Brantôme sa vie et ses écrits  

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Brantôme sa vie et ses écrits (1896) by Ludovic Lalanne.

Full text[1]

BRANTOME

SA VIE ET SES ÉCRITS


IMPRIMERIE DAUPELEY-GOUVERNEUR A NOGENT-LE-ROTROU.




BRANTÔME


SA VIE

ET SES ÉCRITS

PUBLIÉ PODE LA SOCIÉTÉ DE l'hISTOIRE DE FRANCE

PAR

LUDOVIC LALANNE '/y



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À PARIS

LIBRAIRIE RENOUARD

H. LAURENS, SDCCESSEDR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE l'hISTOIRE DE FRANGE

RUE DE TOURMOM, H* 6


M DCCC XCVI


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«'"f.v, .


EXTRAIT DU REGLEMENT.

Art. i4. — Le Conseil désigne les ouvrages à publier, et choisit les personnes les plus capables d en préparer et d'en suivre la publication.

11 nomme, pour chaque ouvrage à publier, un Commissaire responsable, chargé d'en surveiller l'exécution.

Le nom de l'éditeur sera placé en tête de chaque volume.

Aucun volume ne pourra paraître sous le nom de la Société sans l'autorisation du Conseil, et s'il n'est accompagné d'une déclaration du Commissaire responsable, portant que le travail lui a paru mériter d'être publié.


Le Commissaire responsable soussigné déclare que le volume de Brantôme, sa vie et ses écrits, préparé par M. Lud. Lalaniye, lui a paru digne d'être publié par la Société' de l'Histoire de France.

Fait à Paris, le ^juillet ^896.

Signé : Baron A. DE RUBLE.


Certifié : Le Secrétaire de la Société de l'Histoire de France, A. DE BOISUSLE.


PRÉFACE.


L'un des fondateurs de la Société de l'Histoire de France, et l'un de ceux assurément qui se sont le plus intéressés à ses travaux, M. le comte de Montalembert, avait émis, dans la séance que le Conseil tint le 11 mars 1862, la proposi- tion qu'il fût donné une édition des œuvres de Brantôme, édition qui serait complète et conforme au plan de nos autres publications, c'est-à-dire accompagnée de notes, de sommaires et de tables. Il avait ajouté, à mon insu, que je devais être chargé de préparer cette édition ; j'ai fait tout ce qu'il m'a été possible pour justifier la confiance qui m'était ainsi témoignée, et à laquelle le Conseil s'était associé.

Sur le rapport que lui présenta Jules Quicherat au nom du Comité de publication, le projet fut adopté dans la séance du 6 janvier 1863.

Ni la Société ni moi ne pouvions alors nous faire une idée de la longueur et des difficultés de la tâche qui m'était dévolue. On m'avait demandé tout d'abord de remettre dans un délai de deux années le texte entièrement préparé et annoté, lequel ne devait primitivement remplir que huit volumes; il fallut bientôt renoncer à cette exigence. Le


ir PRÉFACE.

premier volume parut en 1864, et, sauf dans les années 1870 et 1871, les volumes suivants se succédèrent régulière- ment jusqu'au tome X, où s'arrête le texte.

La table, dont la préparation m'a pris trois années, forme le tome XI, publié en 1882.

On aurait dû, suivant l'usage, placer une notice en tête du premier volume; mais, pour qu'elle fût complète, il était indispensable d'attendre l'achèvement de l'édition, et la Société décida que cette notice paraîtrait en un volume séparé, non compris dans la tomaison. Pour l'écrire, je n'aurai pu utiliser qu'une partie des quelques milliers de notes que j'avais recueillies, et encore le cruel accident qui me tient au lit depuis plusieurs mois m'a-t-il fait craindre un instant de ne pouvoir la terminer moi-même. J'ai hâte de mettre à la disposition de la Société le volume dont, à mon regret, j'ai différé jusqu'ici la publication, et je renonce à attendre que je puisse écrire les derniers alinéas que j'au- rais souhaité d'y joindre.

Lud. Lalanne. 26 juin 1896.


BRANTOME

SA VIE ET SES ÉCRITS


I. La famille et l'enfance de Brantôme.

« Si nous donnons créance à l'ancienneté des pan- cartes qui se trouvent en la maison de Bourdeille, nous luy accorderons un des premiers rangs parmy celles qui se vantent d'être descendues des roys, puisqu'elle rapporte son origine à Marcomer, roy de France, et à Tiloa Bourdelia, fille d'un roy d'Angleterre. Les mêmes vieux titres racontent que Nicanor, fils de ce Marcomer, appelle par les Aquitanois, afin de les aider pour secouer le joug de la servitude romaine, étant venu près de Bourdeaux avec une armée navale, fut contraint de reculer, poussé de la violence des Romains plus forte que luy et d'une horrible tempête qui s'éleva tout à coup sur mer. Il mouilla l'ancre en une isle inhabitée, à cause des divers animaux sauvages dont elle étoit peuplée et singulièrement de certains griffons, animaux à quatre pieds , ayant la tête et les ailes comme des aigles. Il n'eut plutôt mis pied à terre avec ses gens qu'il leur fallut combattre ces monstres. Enfin après avoir longuement battaillé, non sans beaucoup de perte de ses soldats, il en vint à bout. Il tua de sa main le plus grand et le plus furieux de tous auquel il coupa I i


2î BRANTÔME

les serres. Cette victoire resjouyt grandement tout le pays du voisinage, qui avoit reçu beaucoup de dom- mages de ces bestes ; à cause de cela, du depuis Nica- nor fut surnommé le griffon et honoré d'un chacun, comme le fut des gentils Hercules pour avoir exterminé les oiseaux symphalides, vivans de chair humaine. Voilà l'origine des armes que portent aujourd'hui les sei- gneurs de Bourdeille, sçavoir est : d'or, à deux pattes de griffon de gueules, onglées d'azur, posées en contre- bande. »

Tel est le beau récit que, dans son Théâtre de la noblesse française^, le R. P. Dinet nous a donné d'un exploit bien digne de figurer à côté du glorieux com- bat livré par le chevalier de Gozon et ses deux chiens à l'épouvantable dragon de Rhodes, combat raconté avec tant de détails terrifiants par l'abbé de Vertot ^ ; et l'on peut s'étonner qu'en 1740, dans l'édition de Brantôme publiée sous les auspices de la famille, on ait cru devoir reproduire un pareil conte et le placer en tète du quinzième volume, consacré tout entier à un extrait de la généalogie des Bourdeille dressée par Clairambault^. Brantôme, qui certainement le connais- sait, n'a point osé y faire la moindre allusion dans les divers passages où il parle de l'ancienneté de sa race ; toutefois, comme n'était pas fort éloigné

le temps où nos vieilles romances, Ouvrant leurs ailes d'or sur leur monde enchanté,

1 . Le Théâtre de la noblesse françoise, par le P. François Dinet, de l'ordre des frères mineurs récoUects. La Rochelle, 1648, in-fol.

2. Histoire de l'ordre de Malte, liv. V.

3. Cette généalogie est intitulée : Preuves de là généalogie de la maison de Bourdeille depuis François II, père de Brantôme, jusqu'à


SA VIE ET SES ÉCRITS ._ 3

avaient inondé de fables, acceptées par tous, les annales des peuples et des familles, il invoque l'autorité des romans et des poèmes de chevalerie pour prouver l'existence sous Charlemagne d'un Yvon de Bour- deille et d'un Angelin de Bourdeille « que l'histoire met au rang des palladins, qui n'estoit pas peu de chose de ce temps-là^; j> et ailleurs, comme « belle preuve de l'antiquité » de la maison de Montberon d'où sortait la femme de son frère aîné, André de Bourdeille, il allègue « qu'il se trouve par escrit dans les vieux romans qu'il y avoit une Frédégonde de Montbron lorsque le roy Artus institua les chevaliers de la Table- Ronde. » S'il ajoute : « L'on pourra dire que ce sont « fables que ces contes de ce roy Artus; aucuns le « disent, d'autres non , » il reprend aussitôt : « Bien « que les dictz contes fussent fables, pour le moins ceste « fille de Montbron se treuve en estre de ce temps-là : « et que si elle n'y fust estée ny au monde, on n'en « eust point parlé ^. »

Laissons ces puérilités.

L'extrait de la généalogie de Clairambault que je viens de citer ne commençant qu'avec le père de Bran- tôme, je ne remonterai pas plus haut et me bornerai à quelques lignes sur ce personnage qui, sans son fils, serait bien oublié.

François de Bourdeille, deuxième du nom, était fils de François I, premier du nom, baron de Bourdeille, échan-


Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, tirées du Cabinet de M. Clé- rambaud (sic). La notice sur Brantôme (p. 48 à 130) est de Pros- per Marchand.

