poussière. Ils aimaient tous deux les grandes courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. De petites fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. Le soleil oblique prenait l'avenue en écharpe, allongeait leurs deux ombres en travers de la chaussée, si démesurément, que leurs têtes allaient jusqu'à l'autre bord, filant sur le trottoir opposé.
Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambées régulières, regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le cadencement de la marche, qu'il exagérait encore en le marquant des épaules. Puis, comme sortant d'une songerie:
-- Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres? demanda-t-il.
Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de cette série d'estampes avec beaucoup d'éloges. Il cita certains épisodes: les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'échalas envieux; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d'un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain; il finit par classer le hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dent l'un dévore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.
-- Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le sang des petits mangeurs... C'est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à son tour... Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.
Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura:
-- Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez... Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de place au soleil.
Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait. Il criait:
-- Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d'être un Maigre. Si j'étais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras. J'en mourrai, c'est sûr, la peau collée aux os, si plat qu'on pourra me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer... Et vous donc! vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières; c'était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine étroite; et elles agissaient d instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris... En principe, vous entendez, un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il éprouve le besoin de l'ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pieds. C'est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras, les Méhudins sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras autour de vous. Moi, ça m'inquiéterait.
-- Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin? demanda Florent, qui continuait à sourire.
-- Oh! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs têtes dans un carton, à mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle... Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variété est assez commune... Mademoiselle Saget et madame Lecoeur sont des Maigres: d'ailleurs, variétés très à craindre, Maigres désespérés, capables de tout pour engraisser... Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est à remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un être charmant... Monsieur Lebigre, un Gras, n'est-ce pas? Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bête d'Alexandre et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m'a donné bien du mal.
Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly à l'arc de triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait caractéristique: Logre était un Maigre qui avait son ventre entre les deux épaules; la belle Lisa était tout en ventre, et la belle Normande, tout en poitrine; mademoiselle Saget avait certainement laissé échapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle détestait les Gras, tout en gardant un dédain pour les Maigres; Gavard compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise.
-- Eh madame François? dit Florent.
Claude fut très-embarrassé par cette question. Il chercha, balbutia:
-- Madame François, madame François... Non, je ne sais pas, je n'ai jamais songé à la classer... C'est une brave femme, madame François, voilà tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu!
Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, était si bas sur l'horizon, que leurs ombres colossales tâchaient la blancheur du monument, très-haut, plus haut que les statues énormes des groupes, de deux barres noires, pareilles à deux traits faits au fusain. Claude s'égaya davantage, fit aller les bras, se plia; puis, en s'en allant:
-- Avez-vous vu? quand le soleil s'est couché, nos deux têtes sont allées toucher le ciel.
Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait maintenant, après lui avoir coûté tant de larmes, à Cayenne. Lorsqu'il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs étaient suffocantes. Il baissa la tête, en rentrant dans son cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journée de santé claire, toute parfumée de thym.
V
Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit à Saint-Eustache.
Elle avait fait, pour traverser la place, une toilette sérieuse, toute
en soie noire, avec son châle tapis. La belle Normande, qui, de la
poissonnerie, la suivit des yeux jusque sous la porte de l'église, en
resta suffoquée.
-- Ah bien! merci! dit-elle méchamment, la grosse donna dans les curés, maintenait... Ça la calmera, cette femme, de se tremper le derrière dans l'eau bénite.
Elle se trompait, Lisa n'était point dévote. Elle ne pratiquait pas, disait d'ordinaire qu'elle tâchait de rester honnête en toutes choses, et que cela suffisait. Mais elle n'aimait pas qu'on parlât mal de la religion devant elle; souvent elle faisait taire Gavard, qui adorait les histoires de prêtres et de religieuses, les polissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout à fait inconvenant. Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. Puis d'ailleurs, les prêtres étaient généralement de braves gens. Elle connaissait l'abbé Roustan, de Saint-Eustache, un homme distingué, de bon conseil, dont l'amitié lui paraissait très-sûre. Et elle finissait, en expliquant la nécessité absolue de la religion, pour le plus grand nombre; elle la regardait comme une police qui aidait à maintenir l'ordre, et sans laquelle il n'y avait pas de gouvernement possible. Quand Gavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disant qu'on devrait flanquer les curés dehors et fermer leurs boutiques, elle haussait les épaules, elle répondait:
-- Vous seriez bien avancé!... on se massacrerait dans les rues, au bout d'un mois, et l'on se trouverait forcé d'inventer un autre bon Dieu. En 93, ça c'est passé comme cela... Vous savez, n'est-ce pas? que moi je ne vis pas avec les curés; mais je dis qu'il en faut, parce qu'il en faut.
Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait recueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu'elle n'ouvrait jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se levait, s'agenouillait, aux bons endroits, s'appliquant à garder l'attitude décente qu'il convenait d'avoir. C'était, pour elle, une sorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants et les propriétaires, devaient garder devant la religion.
Ce jour-là, la belle charcutière, en entrant à Saint-Eustache, laissa doucement retomber la double porte en drap vert déteint, usé par la main des dévotes. Elle trempa les doigts dans le bénitier, se signa correctement. Puis, à pas étouffés, elle alla jusqu'à la chapelle de Sainte-Agnès, où deux femmes agenouillées, la face dans les mains, attendaient, pendant que la robe bleue d'une troisième débordait du confessionnal. Elle parut contrariée; et, s'adressant à un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, en traînant les pieds:
-- C'est donc le jour de confession de monsieur l'abbé Roustan? demanda-t-elle.
Il répondit que monsieur l'abbé n'avait plus que des pénitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulait prendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elle remercia, sans dire qu'elle ne venait pas pour se confesser. Elle résolut d'attendre, marchant à petits pas sur les dalles, allant jusqu'à la grande porte, d'où elle regarda la nef toute nue, haute et sévère, entre les bas-côtés peints de couleurs vives; elle levait un peu le menton, trouvant le maître-autel trop simple, ne goûtant pas cette grandeur froide de la pierre, préférant les dorures et les bariolages des chapelles latérales. Du côté de la rue du Jour, ces chapelles restaient grises, éclairées par des fenêtres poussiéreuses; tandis que, du côté des Halles, le coucher du soleil allumait les vitraux des verrières, égayées de teintes très-tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpides, qu'ils lui rappelaient les bouteilles de liqueur, devant la glace de monsieur Lebigre. Elle revint de ce côté, qui semblait comme attiédi par cette lumière de braise, s'intéressa un instant aux châsses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans des reflets de prisme. L'église était vide, toute frissonnante du silence de ses voûtes. Quelques jupes de femmes faisaient des taches sombres dans l'effacement jaunâtre des chaises; et, des confessionnaux fermés, un chuchotement sortait. En repassant devant la chapelle de sainte Agnès, elle vit que la robe bleue était toujours aux pieds de l'abbé Roustan.
-- Moi, j'aurais fini en dix secondes, si je voulais, pensa-t-elle avec l'orgueil de son honnêteté.
Elle alla au fond. Derrière le maître-autel, dans l'ombre de la double rangée des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moite de silence et d'obscurité. Les vitraux, très-sombres, ne détachent que des robes de saints, à larges pans rouges et violets, brûlant comme des flammes d'amour mystique dans le recueillement, l'adoration muette des ténèbres. C'est un coin de mystère, un enfoncement crépusculaire du paradis, où brillent les étoiles de deux cierges, où quatre lustres à lampes de métal, tombant de la voûte, à peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d'or que les anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, des femmes sont toujours là, pâmées sur des chaises retournées, abîmées dans cette volupté noire.
Lisa, debout, regardait, très-tranquillement. Elle n'était point nerveuse. Elle trouvait qu'on avait tort de ne pas allumer les lustres, que cela serait plus gai avec des lumières. Même il y avait une indécence dans cette ombre, un jour et un souffle d'alcôve, qui lui semblaient peu convenables. À côté d'elle, des cierges brûlant sur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu'une vieille femme grattait avec un gros couteau la cire tombée, figée en larmes pâles. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cette pâmoison muette d'amour, elle entendait très-bien le roulement des fiacres qui débouchaient de la rue Montmartre, derrière les saints rouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient, d'une voix continue.
Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer la cadette des Méhudin, Claire, la marchande de poissons d'eau douce. Elle fit allumer un cierge à la herse. Puis, elle vint s'agenouiller derrière un pilier, les genoux cassés sur la pierre, si pâle dans ses cheveux blonds mal attachés, qu'elle semblait une morte. Là, se croyant cachée, elle agonisa, elle pleura à chaudes larmes, avec des ardeurs de prières qui la pliaient comme sous un grand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. La belle charcutière resta fort surprise, car les Méhudin n'étaient guère dévotes; Claire surtout parlait de la religion et des prêtres, d'ordinaire, d'une façon à faire dresser les cheveux sur la tête.
-- Qu'est-ce qu'il lui prend donc? se dit-elle en revenant de nouveau à la chapelle de Sainte-Agnès. Elle aura empoisonné quelque homme, cette gueuse.
L'abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. C'était un bel homme, d'une quarantaine d'années, l'air souriant et bon. Quand il reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l'appela « chère dame, » l'emmena à la sacristie, où il ôta son surplis, en lui disant qu'il allait être tout à elle. Ils revinrent, lui en soutane, tête nue, elle se carrant dans son châle tapis, et ils se promenèrent le long des chapelles latérales, du côté de la rue du Jour. Ils parlaient à voix basse. Le soleil se mourait dans les vitraux, l'église devenait noire, les pas des dernières dévotes avaient un frôlement doux sur les dalles.
Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l'abbé Roustan. Jamais il n'était question entre eux de religion. Elle ne se confessait pas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, à titre d'homme discret et sage, qu'elle préférait, disait-elle parfois, à ces hommes d'affaires louches qui sentent le bagne. Lui, se montrait d'une complaisance inépuisable; il feuilletait le code pour elle, lui indiquait les bons placements d'argent, résolvait avec tact les difficultés morales, lui recommandait des fournisseurs, avait une réponse prête à toutes les demandes, si diverses et si compliquées qu'elles fussent, le tout naturellement, sans mettre Dieu de l'affaire, sans chercher à en tirer un bénéfice quelconque à son profit ou au profit de la religion. Un remerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aise d'obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de ménage lui parlait souvent avec respect, comme d'une personne très-estimée dans le quartier. Ce jour-là, la consultation fut particulièrement délicate. Il s'agissait de savoir quelle conduite l'honnêteté l'autorisait à tenir vis-à-vis de son beau-frère; si elle avait le droit de le surveiller, de l'empêcher de les compromettre, son mari, sa fille et elle; et encore jusqu'où elle pourrait aller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ces choses, elle posa les questions avec des ménagements si bien choisis, que l'abbé put disserter sur la matière sans entrer dans les personnalités. Il fut plein d'arguments contradictoires. En somme, il jugea qu'une âme juste avait le droit, le devoir même d'empêcher le mal, quitte à employer les moyens nécessaires au triomphe du bien.
-- Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. La discussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grand piège où se prennent les vertus ordinaires... Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment... Les natures honnêtes ont cette grâce merveilleuse de mettre de leur honnêteté dans tout ce qu'elles touchent.
Et changeant de voix, il continua:
-- Dites bien à monsieur Quenu que je lui souhaite le bonjour. Quand je passerai, j'entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline... Au revoir, chère dame, et tout à votre disposition.
Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s'en allant, eut la curiosité de voir si Claire priait toujours; mais Claire était retournée à ses carpes et à ses anguilles; il n'y avait plus, devant la chapelle de la Vierge, où la nuit s'était faite, qu'une débandade de chaises renversées, culbutées, sous la chaleur dévote des femmes qui s'étaient agenouillées là.
Quand la belle charcutière traversa de nouveau la place, la Normande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crépuscule à la rondeur de ses jupes.
-- Merci! s'écria-t-elle, elle est restée plus d'une heure. Quand les curés la vident de ses péchés, celle-là, les enfants de choeur font la chaîne pour jeter les seaux d'ordures à la rue.
Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent. Elle s'y installa en toute tranquillité, certaine de n'être pas dérangée, décidée d'ailleurs à mentir, à dire qu'elle venait s'assurer de la propreté du linge, si Florent remontait. Elle l'avait vu, en bas, très-occupé, au milieu de la marée. S'asseyant devant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur ses genoux, le vida avec de grandes précautions, en ayant grand soin de replacer les paquets de papiers dans le même ordre. Elle trouva d'abord les premiers chapitres de l'ouvrage sur Cayenne, puis les projets, les plans de toutes sortes, la transformation des octrois en taxes sur les transactions, la réforme du système administratif des Halles, et les autres. Ces pages de fine écriture qu'elle s'appliquait à lire, l'ennuyèrent beaucoup; elle allait remettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs la preuve de ses mauvais desseins, rêvant déjà de fouiller la laine des matelas, lorsqu'elle découvrit, dans une enveloppe à lettre, le portrait de la Normande. La photographie était un peu noire. La Normande posait debout, le bras droit appuyée sur une colonne tronquée; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soie neuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frère, ses terreurs, ce qu'elle était venue faire là. Elle s'absorba dans une de ces contemplations de femme dévisageant une autre femme, tout à l'aise, sans crainte d'être vue. Jamais elle n'avait eu le loisir d'étudier sa rivale de si près. Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. Puis, les lèvres pincées, elle lut sur le revers, écrit en grosses vilaines lettres: « Louise à son ami Florent. » Cela la scandalisa, c'était un aveu. L'envie lui vint de prendre cette carte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle la remit lentement dans l'enveloppe, en songeant que ce serait mal, et qu'elle la retrouverait toujours, d'ailleurs.
Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeant une à une, elle eut l'idée de regarder au fond, à l'endroit où Florent avait repoussé le fil et les aiguilles d'Augustine; et là, entre le paroissien et _la Clef des songes_, elle découvrit ce qu'elle cherchait, des notes très-compromettantes, simplement défendues par une chemise de papier gris. L'idée d'une insurrection, du renversement de l'empire, à l'aide d'un coup de force, avancée un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avait lentement mûri dans l'esprit ardent de Florent. Il y vit bientôt un devoir, une mission. Ce fut le but enfin trouvé de son évasion de Cayenne et de son retour à Paris. Croyant avoir à venger sa maigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il rêva de se dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailles et de soûleries. Dans ce tempérament tendre, l'idée fixe plantait aisément son clou. Tout prenait des grossissements formidables, les histoires les plus étranges se bâtissaient, il s'imaginait que les Halles s'étaient emparées de lui, à son arrivée, pour l'amollir, l'empoisonner de leurs odeurs. Puis, c'était Lisa qui voulait l'abêtir; il l'évitait pendant des deux et trois jours, comme un dissolvant qui aurait fondu ses volontés, s'il l'avait approchée. Ces crises de terreurs puériles, ces emportements d'homme révolté, aboutissaient toujours à de grandes douceurs, à des besoins d'aimer, qu'il cachait avec une honte d'enfant. Le soir surtout, le cerveau de Florent s'embarrassait de fumées mauvaises. Malheureux de sa journée, les nerfs tendus, refusant le sommeil par une peur sourde de ce néant, il s'attardait davantage chez monsieur Lebigre ou chez les Méhudin; et, quand il rentrait, il ne se couchait encore pas, il écrivait, il préparait la fameuse insurrection. Lentement, il trouva tout un plan d'organisation. Il partagea Paris en vingt sections, une par arrondissement ayant chacune un chef, une sorte de général, qui avait sous ses ordres vingt lieutenants commandant à vingt compagnie, d'affiliés. Toutes les semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaque fois dans un local différent; pour plus de discrétion, d'ailleurs, les affiliés ne connaîtraient que le lieutenant, qui lui-même s'aboucherait uniquement avec le chef de sa section; il serait utile aussi que ces compagnies se crussent toutes chargées de missions imaginaires, ce qui achèverait de dépister la police. Quant à la mise en oeuvre de ces forces, elle était des plus simples. On attendrait la formation complète des cadres; puis on profiterait de la première émotion politique. Comme on n'aurait sans doute que quelques fusils de chasse, on s'emparerait d'abord des postes, on désarmerait les pompiers, les gardes de Paris, les soldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, en les invitant à faire cause commune avec le peuple. Ensuite, on marcherait droit au Corps législatif, pour aller de là à l'Hôtel de Ville. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme à un scénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'était encore qu'écrit sur des bouts de papier, raturés, montrant les tâtonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette conception à la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eut parcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle resta tremblante, n'osant plus toucher à ces papiers, avec la peur de les voir éclater entre ses mains comme des armes chargées.
Une dernière note l'épouvanta plus encore que les autres. C'était une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessiné la forme des insignes qui distingueraient les chefs et les lieutenants; à côté, se trouvaient également les guidons des compagnies. Même des légendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefs étaient des écharpes rouges; ceux des lieutenants, des brassards, également rouges. Ce fut, pour Lisa, la réalisation immédiate de l'émeute; elle vit ces hommes, avec toutes ces étoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des balles dans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et les andouilles de l'étalage. Les infâmes projets de sou beau-frère étaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. Elle referma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c'était elle pourtant qui logeait cet homme, qu'il couchait dans ses draps, qu'il usait ses meubles. Et elle était particulièrement exaspérée par la pensée qu'il cachait l'abominable machine infernale dans cette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefois chez l'oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente, toute déclouée.
Elle resta debout, songeant à ce qu'elle allait faire. D'abord, il était inutile d'instruire Quenu. Elle eut l'idée d'avoir une explication avec Florent, mais elle craignit qu'il ne s'en allât commettre son crime plus loin, tout en les compromettant, par méchanceté. Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Au premier danger, elle verrait. En somme, elle avait à présent de quoi le faire retourner aux galères.
Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine tout émotionnée. La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. Aux questions inquiètes de Lisa, elle ne put que répondre:
-- Je ne sais pas, madame... Elle était là tout à l'heure, sur le trottoir, avec un petit garçon... Je les regardais; puis, j'ai entamé un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plus vus.
-- Je parie que c'est Muche, s'écria la charcutière; ah! le gredin d'enfant!
C'était Muche, en effet. Pauline, qui étrennait justement ce jour-là une robe neuve, à raies bleues, avait voulu la montrer. Elle se tenait toute droite, devant la boutique, bien sage, les lèvres pincées par cette moue grave d'une petite femme de six ans qui craint de se salir. Ses jupes, très-courtes, très-empesées, bouffaient comme des jupes de danseuse, montrant ses bas blancs bien tirés, ses bottines vernies, d'un bleu d'azur; tandis que son grand tablier, qui la décolletait, avait, aux épaules, un étroit volant brodé, d'où ses bras, adorables d'enfance, sortaient nus et roses. Elle portait des boutons de turquoise aux oreilles, une jeannette au cou, un ruban de velours bleu dans les cheveux, très-bien peignée, avec l'air gras et tendre de sa mère, la grâce parisienne d'une poupée neuve.
Muche, des Halles, l'avait aperçue. Il mettait dans le ruisseau des petits poissons morts que l'eau emportait, et qu'il suivait le long du trottoir, en disant qu'ils nageaient. Mais la vue de Pauline, si belle, si propre, lui fit traverser la chaussée, sans casquette, la blouse déchirée, le pantalon tombant et montrant la chemise, dans le débraillé d'un galopin de sept ans. Sa mère lui avait bien défendu de jouer jamais avec « cette grosse bête d'enfant que ses parents bourraient à la faire crever. » Il rôda un instant, s'approcha, voulut toucher la jolie robe à raies bleues. Pauline, d'abord flattée, eut une moue de prude, recula, en murmurant d'un ton fâché:
-- Laisse-moi... Maman ne veut pas.
Cela fit rire le petit Muche, qui était très-dégourdi et très-entreprenant.
-- Ah bien! dit-il, tu es joliment godiche!... Ça ne fait rien que ta maman ne veuille pas... Nous allons jouer à nous pousser, veux-tu?
Il devait nourrir l'idée mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, en le voyant s'apprêter à lui donner une poussée dans le dos, recula davantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut très doux; il remonta ses culottes, en homme du monde.
-- Es-tu bête! c'est pour rire... Tu es bien gentille comme ça. Est-ce que c'est à ta maman, ta petite croix?
Elle se rengorgea; dit que c'était à elle. Lui, doucement, l'amenait jusqu'au coin de la rue Pirouette; il lui touchait les jupes, en s'étonnant, en trouvant ça drôlement raide; ce qui causait un plaisir infini à la petite. Depuis qu'elle faisait la belle sur le trottoir, elle était très-vexée de voir que personne ne la regardait. Mais, malgré les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du trottoir.
-- Quelle grue! s'écria-t-il, en redevenant grossier. Je vas t'asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais, madame Belles-fesses!
Elle s'effaroucha. Il l'avait prise par la main; et comprenant sa faute, se montrant de nouveau câlin, fouillant vivement dans sa poche:
-- J'ai un sou, dit-il.
La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout des doigts, devant elle, si bien qu'elle descendit sur la chaussée, sans y prendre garde, pour suivre le sou. Décidément, le petit Muche était en bonne fortune.
-- Qu'est-ce que tu aimes? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas tout de suite; elle ne savait pas, elle aimait trop de choses. Lui, nomma une foule de friandises: de la réglisse, de la mélasse, des boules de gomme, du sucre en poudre. Le sucre en poudre fit beaucoup réfléchir la petite; ou trempe un doigt, et on le suce; c'est très bon. Elle restait toute sérieuse. Puis, se décidant:
-- Non, j'aime bien les cornets.
Alors, il lui prit le bras, il l'emmena, sans qu'elle résistât. Ils traversèrent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir des Halles, allèrent jusque chez un épicier de la rue de la Cossonnerie, qui avait la renommée des cornets. Les cornets sont de minces cornets de papier, où les épiciers mettent les débris de leur étalage, les dragées cassées, les marrons glacés tombés en morceaux, les fonds suspects des bocaux de bonbons. Muche fit les choses galamment; il laissa choisir le cornet par Pauline, un cornet de papier bleu, ne le lui reprit pas, donna son sou. Sur le trottoir, elle vida les miettes de toutes sortes dans les deux poches de son tablier; et ces poches étaient si étroites, qu'elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette par miette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussière trop fine; si bien que cela fondait les bonbons, et que deux taches brunes marquaient déjà les deux poches du tablier. Muche avait un rire sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnant à son aise, lui faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, du côté de la place des Innocents, en lui disant:
-- Hein? tu veux bien jouer, maintenant?... C'est bon, ce que tu as dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande bête.
Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. Ils entrèrent dans le square. C'était là sans doute que le petit Muche rêvait de conduire sa conquête. Il lui fit les honneurs du square, comme d'un domaine à lui, très-agréable, où il galopinait pendant des après-midi entières. Jamais Pauline n'était allée si loin; elle aurait sanglotté comme une demoiselle enlevée, si elle n'avait pas eu du sucre dans les poches. La fontaine, au milieu de la pelouse coupée de corbeilles, coulait, avec la déchirure de ses nappes; et les nymphes de Jean Goujon, toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs urnes, mettaient leur grâce nue, au milieu de l'air noir du quartier Saint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l'eau tomber des six bassins, intéressés par l'herbe, rêvant certainement de traverser la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs de houx et de rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille du square. Cependant le petit Muche, qui était parvenu à froisser la belle robe, par derrière, dit, avec son rire en dessous:
-- Nous allons jouer à nous jeter du sable, veux-tu?
Pauline était séduite. Ils se jetèrent du sable, en fermant les yeux. Le sable entrait par le corsage décolleté de la petite, coulait tout le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muche s'amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune. Mais il trouva sans doute que c'était encore trop propre.
-- Hein? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout à coup. C'est moi qui sais faire de jolis jardins!
-- Vrai, des jardins! murmura Pauline pleine d'admiration.
Alors, comme le gardien du square n'était pas là, il lui fit creuser des trous dans une plate bande. Elle était à genoux, au beau milieu de la terre molle, s'allongeant sur le ventre, enfonçant jusqu'aux coudes ses adorables bras nus. Lui, cherchait des bouts de bois, cassait des branches. C'était les arbres du jardin, qu'il plantait dans les trous de Pauline. Seulement, il ne trouvait jamais les trous assez profonds, il la traitait en mauvais ouvrier, avec des rudesses de patron. Quand elle se releva, elle était noire des pieds à la tête; elle avait de la terre dans les cheveux, toute barbouillée, si drôle avec ses bras de charbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s'écriant:
-- Maintenant, nous allons les arroser... Tu comprends, ça ne pousserait pas.
Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l'eau au ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courant arroser les bouts de bois. En route, Pauline, qui était trop grosse et qui ne savait pas courir, laissait échapper toute l'eau entre ses doigts, le long de ses jupes; si bien qu'au sixième voyage, elle semblait s'être roulée dans le ruisseau. Muche la trouva très-bien, quand elle fut très-sale. Il la fit asseoir avec lui sous un rhododendron, à côté du jardin qu'ils avaient planté. Il lui racontait que ça poussait déjà. Il lui avait pris la main, en l'appelant sa petite femme.
-- Tu ne regrettes pas d'être venue, n'est-ce pas? Au lieu de rester sur le trottoir, où tu as l'air de l'ennuyer fameusement... Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues. Il faudra revenir, entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ça à sa maman. On ne fait pas la bête... Si tu dis quelque chose, tu sais, je te tirerai les cheveux, quand je passerai devant chez toi.
Pauline répondait toujours oui. Lui, par dernière galanterie, lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il la serrait de près, cherchant maintenant à lui faire du mal, par une cruauté de gamin. Mais elle n'avait plus de sucre, elle ne jouait plus, et elle devenait inquiète. Comme il s'était mis à la pincer, elle pleura en disant qu'elle voulait s'en aller. Cela égaya beaucoup Muche, qui se montra cavalier; il la menaça de ne pas la reconduire chez ses parents. La petite, tout à fait terrifiée, poussait des soupirs étouffés, comme une belle à la merci d'un séducteur, au fond d'une auberge inconnue. Il aurait certainement fini par la battre, pour la faire taire, lorsqu'une voix aigre, la voix de mademoiselle Saget, s'écria à côté d'eux:
-- Mais, Dieu me pardonne! c'est Pauline... Veux-tu bien la laisser tranquille, méchant vaurien!
La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant des exclamations sur l'état pitoyable de sa toilette. Muche ne s'effraya guère; il les suivit, riant sournoisement de son oeuvre, répétant que c'était elle qui avait voulu venir, et qu'elle s'était laissée tomber par terre. Mademoiselle Saget était une habituée du square des Innocents. Chaque après-midi, elle y passait une bonne heure, pour se tenir au courant des bavardages du menu peuple. Là, aux deux côtés, il y a une longue file demi-circulaire de bancs mis bout à bout. Les pauvres gens qui étouffent dans les taudis des étroites rues voisines s'y entassent: les vieilles, desséchées, l'air frileux, en bonnet fripé; les jeunes en camisole, les jupes mal attachées, les cheveux nus, éreintées, fanées déjà de misère; quelques hommes aussi, des vieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurs suspects à chapeau noir; tandis que, dans l'allée, la marmaille se roule, traîne des voitures sans roues, emplit des seaux de sable, pleure et se mord, une marmaille terrible, déguenillée, mal mouchée, qui pullule au soleil comme une vermine. Mademoiselle Saget était si mince, qu'elle trouvait toujours à se glisser sur un banc. Elle écoutait, elle entamait la conversation avec une voisine, quelque femme d'ouvrier toute jaune, raccommodant du linge, tirant d'un petit panier, réparé avec des ficelles, des mouchoirs et des bas troués comme des cribles. D'ailleurs, elle avait des connaissances. Au milieu des piaillements intolérables de la marmaille et du roulement continu des voitures, derrière, dans la rue Saint-Denis, c'étaient des cancans sans fin, des histoires sur les fournisseurs, les épiciers, les boulangers, les bouchers, toute une gazette du quartier, enfiélée par les refus de crédit et l'envie sourde du pauvre. Elle apprenait, surtout, parmi ces malheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnis louches, ce qui sortait des loges noires des concierges, les saletés de la médisance, dont elle relevait, comme d'une pointe de piment, ses appétits de curiosité. Puis, devant elle, la face tournée du côté des Halles, elle avait la place, les trois pans de maisons, percées de leurs fenêtres, dans lesquelles elle cherchait à entrer du regard; elle semblait se hausser, aller le long des étages, ainsi qu'à des trous de verre, jusqu'aux oeils-de-boeuf des mansardes; elle dévisageait les rideaux, reconstruisait un drame sur la simple apparition d'une tête entre deux persiennes, avait fini par savoir l'histoire des locataires de toutes ces maisons, rien qu'à en regarder les façades. Le restaurant Baratte l'intéressait d'une façon particulière, avec sa boutique de marchand de vin, sa marquise découpée et dorée, formant terrasse, laissant déborder la verdure de quelques pots de fleurs, ses quatre étages étroits, ornés et peinturlurés; elle se plaisait au fond bleu tendre, aux colonnes jaunes, à la stèle surmontée d'une coquille, à cette devanture de temple de carton, badigeonnée sur la face d'une maison décrépite, terminée en haut, au bord du toit, par une galerie de zinc passée à la couleur. Derrière les persiennes flexibles, à bandes rouges, elle lisait les bons petits déjeuners, les soupers fins, les noces à tout casser. Et elle mentait même; c'était là que Florent et Gavard venaient faire des bombances avec ces deux salopes de Méhudin; au dessert, il se passait des choses abominables.
Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieille fille la tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte du square, lorsqu'elle parut se raviser. Elle s'assit sur le bout d'un banc, cherchant à faire taire la petite.
-- Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville te prendraient... Je vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien, n'est-ce pas? Je suis « bonne amie, » tu sais... Allons, fais une risette.
Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s'en aller. Alors, mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant qu'elle eût fini. La pauvre enfant était toute grelottante, les jupes et les bas mouillés; les larmes qu'elle essuyait avec ses poings sales lui mettaient de la terre jusqu'aux oreilles. Quand elle se fut un peu calmée, la vieille reprit d'un ton doucereux:
-- Ta maman n'est pas méchante, n'est-ce pas? Elle t'aime bien.
-- Oui, oui, répondit Pauline, le coeur encore très-gros.
-- Et ton papa, il n'est pas méchant non plus, il ne te bat pas, il ne se dispute pas avec ta maman?... Qu'est-ce qu'ils disent le soir, quand ils vont se coucher?
-- Ah! je ne sais pas; moi, j'ai chaud dans mon lit.
-- Ils parlent de ton cousin Florent?
-- Je ne sais pas.
Mademoiselle Saget prit un air sévère, en feignant de se lever et de s'en aller.
-- Tiens! tu n'es qu'une menteuse... Tu sais qu'il ne faut pas mentir... Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche te pincera.
Muche, qui rôdait devant le banc, intervint, disant de son ton décidé de petit homme:
-- Allez, elle est trop dinde pour savoir... Moi, je sais que mon bon ami Florent a eu l'air joliment cornichon, hier, quand maman lui a dit comme ça, en riant, qu'il pouvait l'embrasser, si cela lui faisait plaisir.
Mais Pauline, menacée d'être abandonnée, s'était remise à pleurer.
-- Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale! murmura la vieille en la bousculant. La, je ne m'en vais pas, je t'achèterai un sucre d'orge, hein! un sucre d'orge!... Alors, tu ne l'aimes pas, ton cousin Florent?
-- Non, maman dit qu'il n'est pas honnête.
-- Ah! tu vois bien que ta maman disait quelque chose.
-- Un soir, dans mon lit, j'avais Mouton, je dormais avec Mouton... Elle disait à papa: « Ton frère, il ne s'est sauvé du bagne que pour nous y ramener tous avec lui. »
Mademoiselle Saget poussa un léger cri. Elle s'était mise debout, toute frémissante. Un trait de lumière venait de la frapper en pleine face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotter jusqu'à la charcuterie, sans parler, les lèvres pincées par un sourire intérieur, les regards pointus d'une joie aiguë. Au coin de la rue Pirouette, Muche, qui les accompagnait en gambadant, jouissant de voir la petite courir avec ses bas crottés, disparut prudemment. Lisa était dans une inquiétude mortelle. Quand elle aperçut sa fille faite comme un torchon, elle eut un tel saisissement, qu'elle la tourna de tous les côtés, sans même songer à la battre. La vieille disait de sa voix mauvaise:
-- C'est le petit Muche... Je vous la ramène, vous comprenez... je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne sais pas ce qu'ils faisaient... À votre place, je regarderais. Il est capable de tout, cet enfant de gueuse.
Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel bout prendre sa fille, tant les bottines boueuses, les bas tachés, les jupes déchirées, les mains et la figure noircies, la dégoûtaient. Le velours bleu, les boutons d'oreille, la jeannette, disparaissaient sous une couche de crasse. Mais ce qui acheva de l'exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. Elle se pencha, les vida, sans respect pour le dallage blanc et rose de la boutique. Puis, elle ne put prononcer qu'un mot, elle entraîna Pauline, en disant:
-- Venez, ordure.
Mademoiselle Saget, qui était toute égayée par cette scène, au fond de son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Ses pieds menus touchaient à peine le pavé; une jouissance la portait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Elle savait donc enfin! Depuis près d'une année qu'elle brûlait, voilà qu'elle possédait Florent, tout entier, tout d'un coup. C'était un contentement inespéré, qui la guérissait de quelque maladie; car elle sentait bien que cet homme-là l'aurait fait mourir à petit feu, en se refusant plus longtemps à ses ardeurs de curiosité. Maintenant, le quartier des Halles lui appartenait; il n'y avait plus de lacune dans sa fête; elle aurait raconté chaque rue, boutique par boutique. Et elle poussait de petits soupirs pâmés, tout en entrant dans le pavillon aux fruits.
-- Eh! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de son banc, qu'est-ce que vous avez donc à rire toute seule?... Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie?
-- Non, non.... Ah! ma petite, si vous saviez!...
La Sarriette était adorable, au milieu de ses fruits, avec son débraillé de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient sur le front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout ce qu'elle montrait de nu et de rose, avait une fraîcheur de pêche et de cerise. Elle s'était pendu par gaminerie des guignes aux oreilles, des guignes noires qui sautaient sur ses joues, quand elle se penchait, toute sonore de rires. Ce qui s'amusait si fort, c'était qu'elle mangeait des groseilles, et qu'elle les mangeait à s'en barbouiller la bouche, jusqu'au menton et jusqu'au nez; elle avait la bouche rouge, une bouche maquillée, fraîche du jus des groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail. Une odeur de prune montait de ses jupes. Sou fichu mal noué sentait la fraise.
Et, dans l'étroite boutique, autour d'elle, les fruits s'entassaient. Derrière, le long des étagères, il y avait des files de melons, des cantaloups couturés de verrues, des maraîchers aux guipures grises, des culs de singe avec leurs bosses nues. À l'étalage, les beaux fruits, délicatement parés dans des paniers, avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de belles enfants entrevues à demi sous un rideau de feuilles; les pêches surtout, les Montreuil rougissantes, de peau fine et claire comme des filles du Nord, et les pêches du Midi, jaunes et brûlées, ayant le hâle des filles de Provence. Les abricots prenaient sur la mousse des tons d'ambre, ces chaleurs de coucher de soleil qui chauffent la nuque des brunes, à l'endroit où frisent de petits cheveux. Les cerises, rangées une à une, ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui souriaient: les Montmorency, lèvres trapues de femme grasse; les Anglaises, plus allongées et plus graves; les guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers; les bigarreaux, tachés de blanc et de rose, au rire à la fois joyeux et fâché. Les pommes, les poires s'empilaient, avec des régularités d'architecture, faisant des pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules et des hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brins de fougère; elles étaient de peaux différentes, les pommes d'api au berceau, les rambourg avachies, les calville en robe blanche, les canada sanguines, les châtaignier couperosées, les reinettes blondes, piquées de rousseur; puis, les variétés des poires, la blanquette, l'angleterre, les beurrés, les messire-jean, les duchesses, trapues, allongées, avec des cous de cygne ou des épaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts, relevés d'une pointe de carmin. À côté, les prunes transparentes montraient des douceurs chlorotiques de vierge; les reine-Claude, les prunes de monsieur, étaient pâlies d'une fleur d'innocence; les mirabelles s'égrenaient comme les perles d'or d'un rosaire, oublié dans une boîte avec des bâtons de vanille. Et les fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais, un parfum de jeunesse, les petites surtout, celle qu'on cueille dans les bois, plus encore que les grosses fraises de jardin, qui sentent la fadeur des arrosoirs. Les framboises ajoutaient un bouquet à cette odeur pure. Les groseilles, les cassis, les noisettes, riaient avec des mines délurées; pendant que des corbeilles de raisins, des grippes lourdes, chargées d'ivresse, se pâmaient au bord de l'osier, en laissant retomber leurs grains roussis par les voluptés trop chaudes du soleil.
La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries d'odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, les fraises, entassés devant elle sur des paniers plats, garnis de papier, se meurtrissaient, tachaient l'étalage de jus, d'un jus fort qui fumait dans la chaleur. Elle sentait aussi la tête lui tourner, en juillet, par les après-midi brûlantes, lorsque les melons l'entouraient d'une puissante vapeur de musc. Alors, ivre, montrant plus de chair sous son fichu, à peine mûre et toute fraîche de printemps, elle tentait la bouche, elle inspirait des envies de maraude. C'était elle, c'étaient ses bras, c'était son cou, qui donnaient à ses fruits cette vie amoureuse, cette tiédeur satinée de femme. Sur le banc de vente, à côte, une vieille marchande, une ivrognesse affreuse, n'étalait que des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides, des abricots cadavéreux, d'un jaune infâme de sorcière. Mais, elle, faisait de son étalage une grande volupté nue. Ses lèvres avaient posé là une à une les cerises, des baisers rouges; elle laissait tomber de son corsage les pêches soyeuses; elle fournissait aux prunes sa peau la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de son menton, celle des coins de sa bouche; elle laissait couler un peu de son sang rouge dans les veines des groseilles Ses ardeurs de belle fille mettaient en rut ces fruits de la terre, toutes ces semences, dont les amours s'achevaient sur un lit de feuilles, au fond des alcôves tendues de mousse des petits paniers. Derrière sa boutique, l'allée aux fleurs avait une senteur fade, auprès de l'arome de vie qui sortait de ses corbeilles entamées et de ses vêtements défaits.
Cependant, la Sarriette, ce jour-là, était toute grise d'un arrivage de mirabelles, qui encombrait le marché. Elle vit bien que mademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut la faire causer; mais la vieille, en piétinant d'impatience:
-- Non, non, je n'ai pas le temps... Je cours voir madame Lecoeur. Ah! j'en sais de belles!... Venez, si vous voulez.
À la vérité, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pour racoler la Sarriette. Celle-ci ne put résister à la tentation. Monsieur Jules était là, se dandinant sur une chaise retournée, rasé et frais comme un chérubin.
-- Garde un instant la boutique, n'est-ce pas? lui dit-elle. Je reviens tout de suite.
Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elle tournait l'allée:
-- Eh! pas de ça, Lisette! Tu sais, je file, moi... Je ne veux pas attendre une heure comme l'autre jour... Avec ça que tes prunes me donnent mal à la tête.
Il s'en alla tranquillement, les mains dans les poches. La boutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir la Sarriette. Au pavillon du beurre, une voisine leur dit que madame Lecoeur était à la cave. La Sarriette descendit la chercher, pendant que la vieille s'installait au milieu des fromages.
En bas, la cave est très-sombre; le long des ruelles, les resserres sont tendues d'une toile métallique à mailles fines, par crainte des incendies; les becs de gaz, fort rares, font des taches jaunes sans rayons, dans la buée nauséabonde, qui s'alourdit sous l'écrasement de la voûte. Mais, madame Lecoeur travaillait le beurre, sur une des tables placées le long de la rue Berger. Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. Les tables, continuellement lavées à grande eau par des robinets, ont des blancheurs de tables neuves. Tournant le dos à la pompe du fond, la marchande pétrissait « la maniotte, » au milieu d'une boîte de chêne. Elle prenait, à côté d'elle, les échantillons des différents beurres, les mêlait, les corrigeait l'un par l'autre, ainsi qu'on procède pour le coupage des vins. Pliée en deux, les épaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des échalas, nus jusqu'aux épaules, elle enfonçait furieusement les poings dans cette pâte grasse qui prenait un aspect blanchâtre et crayeux. Elle suait, elle poussait un soupir à chaque effort.
-- C'est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, ma tante, dit la Sarriette.
Madame Lecoeur s'arrêta, ramena son bonnet sur ses cheveux, de ses doigts pleins de beurre, sans paraître avoir peur des taches.
-- J'ai fini; qu'elle attende un instant, répondit-elle.
-- Elle a quelque chose de très-intéressant à vous dire.
-- Rien qu'une minute, ma petite.
Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu'aux coudes. Amolli préalablement dans l'eau tiède, il huilait sa chair de parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes qui lui couturaient la peau, pareilles à des chapelets de varices éclatées. La Sarriette était toute dégoûtée par ces vilains bras, s'acharnant au milieu de cette masse fondante. Mais elle se rappelait le métier; autrefois, elle mettait, elle aussi, ses petites mains adorables dans le beurre, pendant des après-midi entières; même c'était là sa pâte d'amande, un onguent qui lui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont ses doigts déliés semblaient avoir garder la souplesse. Aussi, au bout d'un silence, reprit-elle:
-- Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante... Vous avez là des beurres trop forts.
-- Je le sais bien, dit madame Lecoeur entre deux gémissements, mais que veux-tu? il faut tout faire passer... Il y a des gens qui veulent payer bon marché; on leur fait du bon marché... Va, c'est toujours trop bon pour les clients.
La Sarriette pensait qu'elle n'en mangerait pas volontiers, du beurre travaillé par les bras de sa tante. Elle regarda dans un petit pot plein d'une sorte de teinture rouge.
-- Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.
Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune. Les marchandes croient garder religieusement le secret de cette teinture, qui provient simplement de la graine du rocouyer; il est vrai qu'elles en fabriquent avec des carottes et des fleurs de soucis.
-- A la fin, venez-vous! dit la jeune femme qui s'impatientait et qui n'était plus habituée à l'odeur infecte de la cave. Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie... Elle doit savoir des choses très-graves sur mon oncle Gavard.
Madame Lecoeur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotte et le raucourt. Elle ne s'essuya pas même les bras. D'une légère tape, elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons de sa nièce, remontant l'escalier, en répétant avec inquiétude:
-- Tu crois qu'elle ne nous aura pas attendues?
Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, au milieu des fromages. Elle n'avait eu garde de s'en aller. Les trois femmes s'assirent au fond de l'étroite boutique. Elles y étaient les unes sur les autres, se parlant le nez dans la face. Mademoiselle Saget garda le silence pendant deux bonnes minutes; puis, quand elle vit les deux antres toutes brûlantes de curiosité, d'une voix pointue:
-- Vous savez, ce Florent?... Eh bien, je peux vous dire d'où il vient, maintenant.
Et elle les laissa un instant encore suspendues à ses lèvres.
-- Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix.
Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés; d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne. Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournay rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres. Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côte des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer tètes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très-secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des port-salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre; les troyes, très-épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide; les camembert, d'un fumet de gibier trop faisandé; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; les livarot, teintes de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.
Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se recula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.
-- Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne... Hein! ils n'ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle!
Mais madame Lecoeur et la Sarriette poussaient des exclamations d'étonnement. Ce n'était pas possible. Qu'avait-il donc commis pour aller au bagne? aurait-on jamais soupçonné cette madame Quenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir un amant au bagne?
-- Eh! non, vous n'y êtes pas, s'écria la vieille impatientée. Écoutez-moi donc... Je savais bien que j'avais déjà vu ce grand escogriffe quelque part.
Elle leur conta l'histoire de Florent. Maintenant, elle se souvenait d'un bruit vague qui avait couru dans le temps, d'un neveu du vieux Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué six gendarmes sur une barricade; elle l'avait même aperçu une fois, rue Pirouette. C'était bien lui, c'était le faux cousin. Et elle se lamentait, en ajoutant qu'elle perdait la mémoire, qu'elle était finie, que bientôt elle ne saurait plus rien. Elle pleurait cette mort de sa mémoire, comme un érudit qui verrait s'envoler au vent les notes amassées par le travail de toute une existence.
-- Six gendarmes! murmura la Sarriette avec admiration; il doit avoir une poigne solide, cet homme-là.
-- Et il eu a bien fait d'autres, ajouta mademoiselle Saget. Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit.
-- Quel gredin! balbutia madame Lecoeur, tout à fait épouvantée.
Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaient plus fort. À ce moment, c'était surtout le marolles qui dominait; il jetait des bouffées puissantes, une senteur de vieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis, le veut parut tourner; brusquement, des râles de limbourg arrivèrent entre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par des gorges de mourants.
-- Mais, reprit madame Lecoeur, il est le beau-frère de la grosse Lisa, alors... Il n'a pas couché avec...
Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas de Florent. Cela les ennuyait de lâcher leur première version. La vieille demoiselle hasarda, en haussant les épaules:
-- Ça n'empêcherait pas... quoique, à vrai dire, ça me paraîtrait vraiment raide... Enfin, je n'en mettrais pas ma main au feu.
-- D'ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien, il n'y coucherait toujours plus, puisque vous l'avez vu avec les deux Méhudin.
-- Certainement, comme je vous vois, ma belle, s'écria mademoiselle Saget, piquée, croyant qu'on doutait. Il y est tous les soirs, dans les jupes des Méhudin... Puis, ça nous est égal. Qu'il ait couché avec qui il voudra, n'est-ce pas? Nous sommes d'honnêtes femmes, nous... C'est un fier coquin!
-- Bien sûr, conclurent les deux autres. C'est un scélérat fini.
En somme, l'histoire tournait au tragique; elles se consolaient d'épargner la belle Lisa, en comptant sur quelque épouvantable catastrophe amenée par Florent. Évidemment, il avait de mauvais desseins; ces gens-là ne s'échappent que pour mettre le feu partout; puis, un homme pareil ne pouvait être entré aux Halles sans « manigancer quelque coup. » Alors, ce furent des suppositions prodigieuses. Les deux marchandes déclarèrent qu'elles allaient ajouter un cadenas à leur resserre; même la Sarriette se rappela que, l'autre semaine, on lui avait volé un panier de pêches. Mais mademoiselle Saget les terrifia, en leur apprenant que les « rouges » ne procédaient pas comme cela; ils se moquaient bien d'un panier de pêches; ils se mettaient à deux ou trois cents pour tuer tout le monde, piller à leur aise. Ça, c'était de la politique, disait-elle avec la supériorité d'une personne instruite. Madame Lecoeur en fut malade; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florent et ses complices se seraient cachés au fond des caves, pour s'élancer de là sur Paris.
-- Eh! j'y songe, dit tout à coup la vieille, il y a l'héritage du vieux Gradelle... Tiens! tiens! ce sont les Quenu qui ne doivent pas rire.
Elle était toute réjouie. Les commérages tournèrent. On tomba sur les Quenu, quand elle eut raconté l'histoire du trésor dans le saloir, qu'elle savait jusqu'aux plus minces détails. Elle disait même le chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa ni son mari se rappelassent l'avoir confié à âme qui vive. N'importe, les Quenu n'avaient pas donné sa part « au grand maigre. » Il était trop mal habillé pour ça. Peut-être qu'il ne connaissait seulement pas l'histoire du saloir. Tous voleurs, ces gens-là. Puis, elles rapprochèrent leur tête, baissant la voix, décidant qu'il serait peut-être dangereux de s'attaquer à la belle Lisa, mais qu'il fallait « faire son affaire au rouge, » pour qu'il ne mangeât plus l'argent de ce pauvre monsieur Gavard.
Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regardèrent toutes trois, d'un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu'elles sentirent surtout. Le camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes du marolles et du limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte champêtre; tandis que les brie y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffoquante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d'orgue.
-- J'ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup d'oeil significatif.
Alors, les deux autres furent très-attentives. Madame Léonce était la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait là une vieille maison, un peu en retrait, occupée au rez-de-chaussée par un entrepositaire de citrons et d'oranges, qui avait fait badigeonner la façade en bleu, jusqu'au deuxième étage. Madame Léonce faisait son ménage, gardait les clés des armoires, lui montait de la tisane lorsqu'il était enrhumé. C'était une femme sévère, de cinquante et quelques années, parlant lentement, d'une façon interminable; elle s'était fâchée un jour, parce que Gavard lui avait pincé la taille; ce qui ne l'empêcha pas de lui poser des sangsues, à un endroit délicat, à la suite d'une chute qu'il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous les mercredis soirs, allait prendre le café dans sa loge, lia avec elle une amitié encore plus étroite, quand le marchand de volailles vint habiter la maison. Elles causaient ensemble du digne homme pendant des heures entières; elles l'aimaient beaucoup; elles voulaient son bonheur.
-- Oui, j'ai vu madame Léonce, répéta la vieille; nous avons pris le café, hier... Je l'ai trouvée très-peinée. Il paraît que monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, elle lui a monté du bouillon, parce qu'elle lui avait vu le visage tout à l'envers.
-- Elle sait bien ce qu'elle fait, allez, dit madame Lecoeur, que ces soins de la concierge inquiétaient.
Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie.
-- Pas du tout, vous vous trompez... Madame Léonce est au-dessus de sa position. C'est une femme très comme il faut... Ah bien! si elle voulait s'emplir les mains, chez monsieur Gavard, il y a longtemps qu'elle n'aurait eu qu'à se baisser. Il paraît qu'il laisse tout traîner... C'est justement à propos de cela que je veux vous parler. Mais, silence, n'est-ce pas? Je vous dis ça sous le sceau du secret.
Elles jurèrent leurs grands dieux qu'elles seraient muettes. Elles avançaient le cou. Alors l'autre, solennellement:
-- Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chose depuis quelque temps... Il a acheté des armes, un grand pistolet qui tourne, vous savez. Madame Léonce dit que c'est une horreur, que ce pistolet est toujours sur la cheminée ou sur la table, et qu'elle n'ose plus essuyer... Et ce n'est rien encore. Son argent...
-- Son argent, répéta madame Lecoeur, dont les joues brûlaient.
-- Eh bien, il n'a plus d'actions, il a tout vendu, il a maintenant dans une armoire un tas d'or...
-- Un tas d'or, dit la Sarriette ravie.
-- Oui, un gros tas d'or. Il y en a plein sur une planche. Ça éblouit. Madame Léonce m'a raconté qu'il avait ouvert l'armoire un matin devant elle, et que ça lui a fait mal aux yeux, tant ça brillait.
Il y eut un nouveau silence. Les paupières des trois femmes battaient, comme si elles avaient vu le tas d'or. La Sarriette se mit à rire la première, en murmurant:
-- Moi, si mon oncle me donnait ça, je m'amuserais joliment avec Jules... Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter de bonnes choses du restaurant.
Madame Lecoeur restait comme écrasée sous cette révélation, sous cet or qu'elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L'envie l'étreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, ses mains sèches, dont les ongles débordaient de beurre figé; et elle ne put que balbutier, d'un ton plein d'angoisse:
-- Il n'y faut pas penser, ça fait trop de mal.
-- Eh! ce serait votre bien, si un accident arrivait, dit mademoiselle Saget. Moi, à votre place, je veillerais à mes intérêts... Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. Monsieur Gavard est mal conseillé. Tout ça finira mal.
Elles en revinrent à Florent. Elles le déchirèrent avec plus de fureur encore. Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaises histoires pouvaient les mener, lui et Gavard. Très-loin, à coup sûr, si l'on avait la langue trop longue. Alors, elles jurèrent, quant à elles, de ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaille de Florent méritât le moindre ménagement, mais parce qu'il fallait éviter à tout prix que le digne monsieur Gavard fût compromis. Elles s'étaient levées, et comme mademoiselle Saget s'en allait:
-- Pourtant, dans le cas d'un accident, demanda la marchande de beurre, croyez-vous qu'on pourrait se fier à madame Léonce?... C'est elle peut-être qui a la clef de l'armoire?
-- Vous m'en demandez trop long, répondit la vieille. Je la crois très-honnête femme; mais, après tout, je ne sais pas; il y a des circonstances... Enfin, je vous ai prévenues toutes les deux; c'est votre affaire.
Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C'était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres, s'épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l'évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s'épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu de nausée et d'une force terrible d'asphyxie. Cependant, il semblait que c'étaient les paroles mauvaises de madame Lecoeur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort.
-- Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. Allez! si je suis jamais riche, je vous récompenserai.
Mais la vieille ne s'en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demanda combien ça coûtait.
-- Pour moi? ajouta-t-elle avec un sourire.
-- Pour vous, rien, répondit madame Lecoeur. Je vous le donne.
Et elle répéta:
-- Ah! si j'étais riche!
Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. Le bondon avait déjà disparu dans le cabas. La marchande de beurre redescendit à la cave, tandis que la vieille demoiselle reconduisait la Sarriette jusqu'à sa boutique. Là, elles causèrent un instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d'elles, avaient leur odeur fraîche de printemps.
-- Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. J'en avais mal au coeur, tout à l'heure. Comment fait-elle pour vivre là dedans?... Au moins, ici, c'est doux, c'est bon. Cela vous rend toute rose, ma belle.
La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Puis, elle vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant que c'était un sucre.
-- J'en achèterais bien, des mirabelles, murmura mademoiselle Saget, quand la dame fut partie; seulement il m'en faut si peu... Une femme seule, vous comprenez...?
-- Prenez-en donc une poignée, s'écria la jolie brune. Ce n'est pas ça qui me ruinera... Envoyez-moi Jules, n'est-ce pas? si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, en sortant de la grande rue, à droite.
Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre la poignée de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit de vouloir sortir de Halles; mais elle fit un détour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un bonbon composaient un dîner pas trop maigre. D'ordinaire, après sa tournée de l'après-midi, lorsqu'elle n'avait pas réussi à faire emplir son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et d'histoires, elle en était réduite aux rogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Là, du coté de la rue Berger, derrière les bureaux des facteurs aux huîtres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc et garnies de soupiraux, s'arrêtent aux portes des grandes cuisines, rapportent pêle-mêle la desserte des restaurants, des ambassades, des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, les assiettes s'étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, tètes ou queues de poissons, légumes, charcuterie, jusqu'à du dessert, des gâteaux à peine entamés et des bonbons presque entiers. Les, meurt-de-faim, les petits employés, les femmes grelottant la fièvre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolation pour la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'était d'ailleurs pour se ménager l'entrée des magasins du quartier, où elle rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactique était de se fâcher avec les fournisseurs, dès qu'elle savait leur histoire; elle allait chez d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles; de façon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques. On aurait cru à des provisions formidables, lorsqu'en réalité elle vivait de cadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir de cause.
Ce soir-là, il n'y avait qu'un grand vieillard devant la boutique. Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés. Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide. C'était à trois sous. Elle marchanda, l'obtint à deux sous. La friture froide s'engouffra dans le cabas. Mais d'autres acheteurs arrivaient, les nez s'approchaient des assiettes, d'un mouvement uniforme. L'odeur de l'étalage était nauséabonde, une odeur de vaisselle grasse et d'évier mal lavé.
-- Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. Je vous mettrai de côté quelque chose de bon... Il y a un grand dîner aux Tuileries, ce soir.
Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en se retournant, elle aperçut Gavard qui avait entendu et qui la la regardait. Elle devint très-rouge, serra ses épaules maigres, s'en alla sans paraître le reconnaître, Mais il la suivit un instant, haussant les épaules, marmottant que la méchanceté de cette pie-grièche ne l'étonnait plus, « du moment qu'elle s'empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait roté aux Tuileries. »
Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecoeur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulièrement habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de répandre l'histoire de Florent. Ce fut d'abord un récit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se fondirent, les épisodes s'allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. Il avait tué dix gendarmes, à la barricade de la rue Grenéta; il était revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivée, on le voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait être le chef. Là, l'imagination des marchandes se lançait librement, rêvait les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l'héritage. Cet héritage passionna. L'opinion générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor. Seulement, comme il était peu explicable que le partage ne fût pas encore fait, on inventa qu'il attendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. On racontait que déjà, chaque soir, il y avait des querelles épouvantables entre les deux frères et la belle Lisa.
Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les épaules en riant.
-- Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas... Il est doux comme un mouton, le cher homme.
Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C'était Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait toujours chargée d'un compliment pour la Normande, d'une phrase aimable qu'elle répétait fidèlement, sans paraître le moins du monde ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit congédié, pour montrer qu'il n'était pas fâché, et qu'il gardait de l'espoir, il enroba Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de Champagne et un gros bouquet. Ce fut justement à la belle poissonnière qu'elle remit le tout, en récitant d'une haleine ce madrigal de marchand de vin:
-Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui a été beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vous voudrez bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle et aussi bonne que ces fleurs.
La Normande s'amusa de la mine ravie de la servante. Elle l'embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très exigeant, disait-on. Elle lui demanda si elle l'aimait beaucoup, s'il portait des bretelles, s'il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le Champagne et le bouquet.
-Dites à monsieur Lebigre qu'il ne vous renvoie plus... Vous êtes trop bonne, ma petite. Ça m'irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur?
-- Dame! il veut que je vienne, répondit Rose en s'en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous... Il est bien bel homme.
La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. Elle continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous la lampe, rêvant qu'elle épousait ce garçon si bon pour les enfants; elle gardait son banc de poissonnière, il arrivait à un poste élevé dans l'administration des Halles. Mais ce rêve se heurtait au respect que le professeur lui témoignait; il la saluait, se tenait à distance, lorsqu'elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer. Cette résistance sourde fut justement ce qui lui fit caresser l'idée de mariage, à toute heure. Elle s'imaginait de grandes jouissances d'amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-être cédé, s'il ne s'était pas attaché au petit Muche; puis, cette pensée d'avoir une maîtresse, dans cette maison, à côté de la mère et de la soeur, le répugnait.
La Normande apprit l'histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n'avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallut qu'il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que la police ne finît par le découvrir; mais lui, la rassurait, disait que c'était trop vieux, que la police, maintenant, ne se dérangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouée avait saigné sur ses mains. Il pensait à elle souvent encore; il avait promené son souvenir navré dans les nuits claires de la Guyane; il était rentré en France, avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu'il sentît toujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-être qu'elle s'était relevée, pourtant. Parfois dans les rues, il avait reçu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaître. Il suivait les capotes roses, les châles tombant sur les épaules, avec des frissons au coeur. Quand il fermait les yeux, il la voyait marcher, venir à lui; mais elle laissait glisser son châle, elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui apparaissait d'une blancheur de cire, avec des yeux vides, des lèvres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n'avoir d'elle qu'une ombre, qu'il nommait d'un regret. Lorsque l'idée de femme se levait en lui, c'était elle qui se dressait, qui s'offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois à rêver qu'elle le cherchait sur ce boulevard où elle était restée, qu'elle lui aurait donné toute une vie de joie, si elle l'avait rencontré quelques secondes plus tôt. Et il ne voulait plus d'autre femme, il n'en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d'elle, que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu'elle fut jalouse.
-- Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.
Florent resta tout pâle, avec l'horreur de l'image évoquée par la poissonnière. Son souvenir d'amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dans l'adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béants d'un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame « qui avait couché avec lui, au coin de la rue Vivienne, » il devenait brutal, il la faisait taire d'un mot presque grossier.
Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces révélations, ce fut qu'elle s'était trompée en croyant enlever un amoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu'elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l'histoire de l'héritage. La belle Lisa ne fut plus une bégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d'écriture, la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.
-- A-t-on jamais vu l'idée du vieux! disait la poissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu'il l'avait mis dans un saloir!... Quatre-vingt-cinq mille francs, c'est une jolie somme, d'autant plus que les Quenu ont sans doute menti; il y avait peut-être le double, le triple... Ah bien, c'est moi qui exigerais ma part, et vite!
-- Je n'ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je le saurais seulement pas où le mettre, cet argent.
Alors elle s'emportait:
-- Tenez, vous n'êtes pas un homme. Ça fait pitié... Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s'en aperçoit... Vous avez là un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derrière de votre frère pendant trois ans... Moi, à votre place, je leur jetterais leurs guenilles à la figure, et je ferais mon compte. C'est quarante-deux mille cinq cents francs, n'est-ce pas? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.
Florent avait beau lui expliquer que sa belle-soeur lui offrait sa part, qu'elle la tenait à sa disposition, que c'était lui qui n'en voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchait de la convaincre de l'honnêteté des Quenu.
-- Va-t-en voir s'ils viennent, Jean! chantait-elle d'une voix ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse la plie tous les matins dans son armoire à glace, pour ne pas la salir.... Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C'est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n'y voyez pas plus clair qu'un enfant de cinq ans... Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n'est pas plus malin à jouer. Voulez-vous que j'aille réclamer votre dû, pour voir? Ça serait drôle, je vous en réponds. J'aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d'honneur.
-- Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait de dire Florent effrayé. Je verrai, j'aurai peut-être besoin d'argent bientôt.
Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu'il était bien trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de le jeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colère, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait épousé Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l'héritage. Le soir, dans son lit, elle en rêvait tout éveillée: elle entrait chez la charcutière, s'asseyait au beau milieu de la boutique, à l'heure de la vente, faisait une scène épouvantable. Elle caressa tellement ce projet, il finit par la séduire à un tel point, qu'elle se serait mariée uniquement pour aller réclamer les quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.
La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieur Lebigre, criait partout que sa fille était folle, que « le grand maigre » avait dû lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l'histoire de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galérien, d'assassin, dit que ce n'était pas étonnant, s'il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c'était elle qui racontait les versions les plus atroces de l'histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroir à l'argenterie, dès que Florent arrivait. Un jour, à la suite d'une querelle avec sa fille aînée, elle s'écria:
-- Ça ne peut pas durer, c'est cette canaille d'homme, n'est-ce pas, qui te détourne de moi? Ne me pousse pas à bout, car j'irais le dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu'il fait jour!
-- Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur... Ah! si vous n'étiez pas ma mère...
Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d'un, rire nerveux qui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche,
-- Eh bien, quoi? demanda-t-elle, tu la battrais ... Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta soeur? Tu sais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j'irai à la préfecture pour éviter la course à maman.
Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta:
-- Tu n'auras pas la peine de me battre, moi... Je me jetterai à l'eau, en repassant sur le pont.
De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s'enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à sa mère qu'il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.
La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractère plus muet et plus inquiétant. L'après-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvait baissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu'elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l'exaspérait, lorsqu'il était tiré; il représentait, au milieu d'une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l'herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu'eux. Certes, la belle Lisa n'avait pas peur. Dès que le soleil s'en allait, elle remontait le store; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d'affichage étaient comme vêtues d'un habit d'arlequin par les carrés verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillait parfaitement la belle Normande, tout en ayant l'air de s'intéresser aux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre, jusqu'à la station de la pointe Sainte-Eustache, l'omnibus allant de la Bastille à la place Wagram; c'était pour mieux voir la poissonnière, qui se vengeait du store en mettant à son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tête et sur sa marchandise, sous le prétexte de se protéger contre le soleil couchant. Mais l'avantage restait maintenant à la belle Lisa. Elle se montrait très-calme à l'approche du coup décisif, tandis que l'autre, malgré ses efforts pour avoir ce grand air distingué, se laissait toujours aller à quelque insolence trop grosse qu'elle regrettait ensuite. L'ambition de la Normande était de paraître « comme il faut. » Rien ne la touchait davantage que d'entendre vanter les bonnes manières de sa rivale. La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussi n'attaquait-elle plus sa fille que par là.
-- J'ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. C'est étonnant comme cette femme-là se conserve. Et propre avec ça, et l'air d'une vraie dame!... C'est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça la rend distinguée.
Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait un instant soucieuse. Elle se voyait à l'autre coin de la rue Pirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant à la belle Lisa. Ce fut un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent.
Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile à défendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu'il s'était vendu à la police; les autres affirmaient qu'on l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammées. C'était un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la source avait grandi, sans qu'on sût au juste d'où elle sortait. Le pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. Elles le défendirent quelque temps; puis, travaillées par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de ses épaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe.
Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement. Sa petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré une rancune terrible à la société qui se réunissait dans le cabinet vitré de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d'avoir répandu l'histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, un soir, raconta que « cette vieille bique, » qui venait les espionner, se nourrissait des saletés dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clémence eut une nausée. Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver le gosier. Cependant le marchand de volailles répétait son mot:
-- Les Tuileries ont roté dessus.
Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande ramassées sur l'assiette de l'empereur, étaient pour lui des ordures sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutes les cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus mademoiselle Saget qu'avec des pincettes; elle devint un fumier vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont les chiens eux-mêmes n'auraient pas voulu. Clémence et Gavard colportèrent l'histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours, elle ne savait même pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. Ce fut à cette occasion qu'elle dit crûment à la Sarriette et à madame Lecoeur:
-- Vous n'avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites... Je lui ferai son affaire, à votre Gavard.
Les deux autres restèrent un peu interdites; mais elles ne protestèrent pas. Le lendemain, d'ailleurs, mademoiselle Saget, plus calme, s'attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui était si mal conseillé, et qui décidément courait à sa perte.
Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la conspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche le revolver qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C'était un grand diable de revolver, qu'il avait acheté chez le meilleur armurier de Paris, avec des allures très-mystérieuses. Le lendemain, il le montrait à toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un collégien qui cache un roman défendu dans son pupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche; il le faisait voir, d'un clignement d'yeux; puis, il avait des réticences, des demi-aveux, toute la comédie d'un homme qui feint délicieusement d'avoir peur. Ce pistolet lui donnait une importance énorme; il le rangeait définitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait à le sortir tout à fait de sa poche, pour le montrer à deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l'armait, le manoeuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à l'étalage. L'effroi des femmes le ravissait; il finissait par les rassurer, en leur disant qu'il n'était pas chargé. Mais il avait aussi des cartouches sur lui, dans une boîte qu'il ouvrait avec des précautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il se décidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés, jubilant, pérorant pendant des heures:
-- Un homme est un homme avec ça, disait-il d'un air de vantardise. Maintenant, je me moque des argousins... Dimanche, je suis allé l'essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous comprenez, on ne dit pas à tout le monde qu'on a de ces joujoux-là... Ah! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et, chaque fois, paf! l'arbre était touché... Vous verrez, vous verrez; dans quelque temps, vous entendrez parler d'Anatole.
C'était son revolver qu'il avait appelé Anatole. Il fit si bien que le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et les cartouches. Sa camaraderie avec Florent, d'ailleurs, paraissait louche. Il était trop riche, trop gras, pour qu'on le confondît dans la même haine. Mais il perdit l'estime des gens habiles, il réussit même à effrayer les peureux. Dès lors, il fut enchanté.
-- C'est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.
Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu'il ne mangeait plus chez les Quenu, Florent vivait-là, dans le cabinet vitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s'y enfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau où il laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession; il avait même enlevé l'une des deux tables, pour meubler l'étroite pièce d'une banquette rembourrée, sur laquelle, à l'occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait la maison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait une grande amitié. Il s'était fait son lieutenant. À toute heure, il l'entretenait de « l'affaire, » pour lui rendre compte de ses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans la besogne, il avait pris le rôle d'organisateur; c'était lui qui devait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaque maille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florent restait le chef, l'âme du complot. D'ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables; bien qu'il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou trois groupes d'hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chez monsieur Lebigre, il n'avait jusque-là fourni aucuns renseignements précis, jetant des noms en l'air, racontant des courses sans fin, au milieu de l'enthousiasme du peuple. Ce qu'il rapportait de plus clair, c'était des poignées de main; un tel, qu'il tutoyait, lui avait serré la main en lui disant « qu'il en serait; » au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un chef de section superbe, lui avait démanché le bras; rue Popincourt, tout un groupe d'ouvriers l'avait embrassé. À l'entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l'air exténué, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait des notes, s'en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses. Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut; les notes devinrent des réalités, des données indiscutables, sur lesquelles le plan s'échafauda tout entier; il n'y avait plus qu'une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes.
À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchait plus à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire le justicier des maux qu'il avait vu souffrir. Il était d'une crédulité d'enfant et d'une confiance de héros. Logre lui aurait conté que le génie de la colonne de Juillet allait descendre pour se mettre à leur tête, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre, le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochaine bataille comme d'une fête à laquelle tous les braves gens seraient conviés. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver, Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les épaules. L'attitude de chef de complot prise par son rival, le mettait hors de lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu de bonne heure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il se soulagea.
-- Un garçon, dit-il, qui n'a pas deux idées en politique, qui aurait mieux fait d'entrer comme professeur d'écriture dans un pensionnat de demoiselles... Ce serait un malheur, s'il réussissait, car il nous mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec ses rêvasseries sociales. Voyez-vous, c'est ça qui perd le parti. Il n'en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, des gens qui s'embrassent à la moindre égratignure... Mais il ne réussira pas. Il se fera coffrer, voilà tout.
Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaient aller Charvet.
-- Et il y a longtemps, continua-t-il, qu'il le serait, coffré, s'il était aussi dangereux qu'il veut le faire croire. Vous savez, avec ses airs retour de Cayenne... Ça fait pitié. Je vous dis que la police, dès le premier jour, a su qu'il était à Paris. Si elle l'a laissé tranquille, c'est qu'elle se moque de lui.
Logre eut un léger tressaillement.
-- Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l'hébertiste avec une pointe d'orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits... Seulement, je n'en serai pas de sa bagarre. Je ne veux point me laisser pincer comme un imbécile... Peut-être a-t-il une demi-douzaine de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront au collet, le jour où la préfecture aura besoin de lui...
-- Oh! non, quelle idée! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais.
Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulait doucement contre la cloison vitrée.
-- Ce sont des suppositions, murmura le bossu.
-- Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. Je sais comment ça se pratique... En tous cas, ce n'est pas encore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce que vous voudrez, vous autres; mais si vous m'écoutiez, vous surtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votre établissement, qu'on vous fera fermer.
Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieurs fois dans ce sens; il devait nourrir le projet de détacher les deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujours d'un calme et d'une confiance qui le surprirent fort. Cependant, il venait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grande brune n'était plus tablettière à la poissonnerie. Monsieur Manoury l'avait congédiée.
-- Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.
Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigarette entre ses longs doigts minces, répondait de sa voix nette:
-- Eh! c'est de bonne guerre... Nous n'avions point les mêmes opinions politiques, n'est-ce pas? Ce Manoury, qui gagne de l'argent gros comme lui, lécherait les bottes de l'empereur. Moi, si j'avais un bureau, je ne le garderais pas vingt-quatre heures pour employé.
La vérité était qu'elle avait la plaisanterie très-lourde, et qu'elle s'était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes de vente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, les noms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Ces surnoms de poissons donnés à de hauts dignitaires, ces adjudications de comtesses et de baronnes, vendues à trente sous pièce, avaient profondément effrayé monsieur Manoury. Gavard en riait encore.
-- N'importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence, vous êtes un homme, vous!
Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elle emplissait d'abord le verre d'eau chaude; puis, après avoir sucré, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhum goutte à goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l'eau; et elle l'allumait, le regardait brûler, très-sérieuse, fumant lentement, le visage verdi par la haute flamme de l'alcool. Mais c'était là une consommation chère qu'elle ne put continuer à prendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisait remarquer avec un rire pincé qu'elle n'était plus riche, maintenant. Elle vivait d'une leçon de français qu'elle donnait, en haut de la rue Miromesnil, de très-bonne heure, à une jeune personne qui perfectionnait son instruction, en cachette même de sa femme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu'une chope, le soir. Elle la buvait, d'ailleurs, en toute philosophie.
Les soirées du cabinet vitré n'étaient plus si bruyantes. Charvet se taisait brusquement, blême d'une rage froide, lorsqu'on le délaissait pour écouter son rival. La pensée qu'il avait régné là, qu'avant l'arrivée de l'autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait au coeur le cancer d'un roi dépossédé. S'il venait encore, c'était qu'il avait la nostalgie de ce coin étroit, où il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine; la bosse de Logre lui-même, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d'Alexandre et la figure sombre de Lacaille; d'un mot, il les pliait, leur entrait son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules. Mais, aujourd'hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler, gonflant le dos, sifflant d'un air de dédain, ne daignant pas combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui le désespérait surtout, c'était d'avoir été évincé peu à peu, sans qu'il s'en aperçût. Il ne s'expliquait pas la supériorité de Florent. Il disait souvent, après l'avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste, pendant des heures:
-- Mais c'est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu'une calotte.
Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet qui rencontrait des vêtements de Florent à toutes les patères, feignait de ne plus savoir où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les papiers qui traînaient, disait qu'on n'était plus chez soi, depuis que "ce monsieur" faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit même au marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait à un seul consommateur ou à la société. Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. Les hommes étaient des brutes. Il prenait l'humanité en grand mépris, lorsqu'il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux. Gavard l'exaspérait avec son revolver. Robine, qui restait silencieux derrière sa chope, lui parut décidément l'homme le plus fort de la bande; celui-là devait juger les gens à leur valeur, il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et à Alexandre, ils le confirmaient dans son idée que le peuple est trop bête, qu'il a besoin d'une dictature révolutionnaire de dix ans pour apprendre à se conduire.
Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt complètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles. Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous, Charvet se leva, prit son chapeau, en disant:
-- Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si cela vous amuse... Moi, je n'en suis pas, vous entendez. Je n'ai jamais travaillé pour l'ambition de personne.
Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement:
-- Le plan est inepte.
Et comme Robine les regardait sortir d'un oeil très-doux, Charvet lui demanda s'il ne s'en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois doigts de bière dans sa chope, se contenta d'allonger une poignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour à la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d'un groupe attentif de très-jeunes gens.
Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant de lui donner ses idées en politique, d'en faire un disciple qui l'eût aidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l'initier, il l'amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent:
-- Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m'intéresse pas, tout ce que vous racontez là-dedans. Ça peut être très-fort, mais ça m'échappe... Ah! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme... J'y retournerai, seulement pas pour la politique. J'irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question... comment dites vous ça? la question des deux Chambres, n'est-ce pas?... Hein! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes? Ce serait le succès du Salon, mon cher, un succès à tout casser, un vrai tableau moderne celui-là.
Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu'à deux heures du matin sur l'étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catéchisait, lui disait qu'il n'était pas un homme, s'il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tête, en répondant:
-- Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel. C'est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins: ça me fait rire par tout le corps... Que voulez-vous, on est bâti de cette façon, on ne peut pourtant pas aller se jeter à l'eau... Puis, la France n'a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa... Et me permettez-vous d'être franc? Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, mon cher.
Et comme l'autre protestait:
-- Laissez donc! vous êtes un artiste dans votre genre, vous rêvez politique; je parie que vous passez des soirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l'infini... Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois... Puis là, entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais à être votre ami... Ah! grand poëte que vous êtes!
Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas, qu'il avait fini par s'y accoutumer, dans les brasseries et dans les ateliers. À ce propos, il parla d'un café de la rue Vauvilliers, le café qui se trouvait au rez-de-chaussée de la maison habitée par la Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours éraillé, aux tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, était le lieu de réunion habituel de la belle jeunesse des Halles. Là, monsieur Jules régnait sur une bande de porteurs, de garçons de boutique, de messieurs à blouses blanches, à casquettes de velours. Lui, portait, à la naissance des favoris, deux mèches de poils collées contre les joues en accroche-coeur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Écus, où il était abonné au mois. Aussi, donnait-il le ton à ces messieurs, lorsqu'il jouait au billard, avec des grâces étudiées, développant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant à demi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était très-réactionnaire, très-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyait les célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la pièce jouée la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son idéal était Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait les séances du Corps législatif, en riant d'aise aux moindres mots de Morny. C'était Morny qui se moquait de ces gueux de républicains! Et il partait de là pour dire que la crapule seule détestait l'empereur, parce que l'empereur voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.
-- Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. Ils sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes, lorsqu'ils parlent des bals de la cour, comme s'ils y étaient invités... Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s'est joliment moqué de Gavard, l'autre soir. Il l'appelle mon oncle... Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a fallu qu'elle payât; et elle en a eu pour six francs, parce qu'il avait perdu les consommations au billard... Une jolie fille, hein! cette Sarriette,
-- Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la Sarriette, et les autres, n'est-ce pas?
Le peintre haussa les épaules.
-- Ah bien! vous vous trompez, répondit-il. Il ne me faut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne sais seulement pas à quoi ça sert, une femme; j'ai toujours eu peur d'essayer.. Bonsoir, dormez bien. Si vous êtes ministre, un jour, je vous donnerai des idées pour les embellissements de Paris.
Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela le chagrina; car, malgré son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir autour de lui l'hostilité qui grandissait à chaque heure. Même chez les Méhudin, il trouvait un accueil plus froid; la vieille avait des rires en dessous, Muche n'obéissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa chaise près de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu'il avait l'air d'être dégoûté d'elle, et il ne trouva qu'un sourire embarrassé, tandis qu'elle allait s'asseoir rudement, de l'autre côté de la table. Il avait également perdu l'amitié d'Auguste. Le garçon charcutier n'entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Il était très-effrayé par les bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant s'enfermer jusqu'à minuit. Augustine lui disait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n'aurait pas rendu la chambre du haut; elle ne voulait pas donner à sa nouvelle fille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Auguste souhaita qu'on « emballât le galérien. » Il avait trouvé la charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, à Montrouge; les lards devenaient avantageux, Augustine disait qu'elle était prête, en riant de son rire de grosse fille puérile. Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-il une fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.
Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Une entente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silence autour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de son frère et de sa femme, se consolait eu ficelant ses saucissons et en salant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de la boutique étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement de commérages que son apparition faisait naître au fond des Halles. On le plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu'il fût énorme; d'autres, au contraire, l'accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d'avoir un frère comme le sien. Lui, pareil aux maris trompés, qui sont les derniers à connaître leur accident, avait une belle ignorance, une gaieté attendrie, quand il arrêtait quelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles de son fromage d'Italie ou de sa tête de porc à la gelée. La voisine prenait une figure apitoyée, semblait lui présenter ses condoléances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse.
-- Qu'ont-elles donc toutes, à me regarder d'un air d'enterrement? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi?
Elle le rassura, lui dit qu'il était frais comme une rose; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre: les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l'air "tout embêté." C'était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés. D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d'un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l'étuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une façon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, à toutes les curieuses défilant du matin au soir, qu'ils subissaient un malheur immérité, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'étalage, languissamment.
La belle Lisa ne se permettait plus qu'un régal. Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. Il venait de sortir de l'hospice, le crâne raccommodé, aussi gras, aussi réjoui qu'auparavant, mais bête, plus bête encore, tout à fait idiot. La fente avait dû aller jusqu'à la cervelle. C'était une brute. Il avait une puérilité d'enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Il riait, zézayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obéissait avec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, étonnée d'abord, puis très-heureuse de cet animal superbe dont elle faisait ce qu'elle voulait; elle le couchait dans les paniers de plumes, l'emmenait galopiner, s'en servait à sa guise, le traitait en chien, en poupée, en amoureux. Il était à elle, comme une friandise, un coin engraissé des Halles, une chair blonde dont elle usait avec des raffinements de rouée. Mais, bien que la petite obtînt tout de lui et le traînât à ses talons en géant soumis, elle ne pouvait l'empêcher de retourner chez madame Quenu. Elle l'avait battu de ses poings nerveux, sans qu'il parût même le sentir. Dès qu'elle avait mis à son cou son éventaire, promenant ses violettes rue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait rôder devant la charcuterie.
-- Entre donc! lui criait Lisa.
Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les mangeait avec son rire d'innocent, devant le comptoir. La vue de la belle charcutière le ravissait, le faisait taper de joie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris, comme un gamin mis en face d'une bonne chose. Elle, les premiers jours, avait eu peur qu'il ne se souvînt.
-- Est-ce que la tête te fait toujours mal? lui demanda-t-elle.
Il répondit non, par un balancement de tout le corps, éclatant d'une gaieté plus vive. Elle reprit doucement:
-- Alors, tu étais tombé?
-- Oui, tombé, tombé, tombé, se mit-il à chanter sur un ton de satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur le crâne.
Puis, sérieusement, en extase, il répétait, en la regardant, les mots « belle, belle, belle, » sur un air plus ralenti. Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exigé de Gavard qu'il le gardât. C'était lorsqu'il lui avait chanté son air de tendresse humble, qu'elle le caressait sous le menton, en lui disant qu'il était un brave enfant. Sa main s'oubliait là, tiède d'une joie discrète; cette caresse était redevenue un plaisir permis, une marque d'amitié que le colosse recevait en tout enfantillage. Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, comme une bête que l'on flatte. La belle charcutière, pour s'excuser à ses propres yeux du plaisir honnête qu'elle prenait avec lui, se disait qu'elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l'avait assommé, dans la cave aux volailles.
Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s'y hasardait quelquefois encore, serrant la main de son frère, dans le silence glacial de Lisa. Il y venait même dîner de loin en loin, le dimanche. Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sans pouvoir échauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par se fâcher. Un soir, en sortant d'une de ces froides réunions de famille, il dit à sa femme, presque en pleurant:
-- Mais qu'est-ce que j'ai donc! Bien vrai, je ne suis pas malade, tu ne me trouves pas changé?... C'est comme si j'avais un poids quelque part. Et triste avec ça, sans savoir pourquoi, ma parole d'honneur... Tu ne sais pas, toi?
-- Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa.
-- Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m'étouffe... Pourtant, nos affaires ne vont pas mal, je n'ai pas de gros chagrin, je vais mon train-train habituel... Et toi aussi, ma bonne, tu n'es pas bien, tu sembles prise de tristesse... Si ça continue, je ferai venir le médecin.
La belle charcutière le regardait gravement.
-- Il n'y a pas besoin de médecin, dit-elle. Ça passera... Vois-tu, c'est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout le monde est malade dans le quartier...
Puis, comme cédant à une tendresse maternelle:
-- Ne t'inquiète pas, mon gros... Je ne veux pas que tu tombes malade. Ce serait le comble.
Elle le renvoyait d'ordinaire à la cuisine, sachant que le bruit des hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites, l'égayaient. D'ailleurs, elle évitait ainsi les indiscrétions de mademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinées entières à la charcuterie. La vieille avait pris à tâche d'épouvanter Lisa, de la pousser à quelque résolution extrême. D'abord, elle obtint ses confidences.
-- Ah! qu'il y a de méchantes gens! dit-elle, des gens qui feraient bien mieux de s'occuper de leurs propres affaires... Si vous saviez, ma chère madame Quenu... Non, jamais je n'oserai vous répéter cela.
Comme la charcutière lui affirmait que ça ne pouvait pas la toucher, qu'elle était au-dessus des mauvaises langues, elle lui murmura à l'oreille, par-dessus les viandes du comptoir:
-- Eh bien! on dit que monsieur Florent n'est pas votre cousin...
Et, petit à petit, elle montra qu'elle savait tout. Ce n'était qu'une façon de tenir Lisa à sa merci. Lorsque celle-ci confessa la vérité, par tactique également, pour avoir sous la main une personne qui la tînt au courant des bavardages du quartier, la vieille demoiselle jura qu'elle serait muette comme un poisson, qu'elle nierait la chose le cou sur le billot. Alors, elle jouit profondément de ce drame. Elle grossissait chaque jour les nouvelles inquiétantes.
-- Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle. J'ai encore entendu à la triperie deux femmes qui causaient de ce que vous savez. Je ne puis pas dire aux gens qu'ils en ont menti, vous comprenez. Je semblerais drôle... Ça court, ça court. On ne l'arrêtera plus. Il faudra que ça crève.
Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut. Elle arriva tout effarée, attendit avec des gestes d'impatience qu'il n'y eût personne dans la boutique, et la voix sifflante:
-- Vous savez ce qu'on raconte... Ces hommes qui se réunissent chez monsieur Lebigre, eh bien! ils ont tous des fusils, et ils attendent pour recommencer comme en 48. Si ce n'est pas malheureux de voir monsieur Gavard, un digne homme, celui-là, riche, bien posé, se mettre avec des gueux!... J'ai voulu vous avertir, à cause de votre beau-frère.
-- C'est des bêtises, ce n'est pas sérieux, dit, Lisa pour l'aiguillonner.
Pas sérieux, merci! Le soir, quand on passe rue Pirouette, on les
entend qui poussent des cris affreux. Ils ne se gênent pas, allez. Vous vous rappelez bien qu'ils ont essayé de débaucher votre mari... Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenêtre, est-ce des bêtises?... Après tout, je vous dis ça dans votre intérêt.
-- Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant de choses.
-- Ah! non, ce n'est pas inventé, malheureusement... Tout le quartier en parle, d'ailleurs. On dit que, si la police les découvre, il y aura beaucoup de personnes compromises. Ainsi, monsieur Gavard...
Mais la charcutière haussa les épaules, comme pour dire que monsieur Gavard était un vieux fou, et que ce serait bien fait.
-- Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais des autres, de votre beau-frère, par exemple, reprit sournoisement la vieille. Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu'il paraît... C'est très-fâcheux pour vous. Je vous plains beaucoup; car enfin, si la police descendait ici, elle pourrait très-bien prendre aussi monsieur Quenu. Deux frères, c'est comme les deux doigts de la main.
La belle Lisa se récria. Mais elle était toute blanche. Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes. À partir de ce jour, elle n'apporta plus que des histoires de gens innocents jetés en prison pour avoir hébergé des scélérats. Le soir, en allant prendre son cassis chez le marchand de vin, elle se composait un petit dossier pour le lendemain matin. Rose n'était pourtant guère bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et sur ses yeux. Elle avait parfaitement remarqué la tendresse de monsieur Lebigre pour Florent, son soin à le retenir chez lui, ses complaisances si peu payées par la dépense que ce garçon faisait dans la maison. Cela la surprenait d'autant plus, qu'elle n'ignorait pas la situation des deux hommes, en face de la belle Normande.
-- On dirait, pensait-elle, qu'il l'élève à la becquée... À qui peut-il vouloir le vendre?
Un soir, comme elle était dans la boutique, elle vit Logre se jeter sur la banquette du cabinet, on parlant de ses courses à travers les faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle lui regarda vivement les pieds. Les souliers de Logre n'avaient pas un grain de poussière. Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les lèvres pincées.
C'était ensuite à sa fenêtre qu'elle complétait son dossier Cette fenêtre, très-élevée, dominant les maisons voisines, lui procurait des jouissances sans fin. Elle s'y installait, à chaque heure de la journée, comme à un observatoire, d'où elle guettait le quartier entier. D'abord, toutes les chambres, en face, à droite, à gauche, lui étaient familières, jusqu'aux meubles les plus minces; elle aurait raconté, sans passer un détail, les habitudes des locataires, s'ils étaient bien ou mal en ménage, comment ils se débarbouillaient, ce qu'ils mangeaient à leur dîner; elle connaissait même les personnes qui venaient les voir. Puis, elle avait une échappée sur les Halles, de façon que pas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue Rambuteau, sans qu'elle l'aperçût; elle disait, sans se tromper, d'où la femme venait, où elle allait, ce qu'elle portait dans son panier, et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, sa fortune. Ça, c'est madame Loret, elle fait donner une belle éducation à son fils; ça, c'est madame Hulin, une pauvre petite femme que son mari néglige; ça, c'est mademoiselle Cécile, la fille au boucher, une enfant impossible à marier parce qu'elle a des humeurs froides. Et elle aurait continué pendant des journées, enfilant les phrases vides, s'amusant extraordinairement à des faits coupés menus, sans aucun intérêt. Mais, dès huit heures, elle n'avait plus d'yeux que pour la fenêtre, aux vitres dépolies, où se dessinaient les ombres noires des consommateurs du cabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de Clémence, en ne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettes sèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu'elle finît par le deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et de ces têtes qui surgissaient silencieusement. Elle devint très-forte, interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouches fendues, les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte la conspiration pas à pas, à ce point qu'elle aurait pu dire chaque jour où en étaient les choses. Un soir, le dénoûment brutal lui apparut. Elle aperçut l'ombre du pistolet de Gavard, un profil énorme de revolver, tout noir dans la pâleur des vitres, la gueule tendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait. C'était les armes dont elle avait parlé à madame Quenu. Puis, un autre soir, elle ne comprit plus, elle s'imagina qu'on fabriquait des cartouches, en voyant s'allonger des bandes d'étoffe interminables. Le lendemain, elle descendit à onze heures, sous le prétexte de demander à Rose si elle n'avait pas une bougie à lui céder; et, du coin de l'oeil, elle entrevit, sur la table du cabinet, un tas de linges rouges qui lui sembla très-effrayant. Son dossier du lendemain eut une gravité décisive.
-- Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle; mais ça devient trop terrible... J'ai peur, ma parole! Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vous confier. Ils me couperaient le cou, s'ils savaient.
Alors, quand la charcutière lui eut juré de ne pas la compromettre, elle lui parla des linges rouges.
-- Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un gros tas. On aurait dit des chiffons trempés dans du sang... Logre, vous savez, le bossu, s'en était mis un sur les épaules. Il avait l'air du bourreau... Pour sûr, c'est encore quelque manigance.
Lisa ne répondait pas, semblait réfléchir, les yeux baissés, jouant avec le manche d'une fourchette, arrangeant les morceaux de petit-salé dans leur plat. Mademoiselle Saget reprit doucement:
-- Moi, si j'étais, vous, je ne resterais pas tranquille, je voudrais savoir... Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de votre beau-frère?
Alors, Lisa eut un léger tressaillement. Elle lâcha la fourchette, examina la vieille d'un oeil inquiet, croyant qu'elle pénétrait ses intentions. Mais celle-ci continua:
-- C'est permis, après tout... Votre beau-frère vous mènerait trop loin, si vous le laissiez faire... Hier, on causait de vous, chez madame Taboureau. Vous avez là une amie bien dévouée. Madame Taboureau disait que vous étiez trop bonne, qu'à votre place elle aurait mis ordre à tout ça depuis longtemps.
-- Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière, songeuse.
-- Certainement, et madame Taboureau est une femme que l'on peut écouter... Tâchez donc de savoir ce que c'est que les linges rouges. Vous me le direz ensuite, n'est-ce pas?
Mais Lisa ne l'écoulait plus. Elle regardait vaguement les petits Gervais et les escargots, à travers les guirlandes de saucisses de l'étalage. Elle semblait perdue dans une lutte intérieure, qui creusait de deux minces rides son visage muet. Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus des plats du comptoir. Elle murmurait, comme se parlant à elle-même:
-- Tiens! il y a du saucisson coupé... Ça doit sécher, du saucisson coupé à l'avance... Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l'enlever, il salit le plat.
Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de saucisson, en disant:
-- C'est pour vous, si ça vous fait plaisir.
Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bien habituée aux cadeaux, qu'elle ne remerciait même plus. Chaque matin, elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s'en alla, avec l'intention de trouver son dessert chez la Sarriette et chez madame Lecoeur, en leur parlant de Gavard.
Quand elle fut seule, la charcutière s'assit sur la banquette du comptoir, comme pour prendre une meilleure décision, en se mettant à l'aise. Depuis huit jours, elle était très-inquiète. Un soir, Florent avait demandé cinq cents francs à Quenu, naturellement, en homme qui a un compte ouvert. Quenu le renvoya à sa femme. Cela l'ennuya, et il tremblait un peu en s'adressant à la belle Lisa. Mais, celle-ci, sans prononcer une parole, sans chercher à connaître la destination de la somme, monta à sa chambre, lui remit les cinq cents francs. Elle lui dit seulement qu'elle les avait inscrits sur le compte de l'héritage. Trois jours plus tard, il prit mille francs.
-- Ce n'était pas la peine de faire l'homme désintéressé, dit Lisa à Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j'ai bien fait de garder ce compte... Attends, je n'ai pas pris note des mille francs d'aujourd'hui.
Elle s'assit devant le secrétaire, relut la page de calculs. Puis, elle ajouta:
-- J'ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai les à-compte en marge... Maintenant, il va tout gaspiller ainsi par petits morceaux... Il y a longtemps que j'attends ça.
Quenu ne dit rien, se coucha de très-mauvaise humeur. Toutes les fois que sa femme ouvrait le secrétaire, le tablier jetait un cri de tristesse qui lui déchirait l'âme. Il se promit même de faire des remontrances à son frère, de l'empêcher de se ruiner avec la Méhudin; mais il n'osa pas. Florent, en deux jours, demanda encore quinze cents francs. Logre avait dit un soir que, si l'on trouvait de l'argent, les choses iraient bien plus vite. Le lendemain, il fut ravi de voir cette parole jetée en l'air retomber dans ses mains en un petit rouleau d'or, qu'il empocha, ricanant, la bosse sautant de joie. Alors, ce furent de continuels besoins: telle section demandait à louer un local; telle autre devait soutenir des patriotes malheureux; et il y avait encore les achats d'armes et de munitions, les embauchements, les frais de police. Florent aurait tout donné. Il s'était rappelé l'héritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans le secrétaire de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu'il avait de son visage grave. Jamais, selon lui, il ne dépenserait son argent pour une cause plus sainte. Logre, enthousiasmé, portait des cravates roses étonnantes et des bottines vernies, dont la vue assombrissait Lacaille.
-- Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa à Quenu. Qu'en dis-tu? C'est joli, n'est-ce pas?... S'il y va de ce train-là, ses cinquante mille francs lui feront au plus quatre mois... Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans à amasser son magot!
-- Tant pis pour toi! s'écria Quenu. Tu n'avais pas besoin de lui
parler de l'héritage.
Mais elle le regarda sévèrement, en disant:
-- C'est son bien, il peut tout prendre... Ce n'est pas de lui donner cet argent qui me contrarie; c'est de savoir le mauvais emploi qu'il doit en faire... Je te le dis depuis assez longtemps: il faudra que ça finisse.
-- Agis comme tu voudras, ce n'est pas moi qui t'en empêche, finit par déclarer le charcutier, que l'avarice torturait.
Il aimait bien son frère pourtant; mais l'idée des cinquante mille francs mangés en quatre mois lui était insupportable. Lisa, d'après les bavardages de mademoiselle Saget, devinait où allait l'argent. La vieille s'étant permis une allusion à l'héritage, elle profita même de l'occasion pour faire savoir au quartier que Florent prenait sa part et la mangeait comme bon lui semblait. Ce fut le lendemain que l'histoire des linges rouges la décida. Elle resta quelques instants, luttant encore, regardant autour d'elle la mine chagrine de la charcuterie; les cochons pendaient d'un air maussade; Mouton, assis près d'un pot de graisse, avait le poil ébouriffé, l'oeil morne d'un chat qui ne digère plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour tenir le comptoir, elle monta à la chambre de Florent.
En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre. La douceur enfantine du lit était toute tachée d'un paquet d'écharpes rouges qui pendaient jusqu'à terre. Sur la cheminée, entre les boîtes dorées et les vieux pots de pommade, des brassards rouges traînaient, avec des paquets de cocardes qui faisaient d'énormes gouttes de sang élargies. Puis, à tous les clous, sur le gris effacé du papier peint, des pans d'étoffe pavoisaient les murs, des drapeaux carrés, jaunes, bleus, verts, noirs, dans lesquels la charcutière reconnut les guidons des vingt sections. La puérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décoration révolutionnaire. La grosse bêtise naïve que la fille de boutique avait laissée là, cet air blanc des rideaux et des meubles, prenait un reflet d'incendie; tandis que la photographie d'Auguste et d'Augustine semblait toute blême d'épouvante. Lisa fit le tour, examina les guidons, les brassards, les écharpes, sans toucher à rien, comme si elle eût craint que ces affreuses loques ne l'eussent brûlée. Elle songeait qu'elle ne s'était pas trompée, que l'argent passait à ces choses. C'était là, pour elle, une abomination, un fait à peine croyable qui soulevait tout son être. Son argent, cet argent gagné si honnêtement, servant à organiser et à payer l'émeute! Elle restait debout, voyant les fleurs ouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles à d'autres cocardes saignantes, écoutant le chant du pinson, ainsi qu'un écho lointain de la fusillade. Alors, l'idée lui vint que l'insurrection devait éclater le lendemain, le soir peut-être. Les guidons flottaient, les écharpes défilaient, un brusque roulement de tambour éclatait à ses oreilles. Et elle descendit vivement, sans même s'attarder à lire les papiers étalés sur la table. Elle s'arrêta au premier étage, elle s'habilla.
À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d'une main calme. Elle était très-résolue, sans un frisson, avec une sévérité plus grande dans les yeux. Tandis qu'elle agrafait sa robe de soie noire, en tendant l'étoffe de toute la force de ses gros poignets, elle se rappelait les paroles de l'abbé Roustan. Elle s'interrogeait, et sa conscience lui répondait qu'elle allait accomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges épaules son châle tapis, elle sentit qu'elle faisait un acte de haute honnêteté. Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeau une épaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secrétaire à double tour, d'un air d'espoir, comme pour lui dire qu'il allait enfin pouvoir dormir tranquille.
Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, à dix heures du matin.
-- Tiens, où vas-tu donc? lui demanda-t-il.
Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajouta qu'elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places. Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places de face, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit à la station de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans un fiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de la conduire au théâtre de la Gaîté. Elle craignait d'être suivie. Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais-de-Justice. Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. Et, doucement, à travers les salles et les couloirs, elle arriva à la préfecture de police.
Comme elle s'était perdue au milieu d'un tohu-bohu de sergents de ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sous à un homme, qui la guida jusqu'au cabinet du préfet. Mais une lettre d'audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet. On l'introduisit dans une pièce étroite, d'un luxe d'hôtel garni, où un personnage gros et chauve, tout en noir, la reçut avec une froideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant sa voilette, elle dit son nom, raconta tout, carrément, d'un seul trait. Le personnage chauve l'écoutait, sans l'interrompre, de son air las. Quand elle eut fini, il demanda simplement:
-- Vous êtes la belle-soeur de cet homme, n'est-ce pas?
-- Oui, répondit nettement Lisa. Nous sommes d'honnêtes gens... Je ne
veux pas que mon mari se trouve compromis.
Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bien ennuyeux. Puis d'un air d'impatience:
-- Voyez-vous, c'est qu'on m'assomme depuis plus d'un an avec cette affaire-là. On me fait dénonciation sur dénonciation, on me pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n'agis pas, c'est que je préfère attendre. Nous avons nos raisons... Tenez, voici le dossier. Je puis vous le montrer.
Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. Elle feuilleta les pièces. C'était comme les chapitres détachés de l'histoire qu'elle venait de conter. Les commissaires de police du Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l'arrivée de Florent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Puis, son entrée aux Halles, sa vie, ses soirées chez monsieur Lebigre, pas un détail n'était passé. Lisa, abasourdie, remarqua que les rapports étaient doubles, qu'ils avaient dû avoir deux sources différentes. Enfin, elle trouva un tas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et de toutes les écritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une écriture de chat, l'écriture de mademoiselle Saget, dénonçant la société du cabinet vitré. Elle reconnut une grande feuille de papier graisseuse, toute tachée des gros bâtons de madame Lecoeur, et une page glacée, ornée d'une pensée jaune, couverte du griffonnage de la Sarriette et de monsieur Jules; les deux lettres avertissaient le gouvernement de prendre garde à Gavard. Elle reconnut encore le style ordurier de la mère Méhudin, qui répétait, en quatre pages presque indéchiffrables, les histoires à dormir debout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Mais elle fut surtout émue par une facture de sa maison, portant en tête les mots: _Charcuterie Quenu-Gradelle_, et sur le dos de laquelle Auguste avait vendu l'homme qu'il regardait comme un obstacle à son mariage.
L'agent avait obéi à une pensée secrète en lui plaçant le dossier sous les yeux.
-- Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures? lui demanda-t-il.
Elle balbutia que non. Elle s'était levée. Elle restait toute suffoquée par ce qu'elle venait d'apprendre, la voilette baissée de nouveau, cachant la vague confusion qu'elle sentait monter à ses joues. Sa robe de soie craquait; ses gants sombres disparaissaient sous le grand châle. L'homme chauve eut un faible sourire, en disant:
-- Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent un peu tard... Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets. Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger... Certaines circonstances peuvent se produire...
Il n'acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de son fauteuil. C'était un congé. Elle s'en alla. Dans l'antichambre, elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement. Mais elle était plus troublée qu'eux. Elle traversait des salles, enfilait des corridors, était comme prise par ce monde de la police, où elle se persuadait, à cette heure, qu'on voyait, qu'on savait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quai de l'Horloge, elle marcha lentement, rafraîchie par les souffles de la Seine.
Ce qu'elle sentait de plus net, c'était l'inutilité de sa démarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui laissant un remords. Elle était irritée contre cet Auguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une position ridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seine couler; des chalands, noirs d'une poussière de charbon, descendaient sur l'eau verte, tandis que, le long de la berge, des pêcheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n'était pas elle qui avait livré Florent. Cette pensée qui lui vint brusquement, l'étonna. Aurait-elle donc commis une méchante action, si elle l'avait livré? Elle resta perplexe, surprise d'avoir pu être trompée par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient à coup sûr une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrément, se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquement à l'héritage du vieux Gradelle, elle s'interrogea, se trouva prête à jeter cet argent à la rivière, s'il le fallait, pour guérir la charcuterie de son malaise. Non, elle n'était pas avare, l'argent ne l'avait pas poussée. En traversant le pont au Change, elle se tranquillisa tout à fait, reprit son bel équilibre. Ça valait mieux que les autres l'eussent devancée à la préfecture: elle n'aurait pas à tromper Quenu, elle en dormirait mieux.
-- Est-ce que tu as les places? lui demanda Quenu, lorsqu'elle rentra.
Il voulut les voir, se fit expliquer à quel endroit du balcon elles se trouvaient an juste. Lisa avait cru que la police accourrait, dès qu'elle l'aurait prévenue, et son projet d'aller au théâtre n'était qu'une façon habile d'éloigner son mari, pendant qu'on arrêterait Florent. Elle comptait, l'après-midi, le pousser à une promenade, à un de ces congés qu'ils prenaient parfois; ils allaient au Bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient au restaurant, s'oubliaient dans quelque café concert. Mais elle jugea inutile de sortir. Elle passa la journée comme d'habitude dans son comptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortir d'une convalescence.
-- Quand je te dis que l'air te fait du bien! lui répéta Quenu. Tu vois, ta course de la matinée t'a toute ragaillardie.
-- Eh non! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé.
Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la _Grâce de Dieu_. Quenu, en redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n'était occupé qu'à chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisa restait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge du balcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop étroits. Ils furent tous les deux très-touchés par les infortunes de Marie; le commandeur était vraiment un vilain homme, et Pierrot les faisait rire, dès qu'il entrait en scène. La charcutière pleura. Le départ de l'enfant, la priera dans la chambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent ses beaux yeux de larmes discrètes, qu'elle essuyait d'une petite tape avec son mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphe pour elle, lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande et sa mère à la deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoya Quenu lui chercher une boîte de caramels au buffet, joua de l'éventail, un éventail de nacre, très-doré. La poissonnière était vaincue; elle baissait la tête, en écoutant sa mère qui lui parlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belle Normande se rencontrèrent dans le vestibule, avec un vague sourire.
Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre. Il attendait Logre qui devait lui présenter un ancien sergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d'attaque contre le Palais-Bourbon et l'Hôtel-de-Ville. La nuit venait, une pluie fine, qui s'était mise à tomber dans l'après-midi, noyait de gris les grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur les fumées rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages sales couraient, presque au ras des toitures, comme accrochés et déchirés à la pointe des paratonnerres. Florent était attristé par le gâchis du pavé, par ce ruissellement d'eau jaune qui semblait charrier et éteindre le crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugié sur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sous l'averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores, au milieu de la chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueur rouge monta au couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parut à l'entrée de la rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lac de fange liquide.
Logre n'amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez des amis, aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par se rendre très-triste; l'autre hochait doucement la barbe, n'allongeait le bras, à chaque quart d'heure, que pour avaler une gorgée de bière. Florent, ennuyé, monta se coucher. Mais Robine, resté seul, ne s'en alla pas, le front pensif sous le chapeau, regardant sa chope. Rose et le garçon, qui comptaient fermer de meilleure heure, puisque la société du cabinet n'était pas là, attendirent pendant près d'une grande demi-heure qu'il voulût bien se retirer.
Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il était pris d'un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durant des nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, à Clamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort après une agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cette bière étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtout chasser l'image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans une larme aux yeux; elle le suivait, parlait du cercueil qui n'était pas payé, du convoi qu'elle ne savait de quelle façon commander, n'ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, le pharmacien avait exigé le montant de sa note, en apprenant la mort du malade. Florent dut avancer l'argent du cercueil et du convoi; il donna même le pourboire aux croque-mort. Comme il allait partir, madame Verlaque le regarda d'un air si navré, qu'il lui laissa vingt francs.
À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question sa situation d'inspecteur. On le dérangerait, on songerait à le nommer titulaire. C'étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient donner l'éveil à la police. Il aurait voulu que le mouvement insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la rue sa casquette galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il monta sur la terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d'air à la nuit chaude. L'averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d'orage emplissait encore le ciel, d'un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyées étendaient sous lui leur masse énorme, de la couleur du ciel, piquée comme lui d'étoiles jaunes, par les flammes vives du gaz.
Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu'il serait puni tôt ou tard d'avoir consenti à prendre cette place d'inspecteur. C'était comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget de la préfecture, se parjurant, servant l'empire, malgré les serments faits tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l'emploi charitable des appointements touchés, la façon honnête dont il s'était efforcé de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plus des arguments assez forts pour l'excuser de sa lâcheté. S'il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cette souffrance. Et il revit l'année mauvaise qu'il venait de passer, la persécution des poissonnières, les nausées des journées humides, l'indigestion continue de son estomac de maigre, la sourde hostilité qu'il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement de rancune dont la cause lui échappait, annonçait quelque catastrophe vague, sous laquelle il pliait d'avance les épaules, avec la honte d'une faute à expier. Puis, il s'emporta contre lui-même, à la pensée du mouvement populaire qu'il préparait; il se dit qu'il n'était plus assez pur pour le succès.
Que de rêves il avait fait, à cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures élargies des pavillons! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les nuits sans lune, elles s'assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière; les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps froids les roidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norwége, où glissent des patineurs; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d'un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, il les avait trouvées toutes blanches de neige, d'une blancheur vierge qui éclairait le ciel couleur de rouille; elles s'étendaient sans la souillure d'un pas, pareilles à des plaines du Nord, à des solitudes respectées des traîneaux; elles avaient un beau silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspect de cet horizon changeant, s'abandonnait à des songeries tendres ou cruelles; la neige le calmait, l'immense drap blanc lui semblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles; les nuits limpides, les ruissellements de lune, l'emportaient dans le pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le marais nauséabond, l'eau dormante d'une mer maudite. Et toujours le même cauchemar revenait.
Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre, s'accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissant l'horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à son coucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, lui imposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure. Cette nuit-là, son cauchemar s'effara encore, grossi par les inquiétudes sourdes qui l'agitaient. La pluie de l'après-midi avait empli les Halles d'une humidité infecte. Elles lui soufflaient à la face toutes leurs mauvaises baleines, roulées au milieu de la ville comme un ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Au loin, c'étaient la boucherie et la triperie qui fumaient, d'une fumée fade de sang. Puis, les marchés aux légumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, de verdures jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. Et il voyait surtout, à ses pieds, le pavillon aux volailles dégager, par la tourelle de son ventilateur, un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d'usine. Le nuage de toutes ces baleines s'amassait au-dessus des toitures, gagnait les maisons voisines, s'élargissait en nuée lourde sur Paris entier. C'étaient les Halles crevant dans leur ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée.
En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rire de gens heureux. La porte de l'allée fut refermée bruyamment. Quenu et Lisa rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivre de l'air qu'il respirait, quitta la terrasse, avec l'angoisse nerveuse de cet orage qu'il sentait sur sa tête. Son malheur était là, dans ces Halles chaudes de la journée, il poussa violemment la fenêtre, les laissa vautrées au fond de l'ombre, toutes nues, en sueur encore, dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et se soulageant sous les étoiles.
VI
Huit jours plus tard, Florent crut qu'il allait enfin pouvoir passer à
l'action. Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour
lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. Le Corps législatif,
qu'une loi de dotation avait divisé, discutait maintenant un projet
d'impôt très-impopulaire, qui faisait gronder les faubourgs. Le
ministère, redoutant un échec, luttait de toute sa puissance. De
longtemps peut-être un meilleur prétexte ne s'offrirait.
Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour du Palais-Bourbon, il y oublia sa besogne d'inspecteur, resta à examiner les lieux jusqu'à huit heures, sans songer seulement que son absence devait révolutionner le pavillon de la marée. Il visita chaque rue, la rue de Lille, la rue de l'Université, la rue de Bourgogne, la rue Saint-Dominique; il poussa jusqu'à l'esplanade des Invalides, s'arrêtant à certains carrefours, mesurant les distances en marchant à grandes enjambées. Puis, de retour sur le quai d'Orsay, assis sur le parapet, il décida que l'attaque serait donnée de tous les côtés à la fois: les bandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars; les sections du nord de Paris descendraient par la Madeleine; celles de l'ouest et du sud suivraient les quais ou s'engageraient par petits groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais, sur l'autre rive, les Champs-Élysées l'inquiétaient, avec leurs avenues découvertes; il prévoyait qu'on mettrait là du canon pour balayer les quais. Alors, il modifia plusieurs détails du plan, marquant la place de combat des sections, sur un carnet qu'il tenait à la main. La véritable attaque aurait décidément lieu par la rue de Bourgogne et la rue de l'Université, tandis qu'une diversion serait faite du côté de la Seine. Le soleil de huit heures qui lui chauffait la nuque, avait des gaietés blondes sur les larges trottoirs et dorait les colonnes du grand monument, en face de lui. Et il voyait déjà la bataille, des grappes d'hommes pendues à ces colonnes, les grilles crevées, le péristyle envahi, puis tout en haut, brusquement, des bras maigres qui plantaient un drapeau.
Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fit relever. Il s'aperçut qu'il traversait le jardin des Tuileries. Sur une pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinements de gorge. Il s'adossa un instant à la caisse d'un oranger, regardant l'herbe et les ramiers baignés de soleil. En face, l'ombre des marronniers était toute noire. Un silence chaud tombait, coupé par des roulements continus, au loin, derrière la grille de la rue de Rivoli. L'odeur des verdures l'attendrit beaucoup, en le faisant songer à madame François. Une petite fille qui passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. Ils s'envolèrent, allèrent se poser à la file sur le bras de marbre d'un lutteur antique, au milieu de la pelouse, roucoulant et se rengorgeant d'une façon plus douce.
Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, il entendit la voix de Claude Lantier qui l'appelait. Le peintre descendait dans le sous-sol du pavillon de la Vallée.
-- Eh! venez-vous avec moi, cria-t-il. Je cherche cette brute de Marjolin.
Florent le suivit, pour s'oublier un instant encore, pour retarder de quelques minutes son retour à la poissonnerie. Claude disait que, maintenant, son ami Marjolin n'avait plus rien à désirer; il était une bête. Il nourrissait le projet de le faire poser à quatre pattes, avec son rire d'innocent. Quand il avait crevé de rage une ébauche, il passait des heures en compagnie de l'idiot, sans parler, tâchant d'avoir son rire.
-- Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je ne sais pas où est la resserre de monsieur Gavard.
Ils fouillèrent toute la cave. Au centre, dans l'ombre pâle, deux fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement réservées aux pigeons. Le long des treillages, c'est un éternel gazouillement plaintif, un chant discret d'oiseaux sous les feuilles, quand tombe le jour. Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Il dit à son compagnon:
-- Si l'on ne jurerait pas que tous les amoureux de Paris s'embrassent là-dedans!
Cependant, pas une resserre n'était ouverte, il commençait à croire que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu'un bruit de baisers, mais de baisers sonores, l'arrêta net devant une porte entrebâillée. Il l'ouvrit, il aperçut cet animal de Marjolin que Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, de façon à ce que le visage du garçon arrivât juste à la hauteur de ses lèvres. Elle l'embrassait doucement, partout. Elle écartait ses longs cheveux blonds allait derrière les oreilles, sous le menton, le long de la nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sans se presser, mangeant ce visage à petites caresses, ainsi qu'une bonne chose à elle, dont elle disposait à son gré. Lui, complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. Il tendait la chair, sans même craindre les chatouilles.
-- Eh bien! c'est ça, dit Claude, ne vous gênez pas!... Tu n'as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette saleté. Il a des ordures plein les genoux.
-- Tiens! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmente pas. Il aime bien qu'on l'embrasse, parce qu'il a peur, maintenant, dans les endroits où il ne fait pas clair...N'est-ce pas, que tu as peur?
Elle l'avait relevé; il passait les mains sur son visage, ayant l'air de chercher les baisers que la petite venait d'y mettre. Il balbutia qu'il avait peur, tandis qu'elle reprenait:
-- D'ailleurs, j'étais venue l'aider; je gavais ses pigeons.
Florent regardait les pauvres bêtes. Sur des planches, autour de la resserre, étaient rangés des coffres sans couvercle, dans lesquels les pigeons, serrés les uns contre les autres, les pattes roidies, mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage. Par moments, un frisson courait sur cette nappe mouvante; puis, les corps se tassaient, on n'entendait plus qu'un caquetage confus. Cadine avait près d'elle une casserole, pleine d'eau et de grains; elle s'emplissait la bouche, prenait les pigeons un à un, leur soufflait une gorgée dans le bec. Et eux, se débattaient, étouffant, retombant au fond des coffres, l'oeil blanc, ivres de cette nourriture avalée de force.
-- Ces innocents! murmura Claude.
-- Tant pis pour eux! dit Cadine, qui avait fini. Ils sont meilleurs, quand on les a bien gavés... Voyez-vous, dans deux heures, on leur fera avaler de l'eau salée, à ceux-là. Ça leur donne la chair blanche et délicate. Deux heures après, on les saigne... Mais, si vous voulez voir saigner, il y en a là de tout prêts, auxquels Marjolin va faire leur affaire.
Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un des coffres. Claude et Florent le suivirent. Il s'établit près d'une fontaine, par terre, posant le coffre à côté de lui, plaçant sur une sorte de caisse en zinc un cadre de bois grillé de traverses minces. Puis, il saigna. Rapidement, le couteau jouant entre les doigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait sur la tête un coup de manche qui les étourdissait, leur entrait la pointe dans la gorge. Les pigeons avaient un court frisson, les plumes chiffonnées, tandis qu'il les rangeait à la file, la tête entre les barreaux du cadre de bois, au-dessus de la caisse de zinc, où le sang tombait goutte à goutte. Et cela d'un mouvement régulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes qui se brisaient, le geste balancé de la main prenant, d'un côté, les bêtes vivantes et les couchant mortes, de l'autre côté. Peu à peu, cependant, Marjolin allait plus vite, s'égayait à ce massacre, les yeux luisants, accroupi comme un énorme dogue mis en joie. Il finit par éclater de rire, par chanter: « Tic-tac, tic-tac, tic-tac, » accompagnant la cadence du couteau d'un claquement de langue, faisant un bruit de moulin écrasant des têtes. Les pigeons pendaient comme des linges de soie.
-- Hein! ça t'amuse, grande bête, dit Cadine qui riait aussi. Ils sont drôles, les pigeons, quand ils rentrent la tête, comme ça, entre les épaules, pour qu'on ne leur trouve pas le cou... Allez, ce n'est pas bon, ces animaux-là; ça vous pincerait, si ça pouvait.
Et, riant plus haut de la hâte de plus en plus fiévreuse de Marjolin, elle ajouta:
-- J'ai essayé, mais je ne vais pas si vite que lui... Un jour, il en a saigné cent en dix minutes.
Le cadre de bois s'emplissait; on entendait les gouttes de sang tomber dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vit Florent tellement pâle, qu'il se hâta de l'emmener. En haut, il le fit asseoir sur une marche de l'escalier.
-- Eh bien, quoi donc! dit-il en lui tapant dans les mains. Voilà que vous vous évanouissez comme une femme.
-- C'est l'odeur de la cave, murmura Florent un peu honteux.
Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l'eau salée, qu'on assomme et qu'on égorge, lui avaient rappelé les ramiers des Tuilleries, marchant avec leurs robes de satin changeant dans l'herbe jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras de marbre du lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin, tandis que, sous l'ombre noire des marronniers, des petites filles jouent au cerceau. Et c'était alors que cette grosse brute blonde faisant son massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, au fond de cette cave nauséabonde, lui avait donné froid dans les os; il s'était senti tomber, les jambes molles, les paupières battantes.
-- Diable! reprit Claude quand il fut remis, vous ne feriez pas un bon soldat... Ah bien! ceux qui vous ont envoyé à Cayenne, sont encore de jolis messieurs, d'avoir eu peur de vous. Mais, mon brave, si vous vous mettez jamais d'une émeute, vous n'oserez pas tirer un coup de pistolet; vous aurez trop peur de tuer quelqu'un.
Florent se leva, sans répondre. Il était devenu très-sombre, avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. Il s'en alla, laissant Claude redescendre dans la cave; et, en se rendant à la poissonnerie, il songeait de nouveau au plan d'attaque, aux bandes armées qui envahiraient le Palais-Bourbon. Dans les Champs-Élysées, le canon gronderait; les grilles seraient brisées; il y aurait du sang sur les marches, des éclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une vision rapide de bataille. Lui, au milieu, très-pâle, ne pouvait regarder, se cachait la figure entre les mains.
Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, au coin du pavillon aux fruits, la face blême d'Auguste qui tendait le cou. Il devait guetter quelqu'un, les yeux arrondis par une émotion extraordinaire d'imbécile. Il disparut brusquement, il rentra en courant à la charcuterie.
-- Qu'a-t-il donc? pensa Florent. Est-ce que je lui fais peur?
Dans cette matinée, il s'était passé de très-graves événements chez les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut tout effaré réveiller la patronne, en lui disant que la police venait prendre monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui conta confusément que celui-ci était sorti, qu'il avait dû se sauver. La belle Lisa, en camisole, sans corset, se moquant du monde, monta vivement à la chambre de son beau-frère, où elle prit la photographie de la Normande, après avoir regardé si rien ne les compromettait. Elle redescendait, lorsqu'elle rencontra les agents de police au second étage. Le commissaire la pria de les accompagner. Il l'entretint un instant à voix basse, s'installant avec ses hommes dans la chambre, lui recommandant d'ouvrir la boutique comme d'habitude, de façon à ne donner l'éveil à personne. Une souricière était tendue.
Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, était le coup que le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre, qu'il fit tout manquer par ses larmes, s'il apprenait que la police se trouvait là. Aussi exigea-t-elle d'Auguste le serment le plus absolu de silence. Elle revint mettre son corset, conta à Quenu endormi une histoire. Une demi-heure plus tard, elle était sur le seuil de la charcuterie, peignée, sanglée, vernie, la face rose. Auguste faisait tranquillement l'étalage. Quenu parut un instant sur le trottoir, bâillant légèrement, achevant de s'éveiller dans l'air frais du matin. Rien n'indiquait le drame qui se nouait en, haut.
Mais le commissaire donna lui-même l'éveil au quartier, en allant faire une visite domiciliaire chez les Méhudin, rue Pirouette. Il avait les notes les plus précises. Dans les lettres anonymes reçues à la préfecture, on affirmait que Florent couchait le plus souvent avec la belle Normande.
Peut-être s'était-il réfugié là. Le commissaire, accompagné de deux hommes vint secouer la porte, au nom de la loi. Les Méhudin se levaient à peine. La vieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmée et ricanant, lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait. Elle s'était assise, rattachant ses vêtements, disant à ces messieurs:
-- Nous sommes d'honnêtes gens, nous n'avons rien à craindre, vous pouvez chercher.
Comme la Normande n'ouvrait pas assez vite la porte de sa chambre, le commissaire la fit enfoncer. Elle s'habillait, la gorge libre, montrant ses épaules superbes, un jupon entre les dents. Cette entrée brutale, qu'elle ne s'expliquait pas, l'exaspéra; elle lâcha le jupon, voulut se jeter sur les hommes, en chemise, plus rouge de colère que de honte. Le commissaire, en face de cette grande femme nue, s'avançait, protégeant ses hommes, répétant de sa voix froide:
-- Au nom de la loi! au nom de la loi!
Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglottante, secouée par une crise, à se sentir trop faible, à ne pas comprendre ce qu'on voulait d'elle. Ses cheveux s'étaient dénoués, sa chemise ne lui venait pas aux genoux, les agents avaient des regards de côté pour la voir. Le commissaire de police lui jeta un châle qu'il trouva pendu au mur. Elle ne s'en enveloppa même pas; elle pleurait plus fort, en regardant les hommes fouiller brutalement dans son lit, tâter de la main les oreillers, visiter les draps.
-- Mais qu'est-ce que j'ai fait? finit-elle par bégayer. Qu'est-ce que vous cherchez donc dans mon lit?
Le commissaire prononça le nom de Florent, et comme la vieille Méhudin était restée sur le seuil de la chambre;
-- Ah! la coquine, c'est elle! s'écria la jeune femme, en voulant s'élancer sur sa mère.
Elle l'aurait battue. On la retint, on l'enveloppa de force dans le châle. Elle se débattait, elle disait d'une voix suffoquée:
-- Pour qui donc me prend-on!..... Ce Florent n'est jamais entré ici, entendez-vous. Il n'y a rien eu entre nous. On cherche à me faire du tort dans le quartier, mais qu'on vienne me dire quelque chose en face, vous verrez. On me mettra en prison, après; ça m'est égal... Ah bien! Florent, j'ai mieux que lui! Je peux épouser qui je veux, je les ferai crever de rage, celles qui vous envoient.
Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contre Florent, qui était la cause de tout. Elle s'adressa au commissaire, se justifiant:
-- Je ne savais pas, monsieur. Il avait l'air très-doux, il nous a trompées. Je n'ai pas voulu écouter ce qu'on disait, parce qu'on est si méchant... Il venait donner des leçons au petit, puis il s'en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d'un beau poisson. C'est tout... Ah! non, par exemple, on ne me reprendra plus à être bonne comme ça!
-- Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner des papiers à garder?
-- Non, je vous jure que non... Moi, ça me serait égal, je vous les remettrais, ces papiers. J'en ai assez, n'est-ce pas? Ça ne m'amuse guère de vous voir tout fouiller... Allez, c'est bien inutile.
Les agents, qui avaient visité chaque meuble, voulurent alors pénétrer dans le cabinet où Muche couchait. Depuis un instant, on entendait l'enfant, réveillé par le bruit, qui pleurait à chaudes larmes, en croyant sans doute qu'on allait venir l'égorger.
-- C'est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte.
Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, le coucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presque aussitôt du cabinet, et le commissaire se décidait à se retirer, lorsque l'enfant, encore tout éploré, murmura à l'oreille de sa mère:
-- Ils vont prendre mes cahiers... Ne leur donne pas mes cahiers...
-- Ah! c'est vrai, s'écria la Normande, il y a les cahiers... Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veux vous montrer que je m'en moque... Tenez, vous trouverez de son écriture, là-dedans. On peut bien le pendre, ce n'est pas moi qui irai le décrocher.
Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d'écriture, Mais le petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et égratignant sa mère, qui le recoucha d'une calotte. Alors, il se mit à hurler. Sur le seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Saget allongeait le cou; elle était entrée, trouvant toutes les portes ouvertes, offrant ses services à la mère Méhudin. Elle regardait, elle écoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames, qui n'avaient personne pour les défendre. Cependant, le commissaire lisait les modèles d'écriture, d'un air sérieux. Les « tyranniquement, » les « liberticide, » les « anticonstitutionnel, » Ses « révolutionnaire, » lui faisaient froncer les sourcils. Lorsqu'il lut la phrase: « Quand l'heure sonnera, le coupable tombera, » il donna de petites tapes sur les papiers, en disant:
-- C'est très-grave, très-grave,
Il remit le paquet à un de ses agents, il s'en alla. Claire, qui n'avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes descendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa soeur, où elle n'était pas entrée depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait au mieux avec la Normande; elle s'attendrissait sur elle, ramenait les bouts du châle pour la mieux couvrir, recevait avec des mines apitoyées les premiers aveux de sa colère.
-- Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sa
Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle.
-- Tu mouchardes donc! cria-t-elle. Répète donc un peu ce que tu viens de dire.
-- Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d'une voix plus insultante.
Alors, la Normande, à toute volée, donna un soufflet à Claire, qui pâlit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfonçant les ongles dans le cou. Elles luttèrent un instant, s'arrachant les cheveux, cherchant à s'étrangler. La cadette, avec une force surhumaine, toute frêle qu'elle était, poussa l'aînée si violemment, qu'elles allèrent l'une et l'autre tomber dans l'armoire, dont la glace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Méhudin criait à mademoiselle Saget de l'aider à les séparer. Mais Claire se dégagea, en disant:
-- Lâche, lâche... Je vais aller le prévenir, ce malheureux que tu as vendu.
Sa mère lui barra la porte. La Normande se jeta sur elle par derrière. Et, mademoiselle Saget aidant, à elles trois, elles la poussèrent dans sa chambre, où elles l'enfermèrent à double tour, malgré sa résistance affolée. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n'entendit plus qu'un grattement furieux, un bruit de fer égratignant le plâtre. Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.
-- Elle m'aurait tuée, si elle avait eu un couteau, dit la Normande, en cherchant ses vêtements pour s'habiller. Vous verrez qu'elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie... Surtout, qu'on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous.
Mademoiselle Saget s'était empressée de descendre. Elle arriva au coin de la rue Pirouette juste au moment où le commissaire rentrait dans l'allée des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entra à la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda le silence d'un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandes de petit-salé. Quand il fut retourné à la cuisine, la vieille conta à demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Méhudin. La charcutière, penchée au-dessus du comptoir, la main sur la terrine du veau piqué, écoulait, avec la mine heureuse d'une femme qui triomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon, elle les enveloppa d'un air songeur.
-- Moi, je n'en veux pas à la Normande, dit-elle enfin à mademoiselle Saget, lorsqu'elles furent seules de nouveau, Je l'aimais beaucoup, j'ai regretté qu'on nous eût fâchées ensemble... Tenez, la preuve que je ne suis pas méchante, c'est que j'ai sauvé ça des mains de la police, et que je suis toute prête à le lui rendre, si elle vient me le demander elle-même.
Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget le flaira, ricana en lisant: « Louise à son bon ami Florent; » puis, de sa voix pointue:
-- Vous avez peut-être tort. Vous devriez garder ça.
-- Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent. Aujourd'hui, c'est le jour de la réconciliation. Il y en a assez, le quartier doit redevenir tranquille.
-- Eh bien! voulez-vous que j'aille dire à la Normande que vous l'attendez? demanda la vieille.
-- Oui, vous me ferez plaisir.
Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup la poissonnière, eu lui disant qu'elle venait de voir son portrait dans la poche de Lisa. Mais elle ne put la décider tout de suite à la démarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions; elle irait, seulement la charcutière s'avancerait pour la recevoir jusqu'au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deux voyages, de l'une à l'autre, pour bien régler les points de l'entrevue. Enfin, elle eut la joie de négocier ce raccommodement qui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une dernière fois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit des ciseaux, dans le plâtre.
Puis, après avoir rendu une réponse définitive à la charcutière, elle se hâta d'aller chercher madame Lecoeur et la Sarriette. Elles s'établirent toutes trois au coin du pavillon de la marée, sur le trottoir, en face de la charcuterie. Là, elles ne pouvaient rien perdre de l'entrevue. Elles s'impatientaient, feignant de causer entre elles, guettant la rue Pirouette, d'où la Normande devait sortir. Dans les Halles, le bruit de la réconciliation courait déjà; les marchandes, droites à leur banc, se haussant, cherchaient à voir; d'autres, plus curieuses, quittant leur place, vinrent même se planter sous la rue couverte. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier était dans l'attente.
Ce fut solennel. Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette, les respirations restèrent coupées.
-- Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.
-- Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecoeur; elle est trop effrontée.
La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignait accepter la paix. Elle avait fait une toilette soignée, coiffée avec ses cheveux frisés, relevant un coin de son tablier pour montrer sa jupe de cachemire; elle étrennait même un noeud de dentelle d'une grande richesse. Comme elle sentait les Halles la dévisager, elle se rengorgea encore en approchant de la charcuterie. Elle s'arrêta devant la porte.
-- Maintenant, c'est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget. Regardez bien.
La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa la boutique sans se presser, vint tendre la main à la belle Normande. Elle était également très comme il faut, avec son linge éblouissant, son grand air de propreté. Un murmure courut la poissonnerie; toutes les têtes, sur le trottoir, se rapprochèrent, causant vivement. Les deux femmes étaient dans la boutique, et les crépines de l'étalage empêchaient de les bien voir. Elles semblaient causer affectueusement, s'adressaient de petits saluts, se complimentaient sans doute.
-- Tiens! reprit mademoiselle Saget, la belle Normande achète quelque chose... Qu'est-ce donc qu'elle achète? C'est une andouille, je crois... Ah! voilà! Vous n'avez pas vu, vous autres? La belle Lisa vient de lui rendre la photographie, en lui mettant l'andouille dans la main.
Puis, il y eut encore des salutations. La belle Lisa, dépassant même les amabilités réglées à l'avance, voulut accompagner la belle Normande jusque sur le trottoir. Là, elles rirent toutes les deux, se montrèrent au quartier en bonnes amies. Ce fut une véritable joie pour les Halles; les marchandes revinrent à leur banc, en déclarant que tout s'était très-bien passé.
Mais mademoiselle Saget retint madame Lecoeur et la Sarriette. Le drame se nouait à peine. Elles couvaient toutes trois des yeux la maison d'en face, avec une âpreté de curiosité qui cherchait à voir à travers les pierres. Pour patienter, elles causèrent encore de la belle Normande.
-- La voilà sans homme, dit madame Lecoeur.
-- Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, qui se mit à rire.
-- Oh! monsieur Lebigre, il ne voudra plus.
Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant:
-- Vous ne le connaissez guère. Il se moque pas mal de tout ça. C'est un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande est riche. Dans deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. Il y a longtemps que la mère Méhudin travaille à ce mariage.
-- N'importe, reprit la marchande de beurre, le commissaire ne l'en a
pas moins trouvée couchée avec ce Florent
-- Mais non, je ne vous ai pas dit ça... Le grand maigre venait de partir. J'étais là, quand on a regardé dans le lit. Le commissaire a tâté avec la main. Il y avait deux places toutes chaudes...
La vieille reprit haleine, et d'une voix indignée:
-- Ah! voyez-vous, ce qui m'a fait le plus de mal, c'est d'entendre toutes les horreurs que ce gueux apprenait au petit Muche. Non, vous ne pouvez pas croire... Il y en avait un gros paquet.
-- Quelles horreurs? demanda la Sarriette alléchée.
-- Est-ce qu'on sait! Des saletés, des cochonneries. Le commissaire a dit que ça suffisait pour le faire pendre ... C'est un monstre, cet homme-là. Aller s'attaquer à un enfant, s'il est permis! Le petit Muche ne vaut pas grand'chose mais ce n'est pas une raison pour le fourrer avec les rouges, ce marmot, n'est-ce pas?
-- Bien sûr, répondirent les deux autres.
-- Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout ce micmac. Je vous le disais, vous vous rappelez: « Il y a un micmac chez les Quenu qui ne sent pas bon. » Vous voyez si j'avais le nez fin ... Dieu merci, le quartier va pouvoir respirer un peu. Ça demandait un fier coup de balai; car, ma parole d'honneur, on finissait par avoir peur d'être assassiné en plein jour. On ne vivait plus. C'étaient des cancans, des fâcheries, des tueries. Et ça pour un seul homme, pour ce Florent... Voilà la belle Lisa et la belle Normande remises; c'est très-bien de leur part, elles devaient ça à la tranquillité de tous. Maintenant, le reste marchera bon train, vous allez voir ... Tiens, ce pauvre monsieur Quenu qui rit là-bas.
Quenu, en effet, était de nouveau sur le trottoir, débordant dans son tablier blanc, plaisantant avec la petite bonne de madame Taboureau. Il était très-gaillard, ce matin-là. Il pressait les mains de la petite bonne, lui cassait les poignets à la faire crier, dans sa belle humeur de charcutier. Lisa avait toutes les peines du monde à le renvoyer à la cuisine. Elle marchait d'impatience dans la boutique, craignant que Florent n'arrivât, appelant son mari pour éviter une rencontre.
-- Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Ce pauvre monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme un innocent!... Vous savez que madame Taboureau disait qu'elle se fâcherait avec les Quenu, s'ils se déconsidéraient davantage en gardant leur Florent chez eux.
-- En attendant, ils gardent l'héritage, fit remarquer madame Lecoeur.
-- Eh! non, ma bonne... L'autre a eu sa part.
-- Vrai... Comment le savez-vous?
-- Pardieu! ça se voit, reprit la vieille, après une courte hésitation, et sans donner d'autre preuve. Il a même pris plus que sa part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers de francs... Il faut dire qu'avec des vices, ça va vite... Ah! vous ignorez, peut-être: il avait une autre femme...
-- Ça ne m'étonne pas, interrompit la Sarriette; ces hommes maigres sont de fiers hommes.
-- Oui, et pas jeune encore, cette femme. Vous savez, quand un homme en veut, il en veut; il en ramasserait par terre... Madame Verlaque, la femme de l'ancien inspecteur, vous la connaissez bien, cette dame toute jaune...
Mais les deux autres se récrièrent. Ce n'était pas possible. Madame Verlaque était abominable. Alors mademoiselle Saget s'emporta.
-- Quand je vous le dis! Accusez-moi de mentir, n'est-ce pas?... On a des preuves, on a trouvé des lettres de cette femme, tout un paquet de lettres, dans lesquelles elle lui demandait de l'argent, des dix et vingt francs à la fois. C'est clair, enfin... À eux deux, ils auront fait mourir le mari.
La Sarriette et madame Lecoeur furent convaincues. Mais elles perdaient patience. Il y avait plus d'une heure qu'elles attendaient sur le trottoir. Elles disaient que, pendant ce temps, on les volait peut-être, à leurs bancs. Alors, ma demoiselle Saget les retenait avec une nouvelle histoire Florent ne pouvait pas s'être sauvé; il allait revenir; ce serait très-intéressant, de le voir arrêter. Et elle donnait des détails minutieux sur la souricière, tandis que la marchande de beurre et la marchande de fruits continuaient à examiner la maison de haut en bas, épiant chaque ouverture, s'attendant à voir des chapeaux de sergents de ville à toutes les fentes. La maison, calme et muette, baignait béatement dans le soleil du matin.
-- Si l'on dirait que c'est plein de police! murmura madame Lecoeur.
-- Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille. Voyez-vous, ils ont laissé la fenêtre comme ils l'ont trouvée... Ah! regardez, il y en a un, je crois, caché derrière le grenadier, sur la terrasse.
Elles tendirent le cou, elles ne virent rien.
-- Non, c'est l'ombre, expliqua la Sarriette. Les petits rideaux eux-mêmes ne remuent pas. Ils ont dû s'asseoir tous dans la chambre et ne plus bouger.
À ce moment, elles aperçurent Gavard qui sortait du pavillon de la marée, l'air préoccupé. Elles se regardèrent avec des yeux luisants, sans parler. Elles s'étaient rapprochées, droites dans leurs jupes tombantes. Le marchand de volailles vint à elles.
-- Est-ce que vous avez vu passer Florent? demanda-t-il. Elles ne répondirent pas.
-- J'ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard. Il n'est pas à la poissonnerie. Il doit être remonté chez lui... Vous l'auriez vu, pourtant.
Les trois femmes étaient un peu pâles. Elles se regardaient toujours, d'un air profond, avec de légers tressaillements aux coins des lèvres. Comme son beau-frère hésitait:
-- Il n'y a pas cinq minutes que nous sommes là, dit nettement madame Lecoeur. Il aura passé auparavant.
-- Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavard en riant.
La Sarriette fit un mouvement, comme pour l'arrêter; mais sa tante lui prit le bras, la ramena, en lui soufflant à l'oreille:
-- Laisse donc, grande bête! C'est bien fait pour lui. Ça lui apprendra à nous marcher dessus.
-- Il n'ira plus dire que je mange de la viande gâtée, murmura plus bas encore mademoiselle Saget.
Puis, elles n'ajoutèrent rien. La Sarriette était très-rouge; les deux autres restaient toutes jaunes. Elles tournaient la tête maintenant, gênées par leurs regards, embarrassées de leurs mains, qu'elles cachèrent sous leurs tabliers. Leurs yeux finirent par se lever instinctivement sur la maison, suivant Gavard à travers les pierres, le voyant monter les cinq étages. Quand elles le crurent dans la chambre, elles s'examinèrent de nouveau, avec des coups d'oeil de côté. La Sarriette eut un rire nerveux. Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtre remuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte. Mais la façade de la maison gardait sa tranquillité tiède; un quart d'heure s'écoula, d'une paix absolue, pendant lequel une émotion croissante les prit à la gorge. Elles défaillaient, lorsqu'un homme, sortant de l'allée, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plus tard, Gavard descendait, suivi de deux agents. Lisa, qui était venue sur le trottoir, en apercevant le fiacre, se hâta de rentrer dans la charcuterie.
Gavard était blême. En haut, on l'avait fouillé, on avait trouvé sur lui son pistolet et sa boîte de cartouches. À la rudesse du commissaire, au mouvement qu'il venait de faire en entendant son nom, il se jugeait perdu. C'était un dénoûment terrible, auquel il n'avait jamais nettement songé. Les Tuileries ne lui pardonneraient pas. Ses jambes fléchissaient, comme si le peloton d'exécution l'eût attendu. Lorsqu'il vit la rue, pourtant, il trouva assez de force dans sa vantardise pour marcher droit. Il eut même un dernier sourire, en pensant que les Halles le voyaient et qu'il mourrait bravement.
Cependant, la Sarriette et madame Lecoeur étaient accourues. Quand elles eurent demandé une explication, la marchande de beurre se mit à sangloter, tandis que la nièce, très-émue, embrassait son oncle. Il la tint serrée entre ses bras, en lui remettant une clef et en lui murmurant à l'oreille:
-- Prends tout, et brûle les papiers.
Il monta en fiacre, de l'air dont il serait monté sur l'échafaud. Quand la voiture eut disparu au coin de la rue Pierre-Lescot, madame Lecoeur aperçut la Sarriette qui cherchait à cacher la clef dans sa poche.
-- C'est inutile, ma petite, lui dit-elle les dents serrées, j'ai vu qu'il te la mettait dans la main... Aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu, j'irai tout lui dire à la prison, si tu n'es pas gentille avec moi.
-- Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarriette avec un sourire embarrassé.
-- Allons tout de suite chez lui, alors. Ce n'est pas la peine de laisser aux argousins le temps de mettre leurs pattes dans ses armoires.
Mademoiselle Saget qui avait écouté, avec des regards flamboyants, les suivit, courut derrière elles, de toute la longueur de ses petites jambes. Elle se moquait bien d'attendre Florent, maintenant. De la rue Rambuteau à la rue de la Cossonnerie, elle se fit très-humble; elle était pleine d'obligeance, elle offrait de parler la première à la portière, madame Léonce.
-- Nous verrons, nous verrons, répétait brièvement la marchande de beurre.
Il fallut en effet parlementer. Madame Léonce ne voulait pas laisser monter ces dames à l'appartement de son locataire. Elle avait la mine très-austère, choquée par le fichu mal noué de la Sarriette.. Mais quand la vieille demoiselle lui eut dit quelques mots tout bas, et qu'on lui eut montré la clef, elle se décida. En haut, elle ne livra les pièces qu'une à une, exaspérée, le coeur saignant comme si elle avait dû indiquer elle-même à des voleurs l'endroit où son argent se trouvait caché.
-- Allez, prenez tout, s'écria-t-elle, en se jetant dans un fauteuil.
La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. Madame Lecoeur, d'un air soupçonneux, la suivait de si près, était tellement sur elle, qu'elle lui dit:
-- Mais, ma tante, vous me gênez. Laissez-moi les bras libres, au moins.
Enfin, une armoire s'ouvrit, en face de la fenêtre, entre la cheminée et le lit. Les quatre femmes poussèrent un soupir. Sur la planche du milieu, il y avait une dizaine de mille francs en pièces d'or, méthodiquement rangées par petites piles. Gavard, dont la fortune était prudemment déposée chez un notaire, gardait cette somme en réserve pour « le coup de chien. » Comme il le disait avec solennité, il tenait prêt son apport dans la révolution. Il avait vendu quelques titres, goûtant une jouissance particulière à regarder les dix mille francs chaque soir, les couvant des yeux, en leur trouvant la mine gaillarde et insurrectionnelle. La nuit, il rêvait qu'on se battait dans son armoire; il y entendait des coups de fusil, des pavés arrachés et roulant, des voix de vacarme et de triomphe: c'était son argent qui faisait de l'opposition.
La Sarriette avait tendu les mains, avec un cri de joie.
-- Bas les griffes! ma petite, dit madame Lecoeur d'une vois rauque.
Elle était plus jaune encore, dans le reflet de l'or, la face marbrée par la bile, les yeux brûlés par la maladie de foie qui la minait sourdement. Derrière elle, mademoiselle Saget se haussait sur la pointe des pieds, en extase, regardant jusqu'au fond de l'armoire. Madame Léonce, elle aussi, s'était levée, mâchant des paroles sourdes.
-- Mon oncle m'a dit de tout prendre, reprit nettement la jeune femme.
-- Et moi qui l'ai soigné, cet homme, je n'aurai rien, alors, s'écria la portière.
Madame Lecoeur étouffait; elle les repoussa, se cramponna à l'armoire, en bégayant:
-- C'est mon bien, je suis sa plus proche parente, vous êtes des voleuses, entendez-vous... J'aimerais mieux tout jeter par la fenêtre.
Il y eut un silence, pendant lequel elles se regardèrent toutes les quatre avec des regards louches. Le foulard de la Sarriette s'était tout à fait dénoué; elle montrait la gorge, adorable de vie, la bouche humide, les narines roses. Madame Lecoeur s'assombrit encore en la voyant si belle de désir.
-- Écoute, lui dit-elle d'une voix plus sourde, ne nous battons pas... Tu es sa nièce, je veux bien partager... Nous allons prendre une pile, chacune à notre tour.
Alors, elles écartèrent les deux autres. Ce fut la marchande de beurre qui commença. La pile disparut dans ses jupes. Puis, la Sarriette prit une pile également. Elles se surveillaient, prêtes à se donner des tapes sur les mains. Leurs doigts s'allongeaient régulièrement, des doigts horribles et noueux, des doigts blancs et d'une souplesse de soie. Elles s'emplirent les poches. Lorsqu'il ne resta plus qu'une pile, la jeune femme ne voulut pas que sa tante l'eût, puisque c'était elle qui avait commencé. Elle la partagea brusquement entre mademoiselle Saget et madame Léonce, qui les avaient regardées empocher l'or avec des piétinements de fièvre.
-- Merci, gronda la portière, cinquante francs, pour l'avoir dorloté avec de la tisane et du bouillon! Il disait qu'il n'avait pas de famille, ce vieil enjôleur.
Madame Lecoeur, avant de fermer l'armoire, voulut la visiter de haut en bas. Elle contenait tous les livres politiques défendus à la frontière, les pamphlets de Bruxelles, les histoires scandaleuses des Bonaparte, les caricatures étrangères ridiculisant l'empereur. Un des grands régals de Gavard était de s'enfermer parfois avec un ami pour lui montrer ces choses compromettantes.
-- Il m'a bien recommandé de brûler les papiers, fit remarquer la Sarriette.
-- Bah! nous n'avons pas de feu, ça serait trop long... Je flaire la police. Il faut déguerpir.
Et elles s'en allèrent toutes quatre. Elles n'étaient pas au bas de l'escalier, que la police se présenta. Madame Léonce dut remonter, pour accompagner ces messieurs. Les trois autres, serrant les épaules, se hâtèrent de gagner la rue. Elles marchaient vite, à la file, la tante et la nièce gênées par le poids de leurs poches pleines. La Sarriette qui allait la première, se retourna, en remontant sur le trottoir de la rue Rambuteau, et dit avec son rire tendre:
-- Ça me bat contre les cuisses.
Et madame Lecoeur lâcha une obscénité, qui les amusa.
Elles goûtaient une jouissance à sentir ce poids qui leur tirait les jupes, qui se pendait à elles comme des mains chaudes de caresses. Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poing fermé. Elle restait sérieuse, bâtissait un plan pour tirer encore quelque chose de ces grosses poches qu'elle suivait. Comme elles se retrouvaient au coin de la poissonnerie:
-- Tiens! dit la vieille, nous revenons au bon moment, voilà le Florent qui va se faire pincer.
Florent, en effet, rentrait de sa longue course. Il alla changer de paletot dans son bureau, se mit à sa besogne quotidienne, surveillant le lavage des pierres, se promenant lentement le long des allées. Il lui sembla qu'on le regardait singulièrement; les poissonnières chuchotaient sur son passage, baissaient le nez, avec des yeux sournois. Il crut à quelque nouvelle vexation. Depuis quelque temps, ces grosses et terribles femmes ne lui laissaient pas une matinée de repos. Mais comme il passait devant le banc des Méhudin, il fut très-surpris d'entendre la mère lui dire d'une voix doucereuse:
-- Monsieur Florent, il y a quelqu'un qui est venu vous demander tout à l'heure. C'est un monsieur d'un certain âge. Il est monté vous attendre dans votre chambre.
La vieille poissonnière, tassée sur une chaise, goûtait, à dire ces choses, un raffinement de vengeance qui agitait d'un tremblement sa masse énorme. Florent, doutant encore, regarda la belle Normande. Celle-ci, remise complètement avec sa mère, ouvrait son robinet, tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.
-- Vous êtes bien sûre? demanda-t-il.
-- Oh! tout à fait sûre, n'est-ce pas, Louise? reprit la vieille d'une voix plus aiguë.
Il pensa que c'était sans doute pour la grande affaire, et il se décida à monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en se retournant machinalement, il aperçut la belle Normande qui le suivait des yeux, la face toute grave. Il passa à côté des trois commères.
-- Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est vide. La belle Lisa n'est pas une femme à se compromettre.
C'était vrai, la charcuterie était vide. La maison gardait sa façade ensoleillée, son air béat de bonne maison se chauffant honnêtement le ventre aux premiers rayons. En haut, sur la terrasse, le grenadier était tout fleuri. Comme Florent traversait la chaussée, il fit un signe de tête amical à Logre et à monsieur Lebigre, qui paraissaient prendre l'air sur le seuil de l'établissement de ce dernier. Ces messieurs lui sourirent. Il allait s'enfoncer dans l'allée, lorsqu'il crut apercevoir, au bout de ce couloir étroit et sombre, la face pâle d'Auguste qui s'évanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup d'oeil dans la charcuterie, pour s'assurer que le monsieur d'un certain âge ne s'était pas arrêté là. Mais il ne vit que Mouton, assis sur un billot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec son double menton et ses grandes moustaches hérissées de chat défiant. Quand il se fut décidé à entrer dans l'allée, le visage de la belle Lisa se montra au fond, derrière le petit rideau d'une porte vitrée.
Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres et les gorges énormes retenaient leur haleine, attendait qu'il eût disparu. Puis tout déborda, les gorges s'étalèrent, les ventres crevèrent d'une joie mauvaise. La farce avait réussi. Rien n'était plus drôle. La vieille Méhudin riait avec des secousses sourdes, comme une outre pleine que l'on vide. Son histoire du monsieur d'un certain âge faisait le tour du marché, paraissait à ces dames extrêmement drôle. Enfin, le grand maigre était emballé, on n'aurait plus toujours là sa fichue mine, ses yeux de forçat. Et toutes lui souhaitaient bon voyage, en comptant sur un inspecteur qui fut bel homme. Elles couraient d'un banc à l'autre, elles auraient dansé autour de leurs pierres comme des filles échappées. La belle Normande regardait cette joie, toute droite, n'osant bouger de peur de pleurer, les mains sur une grande raie pour calmer sa fièvre.
-- Voyez-vous ces Méhudin qui le lâchent, quand il n'a plus le sou, dit madame Lecoeur.
-- Tiens! elles ont raison, répondit mademoiselle Saget. Puis, ma chère, c'est la fin, n'est-ce pas? Il ne faut plus se manger... Vous êtes contente, vous. Laissez les autres arranger leurs affaires.
-- Il n'y a que les vieilles qui rient, fit remarquer la Sarriette. La Normande n'a pas l'air gai.
Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un mouton. Les agents se jetèrent sur lui avec rudesse, croyant sans doute à une résistance désespérée. Il les pria doucement de le lâcher. Puis, il s'assit, pendant que les hommes emballaient les papiers, les écharpes rouges, les brassards et les guidons. Ce dénoûment ne semblait pas le surprendre; il était un soulagement pour lui, sans qu'il voulût se le confesser nettement. Mais il souffrait, à la pensée de la haine qui venait de le pousser dans cette chambre. Il revoyait la face blême d'Auguste, les nez baissés des poissonnières; il se rappelait les paroles de la mère Méhudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide; et il se disait que les Halles étaient complices, que c'était le quartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait la boue de ces rues grasses.
Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans un éclair, il évoqua tout d'un coup l'image de Quenu, il fut pris au coeur d'une angoisse mortelle.
-- Allons, descendez, dit brutalement un agent.
Il se leva, il descendit. Au troisième étage, il demanda à remonter; il prétendait avoir oublié quelque chose. Les hommes ne voulurent pas, le poussèrent. Lui, se fit suppliant. Il leur offrit même quelque argent qu'il avait sur lui. Deux consentirent enfin à le reconduire à la chambre, en le menaçant de lui casser la tête, s'il essayait de leur jouer un mauvais tour. Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. Dans la chambre, il alla droit à la cage du pinson, prit l'oiseau, le baisa entre les deux ailes, lui donna la volée. Et il le regarda, dans le soleil, se poser sur le toit de la poissonnerie, comme étourdi, puis, d'un autre vol, disparaître par-dessus les Halles, du côté du square des Innocents. Il resta encore un instant en face du ciel, du ciel libre; il songeait aux ramiers roucoulants des Tuileries, aux pigeons des resserres, la gorge crevée par Marjolin. Alors, tout se brisa en lui, il suivit les agents qui remettaient leurs revolvers dans la poche, en haussant les épaules.
Au bas de l'escalier, Florent s'arrêta devant la porte qui ouvrait sur la cuisine de la charcuterie. Le commissaire, qui l'attendait là, presque touché par sa douceur obéissante, lui demanda:
-- Voulez-vous dire adieu à votre frère?
Il hésita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terrible de hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuper son mari, avait imaginé de lui faire emballer dans la matinée le boudin qu'il ne fabriquait d'ordinaire que le soir. L'oignon chantait sur le feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu qui dominait le vacarme, disant:
-- Ah! sapristi, le boudin sera bon... Auguste, passez-moi les gras!
Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer dans cette cuisine chaude, pleine de l'odeur forte de l'oignon cuit. Il passa devant la porte, heureux de croire que son frère ne savait rien, hâtant le pas pour éviter un dernier chagrin à la charcuterie. Mais, en recevant au visage le grand soleil de la rue, il eut honte, il monta dans le fiacre, l'échine pliée, la figure terreuse. Il sentait en face de lui la poissonnerie triomphante, il lui semblait que tout le quartier était là qui jouissait.
-- Hein! la fichue mine, dit Mademoiselle Saget.
-- Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac, ajouta madame Lecoeur.
-- Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches, j'ai vu guillotiner un homme qui avait tout à fait cette figure-là.
Elles s'étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voir encore, dans le fiacre. Au moment où la voiture s'ébranlait, la vieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leur montrant Claire qui débouchait de la rue Pirouette, affolée, les cheveux dénoués, les ongles saignants. Elle avait descellé sa porte. Quand elle comprit qu'elle arrivait trop tard, qu'on emmenait Florent, elle s'élança derrière le fiacre, s'arrêta presque aussitôt avec un geste de rage impuissante, montra le poing aux roues qui fuyaient. Puis, toute rouge sous la fine poussière de plâtre qui la couvrait, elle rentra en courant rue Pirouette.
-- Est-ce qu'il lui avait promis le mariage! s'écria la Sarriette en riant. Elle est toquée, cette grande bête!
Le quartier se calma. Des groupes, jusqu'à la fermeture des pavillons, causèrent des événements de la matinée. On regardait curieusement dans la charcuterie. Lisa évita de paraître, laissant Augustine au comptoir. L'après-midi, elle crût devoir enfin tout dire à Quenu, de peur que quelque bavarde ne lui portât le coup trop rudement. Elle attendit d'être seule avec lui dans la cuisine, sachant qu'il s'y plaisait, qu'il y pleurerait moins. Elle procéda, d'ailleurs, avec des ménagements maternels. Mais quand il connut la vérité, il tomba sur la planche à hacher, il fondit en larmes comme un veau.
-- Voyons, mon pauvre gros, ne te désespère pas comme cela, tu vas te faire du mal, lui dit Lisa en le prenant dans ses bras.
Ses yeux coulaient sur son tablier blanc, sa masse inerte avait des remous de douleur. Il se tassait, se fondait. Quand il put parler:
-- Non, balbutia-t-il, tu ne sais pas combien il était bon pour moi, lorsque nous habitions rue Royer-Collard. C'était lui qui balayait, qui faisait la cuisine... Il m'aimait comme son enfant, vois-tu; il revenait crotté, las à ne plus remuer; et moi, je mangeais bien, j'avais chaud, à la maison... Maintenant, voilà qu'on va le fusiller.
Lisa se récria, dit qu'on ne le fusillerait pas. Mais il secouait la tête. Il continua:
-- Ça ne fait rien, je ne l'ai pas assez aimé. Je puis bien dire ça, à cette heure. J'ai eu mauvais coeur, j'ai hésité à lui rendre sa part de l'héritage...
-- Eh! je la lui ai offerte plus de dix fois, s'écria-t-elle. Nous n'avons rien à nous reprocher.
-- Oh! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui aurais tout donné... Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu! Ce sera le chagrin de toute ma vie. Je penserai toujours que si j'avais partagé avec lui, il n'aurait pas mal tourné une seconde fois... C'est ma faute, c'est moi qui l'ai livré.
Elle se fit plus douce, lui dit qu'il ne fallait pas se frapper l'esprit. Elle plaignait même Florent. D'ailleurs, il était très-coupable. S'il avait eu plus d'argent, peut-être qu'il aurait fait davantage de bêtises. Peu à peu, elle arrivait à laisser entendre que ça ne pouvait pas finir autrement, que tout le monde allait se mieux porter. Quenu pleurait toujours, s'essuyait les joues avec son tablier, étouffant ses sanglots pour l'écouter, puis éclatant bientôt en larmes plus abondantes, il avait machinalement mis les doigts dans un tas de chair à saucisse qui se trouvait sur la planche à hacher; il y faisait des trous, la pétrissait rudement.
-- Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continua Lisa. C'est que nous n'avions plus nos habitudes. J'étais très-inquiète, sans le le dire; je voyais bien que tu baissais.
-- N'est-ce pas? murmura-t-il, en cessant un instant de sangloter.
-- Et la maison, non plus, n'a pas marché cette année. C'était comme un sort... Va, ne pleure pas, tu verras comme tout reprendra. Il faut pourtant que tu te conserves pour moi et pour ta fille. Tu as aussi des devoirs à remplir envers nous.
Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. L'émotion le reprenait, mais une émotion attendrie qui mettait déjà un sourire vague sur sa face navrée. Lisa le sentit convaincu. Elle appela vite Pauline qui jouait dans la boutique, la lui mit sur les genoux, en disant:
-- Pauline, n'est-ce pas que ton père doit être raisonnable? Demande-lui gentiment de ne plus nous faire de la peine.
L'enfant le demanda gentiment. Ils se regardèrent, serrés dans la même embrassade, énormes, débordants, déjà convalescents de ce malaise d'une année dont ils sortaient à peine; et ils se sourirent, de leurs larges figures rondes, tandis que la charcutière répétait:
-- Après tout, il n'y a que nous trois, mon gros, il n'y a a que nous trois.
Deux mois plus tard, Florent était de nouveau condamné à la déportation. L'affaire fit un bruit énorme. Les journaux s'emparèrent des moindres détails, donnèrent les portraits des accusés, les dessins des guidons et des écharpes, les plans des lieux où la bande se réunissait. Pendant quinze jours, il ne fut question dans Paris que du complot des Halles. La police lançait des notes de plus en plus inquiétantes; on finissait par dire que tout le quartier Montmartre était miné. Au Corps législatif, l'émotion fut si grande, que le centre et la droite oublièrent cette malencontreuse loi de dotation qui les avait un instant divisés, et se réconcilièrent, en votant à une majorité écrasante le projet d'impôt impopulaire, dont les faubourgs eux-mêmes n'osaient plus se plaindre, dans la panique qui soufflait sur la ville. Le procès dura toute une semaine. Florent se trouva profondément surpris du nombre considérable de complices qu'on lui donna. Il en connaissait au plus six ou sept sur les vingt et quelques, assis au banc des prévenus. Après la lecture de l'arrêt, il crut apercevoir le chapeau et le dos innocent de Robine s'en allant doucement au milieu de la foule. Logre était acquitté, ainsi que Lacaille. Alexandre avait deux ans de prison pour s'être compromis en grand enfant. Quant à Gavard, il était, comme Florent, condamné à la déportation. Ce fut un coup de massue qui l'écrasa dans ses dernières jouissances, au bout de ces longs débats qu'il avait réussi à emplir de sa personne. Il payait cher sa verve opposante de boutiquier parisien. Deux grosses larmes coulèrent sur sa face effarée de gamin en cheveux blancs.
Et, un matin d'août, au milieu du réveil des Halles, Claude Lantier, qui promenait sa flânerie dans l'arrivage des légumes, le ventre serré par sa ceinture rouge, vint toucher la main de madame François, à la pointe Saint-Eustache. Elle était là, avec sa grande figure triste, assise sur ses navets et ses carottes. Le peintre restait sombre, malgré le clair soleil qui attendrissait déjà le velours gros vert des montagnes de choux.