1. Voy. t. X, p. 65. Cf. t. V, p. 393, 394.

2. T. X, p. 61, 62.


4 BRANTOME

son des comte et comtesse d'Angoulême (1467), qui avait épousé en 1 482 damoiselle Hilaire du Fou. Il prit alliance en 1 51 8 avec damoiselle Anne de Vivonne, fille aînée d'André de Vivonne, sénéchal de Poitou, et de dame Louise de Daillon^ C'est cette madame la séné- chale qui a glissé dans l'oreille de son petit-fils tant d'anecdotes dont il a fait part à ses lecteurs.

A la requête de son neveu Henri de Bourdeille, fils de son frère aîné André, Brantôme a écrit « aucuns traictz et faictz » de la vie de son père ; malheureuse- ment nous n'avons qu'un fragment de cette notice qui contient des pages fort amusantes, comme les récits de sa fuite de la maison paternelle pour aller rejoindre l'armée de Naples, de ses hauts faits comme cavalier, soit à la guerre, soit dans les tournois, mais il s'y trouve aussi des contes d'une digestion assez difficile. Telle est, entre autres, l'histoire de ses parties de jeu avec le pape Jules II qui se laissait par lui tutoyer et traiter de « garniment^. j>

De son mariage sortirent six enfants : André, vicomte de Bourdeille, sénéchal de Périgord ; — Jean de Bour- deille, dit le capitaine Bourdeille ; — Pierre de Bour- deille, seigneur abbé de Brantôme ; — Jean de Bour- deille d'Ardelay; — Madelaine de Bourdeille, fille d'honneur de Catherine de Médicis ; — Françoise de Bourdeille, abbesse de Ligneux en Périgord.

Parlons maintenant de Brantôme.

1 . Il est ainsi qualifié dans son contrat de mariage du 9 mars 1518 : Noble et puissant messire François de Bourdeille, chevalier, baron de Bourdeille, seigneur des chastellenies, terres et seigneu- ries de la Tour-Blanche, de Grésignac, Celles, Bertrie et Goustures. (Édit. de 1740, t. XV, p. li.)

2. Yoy. t. X de notre édition, p. 37 et suiv.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 5

« 11 eût été bien à désirer, » dit l'historien qui, il y a 232 ans, a fait le premier connaître Brantôme au public, « il eût été bien à désirer qu'il eût fait un cha- pitre de luy-mesme, comme des autres seigneurs de son temps. Il nous en auroit bien apris, s'il n'y eust rien oublié^. » La chose, en effet, était éminemment désirable, quand même il aurait commis quelques oublis volontaires ou involontaires ; et l'on pouvait à bon droit s'étonner que, dans les milliers de pages sorties de sa plume, Pierre de Bourdeille ne se fût pas mis en scène aussi souvent et autant qu'il l'aurait pu, et que, sur ses aventures de voyages et de guerre, sur ses mis- sions, ses duels, ses amours, il eût montré une discrétion qui avait dû coûter singulièrement à son humeur gas- conne. L'étonnement doit cesser. Ce chapitre désiré, il l'avait écrit, ne trouvant pas, comme son compatriote Montaigne, que le parler de soi fût odieux; et l'on peut conjecturer que dans cette autobiographie il avait su se dédommager et largement de la réserve qu'il s'était imposée ailleurs, et avait ainsi suppléé au silence que gardent sur lui les histoires contemporaines où son nom est à peine prononcé.

A propos de l'article que l'abbé Leclerc avait inséré sur Brantôme dans la préface du Dictionnaire de Riche- let, le président Bouhier lui écrivait de Dijon le 3 mars 1729 : « M. le marquis de Bourdeille qui est ici pour un procès... m'a dit qu'il avait eu sa vie faite par lui- même, mais qu'elle s'était égarée entre les mains d'une personne à qui il l'avait prêtée^. » Une note de l'édi-

1. J. Le Laboureur, Mémoires de Castelnau, 1659, t. II, p. 761.

2. Correspondance manuscrite de Bouhier, t. V, p. 704 ; Biblio- thèque nationale, fonds français, n" 24, 413. — Cette lettre contient sur Brantôme et ses manuscrits quelques indications dont il sera


6 BRANTÔME

tion de 1740 (t. XIII, p. 68) complète ce renseigne- ment en nous apprenant que cette vie, qui remplissait « six grandes mains de papier écrites de la main de Brantôme, » avait été perdue à la mort de Quinet, directeur de l'opéra vers 1 71 2, à qui on l'avait confiée pour la faire imprimer. Je n'ai pas besoin de dire à quel point est regrettable la perte d'un pareil docu- ment * que ne peut remplacer, malgré les informations qu'elle renferme, la maigre et assez malveillante notice insérée dans la généalogie dont nous avons parlé plus haut. Pour raconter sa vie, j'en suis réduit, comme mes devanciers, à relever dans ses récits, en général aussi décousus que la conversation la plus familière, les moindres détails qu'il a jugé à propos de nous donner en passant, sur sa personne et sur ses faits et gestes.

Quelle est la date de sa naissance?

Dans la lettre du président Bouhier il est dit encore que le marquis de Bourdeille l'avait assuré que Bran- tôme était mort en 1614, à l'âge de quatre-vingt- sept ans, « comme il le paroissoit par son épitaphe gravée en la chapelle du château de Richemont. » Ce chiffre de quatre-vingt-sept a été aussi donné par Saint- Simon (il le tenait probablement du marquis), dans une note inédite que M. de Boislisle a bien voulu me communiquer^. Mort en 1 61 4, à quatre-vingt-sept ans, Brantôme serait donc né en 1 5217, ce qui est inadmis- sible, comme il est facile de le démontrer.

parlé plus loin. J'en dois la connaissance à l'obligeance de mon ami M. G. Servois.

1. Il ne serait peut-être pas tout à fait impossible qu'il existât encore dans quelque coin de bibliothèque ou d'archives.

2. Elle se trouve au Dépôt du ministère des AflFaires étrangères, dans le volume XXXIV des papiers de Saint-Simon, aujourd'hui coté 189.


SA VIE ET SES ECRITS. 7

D'abord, malgré l'affirmation du marquis de Bour- deille, i'épitaphe qui subsiste encore ne porte aucune indication d'âgée Mais Brantôme supplée à son silence. Il nous dit qu'il était fort jeune et de l'âge de sept ans quand il perdit son père ^. Or, celui-ci, qui testa le 28 jan- vier 1546^ et mourut peut-être peu de temps après, était certainement mort avant le 9 avril 1 549, puisque, à cette date, sa femme est qualifiée de veuve dans un contrat d'hommage^. Brantôme serait donc né entre 1 539 et 1 5421, et serait mort, non pas à quatre-vingt- sept ans, mais entre soixante-douze et soixante- quinze ans^.

i . Voyez-en la reproduction dans le Château de Richemont et sa chapelle, par le D' E. Galy; mémoire inséré dans le Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, année 1880. — Cette épitaphe n'est qu'un abrégé de celle que Brantôme s'était compo- sée et qu'il avait ordonné par son testament de graver en e grosses lettres » sur sa tombe. Voyez-en le texte dans notre t. X, p. 122.

2. Tome X, p. 30.

3. Par ce testament, dit Glairambault, qui le date à tort du 28 juin, il donna en partage à Brantôme « la jurisdiction de la Gommarche, avec quelques rentes, et il le substitua immédiatement à André de Bourdeille, qui étoit l'aîné de tous les enfants mâles, préféra- blement à Jean de Bourdeille, encore alors doyen de Saint- Yrier, quoyque ce Jean, connu depuis sous le nom de capitaine Bour- deille, étant le second des enfants mâles, auroitdù précéder Bran- tosme dans cette substitution ; et principalement si Brantosme avoit été, comme il l'a prétendu, destiné par son père à l'état ecclésias- tique; ce qui ne se trouve point vérifié par ce testament. Il est vray que Brantosme n'y est simplement nommé que Pierre de Bour- deille, sans autre qualification ; mais, ajoute-t-il, tout ce qu'on en peut conclure c'est qu'il navoit alors embrassé aucun état. » (Édition de 1740, t. XV, p. 49.) Réflexion un peu naïve puisqu'il s'agissait d'un enfant âgé au plus de sept ans. Nous citerons plus loin un acte de 1559 où Brantôme cède à l'un de ses frères les terres sises à la Gommarche, moyennant 8,000 livres. Voy. p. 15.

4. Voy. notre édition, t. X, p. 30, note.

5. Henri de Guise l'appelait quelquefois « mon fils ; encore,


8 ^ BRANTÔME

Son enfance paraît s'être passée à la cour de la reine de Navarre où il avait été emmené par sa grand'mère la sénéchale de Poitou * . Ce fut probablement après la mort de cette princesse (1 549) qu'on l'envoya au col- lège à Paris, où il était « fort petit » en 1 5521, lorsque son frère le capitaine Jean de Bourdeille revint dange- reusement blessé du siège de Ghimay^. Cinq ans plus tard, d'après le testament de sa mère en date du 26 mai 1557^, il était étudiant à l'université de Poi- tiers. Dans cet acte, il est appelé « révérend père en Dieu, abbé de Brantôme. » Cette abbaye, qu'il a rendue célèbre et dont il ne prit possession que le 5 juillet 1558, venait en effet de lui être, donnée par Henri II*. Il succédait à Pierre de Mareuil, évêque de Lavaur, mort le 20 mars 1556, et il possédait déjà trois bénéfices : le doyenné de Saint- Yrieix en Limousin, le prieuré de Royan et un autre bénéfice

dit-il, que je fusse bien esté son père. » (T. VII, p. 226.) Mais ceci n'est qu'une plaisanterie, car le duc était né en 1550 et Brantôme n'avait que quelques années de plus que lui.

1. « Je me souviens, moy estant petit garçon, nourry en la court de ceste grande reyne de Navarre Marguerite, soubz ma grand- mère, sa dame d'honneur et séneschalle de Poictou... » (T. II, p. 214.) — « J'ay veu cela, moy estant petit garçon avec ma grand- mère qui estoyt sa dame d'honneur. » (T. VIII, p. 120, note.)

2. Tome IV, p. 18.

3. Par ce testament sa mère lui légua 5,000 livres pour tous ses droits. (Édit. de 1740, t. XV, p. 52.)

4. « J'ay une abbaye, qu'est Brantôme, que ce grand roy Henri II» me donna, estant fort jeune, en récompense du capitaine Bourdeille, mon second frère..., qui fut tué pour son service sur le haut de la bresche et sa teste emportée en l'air d'une canonnade, au dernier assaut et siège de Hesdin. » (T. III, p. 113.) Il nous dit, dans son testament, qu'il l'obtint à la sollicitation de M. d'Au- zances, « son bon cousin, » neveu de Tévêque de Lavaur. (T. X, p. 150.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 9

Saint-Vivien-ès-Xaintes que lui avait résigné son frère le capitaine Bourdeille.

Au collège, à Paris ou à l'université de Poitiers*, « le jeune garçon estudiant » semble avoir pensé comme Montaigne que « le grec et le latin étoient sans doute un bel agencement, mais qu'on l'achetoit trop cher-; » aussi il en sortit entendant la langue d'Homère ni plus ni moins que le haut allemand ^ mais sachant « un peu » de celle de Virgile*. Un peu est bien dit comme le prouvent ses traductions de passages de Lucain ^ et ses citations latines souvent très malheureuses, bribes de leçons restées en sa mémoire ou emprunts de seconde ou troisième main faits à quelque auteur contemporain. Quant à sa connaissance de la littérature antique, il nous en donne une idée fort nette en déclarant hardi- ment qu'il n'est personne au monde qui, après avoir lu les lettres de Marguerite de Valois, « ne se moque du pauvre Gicéron avec les siennes familières^. »

Si son instruction classique laissait fort à désirer,

1. Son frère André, qui, nous ne savons par quel arrangement, jouissait à ce moment de tous les biens devant revenir à Brantôme, en était quitte pour donner à celui-ci 400 livres par an « pour son entretien aux études. » (T. X, p. 131.)

2. Essais, liv. I, ch. xxv; édit. Leclerc, 1844, in-18, t. I, p. 210.

3. Brantôme, t. II, p. 241-242. — Si peu qu'il sût de latin, il aurait dû en savoir assez pour ne point, en citant Virgile, renvoyer à « la quatrième de ses jEneides. » (T. IX, p. 654.) Ce singulier titre, il l'a pris à la traduction d'Octavien de Saint-Gelais (1509), qui l'avait peut-être emprunté à une espèce de roman tiré du poème latin et intitulé : le Livre des Énéides, 1483, in-fol.

4. Voy. t. X, p. 8 et suiv.

5. T. VIII, p. 43. — Gela fait penser à cette judicieuse réflexion de Marot : « Tel lit en maint passage les noms d'Appollo, Daphné, Pyramus et Tisbée, qui a l'histoire aussy loing de l'esprit que les noms près de la bouche. » {Œuvres, 1823, in-18, t. IV, p. 108.)


10 BRANTÔME

il fut loin toutefois de rapporter de ses années d'étude la haine des livres, « comme faisoit quasi toute la noblesse » au dire de Montaigne, haine qui per- sista assez longtemps pour qu'à la fin du xvii® siècle La Bruyère pût encore écrire : « Chez nous le soldat est brave et l'homme de robe est savant. Nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains, l'homme de robe était brave et le soldat était savant 2. »

Cette « ignorance de^ bonnes lettres, » la noblesse la paya fort cher, ainsi que l'a remarqué un savant magistrat, l'auteur si original des Contes d'Eutrapel, Noël du Fail. Elle fit « tomber de ses mains l'adminis- tration de la justice et la transféra, peu excepté, aux gens du tiers état^. » Pour la même cause, les ambas- sades et les missions diplomatiques lui échappèrent à leur tour, ce qui par moments a fort excité la bile de Brantôme.

Avec sa vive intelligence, son esprit curieux et obser- vateur, son ardeur d'apprendre*, Brantôme s'aperçut de bonne heure que les livres étaient « la meilleure « munition à cet humain voyage^. » Il en a lu une


1. Essais, liv. I, ch. xxv (t. I, p. 214). Au même chapitre il déplore les tristes résultats de l'éducation donnée dans les collèges. € Nous veoyons qu'il n'est rien si gentil que les petits enfants en France ; mais ordinairement ils trompent l'espérance qu'on en a conceue ; et hommes faicts, on n'y veoid aulcune excellence : j'ay ouy tenir à gents d'entendement que ces collèges où on les envoyé, dequoy ils ont foison, les abrutissent ainsin. » {Ibid., p. 197.)

2. du Mérite personnel, édit. Servois, t. I, p. 161, n° 29.

3. Édition de 1585, p. 17-18.

4. « Je ne suis jamais esté si jeune que je n'aye esté toujours fort curieux d'apprendre. » (T. IV, p. 59.)

5. Montaigne, Essais, liv. III, ch. vin (t. III, p. 59).


SA VIE ET SES ÉCRITS. 11

infinité sur toutes sortes de sujets, sans grande méthode il est vrai, et un peu à tort et à travers, et, quoique ce soit aussi un peu à tort et à travers qu'il a utilisé ses lectures, il faut le louer sans réserve d'avoir bravé le préjugé de la plupjirt des hommes au milieu desquels il passa sa vie et à qui « on ne proposoit pour toute béatitude que l'honneur et pour toute perfection que la vaillance ^ » et d'avoir prouvé par son exemple « qu'il n'y avoit au monde si bon esmery pour bien faire reluire les armes que les lettres, et que mariées ensemble elles faisoient un beau lit de noces ^. » De plus, dans ses voyages, dans les guerres et à la cour où il fréquentait volontiers les savants et les lettrés, il n'a laissé échapper aucune occasion de s'instruire, il a beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup écouté, aussi nous a-t-il donné, sous une forme aussi piquante qu'originale, un ensemble d'écrits qui représentent une dose énorme de travail et forment une source précieuse d'information pour notre histoire au xvi* siècle.

II. Premier voyage de Brantôme en Italie.

Son éducation terminée, Brantôme se rendit à la cour où devaient le faire bien accueillir les grandes alliances de sa famille, le renom de ses frères et peut- être aussi la présence d'une de ses sœurs dont nous aurons occasion de parler, Madeleine, fille d'honneur de Catherine de Médicis depuis 1 554. Il y était au plus

1. Montaigne, Essais, liv. II, ch. xvii (t. II, p. 360). — « Il est mal séant à un guerrier de savoir, » dit Béroalde de Verville. (Le Moyen de parvenir, édit. de 1841, p. 207.)