-- Eh bien! c'est fini, dit-il. Ils le renvoient là bas... Je crois qu'ils l'ont déjà expédié à Brest.
La maraîchère eut un geste de douleur muette. Elle promena la main lentement autour d'elle, elle murmura d'une voix sourde:
-- C'est Paris, c'est ce gueux de Paris.
-- Non, je sais qui c'est, ce sont des misérables, reprit Claude dont les poings se serraient. Imaginez-vous, madame François, qu'il n'y a pas de bêtises qu'ils n'aient dites, au tribunal... Est-ce qu'ils ne sont pas allés jusqu'à fouiller les cahiers de devoirs d'un enfant! Ce grand imbécile de procureur a fait là-dessus une tartine, le respect de l'enfance par-ci, l'éducation démagogique par-là... J'en suis malade.
Il fut pris d'un frisson nerveux; il continua, en renfonçant les épaules dans son paletot verdâtre:
-- Un garçon doux comme une fille, que j'ai vu se trouver mal en regardant saigner des pigeons... Ça m'a fait rire de pitié, quand je l'ai aperçu entre deux gendarmes. Allez, nous ne le verrons plus, il restera là-bas, cette fois.
-- Il aurait dû m'écouter, dit la maraîchère au bout d'un silence, venir à Nanterre, vivre là, avec mes poules et mes lapins... Je l'aimais bien, voyez-vous, parce que j'avais compris qu'il était bon. Ou aurait pu être heureux... C'est un grand chagrin... Consolez-vous, n'est-ce pas? monsieur Claude. Je vous attends, pour manger une omelette, un de ces matins.
Elle avait des larmes dans les yeux. Elle se leva, en femme vaillante qui porte rudement la peine.
-- Tiens! reprit-elle, voilà la mère Chantemesse qui vient m'acheter des navets. Toujours gaillarde, cette grosse mère Chantemesse...
Claude s'en alla, rôdant sur le carreau. Le jour, en gerbe blanche, avait monté du fond de la rue Rambuteau. Le soleil, au ras des toits, mettait des rayons roses, des nappes tombantes qui touchaient déjà les pavés. Et Claude sentait un réveil de gaieté dans les grandes Halles sonores, dans le quartier empli de nourritures entassées. C'était comme une joie de guérison, un tapage plus haut de gens soulagés enfin d'un poids qui leur gênait l'estomac. Il vit la Sarriette, avec une montre d'or, chantant au milieu de ses prunes et de ses fraises, tirant les petites moustaches de monsieur Jules, vêtu d'un veston de velours. Il aperçut madame Lecoeur et mademoiselle Saget qui passaient sous une rue couverte, moins jaunes, les joues presques roses, en bonnes amies amusées par quelque histoire. Dans la poissonnerie, la mère Méhudin, qui avait repris son banc, tapait ses poissons, engueulait le monde, clouait le bec du nouvel inspecteur, un jeune homme auquel elle avait juré de donner le fouet; tandis que Claire, plus molle, plus paresseuse, ramenait, de ses mains bleuies par l'eau des viviers, un tas énorme d'escargots que la have moirait de fils d'argent. À la triperie, Auguste et Augustine venaient acheter des pieds de cochon, avec leur mine tendre de nouveaux mariés, et repartaient en carriole pour leur charcuterie de Montrouge. Puis, comme il était huit heures, qu'il faisait déjà chaud, il trouva, en revenant rue Rambuteau, Muche et Pauline jouant au cheval: Muche marchait à quatre pattes, pendant que Pauline, assise sur son dos, se tenait à ses cheveux pour ne pas tomber. Et, sur les toits des Halles, au bord des gouttières, une ombre qui passa lui fit lever la tête: c'étaient Cadine et Marjolin riant et s'embrassant, brûlant dans le soleil, dominant le quartier de leurs amours de bêtes heureuses.
Alors, Claude leur montra le poing. Il était exaspéré par cette fête du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que les Gras avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras, s'arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle digestion. Comme il s'arrêtait en face de la rue Pirouette, le spectacle qu'il eut à sa droite et à sa gauche, lui porta le dernier coup.
À sa droits, la belle Normande, la belle madame Lebigre, comme on la nommait maintenant, était debout sur le seuil de sa boutique. Son mari avait enfin obtenu de joindre à son commerce de vin un bureau de tabac, rêve depuis longtemps caressé, et qui s'était enfin réalisé, grâce à de grands services rendus. La belle madame Lebigre lui parut superbe, en robe de soie, les cheveux frisés, prête à s'asseoir dans son comptoir, où tous les messieurs du quartier venaient lui acheter leurs cigares et leurs paquets de tabac. Elle était devenue distinguée, tout à fait dame. Derrière elle, la salle, repeinte, avait des pampres fraîches, sur un fond tendre; le zinc du comptoir luisait; tandis que les fioles de liqueur allumaient dans la glace des feux plus vifs. Elle riait à la claire matinée.
À sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenait toute la largeur de la porte. Jamais son linge n'avait eu une telle blancheur; jamais sa chair reposée, sa face rose, ne s'était encadrée dans des bandeaux mieux lissés. Elle montrait un grand calme repu, une tranquillité énorme, que rien ne troublait, pas même un sourire. C'était l'apaisement absolu, une félicité complète, sans secousse, sans vie, baignant dans l'air chaud. Son corsage tendu digérait encore le bonheur de la veille; ses mains potelées, perdues dans le tablier, ne se tendaient même pas pour prendre le bonheur de la journée, certaines qu'il viendrait à elles. Et, à côté, l'étalage avait une félicité pareille; il était guéri, les langues fourrées s'allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures jaunes, les guirlandes de saucisses n'avaient plus cet air désespéré qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans la cuisine, accompagné d'un tintamarre réjouissant de casseroles. La charcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. Les bandes de lard entrevues, les moitiés de cochon pendues contre les marbres, mettaient là des rondeurs de ventre, tout un triomphe du ventre, tandis que Lisa, immobile, avec sa carrure digne, donnait aux Halles le bonjour matinal, de ses grands yeux de forte mangeuse.
Puis, toutes deux se penchèrent. La belle madame Lebigre et la belle madame Quenu échangèrent un salut d'amitié.
Et Claude, qui avait certainement oublié de dîner la veille, pris de colère à les voir si bien portantes, si comme il faut, avec leurs grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d'une voix fâchée:
-- Quels gredins que les honnêtes gens!
Full text in English[2]
THE FAT AND THE THIN
[LE VENTRE DE PARIS]
BY
EMILE ZOLA
TRANSLATED. WITH AN INTRODUCTION, BY ERNEST ALFRED VIZETELLY
SOLE AUTHORISED ENGLISH VERSION
THE MARION COMPANY
NEW YORK
1915
Let me have men about me that are fat : Sleek -headed men, and such as sleep o' nights; Yond' Cassius has a lean and hungry look ; He thmks too much : such men are dangerous.
Shakespeare : Julius Casar, act i. so. z
INTRODUCTION
'The Fat and the Thin,' or, to use the French title, 'Le Ventre de Paris,' is a story of Hfe in and around those vast Central Markets which form a distinctive feature of modern Paris. Even the reader who has never crossed the Channel must have heard of the Parisian Holies, for much has been written about them, not only in English books on the French metropolis, but also in English newspapers, magazines, and reviews ; so that few, I fancy, will commence the perusal of the present volume without having, at all events, some know- ledge of its subject-matter.
The Paris markets form such a world of their own, and teem at certain hours of the day and night with such exuberance of life, that it was only natural they should attract the attention of a novelist like M. Zola, who, to use his own words, delights ' in any subject in which vast masses of people can be shown in motion.' Mr. Sherard tells us ' that the idea of 'Le Ventre de Paris' first occurred to M. Zola in 1872, when he used continually to take his friend Paul Alexis for a ramble through the Halles. I have in my possession, however, an article written by M. Zola some five or six years before that time, and in this one can already detect the germ of the present work ; just as the motif of another of M. Zola's novels, ' La Joie de Vivre,' can be traced to a short story written for a Russian review.
• Emile Zola: a Biographical and Critical Study, by Robert Harborough Sherard, pp. 103, 104. London, Chatto & Windas, 1893.
VI THE FAT AND THE THIN
Similar instances are frequently to be found in the writings of English as well as French novelists, and are, of course, easily explained. A young man imknown to fame, and unable to procure the publication of a long novel, often contents himself with embodying some particular idea in a short sketch or story, which finds its way into one or another periodical, where it lies buried and forgotten by everybody — excepting its author. Time goes by, however, the writer achieves some measure of success, and one day it occurs to him to elaborate and perfect that old idea of his, only a faint apergu of which, for lack of opportunity, he had been able to give in the past. With a little research, no doubt, an interesting essay might be written on these literary resuscita- tions ; but if one except certain novelists who are so deficient in ideas that they continue writing and rewriting the same story throughout their lives, it will, I think, be generally found that the revivals in question are due to some such reason as that given above.
It should be mentioned that the article of M. Zola's young days to which I have referred is not one on market life in particular, but one on violets. It contains, however, a vigorous, if brief, picture of the Halles in the small hours of the morning, and is instinct with that realistic descriptive power of which M. Zola has since given so many proofs. We hear the rumbhng and clattering of the market carts, we see the piles of red meat, the baskets of silvery fish, the moun- tains of vegetables, green and white ; in a few paragraphs the whole market world passes in kaleidoscopic fashion before our eyes by the pale, dancing light of the gas-lamps and the lanterns. Several years after the paper I speak of was published, when M. Zola began to issue ' Le Ventre de Paris,' M. Tournachon, better known as Nadar, the aeronaut and photographer, rushed into print to proclaim that the realistic novelist had simply pilfered his ideas from an account of the Halles which he (Tournachon) had but lately written. M. Zola, as is so often his wont, scorned to reply to this charge of plagiarism ; but, had he chosen, he could have
INTRODUCTION vH
promptly settled the matter by producing his own forgotten article.
At the risk of passing for a literary ghoul, I propose to exhume some portion of the paper in question, as, so far as translation can avail, it will show how M. Zola wrote and what he thought in 1867. After the description of the markets to which I have alluded, there comes the following passage : —
I was gazing at the preparations for the great daily orgy of Paris when I espied a throng of people bustling suspiciously in a comer. A few lanterns threw a yellow light upon this crowd. Children, women, and roen with outstretched hands were fumbling in dark piles which extended along the footway. I thought that those piles must be remnants of meat sold for a trifling price, and that all those wretched people were rushing upon them to feed. I drew near, and discovered my mistake. The heaps were not heaps of meat, but heaps of violets. All the flowery poesy of the streets of Paris lay there, on that muddy pavement, amidst mountains of food. The gardeners of the suburbs had brought their sweet-scented harvests to the markets and were disposing of them to the hawkers. From the rough fingers of their peasant growers the violets were passing to the dirty hands of those who would cry them in the streets. At winter time it is between four and six o'clock in the morning that the flowers of Paris are thus sold at the Halles. Whilst the city sleeps and its butchers are getting all ready for its daily attack of indigestion, a trade in poetry is plied in dark, dank corners. When the sun rises the loright red meat will be displayed in trim, carefully dressed joints, and the violets, mounted on bits of osier, will gleam softly within their elegant collars of green leaves. But when they arrive, in the dark night, the bullocks, already ripped open, discharge black blood, and the trodden flowers lie prone upon the footways. . . . I noticed just in front of me one large bunch which had slipped off a neighbouring mound and was almost bathing in the gutter. I picked it up. Underneath, it was soiled with mud ; the greasy, foetid sewer water had left black stains upon the flowers. And then, gazing at these exquisite daughters of our gardens and our woods, astray amidst all the filth of the city, I began to ponder. On what woman's bosom would those wretched flowerets open and bloom ? Some hawker would dip them in a paU of water, and of all the bitter odours of the Paris mud they would retain but a
viii THE FAT AND THE THIN
slight pungency, which would remain mingled with their own sweet perfume. The water would remove their stains, they would pale somewhat, and become a joy both for the smell and for the sight. Nevertheless, in the depths of each corolla there would still remain some particle of mud suggestive of impurity. And I asked myself how much love and passion was represented by all those heaps of flowers shivering in the bleak wind. To how many loving ones, and how many indifferent ones, and how many egotistical ones, would all those thousands and thousands of violets go 1 In a few hours' time they would be scattered to the four corners of Paris, and for a paltry copper the passers-by would purchase a glimpse and a whiff of springtide in the muddy streets.
Imperfect as the rendering may be, I think that the above passage will show that M. Zola was already possessed of a large amount of his acknowledged realistic power at the early date I have mentioned. I should also have liked to quote a rather amusing story of a priggish Philistine who ate violets with oil and vinegar, strongly peppered, but considerations of space forbid ; so I will pass to another passage, which is of more interest and importance. Both French and English critics have often contended that although M. Zola is a married man, he knows very little of women, as there has virtually never been any feminine romance in his life. There are those who are aware of the contrary, but whose tongues are stayed by considerations of delicacy and respect. Still, as the passage I am now about to reproduce is signed and acknowledged as fact by M. Zola himself, I see no harm in slightly raising the veil from a long-past episode in the master's life : —
The light was rising, and as I stood there before that footway transformed into a bed of flowers my strange night-fancies gave place to recollections at once sweet and sad. I thought of my last excursion to Fontenay-aux-Eoses, with the loved one, the good fairy of my twentieth year. Springtime was bxidding into birth, the tender foliage gleamed in the pale April sunshine. The little pathway skirting the hill was bordered by large fields of violets. As one passed along, a soft perfume seemed to penetrate one and make one languid. Bhe was leaning on my arm, faint
INTR OD UCTION w
with love from the sweet odour of the flowers. A whiteness hovered over the country-side, Utile insects huzzed in the sunshine, deep silence fell frona the heavens, and so low was the sound of our kisses that not a bird in aU the hedges showed sign of fear. At a turn of the path we perceived some old bent women, who with dry, withered hands were hurriedly gathering violets and throwing them into large baskets. She who was with me glanced longingly at the flowers, and I called one of the women. ' You want some violets ? ' said she. ' How much ? A pound ? '
God of Heaven I She sold her flowers by the pound ! We fled in deep distress. It seemed as though the country-side had been transformed into a huge grocer's shop. . . . Then we ascended to the woods of Verri^res, and there, in the grass, under the soft, fresh foliage, we found some tiny violets which seemed to be dreadfully afraid, and contrived to hide themselves with all sorts of artfiil ruses. During two long hours I scoiired the grass and peered into every nook, and as soon as ever I foimd a fresh violet I carried it to her. She bought it of me, and the price that I exacted was a kiss. . . . And I thought of all those thmgs, of all that happiness, amidst the hubbub of the markets of Paris, before those poor dead flowers whose graveyard the footway had become. I remembered my good fairy, who is now dead and gone, and the little bouquet of dry violets which I still preserve in a drawer. When I returned home I counted their withered stems : there were twenty of them, and over my Ups there passed the gentle warmth of my loved one's twenty kisses.
And now from violets I must, with a brutality akin to that which M. Zola himself displays in some of his transi- tions, pass to very different things, for some time back a well-known English poet and essayist ^vrote of the present work that it was redolent of pork, onions, and cheese. To one of his sensitive temperament, with a muse strictly nourished on sugar and water, such gross edibles as pork and cheese and onions were peculiarly offensive. That humble plant the onion, employed to flavour wellnigh every savoury dish, can assuredly need no defence ; in most European countries, too, cheese has long been known as the poor man's friend ; whilst as for pork, apart from all other considerations, I can claim for it a distinct place in English literature. A greater essayist by far than the critic to whom
X THE FAT AND THE THIN
I am referring, a certain Mr. Charles Lamb, of the India House, has left us an immortal page on the origin of roast pig and crackling. And, when everything is considered, I should much like to know why novels should be confined to the aspirations of the soul, and why they should not also treat of the requirements of our physical nature ? From the days of antiquity we have all known what befell the members when, guided by the brain, they were foolish enough to revolt against the stomach. The latter plays a considerable part not only in each individual organism, but also in the life of the world. Over and over again — I could adduce a score of historical examples — it has thwarted the mightiest designs of the human mind. We mortals are much addicted to talking of our minds and our souls and treating our bodies as mere dross. But I hold — it is a personal opinion — that in the vast majority of cases the former are largely governed by the last. I conceive, there- fore, that a novel which takes our daily sustenance as one of its themes has the best of all raisons d'etre. A foreign writer of far more consequence and ability than myself — Bignor Edmondo de Amicis — has proclaimed the present book to be ' one of the most original and happiest inventions of French genius,' and I am strongly inclined to share his opinion.
It should be observed that the work does not merely treat of the provisioning of a great city. That provisioning is its scenario; but it also embraces a powerful allegory the prose song of ' the eternal battle between the lean of this world and the fat — a battle in which, as the author shows, the latter always come off successful. It is, too, in its way an allegory of the triumph of the fat bourgeois, who lives well and beds softly, over the gaunt and Ishmael artist — an allegory which M. Zola has more than once introduced into his pages, another notable instance thereof being found in " Germinal," with the fat, well-fed Gregoires on the one hand, and the starving Maheus on the other.'
From this quotation from Mr. Sherard's pages it will be
INTR OD UCTION jd
gathered that M. Zola had a distinct social aim in ^vriting this book. Wellnigh the whole social question may, indeed, be summed up in the words ' food and comfort ' ; and in a series of novels like ' Les Rougon-Macquart,' dealing firstly with different conditions and grades of society, and, secondly, with the influence which the Second Empire exercised on France, the present volume necessarily had its place marked out from the very first.
Mr. Sherard has told us of all the labour which M. Zola expended on the preparation of the work, of his multitudi- nous visits to the Paris markets, his patient investigation of their organism, and his keen artistic interest in their manifold phases of life. And bred as I was in Paris, a partaker as I have been of her exultations and her woes, they have always had for me a strong attraction. My memory goes back to the earlier years of their existence, and I can well remember many of the old surroundings which have now disappeared. I can recollect the last vestiges of the antique piliers, built by Francis I., facing the Rue de la Tonnellerie. Paul Niquet's, with its ' bowel-twisting brandy ' and its crew of drunken ragpickers, was certainly before my time ; but I can readily recall Baratte's and Bordier's and all the folly and prodigaUty which raged there ; I knew, too, several of the noted thieves' haunts which took the place of Niquet's, and which one was careful never to enter without due precau- tion. And then, when the German armies were beleaguering Paris, and two millions of people were shut off from the world, I often strolled to the Halles to view their strangely altered aspect. The fish pavilion, of which M. Zola has so much to say, was bare and deserted. The railway drays, laden with the comestible treasures of the ocean, no longer thundered through the covered ways. At the most one found an auction going on in one or another comer, and a few Seine eels or gudgeons fetching wellnigh their weight in gold. Then, in the butter and cheese pavilions, one could only procure some nauseous melted fat, while in the meat department horse and mule and donkey took the place of
xii THE FAT AND THE THIN
beef and veal and mutton. Mule and donkey were very scarce, and commanded high prices, but both were of bettei flavour than horse ; mule, indeed, being quite a delicacy. I also well remember a stall at which dog was sold, and, hunger knowing no law, I once purchased, cooked, and ate a oouple of canine cutlets which cost me two francs apiece. The flesh was pinky and very tender, yet I would not willingly make such a repast again. However, peace and plenty at last came round once more, the Halles regained their old-time aspect, and in the years which followed I more than once saw the dawn rise slowly over the mounds of cabbages, carrots, leeks, and pumpkins, even as M. Zola describes in the following pages. He has, I think, depicted with remarkable accuracy and artistic skill the many varying effects of colour that are produced as the climbing sun casts its early beams on the giant larder and its masses of food — effects of colour which, to quote a famous saying of the first Napoleon, show that ' the markets of Paris are the Louvre of the people ' in more senses than one.
The reader will bear in mind that the period dealt with by the author in this work is that of 1857-60, when the new Halles Centrales were yet young, and indeed not altogether complete. Still, although many old landmarks have long since been swept away, the picture of life has in all essential particulars remained the same. Prior to 1860 the limits of Paris were the so-called boulevards exUrieurs, from which a girdle of suburbs, such as Montmartre, Belleville, Passy, and Montrouge, extended to the fortifications ; and the population of the city was then only 1,400,000 souls. Some of the figurea which will be found scattered through M. Zola's work must therefore be taken as applying entirely to the past.
Nowadays the amount of business transacted at the Halles has very largely increased, in spite of the multiplication of district markets. Paris seems to have an insatiable appetite, though, on the other hand, its cuisine is fast becoming all simplicity. To my thinking, few more remarkable changes have come over the Parisians of recent years than this change
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of diet. One by one great restaurants, formerly renowned for particular dishes and special wines, have been compelled through lack of custom to close their doors ; and this has not been caused so much by inability to defray the cost of high feeding as by inability to indulge in it with impunity in a physical sense. In fact, Paris has become a rity of impaired digestions, which nowadays seek the simplicity without the heaviness of the old English cuisine; and, should things continue in their present course, I fancy that Parisians anxious for high feeding will ultimately have to cross over to our side of the Channel.
These remarks, I trust, will not be considered cut of place in an introduction to a work which to no small extent treats of the appetite of Paris. The reader will find that the characters portrayed by M. Zola are all types of humble life, but I fail to see that their circumstances should render them any the less interesting. A faithful portrait of a shopkeeper, a work- man, or a workgirl is artistically of far more value than all the imaginary sketches of impossible dukes and good and wicked baronets in which so many English novels abound. Several of M. Zola's personages seem to me extremely lifelike — Gavard, indeed, is a chef-d'ceuvre of portraiture : I have known many men like him ; and no one who lived in Paris under the Empire can deny the accuracy with which the author has delineated his hero Florent, the dreamy and hapless revolu- tionary caught in the toils of others. In those days, too, there was many such a plot as M. Zola describes, instigated by agents like Logre and Lebigre, and allowed to mature till the eve of an election or some other important event which rendered its exposure desirable for the purpose of influencing public opinion. In fact, in all that relates to the so-called ' conspiracy of the markets,' M. Zola, whilst changing time and place to suit the requirements of his story, has simply followed historical lines. As for the Quenus, who play such prominent parts in the narrative, the husband is a weakling with no soul above his stewpans, whilst the wife, the beautiful Lisa, in reahty wears the breeches and rules the roast. The
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manner in which she cures Quenu of his poHtical proclivities, though savouring of persuasiveness rather than virulence, is worthy of the immortal Mrs. Caudle : Douglas Jerrold might have signed a certain lecture which she administers to her astounded helpmate. Of Pauline, the Quenus' daughter, we see hut little in the story, but she becomes the heroine of another of M. Zola's novels, ' La Joie de Vivre,' and instead of inheriting the egotism of her parents, developes a passionate love and devotion for others. In a like way Claude Lantier, Florent's artist friend and son of Gervaise of the * Assommoir,' figures more particularly in ' L'CEuvre,' which tells how his painful struggle for fame resulted in madness and suicide. With reference to the beautiful Norman and the other fish- wives and gossips scattered through the present volume, and those genuine types of Parisian gaminerie, Muche, Marjolin, and Cadine, I may mention that I have frequently chastened their language in deference to English susceptibilities, so that the story, whilst retaining every essential feature, contains nothing to which exception can reasonably be taken.
E. A. V.
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CHAPTER I
Amidst the deep silence and solitude prevailing in the avenue several market-gardeners' carts were climbing the slope which led towards Paris, and the fronts of the houses, asleep behind the dim lines of elms on either side of the road, echoed back the rhythmical jolting of the wheels. At the Neuilly bridge a cart full of cabbages and another full of peas had joined the eight waggons of carrots and turnips coming down from Nanterre ; and the horses, left to themselves, had con- tinued plodding along with lowered heads, at a regular though lazy pace, which the ascent of the slope now slackened. The sleeping waggoners, wrapped in woollen cloaks, striped black and grey, and grasping the reins slackly in their closed hands, were stretched at full length on their stomachs atop of the piles of vegetables. Every now and then, a gas lamp, follow- ing some patch of gloom, would light up the hobnails of a boot, the blue sleeve of a blouse, or the peak of a cap peering out of the huge florescence of vegetables — red bouquets of carrots, white bouquets of turnips, and the overflowing greenery of peas and cabbages.
And all along the road, and along the neighbouring roads, in front and behind, the distant rumbling of vehicles told of the presence of similar contingents of the great caravan which was travelhng onward through the gloom and deep slimiber of that matutinal hour, lulling the dark city to continued repose with its echoes of passing food.
Madame Fran9ois's horse, Balthazar, an animal that was far too fat, led the van. He was plodding on, half asleep and wagging his ears, when suddenly, on reaching the Rue de
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Longchamp, he quivered with fear and came to a dead stop. The horses behind, thus unexpectedly checked, ran their heads against the backs of the carts in front of them, and the pro- cession halted amidst a clattering of bolts and chains and the oaths of the awakened waggoners. Madame Fran9ois, who sat in front of her vehicle, with her back to a board which kept her vegetables in position, looked down ; but, in the dim light thrown to the left by a small square lantern, which illuminated little beyond one of Balthazar's sheeny flanks, she could distinguish nothing.
' Come, old woman, let's get on ! ' cried one of the men, who had raised himself to a kneeling position amongst his turnips ; ' it's only some drunken sot.'
Madame Fran9ois, however, had bent forward and on her right hand had caught sight of a black mass, lying almost under the horse's hoofs, and blocking the road.
' You wouldn't have us drive over a man, would you ? ' said she, jumping to the ground.
It was indeed a man lying at full length upon the road, with his arms stretched out and his face in the dust. He seemed to be remarkably tall, but as withered as a dry branch, and the wonder was that Balthazar had not broken him in half with a blow from his hoof. Madame Fran9ois thought that he was dead ; but on stooping and taking hold of one of his hands, she found that it was quite warm.
' Poor fellow ! ' she murmured softly.
The waggoners, however, were getting impatient.
' Hurry up, there ! ' said the man kneeling amongst the turnips, in a hoarse voice. * He's drunk till he can hold no more, the hog ! Shove him into the gutter.'
Meantime, the man on the road had opened his eyes. He looked at Madame Fran9ois with a startled air, but did not move. She herself now thought that he must indeed be drunk.
' You mustn't stop here,' she said to him, ' or you'll get run over and killed. Where were you going ? '
' I don't know,' replied the man in a faint voice.
Then, with an effort and an anxious expression, he added :
- I was going to Paris ; I fell down, and don't remember any
more.'
Madame Fran9ois could now see him more distinctly, and he was truly a pitiable object, with his ragged black coat and trousers, through the rents in which you could espy his
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Bcraggy limbs. Underneath a black cloth cap, which was drawn low over his brows, as though he were afraid of being recognised, could be seen two large brown eyes, gleaming with peculiar softness in his otherwise stern and harassed countenance. It seemed to Madame Fran9ois that he was in far too famished a condition to have got drunk.
' And what part of Paris were you going to ? ' she con- tinued.
The man did not reply immediately. This questioning seemed to distress him. He appeared to be thinking the matter over, but at last said hesitatingly, 'Over yonder, towards the markets.'
He had now, with great difficulty, got on to his feet again, and seemed anxious to resume his journey. But Madame FranQois noticed that he tottered, and clung for support to one of the shafts of her waggon.
' Are you tired ? ' she asked him.
' Yes, very tired,' he rephed.
Then she suddenly assumed a grumpy tone, as though displeased, and, giving him a push, exclaimed : ' Look sharp, then, and climb into my cart. You've made us lose a lot of time, I'm going to the markets, and I'll turn you out there with my vegetables.'
Then, as the man seemed inchned to refuse her offer, she pushed him up with her stout arms, and bundled him down upon the turnips and carrots.
' Come, now, don't give us any more trouble,' she cried angrily. * You are quite enough to provoke one, my good fellow. Don't I tell you that I'm going to the markets ? Sleep away up there. I'll wake you when we arrive.'
She herself then clambered into the cart again, and settled herself with her back against the board, grasping the reins of Balthazar, who started off" drowsily, swaying his ears once more. The other waggons followed, and the procession resumed its lazy march through the darkness, whilst the rhythmical jolting of the wheels again awoke the echoes of the sleepy house fronts, and the waggoners, wrapped in their cloaks, dozed off afresh. The one who had called to Madame Frangois growled out as he lay down : ' As if we'd nothing better to do than pick up every drunken sot we come across I You're a scorcher, old woman ! '
The waggons rumbled on, and the horses picked their own way, with drooping heads. The stranger whom Madame
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FranQois had befriended was lying on his stomach, with his long legs lost amongst the turnips which filled the back part of the cart, whilst his face was buried amidst the spreading piles of carrot- bunches. With weary, extended arms he clutched hold of his vegetable couch in fear of being thrown to the ground by one of the waggon's jolts, and his eyes were fixed on the two long lines of gas-lamps which stretched away in front of him till they mingled with a swarm of other lights in the distance atop of the slope. Far away on the horizon floated a spreading, whitish vapour, showing where Paris slept amidst the luminous haze of all those flamelets.
' I come from Nanterre, and my name's Madame Fran9oi3,' Baid the market-gardener presently. * Since my poor man died I go to the markets every morning myself. It's a hard life, as you may guess. And who are you ? '
- My name's Florent, I come from a distance,' replied the
stranger, with embarrassment. ' Please excuse me, but I'm really so tired that it is painful to me to talk.'
He was evidently unwilling to say anything more, and so Madame Fran9ois relapsed into silence, and allowed the reins to fall loosely on the back of Balthazar, who went his way like an animal acquainted with every stone of the road.
Meantime, with his eyes still fixed upon the far-spreading glare of Paris, Florent was pondering over the story which he had refused to communicate to Madame FrauQois. After making his escape from Cayenne, whither he had been trans- ported for his participation in the resistance to Louis Napoleon's Coup d'Etat, he had wandered about Dutch Guiana for a couple of years, burning to return to France, yet dreading the Imperial police. At last, however, he once more saw before bim the beloved and mighty city which he had so keenly regretted and so ardently longed for. He would hide himself there, he told himself, and again lead the quiet, peaceable life that he had lived years ago. The poHce would never ba any the wiser ; everyone would imagine, indeed, that he had died over yonder, across the sea. Then he thought of his arrival at Havre, where he had landed with only some fifteen francs tied up in a corner of his handkerchief. He had been able to pay for a seat in the coach as far as Kouen, but from that point he had been forced to continue his journey on foot, as he had scarcely thirty sous left of his Httle store. At Vernon his last copper had gone in bread. After that he had no clear recollection of anything. He fancied that he could
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remember having slept for several hours in a ditch, and having shown the papers with which he had provided him- self to a gendarme ; however, he had only a very confused idea of what had happened. He had left Vernon without any breakfast, seized every now and then with hopeless despair and raging pangs which had driven him to munch the leaves of the hedges as he tramped along. A prey to cramp and fright, his body bent, his sight dimmed, and his feet sore, he had continued his weary march, ever drawn onwards in a semi-unconscious state by a vision of Paris, which, far, far away, beyond the horizon, seemed to be summoning him and waiting for him.
When he at length reached Courbevoie, the night was very dark. Paris, looking like a patch of star-sprent sky that had fallen upon the black earth, seemed to him to wear a forbidding aspect, as though angry at his return. Then he felt very faint, and his legs almost gave way beneath him as he descended the hill. As he crossed the Neuilly bridge he sustained himself by clinging to the parapet, and bent over and looked at the Seine rolling inky waves between its dense, massy banks. A red lamp on the water seemed to be watch- ing him with a sanguineous eye. And then he had to climb the hill if he would reach Paris on its summit yonder. The Avenue de Neuilly seemed to him interminable. The hun- dreds of leagues which he had already travelled were as nothing to it. That bit of a road filled him with despair. He would never be able, he thought, to reach yonder light- crowned summit. The spacious avenue lay before him with its silence and its darkness, its lines of tall trees and low houses, its broad grey footwalks, speckled with the shadows of overhanging branches, and parted occasionally by the gloomy gaps of side- streets. The squat yellow flames of the gas-lamps, standing erect at regular intervals, alone imparted a little life to the lonely wilderness. And Florent seemed to make no progress ; the avenue appeared to grow ever longer and longer, to be carrying Paris away into the far depths of the night. At last he fancied that the gas-lamps, with their single eyes, were running off on either hand, whisking the road away with them ; and then, overcome by vertigo, he stumbled and fell on the roadway like a log.
Now he was lying at ease on his couch of greenery, which seemed to him soft as a feather bed. He had slightly raised his head so as to keep his eyes on the lummous haze which
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■was spreading above the dark roofs which he could divine on the horizon. He was nearing his goal, carried along towards it, with nothing to do but to yield to the leisurely jolts of the waggon ; and, free from all further fatigue, he now only suffered from hunger. Hunger, indeed, had once more awoke within him with frightful and well-nigh intolerable pangs. His limbs seemed to have fallen asleep ; he was only con- scious of the existence of his stomach, horribly cramped and twisted as by a red-hot iron. The fresh odour of the vegetables, amongst which he was lying, affected him so keenly that he almost fainted away. He strained himself against that piled-up mass of food with all his remaining strength, in order to compress his stomach and silence its groans. And the nine other waggons behind him, with their mountains of cabbages and peas, their piles of artichokes, lettuces, celery, and leeks, seemed to him to be slowly over- taking him, as though to bury him whilst he was thus tortured by hunger beneath an avalanche of food. Presently the pro- cession halted, and there was a sound of deep voices. They had reached the barriers, and the municipal customs officers were examining the waggons. A moment later Florent entered Paris, in a swoon, lying atop of the carrots, with clenched teeth.
' Hallo ! you up there ! ' Madame Fran9ois called out sharply.
And as the stranger made no attempt to move, she clambered up and shook him. Florent rose to a sitting posture. He had slept and no longer felt the pangs of hunger, but was dizzy and confused.
' You'll help me to unload, won't you ? ' Madame Fran9ois said to him, as she made him get down.
He helped her. A stout man with a felt hat on his head and a badge in the top buttonhole of his coat was striking the ground with a stick and grumbling loudly :
' Come, come, now, make haste ! You must get on faster than that ! Bring the waggon a little more forward. How many yards' standing have you ? Four, isn't it ? '
Then he gave a ticket to Madame Fran9ois, who took some coppers out of a little canvas bag and handed them to him ; whereupon he went off to vent his impatience and tap the ground with his stick a little further away. Madame Fran9ois took hold of Balthazar's bridle and backed him so as to bring the wheels of the waggon close to the footway.
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Then, having marked 6ut her four yards with some wisps of straw, after removing the back of the cart, she asked Florent to hand her the vegetables bunch by bunch. She arranged them sort by sort on her standing, setting them out artistically, the ' tops ' forming a band of greenery around each pile ; and it was with remarkable rapidity that she completed her show, which, in the gloom of early morning, looked like some piece of symmetrically coloured tapestry. When Florent had handed her a huge bunch of parsley, which he had found at the bottom of the cart, she asked him for still another service. ' It would be very kind of you,' said she, ' if you would look after my goods while I put the horse and cart up. ' I'm only going a couple of yards, to the Golden Compasses, in the Rue Montorgueil.' , , ,. rr
Florent told her that she might make herself easy. Me preferred to remain still, for his hunger had revived smce he had begun to move about. He sat down and leaned against a heap of cabbages beside Madame Francois's stock. He was all right there, he told himself, and would not go further afield, but wait. His head felt empty, and he had no very clear notion as to where he was. At the beginning of September it is quite dark in the early morning. Around him lighted lanterns were flitting or standing stationary in the depths of the gloom. He was sitting on one side of a broad street which he did not recognise ; it stretched iar away into the blackness of the night. He could make out nothing plainly, excepting the stock of which he had been left in charge. All around him along tbe market footways rose similar piles of goods. The middle of the roadway was blocked by huge grey tumbrels, and from one end ol the street to the other a sound of heavy breathing passed, betokening the presence of horses which the eye could not distinguish.
Shouts and calls, the noise of falhng wood, or of iron chains slipping to the ground, the heavy thud of loads of vege- tables discharged from the waggons, and the grating of wheels as the carts were backed against the footways, failed the yet sleepy air with a murmur which foretokened a mighty and sonorous awakening, whose near approach could be lelt and heard in the throbbing gloom. Glancing over the pile of cabbages behind him, Florent caught sight of a man wrapped like a parcel in his cloak, and snoring away with his head upon some baskets of plums. Nearer to him, on his lett, he could distmguish a lad, some ten years old, slumbering between
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two heaps of endive, with an angelic smile on his face. And as yet there seemed to be nothing on that pavement that was really awake except the lanterns waving from invisible arms, and flitting and skipping over the sleep of the vegetables and human beings spread out there in heaps pending the dawn. However, what surprised Florent was the sight of some huge pavilions on either side of the street, pavilions with lofty roofs that seemed to expand and soar out of sight amidst a swarm of gleams. In his weakened state of mind he fancied he beheld a series of enormous, symmetrically built palaces, light and airy as crystal, whose fronts sparkled with countless streaks of light filtering through endless Venetian shutters. Gleaming between the slender pillar shafts, these narrow golden bars seemed like ladders of light mounting to the gloomy line of the lower roofs, and then soaring aloft till they reached the jumble of higher ones, thus describing the open framework of immense square halls, where in the yellow flare of the gas-Ughts a multitude of vague, grey, slumbering things was gathered together.
At last Florent turned his head to look about him, distressed at not knowing where he was, and filled with vague uneasiness by the sight of that huge and seemingly fragile vision. And now, as he raised his eyes, he caught sight of the luminous dial and the grey massive pile of Saint Eustache's Church. At this he was much astonished. He was close to Saint Eustache, yet all was novel to him.
However, Madame FranQois had come back again, and was engaged in a heated discussion with a man who carried a sack over his shoulder and offered to buy her carrots for a sou a bunch.
' Really, now, you are unreasonable, Lacaille ! ' said she. ' You know quite well that you will sell them again to the Parisians at four and five sous the bunch. Don't tell me that you won't ! You may have them for two sous the bunch, if you Uke.'
Then, as the man went off, she continued : ' Upon my word, I believe some people think that things grow of their own accord ! Let him go and find carrots at a sou the bunch elsewhere, tipsy scoundrel that he is ! He'll come back again presently, you'll see.'
These last remarks were addressed to Florent. And, seat- ing herself by hia side, Madame Fran9ois resumed : ' If you've been a long time away from Paris, you perhaps don't
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know the new markets. They haven't been built for more than five years at the most. That pavilion you see there beside us is the flower and fruit market. The fish and poultry markets are farther away, and over there behind us come the vegetables and the butter and cheese. There are six pavilions on this side, and on the other side, across the road, there are four more, with the meat and the tripe stalls. It's an enor- mous place, but it's horribly cold in the winter. They talk about pulhng down the houses near the corn-market to make room for two more pavilions. But perhaps you know all this ? '
'No, indeed,' rephed Florent ; 'I've been abroad. And what's the name of that big street in front of us ? '
' Oh, that's a new street. It's called the Rue du Pont Neuf. It leads from the Seine through here to the Rue Montmartre and the Rue Montorgueil. You would soon have recognised where you were if it had been dayUght.'
Madame Fran9ois paused and rose, for she saw a woman bending down to examine her turnips. ' Ah, is that you, Mother Chantemesse ? ' she said in a friendly way.
Florent meanwhile glanced towards the Rue Montorgueil. It was there that a body of police officers had arrested him on the night of December 4.' He had been walking along the Boulevard Montmartre at about two o'clock, quietly making his way through the crowd, and smihng at the number of soldiers that the Elysee had sent into the streets to awe the people, when the military suddenly began making a clean sweep of the thoroughfare, shooting folks down at close range during a quarter of an hour. Jostled and knocked to the ground, Florent fell at the corner of the Rue Vivienne and knew nothing further of what happened, for the panic- stricken crowd, in their wild terror of being shot, trampled over his body. Presently, hearing everything quiet, he made an attempt to rise ; but across him there lay a young woman in a pink bonnet, whose shawl had slipped aside, allowing her chemisette, pleated in Uttle tucks, to be seen. Two bullets had pierced the upper part of her bosom ; and when Florent gently removed the poor creature to free his legs, two streamlets of blood oozed from her wounds on to his hands. Then he sprang up with a sudden bound, and rushed madly away, hatless and with his hands still wet with blood. Until evening he wandered about the streets, with his head swimming,
' 1851. Two days after the Coup d'Etat.— rmns.
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ever seeing the young woman lying across his legs with her pale face, her blue staring eyes, her distorted hps, and her expression of astonishment at thus meeting death so suddenly. He was a shy, timid fellow. Albeit thirty years old he had never dared to stare women in the face ; and now, for the rest of his life, he was to have that one fixed in his heart and memory. He felt as though he had lost some loved one of his own.
In the evening, without knowing how he had got there, still dazed and horrified as he was by the terrible scenes of the afternoon, he had found himself at a wine-shop in the Rue Montorgueil, where several men were drinking and talking of throwing up barricades. He went away with them, helped them to tear up a few paving-stones, and seated himself on the barricade, weary with his long wandering through the streets, and reflecting that he would fight when the soldiers came up. However, he had not even a knife with him, and was still bare-headed. Towards eleven o'clock he dozed off, and in his sleep could see the two holes in the dead woman's white chemisette glaring at him like eyes reddened by tears and blood. When he awoke he found himself in the grasp of four police officers, who were pummelling him with their fists. The men who had built the barricade had fled. The police officers treated him with still greater violence, and indeed almost strangled him when they noticed that his hands were stained with blood. It was the blood of the young woman.
Florent raised his eyes to the luminous dial of Saint Eustache with his mind so full of these recollections that he did not notice the position of the pointers. It was, however, nearly four o'clock. The markets were as yet wrapped in sleep. Madame Fran9ois was still talking to old Madame Chantemesse, both standing and arguing about the price of the turnips, and Florent now called to mind how narrowly he had escaped bemg shot over yonder by the wall of Saint Eustache. A detachment of gendarmes had just blown out the brains of five unhappy fellows caught at a barricade in the Rue Greneta. The five corpses were lying on the footway, at a spot where he thought he could now distinguish a heap of rosy radishes. He himself had escaped being shot merely because the policemen only carried swords. They took him to a neighbouring police- station and gave the officer in charge a scrap of paper, on which were these words written in pencil : ' Taken with blood-stained hands. Very dangerous.' Then he had been dragged from
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station to station till the morning came. The scrap of paper accompanied him wherever he went. He was manacled and guarded as though he were a raving madman. At the station in the Rue de la Lingerie some tipsy soldiers wanted to shoot him ; and they had already lighted a lantern with that object when the order arrived for the prisoners to be taken to the depot of the Prefecture of Police. Two days afterwards he found himself in a casemate of the fort of Bicetre. Ever since then he had been suffering from hunger. He had felt hungry in the casemate, and the pangs of hunger had never since left him. A hundred men were pent in the depths of that cellar- like dungeon, where, scarce able to breathe, they devoured the few mouthfuls of bread that were thrown to them, like so many captive wild beasts.
When Florent was brought before an investigating ma- gistrate, without anyone to defend him, and without any evidence being adduced, he was accused of belonging to a Becret society ; and when he swore that this was untrue, the magistrate produced the scrap of paper from amongst the documents before him : * Taken with blood-stained hands. Very dangerous.' That was quite sufficient. He was con- demned to transportation. Six weeks afterwards, one January night, a gaoler awoke him and locked liim up in a courtyard with more than four hundred other prisoners. An hour later this first detachment started for the pontoons and exile, handcuffed and guarded by a double file of gendarmes with loaded muskets. They crossed the Austerlitz bridge, followed the line of the boulevards, and so reached the terminus of the Western Railway line. It was a joyous carnival night. The windows of the restaurants on the boulevards glittered with lights. At the top of the Rue Vivienne, just at the spot where he ever saw the young woman lying dead — that un- known young woman whose image he always bore with him — he now beheld a large carriage in which a party of masked women, with bare shoulders and laughing voices, were vent- ing their impatience at being detamed, and expressing their horror of that endless procession of convicts. The whole of the way from Paris to Havre the prisoners never received a mouthful of bread or a drink of water. The officials had forgotten to give them their rations before starting, and it was not till thirty- six hours afterwards, when they had been stowed away in the hold of the frigate Canada, that they at last broke their fast.
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No, Florent had never again been free from hunger. He recalled all the past to mind, but could not recollect a single hour of satiety. He had become dry and withered ; his stomach seemed to have shrunk ; his skm clung to his bones. And now that he was back in Paris once more, he found it fat and sleek and flourishing, teeming with food in the midst of the darkness. He had returned to it on a couch of vegetables ; he hngered in its midst encompassed by unknown masses of food which still and ever increased and disquieted him. Had that happy carnival night continued throughout those seven years, then ? Once again he saw the glittering windows on the boulevards, the laughing women, the luxurious, greedy city which he had quitted on that far-away January night ; and it seemed to him that everything had expanded and in- creased in harmony -odth those huge markets, whose gigantic breathing, still heavy from the indigestion of the previous day, he now began to hear.
Old Mother Chantemesse had by this time made up her mind to buy a dozen bunches of turnips. She put them in her apron, which she held closely pressed to her person, thus making herself look yet more corpulent than she was ; and for some time longer she lingered there, still gossiping in a drawling voice. When at last she went away, Madame Fran9ois again sat down by the side of Florent.
' Poor old Mother Chantemesse ! ' she said ; ' she must be at least seventy-two. I can remember her buying turnips of my father when I was a mere chit. And she hasn't a relation in the world ; no one but a young hussy whom she picked up I don't know where and who does nothing but bring her trouble. Still, she manages to live, selling things by the ha'p'orth and clearing her couple of francs profit a day. For my own part, I'm sure that I could never spend my days on the foot-pavement in this horrid Paris ! And she hasn't even any relations here ! '
' You have some relations in Paris, I suppose ? ' she asked presently, seeing that Florent seemed disinclined to talk.
Florent did not appear to hear her. A feeling of distrust came back to him. His head was teeming with old stories of the police, stories of spies prowling about at every street corner, and of women selling the secrets which they managed to worm out of the unhappy fellows they deluded. Madame Fran9ois was sitting close beside him and certainly looked perfectly straightforward and honest, with her big calm face,
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ftbove which was bound a black and yellow handkerchief. She seemed about five and thirty years of age, and was some- what stoutly built, with a certain hardy beauty due to her life in the fresh air. A pair of black eyes, which beamed with kindly tenderness, softened the more masculine characteristics of her person. She certainly was inquisitive, but her curiosity was probably well-meant.
' I've a nephew in Paris,' she continued, without seeming at all offended by Florent's silence. ' He's turned out badly though, and has enlisted. It's a pleasant thing to have some- where to go to and stay at, isn't it ? I dare say there's a big surprise in store for your relations when they see you. But it's always a pleasure to welcome one of one's own people back again, isn't it ? '
She kept her eyes fixed upon him while she spoke, doubt- less compassionating his extreme scragginess ; fancying, too, that there was a ' gentleman ' inside those old black rag?, and so not daring to sHp a piece of silver into his hand. At last, however, she timidly murmured : ' All the same, if you
should happen just at present to be in want of anything '
But Florent checked her with uneasy pride. He told her that he had everything he required, and had a place to go to. She seemed quite pleased to hear this, and, as though to tranquiUise herself concerning him, repeated several times : ' Well, well, in that case you've only to wait till dayhght.'
A large bell at the corner of the fruit-market, just over Florent's head, now began to ring. The slow regular peals seemed to gradually dissipate the slumber that yet lingered all around. Carts were still arriving, and the shouts of the waggoners, the cracking of their whips, and the grinding of the paving-stones beneath the iron-bound wheels and the horses' shoes sounded with an increasing din. The carts could now only advance by a series of spasmodic jolts, and stretched in a long line, one behind another, till they were lost to sight in the distant darkness, whence a confused roai ascended.
Unloading was in progress all along the Rue du Pont Neuf, the vehicles being drawn up close to the edge of the footways, while their teams stood motionless in close order as at a horse fair. Florent felt interested in one enormous tumbrel which was piled up with magnificent cabbages, and had only been backed to the kerb with the greatest difficulty. Its load towered above a lofty gas-lamp whose bright hght
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fell full upon the broad leaves which looked like pieces of dark green velvet, scalloped and goffered. A young peasant girl, some sixteen years old, in a blue linen jacket and cap, bad climbed on to the tumbrel, where, buried in the cabbages to her shoulders, she took them one by one and threw them to somebody concealed in the shade below. Every now and then the girl would slip and vanish, overwhelmed by an avalanche of the vegetables, but her rosy nose soon re- appeared amidst the teeming greenery, and she broke into a laugh while the cabbages again flew down between Florent and the gas-lamp. He counted them mechanically as they fell. When the cart was emptied he felt worried.
The piles of vegetables on the pavement now extended to the verge of the roadway. Between the heaps, the market- gardeners left narrow paths to enable people to pass along. The whole of the wide footway was covered from end to end with dark mounds. As yet, in the sudden dancing gleams of light from the lanterns, you only just espied the luxuriant fulness of the bundles of artichokes, the delicate green of the lettuces, the rosy coral of the carrots, and dull ivory of the turnips. And these gleams of rich colour flitted along the heaps, according as the lanterns came and went. The footway wa? now becoming populated : a crowd of people had awakened^ and was moving hither and thither amidst the vegetables, stopping at times, and chattering and shouting. In the distance a loud voice could be heard crying, ' Endive ! who's got endive ? ' The gates of the pavilion devoted to the sale of ordinary vegetables had just been opened ; and the retail dealers who had stalls there, with white caps on their heads, fichus knotted over their black jackets, and skirts pinned up to keep them from getting soiled, now began to secure their stock for the day, depositing their purchases in some huge porters' baskets placed upon the ground. Between the road- way and the pavilion these baskets were to be seen coming and going on all sides, knocking against the crowded heads of the bystanders, who resented the pushing with coarse expressions, whilst aU around was a clamour of voices grow- ing hoarse by prolonged wrangling over a sou or two. Florent was astonished by the calmness which the female market- gardeners, with bandanas and bronzed faces, displayed amidst aU this garrulous bargaining of the markets.
Behind him, on the footway of the Eue Rambuteau, fruit was being sold. Hampers and low baskets covered with
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canvas or straw stood there in long lines, a strong odour of over-ripe mirabelle plums was wafted hither and thither. At last a subdued and gentle voice, which he had heard for some time past, induced him to turn his head, and he saw a charming darksome little woman sitting on the ground and bargaining.
' Come, now, Marcel,' said she, * you'll take a hundred sous, won't you ? '
The man to whom she was speaking was closely wrapped in his cloak and made no reply ; however, after a silence of five minutes or more, the young woman returned to the charge.
' Come now. Marcel ; a hundred sous for that basket there, and four francs for the other one ; that'll make nine francs altogether.'
Then came another interval.
- Well, tell me what you will take,'
' Ten francs. You know that well enough already ; I told you so before. But what have you done with your Jules this morning, La Sarriette ? '
The young woman began to laugh as she took a handful of small change out of her pocket.
' Oh,' she replied, ' Jules is still in bed. He says that men were not intended to work.'
She paid for the two baskets, and carried them into the fruit pavilion, which had just been opened. The market buildings still retained their gloom-wrapped aspect of airy fragility, streaked with the thousand lines of light that gleamed from the Venetian shutters. People were beginning to pass along the broad covered streets intersecting the pavilions, but the more distant buildings still remained deserted amidst the increasing buzz of Ufe on the footways. By Saint Eustache the bakers and wine-sellers were taking down their shutters, and the ruddy shops, with their gas- hghts flaring, showed like gaps of fire in the gloom in which the grey house-fronts were yet steeped. Florent noticed a baker's shop on the left-hand side of the Rue Montorgueil, replete and golden with its last baking, and fancied he could scent the pleasant smell of the hot bread. It was now half- past four.
Madame Fran9ois by this time had disposed of nearly all ber stock. She had only a few bunches of carrots left when Lacaille once more made his appearance with his sack.
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' Well,' said he, * will you take a sou now ? '
' I knew I should see you again,' the good woman quietly
answered. 'You'd better take all I have left. There are
seventeen bunches.'
- That makes seventeen sous.'
- No ; thirty-four.'
At last they agreed to fix the price at twenty-five sous. Madame Fran9ois was anxious to be off.
' He'd been keeping his eye upon me all the time,' she said to Florent, when Lacaille had gone off with the carrots in his sack. ' That old rogue runs things down all over the markets, and he often waits till the last peal of the bell before spending four sous in purchases. Oh, these Paris folk ! They'll wrangle and argue for an hour to save half a sou, and then go off and empty their purses at the wine-shop.'