2. T. IV, p. 116; t. V, p. 188.


\% BRANTÔME

tard en 1 556, car il vit Marie Stuart « à l'aage de treize ou quatorze ans, déclamer devant le roy Henry, la reyne et toute la court, publiquement, en la salle du Louvre, une oraison en latin qu'elle avoit faicte^. »

Bientôt après, la mort de sa mère survenue proba- blement vers le milieu de 1 557 (son testament est du 2! 6 mai de cette année) le laissa complètement maître de sa personne et il n'eut pas besoin, comme son père, de s'enfuir de la maison paternelle pour courir le monde et les aventures. « Je peux bien assurer, dit-il, que ceux de ma race n'ont jamais esté cazaniers, et qu'ilz n'ayent bien employé leurs jours en voyages et guerres, qu'aucuns que soient en France. Les vieux titres de nostre maison en font assez foy. Mes ayeulz, bisayeulz, grands-pères, pères et frères ne s'y sont nullement espargnez ; et quand à pour moy, dès lors que je commançay à sortir de subjection de père^ et mère et de l'escolle, sans les voyages que j'ay faictz aux guerres et aux courts dans la France, j'en ay faict sept hors de la France, lorsque la paix y estoit, pour chercher advanture, fust pour guerre, fust pour voir le monde, fust en Italie, en Escosse, Angleterre, Espaigne, Portugal, dont j'en rapportay VHabito di Christo, duquel le roy de Portugal m'honnora (qui est l'ordre de là) , estant tourné du voyage du Pignon de Belys en Barbarie, puis en Italie encor, à Malte pour le siège, à la Goulette d'Affrique, en Grèce et autres

1. T. VII, p. 406. — Marie Stuart étant née le 8 décembre 1542, ses treize ou quatorze ans nous mènent en 1555 ou en 1556.

2. La « subjection » paternelle n'avait pas dû lui peser beaucoup, car, comme il nous l'a dit, il avait sept ans quand il perdit son père. '


SA VIE ET SES ÉCRITS. 13

lieux estranges, que j'ay cent fois plus aymé pour séjour que celuy de ma patrie, estant du naturel des tabourineurs qui ayment mieux la maison d'autruy que la leur*. » C'est en invoquant le souvenir de ces courses lointaines qu'il vantait orgueilleusement dans son testament le cas que l'on faisait de lui à cause de son nom, « tant bien cogneu et estimé parmy la France et ses grands et autres pays estrangers pour avoir tant battu de terres et de mers^. »

Pour courir le monde il fallait de l'argent et il n'en avait guère. Ce fut une générosité du roi qui le mit à même de commencer à réaliser ses projets. Il obtint de Henri II l'autorisation de faire dans la forêt royale de Saint-Yrieix une coupe de bois qui lui rapporta cinq cents écus. « J'en fis, dit-il, mon premier voyage d'Ita- lie, sans autre argent, dont bien me servit de le bien mesnager^. » Il s'était du reste, d'un autre côté, pré- paré à ce voyage en apprenant, non seulement l'italien, mais l'espagnol qui devait lui être fort utile dans un pays où dominaient les vainqueurs de Pavie*, et la con-


1. T. V, p. 395.

2. T. X, p. 139.

3. Voy. son testament, t. X, p. 131. — Les rois étaient fort pro- digues de ce genre de gratifications qui ruinaient leur domaine, mais semblaient ne rien coûter, car elles les dispensaient de pui- ser dans le trésor royal toujours fort pauvre. Voici du reste com- ment leur résultat économique est apprécié par un ambassadeur vénitien : « E cosa mirabile che con tanti boschi che sono in Francia (che sono più délia sesta parte del paese) nondimeno le legne sono più care il doppio che in Venezia. Il che procède quasi tutte le selve sono del Re, e lui vende e lascia fare li tagli come li place. » (Relations des ambassadeurs vénitiens, Marino Gavalli, 1. 1, p. 254.)

4. «Un homme en païs estrange, s'il n'entend la langue du païs


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viction où il était de savoir parler « le friand castillan » fut un des orgueils et une des joies de sa vie*.

Son autobiographie perdue nous aurait peut-être donné de ses voyages des récits un peu détaillés que ne comportait pas le cadre de ses autres écrits. S'il nous en a parlé, c'est toujours incidemment, et les rares souvenirs qu'il évoque, il les a tellement éparpillés que c'est uniquement en glanant de ci et de là tantôt une page, tantôt une phrase ou même une ligne que nous pouvons arriver à dire quelques mots des itinéraires qu'il a suivis; ainsi, pour ce premier voyage, nous n'avons pu rencontrer que les trois dates suivantes :

« (1 558.) Moy passant par Gayette, l'an 1 558 (t. VI, p. 305). — (Après avril 1559.) Moy estant en Italie que la paix fut faicte entre le roy Henry et Philippes (t. I, p. 382). — (Août-décembre 1559.) Moy estant à Rome durant le sede vacante du pape Paulo IV (t. VI, p. 284). » Pas une d'elles, comme l'on voit, n'indique l'époque de son départ.

Suivant la notice de Prosper Marchand citée plus haut^, il aurait quitté la France en 1 557, mais c'est une erreur qu'il faut attribuer à une faute d'impression, car, quelques lignes plus loin, on lit qu'en 1 558, le 28 avril, il assistait à Poitiers au premier mariage de sa cousine germaine Claude-Catherine de Clermont avec Jean,

où il est, n'est tenu que pour un porteur de moumon et pour une pièce de chair sans sel. » (T, I, p. 33, note 2.)

1. Voy.,t. VU, p. 2, note, nos observations à ce sujet. — Laguerre et les relations politiques avaient fort répandu parmi nous la con- naissance de l'espagnol. « Coustumièrement, dit-il, la plus part des François aujourd'hui, au moins ceux qui ont un peu veu, sçavent parler ou entendent ce langage. » (T. IX, p. 251.)

2. Page 3, note.


SA VIE ET SES ECRITS. 15

baron d'Annebaut, et que le 1 5 juillet suivant il prenait possession de son abbaye. Enfin, il nous dit lui-même qu'en cette même année il passait à Gaëte. C'est donc dans les derniers mois de 1 558 qu'il serait entré en Italie. Il n'avait pas encore vingt ans.

Le 2 avril 1883, on a vendu à Paris une collection d'autographes où figurait une pièce de Brantôme qui pourrait faire croire que son départ n'aurait eu lieu qu'en 1559. Elle est analysée ainsi sur le catalogue : « Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, pièce signée. La Tour Blanche, 22 mai 1559. — Il déclare renoncer aux terres sises à la Goumarche, ainsi qu'aux droits que lui avait légués son père François de Bour- deille, par testament du 218 janvier 1546, en faveur de son frère François et moyennant la somme de 8,000 livres^. » Il y a évidemment là erreur de date. Comme on vient de le voir, Brantôme était en Italie au mois d'avril de 1559, et il n'est guère possible d'admettre que, pour signer un pareil acte de famille, il soit revenu en Périgord qu'il aurait quitté bien peu de temps après puisqu'il se trouvait à Rome pendant la vacance du saint-siège. Pour expliquer cette con- tradiction, on peut à la rigueur supposer que l'acte aurait été rédigé à la date indiquée et la signature donnée seulement au retour de Brantôme , ce qui ne changerait rien à la date que nous assignons à son

1. Catalogue d'une précieuse collection de lettres autographes... provenant du cabinet de M. le t)*» de S..., dont la vente aura lieu le lundi 2 avril 1883. Paris, Eug. Gharavay, 1883, p. 12, n» 50. — Je dois ce renseignement à l'obligeance de M. L. Delisle. — • La Tour-Blanche était une seigneurie appartenant au frère de Brantôme, André, vicomte de Bourdeille.


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départ. Mais il y a une autre difficulté. Aucun de ses trois frères n'a porté le nom de François. Les deux survivants étaient le vicomte André et Jean, baron d'Ardelay. N'ayant point vu l'original de la pièce, je n'ai pu vérifier si l'analyse qui en était donnée était conforme au texte et ne contenait pas quelque inexac- titude dans la désignation de la date et du nom.

Pour atteindre les Alpes, il prit par Genève, « les Suisses et les Grisons, parce que pour lors ce chemin par là estoit commun pour les François à cause des guerres*. > De cette première partie de son voyage, il n'a noté que deux incidents relatifs à son passage à Genève. Il y rencontra le vicomte François d'Aubeterre, dont le fils David épousa plus tard Marie de Bourdeille, nièce du voyageur : « Il vivoit là, fort pauvre et misé- rable, devenu faiseur de boutons comm' estoit la Ipy là introduite que chascun eust mestier et en vesquit, tel gentilhomme et seigneur qu'il fust^. » Il y vit aussi un autre réfugié de sa connaissance qui ne craignit pas de venir le trouver en son logis. C'était un maraud d'apothicaire, qu'une fuite précipitée avait sauvé du châtiment auquel l'avaient exposé ses méfaits. A son interlocuteur qui lui demandait s'il était en cette ville « pour médeciner les belles filles comme il avoit fait en France, » il répondit hypocritement « que Dieu l'avoit appelé et qu'illuminé de son esprit il étoit venu là pour faire pénitence de ses péchés... Je tais, ajoute Brantôme, force autres propos que nous eusmes sur ce subjet, tant sérieusement qu'en riante » Je ne crois

1. T. IX, p. 568.

2. Vie de M. de Guise, t. IV, p. 251.

3. Discours sur les femmes mariées, t. IX, p. 568.


SA VIE ET SES ÉCRITS. M

pas que dans ces propos rillumination de l'esprit de Dieu ait tenu beaucoup de place.

Nous ne savons point par où il pénétra en Italie*. S'il fallait en croire P. Marchand, il serait allé servir dans l'armée de Piémont sous le maréchal de Brissac^, où il aurait ainsi fait ses premières armes; c'est là une erreur qu'il est facile de réfuter. Non seulement il n'y a pas un mot dans Brantôme qui autorise une pareille conjecture, mais l'épitaphe qu'il avait composée pour être gravée sur sa tombe la rend inadmissible. Il y déclare « avoir fait son premier apprentissage d'armes soubz ce grand capitaine M. de Guyze, messire Fran- çois de Lorraine^. » D'ailleurs, les communications étant libres avec la France, s'il avait voulu servir dans cette armée, il n'aurait pas eu besoin de traverser, comme il le fît, les Suisses et les Grisons. Ce qui a causé l'erreur, c'est la visite de pure courtoisie qu'au moment de rentrer en France, la paix étant conclue depuis plusieurs mois, Pierre de Bourdeille alla faire au maréchal encore à la tète de ses troupes*, visite dont nous parlerons plus loin.

1. S'il a traversé la Suisse, ce fut les yeux fermés, car il n'y signale qu'une seule chose : l'habitude où étaient les hommes et les femmes « d'estre pesle-mesle aux étuves. » (T. IX, p. 299.)

2. Édition de 1740, t. XV, p. 54. Le passage auquel il renvoie ne dit rien de semblable.

3. Voy. son testament, t. X de notre édition, p. 122. Ce premier apprentissage d'armes eut lieu lors de la guerre civile de 1562.

4. Voy. notre t. IV, p. 70. — Cette erreur du biographe en a fait commettre une autre à M. Monmerqué. Brantôme raconte qu'il fut guéri par le lait d'une belle femme < d'un accident d'une harquebuzade qu'il eut dans le visage, une fois, à Portehn, près de Gesnes, dont il demeura aveugle six jours sans rien veoir. » (T. VI, p. 165.) Cet accident a été transformé par le savant acadé-

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Pendant un an et demi il parcourut l'Italie, n'y cher- chant et n'y voyant que ce qui pouvait intéresser un jeune gentilhomme, curieux seulement des choses de guerre et de plaisir. Les œuvres d'art qu'il rencontrait de tous côtés le laissèrent complètement indifférent, à part quelques représentations guerrières. Ainsi il s'ex- tasie sur un tableau du combat des Horaces et des Curiaces, en la maison de ville de Lucques, « là où vous verrez une furye de combattans paincte dans le visage, qu'il n'y reste rien (à désirer) que la parolle, et en tous six, toutes diverses sortes de postures et de gardes, si bien qu'il n'y reste aussi que le seul mouvementé » Ailleurs il nous dit avoir vu, à Florence, dans l'église Saint-Jean^, un épisode du siège de Sienne, « avecques force autres beaux faicts de la guerre de Toscane et Sienne. Les peintures en sont très belles, que le grand duc Gosme fit mettre là en perpétuelle mémoire du marquis (de Marignan). »

Enfin, il se garde bien d'oublier, car il lui rappelait trop son pays, un ex-voto qu'il vit à Notre-Dame de Lorette, mis là par un pauvre diable qui s'était fait

micien en coup d'arquebusade reçu dans la guerre de Piémont par Brantôme, « qui ne craignoit point de s'exposer. »

1. Il ajoute assez naïvement : « Je croy que les tireurs d'armes nouveaux d'Italie en ont tiré des patrons en plusieurs de leurs jeux d'armes qu'ils nous ont appris. » (T. VI, p. 406.)

2. T. I, p. 297. — La mémoire de Brantôme l'a trompé. Ce n'est pas à Saini-Jean que Gôme fit faire ces peintures, mais dans son palais où Montaigne les vit une vingtaine d'années plus tard. (Voy. son Voyage, 1774, in-4o, p. ni (cent onze.) Elles sont de Vasari qui en donne lui-même la description dans ses Ragiona- menti sopra le inventioni da lui dipinte in Firenze nel palazzo di loroAltezze serenissime (Firenze, M G LXXXVIII, in^"), giornata terza, ragionamento primo, p. 182-183.


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représenter menacé de mort « par un soldat advantu- rier, habillé à la pendarde, et le tableau portoit ce petit escriteau tel : Voto d'uno qu'escapo de la man d'un Gascon^. »

Il paraît pourtant avoir été frappé d'étonnement à la vue « de ces orgueilleuses antiquitez de Rome, des ruines de ces beaux pallais, de ces superbes colissées et grands termes qui montrent bien encore quels ils ont esté, donnent encore admiration et terreur à tout le monde, et la ruine en demeure admirable et espou- vantable^. » Mais savez-vous à quel propos le souvenir lui en revient en tête? Uniquement pour faire la com- paraison de ces ruines « avec la beauté des belles femmes qui ne se diminue par vieillesse de la ceinture jusqu'en bas. »

En dehors de ces merveilles qui, depuis tant d'an- nées, sont la joie des touristes et la préoccupation des savants, mais qu'alors la noblesse n'appréciait guère ^, il y avait, surtout à Rome, à Venise et à Florence, un autre objet de curiosité bien plus attrayant pour elle et que l'Italie seule pouvait offrir aux étrangers. Je veux parler de cette classe de femmes que, dans la Grèce antique, Diogène appelait les reines des rois^, de ces courtisanes si fameuses par leur richesse, leur


1. T. VI, p. 2i0.

2. Discours sur V amour des dames vieilles, t. IX, p. 343.

3. Montaigne conseille les voyages, mais non « pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse françoise, combien de pas a Santa Rotonda, ou la richesse des calessons de la signora Livia. » {Essais, liv. I, ch. xxiv (t. I, p. 180.)

4. Ta; êtaipoK; Içr) BadtXéwv elvai BaffiXiadaç. (Diogène Laerce, lib. VI, 2. Édit. Didot, 1850, p. 148.)


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luxe, l'élégance de leurs manières, la considération dont elles étaient entourées, leur influence, et qui, entraînées, elles aussi, dans le merveilleux mouvement de la Renaissance, ajoutaient à la séduction de leur beauté les charmes d'un esprit cultivé^.

Rien de pareil n'existait encore chez nous où les Marion Delorme et les Ninon de Lenclos ne devaient faire leur apparition qu'au siècle suivant. La jeunesse libertine, même celle du sang royal, en était réduite à courir les mauvais lieux d'où elle ne rapportait que des habitudes grossières et trop souvent aussi « quelque pire gage, » comme dit Aubigné^. Fréquenter ce monde que l'on dépeignait si attrayant et dont l'ana- logue n'existait dans aucun pays était un des plus vifs désirs de la plupart des voyageurs, et bien peu quit- taient Rome, Venise ou Florence sans l'avoir satisfait. Montaigne, quand il fit en 1 580 ce voyage dont il nous

1. Telle était, entre autres, celle que Aretin appelait la gloriosa Imperia qui mourut à vingt-six ans, in sua casa et honorata, et fut enterrée dans sa chapelle en l'église de Saint- Augustin (à Rome). — Voy. la brochure de M. A.-L. Ferrai, intitulée : Lettere di cortigiane del secolo XVI. Florence, 1884, 86 p. in-S». Ces lettres, précé- dées d'une très intéressante introduction, sont tirées des archives de Florence et adressées à de hauts personnages comme Phi- lippe Strozzi et Lorenzo Médicis, duc d'Urbin. — Voy. aussi H. Estienne, Deux dialogues du nouveau langage français italianizé, édition de 1883, in-12, t. I, p. 90-92.

C'est probablement à propos de ces femmes si dangereuses, de cette nobile canaglia, comme les appelait la reine Christine, que Pasquier écrivait : « Ce que Pyrrhus Néoptolème disoit de la phi- losophie, qu'il falloit philosopher mais sobrement, je le dy du voyage d'Italie à tous nos jeunes François qui s'y acheminent par une convoitise de voir. » [Lettres, liv. X, lett. 11 ; Œuvres, 1720, in-fol., 1. 1, p. 261.)