Whenever Madame Fran9ois talked of Paris she always spoke in a tone of disdain, and referred to the city as though it were some ridiculous, contemptible, far-away place, in which she only condescended to set foot at night-time.
' There ! ' she continued, sitting down again, beside Florent, on some vegetables belonging to a neighbour, ' I can get away now.'
Florent bent his head. He had just committed a theft. When Lacaille went off he had caught sight of a carrot lying on the groxmd, and having picked it up he was holding it tightly in his right hand. Behind him some bundles of celery and bunches of parsley were diffusing pungent odours which painfully affected him.
' Well, I'm off now ! ' said Madame Francois.
However, she felt interested in this stranger, and could divine that he was suffering there on that foot-pavement, from which he had never stirred. She made him fresh offers of assistance, but he again refused them, with a still more bitter show of pride. He even got up and remained standing to prove that he was quite strong again. Then, as Madame FranQois turned her head away, he put the carrot to his mouth. But he had to remove it for a moment, in spite of the terrible longing which he felt to dig his teeth into it ; for Madame Fran9ois turned round again and, looking him full in the face, began to question him with her good-natured womanly curiosity. Florent, to avoid speaking, merely answered by nods and shakes of the head. Then, slowly and gently, he began to eat the carrot.
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The worthy woman was at last on the point of going off, when a powerful voice exclaimed close beside her, ' Good morning, Madame Fran9ois.'
The speaker was a slim young man, with big bones and a big head. His face was bearded, and he had a very delicate nose and narrow sparkling eyes. He wore on his head a rusty, battered, black felt hat, and was buttoned up in an immense overcoat, which had once been of a soft chestnut hue, but which rain had discoloured and streaked with long greenish stains. Somewhat bent, and quivering with a nervous restlessness which was doubtless habitual with him, he stood there in a pair of heavy laced shoes, and the short- ness of his trousers allowed a glimpse of his coarse blue hose.
' Good morning. Monsieur Claude,' the market-gardener replied cheerfully. ' I expected you, you know, last Monday, and, as you didn't come, I've taken care of your canvas for you. I've hung it up on a nail in my room.'
' You are really very kind, Madame FranQois. I'll go to finish that study of mine one of these days. I wasn't able to go on Monday. Has your big plum tree still got all its leaves ? '
- Yes, indeed.'
- I wanted to know, because I mean to put it in a corner
of the picture. It will come in nicely by the side of the fowl- house. I have been thinking about it all the week. What lovely vegetables there are in the market this morning ! I came down very early, expecting a fine sunrise effect upon all these heaps of cabbages.'
With a wave of the arm he indicated the footway.
' Well, well, I must be off now,' said Madame Francois. ' Good-bye, for the present. We shall meet again soon, I hope. Monsieur Claude.'
However, as she turned to go, she introduced Florent to the young artist.
' This gentleman, it seems, has just come from a distance,' said she. ' He feels quite lost in your scampish Paris. I dare say you might be of service to Mm.'
Then she at last took her departure, feeling pleased at having left the two men together. Claude looked at Florent with a feeUng of interest. That tall, slight, wavy figure seemed to him original. Madame Fran9ois's hasty presenta- tion was in his eyes quite sufficient, and he addressed Florent
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•mtb the easy familiarity of a lounger accustomed to all sorta of chance encounters.
' I'll accompany you,' he said ; ' which way are you going ? •
Florent felt ill at easo ; he was not wont to unbosom him- self so readily. However, ever since his arrival in Paris, a question had been trembling on his Hps, and now he ventured to ask it, with the evident fear of receiving an unfavourable reply.
' Is the Kue Pirouette still in existence ? '
' Oh, yes,' answered the artist. 'A very curious corner of old Paris is the Rue Pirouette. It twists and turns Hke a dancing-girl, and the houses bulge out like pot-bellied gluttons. I've made an etching of it that isn't half bad. I'U show it to you when you come to see me. Is it to the Rue Pirouette that you want to go ? '
Florent, who felt easier and more cheerful now that he knew the street still existed, declared that he did not want to go there ; in fact, he did not want to go anywhere in par- ticular. All his distrust awoke into fresh life at Claude's insistence.
' Oh ! never mind,' said the artist, 'let's go to the Rue Pirouette all the same. It has such a fine colour at night time. Come along ; it's only a couple of yards away.'
Florent felt constrained to follow him, and the two men walked off, side by side, stepping over the hampers and vegetables like a couple of old friends. On the footway of the Rue Rambuteau there were some immense heaps of cauli- flowers, symmetrically piled up like so many cannon-balls. The soft white flowers spread out like huge roses in the midst of their thick green leaves, and the piles had something of the appearance of bridal bouquets ranged in a row in colossal flower-stands. Claude stopped in front of them, venting cries of admiration.
Then, on turning into the Rue Pirouette, which was just opposite, he pointed out each house to his companion, and explained his views concerning it. There was only a single gas-lamp, burning in a corner. The buildings, which had settled down and swollen, threw their pent-houses forward in such wise as to justify Claude's allusion to pot-bellied gluttons, whilst their gables receded, and on either side they clung to their neighbours for support. Three or four, however, stand- ing in gloomy recesses, appeared to be on the point of toppling
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forward. The solitary gas-lamp illumined one which was snowy with a fresh coat of whitewash, suggesting some flabby, broken-down old dowager, powdered and bedaubed in the hope of appearing young. Then the others stretched away into the darkness, bruised, dented, and cracked, greeny with the fall of water from their roofs, and displaying such an extra- ordinary variety of attitudes and tints that Claude could not refrain from laughing as he contemplated them.
Florent, however, came to a stand at the corner of the Kue de Mondetour, in front of the last house but one on the left. Here the three floors, each with two shutterless windows, having little white curtains closely drawn, seemed wrapped in sleep ; but, up above, a light could be seen flitting behind the curtains of a tiny gable casement. However, the sight of the shop beneath the pent-house seemed to fill Florent with the deepest emotion. It was kept by a dealer in cooked vegetables, and was just being opened. At its far end some metal pans were glittering, while on several earthen ones in the window there was a display of cooked spinach and endive, reduced to a paste and arranged in conical mounds from which customers were served with shovel-like carvers of white metal, only the handles of which were visible. This sight seemed to rivet Florent to the ground with surprise. He evidently could not recognise the place. He read the name of the shopkeeper, Godebocuf, which was painted on a red sign-board up above, and remained quite overcome by consternation. His arms dangling beside him, he began to examine the cooked spinach, with the despairing air of one on whom some supreme misfortune falls.
However, the gable casement was now opened, and a little old woman leaned out of it, and looked first at the sky and then at the markets in the distance.
'Ah, Mademoiselle Saget is an early riser,' exclaimed Claude, who had just raised his head. And, turning to his companion, he added : ' I once had an aunt living in that house. It's a regular hive of tittle-tattle ! Ah, the Mehudins are stirring now, I see. There's a light on the second floor.'
Florent would have Hked to question his companion, but the latter's long discoloured overcoat gave him a disquieting appearance. So without a word Florent followed him, whilst he went on talking about the Mehudins. These Mehudins were fish-girls, it seemed ; the elder one was a magnificent creature, while the younger one, who sold fresh- water fish,
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reminded Claude of one of Murillo's virgins, whenever he saw her standing with her fair face amidst her carps and eels.
From this Claude went on to remark with asperity that Murillo painted like an ignoramus. But all at once he stopped short in the middle of the street.
' Come ! ' he exclaimed, ' tell me where it is that you want
' I don't want to go anywhere just at present,' replied Florent in confusion. ' Let's go wherever you like.'
Just as they were leaving the Kue Pirouette, some one called to Claude from a wine-shop at the corner of the street. The young man went in, dragging Florent with him. The shutters had been taken down on one side only, and the gas was still burning in the sleepy atmosphere of the shop. A forgotten napkin and some cards that had been used in the previous evening's play were still lying on the tables ; and the fresh breeze that streamed in through the open doorway freshened the close, warm vinous air. The landlord. Monsieur Lebigre, was serving his customers. He wore a sleeved waist- coat, and his fat regular features, fringed by an untidy beard, were still pale with sleep. Standing in front of the counter, groups of men, with heavy, tired eyes, were drinking, cough- ing, and spitting, whilst trying to rouse themselves by the aid of white wine and brandy. Amongst them Florent recog- nised Lacaille, whose sack now overflowed with various sorts of vegetables. He was taking his third dram with a friend, who was telling him a long story about the purchase of a hamper of potatoes.^ When he had emptied his glass, he went to chat with Monsieur Lebigre in a little glazed com- partment at the end of the room, where the gas had not yet been lighted.
' What will you take ? ' Claude asked of Florent.
He had on entering grasped the hand of the person who had called out to him. This was a market-porter,^ a well-built young man of two-and-twenty at the most. His cheeks and chin were clean-shaven, but he wore a small moustache, and looked a sprightly, strapping fellow with his broad-brimmed hat covered with chalk, and his wool-worked neck-piece, the straps falling from which tightened his short
' At the Paris central markets potatoes are sold by the hamper, not by the sack as in England. — Trans.
2 Fo7-t is the French term, literally ' a strong man,' as every market- porter needs to be. — Trans.
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blue blouse. Claude, who caUed him Alexandre, patted his arms, and asked him when they were going to Charentonneau again Then they talked about a grand excursion they had made together m a boat on the Marne, when they had eaten a rabbit for supper in the evening. , , t^i .
' WeU, what will you take ? ' Claude agam asked llorent. The latter looked at the counter in great embarrassment. At one end of it some stoneware pots, encircled with brass bands and contaming punch and hot wine, were standing over the short blue flames of a gas stove. Florent at last confessed that a glass of something warm would be welcome. Monsieur Lebigre thereupon served them with three glasses of punch. In a basket near the pots were some smokmg-hot ro Is which had only just arrived. However, as neither of the others took one, Florent Hkewise refrained, and drank his punch. He felt it shpping down mto his empty stomach, like a stream ot molten lead. It was Alexandre who paid for the ' shout.'
' He's a fine feUow, that Alexandre ! ' said Claude, when he and Florent found themselves alone again on the footway of the Rue Rambuteau. ' He's a very amusing companion to take into the country. He's fond of showmg his strength. And then he's so magnificently built 1 I have seen him stripped. Ah, if I could only get him to pose for me m the nude out in the open air I WeU, we'll go and take a turn through the markets now, if you Hke.' , • j,
Florent foUowed, yielding entirely to his new friends guidance. A bright glow at the far end of the Rue Ram- buteau announced the break of day. The far-spreading voice of the markets was becoming more sonorous, and every now and then the peals of a bell ringing in some distant pavihon mingled with the sweUing, rising clamour. Claude and Florent entered one of the covered streets between the tish and poultry pavihons. Florent raised his eyes and looked at the lofty vault overhead, the inner timbers of which ghstened amidst a black lacework of u:on supports. As he turned mto the great central thoroughfare he pictm-ed himself in some strange town, with its various districts and suburbs, pro- menades and streets, squares and cross-roads, all suddenly placed under shelter on a ramy day by the whim of some gigantic power. The deep gloom brooding m the hollows ot the roofs multiphed, as it were, the forest of pillars, and infinitely increased the number of the dehcate ribs, railed galleries, and transparent shutters. And over the phantom
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city and far away into the depths of the shade, a teeming, flowering vegetation of luxuriant metal-work, with spindle- shaped stems and twining knotted branches, covered the vast expanse as with the foliage of some ancient forest. Several departments of the markets still slumbered behind their closed ia'on gates. The butter and poultry pavilions displayed rows of little trellised stalls and long alleys, which lines of gas- lights showed to be deserted. The fish-market, however, had just been opened, and women were flitting to and fro amongst the white slabs littered with shadowy hampers and cloths. Among the vegetables and fruit and flowers the noise and bustle were gradually increasing. The whole place was by degrees waking up, from the popular quarter where the cabbages are piled at four o'clock in the morning, to the lazy and wealthy district which only hangs up its pullets and pheasants when the hands of the clock point to eight.
The great covered alleys were now teeming with Hfe. All along the footways on both sides of the road there were still many market-gardeners, with other small growers from the environs of Paris, who displayed baskets containing their ' gatherings ' of the previous evening — bundles of vegetables and clusters of fruit. Whilst the crowd incessantly paced hither and thither, vehicles of divers kinds entered the covered ways, where their drivers checked the trot of the bell-jingling horses. Two of these vehicles barred the road ; and Florent, in order to pass them, had to press against some dingy sacks, like coal-sacks in appearance, and so numerous and heavy that the axle-trees of the vans bent beneath them. They were quite damp, and exhaled a fresh odour of seaweed. From a rent low down in the side of one of them a black stream of big mussels was trickling.
Florent and Claude had now to pause at every step. The fish was arriving, and one after another the drays of the railway companies drove up laden with wooden cages full of the hampers and baskets that had come by train from the sea-coast. And to get out of the way of the fish drays, which became more and more numerous and disquieting, the artist and Florent rushed amongst the wheels of the drays laden with butter and eggs and claeese, huge yellow vehicles bearing coloured lanterns, and drawn by four horses. The market- porters carried the cases of eggs, and baskets of cheese and butter, into the auction pavilion, where clerks were making entries in note-books by the light of the gas.
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Claude was quite charmed with all this uproar, and forgot everything to gaze at some effect of hght, some group of blouses, or the picturesque unloading of a cart. At last they extricated themselves from the crowd, and as they continued on their way along the main artery they presently found themselves amidst an exquisite perfume which seemed to be following them. They were in the cut-flower market. All over the footways, to the right and left, women were seated in front of large rectangular baskets full of bunches of roses, violets, dahlias, and marguerites. At times the clumps darkened and looked like splotches of blood, at others they brightened into silvery greys of the softest tones. A lighted candle, standing near one basket, set amidst the general blackness quite a melody of colour — the bright variegations of marguerites, the blood-red crimson of dahlias, the bluey purple of violets, and the warm flesh tints of roses. And nothing could have been sweeter or more suggestive of springtide than this soft breath of perfume encountered on the footway, on emerging from the sharp odours of the fish- market and the pestilential smell of the butter and the cheese.
Claude and Florent turned round and strolled about, loitering among the flowers. They halted with some curiosity before several women who were selling bunches of fern and bundles of vine-leaves, neatly tied up in packets of five-and- twenty. Then they turned down another covered alley, which was almost deserted, and where their footsteps echoed as though they had been walking through a church. Here they found a little cart, scarcely larger than a wheelbarrow, to which was harnessed a diminutive donkey, who, no doubt, felt bored, for at sight of them he began braying with such prolonged and sonorous force that the wast roofing of the markets fairly trembled. Then the horses began to neigh in reply, there was a sound of pawing and tramping, a distant uproar, which swelled, rolled along, then died away.
Meantime, in the Kue Berger in front of them, Claude and Florent perceived a number of bare, frontless, salesmen's shops, where, by the hght of flaring gas-jets, they could distinguish piles of hampers and fruit, enclosed by three dirty walls which were covered with addition sums in pencil. And the two wanderers were still standing there, contemplating this scene, when they noticed a well-dressed woman huddled up in a cab which looked quite lost and forlorn in the block of carts as it stealthily made its way onwards.
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- There's Cinderella coming back without her slippers,*
remarked Claude with a smile.
They began chatting together as they went back towards the markets. Claude whistled as he strolled along with his hands in his pockets, and expatiated on his love for this mountain of food which rises every morning in the very centre of Paris. He prowled about the footways night after night, dreaming of colossal still-life subjects, paintings of an extraordinary character. He had even started on one, having got his friend Marjolin and that jade Cadine to pose for him ; but it was hard work to paint those confounded vegetables and fruit and fish and meat — they were all so beautiful I Florent hstened to the artist's enthusiastic talk with a void and hunger-aching stomach. It did not seem to occur to Claude that all those things were intended to be eaten. Their charm for him lay in their colour. Suddenly, however, he ceased speaking and, with a gesture that was habitual to him, tightened the long red sash which he wore under his green- stained coat.
And then with a sly expression he resumed :
' Besides, I breakfast here, through my eyes, at any rate, and that's better than getting nothing at all. Sometimes, when I've forgotten to dine on the previous day, I treat myself to a perfect fit of indigestion in the morning by watch- ing the carts arrive here laden with all sorts of good things. On such mornings as those I love my vegetables more than ever. Ah ! the exasperating part, the rank injustice of it all, is that those rascally Philistines really eat these things ! '
Then he went on to tell Florent of a supper to which a friend had treated him at Baratte's on a day of aflSuence. They had partaken of oysters, fish, and game. But Baratte's had sadly fallen, and all the carnival life of the old March6 des Innocents was now buried. In place thereof they had those huge central markets, that colossus of ironwork, that new and wonderful town. Fools might say what they liked ; it was the embodiment of the spirit of the times. Florent, however, could not at first make out whether he was condemn- ing the picturesqueness of Baratte's or its good cheer.
But Claude next began to inveigh against romanticism. He preferred his piles of vegetables, he said, to the rags of the middle ages ; and he ended by reproaching himself with guilty weakness in making an etching of the Rue Pirouette. All those grimy old places ought to be levelled to the ground,
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he declared, and modern houses ought to be built in their stead.
' There ! ' he exclaimed, coming to a halt, ' look at the comer of the footway yonder ! Isn't that a picture ready- made, ever so much more human and natural than all their confounded consumptive daubs ? '
Along the covered way women were now selling hot soup and coffee. At one corner of the foot-pavement a large circle of customers clustered round a vendor of cabbage soup. The bright tin caldron, full of broth, was steaming over a little low stove, through the holes of which came the pale glow of the embers. From a napkin-lined basket the woman took some thin slices of bread and dropped them into yellow cups ; then with a ladle she filled the cups with the liquor. Around her were saleswomen neatly dressed, market-gardeners in blouses, porters with coats soiled by the loads they had carried, poor ragged vagabonds — in fact, all the early hungry ones of the markets, eating, and scalding their mouths, and drawing back their chins to avoid soiling them with the drippings from their spoons. The delighted artist blinked, and sought a point of view so as to get a good ensemble of the picture. That cabbage soup, however, exhaled a very strong odour. Florent, for his part, turned his head away, distressed by the sight of the full cups which the customers emptied in silence, glancing around them the while like suspicious animals. As the woman began serving a fresh customer, Claude himself was affected by the odorous steam of the soup, which was wafted full in his face.
He again tightened his sash, half amused and half annoyed. Then resuming his walk, and alluding to the punch paid for by Alexandre, he said to Florent in a low voice ;
' It's very odd, but have you ever noticed that although a man can always find somebody to treat him to something to drink, he can never find a soul who will stand him anything to eat ? '
The dawn was now rising. The houses on the Boulevard de S^bastopol at the end of the Rue de la Cossonnerie were still black ; but above the sharp line of their slate roofs a patch of pale blue sky, circumscribed by the arch-pieces of the covered way, showed like a gleaming half-moon. Claude, who had been bending over some grated openings on a level with the ground, through which a glimpse could be obtained of deep cellars where gashghts glimmered, now glanced up into the
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air between the lofty pillars, as though scanning the dark roofa which fringed the clear sky. Then he halted again, with his eyes fixed on one of the light iron ladders which connect the superposed market roofs and give access from one to the other. Florent asked him what he was seeking there.
- I'm looking for that scamp of a Marjolin,' replied the
artist. ' He's sure to be in some guttering up there, unless, indeed, he's been spending the night in the poultry cellars. I want him to give me a sitting.'
Then he went on to relate how a market saleswoman had found his friend Marjolin one morning in a pile of cabbages, and how Marjolin had grown up in all liberty on the sur- rounding footways. When an attempt had been made to send him to school he had fallen ill, and it had been necessary to bring him back to the markets. He knew every nook and corner of them, and loved them with a filial affection, leading the agile life of a squirrel in that forest of ironwork. He and Cadine, the hussy whom Mother Chantemesse had picked up one night in the old Market of the Innocents, made a pretty couple — he, a splendid foolish fellow, as glowing as a Rubens, with a ruddy down on his skin which attracted the sunlight ; and she, slight and sly, with a comical phiz under her tangle of black curly hair.
Whilst talking Claude quickened his steps, and soon brought his companion back to Saint Eustache again. Florent, whose legs were once more giving way, dropped upon a bench near the omnibus office. The morning air was freshening. At the far end of the Rue Rambuteau rosy gleams were streaking the milky sky, which higher up was slashed by broad grey rifts. Such was the sweet balsamic scent of this dawn, that Florent for a moment fancied himself in the open country, on the brow of a hill. But behind the bench Claude pointed out to him the many aromatic herbs and bulbs on sale. All along the footway skirting the tripe-market there were, so to say, fields of thyme and lavender, garlic and shallots ; and round the young plane- trees on the pavement the vendors had twined long branches of laurel, forming trophies of greenery. The strong scent of the laurel leaves prevailed over every other odour.
At present the luminous dial of Saint Eustache was paling as a night-light does when surprised by the dawn. The gas-jets in the wine-shops in the neighbouring streets went out one by one, like stars extinguished by the brightness.
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And Florent gazed at the vast markets now gradually emerging from the gloom, from the dreamland in which he had beheld them, stretching out their ranges of open palaces. Greenish- grey in hue, they looked more solid now, and even more colossal with their prodigious masting of columns upholding an endless expanse of roofs. They rose up in geometrically shaped masses ; and when all the inner lights had been extin- guished and the square imiform buildings were steeped in the rising dawn, they seemed typical of some gigantic modern machine, some engine, some caldron for the supply of a whole people, some colossal belly, bolted and riveted, built up of wood and glass and iron, and endowed with all the elegance and power of some mechanical motive apphance working there with flaring furnaces, and wild, bewildering revolutions of wheels.
Claude, however, had enthusiastically sprung on to the bench, and stood upon it. He compelled his companion to admire the effect of the dawn rising over the vegetables. There was a perfect sea of these extending between the two clusters of pavilions from Saint Eustache to the Eue des Halles. And in the two open spaces at either end the flood of greenery rose to even greater height, and quite submerged the pavements. The dawn appeared slowly, softly grey in hue, and spreading a light water-colour tint over every- thing. These surging piles akin to hurrying waves, this river of verdure rushing along the roadway hke an autumn torrent, assumed delicate shadowy tints — tender violet, blush- rose, and greeny yellow, all the soft, light hues which at sunrise make the sky look like a canopy of shot silk. And by degrees, as the fires of dawn rose higher and higher at the far end of the Eue Rambuteau, the mass of vegetation grew brighter and brighter, emerging more and more distinctly from the bluey gloom that clung to the ground. Salad herbs, cabbage- lettuce, endive, and succory, with rich soil still clinging to their roots, exposed their swelling hearts ; bundles of spinach, bundles of sorrel, clusters of artichokes, piles of peas and beans, mounds of cos-lettuce, tied round TNith straws, sounded every note in the whole gamut of greenery, from the sheeny lacquer- like green of the pods to the deep-toned green of the foliage ; a continuous gamut with ascending and descending scales which died away in the variegated tones of the heads of celery and bundles of leeks. But the highest and most sonorous notes still came from the patches of bright carrots and snowy
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turnips, strewn in prodigious quantities all along the markets and lighting them up with the medley of their two colours.
At the crossway in the Rue des Halles cabbages were piled up in mountains ; there were white ones, hard and compact as metal balls, curly savoys, whose great leaves made them look like basins of green bronze, and red cabbages, which the dawn seemed to transform into superb masses of bloom with the hue of wine-lees, splotched with dark purple and carmine. At the other side of the markets, at the crossway near Saint Eustache, the end of the Rue Rambuteau was blocked by a barricade of orange-hued pumpkins, sprawling with swelling bellies in two superposed rows. And here and there gleamed the glistening ruddy brown of a hamper of onions, the blood- red crimson of a heap of tomatoes, the quiet yellow of a display of marrows, and the sombre violet of the fruit of the egg-plant ; while numerous fat black radishes still left patches of gloom amidst the quivering brilliance of the general awakening.
Claude clapped his hands at the sight. He declared that those ' blackguard vegetables ' were wld, mad, sublime 1 He stoutly maintained that they were not yet dead, but, gathered on the previous evening, waited for the morning sun to bid him good-bye from the flag- stones of the market. He could observe their vitality, he declared, see their leaves stir and open as though their roots were yet firmly and warmly em- bedded in well-manured soil. And here, in the markets, he added, he heard the death-rattle of all the kitchen -gardens of the environs of Paris.
A crowd of white caps, loose black jackets, and blue blouses was swarming in the narrow paths between the various piles. The big baskets of the market-porters passed along slowly, above the heads of the throng. Retail dealers, costermongers, and greengrocers were making their purchases in haste. Corporals and nuns clustered round the mountains of cabbages, and college cooks prowled about inquisitively, on the look-out for good bargains. The unloading was still going on ; heavy tumbrels, discharging their contents as though these were so many paving-stones, added more and more waves to the sea of greenery which was now beating against the opposite footways. And from the far end of the Rue du Pont Neuf fresh rows of carts were still and ever arriving.
' What a fine sight it is I' exclaimed Claude in an ecstasy of enthusiasm.
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Florent was suffering keenly. He fancied that all this was some supernatural temptation, and, unwilling to look at the markets any longer, turned towards Saint Eustache, a side view of which he obtained from the spot where he now stood. With its roses, and broad arched windows, its bell-turret, and roofs of slate, it looked as though painted in sepia against the blue of the sky. He fixed his eyes at last on the sombre depths of the Rue Montorgueil, where fragments of gaudy sign-boards showed conspicuously, and on the comer of the Rue Montmartre, where there were balconies gleam- ing with letters of gold. And when he again glanced at the cross-roads, his gaze was soHcited by other sign-boards, on which such inscriptions as ' Druggist and Chemist,' ' Flour and Grain ' appeared in big red and black capital letters upon faded backgrounds. Near these corners, houses with narrow windows were now awakening, setting amidst the newness and airiness of the Rue du Pont Neuf a few of the yellow ancient fa9ades of olden Paris. Standing at the empty windows of the great drapery shop at the corner of the Rue Rambuteau a number of spruce-looking counter-jumpers in their shirt sleeves, with snowy-white wristbands and tight- fitting pantaloons, were 'dressing' their goods. Farther away, in the windows of the severe-looking, barrack-hke Guillot establishment, biscuits in gilt wrappers and fancy cakes on glass stands were tastefully set out. All the shops were now open ; and workmen in white blouses, with tools under their arms, were hurrying along the road.
Claude had not yet got down from the bench. He was standing on tiptoe in order to see the farther down the streets. Suddenly, in the midst of the crowd which he over- looked, he caught sight of a fair head with long wavy locks, followed by a little black one covered with curly tumbled hair.
- Hallo, Marjolin ! Hallo, Cadine 1 ' he shouted; and
then, as his voice was drowned by the general uproar, he jumped to the ground and started off. But all at once, recollecting that he had left Florent behind him, he hastily came back. ' I live at the end of the Impasse des Bourdon- nais,' he said rapidly. ' My name's written in chalk on the door, Claude Lantier. Come and see the etching of the Rue Pirouette.'
Then he vanished. He was quite ignorant of Florent's name, and, after favouring him with his views on art, parted from him as he had met him, at the roadside.
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Florent was now alone, and at first this pleased him. Ever since Madame FranQois had picked him up in the Avenue de Neuilly he had been coming and going in a state of paLn-fraught somnolence which had quite prevented him from formmg any definite ideas of his surromidings. Now at last he was at liberty to do what he liked, and he tried to shake himself free from that intolerable vision of teeming food by which he was pursued. But his head still felt empty and dizzy, and all that he could find within him was a kind of vague fear. The day was now growing quite bright, and he could be distinctly seen. He looked down at his wretched shabby coat and trousers. He buttoned the first, dusted the latter, and strove to make a bit of a toilet, fearing lest those black rags of his should proclaim aloud whence he had come. He was seated in the middle of the bench, by the side of some wandering vagabonds who had settled themselves there while waiting for the sunrise. The neighbourhood of the markets is a favourite spot with vagrants in the small hours of the morning. However, two constables, still in night uniform, with cloaks and M'lgis, paced up and down the foot- way side by side, their hands resting behind their backs ; and every time they passed the bench they glanced at the game which they scented there. Florent felt sure that they re- cognised him, and were consulting together about arresting him. At this thought his anguish of mind became extreme. He felt a wild desire to get up and run away ; but he did not dare to do so, and was quite at a loss as to how he might take himself off. The repeated glances of the constables, their cold, deliberate scrutiny caused him the keenest torture. At length he rose from the bench, making a great effort to re- strain himself from rushing off as quickly as his long legs could carry him ; and succeeded in walking quietly away, though his shoulders quivered in the fear he felt of suddenly feeling the rough hands of the constables clutching at his collar from behind.
He had now only one thought, one desire, which was to get away from the markets as quickly as possible. He would wait and make his investigations later on, when the footways should be clear. The three streets which met here — the Rue Montmartre, Rue Montorgueil, and Rue Turbigo — filled him with uneasiness. They were blocked by vehicles of all kinds, and their footways were crowded with vegetables. Florent went straight along as far as the Rue Pierre Lescot, but there the cress and the potato markets seemed to him
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insuperable obstacles. So lie resolved to take the Eue Eam- buteau. On reaching the Boulevard de S6bastopol, however, he came across such a block of vans and carts and waggonettes that he turned back and proceeded along the Eue Saint Denis. Then he got amongst the vegetables once more. Eetail dealers had just set up their stalls, formed of planks resting on tall hampers ; and the deluge of cabbages and carrots and turnips began all over again. The markets were overflowing. Florent tried to make his escape from this pursuing flood which ever overtook him in his flight. He tried the Eue de la Cossonnerie, the Eue Berger, the Square des Innocents, the Eue de la Ferronnerie, and the Eue des Halles. And at last he came to a standstill, quite discouraged and scared at finding himself unable to escape from the infernal circle of vegetables, which now seemed to dance around him, twining clinging verdure about his legs.
The everlasting stream of carts and horses stretched away as far as the Eue de Eivoh and the Place de I'Hotel de Ville. Huge vans were carrying away supplies for all the green- grocers and fruiterers of an entire district ; chars -d-bancs were starting for the suburbs with straining, groaning sides. In the Eue du Pont Neuf Florent got completely bewildered. He stumbled upon a crowd of hand-carts, in which numerous costermongers were arranging their purchases. Amongst them he recognised Lacaille, who went off along the Eue Saint Honore, pushing a barrow of carrots and cauliflowers before him. Florent followed him, in the hope that he would guide him out of the mob. The pavement was now quite shppery, although the weather was dry, and the litter of artichoke stalks, turnip tops, and leaves of all kinds made walking somewhat dangerous. Florent stumbled at almost every step. He lost sight of Lacaille in the Eue Vauvilliers, and on approaching the corn-market he again found the streets barricaded with vehicles. Then he made no further attempt to struggle ; he was once more in the clutch of the markets, and their stream of life bore him back. Slowly retracing his steps, he presently found himself by Saint Eustache again.
He now heard the loud continuous rumbling of the waggons that were setting out from the markets. Paris was doling out the daily food of its two million inhabitants. These markets were like some huge central organ beating with giant force, and sending the blood of Hfe through every
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vein of the city. The uproar was akin to that of colossal jaws — a mighty sound to which each phase of the provision- ing contributed, from the whip -cracking of the larger retail dealers as they started off for the district markets to the dragging pit-a-pat of the old shoes worn by the poor women who hawked their lettuces in baskets from door to door.
Florent turned into a covered way on the left, intersecting the group of four pavilions whose deep silent gloom he had remarked during the night. He hoped that he might there find a refuge, discover some comer in which he could hide himself. But these paviUons were now as busy, as lively as the others. Florent walked on to the end of the street. Drays were driving up at a quick trot, crowding the market with cages full of live poultry, and square hampers in which dead birds were stowed in deep layers. On the other side of the way were other drays from which porters were removing freshly killed calves, wrapped in canvas, and laid at full length in baskets, whence only the four bleeding stumps of their legs protruded. There were also whole sheep, and sides and quarters of beef. Butchers in long white aprons marked the meat with a stamp, carried it off, weighed it, and hung it up on hooks in the auction-room. Florent, with his face close to the grating, stood gazing at the rows of hanging carcasses, at the ruddy sheep and oxen and paler calves, all streaked with yellow fat and sinews, and with bellies yawning open. Then he passed along the sidewalk where the tripe- market was held, amidst the pallid calves' feet and heads, the rolled tripe neatly packed in boxes, the brains delicately set out in flat baskets, the sanguineous livers, and purplish kidneys. He checked his steps in front of some long two- wheeled carts, covered with round awnings, and containing sides of pork hung on each side of the vehicle over a bed of straw. Seen from the back end, the interiors of the carts looked hke recesses of some tabernacle, like some taper- lighted chapel, such was the glow of all the bare flesh they contained. And on the beds of straw were Hues of tin cans, full of the blood that had trickled from the pigs. Thereupon Florent was attacked by a sort of rage. The insipid odour of the meat, the pungent smell of the tripe exasperated him. He made his way out of the covered road, preferring to return once more to the footwalk of the Kue du Pont Neuf.
He was enduring perfect agony. The shiver of early morning came upon him ; his teeth chattered, and he was
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'afraid of falling to the ground and finding himself unable to rise again. He looked about, but could see no vacant place on any bench. Had he found one he would have dropped asleep there, even at the risk of being awakened by the police. Then, as giddiness nearly bhnded him, he leaned for support against a tree, with his eyes closed and his ears ringing. The raw carrot, which he had swallowed almost without chewing, was torturing his stomach, and the glass of punch which he had drunk seemed to have intoxicated him. He was indeed intoxicated with misery, weariness, and hunger. Again he felt a burning fire in the pit of the stomach, to which he every now and then carried his hands, as though he were trying to stop up a hole through which all his life was oozing away. As he stood there he fancied that the foot- pavement rocked beneath him ; and thinking that he might perhaps lessen his sufferings by walking, he went straight on through the vegetables again. He lost himself among them. He went along a narrow footway, turned doAvn another, was forced to retrace his steps, bungled in doing so, and once more found himself amidst piles of greenery. Some heaps were so high that people seemed to be walking between walls of bundles and bunches. Only their heads slightly overtopped these ramparts, and passed along showing whitely or blackly according to the colour of their hats or caps ; whilst the huge swinging baskets, carried aloft on a level with the greenery, looked Hke osier boats floating on a stagnant, mossy lake.
Florent stumbled against a thousand obstacles — against porters taking up their burdens, and saleswomen disputing in rough tones. He slipped over the thick bed of waste leaves and stumps which covered the footway, and was almost suffocated by the powerful odour of crushed verdure. At last he halted in a sort of confused stupor, and surrendered to the pushing of some and the insults of others ; and then he became a mere waif, a piece of wreckage tossed about on the surface of that surging sea.
He was fast losing all self-respect, and would wilUngly have begged. The recollection of his foolish pride during the night exasperated him. If he had accepted Madame Francois's charity, if he had not felt such idiotic fear of Claude, he would not now have been stranded there groaning in the midst of those cabbages. And he was especially angry with himself for not having questioned the artist when they were in the
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Rue Pirouette. Now, alas ! be was alone and deserted, liable to die in tbe streets like a bomeless dog.
For tbe last time be raised bis eyes and looked at tbe markets. At present tbey were glittering in tbe sun. A bread ray was pouring tbrougb tbe covered road from tbe far end, cleaving tbe massy pavilions witb an arcade of ligbt, wbilst fiery beams rained down upon tbe far expanse of roofs. Tbe buge iron framework grew less distinct, assumed a bluey bue, became notbing but a sbadowy silbouette outlined against tbe flaming flare of tbe sunrise. But up above a pane of glass took fire, drops of ligbt trickled down tbe broad sloping zinc plates to tbe gutterings ; and tben, below, a tumultuous city appeared amidst a baze of dancing golden dust. Tbe general awakening bad spread, from tbe first start of tbe market-gardeners snoring in tbeir cloaks, to tbe brisk rolling of tbe food-laden railway drays. And tbe wbole city was open- ing its iron gates, tbe footways were bumming, tbe pavilions roaring witb life. Sbouts and cries of all kinds rent tbe air ; it was as tbougb tbe strain, wbich Florent bad beard gatber- ing force in tbe gloom ever since four in tbe morning, bad now attained its fullest volume. To tbe rigbt and left, on all sides indeed, tbe sbarp cries accompanying tbe auction sales sounded sbrilly like flutes amidst tbe sonorous bass roar of tbe crowd. It was tbe fisb, tbe butter, tbe poultry, and tbe meat being sold.
Tbe pealing of bells passed tbrougb tbe air, imparting a quiver to tbe buzzing of tbe opening markets. Around Florent tbe sun was setting tbe vegetables aflame. He no longer perceived any of tbose soft water-colour tints wbich bad predominated in tbe pale ligbt of early morning. Tbe swelling bearts of tbe lettuces were now gleaming brigbtly, tbe scales of greenery sbowed fortb witb wondrous vigour, tbe carrots glowed blood-red, tbe turnips sbone as if incandescent in tbe triumpbant radiance of tbe sun.
On Florent's left some waggons were discbarging fresb loads of cabbages. He turned bis eyes, and away in tbe distance saw carts yet streaming out of tbe Rue Turbigo. Tbe tide was still and ever rising. He bad felt it about bis ankles, tben on a level witb bis stomacb, and now it was threatening to drown bim altogether. Blinded and submerged, his ears buzzing, bis stomach overpowered by all that be had seen, he asked for mercy ; and wild grief took possession of him at tbe thought of dying there of starvation in tbe very
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heart of glutted Paris, amidst the effulgent awakening of her markets. Big hot tears started from his eyes.
Walking on, he had now reached one of the larger alleys. Two women, one short and old, the other tall and withered, passed him, talking together as they made their way towards the pavilions.
' So you've come to do your marketing, Mademoiselle Saget? ' said the tall withered woman.
' Well, yes, Madame Lecoeur, if you can give it such a name as marketing. I'm a lone woman, you know, and live on next to nothing. I should have hked a small cauliflower, but everything is so dear. How is butter selling to-day ? '
- At thirty-four sous. I have some which is first-rate.
Will you come and look at it ? '
' Well, I don't know if I shall want any to-day ; I've still a little lard left.'
Making a supreme effort, Florent followed these two women. He recollected having heard Claude name the old one — Mademoiselle Saget — when they were in the Rue Pirouette ; and he made up his mind to question her when she should have parted from her tall withered acquaintance.
' And how's your niece ? ' Mademoiselle Saget now asked.
' Oh, La Sarriette does as she hkes,' Madame Lecoeur replied in a bitter tone. ' She's chosen to set up for herself and her affairs no longer concern me. When her lovers have beggared her, she needn't come to me for any bread.'
- And you were so good to her, too ! She ought to do well
this year ; h'uit is yielding big profits. And your brother-in- law, how is he ? '
- Oh, he '
Madame Lecoeur bit her lips, and seemed disinclined to say anythmg more.
' Still the same as ever, I suppose ? ' continued Made- moiselle Saget. ' He's a very worthy man. Still, I once heard it said that he spent his money in such a way that '
' But does anyone know how he spends his money ? ' inter- rupted Madame Lecoeur, with much asperity. ' He's a miserly niggard, a scurvy fellow, that's what I say I Do you know, mademoiselle, he'd see me die of starvation rather than lend me five francs ! He knows quite weU that there's nothing to be made out of butter this season, any more than out of cheese and eggs ; whereas he can sell as much poultry as ever he chooses. But not once, I assure you, not once has he
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offered to help me. I am too proud, as you know, to accept any assistance from him ; still it would have pleased me to have had it offered.'
- Ah, by the way, there he is, your brother-in-law 1 '
suddenly exclaimed Mademoiselle Saget, lowering her voice.
The two women turned and gazed at a man who was cross- ing the road to enter the covered way close by.
- I'm in a hurry,' murmured l^Iadame Lecoeur. * I left
my stall without anyone to look after it ; and, besides, I don't want to speak to him.'
However, Florent also had mechanically turned round and glanced at the individual referred to. This was a short, squarely-built man, with a cheery look and grey, close-cut brush-like hair. Under each arm he was carrying a fat goose, whose head hung down and flapped against his legs. And then all at once Florent made a gesture of delight. For- getting his fatigue, he ran after the man, and, overtaking him, tapped him on the shoulder.
' Gavard ! ' he exclaimed.
The other raised his head and stared with surprise at Florent's tall black figure, which he did not at first recognise. Then all at once : * What ! is it you ? ' he cried, as if overcome with amazement. ' Is it really you ? '
He all but let his geese fall, and seemed unable to master his surprise. On catching sight, however, of his sister-in-law and Mademoiselle Saget, who were watching the meeting at a distance, he began to walk on again.
' Come along ; don't let us stop here,' he said. ' There are too many eyes and tongues about.'
When they were in the covered way they began to chal. Florent related how he had gone to the Eue Pirouette, at which Gavard seemed much amused and laughed heartily. Then he told Florent that his brother Quenu had moved from that street and had reopened his pork-shop close by, in the Rue Eambuteau, just in front of tbe markets. And after- wards he was again highly amused to hear that Florent had been wandering about all that morning with Claude Lantier, an odd kind of fish, who, strangely enough, said he, was Madame Quenu's nephew. Thus chatting, Gavard was on the point of taking Florent straight to the pork-shop, but, on hearing that he had returned to France with false papers, he suddenly assumed all sorts of solemn and mysterious airs, and insisted upon walking some fifteen paces in front of him,
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to avoid attracting attention. After passing through the poultry paviUon, where he hung his geese up in his stall, he began to cross the Rue Rambuteau, still followed by Florent ; and then, haltmg in the middle of the road, he glanced signifi- cantly towards a large and well-appointed pork-shop.
The sun was obliquely enfilading the Rue Rambuteau, lighting up the fronts of the houses, in the midst of which the Rue Pirouette formed a dark gap. At the other end the great pile of Saint Eustache glittered brightly in the sunlight like some huge reliquary. And right through the crowd, from the distant crossway, an army of street-sweepers was advancing in file down the road, the brooms swishing rhythmically, while scavengers provided with forks pitched the collected refuse into tumbrels, which at mtervals of a score of paces halted with a noise like the clattering of broken pots. However, all Florent's attention was concentrated on the pork-shop, open and radiant in the rising sun.
It stood very near the corner of the Rue Pirouette and provided quite a feast for the eyes. Its aspect was bright and smiling, touches of brilliant colour showing conspicuously amidst all the snowy marble. The sign- board, on which the name of Quenu-Gbadelle glittered in fat gilt letters encircled by leaves and branches painted on a soft-hued background, was protected by a sheet of glass. On two panels, one on each side of the shop-front, and both, like the board above, covered with glass, were paint- ings representing various chubby little cupids playing amidst boars' heads, pork chops, and strings of sausages ; and these latter still-life subjects, embellished with scrolls and bows, had been painted in such soft tones that the uncooked pork which they represented had the pinkiness of raspberry jam. Within this pleasing framework arose the window display, arranged upon a bed of fine blue-paper shavings. Here and there fern-leaves, tastefully disposed, changed the plates which they encircled into bouquets fringed with foHage. There was a wealth of rich, luscious, melting things. Down below, quite close to the window, jars of preserved sausage- meat were interspersed with pots of mustard. Above these were some small, plump, boned hams, golden with their dress- ings of toasted bread-crumbs, and adorned at the knuckles with green rosettes. Next came the larger dishes, some con- taining preserved Strasburg tongues, enclosed in bladders coloured a bright red and varnished, so that they looked quite
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sanguineous beside the pale sausages and trotters ; then there were black-puddings coiled like harmless snakes, healthy- looking chitterlings piled up two by two ; Lyons sausages in little silver copes that made them look like choristers ; hot pies, with little banner-like tickets stuck in them ; big hams, and great glazed joints of veal and pork, whose jelly was as limpid as sugar-candy. In the rear were other dishes and earthen pans in which meat, minced and sUced, slumbered beneath lakes of melted fat. And betwixt the various plates and dishes, jars and bottles of sauce, cullis, stock and pre- served truffles, pans of foie, gras and boxes of sardines and tunny-fish were strewn over the bed of paper shavings. A box of creamy cheeses, and one of edible snails, the apertures of whose shells were dressed with butter and parsley, had been placed carelessly at either corner. Finally, from a bar overhead strings of sausages and saveloys of various sizes hung down symmetrically Uke cords and tassels ; while in the rear fragments of intestinal membranes showed like lace- work, like some guipure of white flesh. And on the highest tier in this sanctuary of gluttony, amidst the membranes and between two bouquets of purple gladioh, the window-stand was crowned by a small square aquarium, ornamented with rock- work, and containing a couple of gold-fish, which were continually swimming round it.
Florent's whole body thrilled at the sight. Then he per- ceived a woman standing in the sunlight at the door of the shop. With her prosperous, happy look in the midst of all those inviting things she added to the cheery aspect of the place. She was a fine woman and quite blocked the doorway. Still, she was not over-stout, but simply buxom, with the full ripeness of her thirty years. She had only just risen, yet her glossy hair was already brushed smooth and arranged in little flat bands over her temples, giving her an appearance oi extreme neatness. She had the fine skin, the pinky-white complexion common to those whose life is spent in an atmo- sphere of raw meat and fat. There was a touch of gravity about her demeanour, her movements were calm and slow ; what mirth or pleasure she felt she expressed by her eyes, her lips retaining all their seriousness. A collar of starched linen encircled her neck, white sleevelets reached to her elbows, and a white apron fell even over the tips of her shoes, so that you saw but httle of her black cashmere dress, which clung tightly to her well-rounded shoulders and swelling bosom. The sun
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rays poured hotly upon all the whiteness she displayed. However, although her hluish-black hair, her rosy face, and bright sleeves and apron were steeped in the glow of light, she never once blinked, but enjoyed her morning bath of sun- shine with blissful tranquillity, her soft eyes smiling the while at the flow and riot of the markets. She had the appearance of a very worthy woman.
'That is your brother's wife, your sister-in-law, Lisa,' Gavard said to Florent.
He had saluted her with a slight inclination of the head. Then he darted along the house passage, continuing to take the most minute precautions, and unwilling to let Florent enter the premises through the shop, though there was no one there. It was evident that he felt great pleasure in dab- bling in what he considered to be a compromising business.
' Wait here,' he said, * while I go to see whether your brother is alone. You can come in when I clap my hands.'
Thereupon he opened a door at the end of the passage. But as soon as Florent heard his brother's voice behind it, he sprang inside at a bound. Quenu, who was much attached to him, threw his arms round his neck, and they kissed each other like children.
' Ah ! dash it all ! Is it really you, my dear fellow ? ' stammered the pork-butcher. ' I never expected to see you again. I felt sure you were dead ! Why, only yesterday I was saying to Lisa, " That poor fellow, Florent ! " '
However, he stopped short, and, popping his head into the shop, called out, ' Lisa ! Lisa I ' Then turning towards a little girl who had crept into a corner, he added, ' PauHne, go and find your mother.'
The little one did not stir, however. She was an extremely fine child, five years of age, with a plump chubby face, bear- ing a strong resemblance to that of the pork-butcher's wife. In her arms she was holding a huge yellow cat, which had cheerfully surrendered itself to her embrace, with its legs dangling downwards ; and she now squeezed it tightly with her Uttle arms, as if she were afraid that yonder shabby- looking gentleman might rob her of it.
Lisa, however, leisurely made her appearance.
' Here is my brother Florent ! ' exclaimed Quenu.
Lisa addressed him as ' Monsieur,' and gave him a kindly welcome. She scanned him quietly from head to foot, without evincing any disagreeable surprise. Merely a faint pout
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appeared for a moment on her lips. Then, standing by, she began to smile at her husband's demonstrations of affection. Quenu, however, at last recovered his calmness, and noticing Florent's fleshless, poverty-stricken appearance, exclaimed:
- Ah ! my poor fellow, you haven't improved in your looks
since you were over yonder. For my part, I've grown fat ; but what would you have ! '
He had indeed grown fat, too fat for his thirty years. He seemed to be bursting through his shirt and apron, through all the snowy-white hnen in which he was swathed like a huge doU. With advancing years his clean-shaven face had become elongated, assuming a faint resemblance to the snout of one of those pigs amidst whose flesh his hands worked and lived the whole day through. Florent scarcely recognised him. He had now seated himself, and his glance turned from his brother to handsome Lisa and Httle Pauline. They were all brimful of health, squarely built, sleek, in prime con- dition ; and in their turn they looked at Florent with the uneasy astonishment which corpulent people feel at the sight of a scraggy person. The very cat, whose skin was distended by fat, dilated its yellow eyes and scrutinised him with an air of distrust.
- You'll wait till we have breakfast, won't you ? ' asked
Quenu. ' We have it early, at ten o'clock.'
A penetrating odour of cookery pervaded the place ; and Florent looked back upon the terrible night which he had just spent, his arrival amongst the vegetables, his agony in the midst of the markets, the endless avalanches of food from which he had just escaped. And then in a low tone and with a gentle smile he responded :
- No ; I'm really very hungry, you see.'
CHAPTER II
Flobent had just begun to study law in Paris when hia mother died. She lived at Le Vigan, in the department of the Gard, and had taken for her second husband one Quenu, a native of Yvetot in Normandy, whom some sub-prefect had transplanted to the south and then forgotten there. He had remained in employment at the sub -prefecture, find- ing the country charming, the wine good, and the women
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very amiable. Three years after his marriage he had been carried off by a bad attack of indigestion, leaving as sole legacy to his wife a sturdy boy who resembled him. It was only with very great difficulty that the widow could pay the college fees of Florent, her elder son, the issue of her first marriage. He was a very gentle youth, devoted to his studies, and constantly won the chief prizes at school. It was upon him that his mother lavished all her affection and based all her hopes. Perhaps, in bestowing so much love on this slim pale youth, she was giving evidence of her preference for her first husband, a tender-hearted, caressing Proven9al, who had loved her devotedly. Quenu, whose good-humour and amia- bility had at first attracted her, had perhaps displayed too much self-satisfaction, and shown too plainly that he looked upon himself as the main source of happiness. At all events she formed the opinion that her younger son — and in southern families younger sons are still often sacrificed — would never do any good ; so she contented herself with sending him to a school kept by a neighbouring old maid, where the lad learned nothing but how to idle his time away. The two brothers grew up far apart from each other, as though they were strangers.
When Florent arrived at Le Vigan his mother was already buried. She had insisted upon having her illness concealed from him till the very last moment, for fear of disturbing his studies. Thus he found httle Quenu, who was then twelve years old, sitting and sobbing alone on a table in the middle of the kitchen. A furniture dealer, a neighbour, gave him particulars of his mother's last hours. She had reached the end of her resources, had killed herself by the hard work which she had undertaken to earn sufficient money that her elder son might continue his legal studies. To her modest trade in ribbons, the profits of which were but small, she had been obliged to add other occupations, which kept her up very late at night. Her one idea of seeing Florent established as an advocate, holding a good position in the town, had gradually caused her to become hard and miserly, without pity for either herself or others. Little Quenu was allowed to wander about in ragged breeches, and m blouses from which the sleeves were falling away. He never dared to serve himself at table, but waited till he received his allow- ance of bread from his mother's hands. She gave herself equally thin slices, and it was to the effects of this regimen that
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she had succumbed, in deep despair at having failed to accomplish her self-allotted task.
This story made a most painful impression upon Florent's tender nature, and his sobs wellnigh choked him. He took his little step-brother in his arms, held him to his breast, and kissed him as though to restore to him the love of which he had unwittingly deprived him. Then he looked at the lad's gaping shoes, torn sleeves, and dirty hands, at all the mani- fest signs of wretchedness and neglect. And he told him that he would take him away, and that they would both live happily together. The next day, when he began to inquire into affairs, he felt afraid that he would not be able to keep sufficient money to pay for the journey back to Paris. How- ever, he was determined to leave Le Vigan at any cost. He was fortunately able to sell the httle ribbon business, and this enabled him to discharge his mother's debts, for despite her strictness in money matters she had gradually run up bills. Then, as there was nothing left, his mother's neighbour, the furniture dealer, offered him five hundred francs for her chattels and stock of linen. It was a very good bargain for the dealer, but the young man thanked him with tears in his eyes. He bought his brother some new clothes, and took him away that same evening.
On his return to Paris he gave up all thought of con- tinuing to attend the Law School, and postponed every am- bitious project. He obtained a few pupils, and estabUshed himself with little Quenu in the Eue Royer CoUard, at the corner of the Rue Saint Jacques, in a big room which he furnished with two iron bedsteads, a wardrobe, a table, and four chairs. He now had a child to look after, and this assumed paternity was very pleasing to him. During the earlier days he attempted to give the lad some lessons when he returned home in the evening, but Quenu was an un- willing pupil. He was dull of understanding, and refused to learn, bursting into tears and regretfully recalling the time when his mother had allowed him to run wild in the streets. Florent thereupon stopped his lessons in despair, and to con- sole the lad promised him a hohday of indefinite length. As an excuse for his own weakness he repeated that he had not brought his brother to Paris to distress him. To see him grow up in happiness became his chief desire. He quite worshipped the boy, was charmed with his merry laughter, and felt infinite joy in seeing him about him, healthy and
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vigorous, and without a care. Florent for his part remained very slim and lean in his threadbare black coat, and his face began to turn yellow amidst all the drudgery and worry of teaching ; but Quenu grew up plump and merry, a little dense, indeed, and scarce able to read or write, but endowed with high spirits which nothing could ruflfle, and which filled the big gloomy room in the Rue Royer Collard with gaiety.