2. Tragiques, liv. II, édition de 1857, p. 110.


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reste un journal très détaillé S Montaigne n'y a pas manqué. A Venise, il alla voir les plus nobles de celles qui « font trafic de leur beauté^. » A Rome (dans cette ville « rappiécée d'estrangiers , comme il l'appelle ailleurs), souvent, dit-il, étant descendu de cheval et obtenu d'être ouvert, je admirois cela de combien elles se montroint plus belles qu'elles n'étoint (à leurs jalousies)^. » — A Florence, il vit les plus fameuses*. « Rien de rare, » ajoute-t-il avec un certain dépit. Ailleurs, il se plaint que le simple entretien avec ces femmes fût loin d'être gratuit. « J'y ai trouvé cette incommodité qu'elles vendent aussi cher la simple


1. Journal du voyage de Michel Montaigne en Italie par les Suisses et l'Allemagne, en 1580 et 1581, 1774, in-4o.

2. Voyage, p. 92. C'est probablement à lui, qui se désigne sous le nom d'un quidam, que sont arrivées les deux aventures qu'il raconte p. 145.

3. Ibid., p, 160. — Puisque nous parlons des courtisanes romaines, qu'on nous permette de citer une anecdote assez curieuse qui se rapporte au milieu du xvn« siècle. Voici ce qu'on lit dans la Vie de Pierre Mignard, par l'abbé deMonville, 1730, in-4o, p. 46 : <' La plus belle courtisane de Rome désiroit passionnément d'être peinte de la main de Mignard. La Cocque (c'est ainsi qu'elle s'ap- pelait) eût mérité d'être vertueuse. Elle s'étoit fait distinguer par des sentiments nobles et délicats. Mignard consentit d'autant plus volontiers à la peindre qu'elle ne lui demandoit son portrait qu'afin qu'il le portât en France, où il le vendit à son retour un prix con- sidérable. »

4. C'est en italien que Montaigne s'est amusé à raconter son voyage depuis son séjour en Toscane à Florence jusqu'à son arri- vée en Piémont : « Quel giorno andai solo per mio diporto a veder le donne che si lasciano veder a chi vuole. Yiddi le più

famose. Niente di raro Gome le puttane romane e veneziane

si fanno aile finestre per i loro amanti, cosi queste aile porte délie lor case, dove si stanno al publico aile ore comode. » {Voyage, p. 286 et 290.)


2S BRANTÔME

conversation (qui étoit ce que j'y cherchois pour les ouïr deviser et participer à leurs subtilités), et en sont autant espargnantes que de la conversation entière. » En dépit de sa philosophie, de ses quarante-huit ans et de l'éternelle colique qui ne lui donnait guère de repos, si Montaigne ne laissait échapper aucune occa- sion d'entretenir ces belles créatures, comment s'éton- ner que son jeune compatriote, sain et gaillard, pour qui la nature était un bon capitaine qu'il fallait suivre^ (et il l'a toujours suivi), comment s'étonner qu'il ait été aussi curieux de les voir et de nous en parler? « La première fois que je fus en Italie, nous dit-iP, je devins amoureux d'une fort belle courtizane à Rome, qui s'appelloit Faustine. Et d^autant que je n'avois pas grand argent, et qu'elle estoit en trop haut prix, de dix ou douze escus pour nuict, fallut que je me contentasse de la parole et du regard. Au bout de quelque temps ^, j'y retourne pour la seconde fois, et, mieux garny d'argent, je l'allay voir à son logis par le moyen d'une seconde, et la trouvé mariée avec un homme de justice, en son mesme logis, qui me recueil- lit de bon amour ; et me contant la bonne fortune de son maryage et me rejettant bien loin ses follies du temps passé, auxquelles elle avoit dit adieu pour jamais. Je luy montray de beaux escus françois, mou-

1. « En la suivant comme un bon capitaine, nous ne faillirons jamais du bon chemin. » (Discours sur les femmes mariées, t. IX, p. 588.)

2. Discours sur les dames qui font Vamour, t. IX, p. 146.

3. C'est par une mauvaise interprétation de ces mots au bout de quelque temps que P. Marchand a cru pouvoir reporter cette aven- ture au second voyage de Brantôme en Italie, c'est-à-dire à 1566, sept ans plus tard. (Édit. de 1740, t. XV, p. 64.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 23

rant pour l'amour d'elle plus que jamais. Elle en fut tentée et m'accorda ce que voulus, me disant qu'en mariage faisant elle avoit arresté et concerté avec son mary sa liberté entière, mais sans escandale pourtant ny déguisement, moyennant une grande somme, afin que tous deux se pussent entretenir en grandeur ; et qu'elle estoit pour les grandes sommes, et s'y laissoit aller volontiers, mais non point pour les petites. »

Faustine est la seule courtisane dont il prononce le nom, mais à Rome et ailleurs il en a vu bien d'autres, jeunes ou vieilles, et il a précieusement recueilli de leur bouche nombre d'historiettes, de mots, de dictons et de préceptes qui ont trouvé tout naturellement leur place dans le second livre des Darnes^.

Après les courtisanes, les diseurs de bonne aven- ture. A Florence, il alla consulter un devin grec « très singulier en son art, » qui était au service de Cosme de Médicis, dont il avait prédit la haute fortune^. Ce qu'il lui prophétisa, ce n'est pas en prose que le voyageur l'a raconté, mais dans le sonnet suivant, écrit sept ans plus tard et qui, comme ses autres poésies, était resté inédit jusque dans ces dernières années' :

Il est bien vray cela que me dit un devin, Y a près de sept ans, que j'estois à Florence, Que je faisois tirer, par art de géomance. Une figure, un jour, pour sçavoir mon destin;

Certes, il me promit assez heureuse fin

Et me dit, par trois fois : « L^heure de ta naissance

1. Voyez, entre autres, t. IX, p. 93, 163, 194, 250, 712, etc.

2. « Je ne sçay si c'est celuy que je luy ay veu ou son père. » (T. II, p. 12-13.)

3. Voy. t. X, p. 413.


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« T'a ordonné du ciel une bonne influence,

« Car je ne vois ton cours qu'à tout bonheur enclin.

« Tu doys être chéry du Roy, ton puissant maistre;

« Les princes les plus grands te voudront bien cognoistre ;

« Tu seras fort heureux sur terre et sur la mer.

« Aussi tu dois aimer à la Cour une Dame « Qui, jeune de vingt ans, eschauffera ton âme a Et te fera mourir cent fois pour trop l'aimer. »

Je ne sais s'il pensait déjà à écrire quelqu'un de ses livres, mais, dans ce premier et long voyage, il com- mençait à recueillir, et de toutes les bouches, les ren- seignements les plus divers sur les hommes et sur les choses. Ainsi, à Rome, il écoutait les récits d'un vieux juif sur Charles VIII*; à Novare, c'est un maître de poste de plus de quatre-vingt-dix ans, « mais pourtant gallant, gaillard et sain vieillard, et de bonne mémoire, qu'il faisoit bon ouyr parler et de M. de Ghaumont et de tous ses capitaines, braves François, qu'il avoit tous cogneuz. A mon advis, qu'il en contoit bien d'eux, et de leurs guerres, et de leurs beaux faicts ; car il avoit esté avec eux à la part. Je ne faillis pas de l'entretenir tout un soir à soupper et encor le lendemain matin à disner^. » A Capoue, en 1558, voyageant avec M. de Quélus, le père du mignon de Henri III, il fit la ren- contre d'un trompette français qui avait été au con- nétable de Bourbon et avait vu « tout le mystère du sac de Rome. » Il était aux gages de l'empereur et du vice-roi, ce qui ne l'empêchait pas de faire le métier de guide pour les étrangers. « Il se fit cognoistre à

1. T. n, p. 287, note 2.

2. T. III, p. 5.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 25

moy pour François, et estoit un fort honneste homme et d'esprit, et lequel pour son aage n'avoit point oublié son mestier, car il sonnoit des mieux de la trompette. Il me conduisit despuis Capoue jusques à Naples, et par le chemin m'entretenoit fort de M. de Bourbon, de ses faicts, du sac de Rome et sur tout des belles femmes viollées, qui m'en conta prou à mon ad vis, et force particularitez dont je serois par trop long, sallaud et importun si je les voulois toutes exposer, encor qu'il y en ait de fort plaisantes que possible pourray dire ailleurs une autre fois*. »

Il notait soigneusement les histoires de duels, comme ceux du comte Claudio à Milan, de capitaines espa- gnols lorsqu'il passa à Gaëte, en 1 558, les combats en champ clos où il assista à Rome l'année suivante, etc.^.

Enfin il alla voir les champs de bataille de Cérignoles et de Garigliano, où s'étaient livrés les combats qui nous avaient fait perdre nos conquêtes. « Hélas! » s'écrie-t-il avec un accent douloureux, « j'ay veu ces lieux-là et mesmes le Garillano, et c'estoit sur le tard à soleil couchant, que les ombres et les mânes com- mancent à se paroistre comme fantosmes plustost qu'aux autres heures du jour, où il me sembloit que ces âmes généreuses de nos braves François là mortz s'eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me respondoient sur mes plainctes que je leur faisois de leur combat et de leur mort, eux accusantz et mau- gréantz par million de fois les endroictz de là, couvertz

1. Je crois, en effet, que quelques-unes de ces particularités si plaisantes, à ce qu'il prétend, ont pu se glisser, un peu déguisées, dans le deuxième livre des Dames.

1. Discours sur les duels, t. VI, p. 284 et suiv., 305, 350.


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de marestz mai advantageux pour la cavallerie et gen- darmerie Françoise, qui ne peut là si bien combattre œmme elle eust faict ailleurs, ainsy que j'ay ouy dire à feu mon père, qu'y fut blessé à la mort, combattant avecques M. de Bayard, qu'y fut aussi blessé^. »

Une des curiosités qui attirèrent le plus son atten- tion, ce furent les tombeaux des personnages illustres. Avant d'arriver à Genève, au commencement de son voyage, il avait visité les célèbres mausolées du cou- vent de Brou ^ ; à Venise, il alla voir le tombeau d'Al- viane^, à Naples, ceux de Lautrec, dont il copia l'ins- cription, et de Pescairc*. Il n'avait garde d'oublier celui du connétable de Bourbon dont le nom, malgré sa trahison, était resté si populaire parmi la noblesse. Ce tombeau était à Gaëte. Lui et M. de Quélus s'y ren- dirent, toujours accompagnés par le vieux trompette qui leur avait montré « toutes les singularitez de là et surtout la place et forme du siège de M. de Lautreq^. » Il nous a laissé de cette visite un récit trop intéressant pour ne pas le citer presque en entier :

« Le matin, dit-il, après avoir couché à Gaëte, nous allasmes à la porte du chasteau, demandant s'il nous seroit point permis de voir le chasteau et tumbeau de M. de Bourbon, et que nous estions gentilzhommes françois. Quelques-uns des gardes nous dirent qu'ilz

i. T. I, p. 133.

2. T. IX, p. 614.

3. T. Il, p. 199.

4. T. III, p. 33; t. I, p. 199.

5. T. I, p. 287. — Huit ans plus tard (et non cinq ans, comme il le dit), en 1566, lors de son voyage à Malte, il retrouva encore à Naples « ce bonhomme trompette sur le môle, et soudain nous nous recogneusmes, autant aise l'un que l'autre. » (Ibid.)


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alloient parler au castellan, lequel vint tost après hors du chasteau, et, après nous avoir salué fort courtoise- ment et demandé en françois de quelle part de France nous estions et nos seigneuries, nous les luy dismes, et que je m'appellois Bourdeille. Soudain il me dist qu'il avoit cogneu feu mon père et l'avoit veu d'autres- fois avec M. de Bourbon, qui l'aymoit fort, et mesmes un de mes oncles, qu'il avoit veu nourrir page de M. de Bourbon, comme il estoit vray. Alors il se déclara à nous comme il estoit François comme nous et serviteur de feu M. de Bourbon. Il avoit la façon très belle et bonne, fort grand et haut de taille, ny trop gras ny trop peu, venant sur l'aage de soixante ans, touteffois peu meslé pour son aage et son poil qu'il avoit noir ; et l'empereur l'avoit là récompensé. Alors il nous pria d'entrer, et croy que mon nom y servit de beaucoup.

« Estans entrez, soudain il nous mena dans la petite chappelle qui est à main gauche en entrant, luy allant le premier; il prit l'aspergés et de l'eau béniste, et nous en donna; se mist à genoux devant l'autel, en nous priant de donner un Pater noster et un Ave Maria et un De profundis à l'âme de feu M. de Bourbon son maistre : ce que nous fismes à son imitation. Après, nous estans levez, il nous montra encores ce tumbeau, qui estoit eslevé sur main gauche aussi, à la mode d'Italie du temps passé : le tau (cercueil) estoit cou- vert d'un fort beau drap d'or frizé et rouge, avec ses armoyries toutes simples, sans estre entournées nulle- ment de l'ordre ni du roy de France, ni de l'empereur ; de quoy moy estonné, je luy demandé pourquoy l'ordre de l'un ou de l'autre n'y estoit. Il me respondit qu'il


%S BRANTÔME

avoit quicté celuy du roy, et ne le porta oncques plus despuis qu'il l'eust quicté. Quant à celuy de l'empe- reur, qui est la Toison, il ne le voulut jamais prendre.

« En après, continuant son propos : « Voylà, dist-il, « le corps qui repose léans du plus brave et vaillant « prince et capitaine qui fut jamais en son vivant, et « n'en déplaise aux neuf preux, car il les a tous sur-

« passez » Bref, il nous conta une infinité de

choses qui seroient trop longues à escrire, mais belles

à lire Puis, sortant de la chapelle, il nous bailla

deux soldatz pour nous promener autour du chasteau que nous vismes à l'aise ; et y vismes une des plus fortes places que j'aye jamais veu ; et si en ay veu prou en France et en autre païs.

« Estans tournez de nostre pourmenade et visite, nous trouvasmes M. le castellan à la salle basse qui nous attendoit avec un très beau desjuner, et aussi bien préparé qu'il estoit possible, tant de chair que de fruictz exquis, et principallement de grenades, car c'en estoit la saison, des meilleures que je mangeay jamais, après celles de Séville en Espaigne; aussi Gayette par delà emporte le prix de toute la contrée pour les produire très exquises.

« Après avoir bien desjuné, nous prismes congé de M. le castellan, qui s'offrit fort à nous, surtout à moy, et nous en allasmes^. »

L'année suivante, après la mort de Paul IV (1 8 août 1 559), une heureuse circonstance lui permit de retour- ner à Naples et d'y passer de joyeuses journées. 11 se trouvait à Rome lor§^qu'y arriva pour le conclave le

1. T. I, p. 281 et suiv.


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cardinal de Guise que son frère le grand prieur de France, François de Lorraine, à la tête de seize galères, avait conduit à Civita-Vecchia. Le conclave traîna en longueur * ; le prince , « voyant que ses galères ne faisoyent rien au port, s'advisa d'aller jusques à Naples voir la ville et y passer le temps. » Brantôme fît partie de la troupe de gentilshommes qu'il emmena avec lui, et il nous a laissé de ce voyage un charmant récit ^.

Arrivé avec sa flottille devant Naples, « qu'il salua d'une belle salve qui dura longtemps , » le grand prieur envoya demander au vice-roi, le duc d'Alcala, la per- mission d'entrer dans le port pour « voir la ville et visi- ter les sépulcres de ses prédécesseurs qui estoyent là enterrez et leur jetter de l'eau beniste et prier Dieu sur eux. Le vice-roy l'accorda très librement. M. le grand prieur donc s'avança et recommença la salve aussi belle et furieuse que devant, tant des canons de courcie^ des seize gallères, que des autres pièces et d'arquebu- sades, tellement que tout estoit en feu ; et puis entra dans le môle fort superbement, avec plus d'estendarts, de banderolles, de flambans de taffetas cramoisy, et la sienne de damas, et tous les forçats vestus de velours cramoisy, et les soldats de sa garde de mesme, avec mandilles couvertes de passement d'argent.

« Estant donc entré dans le môle en un si bel arroy,

1. Il dura quatre mois.

2. Discours sur l'amour des dames vieilles, t. IX, p. 364 et suiv. Le Laboureur, dans son édition des Mémoires de Gastelnau (t. I, p. 459), a donné le récit de cette excursion, à Naples, « estimant y estre d'autant plus obligé qu'il ne sera jamais imprimé, » le sujet ne lui paraissant pas assez sérieux.

3. Gourde, tillac.


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il prit terre et tous nous autres avec luy, où le vice- roy avoit commandé de tenir prests des chevaux et des coches pour nous recueilhr et conduire en la ville; comme de vray nous y trouvasmes cent che- vaux, coursiers, genêts, chevaux d'Espagne, barbes et autres, les uns plus beaux que les autres, avec des housses de velours toutes en broderie, les unes d'or et les autres d'argent. Qui vouloit monter à cheval montoit, qui en coche montoit, car il y en avoit une vingtaine des plus belles et riches et des mieux atte- lées, et traisnées par des coursiers les plus beaux qu'on eust sceu voir. Là se trouvèrent aussi force grands princes et seigneurs, tant du Règne qu'Espa- gnols, qui receurent M. le grand prieur, de la part du vice-roy, très honnorablement. Il monta sur un cheval d'Espagne, le plus beau que j'aye veu il y a longtemps , que depuis le vice-roy luy donna ; et se manioit très bien, et faisoit de très belles courbettes, ainsi qu'on parloit de ce temps. Luy, qui estoit un très bon homme de cheval, et aussi bon que de mer, il le fit très beau voir là-dessus : et il le faisoit très bien valloir et aller, et de fort bonne grâce, car il estoit l'un des beaux princes qui fust de ce temps là et des plus agréables, des plus accomplis, et de fort haute et belle taille et bien dénouée ; ce qui n'advient guières à ces grands hommes. Ainsi il fut conduit par tous ces seigneurs et tant d'autres gentilshommes chez le vice-roy, lequel l'attendoit, et luy fit tous les honneurs du monde, et logea en son palais, et le fes- toya fort sumptueusement, et luy et sa troupe : il le pou voit bien faire, car il luy gaigna vingt mille escus à ce voyage. Nous pouvions bien estre avec luy deux


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cens gentilshommes, que capitaines des gallères et autres; nous fumes logez chez la pluspart des grands seigneurs de la ville, et très magnifiquement.