Years, meantime, passed by. Florent, who had inherited all his mother's spirit of devotion, kept Quenu at home as though he were a big, idle girl. He did not even suffer him to perform any petty domestic duties, but always went to buy the provisions himself, and attended to the cooking and other necessary matters. This kept him, he said, from indulging in his own bad thoughts. He was given to gloominess, and fancied that he was disposed to evil. When he returned home in the evening, splashed with mud, and his head bowed by the annoyances to which other people's children had subjected him, his heart melted beneath the embrace of the sturdy lad whom he found spinning his top on the tiled flooring of the big room. Quenu laughed at his brother's clumsiness in maldng omelettes, and at the serious fashion in which he prepared the soup-beef and vegetables. When the lamp was extinguished, and Florent lay in bed, he sometimes gave way to feelings of sadness. He longed to resume his legal studies, and strove to map out his duties in such wise as to secure time to follow the programme of the faculty. He succeeded in doing this, and was then perfectly happy. But a slight attack of fever, which confined him to his room for a week, made such a hole in his purse, and caused him so much alarm, that he abandoned all idea of completing his studies. The boy was now getting a big fellow, and Florent took a post as teacher in a school in the Rue de I'Estrapade, at a salary of eighteen hundred francs per annum. This seemed like a fortune to him. By dint of economy he hoped to be able to amass a sum of money which would set Quenu going in the world. When the lad reached his eighteenth year Florent still treated him as though he were a daughter for whom a dowry must be provided.
However, during his brother's brief illness Quenu himself had made certain reflections. One morning he proclaimed his desire to work, saying that he was now old enough to earn his own living. Florent was deeply touched at this. Just opposite, on the other side of the street, lived a working
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watchmaker whom Quenu, through the cm:tainless window, could see leaning over a little table, manipulating all sorts of delicate things, and patiently gazing at them through a magnifying glass all day long. The lad was much attracted by the sight, and declared that he had a taste for watch- making. At the end of a fortnight, however, he became rest- less, and began to cry like a child of ten, complaining that the work was too compHcated, and that he would never be able to understand all the silly little things that enter into the construction of a watch.
His next whim was to be a locksmith ; but this calHng he found too fatiguing. In a couple of years he tried more than ten different trades. Florent opined that he acted rightly, that it was wrong to take up a calling one did not like. However, Quenu's fine eagerness to work for his living strained the resources of the Httle establishment very seriously. Since he had begun flitting from one workshop to another there had been a constant succession of fresh expenses; money had gone in new clothes, in meals taken away from home, and in the payment of footings among fellow-workmen. Florent's salary of eighteen hundred francs was no longer sufficient, and he was obliged to take a couple of pupils in the evenings. For eight years he had continued to wear the same old coat.
However, the two brothers had made a friend. One side of the house in which they lived overlooked the Kue Saint Jacques, where there was a large poultry-roasting establish- ment ^ kept by a worthy man called Gavard, whose wife was dying from consumption amidst an atmosphere redolent of plump fowls. When Florent returned home too late to cook a scrap of meat, he was in the habit of laying out a dozen sous
' These rdtisseries, now all but extinct, were at one time a particular feature of the Parisian provision trade. I can myself recollect several akin to the one described by M. Zola. I suspect that they largely owed their origin to the form and dimensions of the ordinary Parisian kitchen stove, which did not enable people to roast poultry at home in a convenient way. In the old French cuisine, moreover, roast joints of meat were virtually unknown ; roasting was almost entirely confined to chickens, geese, turkeys, pheasants, &c. ; and among the middle classes people largely bought their poultry already cooked of the rdtisseur, or else confided it to him for the purpose of roasting, in the same way as our poorer classes still send their joints to the baker's. Eoasting was also long looked upon in France as a very delicate art. Brillat-Savarin, in his famous Physiologie du Ooilt, lays down the dictum that ' A man may become a cook, but is born a rCtisseur.^ — Trans.
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or so on a small portion of turkey or goose at this shop. Such days as these were feast-days. Gavard in time grew inte- rested in his tall, scraggy customer, learned his history, and invited Quenu into his shop. Before long the young fellow was constantly to be found there. As soon as his brother left the house he came downstairs and installed himself at the rear of the roasting-shop, quite enraptured with the four huge spits which turned with a gentle sound in front of the tall bright flames.
The broad copper bands of the fireplace glistened brightly, the poultry steamed, the fat bubbled melodiously in the dripping-pan, and the spits seemed to talk amongst them- selves and to address kindly words to Quenu, who, with a long ladle, devoutly basted the golden breasts of the fat geese and turkeys. He would stay there for hours, quite crimson in the dancing glow of the flames, and laughing vaguely, with a somewhat stupid expression, at the birds roasting in front of him. Indeed, he did not awake from this kind of trance until the geese and turkeys were unspitted. They were placed on dishes, the spits emerged from their carcases smoking hot, and a rich gravy flowed from either end and filled the shop with a penetrating odour. Then the lad, who, standing up, had eagerly followed every phase of the dishing, would clap his hands and begin to talk to the birds, telling them that they were very nice, and would be eaten up, and that the cats would have nothing but their bones. And he would give a start of delight whenever Gavard handed him a slice of bread, which he forthwith put into the dripping-pan that it might soak and toast there for half-an-hour.
It was in this shop, no doubt, that Quenu's love of cookery took its birth. Later on, when he had tried all sorts of crafts, he returned, as though driven by fate, to the spits and the poultry and the savoury gravy which induces one to lick one's fingers. At first he was afraid of vexing his brother, who was a small eater and spoke of good fare with the disdain of a man who is ignorant of it ; but afterwards, on seeing that Florent listened to him when he explained the preparation of some very elaborate dish, he confessed his desires and pre- sently found a situation at a large restaurant. From that time forward the life of the two brothers was settled. They continued to live in the room in the Eue Eoyer Collard, whither they returned every evening ; the one glowing and radiant from his hot fire, the other with the depressed coun-
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tenance of a shabby, impecunious teacher. Florent still wore his old black coat, as he sat absorbed in correcting his pupils' exercises ; while Quenu, to put himself more at ease, donned his white apron, cap, and jacket, and, flitting about in front of the stove, amused himself by baking some dainty in the oven. Sometimes they smiled at seeing themselves thus attired, the one all in black, the other all in white. These different garbs, one bright and the other sombre, seemed to make the big room half gay and half mournful. Never, how- ever, was there so much harmony in a household marked by such dissimilarity. Though the elder brother grew thinner and thinner, consumed by the ardent temperament which he had inherited from his Proven9al father, and the younger one waxed fatter and fatter, like a true son of Normandy, they loved each other in the brotherhood they derived from their mother — a mother who had been all devotion.
They had a relation in Paris, a brother of their mother's, one Gradelle, who was in business as a pork-butcher in the Eue Pirouette, near the central markets. He was a fat, hard-hearted, miserly fellow, and received his nephews as though they were starving paupers the first time they paid him a visit. They seldom went to see him afterwards. On his nameday Quenu would take him a bunch of flowers, and receive a half-franc piece in return for it. Florent's proud and sensitive nature suffered keenly when Gradelle scrutinised his shabby clothes with the anxious, suspicious glance of a miser apprehending a request for a dinner, or the loan of a five-franc piece. One day, however, it occurred to Florent in all artlessness to ask his uncle to change a hundred- franc note for him, and after this the pork-butcher showed less alarm at sight of the lads, as he called them. Still, their friendship got no further than these infrequent visits.
These years were Hke a long, sweet, sad dream to Florent. As they passed he tasted to the full all the bitter joys of self- sacrifice. At home, in the big room, Hfe was all love and tenderness ; but out in the world, amidst the humihations inflicted on him by his pupils, and the rough jostling of the tsreets, he felt himself yielding to wicked thoughts. His slain ambitions embittered him. It was long before he could bring himself to bow to his fate, and accept with equanimity the painful lot of a poor, plain, commonplace man. At last, to guard against the temptations of wickedness, he plunged into ideal goodness, and sought refuge in a self- created sphere
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of absolute truth and justice. It was then that he became a repubhcan, entering into the repubhcan idea even as heart- broken girls enter a convent. And not finding a repubho where sufficient peace and kindliness prevailed to lull hia troubles to sleep, he created one for himself. He took no pleasure in books. All the blackened paper amidst which he lived spoke of evil-smelling class-rooms, of pellets of paper chewed by unruly schoolboys, of long, profitless hours of torture. Besides, books only suggested to him a spirit of mutiny and pride, whereas it was of peace and oblivion that he felt most need. To lull and soothe himself with ideal imaginings, to dream that he was perfectly happy, and that all the world would likewise become so, to erect in his brain the republican city in which he would fain have lived, such now became his recreation, the task, agam and again renewed, of all his leisure hours. He no longer read any books beyond those which his duties compelled him to peruse ; he preferred to tramp along the Rue Saint Jacques as far as the outer boulevards, occasionally going yet a greater distance and returning by the Barriere d'ltalie ; and all along the road, with his eyes on the Quartier Moufifetard spread out at his feet, he would devise reforms of great moral and humanitarian scope, such as he thought would change that city of sufiering into an abode of bliss. During the turmoil of February 1848, when Paris was stained with blood, he became quite heart- broken, and rushed from one to another of the public clubs demanding that the blood which had been shed should find atonement in ' the fraternal embrace of all republicans through- out the world.' He became one of those enthusiastic orators who preached revolution as a new rehgion, full of gentleness and salvation. The terrible days of December 1851, the days of the Coup d'Etat, were required to wean him from his doctrines of universal love. He was then without arms ; allowed himself to be captured like a sheep, and was treated as though he were a wolf. He awoke from his sermon on universal brotherhood to find himself starving on the cold stones of a casemate at Bicetre.
Quenu, then two-and-twenty, was distracted with anguish when his brother did not return home. On the following day he went to seek his corpse at the cemetery of Montmartre, where the bodies of those shot down on the boulevards had been laid out in a line and covered with straw, from beneatli which only their ghastly heads projected. However, Quenu'a
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courage failed him, he was blinded by his tears, and had to pass twice along the Une of corpses before acquiring the certainty that Florent's was not among them. At last, at the end of a long and wretched week, he learned at the Prefecture of Pohce that his brother was a prisoner. He was not allowed to see him, and when he pressed the matter the police threatened to arrest him also. Then he hastened off to his uncle Gradelle, whom he looked upon as a person of import- ance, hoping that he might be able to enlist his influence in Florent's behalf. But Gradelle waxed wrathful, declared that Florent deserved his fate, that he ought to have known better than to have mixed himself up with those rascally republicans. And he even added that Florent was destined to turn out badly, that it was written on his face.
Quenu wept copiously and remained there, almost choked by his sobs. His uncle, a Httle ashamed of his harshness, and feehng that he ought to do something for him, offered to receive him into his house. He wanted an assistant, and knew that his nephew was a good cook. Quenu was so much alarmed by the mere thought of going back to live alone in the big room in the Rue Royer Collard, that then and there he accepted Gradelle's offer. That same night he slept in his uncle's house, in a dark hole of a garret just under the roof, where there was scarcely space for him to He at full length. However, he was less wretched there than he would have been opposite his brother's empty couch.
He succeeded at length in obtaining permission to see Florent ; but on his return from Bicetre he was obliged to take to his bed. For nearly three weeks he lay fever-stricken, in a stupefied, comatose state. Gradelle meantime called down all sorts of maledictions on his republican nephew ; and one morning, when he heard of Florent's departure for Cayenne, he went upstairs, tapped Quenu on the hands, awoke him, and bluntly told him the news, thereby bringing about such a reaction that on the following day the young man was up and about again. His grief wore itself out, and his soft flabby flesh seemed to absorb his tears. A month later he laughed again, and then grew vexed and unhappy with himself for having been merry ; but his natural light- heartedness soon gained the mastery, and he laughed afresh in uncon?cious happiness.
He now learned his uncle's business, from which he derived even more enjoyment than from cookery. Gradelle
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told him, however, that he must not neglect his pots and pans, that it was rare to find a pork-butcher who was also a good cook, and that he had been lucky in serving in a restau- rant before coming to the shop. Gradelle, moreover, made full use of his nephew's acquirements, employed him to cook the dinners sent out to certain customers, and placed all the broiling, and the preparation of pork chops garnished with gherkins in his special charge. As the young man was of real service to him, he grew fond of him after his own fashion, and would nip his plump arms when he was in a good humour. Gradelle had sold the scanty furniture of the room in the Eue Eoyer Collard and retained possession of the pro- ceeds — some forty francs or so — in order, said he, to prevent that foolish lad, Quenu, from making ducks and drakes of the cash. After a time, however, he allowed his nephew six francs a month as pocket-money.
Quenu now became quite happy, in spite of the emptmess of his purse and the harshness with which he was occasionally treated. He liked to have life doled out to him ; Florent had treated him too much like an indolent girl. Moreover, he had made a friend at his micle's. Gradelle, when his wife died, had been obliged to engage a girl to attend to the shop, and had taken care to choose a healthy and attractive one, knowing that a good-looking girl would set off his viands and help to tempt custom. Amongst his acquaintances was a widow, living in the Rue Cuvier, near the Jardin des Plantes, whose deceased husband had been postmaster at Plassans, the seat of a sub-prefecture in the south of France. This lady, who lived in a very modest fashion on a small annuity, had brought with her from Plassans a plump, pretty child, whom Bhe treated as her own daughter. Lisa, as the young one was called, attended upon her with much placidity and serenity of disposition. Somewhat seriously inclined, she looked quite beautiful when she smiled. Indeed, her great charm came from the exquisite manner in which she allowed this infre- quent smile of hers to escape her. Her eyes then became most caressing, and her habitual gravity imparted inestimable value to these sudden, seductive flashes. The old lady had often said that one of Lisa's smiles would suffice to lure her to perdition.
When the widow died she left all her savings, amounting to some ten thousand francs, to her adopted daughter. For a week Lisa lived alone in the Rue Cuvier ; it was there that
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Gradelle came in search of her. He had become acquainted with her by often seeing her with her mistress when the latter called on him in the Kiie Pirouette ; and at the funeral she had struck him as having grown so handsome and sturdy that he had followed the hearse all the way to the cemetery, though he had not intended to do so. As the coffin was being lowered into the grave, he reflected what a splendid girl she would be for the counter of a pork-butcher's shop. He thought the matter over, and finally resolved to offer her thirty francs a month, with board and lodgmg. When he made this proposal to her, Lisa asked for twenty- four hours to consider it. Then she arrived one morning with a little bundle of clothes, and her ten thousand francs concealed in the bosom of her dress. A month later the whole place seemed to belong to her ; she enslaved Gradelle, Quenu, and even the smallest kitchen-boy. For his part, Quenu would have cut off his fingers to please her. When she happened to smile, he remained rooted to the floor, laughing with delight as he gazed at her.
Lisa was the eldest daughter of the Macquarts of Plassans, and her father was still ahve.^ But she said that he was abroad, and never wrote to him. Sometimes she just dropped a hint that her mother, now deceased, had been a hard worker, and that she took after her. She worked, indeed, very assidu- ously. However, she sometimes added that the worthy woman had slaved herself to death in striving to support her family. Then she would speak of the respective duties of husband and wife in such a practical though modest fashion as to enchant Quenu. He assured her that he fully shared her ideas. These were that everyone, man or woman, ought to work for his or her living, that everyone was charged with the duty of achieving personal happiness, that great harm was done by encouraging habits of idleness, and that the presence of so much misery in the world was greatly due to sloth. This theory of hers was a sweeping condemnation of drunken- ness, of all the legendary loafing ways of her father Macquart. But, though she did not know it, there was much of Macquart's nature in herself. She was merely a steady, sensible Macquart with a logical desire for comfort, having grasped the truth of the proverb that as you make your bed BO you lie on it. To sleep in bhssful warmth there is no
I See M. Zola's novel, ThA Fortune of tJie Bougons. — Trant.
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better plan than to preparo oneself a soft and downy couch ; and to the preparation of such a couch she gave all her time and all her thoughts. When no more than six years old she had consented to remain quietly on her chair the whole day through on condition that she should be rewarded with a cake in the evening.
At Gradelle's establishment Lisa went on leading the calm, methodical life which her exquisite smiles illumined. She had not accepted the pork-butcher's offer at random. She reckoned upon finding a guardian in him ; with the keen scent of those who are bom lucky she perhaps foresaw that the gloomy shop in the Rue Pirouette would bring her the comfortable future she dreamed of — a hfe of healthy enjoy- ment, and work without fatigue, each hour of which would bring its own reward. She attended to her counter with the quiet earnestness with which she had waited upon the post- master's widow ; and the cleanliness of her aprons soon became proverbial in the neighbourhood. Uncle Gradelle was so charmed with this pretty girl that sometimes, as he was stringing his sausages, he would say to Quenu : ' Upon my word, if I weren't turned sixty, I think I should be foolish enough to marry her. A wife like she'd make is worth her weight in gold to a shopkeeper, my lad.'
Quenu himself was growing still fonder of her, though he laughed merrily one day when a neighbour accused him of being in love with Lisa. He was not worried with love-sick- ness. The two were very good friends, however. In the evening they went up to their bedrooms together. Lisa slept in a little chamber adjoining the dark hole which the young man occupied. She had made this room of hers quite bright by hanging it with muslin curtains. The pair would stand together for a moment on the landing, holding their candles in their hands, and chatting as they unlocked their doors. Then, as they closed them, they said in friendly tones :
' Good night. Mademoiselle Lisa.'
' Good night, Monsieur Quenu.'
As Quenu undressed himself he listened to Lisa making her own preparations. The partition between the two rooms was very thin, ' There, she is drawing her curtains now,' he would say to himself ; * what can she be doing, I wonder, in front of her chest of drawers ? Ah ! she's sitting down now and taking off her shoes. Now she's blown her candle out.
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Well, good night. I must get to sleep ' ; and at times, when he heard her bed creak as she got into it, he would say to himself with a smile, * Dash it all ! Mademoiselle Lisa is no feather.' This idea seemed to amuse him, and presently he would fall asleep thinking about the hams and salt pork that he had to prepare the next morning.
This state of affairs went on for a year without causing Lisa a single blush or Quenu a moment's embarrassment. When the girl came into the kitchen in the morning at the busiest moment of the day's work, they grasped hands over the dishes of sausage-meat. Sometimes she helped him, holding the skins with her plump fingers while he filled them with meat and fat. Sometimes, too, with the tips of their tongues they just tasted the raw sausage-meat, to see if it was properly seasoned. She was able to give Quenu some useful hints, for she knew of many favourite southern recipes, with which he experimented with much success. He was often aware that she was standing behind his shoulder, prying into the pans. If he wanted a spoon or a dish, she would hand it to him. The heat of the fire would bring their blood to their skins ; still, nothing in the world would have induced the young man to cease stirring the fatty bouillis which were thickening over the fire while the girl stood gravely by him, discussing the amount of boiling that was necessary. In the afternoon, when the shop lacked customers, they quietly chatted together for hours at a time. Lisa sat behind the counter, leaning back, and knitting in an easy, regular fashion ; while Quenu installed himself on a big oak block, dangling his legs and tapping his heels against the wood. They got on wonderfully well together, discussing all sorts of subjects, generally cookery, and then Uncle Gradelle and the neighbours. Lisa also amused the young man with stories, just as though he were a child. She knew some very pretty ones — some miraculous legends, full of lambs and little angels, which she narrated in a piping voice, with all her wonted seriousness. If a customer happened to come in, she saved herself the trouble of moving by asking Quenu to get the required pot of lard or box of snails. And at eleven o'clock they went slowly up to bed as on the previous night. As they closed their doors, they calmly repeated the words :
•Good night, Mademoiselle Lisa.'
- Good night, Monsieur Quenu.'
One morning Uncle Gradelle was struck dead by apoplexy
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while preparing a galantine. He fell forward, with his face against the chopping-block. Lisa did not lose her self- possession. She remarked that the dead man could not be left lying in the middle of the kitchen, and had the body removed into a little back room where Gradelle had slept. Then she arranged with the assistants what should be said. It must be given out that the master had died in his bed ; otherwise the whole district would be disgusted, and the shop would lose its customers. Quenu helped to carry the dead man away, feeling quite confused, and astonished at being unable to shed any tears. Presently, however, he and Lisa cried together, Quenu and his brother Florent were the sole heirs. The gossips of the neighbourhood credited old Gradelle with the possession of a considerable fortune. However, not a single crown could be discovered. Lisa seemed very restless and uneasy. Quenu noticed how pensive she became, how she kept on looking around her from morning till night, as though she had lost something. At last she decided to have a thorough cleaning of the premises, declaring that people were beginning to talk, that the story of the old man's death had got about, and that it was necessary they should make a great show of cleanliness. One afternoon, after remaining in the cellar for a couple of hours, whither slae herself had gone to wash the salting-tubs, she came up again, carrying some- thing in her apron. Quenu was just then cutting up a pig's fry. She waited till he had finished, talking awhile in an easy, indifferent fashion. But there was an unusual gUtter in her eyes, and she smiled her most charming smile as she told him that she wanted to speak to him. She led the way upstairs with seeming difficulty, impeded by what she had in her apron, which was strained almost to bursting.
By the time she reached the third floor she found herself short of breath, and for a moment was obliged to lean against the balustrade. Quenu, much astonished, followed her into her bedroom without saying a word. It was the first time she had ever invited him to enter it. She closed the door, and letting go the corners of her apron, which her stiffened fingers could no longer hold up, she allowed a stream of gold and silver coins to flow gently upon her bed. She had discovered Uncle Gradelle 's treasure at the bottom of a salting- tub. ' The heap of money made a deep depression in the softy downy bed.
Lisa and Quenu evinced a quiet delight. They sat down
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on the edge of the bed, Lisa at the head and Quenu at the foot, on either side of the heap of coins, and they counted the money out upon the counterpane, so as to avoid making any noise. There were forty thousand francs in gold, and three thousand ficancs in silver, whilst in a tin box they found bank-notes to the value of forty-two thousand francs. It took them two hours to count up the treasure. Quenu's hands trembled slightly, and it was Lisa who did most of the work.
They arranged the gold on the pillow in little heaps, leaving the silver in the hollow depression of the counterpane. When they had ascertained the total amount — eighty-five thousand francs, to them an enormous sum — they began to chat. And their conversation naturally turned upon their future, and they spoke of their marriage, although there had never been any previous mention of love between them. But this heap of money seemed to loosen their tongues. They had gradually seated themselves further back on the bed, leaning against the wall, beneath the white muslin curtains ; and as they talked together, their hands, playing with the heap of silver between them, met, and remained linked amidst the pile of five-franc pieces. Twilight surprised them still sitting there together. Then, for the first time, Lisa blushed at finding the young man by her side. For a few moments, indeed, although not a thought of evil had come to them, they felt much embarrassed. Then Lisa went to get her own ten thousand francs. Quenu wanted her to put them with his uncle's savings. He mixed the two sums together, saying with a laugh that the money must be married also. Then it was agreed that Lisa should keep the hoard in her chest of drawers. When she had locked it up they both quietly went downstairs. They were now practically husband and wife.
The wedding took place during the following month. The neighbours considered the match a very natural one, and in every way suitable. They had vaguely heard the story of the treasure, and Lisa's honesty was the subject of endless eulogy. After all, said the gossips, she might well have kept the money herself, and not have spoken a word to Quenu about it ; if she had spoken, it was out of pure honesty, for no one had seen her find the hoard. She well deserved, they added, that Quenu should make her his wife. That Quenu, by the way, was a lucky fellow ; he wasn't a beauty himself,
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yet he had secured a beautiful wife, who had disinterred a fortune for him. Some even went so far as to whisper that Lisa was a simpleton for having acted as she had done ; but the young woman only smiled when people speaking to her vaguely alluded to all these things. She and her husband lived on as pre- viously, in happy placidity and quiet affection. She still assisted him as before, their hands still met amidst the sausage-meat, she still glanced over his shoulder into the pots and pans, and still nothing but the great fire in the kitchen brought the blood to their cheeks.
However, Lisa was a woman of practical common-sense, and speedily saw the folly of allowing eighty-five thousand francs to lie idle in a chest of drawers. Quenu would have willingly stowed them away again at the bottom of the salting-tub until he had gained as much more, when they could have retired from business and have gone to Uve at Su- resnes, a suburb to which both were partial. Lisa, however, had other ambitions. The Rue Pirouette did not accord with her ideas of cleanliness, her craving for fresh air, light, and healthy hfe. The shop where Uncle Gradelle had accumu- lated his fortune, sou by sou, was a long, dark place, one of those suspicious-looking pork-butchers' shops of the old quarters of the city, where the well-worn flagstones retain a strong odour of meat in spite of constant washings. Now the young woman longed for one of those bright modem shops, ornamented Hke a drawing-room, and fringing the footway of some broad street with windows of crystalline transparence. She was not actuated by any petty ambition to play the fine lady behind a styhsh counter, but clearly realised that commerce in its latest development needed elegant surroundings. Quenu showed much alarm the first time his wife suggested that they ought to move and spend some of their money in decoratmg a new shop. However, Lisa only shrugged her shoulders and smiled at finding him so timorous.
One evening, when night was falling and the shop had grown dark, Quenu and Lisa overheard a woman of the neighbourhood talking to a friend outside their door.
' No, indeed ! I've given up dealing with them,' said she. ' I wouldn't buy a bit of black-pudding from them now on any account. They had a dead man in their kitchen, you know.'
Quenu wept with vexation. The story of Gradelle's death
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in the kitchen was clearly getting about; and his nephew? began to blush before his customers when he saw them sniifing his wares too closely. So, of his own accord, he spoke to his wife of her proposal to take a new shop. Lisa, without saying anything, had already been looking out for other premises, and had found some, admirably situated, only a few yards away, in the Kue Kambuteau. The imme- diate neighbourhood of the central markets, which were being opened just opposite, would triple their business, and make their shop known all over Paris.
Quenu allowed himself to be drawn into a lavish expendi- ture of money ; he laid out over thirty thousand francs in marble, glass, and gilding. Lisa spent hours with the work- men, giving her views about the slightest details. When she was at last installed behind the counter, customers arrived in a perfect procession, merely for the sake of examining the shop. The inside walls were lined from top to bottom with white marble. The ceiling was covered with a huge square mirror, framed by a broad gilded cornice, richly ornamented, whilst from the centre hung a crystal chandelier with four branches. And behind the counter, and on the left, and at the far end of the shop were other mirrors, fitted between the marble panels and looking like doors opening into an infinite series of brightly lighted halls, where all sorts of appetising edibles were displayed. The huge counter on the right hand was considered a very fine piece of work. At intervals along the front were lozenge-shaped panels of pinky marble. The flooring was of tiles, alternately white and pink, with a deep red fretting as border. The whole neighbourhood was proud of the shop, and no one again thought of referring to the kitchen in the Eue Pirouette, where a man had died. For quite a month women stopped short on the footway to look at Lisa between the saveloys and bladders in the window. Her white and pink flesh excited as much admiration as the marbles. She seemed to be the soul, the living light, the healthy, sturdy idol of the pork trade ; and thenceforth one and all baptised her 'Lisa the beauty.'
To the right of the shop was the dining-room, a neat- looking apartment containing a sideboard, a table, and several cane-seated chans of hght oak. The matting on the floor, the wall-paper of a soft yellow tint, the oil-cloth table-cover, coloured to imitate oak, gave the room a somewhat cold appearance, which was relieved only by the glitter of a brass
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hanging-lamp, suspended from the ceiling, and spreading its big shade of transparent porcelain over the table. One of the dining-room doors opened into the huge square kitchen, at the end of which was a small paved courtyard, serving for the storage of lumber — tubs, barrels and pans, and all kinds of utensils not in use. To the left of the water-tap, alongside the gutter which carried off the greasy water, stood pots of faded flowers, removed from the shop window, and slowly dying.
Business was excellent. Quenu, who had been much alarmed by the initial outlay, now regarded his wife with something like respect, and told his friends that she had ' a wonderful head.' At the end of five years they had nearly eighty thousand francs invested in the State funds. Lisa would say that they were not ambitious, that they had no desire to pile up money too quickly, or else she would have enabled her husband to gain hundreds and thousands of francs by prompting him to embark in the wholesale pig trade. But they were still young, and had plenty of time before them ; besides, they didn't care about a rough, scrambling business, but preferred to work at their ease, and enjoy life, instead of wearing themselves out with endless anxieties.
- For instance,' Lisa would add in her expansive moments,
- I have, yovi know, a cousin in Paris. I never see him, as
the two families have fallen out. He has taken the name of Saccard,^ on account of certain matters which he wants to be forgotten. Well, this cousin of mine, I'm told, makes millions and millions of francs ; but he gets no enjoyment out of life. He's always in a state of feverish excitement, always rushing hither and thither, up to his neck in all sorts of worrying business. Well, it's impossible, isn't it, for such a man to eat his dinner peaceably in the evening ? We, at any rate, can take our meals comfortably, and make sure of what we eat, and we are not harassed by worries as he is. The only reason why people should care for money is that money's wanted for one to live. People like comfort ; that's natural. But as for making money simply for the sake of making it, and giving yourself far more trouble and anxiety to gain it than you can ever get pleasure from it when it's gained, why, as for me, I'd rather sit still and cross my arms.
' See M. Zola's novel, Money.
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And besides, I should like to see all those millions of my cousin's. I can't say that I altogether believe in them. I caught sight of him the other day in his carriage. He was quite yellow, and looked ever so sly. A man who's making money doesn't have that kind of expression. But it's his business, and not mine. For our part, we prefer to make merely a hundred sous at a time, and to get a hundred sous' worth of enjoyment out of them.'
The household was undoubtedly thriving. A daughter had been born to the young couple during their first year of wedlock, and all three of them looked blooming. The busi- ness went on prosperously, without any laborious fatigue, just as Lisa desired. She had carefully kept free of any possible source of trouble or anxiety, and the days went by in an atmosphere of peaceful, unctuous prosperity. Their home was a nook of sensible happiness — a comfortable manger, so to speak, where father, mother, and daughter could grow sleek and fat. It was only Quenu who occasion- ally felt sad, through thinking of his brother Florent. Up to the year 1856 he had received letters from him at long intervals. Then no more came, and he had learned from a newspaper that three convicts having attempted to escape from the He du Diable, had been drowned before they were able to reach the mainland. He had made inquiries at the PrMecture of Police, but had not learnt anything definite ; it seemed probable that his brother was dead. However, he did not lose all hope, though months passed without any tidings. Florent, in the meantime, was wandering about Dutch Guiana, and refrained from writing home as he was ever in hope of being able to return to France. Quenu at last began to mourn for him as one mourns for those whom one has been unable to bid farewell. Lisa had never known Florent, but she spoke very kindly whenever she saw her husband give way to his sorrow ; and she evinced no impa- tience when for the hundredth time or so he began to relate stories of his early days, of his life in the big room in the Rue Royer Collard, the thirty- six trades which he had taken up one after another, and the dainties which he had cooked at the stove, dressed all in white, while Florent was dressed all in black. To such talk as this, indeed, she listened placidly, with a complacency which never wearied.
It was into the midst of all this happiness, ripening after careful culture, that Florent dropped one September morning
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just as Lisa was taking her matutinal bath of sunshine, and Quenu, with his eyes still heavy with sleep, was lazily apply- ing his fingers to the congealed fat left in the pans &om the previous evening. Florent's arrival caused a great commo- tion. Gavard advised them to conceal the ' outlaw,' as he somewhat pompously called Florent. Lisa, who looked pale, and more serious than was her wont, at last took him to the fifth floor, where she gave him the room belonging to the girl who assisted her in the shop. Quenu had cut some slices of bread and ham, but Florent was scarcely able to eat. He was overcome by dizziness and nausea, and went to bed, where he remained for five days in a state of delirium, the outcome of an attack of brain-fever, which fortunately re- ceived energetic treatment. When he recovered consciousness he perceived Lisa sitting by his bedside, silently stirring some coohng drink in a cup. As he tried to thank her, she told him that he must keep perfectly quiet, and that they could talk together later on. At the end of another three days Florent was on his feet again. Then one morning Quenu went up to tell him that Lisa awaited them in her room on the first floor.
Quenu and his wife there occupied a suite of three rooms and a dressing-room. You first passed through an ante- chamber, containing nothing but chairs, and then a small sit- ting-room, whose furniture, shrouded in white covers, slumbered in the gloom cast by the Venetian shutters, which were always kept closed so as to prevent the light blue of the upholstery from fading. Then came the bedroom, the only one of the three which was really used. It was very comfort- ably furnished in mahogany. The bed, bulky and drowsy of aspect in the depths of the damp alcove, was really wonderful, with its four mattresses, its four pillows, its layers of blankets, and its corpulent edredon. It was evidently a bed intended for slumber. A mirrored wardrobe, a washstand with drawers, a small central table with a worked cover, and several chairs whose seats were protected by squares of lace, gave the room an aspect of plain but substantial middle-class luxury. On the left-hand wall, on either side of the mantelpiece, which was ornamented with some landscape -painted vases mounted on bronze stands, and a gilt timepiece on which a figure of Gutenberg, also gilt, stood in an attitude of deep thought, hung portraits in oils of Quenu and Lisa, in ornate oval frames. Quenu had a smiling face, while Lisa wore an air
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of grave propriety ; and both were di'essed in black and depicted in flattering fashion, their features idealised, their skins wondrously smooth, their complexions soft and pinky. A carpet, in the Wilton style, with a compUcated pattern of roses mingling with stars, concealed the flooring ; while in front of the bed was a fluffy mat, made out of long pieces of curly wool, a work of patience at which Lisa herself had toiled while seated behind her counter. But the most striking object of all in the midst of this array of new furniture was a great square, thick-set secretaire, which had been re-poUshed in vain, for the cracks and notches in the marble top and the scratches on the old mahogany front, quite black with age, still showed plainly. Lisa had desired to retain this piece of furniture, however, as Uncle Gradelle had used it for more than forty years. It would bring them good luck, she said. Its metal fastenings were truly something terrible, its lock was like that of a prison gate, and it was so heavy that it could scarcely be moved.
When Florent and Quenu entered the room they found Lisa seated at the lowered desk of the secretaire, writing and jotting down figures in a big, round, and very legible hand. She signed to them not to disturb her, and the two men sat down. Florent looked round the room, and notably at the two portraits, the bed, and the timepiece, with an air of surprise.
' There 1 ' at last exclaimed Lisa, after having carefully verified a whole page of calculations. ' Listen to me now ; we have an account to render to you, my dear Florent.'
It Vas the first time that she had so addressed him. However, taking up the page of figures, she continued : ' Your Uncle Gradelle died without leaving a will. Conse- quently you and your brother were his sole heirs. We now have to hand your share over to you.'
' But I do not ask you for anything I ' exclaimed Florent. ' I don't wish for anything I '
Quenu had apparently been in ignorance of his wife's in- tentions. He turned rather pale and looked at her with an expression of displeasure. Of course, he certainly loved hia brother dearly ; but there was no occasion to hurl his uncle's money at him in this way. There would have been plenty of time to go into the matter later on.
' I know very well, my dear Florent,' continued Lisa, • that you did not come back with the intention of claiming
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from us what belongs to you ; but business is business, you know, and we had better get things settled at once. Your uncle's savings amounted to eighty-five thousand francs, I have therefore put down forty-two thousand five hundred to your credit. See ! '
She showed him the figures on the sheet of paper.
' It is unfortunately not so easy to value the shop, plant, stock-in-trade, and goodwill. I have only been able to put down approximate amounts, but I don't think I have under- estimated anything. Well, the total valuation which I have made comes to fifteen thousand three hundred and ten francs ; your half of which is seven thousand six hundred and fifty- five francs, so that your share amounts, in all, to fifty thou- sand one hundred and fifty-five francs. Please verify it for yourself, will you ? '
She had called out the figures in a clear, distinct voice, and she now handed the paper to Florent, who was obliged to take it.
' But the old man's business was certainly never worth fifteen thousand francs ! ' cried Quenu. * Why, I wouldn't have given ten thousand for it ! '
He had ended by getting quite angry with his wife. Eeally, it was absurd to carry honesty to such a point as that ! Had Florent said one word about the business ? No, indeed, he had declared that he didn't wish for anything.
' The business was worth fifteen thousand three hundred and ten francs,' Lisa re-asserted, calmly. ' You will agree with me, my dear Florent, that it is quite unnecessary to bring a lawyer into our affairs. It is for us to arrange the division between ourselves, since you have now turned up again. I naturally thought of this as soon as you arrived ; and, while you were in bed with the fever, I did my best to draw up this little inventory. It contains, as you see, a fairly complete statement of everything. I have been through our old books, and have called up my memory to help me._ Read it aloud, and I will give you any additional information you may want.'
Florent ended by smiUng. He was touched by this easy and, as it were, natural display of probity. Placing the sheet of figures on the young woman's knee, he took hold of her hand and said, ' I am very glad, my dear Lisa, to hear that you are prosperous, but I will not take your money. The heritage belongs to you and my brother, who took care of my uncle up
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to the last. I don't require anything, and I don't intend to hamper you in carrying on your business.'
Lisa insisted, and even showed some vexation, while Quenu gnawed his thumbs in silence, striving to restrain himself.
' Ah ! ' resumed Florent with a laugh, ' if Uncle Gradelle could hear you, I think he'd come back and take the money away again. I was never a favourite of his, you know.'
• Well, no,' muttered Quenu, no longer able to keep still, ' he certainly wasn't over fond of you.'
Lisa, however, still pressed the matter. She did not Uke to have money in her secretaire that did not belong to her ; it would worry her, said she ; the thought of it would disturb her peace. Thereupon Florent, still in a joking way, proposed to invest his share in the business. Moreover, said he, he did not intend to refuse their help ; he would, no doubt, be unable to find employment all at once ; and then, too, he would need a complete outfit, for he was scarcely present- able.
' Of course,' cried Quenu, * you will board and lodge with us, and we will buy you all that you want. That's under- stood. You know very well that we are not likely to leave you in the streets, I hope ! '
He was quite moved now, and even felt a trifle ashamed of the alarm he had experienced at the thought of having to hand over a large amount of money all at once. He began to joke, and told his brother that he would undertake to fatten him. Florent gently shook his head ; while Lisa folded up the sheet of figures and put it away in a drawer of the secretaire.
' You are wrong,' she said by way of conclusion. * I have done what I was bound to do. Now it shall be as you wish. But, for my part, I should never have had a moment's peace if I had not put things before you. Bad thoughts would quite upset me.'
They then began to speak of another matter. It would be necessary to give some reason for Florent's presence, and at the same time avoid exciting the suspicion of the police. He told them that in order to return to France he had availed himself of the papers of a poor fellow who had died in hig arms at Surinam from yellow fever. By a singular coinci- dence this young fellow's Christian name was Florent.
Florent Laquerriere, to give him his name in full, had left but
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one relation in Paris, a female cousin, and had been informed of her death whilst in America. Nothing would therefore be easier than for Quenu's stepbrother to pass himself off as the man who had died at Surinam. Lisa offered to take upon herself the part of the female cousin. They then agreed to relate that their cousin Florent had returned from abroad, where he had failed in his attempts to make a fortune, and that they, the Quenu-Gradelles, as they were called in the neighbourhood, had received him into their house until he could find suitable employment. When this was all settled, Quenu insisted upon his brother making a thorough inspec- tion of the rooms, and would not spare him the examination of a single stool. Whilst they were in the bare-looking chamber containing nothing but chairs, Lisa pushed open a door, and showing Florent a small dressing-room, told him that the shop-girl should sleep in it, so that he could retain the bedroom on the fifth floor.
In the evening Florent was arrayed in new clothes from head to foot. He had insisted upon again having a black coat and black trousers, much against the advice of Quenu, upon whom black had a depressing effect. No further attempts were made to conceal his presence in the house, and Lisa told the story which had been planned to everyone who cared to hear it. Henceforth Florent spent almost all his time on the premises, lingering on a chair in the kitchen or leaning against the marble-work in the shop. At meal-times Quenu plied him with food, and evinced considerable vexation when he proved such a small eater and left half the contents of his hberally filled plate untouched. Lisa had resumed her old life, evincing a kindly tolerance of her brother-in-law's presence, even in the morning, when he somewhat interfered with the work. Then she would momentarily forget him, and on sud- denly perceiving his black form in front of her give a slight start of surprise, followed, however, by one of her sweet smiles, lest he might feel at all hurt. This skinny man's disinte- restedness had impressed her, and she regarded him with a feel- ing akin to respect, mingled with vague fear. Florent for his part only felt that there was great affection around him.
When bed-time came he went upstairs, a little wearied by his lazy day, with the two young men whom Quenu employed as assistants, and who slept in attics adjoining his own. L^on, the apprentice, was barely fifteen years of age. He was a sHght, gentle-looking lad, addicted to steaUng stray slices of
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ham and bits of sausages. These he would conceal under his pillow, eating them during the night without any bread. Several times at about one o'clock in the morning Florent almost fancied that L6on was giving a supper-party ; for he heard low whispering followed by a sound of munching jaws and rustling paper. And then a rippling girlish laugh would break faintly on the deep silence of the sleeping house like the soft trilling of a flageolet.
The other assistant, Auguste Landois, came from Troyes. Bloated with unhealthy fat, he had too large a head, and was already bald, although only twenty-eight years of age. As he went upstau'S with Florent on the first evening, he told him his story in a confused, garrulous way. He had at first come to Paris merely for the purpose of perfecting himself in the business, intending to return to Troyes, where his cousin, Augustine Landois, was waiting for him, and there setting up for himself as a pork-butcher. He and she had had the same godfather and bore virtually the same Christian name. However, he had grown ambitious ; and now hoped to establish himself in business in Paris by the aid of the money left him by his mother, which he had deposited with a notary before leaving Champagne.
Auguste had got so far in his narrative when the fifth floor was reached ; however, he still detained Florent, in order to sound the praises of Madame Quenu, who had consented to send for Augustine Landois to replace an assistant who had turned out badly. He himself was now thoroughly acquainted with his part of the business, and his cousin was perfecting herself in shop-management. In a year or eighteen months they would be married, and then they would set up on their own account in some populous corner of Paris, at Plaisance most likely. They were in no great hurry, he added, for the bacon trade was very bad that year. Then he proceeded to tell Florent that he and his cousin had been photographed together at the fair of St. Ouen, and he entered the attic to have another look at the photograph, which Augustine had left on the mantelpiece, in her desire that Madame Quenu's cousin should have a pretty room. Auguste lingered there for a moment, looking quite livid in the dim yellow light of his candle, and casting his eyes around the little chamber which was still full of memorials of the young girl. Next, stepping up to the bed, he asked Florent if it was comfortable. His cousin slept below now, said he, and would be better there in
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the winter, for the attics were very cold. Then at last he went off, leaving Florent alone with the bed, and standing in front of the photograph. As shown on the latter Auguste looked like a sort of pale Quenu, and Augustine like an imma- ture Lisa.
Florent, although on friendly terms with the assistants, petted by his brother, and cordially treated by Lisa, pre- sently began to feel very bored. He had tried, but without success, to obtain some pupils ; moreover, he purposely avoided the students' quarter for fear of being recognised. Lisa gently suggested to him that he had better try to obtain a situation in some commercial house, where he could take charge of the correspondence and keep the books. She re- turned to this subject again and again, and it last offered to find a berth for him herself. She was gradually becom- ing impatient at finding him so often in her way, idle, and not knowing what to do with himself. At first this impatience was merely due to the dislike she felt of people who do nothing but cross their arms and eat, and she had no thought of reproaching him for consuming her substance.
' For my own part,' she would say to him, * I could never spend the whole day in dreamy lounging. You can't have any appetite for your meals. You ought to tire your- self.'
Gavard, also, was seeking a situation for Florent, but in a very extraordinary and most mysterious fashion. He would have Uked to find some employment of a dramatic character, or in which there should be a touch of bitter irony, as was suitable for an outlaw. Gavard was a man who was always in opposition. He had just completed his fiftieth year, and he boasted that he had already passed judgment on four Governments. He still contemptuously shrugged his shoulders at the thought of Charles X., the priests and nobles and other attendant rabble, whom he had helped to sweep away. Louis Phihppe, with his bourgeois following, had been an imbecile, and he would tell how the citizen-king had hoarded his coppers in a woollen stocking. As for the Eepubhc of '48, that had been a mere farce, the working classes had deceived him ; however, he no longer acknow- ledged that he had applauded the Coup d'Etat, for he now looked upon Napoleon III. as his personal enemy, a scoundrel who shut himself up with Morny and others to indulge in gluttonous orgies. He was never weary of holding forth
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upon this subject. Lowering his voice a little, he would declare that women were brought to the Tuileries in closed carriages every evening, and that he, who was speaking, had one night heard the echoes of the orgies while crossing the Place du Carrousel. It was Gavard's reUgion to make him- self as disagreeable as possible to any existing Government. He would seek to spite it in all sorts of ways, and laugh in secret for several months at the pranks he played. To begin with, he voted for candidates who would worry the Ministers at the Corps Legislatif. Then, if he could rob the revenue, or baffle the police, and bring about a row of some kind or other, he strove to give the affair as much of an insurrec- tionary character as possible. He told a great many hes, too ; set himself up as being a very dangerous man ; talked as though ' the satellites of the Tuileries ' were well acquamted with him and trembled at the sight of him ; and asserted that one half of them must be guillotined, and the other half transported, the next time there was * a flare-up.' His violent political creed found food in boastful, bragging talk of this sort ; he displayed all that partiality for a lark and a rumpus which prompts a Parisian shopkeeper to take down his shutters on a day of barricade-fighting to get a good view of the corpses of the slain. When Florent returned from Cayenne, Gavard opined that he had got hold of a splendid chance for some abominable trick, and bestowed much thought upon the question of how he might best vent his spleen on the Emperor and Ministers and everyone in office, down to the very lowest police-constable.
Gavard's manners with Florent were altogether those of a man tasting some forbidden pleasure. He contemplated him with blinking eyes, lowered his voice even when making the most trifling remark, and grasped his hand with all sorts of masonic flummery. He had at last lighted upon something in the way of an adventure ; he had a friend who was really compromised, and could, without falsehood, speak of the dangers he incurred. He undoubtedly experienced a secret alarm at the sight of this man who had returned from transpor- tation, and whose fleshlessness testified to the long sufferings he had endured ; bowever, this touch of alarm was delightful, for it increased his notion of his own importance, and con- vinced him that he was really doing something wonderful in treating a dangerous character as a friend. Florent became a sort of sacred being in his eyes : he swore by him alone, and
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had recourse to his name whenever arguments failed him, and he wanted to crush the Government once and for all.
Gavard had lost his wife in the Rue Saint Jacques some months after the Coup d'Etat ; however, he had kept on his roasting-shop till 1856. At that time it was reported that he had made large sums of money by going into partnership with a neighbouring grocer who had obtained a contract for supplying dried vegetables to the Crimean expeditionary corps. The truth was, however, that, having sold his shop, he lived on his income for a year without doing anything. He himself did not care to talk about the real origin of his fortune, for to have revealed it would have prevented him from plainly expressing his opinion of the Crimean War, which he referred to as a mere adventurous expedition, ' undertaken simply to consolidate the throne and to fill certain persons' pockets.' At the end of a year he had grown utterly weary of hfe in his bachelor quarters. As he was in the habit of visiting the Quenu-Gradelles almost daily, he determined to take up his residence nearer to them, and came to live in the Rue de la Cossonnerie. The neighbouring markets, with their noisy uproar and endless chatter, quite fascinated him ; and he decided to hire a stall in the poultry pavilion, just for the purpose of amusing himself and occu- pying his idle hours with all the gossip. Thenceforth he lived amidst ceaseless tittle-tattle, acquainted with every little scandal in the neighbourhood, his head buzzing with the incessant yelping around him. He bhssfully tasted a thousand titillating delights, having at last found his true element, and bathing in it, with the voluptuous pleasure of a carp swimming in the sunshine. Florent would sometimes go to see him at his stall. The afternoons were still very warm. All along the narrow alleys sat women plucking poultry. Rays of light streamed in between the awnings, and in the warm atmosphere, in the golden dust of the sunbeams, feathers fluttered hither and thither hke dancing snowflakes. A trail of coaxing calls and offers followed Florent as he passed along. ' Can I sell you a fine duck, monsieur ? '
- I've some very fine fat chickens here, monsieur ; come and
see ! ' ' Monsieur ! monsieur, do just buy this pair of pigeons ! * Deafened and embarrassed he freed himself from the women, who still went on plucking as they fought for possession of him ; and the fine down flew about and well- nigh choked him, like hot smoke reeking with the strong odour
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of the poultry. At last, in the middle of the alley, near the water-taps, he found Gavard ranting away in shirt-sleeves, in front of his stall, with his arms crossed over the bib of his blue apron. He reigned there, in a gracious, condescending way, over a group of ten or twelve women. He was the only male dealer in that part of the market. He was so fond of wagging his tongue that he had quarrelled with five or six girls whom he had successively engaged to attend to his stall, and had now made up his mind to sell his goods himself, naively explaining that the silly women spent the whole blessed day in gossiping, and that it was beyond his power to manage them. As someone, however, was still necessary to supply his place whenever he absented himself he took in Marjolin, who was prowling about, after attempting in turn all the petty market calUngs.
Florent sometimes remained for an hour with Gavard, amazed by his ceaseless flow of chatter, and his calm serenity and assurance amid the crowd of petticoats. He would interrupt one woman, pick a quarrel with another ten stalls away, snatch a customer from a third, and make as much noise himself as his hundred and odd garrulous neighbours, whose incessant clamour kept the iron plates of the pavilion vibrating sonorously like so many gongs.
The poultry-dealer's only relations were a sister-in-law and a niece. When his wife died, her eldest sister, Madame Lecoeur, who had become a widow about a year previously, had mourned for her in an exaggerated fashion, and gone almost every evening to tender consolation to the bereaved husband. She had doubtless cherished the hope that she might win his affection and fill the yet warm place of the deceased. Gavard, however, abominated lean women ; and would, indeed, only stroke such cats and dogs as were very fat ; so that Madame Lecoeur, who was long and withered, failed in her designs.
With her feelings greatly hurt, furious at the ex-roaster'a five-franc pieces eluding her grasp, she nurtured great spite against him. He became the enemy to whom she devoted all her time. When she saw him set up in the markets only a few yards away from the pavilion where she herself sold butter and eggs and cheese, she accused him of doing so simply for the sake of annoying her and bringing her bad luck. From that moment she began to lament, and turned so yellow and melancholy that she indeed ended by losing her customers
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and getting into difficulties. She had for a long time kept with her the daughter of one of her sisters, a peasant-woman who had sent her the child and then taken no further trouble about it.
This child grew up in the markets. Her surname was Sarriet.and so she soon became generally known as La Sarriette. At sixteen years of age she had developed into such a charm- ing sly-looking puss that gentlemen came to buy cheeses at her aunt's stall simply for the purpose of ogling her. She did not care for the gentlemen, however ; with her dark hair, pale face, and eyes glistening like live embers, her sympathies were with the lower ranks of the people. At last she chose as her lover a young man from Menilmontant who was em- ployed by her aunt as a porter. At twenty she set up in business as a fruit-dealer with the help of some funds procured no one knew how ; and thenceforth Monsieur Jules, as her lover was called, displayed spotless hands, a clean blouse, and a velvet cap ; and only came dowTi to the market in the after- noon, in his slippers. They lived together on the third storey of a large house in the Kue Vauvilliers, on the ground floor of which was a disreputable caf6.
Madame Lecoeur's acerbity of temper was brought to a pitch by what she called La Sarriette's ingratitude, and she spoke of the girl in the most violent and abusive language. They broke ofl" all intercourse, the aunt fairly exasperated, and the niece and Monsieur Jules concocting stories about the aunt, which the young man would repeat to the other dealers in the butter pavilion. Gavard found La Sarriette very entertaining, and treated her with great indulgence. When- ever they met he would good-naturedly pat her cheeks.
One afternoon, whilst Florent was sitting in his brother's shop, tired out with the fruitless pilgrimages he had made during the morning in search of work, Marjolin made his appearance there. This big lad, who had the massiveness and gentleness of a Fleming, was a proUgd of Lisa's. She would say that there was no evil in him ; that he was indeed a little bit stupid, but as strong as a horse, and particularly interesting from the fact that nobody knew anything of his parentage. It was she who had got Gavard to employ him.
Lisa was sitting behind the counter, feeling annoyed by the sight of Florent's muddy boots which were soiling the pink and white tiles of the flooring. Twice already had she
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risen to scatter sawdust about the shop. However, she smiled at Marjolin as he entered.
- Monsieur Gavard,' began the young man, * has sent me to
ask '
But all at once he stopped and glanced round ; then in a lower voice he resumed : ' He told me to wait till there was no one with you, and then to repeat these words, which he made me learn by heart : " Ask them if there is no danger, and if I can come and talk to them of the matter they know about." '
' Tell Monsieur Gavard that we are expecting him,' re- plied Lisa, who was quite accustomed to the poultry-dealer's mysterious ways.
Marjolin, however, did not go away; but remained in ecstasy before the handsome mistress of the shop, contem- plating her with an expression of fawning humility.
Touched, as it were, by this mute adoration, Lisa spoke to him again.
- Are you comfortable with Monsieur Gavard ? ' she asked.
'He's not an unkind man, and you ought to try to please him.'
- Yes, Madame Lisa.'
' But you don't behave as you should do, you know. Only yesterday I saw you clambering about the roofs of the market again ; and, besides, you are constantly with a lot of dis- reputable lads and lasses. You ought to remember that you are a man now, and begin to think of the future.'
- Yes, Madame Lisa.'
However, Lisa had to get up to wait upon a lady who came in and wanted a pound of pork chops. She left the counter and went to the block at the far end of the shop. Here, with a long, slender knife, she cut three chops in a loin of pork ; and then, raising a small cleaver with her strong hand, dealt three sharp blows which separated the chops from the loin. At each blow she dealt, her black merino dress rose slightly behind her, and the ribs of her stays showed beneath her tightly stretched bodice. She slowly took up the chops and weighed them with an air of gravity, her eyes gleaming and her lips tightly closed.
When the lady had gone, and Lisa perceived Marjolin still full of delight at having seen her deal those three clean, forcible blows with the cleaver, she at once called out to him, ' What 1 haven't you gone yet ? '
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He thereupon turned to go, but she detained him for a moment longer.
' Now, don't let me see you again with that hussy Cadine,' she said. ' Oh, it's no use to deny it I I saw you together this morning in the tripe-market, watching men breaking the sheep's heads. I can't understand what attraction a good- looking young fellow like you can find in such a slipshod slattern as Cadine. Now then, go and tell Monsieur Gavard that he had better come at once, while there's no one about.'
Marjolin thereupon went off in confusion, without saying a word.
Handsome Lisa remained standing behind her counter, with her head turned slightly in the direction orf her markets, and Florent gazed at her in silence, surprised to see her look- ing so beautiful. He had never looked at her properly before ; indeed, he did not know the right way to look at a woman. He now saw her rising above the viands on the counter. In front of her was an array of white china dishes, containing long Aries and Lyons sausages, slices of which had already been cut off, with tongues and pieces of boiled pork ; then a pig's head in a mass of jelly ; an open pot of preserved sausage- meat, and a large box of sardines disclosing a pool of oil. On the right and left, upon wooden platters, were mounds of French and Italian brawn, a common French ham, of a pinky hue, and a Yorkshire ham, whose deep red lean showed beneath a broad band of fat. There were other dishes too, round ones and oval ones, containing spiced tongue, truffled galantine, and a boar's head stuffed with pistachio nuts ; while close to her, in reach of her hand, stood some yellow earthen pans containing larded veal, 'p&t& de foie gras, and hare-pie.
As there were no signs of Gavard's coming, she arranged some fore-end bacon upon a little marble shelf at the end of the counter, put the jars of lard and dripping back into their places, wiped the plates of each pair of scales, and saw to the fire of the heater, which was getting low. Then she turned her head again, and gazed in silence towards the markets. The smell of all the viands ascended around her, she was enveloped, as it were, by the aroma of truffles. She looked beautifully fresh that afternoon. The whiteness of all the dishes was supplemented by that of her sleevelets and apron, above which appeared her plump neck and rosy cheeks, which
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recalled the soft tones of the hams Eind the pallor of all the transparent fat.
As Florent continued to gaze at her he began to feel mtimidated, disquieted by her prim, sedate demeanour ; and in lieu of openly lookmg at her he ended by glancing surrep- titiously in the mirrors around the shop, in which her back and face and profile could be seen. The mirror on the ceiling, too, reflected the top of her head, with its tightly rolled chignon and the little bands lowered over her temples. There seemed, indeed, to be a perfect crowd of Lisas, with broad shoulders, powerful arms, and round, full bosoms. At last Florent checked his roving eyes, and let them rest on a particularly pleasing side view of the young woman as mirrored between two pieces of pork. From the hooks running along the whole line of mirrors and marbles hung sides of pork and bands of larding fat ; and Lisa, with her massive neck, rounded hips, and swelling bosom seen in profile, looked hke some waxwork queen in the midst of the dangling fat and meat. However, she bent forward and smiled in a friendly way at the two gold-fish which were ever and ever swimming round the aquarium in the window.
Gavard entered the shop. With an air of great im- portance he went to fetch Quenu from the kitchen. Then he seated himself upon a small marble-topped table, while Florent remained on his chair and Lisa behind the counter ; Quenu meantime leaning his back against a side of pork. And thereupon Gavard announced that he had at last found a situation for Florent. They would be vastly amused when they heard what it was, and the Government would be nicely caught.
But all at once he stopped short, for a passing neighbour. Mademoiselle Saget, having seen such a large party gossiping together at the Quenu-Gradelles', had opened the door and entered the shop. Carrying her everlasting black bag on her arm, dressed in a faded gown and a black ribbonless straw hat, which appropriately cast a shadow over her prying white face, she saluted the men with a slight bow and Lisa with a sharp smile.
She was an acquaintance of the family, and still lived in the house in the Kue Pirouette where she had resided for the last forty years, probably on a small private income ; but of that she never spoke. She had, however, one day talked of Cherbourg, mentioning that she had been born there.
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Nothing further was ever known of her antecedents. All her conversation was about other people ; she could tell the whole story of their daily lives, even to the number of things they sent to be washed each month ; and she carried her prying curiosity concerning her neighbours' affairs so far as to Hsten behind their doors and open their letters. Her tongue was feared from the Eue Saint Denis to the Eue Jean- Jacques Rousseau, and from the Rue Saint Honore to the Rue Mauconseil. All day long she went ferreting about with her empty bag, pretending that she was marketing, but in reality buying nothing, as her sole purpose was to retail scandal and gossip, and keep herself fully informed of every trifling incident that happened. Indeed, she had turned her brain into an encyclopaedia brimful of every possible parti- cular concerning the people of the neighbourhood and their homes.
Quenu had always accused her of having spread the story of his Uncle Gradelle's death on the chopping- block, and had borne her a grudge ever since. She was extremely well posted in the history of Uncle Gradelle and the Quenus, and knew them, she would say, by heart. For the last fortnight, however, Florent's arrival had greatly perplexed her, filled her, indeed, with a perfect fever of curiosity. She be- came quite ill when she discovered any unforeseen gap in her information. And yet she could have sworn that she had seen that tall lanky fellow somewhere or other before.
She remained standing in front of the counter, examining the dishes one after another, and saying in a shrill voice :
- I hardly know what to have. When the afternoon
comes I feel quite famished for my dinner, and then, later on, I don't seem able to fancy anything at all. Have you got a cutlet rolled in bread-crumbs left, Madame Quenu ? '
Without waiting for a reply, she removed one of the covers of the heater. It was that of the compartment re- served for the chitterlings, sausages, and black-puddings. However, the chafing-dish was quite cold, and there was nothing left but one stray forgotten sausage.
' Look under the other cover, Mademoiselle Saget,' said Lisa. ' I believe there's a cutlet there.'
' No, it doesn't tempt me,' muttered the little old woman, poking her nose imder the other cover, however, aU the same. ' I felt rather a fancy for one, but I'm afraid a cutlet
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would be rather too heavy in the evening. I'd rather have something, too, that I need not warm.'
While speaking she had turned towards Florent and looked at him ; then she looked at Gavard, who was beating a tattoo with his finger-tips on the marble table. She smiled at them, as though inviting them to continue their conversa- tion.
- Wouldn't a little piece of salt pork suit you ? ' asked
Lisa.
' A piece of salt pork ? Yes, that might do.'
Thereupon she took up the fork with plated handle, which was lying at the edge of the dish, and began to turn all the pieces of pork about, prodding them, lightly tapping the bones to judge of their thickness, and minutely scrutinising the shreds of pinky meat. And as she turned them over she repeated, * No, no ; it doesn't tempt me.'
' Well, then, have a sheep's tongue, or a bit of brawn, or a slice of larded veal,' suggested Lisa patiently.
Mademoiselle Saget, however, shook her head. She re- mained there for a few minutes longer, pulling dissatisfied faces over the different dishes ; then, seeing that the others were determined to remain silent, and that she would not be able to learn anything, she took herself off.
- No ; I felt rather a fancy for a cutlet rolled in bread-
crumbs,' she said as she left the shop, ' but the one you have left is too fat. I must come another time.'
Lisa bent forward to watch her through the sausage-skins hanging in the shop-front, and saw her cross the road and enter the fruit-market.
' The old she-goat ! ' growled Gavard.
Then, as they were now alone again, he began to tell them of the situation he had found for Florent. A friend of his, he said. Monsieur Verlaque, one of the fish-market inspectors, was so ill that he was obliged to take a rest ; and that very morning the poor man had told him that he should be very glad to find a substitute who would keep the berth open for him in case he should recover.
- Verlaque, you know, won't last another six months,*
added Gavard, ' and Florent will keep the place. It's a splendid idea, isn't it ? And it will be such a take-in for the police I The berth is under the Prefecture, you know. What glorious fun to see Florent getting paid by the police, eh?'
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He burst into a hearty laugh ; the idea struck him as so extremely comical.
- I won't take the place,' Florent bluntly replied. 'I've
sworn I'll never accept anything from the Empire, and I would rather die of starvation than serve under the Prefecture. It is quite out of the question, Gavard, quite so! '
Gavard seemed somewhat put out on hearing this. Quenu had lowered his head, while Lisa, turning round, looked keenly at Florent, her neck swollen, her bosom straining her bodice almost to bursting-point. She was just gomg to open her mouth when La Sarriette entered the shop, and there was another pause in the conversation.
' Dear me ! ' exclaimed La Sarriette with her soft laugh, ' I'd almost forgotten to get any bacon fat. Please, Madame Quenu, cut me a dozen thin strips — very thin ones, you know ; I want them for larding larks. Jules has taken it into his head to eat some larks. Ah ! how do you do, ancle ? '
She filled the whole shop with her dancing skirts and smiled brightly at everyone. Her face looked fresh and creamy, and on one side her hair was coming down, loosened by the wind which blew through the markets. Gavard grasped her hands, while she with merry impudence re- sumed : ' I'll bet that you were talking about me just as I came in. Tell me what you were saying, uncle.'
However, Lisa now called to her, * Just look and tell me if this is thin enough.'
She was cutting the strips of bacon fat with great care on a piece of board in front of her. Then as she wrapped them up she inquired, * Can I give you anything else ? '
' Well, yes,' replied La Sarriette ; ' since I'm about it, I think I'll have a pound of lard. I'm awfully fond of fried potatoes ; I can make a breakfast off a penn'orth of potatoes and a bunch of radishes. Yes, I'll have a pound of lard, please, Madame Quenu.'
Lisa placed a sheet of stout paper in the pan of the scales. Then she took the lard out of a jar under the shelves with a boxwood spatula, gently adding small quantities to the fatty heap, which began to melt and run slightly. When the plate of the scale fell, she took up the paper, folded it, and rapidly twisted the ends with her finger-tips.
- That makes twenty-four sous,' she said; 'the bacon is
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six sous— thirty sous altogether. There's nothing else you want, is there ? '
' No,' said La Sarriette, ' nothing.' She paid her money, still laughing and showing her teeth, and staring the men in the face. Her grey skirt was all awry, and her loosely- fastened red neckerchief allowed a little of her white bosom to appear. Before she went away she stepped up to Gavard again, and pretending to threaten him exclaimed: 'So you won't tell me what you were talking about as I came in ? I could see you laughing from the street. Oh, you sly fellow 1 Ah ! I sha'n't love you any longer I '
Then she left the shop and ran across the road.
' It was Mademoiselle Saget who sent her here,' remarked handsome Lisa drily.
Then silence fell again for some moments. Gavard was dismayed at Florent's reception of his proposal. Lisa was the first to speak. ' It is wrong of you to refuse the post, Florent,' she said in the most friendly tones. * You know how diflficult it is to find any employment, and you are not in a position to be over-exacting.'
' I have my reasons,' Florent replied.
Lisa shrugged her shoulders. ' Come, now,' said she, 'you really can't be serious, I'm sure. I can understand that you are not in love with the Government, but it would be too absurd to let your opinions prevent you from earning your living. And, besides, my dear fellow, the Emperor isn't at all a bad sort of man. You don't suppose, do you, that he knew you were eating mouldy bread and tainted meat ? He can't be everywhere, you know, and you can see for yourself that he hasn't prevented us here from doing pretty well. You are not at all just ; indeed you are not.'
Gavard, however, was getting very fidgety. He could not bear to hear people speak well of the Emperor.
- No, no, Madame Quenu,' he interrupted ; ' you are going
too far. It is a scoundrelly system altogether.'
' Oh, as for you,' exclaimed Lisa vivaciously, ' you'll never rest until you've got yourself plundered and knocked on the head as the result of all your wild talk. Don't let us discuss politics ; you would only make me angry. The question is Florent, isn't it ? Well, for my part, I say that he ought to accept this inspectorship. Don't you think so too, Quenu ? '
Quenu, who had not yet said a word, was very much put out by his wife's sudden appeal.
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- It's a good berth,' he replied, without compromising
himself.
Then, amidst another interval of awkward silence, Florent resumed : ' I beg you, let us drop the subject. My mind is quite made up. I shall wait.'
' You will wait ! ' cried Lisa, losing patience.
Two rosy fires had risen to her cheeks. As she stood there, erect, in her white apron, with rounded, swelling hips, it was with difficulty that she restrained herself from break- ing out into bitter words. However, the entrance of another person into the shop arrested her anger. The new arrival was Madame Lecoeur.
• Can you let me have half a pound of mixed meats at fifty sous the pound ? ' she asked.
She at first pretended not to notice her brother-in-law ; but presently she just nodded her head to him, without speak- ing. Then she scrutinised the three men from head to foot, doubtless hoping to divine their secret by the manner in which they waited for her to go. She could see that she was putting them out, and the knowledge of this rendered her yet more sour and angular, as she stood there in her limp skirts, with her long, spider-like arms bent and her knotted fingers clasped beneath her apron. Then, as she coughed shghtly, Gavard, whom the silence embarrassed, inquired if she had a cold.
She curtly answered in the negative. Her tightly-stretched skin was of a red-brick colour on those parts of her face where her bones protruded, and the dull fire burning in her eyes and scorching their lids testified to some liver complaint nurtured by the querulous jealousy of her disposition. She turned round again towards the counter, and watched each movement made by Lisa as she served her with the dis- trustful glance of one who is convinced that an attempt will be made to defraud her.
' Don't give me any saveloy,' she exclaimed ; * I don't lika it.'
Lisa had taken up a slender knife, and was cutting soma thin slices of sausage. She next passed on to the smoked ham and the common ham, cutting delicate slices from each, and bending forward slightly as she did so, with her eyes ever fixed on the knife. Her plump rosy hands, flitting about the viands with light and gentle touches, seemed to have derived suppleness from contact with all the fat.
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' You would like some larded veal, wouldn't you ? ' she asked, bringing a yellow pan towards her.
Madame Lecoeur seemed to be thinking the matter over at considerable length ; however, she at last said that she would have some. Lisa had now begun to cut into the contents of the pans, from which she removed slices of larded veal and hare pdte on the tip of a broad-bladed knife. And she de- posited each successive slice on the middle of a sheet of paper placed on the scales.
- Aren't you going to give me some of the boar's head with
pistachio nuts ? ' asked Madame Lecoeur in her querulous voice.
Lisa was obhged to add some of the boar's head. But the butter-dealer was getting exacting, and asked for two slices of galantine. She was very fond of it. Lisa, who was akeady irritated, played impatiently with the handles of the knives, and told her that the galantine was truffled, and that she coiild only include it in an ' assortment ' at three franca the pound. Madame Lecoeur, however, still continued to pry into the dishes, trying to find something else to ask for. "When the ' assortment ' was weighed she made Lisa add some jelly and gherkins to it. The block 0/ jelly, shaped like a Savoy cake, shook on its white china dish beneath the angry violence of Lisa's hand ; and as with her finger-tipa she took a couple of gherkins from a jar behind the heater, she made the vinegar spurt over the sides.
' Twenty-five sous, isn't it ? ' Madame Lecoeur leisurely inquired.
She fully perceived Lisa's covert irritation, and greatly enjoyed the sight of it, producing her money as slowly aa possible, as though, indeed, her silver had got lost amongst the coppers in her pocket. And she glanced askance at Gavard, relishing the embarrassed silence which her presence was prolonging, and vowing that she would not go off, since they were hiding some trickery or other from her. However, Lisa at last put the parcel in her hands, aud she was then obliged to take her departure. She went away without saying a word, but darting a searching glance all round the shop.
' It was that Saget who sent her too ! ' burst out Lisa, as soon as the old woman was gone. * Is the old wretch going to send the whole market here to try to find out what we talk about ? "What a prying, maUcious set they are ! Did anyone ever hear before cf crumbed cutlets and ' assortments '
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being bought at five o'clock in the afternoon ? But then they'd rack themselves with indigestion rather than not find out ! Upon my word, though, if La Saget sends anyone else here, you'll see the reception she'll get. I would bundle her out of the shop, even if she were my own sister \ '
The three men remained silent in presence of this ex- plosion of anger. Gavard had gone to lean over the brass rail of the window-front, where, seemingly lost in thought, he began playing with one of the cut-glass balusters detached from its wire fastening. Presently, however, he raised his head. ' Well, for my part,' he said, ' I looked upon it all as an excellent joke.'
' Looked upon what as a joke ? ' asked Lisa, still quivering with indignation.
' The inspectorship.'
She raised her hands, gave a last glance at Florent, and then sat down upon the cushioned bench behind the counter and said nothing further. Gavard, however, began to explain his views at length ; the drift of his argument being that it was the Government which would look foolish in the matter, since Florent would be taking its money.
' My dear fellow,' he said complacently, 'those scoundrels all but starved you to death, didn't they ? Well, you must make them feed you now. It's a splendid idea ; it caught my fancy at once ! '
Florent smiled, but still persisted in his refusal. Quenu, in the hope of pleasing his wife, did his best to find some good arguments. Lisa, however, appeared to pay no further attention to them. For the last moment or two she had been looking attentively in the direction of the markets. And all at once she sprang to her feet again, exclaiming, ' Ah ! it is La Normande that they are sending to play the spy on us now ! Well, so much the worse for La Normande ; she shall pay for the others ! '
A tall female pushed the shop-door open. It was the handsome fish-girl, Louise Mehudin, generally known as La Normande. She was a bold-looking beauty, with a delicate white skin, and was almost as plump as Lisa, but there was more efi^rcntery in her glance, and her bosom heaved with warmer life. She came mto the shop with a hght swinging step, her gold chain jingling on her apron, her bare hair arranged in the latest style, and a bow at her throat, a lace bow, which made her one of the most coquettish-looking queens of the
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markets. She brought a vague odour of fish with her, and a herring-scale showed Uke a tiny patch of mother-of-pearl near the little finger of one of her hands. She and Lisa having lived in the same house in the Rue Pirouette, were in- timate fiiends, linked by a touch of rivalry which kept each of them busy with thoughts of the other. In the neighbourhood people spoke of ' the beautiful Norman,' just as they spoke of ' beautiful Lisa.' This brought them into opposition and comparison, and compelled each of them to do her utmost to sustain her reputation for beauty. Lisa from her counter could, by stooping a Httle, perceive the fish- girl amidst her salmon and turbot in the pavilion opposite ; and each kept a watch upon the other. Beautiful Lisa laced herself more tightly in her stays ; and the beautiful Norman replied by placing additional rings on her fingers and addi- tional bows on her shoulders. When they met they were very bland and unctuous and profuse in compliments ; but all the while their eyes were furtively glancing from under their lowered lids, in the hope of discovering some flaw. They made a point of always dealing with each other, and pro- fessed great mutual affection.
' I say,' said La Normande, with her smiling air, ' it's to- morrow evening that you make your black-puddings, isn't it?'
Lisa maintained a cold demeanour. She seldom showed any anger ; but when she did it was tenacious, and slow to be appeased. ' Yes,' she replied drily, with the tips of her lips.
- I'm so fond of black-puddings, you know, when they
come straight out of the pot,' resumed La Normande. ' I'll come and get some of you to-morrow.'
She was conscious of her rival's unfriendly greeting. How- ever, she glanced at Florent, who seemed to interest her ; and then, unwilling to go off without having the last word, she was imprudent enough to add : ' I bought some black-pudding of you the day before yesterday, you know, and it wasn't quite sweet.'
' Not quite sweet ! ' repeated Lisa, very pale, and her lipa quivering.
She might, perhaps, have once more restrained herself, for fear of La Normande imagining that she was overcome by envious spite at the sight of the lace bow ; but the girl, not content with playing the spy, proceeded to insult her, and that was beyond endurance. So, leaning forward, with
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her hands clenched on the counter, she exclaimed, in a some- what hoarse voice : ' I say I when you sold me that pair of soles last week, did I come and tell you, before everybody, that they were stinking ? '
' Stinking ! my soles stinking ! ' cried the fish-dealer, flushing scarlet.
For a moment they remained silent, choking with anger, but glaring fiercely at each other over the array of dishes. All their honeyed friendship had vanished ; a word had sufiSced to reveal what sharp teeth there were behind their smiling lips.
' You're a vulgar, low creature ! ' cried the beautiful Nor- man. ' You'll never catch me setting foot in here again, I can tell you ! '
' Get along with you, get along with you,' exclaimed beautiful Lisa. *I know quite well whom I've got to deal with ! '
The fish-girl went off, hurling behind her a coarse expres- sion which left Lisa quivering. The whole scene had passed so quickly that the three men, overcome with amazement, had not had time to interfere. Lisa soon recovered herself, and was resuming the conversation, without making any allusion to what had just occurred, when the shop-girl, Augustine, returned from an errand on which she had been sent. Lisa thereupon took Gavard aside, and after telling him to say nothing for the present to Monsieur Verlaque, promised that she would undertake to convince her brother-in-law in a couple of days' time at the utmost. Quenu then returned to his kitchen, while Gavard took Florent off with him. And as they were just going into Monsieur Lebigre's to drink a drop of vermouth together he called his attention to three women standing in the covered way between the fish and poultry pavilions.
' They're cackUng together 1 ' he said with an envious air.
The markets were growing empty, and Mademoiselle Saget, Madame Lecoeur, and La Sarriette alone lingered on the edge of the footway. The old maid was holding forth.
' As I told you before, Madame Lecoeur,' said she, • they've always got your brother-in-law in their shop. You saw him there yourself just now, didn't you? '
' Oh yes, indeed I He was sitting on a table, and seemed quite at home.'
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' Well, for my part,' interrupted La Sarriette, * I heard nothing wrong ; and I can't understand why you're making such a fuss.'
Mademoiselle Saget shrugged her shoulders. * Ah, you're very innocent yet, my dear,' she said. ' Can't you see why the Quenus are always attracting Monsieur Gavard to their place ? Well, I'll wager that he'll leave all he has to their Uttle Pauline.'
- You believe that, do you ? ' cried Madame Lecceur, white
with rage. Then, in a mournful voice, as though she had just received some heavy blow, she continued : 'I am alone in the world, and have no one to take my part ; he is quite at Hberty to do as he pleases. His niece sides with him too — you heard her just now. She has quite forgotten all that she cost me, and wouldn't stir a hand to help me.'
- Indeed, aunt,' exclaimed La Sarriette, * you are quite
wrong there ! It's you who've never had anything but unkind words for me.'
They became reconciled on the spot, and kissed one another. The niece promised that she would play no more pranks, and the aunt swore by all she held most sacred that she looked upon La Sarriette as her own daughter. Then Mademoiselle Saget advised them as to the steps they ought to take to prevent Gavard from squandering his money. And they all agreed that the Quenu-Gradelles were very disrepu- table folks, and required closely watching.
' I don't know what they're up to just now,' said the old maid, ' but there's something suspicious going on, I'm sure. What's your opinion, now, of that fellow Florent, that cousin of Madame Quenu's ? '
The three women drew more closely together, and lowered their voices.
- You remember,' said Madame Lecoeur, ' that we saw
him one morning with his boots all split, and his clothes covered with dust, looking just like a thief who's been up to some roguery. That fellow quite frightens me.'
' Well, he's certainly very thin,' said La Sarriette, ' but he isn't ugly.'
Mademoiselle Saget was reflecting, and she expressed her thoughts aloud. ' I've been trying to find out something about him for the last fortnight, but I can make nothing of it. Monsieur Gavard certainly knows him. I must have
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met bim myself somewhere before, but I can't remember where.'
She was still ransacking her memory when La Normande swept up to them like a whirlwind. She had just left the pork -shop.
' That big booby Lisa has got nice manners, I must say ! ' she cried, delighted to be able to relieve herself. ' Fancy her telling me that I sold nothing but stinking fish ! But I gave her as good as she deserved, I can tell you ! A nice den they keep, with their tainted pig-meat which poisons all their customers ! '
- But what had you been saying to her ? ' asked the old
maid, quite frisky with excitement, and delighted to hear that the two women had quarrelled.
- I ! I'd said just nothing at all — no, not that ! I just went
into the shop and told her very civilly that I'd buy some black-puddings to-morrow evening, and then she overwhelmed me with abuse. A dirty hypocrite she is, with her saint-like airs ! But she'll pay more dearly for this than she fancies ! '
The three women felt that La Normande was not telling them the truth, but this did not prevent them from taking her part with a rush of bad language. They turned towards the Eue Rambuteau with insulting mien, inventing all sorts of stories about the uncleanUness of the cookery at the Quenu's shop, and making the most extraordinary accusations. If the Quenus had been detected selling human flesh the women could not have displayed more violent and threatening anger. The fish-girl was obliged to tell her story three times over.
' And what did the cousin say ? ' asked Mademoiselle Saget, with wicked intent.
- The cousin ! ' repeated La Normande, in a shrill voice.
' Do you really believe that he's a cousin ? He's some lover or other, I'll wager, the great booby ! '
The three others protested against this. Lisa's honoura- bility was an article of faith in the neighbourhood.
' Stuff and nonsense ! ' retorted La Normande. ' You can never be sure about those smug, sleek hypocrites.'
Mademoiselle Saget nodded her head as if to say that she was not very far from sharing La Normande's opinion. And she softly added ; ' Especially as this cousin has sprung from no one knows where ; for it's a very doubtful sort of account that the Quenus give of him.'
- Oh, he's the fat woman's sweetheart, I tell you ! ' re-
a 2
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afi&rmed the fish-giii ; ' some scamp or vagabond picked up in the streets. It's easy enough to see it.'
' She has given him a complete outfit,' remarked Madame Lecoeur. ' He must be costing her a pretty penny.'
- Yes, yes,' muttered the old maid ; ' perhaps you are
right. I must really get to know something about him.'
Then they all promised to keep one another thoroughly informed of whatever might take place in the Quenu-Gradelle establishment. The butter-dealer pretended that she wished to open her brother-in-law's eyes as to the sort of places he frequented. However, La Normande's anger had by this time toned down, and, a good sort of girl at heart, she went off, weary of having talked so much on the matter.
- I'm sure that La Normande said something or other
insolent,' remarked Madame Lecoeur knowingly, when the fish-girl had left them. ' It is just her way ; and it scarcely becomes a creature like her to talk as she did of Lisa.'
The three women looked at each other and smiled. Then, when Madame Lecoeur also had gone off. La Sarriette re- marked to Mademoiselle Saget : ' It is foolish of my aunt to worry herself so much about all these affairs. It's that which makes her so thin. Ah ! she'd have willingly taken Gavard for a husband if she could only have got him. Yet she used to beat me if ever a young man looked my way.'
Mademoiselle Saget smiled once more. And when she found herself alone, and went back towards the Kue Pirouette, she reflected that those three cackling hussies were not worth a rope to hang them. She was, indeed, a little afraid that she might have been seen with them, and the idea some- what troubled her, for she realised that it would be bad policy to fall out with the Quenu-Gradelles, who, after all, were well-to-do folks and much esteemed. So she went a little out of her way on purpose to call at Taboureau the baker's, in the Rue Turbigo — the finest baker's shop in the whole neighbourhood. Madame Taboureau was not only an inti- mate friend of Lisa's, but an accepted authority on every subject. When it was remarked that ' Madame Taboureau had said this,' or 'Madame Taboureau had said that,' there was no more to be urged. So the old maid, calling at the baker's under pretence of inquiring at what time the oven would be hot, as she wished to bring a dish of pears to be baked, took the opportunity to eulogise Lisa, and lavish praise upon the sweetness and excellence of her black-puddings.
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Then, well pleased at having prepared this moral alibi and delighted at having done what she could to fan the flames of a quarrel without involving herself m it, she briskly returned home, feehng much easier in her mind, but still striving to recall where she had previously seen Madame Quenu's so-called cousin.
That same evening, after dinner, Florent went out and strolled for some time in one of the covered ways of the markets. A fine mist was rising, and a grey sadness, which the gas-lights studded as with yellow tears, hung over the deserted pavilions. For the first time Florent began to feel that he was in the way, and to recognise the unmannerly fashion in which he, thin and artless, had tumbled into this world of fat people ; and he frankly admitted to himself that his presence was disturbing the whole neighbourhood, and that he was a source of discomfort to the Quenus— a spurious cousin of far too compromising appearance. These reflections made him very sad; not, indeed, that he had noticed the slightest harshness on the part of his brother or Lisa : it was their very kindness, rather, that was troubling him, and he accused himself of a lack of dehcacy in quartering himself upon them. He was beginning to doubt the propriety of his conduct. The recollection of the conversation in the shop during the afternoon caused him a vague disquietude. The odour of the viands on Lisa's counter seemed to penetrate him ; he felt himself ghdmg into nerveless, satiated cowardice. Perhaps he had acted wrongly in refusing the inspector- ship offered him. This reflection gave birth to a stormy struggle in his mind, and he was obhged to brace and shake himself before he could recover his wonted rigidity of prin- ciples. However, a moist breeze had risen, and was blowing along the covered way, and he regained some degree of calm- ness and resolution on being obhged to button up his coat. The wind seemingly swept from his clothes all the greasy odour of the pork-shop, which had made him feel so languid.
He was returning home when he met Claude Lantier. The artist, hidden in the folds of his greenish overcoat, spoke in a hollow voice full of suppressed anger. He was in a passion with painting, declared that it was a dog's trade, and swore that he would not take up a brush again as long as he lived. That very afternoon he had thrust his foot through a study which he had been making of the head of that hussy Cadine.
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Claude was subject to these outbursts, the fruit of his inability to execute the lasting, living works which he dreamed of. And at such times life became an utter blank to him, and he wandered about the streets, wrapped in the gloomiest thoughts, and waiting for the morning as for a sort of resurrection. He used to say that he felt bright and cheerful in the morning, and horribly miserable in the evening.^ Each of his days was a long effort ending in disappointment. Florent scarcely recognised in him the careless night-wanderer of the markets. They had already met again at the pork-shop; and Claude, who knew the fugitive's story, had grasped his hand and told him that he was a sterling fellow. It was very seldom, however, that the artist went to the Quenus'.
' Are you still at my aunt's ? ' he asked. ' I can't imagine how you manage to exist amidst all that cookery. The place reeks with the smell of meat. When I've been there for an hour I feel as though I shouldn't want anything to eat for another three days. I ought not to have gone there this morning ; it was that which made me make a mess of my work.'
Then, after he and Florent had taken a few steps in silence, he resumed :
- Ah ! the good people ! They quite grieve me with their
fine health. I had thought of painting their portraits, but I've never been able to succeed with such round faces, in which there is never a bone. Ah ! You wouldn't find my aunt Lisa kicking her foot through her pans ! I was an idiot to have destroyed Cadine's head ! Now that I come to think of it, it wasn't so very bad, perhaps, after all.'
Then they began to talk about Aunt Lisa. Claude said that his mother ■^ had not seen anything of her for a long time, and he hinted that the pork-butcher's wife was some- what ashamed of her sister having married a common working man ; moreover, she wasn't at all fond of unfortunate folks. Speaking of himself, he told Florent that a benevolent gentle- man had sent him to college, being very pleased with the donkeys and old women that he had managed to draw when only eight years old ; but the good soul had died, leaving
' Claude Lantier's struggle for fame is fully described in M. Zola'e novel, UCEuvre (' His Masterpiece '). — Trans.
- Gervaise, the heroine of the Assomvioir.
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him an income of a thousand francs, which just saved him from perishing of hunger.
'All the same, I would rather have been a working man,' continued Claude. ' Look at the carpenters, for instance. They are very happy folks, the carpenters. They have a table to make, say ; well, they make it, and then go off to bed, happy at having finished the table, and perfectly satisfied with themselves. Now I, on the other hand, scarcely get any sleep at nights. All those confounded pictures which I can't finish go flying about my brain. I never get anythmg finished and done with — never, never ! '
His voice almost broke into a sob. Then he attempted to laugh ; and afterwards began to swear and pour forth coarse expressions, with the cold rage of one who, endowed with a delicate, sensitive mind, doubts his own powers, and dreams of wallowing in the mire. He ended by squatting down before one of the gratings which admit air into the cellars beneath the markets — cellars where the gas is continually kept burning. And in the depths below he pointed out Marjohn and Cadine tranquilly eating their supper, whilst seated on one of the stone blocks used for killing the poultry. The two young vagabonds had discovered a means of hiding themselves and making themselves at home in the cellars after the doors had been closed.
' What a magnificent animal he is, eh ! ' exclaimed Claude, with envious admiration, speaking of Marjolin. * He and Cadine are happy, at all events ! All they care for is eating and kissing. They haven't a care in the world. Ah, you do quite right, after all, to remain at the pork-shop ; perhaps you'll grow sleek and plump there.'
Then he suddenly went off. Florent chmbed up to his garret, disturbed by Claude's nervous restlessness, which revived his own uncertainty. On the morrow, he avoided the pork-shop all the morning, and went for a long walk on the quays. When he returned to lunch, however, he was struck by Lisa's kindliness. Without any undue insistence she again spoke to him about the inspectorship, as of something which was well worth his consideration. As he listened to her, with a full plate in front of him, he was affected, in spite of himself, by the prim comfort of his surroundings. The matting beneath his feet seemed very soft ; the gleams of the brass hanging lamp, the soft, yellow tint of the wall-paper, and the bright oak of the furniture filled him with appreciation
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of a life spent in comfort, which disturbed his notions of right and wrong. He still, however, had sufiScient strength to persist in his refusal, and repeated his reasons ; albeit conscious of the bad taste he was showing in thus ostentatiously parading his animosity and obstinacy in such a place. Lisa showed no signs of vexation ; on the contrary, she smiled, and the sweetness of her smile embarrassed Florent far more than her suppressed irritation of the previous evening. At dinner the subject was not renewed ; they talked solely of the great winter saltings, which would keep the whole staff of the establishment busily employed.
The evenings were growing cold, and as soon as they had dined they retired into the kitchen, where it was very warm. The room was so large, too, that several people could sit com- fortably at the square central table, without in any way impeding the work that was going on. Lighted by gas, the walls were coated with white and blue tiles to a height of some five or six feet from the floor. On the left was a great iron stove, in the three apertures of which were set three large round pots, their bottoms black with soot. At the end was a small range, which, fitted with an oven and a smoking-place, served for the broiling ; and up above, over the skimming- spoons, ladles, and long-handled forks, were several numbered drawers, containing rasped bread, both fine and coarse, toasted crumbs, spices, cloves, nutmegs, and pepper. On the right, leaning heavily against the wall, was the chopping-block, a huge mass of oak, slashed and scored all over. Attached to it were several appliances, an injecting-pump, a forcing- machine, and a mechanical mincer, which, with their wheels and cranks, imparted to the place an uncanny and mysterious aspect, suggesting some kitchen of the infernal regions.
Then, all round the walls upon shelves, and even under the tables, were iron pots, earthenware pans, dishes, pails, various kinds of tin utensils, a perfect battery of deep copper sauce- pans, and swelling funnels, racks of knives and choppers, rows of larding-pins and needles — a perfect world of greasy things. La spite of the extreme cleanliness, grease was paramount ; it oozed forth from between the blue and white tiles on the wall, glistened on the red tiles of the flooring, gave a greyish glitter to the stove, and polished the edges of the chopping-block with the transparent sheen of varnished oak. And, indeed, amidst the ever-rising steam, the continuous evaporation from the three big pots, in which pork was boihng and melting, there
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was not a single nail from ceiling to floor from which grease did not exude.
The Quenu-Gradelles prepared nearly all their stock them- selves. All that they procured from outside were the potted meats of celebrated firms, with jars of pickles and preserves, sardines, cheeses, and edible snails. They consequently became very busy after September in filling the cellars which had been emptied during the summer. They continued working even after the shop had been closed for the night. Assisted by Auguste and Leon, Quenu would stuff sausage- skins, prepare hams, melt down lard, and salt the different sorts of bacon. There was a tremendous noise of caldrons and cleavers, and the odour of cooking spread through the whole house. And all this was quite independent of the daily business in fresh pork, 'p&t& de foie gras, hare patty, galantine, saveloys, and black-puddings.
That evening, at about eleven o'clock, Quenu, after placing a couple of pots on the fire in order to melt down some lard, began to prepare the black-puddings. Auguste assisted him. At one corner of the square table Lisa and Augustine sat mending linen, whilst opposite to them, on the other side, with his face turned towards the fireplace, was Florent, smiling at littla Pauline, who had installed herself on his feet, and wished him to make her spring into the air. Behind Florent, Leon was mincing some sausage-meat on the oak block in a slow, rhythmical fashion.
Auguste first of all went out into the yard to fetch a couple of jug-like cans full of pigs' blood. It was he who stuck the animals in the slaughter-house. He himself would carry away the blood and interior portions of the pigs, leaving the men who scalded the carcasses to bring them home completely dressed in their carts. Quenu asserted that no assistant in all Paris was Auguste's equal as a pig-sticker. The truth was that Auguste was a wonderfully keen judge of the quality of the blood; and the black-pudding proved good every time that he said such would be the case.
' Well, will the black-pudding be good this time ? ' asked Lisa.
Auguste put down the two cans and slowly answered: • I beheve so, Madame Quenu ; yes, I believe so. I tell it at first by the way the blood flows. If it spurts out very gently when I pull out the knife, that's a bad sign, and shows that the blood is poor.'
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' But doesn't that depend on how far the knife has been stuck in ? ' asked Quenu.
A smile came over Auguste's pale face. ' No,' he replied ; ' I always let four digits of the blade go in ; that's the right measure. But the best sign of all is when the blood runs out and I beat it with my hand when it pours into the pail ; it ought to be of a good warmth, and creamy, without bemg too thick.'
Augustine had put down her needle, and with her eyes raised was now gazing at Auguste. On her ruddy face, crowned by wiry chestnut hair, there was an expression of profound attention. Lisa and even little Pauhne were also listening with deep interest.
- Well, I beat it, and beat it, and beat it,' continued the
young man, whisking his hand about as though he were whipping cream. ' And then, when I take my hand out and look at it, it ought to be greased, as it were, by the blood and equally coated all over. And if that's the case, anyone can say without fear of mistake that the black-puddings will be good.'
He remained for a moment in an easy attitude, com- placently holding his hand in the air. This hand, which spent so much of its time in pails of blood, had brightly gleaming nails, and looked very rosy above his white sleeve. Quenu had nodded his head in approbation, and an interval of silence followed. L6on was still mincing. Pauline, how- ever, after remaining thoughtful for a little while, mounted upon Florent's feet again, and in her clear voice exclaimed : ' I say, cousin, tell me the story of the gentleman who was eaten by the wild beasts 1 '
It was probably the mention of the pig's blood which had aroused in the child's mind the recollection of ' the gentle- man who had been eaten by the wild beasts.' Florent did not at first understand Avhat she referred to, and asked her what gentleman she meant. Lisa began to smile.
' She wants you to tell her,' she said, ' the story of that unfortunate man — you know whom I mean — which you told to Gavard one evening. She must have heard you.'
At this Florent grew very grave. The little girl got up, and taking the big cat in her arms, placed it on his knees, saying that Mouton also would like to hear the story. Mouton, however, leapt on to the table, where, with rounded back, he remained contemplating the tall, scraggy
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individual who for the last fortnight had apparently afforded him matter for deep reflection. Pauline meantime began to grow impatient, stamping her feet and insisting on hearing the story.
'Oh, tell her what she wants,' said Lisa, as the child persisted and became quite unbearable ; ' she'll leave us in peace then.'
Florent remained silent for a moment longer, with hia eyes turned towards the floor. Then slowly raising his head he let his gaze rest first on the two women who were plying their needles, and next on Quenu and Auguste, who were preparing the pot for the black-puddings. The gas was burning quietly, the stove diffused a gentle warmth, and all the grease of the kitchen glistened in an atmosphere of comfort such as attends good digestion.
Then taking little Pauline upon his knee, and smiling a sad smile, Florent addi-essed himself to the child as follows ^ : —
' Once upon a time there was a poor man who was sent away, a long, long way off, right across the sea. On the ship which carried him were four hundred convicts, and he was thrown among them. He was forced to live for five weeks amidst all those scoundrels, dressed like them in coarse canvas, and feeding at their mess. Foul insects preyed on him, and terrible sweats robbed him of aU his strength. The kitchen, the bakehouse, and the engine-room made the orlop deck so terribly hot that ten of the convicts died from it. In the daytime they were sent up in batches of fifty to get a little fresh air from the sea ; and as the crew of the ship feared them, a couple of cannons were pointed at the little bit of deck where they took exercise. The poor fellow was very glad indeed when his turn to go up came. His terrible perspiration then abated somewhat ; still, he could not eat, and felt very ill. During the night, when he was manacled again, and the rolling of the ship in the rough sea kept knocking him against his companions, he quite broke down, and began to cry, glad to be able to do so without being seen.'
' Florent's narrative is not romance, but is based on the state- ments of several of the innocent victims whom the third Napoleon transported to Cayenne when wading through blood to the power which he 80 misused. — Trans,
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Pauline was listening with dilated eyes, and her little hands crossed primly in front of her.
' But this isn't the story of the gentleman who was eaten by the wild beasts,' she interrupted. ' This is quite a different story ; isn't it now, cousin ? '
'Wait a bit, and you'll see,' replied Florent gently. 'I shall come to the gentleman presently. I'm telling you the whole story from the beginning.'
- Oh, thank you,' murmured the child, with a delighted
expression. However, she remained thoughtful, evidently struggling with some great difficulty to which she could find no explanation. At last she spoke.
' But what had the poor man done,* she asked, ' that he was sent away and put in the ship ? '
Lisa and Augustine smiled. They were quite charmed with the child's intelligence ; and Lisa, without giving the little one a direct reply, took advantage of the opportunity to teach her a lesson by telling her that naughty children were also sent away in boats like that.
'Oh, then,' remarked Pauline judiciously, 'perhaps it served my cousin's poor man quite right if he cried all night long.'
Lisa resumed her sewing, bending over her work. Quenu had not listened. He had been cutting some little rounds of onion over a pot placed on the fire ; and almost at once the onions began to crackle, raising a clear shrill chirrup like that of grasshoppers basking in the heat. They gave out a pleasant odour too, and when Quenu plunged his great wooden spoon into the pot the chirruping became yet louder, and the whole kitchen was filled with the penetrating perfume of the onions. Auguste meantime was preparing some bacon fat in a dish, and Leon's chopper fell faster and faster, and every now and then scraped the block so as to gather together the sausage-meat, now almost a paste.
' When they got across the sea,' Florent continued, ' they took the man to an island called the Devil's Island,' where he found himself amongst others who had been carried away from their own country. They were all very unhappy. At first they were kept to hard labour, just like convicts. The gendarme who had charge of them counted them three times
' The He du Diable. This spot was selected as the place of deten- tion of Captcain Dreyfus, the French oflicer convicted in 1894 of having divulged important military documents to foreign powers Trans.
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every day, so as to be sure that non« was missing. Later on, they were left free to do as they liked, being merely locked up at night in a big wooden hut, where they slept in hammocks stretched between two bars. At the end of the year they went about barefooted, as their boots were quite worn out, and their clothes had become so ragged that their flesh showed through them. They had built themselves some huts with trunks of trees as a shelter against the sun, which is terribly hot in those parts ; but these huts did not shield them against the mosquitoes, which covered them with pimples and swellings during the night. Many of them died, and the others turned quite yellow, so shrunken and wretched, with their long, unkempt beards, that one could not behold them without pity.'
' Auguste, give me the fat,' cried Quenu ; and when the apprentice had handed him the dish he let the pieces of bacon-fat shde gently into the pot, and then stirred them with his spoon. A yet denser steam now rose from the fire- place.
- What did they give them to eat ? ' asked little Pauline,
who seemed deeply interested.
' They gave them maggoty rice and foul meat,' answered Florent, whose voice grew lower as he spoke. * The rice could scarcely be eaten. When the meat was roasted and very well done it was just possible to swallow it ; but if it was boiled, it smelt so dreadfully that the men had nausea and stomach-ache.'
- I'd rather have lived upon dry bread,' said the child, after
thinking the matter carefully over.
Leon, having finished the mincing, now placed the sausage-meat upon the square table in a dish. Mouton, who had remained seated with his eyes fixed upon Florent, as though filled with amazement by his story, was obliged to retreat a few steps, which he did with a very bad grace. Then he rolled himself up, with his nose close to the sausage- meat, and began to purr.
Lisa was unable to conceal her disgust and amazement. That foul rice, that evil-smelling meat, seemed to her to be scarcely credible abominations, which disgraced those who had eaten them as much as it did those who had provided them ; and her calm, handsome face and round neck quivered with vague fear of the man who had lived upon such horrid food.
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'No, indeed, it was not a land of delights,' Florent re- sumed, forgetting all about little Pauline, and fixing his dreamy eyes upon the steaming pot. 'Every day brought fresh annoyances — perpetual grinding tyranny, the violation of every principle of justice, contempt for all human charity, which exasperated the prisoners, and slowly consumed them with a fever of sickly rancour. They lived like vsild beasts, with the lash ceaselessly raised over their backs. Those tor- turers would have liked to kill the poor man Oh, no ; it
can never be forgotten ; it is impossible ! Such sufferings will some day claim vengeance.'
His voice had fallen, and the pieces of fat hissing merrily in the pot drowned it with the sound of their boihng. Lisa, however, heard him, and was frightened by the implacable expression which had suddenly come over his face ; and, re- collecting the gentle look which he habitually wore, she judged him to be a hypocrite.
Florent's hollow voice had brought Pauline's interest and delight to the highest pitch, and she fidgeted with pleasure on his knee.
' But the man ? ' she exclaimed. ' Go on about the man I '
Florent looked at her, and then appeared to remember, and smiled his sad smile again.
' The man,' he continued, ' was weary of remaining on the island, and had but one thought — that of making his escape by crossing the sea and reaching the mainland, whose white coast-line could be seen on the horizon in clear weather. But it was no easy matter to escape. It was necessary that a raft should be built, and as several of the prisoners had already made their escape, all the trees on the island had been felled to prevent the others from obtaining timber. The island was, indeed, so bare and naked, so scorched by the blazing sun, that life in it had become yet more perilous and terrible. However, it occurred to the man and two of his companions to employ the timbers of which their huts were built ; and one evening they put out to sea on some rotten beams, which they had fastened together with dry branches. The wind carried them towards the coast. Just as daylight was about to appear, the raft struck on a sand- bank with such violence that the beams were severed from their lashings and carried out to sea. The three poor fellows were almost engulfed in the sand. Two of them sank in it to their waists, while the third disappeared up to his chin,
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and his companions were obliged to pull him out. At last they reached a rock, so small that there was scarcely room for them to sit down upon it. When the sun rose they could see the coast in front of them, a bar of grey cliffs stretching all along the horizon. Two, who knew how to swim, deter- mined to reach those cliffs. They preferred to run the risk of bemg drowned at once to that of slowly starving on the rock. But they promised their companion that they would return for him when they had reached land and had been able to procure a boat.'
' Ah, I know now ! ' cried little Pauline, clapping her hands with glee. ' It's the story of the gentleman who was eaten by the crabs ! '
' They succeeded in reaching the coast,' continued Florent,
- but it was quite deserted ; and it was only at the end of four
days that they were able to get a boat. When they returned to the rock, they found their companion lying on his back, dead, and half eaten by crabs, which were still swarming over what remained of his body.' ^
A murmur of disgust escaped Lisa and Augustine, and a horrified grimace passed over the face of Leon, who was pre- paring the skins for the black-puddings. Quenu stopped in the midst of his work and looked at Auguste, who seemed to have turned faint. Only little Pauline was smiling. In imagination the others could picture those swarming, ravenous crabs crawling all over the kitchen, and mingling gruesome '•'odours with the aroma of the bacon-fat and onions.
- Give me the blood,' cried Quenu, who had not been fol-
lowing the story.
Auguste came up to him with the two cans, from which he slowly poured the blood, while Quenu, as it fell, vigorously stirred the now thickening contents of the pot. When the cans were emptied, Quenu reached up to one of the drawers above the range, and took out some pinches of spice. Then he added a plentiful seasoning of pepper.
' They left him there, didn't they,' Lisa now asked of Florent, ' and returned themselves in safety ? '
' As they were going back,' continued Florent, ' the wind changed, and they were driven out into the open sea. A wave carried away one of their oars, and the water swept so
' In deference to the easily shocked feelings of the average English reader I have somewhat modified this passage. In the original M. Zola fully describes the awful appearance of the body. — Trans.
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furiously into the boat that their whole time was taken up in baling it out with their hands. They tossed about in this way in sight of the coast, carried away by squalls and then brought back again by the tide, without a mouthful of bread to eat, for their scanty stock of provisions had been consumed. This went on for three days.'
- Three days I ' cried Lisa in stupefaction ; * three days
without food ! '
' Yes, three days without food. When the east wind at last brought them to shore, one of them was so weak that he lay on the beach the whole day. In the evening he died. His companion had vainly attempted to get him to chew some leaves which he gathered from the trees.'
At this point Augustine broke into a slight laugh. Then, ashamed at having done so and not wishing to be considered heartless, she stammered out in confusion : ' Oh ! I wasn't laughing at that. It was Mouton. Do just look at Mouton, madame.'
Then Lisa in her turn began to smile. Mouton, who had been lying all this time with his nose close to the dish of sausage-meat, had probably begun to feel distressed and dis- gusted by the presence of all this food, for he had risen and was rapidly scratching the table with his paws as though he wanted to bury the dish and its contents. At last, how- ever, turning his back to it and lying down on his side, he stretched himself out, half-closing his eyes and rubbing his head against the table with languid pleasure. Then they all began to compKment Mouton. He never stole anything, they said, and could be safely left with the meat. Pauline related that he licked her fingers and washed her face after dinner without trying to bite her.
However, Lisa now came back to the question as to whether it were possible to live for three days without food. In her opinion it was not. ' No,' she said, * I can't believe it. No one ever goes three days without food. When people talk of a person dying of hunger, it is a mere expression. They always get something to eat, more or less. It is only the most abandoned wretches, people who are utterly lost '
She was doubtless going to add, ' vagrant rogues,' but she stopped short and looked at Florent. The scornful pout of her lips and the expression of her bright eyes plainly signified that in her belief only villains made such prolonged fasts.
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It seemed to her that a man able to remain without food for three days must necessarily be a very dangerous character. For, indeed, honest folks never placed themselves in such a position.
Florent was now almost stifliog. In front of him the stove, into which L6on had just thrown several shovelfuls of coal, was snoring like a lay clerk asleep in the sun ; and the heat was very great. Auguste, who had taken charge of the lard melting in the pots, was watching over it in a state of perspiration, and Quenu wiped his brow with his sleeve whilst waiting for the blood to mix. A drowsiness such as follows gross feeding, an atmosphere heavy with indigestion, pervaded the kitchen.
' When the man had buried his comrade in the sand,' Florent continued slowly, ' he walked off alone straight in front of him. Dutch Guiana, in which country he now was, is a land of forests intermingled with rivers and swamps. The man walked on for more than a week without coming across a single human dwelling-place. All around; death seemed to be lurking and lying in wait for him. Though his stomach was racked by hunger, he often did not dare to eat the bright-coloured fruits which hung from the trees ; he was afraid to touch the glittering berries, fearing lest they should be poisonous. For whole days he did not see a patch of sky, but tramped on beneath a canopy of branches, amidst a greenish gloom that swarmed with horrible living creatures. Great birds flew over his head with a terrible flapping of wings and sudden strange calls resembling death-groans ; apes sprang, wild animals rushed through the thickets around him, bendhig the saplings and bringing down a rain of leaves, as though a gale were passing. But it was particu- larly the serpents that turned his blood cold when, stepping upon a matting of moving, withered leaves, he caught sight of their slim heads gliding amidst a horrid maze of roots. In certain nooks, nooks of dank shadow, swarming colonies of reptiles — some black, some yellow, some purple, some striped, some spotted, and some resembling withered reeds — suddenly awakened into life and wriggled away. At such times the man would stop and look about for a stone on which he might take refuge from the soft yielding ground into which his feet sank ; and there he would remain for hours, terror-stricken on espying in some open space near
H
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by a boa, who, with tail coiled and head erect, swayed like the trunk of a big tree splotched with gold.
' At night he used to sleep in the trees, alarmed by the slightest rustling of the branches, and fancying that he could hear endless swarms of serpents gliding through the gloom. He almost stifled beneath the interminable expanse of foliage. The gloomy shade reeked with close, oppressive heat, a clammy dankness and pestilential sweat, impregnated with the coarse aroma of scented wood and malodorous flowers.
' And when at last, after a long weary tramp, the man made his way out of the forest and beheld the sky again, he found himself confronted by wide rivers which barred his way. He skirted their banks, keeping a watchful eye on the grey backs of the alligators and the masses of drifting vegetation, and then, when he came to a less suspicious-looking spot, he swam across. And beyond the rivers the forests began again. At other times there were vast prairie-lands, leagues of thick vegetation, in which, at distant intervals, small lakes gleamed bluely. The man then made a wide dStour, and sounded the ground beneath him before advancing, having but narrowly escaped from being swallowed up and buried beneath one of those smiling plains which he could hear cracking at each step he took. The giant grass, nourished by all the collected humus, concealed pestiferous marshes, depths of liquid mud ; and amongst the expanses of verdure spread over the glau- cous immensity to the very horizon there were only narrow stretches of firm ground with which the traveller must be ac- quainted if he would avoid disappearing for ever. One night the man sank down as far as his waist. At each effort he made to extricate himself the mud threatened to rise to his mouth. Then he remained quite still for nearly a couple of hours ; and when the moon rose he was fortunately able to catch hold of a branch of a tree above his head. By the time he reached a human dwelling his hands and feet were bruised and bleeding, swollen with poisonous stings. He presented such a pitiable, famished appearance that those who saw him were afraid of him. They tossed him some food fifty yards away from the house, and the master of it kept guard over his door with a loaded gun.'
Florent stopped, his voice choked by emotion, and his eyes gazing blankly before him. For some minutes he had seemed to be speaking to himself alone. Little Pauline, who had grown drowsy, was lying La his arms with her head thrown back,
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though striving to keep her wondering eyes open. And Quenu, for his part, appeared to be getting impatient.
' Why, you stupid ! ' he shouted to L6on, * don't you know how to hold a skin yet ? What do you stand staring at me for ? It's the skin you should look at, not me ! There, hold it Hke that, and don't move again ! '
With his right hand L6on was raising a long string of sausage-skin, at one end of which a very wide funnel was inserted ; while with his left hand he coiled the black-pudding round a metal bowl as fast as Quenu filled the funnel with big spoonfuls of the meat. The latter, black and steaming, flowed through the funnel, gradually inflating the skin, which fell down again, gorged to repletion and curvmg languidly. As Quenu had removed the pot from the range both he and Leon stood out prominently, he broad visaged, and the lad slender of profile, in the burning glow which cast over their pale faces and white garments a flood of rosy light.
Lisa and Augustine watched the filling of the skin with great interest, Lisa especially ; and she in her turn found fault with L^on because he nipped the skin too tightly with his fingers, which caused knots to form, she said. When the skin was quite full, Quenu let it slip gently into a pot of boiling water ; and seemed quite easy in his mind again, for now nothing remained but to leave it to boil.
' And the man — go on about the man 1 ' murmured Pauline, opening her eyes, and surprised at no longer hearing the narrative.
Florent rocked her on his knee, and resumed his story in a slow, murmuring voice, suggestive of that of a nurse singing an infant to sleep.
- The man,' he said, * arrived at a large town. There he
was at first taken for an escaped convict, and was kept in prison for several months. Then he was released, and turned his hand to all sorts of work. He kept accounts and taught children to read, and at one time he was even employed as a navvy in making an embankment. He was continually hoping to return to his own country. He had saved the necessary amount of money when he was attacked by yellow fever. Then, beheving him to be dead, those about him divided his clothes amongst themselves ; so that when he at last recovered he had not even a shirt left. He had to begin all over again. The man was very weak, and was afraid he
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might have to remain where he was. But at last he was able to get away, and he returned.'
His voice had sunk lower and lower, and now died away altogether in a final quivering of his lips. The close of the story had lulled Httle Pauline to sleep, and she was now slumbering with her head on Florent's shoulder. He held her with one arm, and still gently rocked her on his knee. No one seemed to pay any further attention to him, so he remained still and quiet where he was, holding the sleeping child.
Now came the tug of war, as Quenu said. He had to remove the black-puddings from the pot. In order to avoid breaking them or getting them entangled, he coiled them round a thick wooden pin as he drew them out, and then carried them into the yard and hung them on screens, where they quickly dried. Leon helped him, holding up the droop- ing ends. And as these reeldng festoons of black-pudding crossed the kitchen they left behind them a trail of odorous steam, which still further thickened the dense atmosphere.
Auguste, on his side, after giving a hasty glance at the lard moulds, now took the covers off the two pots in which the fat was simmering, and each bursting bubble discharged an acrid vapour into the kitchen. The greasy haze had been gradually rising ever since the beginning of the evening, and now it shrouded the gas and pervaded the whole room, streaming everywhere, and veiling the ruddy whiteness of Quenu and his two assistants. Lisa and Augustine had risen from their seats ; and all were panting as though they had eaten too much.
Augustine carried the sleeping Pauline upstairs ; and Quenu, who liked to fasten up the kitchen himself, gave Auguste and L^on leave to go to bed, saying that he would fetch the black-pudding himself. The younger apprentice stole off with a very red face, having managed to secrete under his shirt nearly a yard of the pudding, which must have almost scalded him. Then the Quenus and Florent remained alone, in silence. Lisa stood nibbling a little piece of the hot pudding, keeping her pretty lips well apart all the while, for fear of burning them, and gradually the black com- pound vanished in her rosy mouth.
' Well,' said she, ' La Normande was foohsh in behaving so rudely ; the black-pudding's excellent to-day.'
However, there was a knock at the passage-door, and
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Gavard, who stayed at Monsieur Lebigre's every evening until midnight, came in. He had called for a definite answer about the fish inspectorship.
' You must understand,' he said, * that Monsieur Verlaque cannot wait any longer ; he is too ill. So Florent must make up his mind. I have promised to give a positive answer early to-morrow.'
' Well, Florent accepts,' Lisa quietly remarked, taking another nibble at some black-pudding.
Florent, who had remained in his chair, overcome by a strange feeling of prostration, vainly endeavoured to rise and protest.
' No, no, say nothing,* continued Lisa ; * the matter is quite settled. You have suffered quite enough already, my dear Florent. What you have just been telling us is enougla to make one shudder. It is time now for you to settle down. You belong to a respectable family, you received a good education, and it is really not fitting that you should go wandering about the highways like a vagrant. At your age childishness is no longer excusable. You have been foolish ; well, all that will be forgotten and forgiven. You will take your place again among those of your own class — the class of respectable folks — and live in future like other people.'
Florent listened in astonishment, quite unable to say a word. Lisa was, doubtless, right. She looked so healthy, so serene, that it was impossible to imagine that she desired anything but what was proper. It was he, with his fleshless body and dark, equivocal-looking countenance, who must be in the wrong, and indulge in unrighteous dreams. He could, indeed, no longer understand why he had hitherto resisted.
Lisa, however, continued to talk to him with an abundant flow of words, as though he were a httle boy found in fault and threatened with the police. She assumed, indeed, a most maternal manner, and plied him with the most con- vincing reasons. And at last, as a final argument, she said :
' Do it for us, Florent. We occupy a fair position in the neighbourhood which obliges us to use a certain amount of circumspection ; and, to tell you the truth, between our- selves, I'm afraid that people will begin to talk. This in- spectorship will set everything right ; you will be somebody ; you will even be an honour to us.'
Her manner had become caressingly persuasive, and Florent was penetrated by aU the surrounding plenteousness,
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all the aroma filling the kitchen, where he fed, as it were, on the nourishment floating in the atmosphere. He sank into blissful meanness, born of all the copious feeding that went on in the sphere of plenty in which he had been living during the last fortnight. He felt, as it were, the titillation of form- ing fat which spread slowly all over his body. He experi- enced the languid beatitude of shopkeepers, whose chief concern is to fill their belhes. At this late hour of night, in the warm atmosphere of the kitchen, all his acerbity and determination melted away. That peaceable evening, with the odour of the black-pudding and the lard, and the sight of plump little Pauline slumbering on his knee, had so enervated him that he found himself wishing for a succession of such evenings — endless ones which would make him fat.
However, it was the sight of Mouton that chiefly decided him. Mouton was sound asleep, with his stomach turned upwards, one of his paws resting on his nose, and his tail twisted over his side, as though to keep him warm ; and he was slumbering with such an expression of feline happiness that Florent, as he gazed at him, murmured : ' No, it would be too foolish ! I accept the berth. Say that I accept it, Gavard.'
Then Lisa finished eating her black-pudding, and wiped her fingers on the edge of her apron. And next she got her brother-in-law's candle ready for him, while Gavard and Quenu congratulated him on his decision. It was always necessary for a man to settle down, said they ; the breakneck freaks of politics did not provide one with food. And, mean- time, Lisa, standing there with the lighted candle in her hand, looked at hun with an expression of satisfaction resting on her handsome face, placid like that of some sacred cow.
CHAPTER 111
THKi<:ii5 days later the necessary formalities were gone through, and without demur the police authorities at the Prefecture accepted Florent on Monsieur Verlaque's recommendation as his substitute. Gavard, by the way, had made it a point to accompany them. When he again found himself alone with Florent he kept nudging his ribs with his elbow as they walked along together, and laughed, without saying any-
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thing, "while winking his eyes in a jeering way. He seemed to find something very ridiculous in the appearance of the pohce officers whom he met on the Quai de I'Horloge, for, as he passed them, he slightly shrugged his shoulders and made the grimace of a man seeking to restrain himself from laugh- ing in people's faces.
On the following morning Monsieur Verlaque began to initiate the new inspector into the duties of his office. It had been arranged that during the next few days he should make him acquainted with the turbulent sphere which he would have to supervise. Poor Verlaque, as Gavard called him, was a pale little man, swathed in flannels, handker- chiefs, and mufflers. Constantly coughing, he made his way through the cool, moist atmosphere and running waters of the fish market, on a pair of scraggy legs like those of a sickly child.
When Florent made his appearance on the first morning, at seven o'clock, he felt quite distracted ; his eyes were dazed, his head ached with all the noise and riot. Eetail dealers were already prowluig about the auction pavilion ; clerks were arriving with their ledgers, and consigners' agents, with leather bags slung over their shoulders, sat on overturned chairs by the salesmen's desks, waiting to receive their cash. Fish was being unloaded and unpacked not only in the enclosure, but even on the footways. All along the latter were piles of small baskets, an endless arrival of cases and hampers, and sacks of mussels, from which streamlets of water trickled. The auctioneers' assistants, all looking very busy, sprang over the heaps, tore away the straw at the tops of the baskets, emptied the latter, and tossed them aside. They then speedily transferred their contents in lots to huge wickerwork trays, arranging them with a turn of the hand so that they might show to the best advantage. And when the large tray-like baskets were all set out, Florent could almost fancy that a whole shoal of fish had got stranded there, still quivering with Ufe, and gleaming with rosy nacre, scarlet coral, and milky pearl, all the soft, pale, sheeny hues of the ocean.
The deep-lying forests of seaweed, in which the mysterious hfe of the ocean slumbers, seemed at one haul of the nets to have yielded up all they contained. There were cod, keeling, whiting, flounders, plaice, dabs, and other sorts of common fish of a dingy grey with whitish splotches ; there were conger- eels, huge serpent-hke creatures, with small black eyes and
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muddy, bluish skins, so slimy that they still seemed to be gliding along, yet alive. There were broad flat skate with pale under-sides edged with a soft red, and superb backs bumpy with vertebrte, and marbled down to the tautly- stretched ribs of their fins with splotches of cinnabar, inter- sected by streaks of the tint of Florentine bronze — a dark medley of colour suggestive of the hues of a toad or some poisonous flower. Then, too, there were hideous dog-fish, with round heads, widely-gaping mouths like those of Chinese idols, and short fins like bats' wings ; fit monsters to keep yelpmg guard over the treasures of the ocean grottoes. And next came the finer fish, displayed singly on the osier trays ; salmon that gleamed like chased silver, every scale seemingly outlined by a graving-tool on a polished metal surface ; mullet with larger scales and coarser markings; huge turbot and huge brill with firm flesh white like curdled milk ; tunny-fish, smooth and glossy, like bags of blackish leather ; and rounded bass, with widely-gaping mouths which a soul too large for the body seemed to have rent asunder as it forced its way out amidst the stupefaction of death. And on all sides there were soles, brown and grey, in pairs; sand-eels, slim and stiff, like shavings of pewter ; herrings, slightly twisted, with bleeding giUs showing on their silver-worked skins ; fat dories tinged with just a suspicion of carmine ; burnished mackerel with green- streaked backs, and sides gleaming with ever- changing iridescence; and rosy gurnets with white belhes, their heads towards the centre of the baskets and their tails radiating all around, so that they simulated some strange florescencfr splotched with pearly white and brilliant vermilion. There were rock mullet, too, with delicious flesh, flushed with the pinky tinge peculiar to the Cyprinus family ; boxes of whiting with opaline reflections ; and baskets of smelts — neat little baskets, pretty as those used for strawberries, and exhaling a strong scent of violets. And meantime the tiny black eyes of the shrimps dotted as with beads of jet their Boft-toned mass of pink and grey ; and spiny crawfish and lobsters striped with black, all still alive, raised a grating sound as they tried to crawl along with their broken claws.
Florent gave but indifferent attention to Monsieur Ver- laque's explanations. A flood of sunshine suddenly streamed through the lofty glass roof of the covered way, lighting up all these precious colours, toned and softened by the waves — the iridescent flesh-tints of the shell-fish, the opal of the
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whiting, the pearly nacre of the mackerel, the ruddy gold of the mullets, the plated skins of the herrings,_ and massive silver of the salmon. It was as though the jewel-cases of some sea-nymph had been emptied there — a mass of fantas- tical, undreamt-of ornaments, a streaming and heaping of necklaces, monstrous bracelets, gigantic brooches, barbaric gems and jewels, the use of which could not be divined. On the backs of the skate and the dog-fish you saw, as it were, big dull green and purple stones set in dark metal, while tlie slender forms of the sand-eels and the tails and fins of the smelts displayed all the delicacy of finely wrought silver-work.
And meantime Florent's face was fanned by a fresh breeze, a sharp, salt breeze redolent of the sea. It reminded him of the coasts of Guiana and his voyages. He half fancied that he was gazing at some bay left dry by the receding tide, with the seaweed steaming in the sun, the bare rocks drying, and the beach smelling strongly of the brine. All around him the fish in their perfect freshness exhaled a pleasant perfume, that slightly sharp, irritating perfume which depraves the appetite.
Monsieur Verlaque coughed. The dampness was afifect- ing him, and he wrapped his mufiier more closely about his neck.
' Now,' said he, ' we will pass on to the fresh-water fish.'
This was in a pavilion beside the fruit-market, the last one, indeed, in the direction of the Rue Rambuteau. On either side of the space reserved for the auctions were large circular stone basins, divided into separate compartments by iron gratings. Slender streams of water flowed from brass jets shaped like swans' necks ; and the compartments were fiUed with swarming colonies of crawfish, black-backed carp ever on the move, and mazy tangles of eels, incessantly knotting and unknotting themselves. Again was Monsieur Verlaque attacked by an obstinate fit of coughing. The moisture of the atmosphere was more insipid here than amongst the sea-water fish : there was a river-side scent, as of sun- warmed water slumbering on a bed of sand.
A great number of crawfishes had arrived from Germany that morning m cases and hampers, and the market was also crowded with river fish from Holland and England. Several men were unpacking shiny carp from the Ehine, lustrous with ruddy metallic hues, their scales resembling bronzedcZotsonneenamel; and others were busy with huge pike, the cruel iron-grey briganda
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of the waters, who ravenously protruded their savage jaws ; or with magnificent dark-hued tench, that looked like so much dull-red copper spotted with verdigris. And amidst these suggestions of copper, iron, and bronze, the gudgeon and perch, the trout, the bleak, and the flat-fish taken in sweep-nets showed brightly white, the steel-blue tints of their backs gradually toning down to the soft transparency of their bellies. However, it was the fat snowy-white barbel that supplied the liveliest brightness in this gigantic collection of stm hfe.
Bags of young carp were being gently emptied into the basins. The fish spun round, then remained motionless for a moment, and at last shot away and disappeared. Little eels were turned out of their hampers in a mass, and fell to the bottom of the compartments like tangled knots of snakes ; while the larger ones — those whose bodies were about as thick as a child's arm — raised their heads and slipped of their own accord into the water with the supple motion of ser- pents gliding into the concealment of a thicket. And mean- time the other fish, whose death agony had been lasting all the morning as they lay on the soiled osiers of the basket-trays, slowly expired amidst all the uproar of the auctions, opening their mouths as though to inhale the mois- ture of the air, with great silent gasps, renewed every few seconds.
However, Monsieur Verlaque brought Florent back to the salt-water fish. He took him all over the place and gave him the minutest particulars about everything. Bound the nine salesmen's desks ranged along three sides of the pavilion there was now a dense crowd of surging, swaying iieads, above which appeared the clerks, perched upon high chairs and making entries in their ledgers.
' Are all these clerks employed by the salesmen ? ' asked Florent.
By way of reply Monsieur Verlaque made a dMour along the outside footway, led him into the enclosure of one of the auctions, and then explained the working of the various departments of the big yellow office, which smelt strongly of fish and was stained all over by drippings and splashings from the hampers. In a little glazed compartment up above, the collector of the municipal dues took note of the prices realised by the different lots of fish. Lower down, seated upon high chairs and with their wrists resting upon
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little desks, were two female clerks, who kept account of the business on behalf of the salesmen. At each end of the stone table in front of the office was a crier who brought the basket- trays forward in turn, and in a bawling voice announced what each lot consisted of ; while above him the female clerk, pen in hand, waited to register the price at which the lots were knocked down. And outside the enclosure, shut up in an- other little office of yellow wood. Monsieur Verlaque showed Florent the cashier, a fat old woman, who was ranging coppers and five-franc pieces in piles.
- There is a double control, you see,' said Monsieur
Verlaque ; ' the control of the Prefecture of the Seine and that of the Prefecture of PoHce. The latter, which licenses the salesmen, claims to have the right of supervision over them ; and the municipality asserts its right to be represented at the transactions as they are subject to taxation.'
He went on expatiating at length in his faint cold voice respecting the rival claims of the two Prefectures. Florent, however, was paying but Httle heed, his attention being concentrated on a female clerk sitting on one of the high chairs just in front of him. She was a tall, dark woman of thirty, with big black eyes and an easy calmness of manner, and she wrote with outstretched fingers like a girl who had been taught the regulation method of the art.
However, Florent's attention ■ as diverted by the yelping of the crier, who was just offering a magnificent turbot for sale.
' I've a bid of thirty francs 1 Thirty francs, now ; thirty francs ! '
He repeated these words in all sorts of keys, running up and down a strange scale of notes full of sudden changes. Hump-backed and with his face twisted askew, and his hair rough and disorderly, he wore a great blue apron with a bib ; and with flaming eyes and outstretched arms he cried vociferously : ' Thirty-one ! thirty-two ! thirty-three 1 Thirty- three francs fifty centimes ! thirty-three fifty ! '
Then he paused to take breath, turning the basket-tray and pushing it farther upon the table. The fish-wives bent forward and gently touched the turbot with their finger-tips. Then the crier began again with renewed energy, hurling his figures towards the buyers with a wave of the hand and catching the slightest indication of a fresh bid — the raising of a finger, a twist of the eyebrows, a pouting of the lips, a
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wink, and all with such rapidity and such a ceaseless jumble of words that Florent, utterly unable to follow him, felt quite disconcerted when, in a sing-song voice like that of a priest intoning the final words of a versicle, he chanted : * Forty- two I forty-two I The turbot goes for forty- two francs 1 '
It was the beautiful Norman who had made the last bid. Florent recognised her as she stood in the line of fish-wives crowding against the iron rails which surrounded the en- closure. The morning was fresh and sharp, and there was a row of tippets above the display of big white aprons, covering the prominent bosoms and stomachs and sturdy shoulders. With high- set chignon set off with curls, and white and dainty skin, the beautiful Norman flaunted her lace bow amidst tangled shocks of hair covered with dirty kerchiefs, red noses eloquent of drink, sneering mouths, and battered faces sug- gestive of old pots. And she also recognised Madame Quenu's cousin, and was so surprised to see him there that she began gossiping to her neighbours about him.
The uproar of voices had become so great that Monsieur Verlaque renounced all further attempt to explain matters to Florent. On the footAvay close by, men were calling out the larger fish with prolonged shouts, which sounded as though they came from gigantic speaking-trumpets ; and there was one individual who roared ' Mussels ! mussels ! ' in such a hoarse, cracked, clamorous voice that the very roofs of the market shook. Some sacks of mussels were turned upside down, and their contents poured into hampers, while others were emptied with shovels. And there was a ceaseless procession of basket-trays containing skate, soles, mackerel, conger-eels, and salmon, carried backwards and forwards amidst the ever-increasing cackle and pushing of the fish- women as they crowded against the iron rails which creaked with their pressure. The hump -backed crier, now fairly on the job, waved his skinny arms in the air and protruded his jaws. Presently, seemingly lashed into a state of frenzy by the flood of figures that spurted from his lips, he sprang upon a stool, where, with his mouth twisted spasmodically and his hair streaming behind him, he could force nothing more than unintelligible hisses from his parched throat. And in the meantime, up above, the collector of the municipal dues, a little old man, muffled in a collar of imitation astrachan, remained with nothing but his nose showing under his black
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velvet skull-cap. And the tall, dark-complexioned female clerk, with eyes shining calmly in her face, which had been shghtly reddened by the cold, sat on her high wooden chair, quietly writing, apparently unruffled by the continuous rattle which came from the hunchback below her.
• That fellow Logre is wonderful,' muttered Monsieur Verlaque with a smile. ' He is the best crier in the markets. I believe he could make people buy boot soles in the behef they were fish ! '
Then he and Florent went back into the pavilion. As they again passed the spot where the fresh-water fish was being sold by auction, and where the bidding seemed much quieter, Monsieur Verlaque explained that French river fish- ing was in a bad way.' The crier here, a fair, sorry-looking fellow, who scarcely moved his arms, was disposing of some lots of eels and crawfish in a monotonous voice, while the assistants fished fresh suppHes out of the stone basins with their short-handled nets.
However, the crowd round the salesmen's desks was still increasing. Monsieur Verlaque played his part as Florent's instructor in the most conscientious manner, clearing the way by means of his elbows, and guiding his successor through the busiest parts. The upper-class retail dealers were there, quietly waiting for some of the finer fish, or load- ing the porters with their purchases of turbot, tunny, and salmon. The street-hawkers who had clubbed together to buy lots of herrings and small flat-fish were di^dding them on the pavement. There were also some people of the smaller middle class, from distant parts of the city, who had come down at four o'clock in the morning to buy a really fresh fish, and had ended by allowing some enormous lot, costing from forty to fifty francs, to be knocked down to them, with the result that they would be obliged to spend the whole day in getting their friends and acquaintances to take the surplus off their hands. Every now and then some violent pushing would force a gap through part of the crowd. A fish-wife, who had got tightly jammed, freed herself, shaking her fists and pouring out a torrent of abuse. Then a compact mass of people again collected, and Florent, ahnost suffocated, declared
• M. Zola refers, of course, to the earlier years of the Second Empire. Under the present republican Government, which has largely fostered fish culture, matters have considerably improved. — Trans.
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that he had seen quite enough, and understood all that waa necessary.
As Monsieur Verlaque was helping him to extricate him- self from the crowd, they found themselves face to face with the handsome Norman. She remained stock-still in front of them, and with her queenly air inquired :
- Well, is it quite settled ? You are going to desert us,
Monsieur Verlaque ? '
' Yes, yes,' replied the little man ; ' I am going to take a rest in the country, at Clamart. The smell of the fish is bad for me, it seems. Here, this is the gentleman who is going to take my place.'
So speaking he turned round to introduce Florent to her. The handsome Norman almost choked ; however, as Florent went off, he fancied he could hear her whisper to her neigh- bours, with a laugh : ' Well, we shall have some fine fun now, see if we don't ! '
The fish-wives had begun to set out their stalls. From all the taps at the comers of the marble slabs water was gushing freely ; and there was a rustling sound all round, like the plashing of rain, a streaming of stiff jets of water hissing and spurting. And then, from the lower side of the sloping slabs, great drops fell with a softened murmur, splashing on the flagstones where a maze of tiny streams flowed along here and there, turning holes and depressions mto miniature lakes, and afterwards ghding in a thousand rills down the slope towards the Eue Eambuteau. A moist haze ascended, a sort of rainy dust, bringing fresh whiffs of air to Florent's face, whiffs of that salt, pungent sea-breeze which he remembered so well; while in such fish as was already laid out he once more beheld the rosy nacres, gleam- ing corals, and milky pearls, all the rippling colour and glaucous pallidity of the ocean world.
That first morning left him much in doubt ; indeed, he regretted that he had yielded to Lisa's insistence. Ever since his escape from the greasy drowsiness of the kitchen he had been accusing himself of base weakness with such violence that tears had almost risen in his eyes. But he did not dare to go back on his word. He was a little afraid of Lisa, and could see the curl of her lips and the look of mute reproach upon her handsome face. He felt that she was too serious a woman to be trifled with. However, Gavard happily inspired him with a consoling thought. On the evening of the day on
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which Monsieur Verlaque had conducted him through the auction sales, Gavard took him aside and told him, with a good deal of hesitation, that * the poor devil ' was not at all well ofif. And after various remarks about the scoundrtUy Government which ground the life out of its servants without allowing them even the means to die in comfort, he ended by hinting that it would be charitable on Florent's part to surrender a part of his salary to the old inspector. Florent welcomed the suggestion with delight. It was only right, he considered, for he looked upon himself simply as Monsieur Verlaque's temporary substitute ; and besides, he himself really required nothing, as he boarded and lodged with his brother. Gavard added that he thought if Florent gave up fifty francs out of the hundred and fifty which he would receive monthly, the arrangement would be everything that could be desired ; and, lowering his voice, he added that it would not be for long, for the poor fellow was consumptive to his very bones. Finally it was settled that Florent should see Monsieur Verlaque's wife, and arrange matters with her, to avoid any possibility of hurting the old man's feehngs.
The thought of this kindly action afforded Florent great relief, and he now accepted his duties with the object of doing good, thus continuing to play the part which he had been fulfilling all his life. However, he made the poultry- dealer promise that he would not speak of the matter to any- one ; and as Gavard also felt a vague fear of Lisa, he kept the secret, which was really very meritorious in him.
And now the whole pork-shop seemed happy. Handsome Lisa manifested the greatest friendliness towards her brother- in-law. She took care that he went to bed early, so as to be able to rise in good time ; she kept his breakfast hot for him ; and she no longer felt ashamed at being seen talking to him on the footway, now that he wore a laced cap. Quenu, quite delighted by all these good signs, sat down to table in the evening between his wife and brother with a lighter heart than ever. They often lingered over dinner till nine o'clock, leaving the shop in Augustine's charge, and indulging in a leisurely digestion interspersed with gossip about the neigh- bourhood, and the dogmatic opinions of Lisa on political topics ; Florent also had to relate how matters had gone in the fish-market that day. He gradually grew less frigid, and began to taste the happiness of a well-regulated existence. There was a well-to-do comfort and trimness about the light
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yellowish dining room which had a softening influence upon him as soon as he crossed its threshold. Handsome Lisa's kindly attentions wrapped him, as it were, in cotton-wool; and mutual esteem and concord reigned paramount.
Gavard, however, considered the Quenu-Gradelles' home to be too drowsy. He forgave Lisa her weakness for the Emperor, because, he said, one ought never to discuss poUtics with women, and beautiful Madame Quenu was, after all, a very worthy person, who managed her business admi- rably. Nevertheless, he much preferred to spend his evenings at Monsieur Lebigre's, where he met a group of friends who shared his own opmions. Thus when Florent was appointed to the inspectorship of the fish-market, Gavard began to lead him astray, taking him off for hours, and prompting him to lead a bachelor's life now that he had obtained a berth.
Monsieur Lebigre was the proprietor of a very fine establishment, fitted up in the modern luxurious style. Occupying the right-hand corner of the Eue Pirouette, and looking on to the Eue Rambuteau, it formed, with its four small Norwegian pines in green-painted tubs flanking the doorway, a worthy pendant to the big pork- shop of the Quenu-Gradelles. Through the clear glass windows you could see the interipr, which was decorated with festoons of foliage, vine branches, and grapes, painted on a soft green ground. The floor was tiled with large black and white squares. At the far end was the yawning cellar entrance, above which rose a spiral staircase hung with red drapery, and leading to the billiard-room on the first floor. The counter or 'bar' on the right looked especially rich, and glittered like polished silver. Its zinc-work, hanging with a broad bulging border over the sub-structure of white and red marble, edged it with a rippling sheet of metal as if it were gome high altar laden with embroidery. At one end, over a gas-stove, stood porcelain pots, decorated with circles of brass, and containing punch and hot wine. At the other extremity was a tall and ricl ly sculptured marble fountain, from which a fine stream of water, so steady and continuous that it looked as though it were motionless, flowed into a basin. In the centre, edged on three sides by the sloping zinc surface of the counter, was a second basin for rinsing and cooling purposes, where quart bottles of drauglit wine, partially empty, reared their greenish necks. Thea on the counter, to the right and
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left of this central basin, were batches of glasses symmetrically arranged : little glasses for brandy, thick tumblers for draught wine, cup glasses for brandied fruits, glasses for absinthe, glass mugs for beer, and tall goblets, all turned upside down and reflecting the glitter of the counter. On the left, moreover, was a metal urn, serving as a receptacle for gratuities ; whilst a similar one on the right bristled with a fan-like arrangement of coffee spoons.
Monsieur Lebigre was generally to be found enthroned behind his counter upon a seat covered with buttoned crimson leather. Within easy reach of his hand were the liqueurs in cut-glass decanters protruding from the com- partments of a stand. His round back rested against a huge mirror which completely filled the panel behind him ; across it ran two glass shelves supporting an array of jars and bottles. Upon one of them the glass jars of preserved fruits, cherries, plums, and peaches, stood out darkly ; while on the other, between symmetrically arranged packets of finger biscuits, were bright flasks of soft green and red and yellow glass, suggesting strange mysterious liqueurs, or floral extracts of exquisite limpidity. Standing on the glass shelf in the white glow of the mirror, these flasks, flashing as if on fire, seemed to be suspended in the air.
To give his premises the appearance of a caf6. Monsieur Lebigre had placed two small tables of bronzed iron and four chairs against the wall, in front of the counter. A chandeher with five lights and fi'osted globes hung down from the ceil- ing. On the left was a round gilt timepiece, above a tourni- quet ' fixed to the wall. Then at the far end came the private • cabinet,' a corner of the shop shut off by a partition glazed with frosted glass of a small square pattern. In the day-time this little room received a dim light from a window that looked on to the Rue Pirouette ; and in the evening a gas-jet burnt over the two tables painted to resemble marble. It was there
' This is a kind of dial turning on a pivot, and usually enclosed in a brass frame, from which radiate a few small handles or spokes. Bound the face of the dial— usually of paper— are various numerals, and between the face and its glass covering is a small marble or wooden ball. The appliance is used in lieu of dice or coins when two or more customers are 'tossing' for drinks. Each in turn sends the dial spin- ning round, and wins or loses according to the numeral against which the ball rests when the dial stops. As I can find no Enghsh name for the appliance, I have thought it best to describe it. — Trans.
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that Gavard and his political friends met each evening after dinner. They looked upon themselves as being quite at home there, and had prevailed on the landlord to reserve the place for them. When Monsieur Lebigre had closed the door of the glazed partition, they knew themselves to be so safely screened from intrusion that they spoke quite unreservedly of the great ' sweep out ' which they were fond of discussing. No un- privileged customer would have dared to enter.
On the first day that Gavard took Florent off he gave him some particulars of Monsieur Lebigre. He was a good fellow, he said, who sometimes came to drink his coffee with them ; and, as he had said one day that he had fought in '48, no one felt the least constraint in his presence. He spoke but little, and seemed rather thick-headed. As the gentlemen passed him on their way to the private room they grasped his hand in silence across the glasses and bottles. By his side on the crimson leather seat behind the counter there was generally a fair little woman, whom he had engaged as counter assistant in addition to the white-aproned waiter who attended to the tables and the billiard-room. The young woman's name was Eose, and she seemed a very gentle and submissive being. Gavard, with a wink of his eye, told Florent that he fancied Lebigre had a weakness for her. It was she, by the way, who waited upon the friends in the private room, coming and going, with her happy, humble air, amidst the stormiest political discussions.
Upon the day on which the poultry-dealer took Florent to Lebigre's to present him to his friends, the only person whom the pair found in the little room when they entered it was a man of some fifty years of age, of a mild and thoughtful appearance. He wore a rather shabby-looking hat and a long chestnut- coloured overcoat, and sat, with his chin rest- ing on the ivory knob of a thick cane, in front of a glass mug full of beer. His mouth was so completely concealed by a vigorous growth of beard that his face had a dumb, lipless appearance.
- How are you, Robine ? ' exclaimed Gavard.
Eobine silently thrust out his hand, without making any reply, though his eyes softened into a slight smile of welcome. Then he let his chin drop on to the knob of his cane again, and looked at Florent over his beer. Florent had made Gavard swear to keep his story a secret for fear of some dangerous indiscretion ; and he was not displeased to observe
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a touch of distrust in the discreet demeanour of the gentle- man with the heavy beard. However, he was really mistaken in this, for Kobine never talked more than he did now. He was always the first to arrive, just as the clock struck eight ; and he always sat in the same corner, never letting go his hold of his cane, and never taking off either his hat or his overcoat. No one had ever seen him without his hat upon his head. He remained tjiere hstening to the talk of the others till midnight, takuig four hours to empty his mug of beer, and gazing successively at the different speakers as though he heard them vsdth his eyes. When Florent after- wards questioned Gavard about Robine, the poultry-dealer spoke of the latter as though he held him in high esteem. Robine, he asserted, was an extremely clever and able man, and, though he was unable to say exactly where he had given proof of his hostility to the estabhshed order of things, he declared that he was one of the most dreaded of the Govern- ment's opponents. He lived in the Rue Saint Denis, in rooms to which no one as a rule could gain admission. The poultry-dealer, however, asserted that he himself had once been in them. The wax floors, he said, were protected by strips of green linen ; and there were covers over the furni- ture, and an alabaster timepiece with columns. He had caught a glimpse of the back of a lady, who was just dis- appearing through one doorway as he was entering by another, and had taken her to be Madame Robine. She appeared to be an old lady of very genteel appearance, with her hair arranged in corkscrew curls ; but of this he could not be quite certain. No one knew why they had taken up their abode amidst all the uproar of a business neighbourhood ; for the husband did nothing at all, spending his days no one knew how and living on no one knew what, though he made his appearance every evening as though he were tired but delighted with some excursion into the highest regions of
politics. „ , 1 T
' Well, have you read the speech from the throne ? asked Gavard, taking up a newspaper that was lying on the table.
Robine shrugged his shoulders. Just at that moment, however, the door of the glazed partition clattered noisily, and a hunchback made his appearance. Florent at once recognised the deformed crier of the fish-market, though hia hands were now washed and he was neatly dressed, with hia
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neck encircled by a great red muffler, one end of which hung down over his hump like the skirt of a Venetian cloak.
' Ah, here's Logre ! ' exclaimed the poultry-dealer. ' Now we shall hear what he thinks about the speech from the throne.'
Logre, however, was apparently furious. To begin with he almost broke the pegs off in hanging up his hat and muffler. Then he threw himself violently into a chair, and brought his fist down on the table, while tossing away the newspaper.
- Do you think I read their fearful lies ? ' he cried.
Then he gave vent to the anger raging within him. * Did ever anyone hear,' he cried, ' of masters making such fools of their people ? For two whole hours I've been waiting for my pay 1 There were ten of us in the office kicking our heels there. Then at last Monsieur Manoury arrived in a cab. Where he had come from I don't know, and don't care, but I'm quite sure it wasn't any respectable place. Those sales- men are all a parcel of thieves and libertines ! And then, too, the hog actually gave me all my money in small change I '
Eobine expressed his sympathy with Logre by a slight movement of his eyelids. But suddenly the hunchback be- thought him of a victim upon whom to pour out his wrath. ' Eose ! Rose I ' he cried, stretching his head out of the little room.
The young woman quickly responded to the call, trembUng all over.
- Well,' shouted Logre, * what do you stand staring at me
like that for ? Much good that'll do I You saw me come in, didn't you ? Why haven't you brought me my glass of black coffee, then ? '
Gavard ordered two similar glasses, and Eose made all haste to bring what was required, while Logre glared sternly at the glasses and little sugar trays as if studying them. When he had taken a drink he seemed to grow somewhat calmer.
' But it's Charvet who must be getting bored,' he said presently. ' He is waiting outside on the pavement for C16mence.'
Charvet, however, now made his appearance, followed by Cl^mence. He was a tall, scraggy young man, carefully shaved, with a skinny nose and thin lips. He lived in the Eue Vavin, behind the Luxembourg, and called himself a
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professor. In politics he was a disciple of Hubert.' He wore his hair very long, and the collar and lapels of his threadbare frock-coat were broadly turned back. Affecting the manner and speech of a member of the National Convention, he would pour out such a flood of bitter words and make such a haughty display of pedantic learning that he generally crushed his adversaries. Gavard was afraid of him, though he would not confess it ; still, in Charvet's absence he would say that he really went too far. Robine, for his part, expressed approval of everything with his eyes. Logre sometimes opposed Charvet on the question of salaries ; but the other was really the autocrat of the coterie, having the greatest fund of informa- tion and the most overbearing manner. For more than ten years he and Clemence had lived together as man and wife, in accordance with a previously arranged contract, the terms of which were strictly observed by both parties to it. Florent looked at the young woman with some httle surprise, but at last he recollected where he had previously seen her. This was at the fish auction. She was, indeed, none other than the tall dark female clerk whom he had observed writing with out- stretched fingers, after the manner of one who had been care- fully instructed in the art of holding a pen.
Rose made her appearance at the heels of the two new- comers. Without saying a word she placed a mug of beer before Charvet and a tray before Clemence, who in a leisurely way began to compound a glass of * grog,' pouring some hot water over a slice of lemon, which she crushed with her spoon, and glancing carefully at the decanter as she poured out some rum, so as not to add more of it than a small liqueur glass could contain.
Gavard now presented Florent to the company, but more especially to Charvet. He introduced them to one another as professors, and very able men, who would be sure to get on well together. But it was probable that he had already been guilty of some indiscretion, for all the men at once shook hands with a tight and somewhat masonic squeeze of each other's fingers. Charvet, for his part, showed himself almost amiable ; and whether he and the others knew anything of
• Hubert, as the reader will remember, was the furious demagogue with the foul tongue and poisoned pen who edited the Fire Duchesne at the time of the first French Eevolution. We had a revival of his politics and his journal in Paris during the Commune of 1871. — Trans,
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Florent's antecedents, they at all events indulged in no embarrassing allusions.
' Did Manoury pay you in small change ? ' Logre asked Clemence.
She answered affirmatively, and produced a roll of francs, and another of two-franc pieces, and unwrapped them. Charvet watched her, and his eyes followed the roUs as she replaced them in her pocket, after counting their contents and satisfying herself that they were correct.
' We have our accounts to settle,' he said in a low voice.
- Yes, we'll settle up to-night,' the young woman replied.
'But we are about even, I should think. I've breakfasted with you four times, haven't I ? But I lent you a hundred sous last week, you know.'
Florent, surprised at hearing this, discreetly turned his head away. Then Clemence slipped the last roll of silver into her pocket, drank a little of her grog, and, leaning against the glazed partition, quietly settled herself down to listen to the men talking politics. Gavard had taken up the newspaper again, and, in tones which he strove to render comic, was reading out some passages of the speech from the throne which had been delivered that morning at the opening of the Chambers. Charvet made fine sport of the official phraseology ; there was not a single line of it which he did not tear to pieces. One sentence afforded especial amuse- ment to them all. It was this : ' We are confident, gentle- men, that, leaning on your lights ' and the conservative sentiments of the country, we shall succeed in increasing the national prosperity day by day.'
Logre rose up and repeated this sentence, and by speak- ing through his nose succeeded fairly well in mimicking the Emperor's drawling voice.
' It's lovely, that prosperity of his ; why, everyone's dying of hunger ! ' said Charvet.
- Trade is shocking,' asserted Gavard.
' And what in the name of goodness is the meaning of anybody " leaning on lights " ? ' continued Clemence, who prided herself upon literary culture.
Eobine himself even allowed a faint laugh to escape from
' In the sense of illumination of mind. It has been necessary to give a literal translation of this phrase to enable the reader to realise the point of subsequent witticisms in which C16menoe and Gavard indulge.— Trans.
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tlie depths of his beard. The discussion began to grow warm. The party fell foul of the Corps Legislatif, and spoke of it with great severity. Logre did not cease ranting, and Florent found him the same as when he cried the fish at the auctions ■ — protruding his jaws and hurhng his words forward with a wave of the arm, whilst retaining the crouching attitude of ft snarhng dog. Indeed, he talked politics in just the same furious manner as he offered a tray full of soles for sale.
Charvet, on the other hand, became quieter and colder imidst the smoke of the pipes and the fumes of the gas which were now filling the little den ; and his voice assumed a dry incisive tone, sharp like a guillotine blade, while Robine gently wagged his head without once removing his chin from the ivory knob of his cane. However, some remark of Gavard's led the conversation to the subject of women.
' Woman,' declared Charvet drily, * is the equal of man ; and, that being so, she ought not to inconvenience him in the management of his life. Marriage is a partnership, in which everything should be halved. Isn't that so, Clemence ? '
• Clearly so,' replied the young woman, leaning back with her head against the wall and gazing into the air.
However, Florent now saw Lacaille, the costermonger, and Alexandre, the porter, Claude Lantier's friend, come into the httle room. In the past these two had long remained at the other table in the sanctum ; they did not belong to the same class as the others. By the help of politics, however, their chairs had drawn nearer, and they had ended by forming part of the circle. Charvet, in whose eyes they represented ' the people,' did his best to indoctrinate them with his advanced pohtical theories, while Gavard played the part of the shopkeeper free from all social prejudices by clinking glasses with them. Alexandre was a cheerful, good-humoured giant, with the manner of a big merry lad. Lacaille, on the other hand, was embittered ; his hair was already grizzling ; and, bent and wearied by his ceaseless perambulations through the streets of Paris, he would at times glance loweringly at the placid figure of Eobine, and his soimd boots and heavy coat.
That evening both Lacaille and Alexandre called for a liqueur glass of brandy, and then the conversation was renewed with increased warmth and excitement, the party being now quite complete. A little later, while the door of the cabinet was left ajfir, Florent caught sight of Made-
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moiselle Saget standing in front of the counter. Slie had taken a bottle from under her apron, and was watching Eose as the latter poured into it a large measureful of black-currant syrup and a smaller one of brandy. Then the bottle dis- appeared imder the apron again, and Mademoiselle Saget, with her hands out of sight, remained talking in the bright glow of the counter, face to face with the big mirror, in which the flasks and bottles of liqueurs were reflected like rows of Venetian lanterns. In the evening all the metal and glass of the establishment helped to illuminate it with wonderful brilliancy. The old maid, standing there in her black skirts, looked almost like some big strange insect amidst all the crude brightness. Florent noticed that she was trying to inveigle Eose into a conversation, and shrewdly suspected that she had caught sight of him through the balf-open doorway. Since he had been on duty at the markets he had met her at almost every step, loitering in one or another of the covered ways, and generally in the company of Madame Lecoeur and La Sarriette. He had noticed also that the three women stealthily examined him, and seemed lost in amazement at seeing him installed in the position of inspector. That even- ing, however, Eose was no doubt loth to enter into conversa- tion with the old maid, for the latter at last turned round, apparently with the intention of approaching Monsieur Lebigre, who was playing piquet with a customer at one of the bronzed tables. Creeping quietly along. Mademoiselle Saget had at last managed to instal herself beside the partition of the cabinet, when she was observed by Gavard, who detested her.
' Shut the door, Florent ! * he cried unceremoniously.
- We can't even be by ourselves, it seems ! '
When midnight came and Lacaille went away he ex- changed a few whispered words with Monsieur Lebigre, and as the latter shook hands with him he shpped four five-franc pieces into his palm, without anyone noticing it. ' That'll make twenty-two francs that you'll have to pay t'^-morrow, remember,' he whispered in his ear. ' The person who lends the money won't do it for less in future. Don't forget, too, that you owe three days' truck hire. You must pay every- thing off.'
Then Monsieur Lebigre wished the friends good night. He was very sleepy and should sleep well, he said, with a yawn which revealed his big teeth, while Eose gazed at him
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with an air of submissive humility. However, he gave her a push, and told her to go and turn out the gas in the little room.
On reaching the pavement, Gavard stumbled and nearly fell. And being in a humorous vein, he thereupon ex- claimed : ' Confound it all ! At any rate, I don't seem to be leaning on anybody's lights.'
This remark seemed to amuse the others, and the party broke up. A httle later Florent returned to Lebigre's, and indeed he became quite attached to the * cabinet,' finding a seductive charm in Robine's contemplative silence, Logre's fiery outbursts, and Charvet's cool venom. When he went home, he did not at once retire to bed. He had grown very fond of his attic, that girlish bedroom, where Augustine had left scraps of ribbon, souvenirs, and other feminine trifles lying about. There still remained some hair-pins on the mantel- piece, with gilt cardboard boxes of buttons and lozenges, cut- out pictures, and empty pomade pots that retained an odour of jasmine. Then there were some reels of thread, needles, and a missal lying by the side of a soiled Dream-book in the drawer of the rickety deal table. A white summer- dress with yellow spots hung forgotten from a nail ; while upon the board which served as a toilet-table a big stain behind the water-jug showed where a bottle of bandoline had been overturned. The little chamber, with its narrow iron bed, its two rush -bottomed chairs, and its faded grey wall- paper, was instinct with innocent simplicity. The plain white curtains, the childishness suggested by the cardboard boxes and the Dream-book, and the clumsy coquetry which had stained the walls, all charmed Florent and brought him back to dreams of youth. He would have preferred not to have known that plain, wiry-haired Augustine, but to have been able to imagine that he was occupying the room of a sister, some bright sweet girl of whose budding womanhood every trifle around him spoke.
Yet another pleasure which he took was to lean out of the garret window at night-time. In front of it was a narrow ledge of roof, enclosed by an iron railing, and forming a sort of balcony, on which Augustine had grown a pome- granate in a box. Since the nights had turned cold, Florent had brought the pomegranate indoors and kept it by the foot of his bed till morning. He would hnger for a few minutes by the open window, inhaling deep draughts of the sharp
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fresh air which was wafted up from the Seine, over the house- tops of the Rue de Eivoli. Below him the roofs of the markets spread confusedly in a grey expanse, hke slumbering lakes on whose surface the furtive reflection of a pane of glass gleamed every now and then like a silvery ripple. Farther away the roofs of the meat and poultry pavilions lay in deeper gloom, and became mere masses of shadow barring the horizon. Florent delighted in the great stretch of open sky in front of him, in that spreading expanse of the markets which amidst all the narrow city streets brought him a dim vision of some strip of sea-coast, of the still grey waters of a bay scarce quivering from the roll of the distant billows. He used to lose himself in dreams as he stood there ; each night he conjured up the vision of some fresh coast-line. To return in mind to the eight years of despair which he had spent away fr-om France rendered him both very sad and very happy. Then at last, shivering all over, he would close the window. Often, as he stood in front of the fireplace taking off his collar, the photograph of Auguste and Augus- tine would fill him with a vague disquietude. They seemed to be watching him as they stood there, hand in hand, smiling faintly.
Florent's first few weeks at the fish-market were very painful to him. The M6hudins treated him with open hostility, which infected the whole market with a spirit of opposition. The beautiful Norman intended to revenge her- self on the handsome Lisa, and the latter's cousin seemed a victim ready to hand.
The M^hudins came from Rouen. Louise's mother still related how she had first arrived in Paris with a basket of eels. She had ever afterwards remained in the fish trade. She had married a man employed in the Octroi service, who had died leaving her with two little girls. It was she who by her full figure and glowing freshness had won for herself in earlier days the nickname of * the beautiful Norman,' which her eldest daughter had inherited. Now five-and-sixty years of age, Madame M^hudin had become flabby and shapeless, and the damp air of the fish-market had rendered her voice rough and hoarse, and given a bluish tmge to her skin. Sedentary life had made her extremely bulky, and her head was thrown backwards by the exuberance of her bosom. She had never been willing to renounce the fashions of her younger days, but still wore the flowered gown, the yellow kerchief, and
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turban-like head-gear of the classic fish- wife, besides retaining the latter's loud voice and rapidity of gesture as she stood with her hands on her hips, shouting out the whole abusive vocabulary of her calling.
She looked back regretfully to the old March6 des Inno- cents, which the new central markets had supplanted. She would talk of the ancient rights of the market ' ladies,' and mingle stories of fisticuffs exchanged with the poHce with reminiscences of the visits she had paid to Court in the time of Charles X. and Louis Philippe, dressed in silk, and carry- ing a bouquet of flowers in her hand. Old Mother Mehudin, as she was now generally called, had for a long time been the banner-bearer of the Sisterhood of the Virgin at St. Leu. She would relate that in the processions in the church there she had worn a dress and cap of tulle trimmed with satin ribbons, whilst holding aloft in her puffy fingers the gilded stafif of the richly-fringed silk standard on which the figure of the Holy Mother was embroidered.
According to the gossip of the neighbourhood, the old woman had made a fairly substantial fortune, though the only signs of it were the massive gold ornaments with which she loaded her neck and arms and bosom on important occasions. Her two daughters got on badly together as they grew up. The younger one, Claire, an idle, fair-complexioned girl, complained of the ill-treatment which she received from her sister Louise, protesting, in her languid voice, that she could never submit to be the other's servant. As they would certainly have ended by coming to blows, their mother separated them. She gave her stall in the fish-market to Louise, while Claire, whom the smell of the skate and the herrings affected in the lungs, installed herself among the fresh-water fish. And from that time the old mother, although she pretended to have retired from business altogether, would flit from one stall to the other, still inter- fering in the selling of the fish, and causing her daughters continual annoyance by the foul insolence with which she would at times speak to customers.'
Claire was a fantastical creature, very gentle in her manner, and yet continually at loggerheads with others. People said that she invariably followed her own whimsical
' The Paris fish-wives, even to-day, are notorious for the filth of their llinguage. — Trans,
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inolinationa. In spite of her dreamy, girlish face she was imbued with a natmre of silent firmness, a spirit of inde- pendence which prompted her to hve apart ; she never took things as other people did, but would one day evince perfect fairness, and the next day arrant injustice. She would some- times throw the market into confusion by suddenly increasing or lowering the prices at her stall, without anyone being able to guess her reason for d