« Dès le matin, sortans de nos chambres, nous ren- contrions des estaffîers si bien créez* qui^ se venoyent présenter aussitost et demander ce que nous voulions faire et où nous voulions aller et pourmener. Et si voulions chevaux ou coches, soudain, aussitost notre volonté dite aussitost accomplie. Et alloyent quérir les montures que nous voulions, si belles, si riches et si superbes qu'un roy s'en fust contenté ; et puis accom- mencions et accomplissions nostre journée ainsi qu'il plaisoit à chacun. Enfin nous n'estions guières gastez d'avoir faute de plaisirs et délices en cette ville : ne faut dire qu'il n'y en eust, car je n'ay jamais veu ville qui en fust plus remplie en toute sorte; il n'y manque que la familière, libre et franche conver- sation d'avec les dames d'honneur et réputation, car d'autres il y en a assez. A quoy, pour ce coup, sçeut très bien remédier madame la marquise del Gouast, car toute courtoise et plène de toute honnesteté, et pour la grandeur de sa maison ayant ouy renommer M. le grand prieur des perfections qui estoyent en luy, et l'ayant veu passer par la ville à cheval et recogneu, comme de grand à grand cela est deu communément, elle, qui estoit toute grande en tout, l'envoya visiter un jour par un gentilhomme fort honneste et bien créé, et luy manda que, si son sexe et la coutume du pais luy eussent permis de le visiter, volontiers elle y fust venue fort librement pour luy offrir sa puis-

1. Dressés, élevés. — 2. Qui, qu'ils.


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sance, comme avoyent fait tous les grands seigneurs du royaume ; mais le pria de prendre ses excuses en gré, en luy offrant et ses maisons, et ses chasteaux, et sa puissance.

« M. le grand prieur, qui estoit la mesme courtoisie, la remercia fort, comme il devoit; et luy manda qu'il luy iroit baiser les mains incontinent après dis- ner ; à quoy il ne faillit avec sa suitte de tous nous autres qui estions avec luy. Nous trouvasmes la mar- quise dans sa salle avec ses deux filles, donne Auto- mne, et l'autre donc Hiéronime ou donc Joanne (je ne sçaurois bien le dire, car il ne m'en souvient plus), avec force belles dames et damoiselles, tant bien en point et de si belle et bonne grâce que, hormis nos cours de France et d'Espagne, volontiers ailleurs n'ay-je point veu plus belle troupe de dames.

« Madame la marquise salua à la françoise et receut M. le grand prieur avec un très grand honneur; et luy en fit de mesmes, encor plus humble, con mas gran sosciego^^ comme dit l'Espagnol. Leurs devis furent pour ce coup de propos communs. Aucuns de nous autres, qui sçavions parler italien et espagnol, accostasmes les autres dames, que nous trouvasmes fort honnestes et gallantes, et de fort bon entretien.

« Au départir, madame la marquise ayant sceu de M. le grand prieur le séjour d'un quinze jours qu'il vouloit faire là, luy dit : « Monsieur, quand vous ne « sçaurez que faire et qu'aurez faute de passe-temps, « lorsqu'il vous plaira venir céans vous me ferez « beaucoup d'honneur, et y serez le très bien venu

1. Avec la plus grande gravité.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 33

€ comme en la maison de madame vostre mère; « vous priant de disposer de cette-cy de mesme et « ainsi que la sienne, et y faire ny plus ny moins. « J'ay ce bonheur d'estre aymée et visitée d'honnestes « et belles dames de ce royaume et de cette ville, « autant que dame qui soit; et d'autant que vostre « jeunesse et vertu porte que vous aymez la conver- « sation des honnestes dames , je les prieray de se « rendre icy plus souvent que de coustume, pour « vous tenir compagnie et à toute cette belle noblesse « qui est avec vous. Voilà mes deux filles auxquelles « je commanderay, encores qu'elles ne soyent si « accomplies qu'on diroit bien, de vous tenir compa- « gnie à la Françoise, comme de rire, danser, jouer, « causer librement , modestement et honnestement, « comme vous faites à la cour de France, à quoy je « m'offrirois volontiers; mais il fascheroit fort à un « prince jeune, beau et honneste comme vous estes, « d'entretenir une vieille surannée, fascheuse et peu « aymable comme moy; car volontiers jeunesse et « vieillesse ne s'accordent guières bien ensemble. »

« M. le grand prieur luy releva aussitost ces mots, en luy faisant entendre que la vieillesse n'avoit rien gaigné sur elle, et que malaisément il ne passeroit pas celuy-là, et que son autonne surpassoit tous les printemps et estez qui estoyent en cette salle ; comme de vray, elle se monstroit encor une très belle dame et fort aymable, voire plus que ses deux filles, toutes belles et jeunes qu'elles estoyent; si avoit-elle bien alors près de soixante bonnes années. Ces deux petits mots que M. le grand prieur donna à madame la marquise luy pleurent fort, selon que nous pusmes I 3


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cognoistre à son visage riant, à sa parole et à sa façon.

« Nous partismes de là extresmement bien édifiez de cette belle dame, et surtout M. le grand prieur, qui en fut aussitost espris, ainsi qu'il nous le dit. Il ne faut donc douter si cette belle dame et honneste, et sa belle troupe de dames convia M. le grand prieur tous les jours d'aller à son logis ; car si on n'y alloit l'après-disnée, on y alloit le soir. M. le grand prieur prit pour sa maistresse sa fille aisnée, encor qu'il aymast mieux la mère ; mais ce fut per adumbrar la cosa^.

<r II se fit force couremens de bague où M. le grand prieur emporta le prix, force ballets et danses. Bref, cette belle compagnie fut cause que, luy ne pensant séjourner que quinze jours, nous y fusmes pour nos six sepmaines, sans nous y fascher nullement, car nous y avions nous autres aussi bien fait des mais- tresses comme nostre général. Encore y eussions-nous demeuré davantage, sans qu'un courrier vint du roy son maistre, qui luy porta nouvelles de la guerre esle- vée en Escosse ; et pour ce falloit mener et faire pas- ser ses gallères de levant en ponant, qui pourtant ne passèrent de huict mois après.

« Ce fut à se départir de ces plaisirs délicieux, et de laisser la bonne et gentille ville de Naples ; et ne fut à Monsieur nostre général et à tous nous autres sans grandes tristesses et regrets, mais nous faschant fort de quitter un lieu où nous nous trouvions si bien. »

Brantôme quitta Rome peu de temps après l'avène- ment de Pie IV (élu le 2î6 décembre 1 559 et couronné

1. Pour voiler la chose.


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le 6 janvier), ayant pu assister à un dîner que le nou- veau pape offrit aux cardinaux de Ferrare et de Guise, et où il l'entendit vanter la grandeur et la noblesse de la maison de Boulogne à laquelle appartenait la mère de Catherine de Médicis. Il revint sans aucun doute sur les galères du grand prieur ramenant son frère en France, et essuya dans le golfe de Livourne une affreuse tempête causée, à ce qu'il affirme, par un blasphème du capitaine génois d'un des navires^. Il est fort pro- bable qu'il se fit débarquer à Gênes ou sur quelque autre point de la côte ^ ; de là ayant gagné le Piémont non encore évacué par nos troupes, il alla faire la révé- rence au maréchal de Brissac qu'il trouva sur le grand chemin, en train de procéder au démantèlement de Veillane, et qui lui dit « quasi la larme à l'œil » : « Voylà les beaux chefs-d'œuvre où nous nous amu- sons maintenant, après tant de peines, de travaux, de despances, de mortz et de blessures, despuis trente ans^. »

C'est là le dernier épisode qu'il nous a raconté de son voyage. Bien peu de temps après, il était rentré dans le pays qu'il appelle « la douce France et la bonne patrie*. »

1. « Ce blasphème porta si grand malheur que, nous estant engoulphez en cedict goulphe (de Livourne), seize gallères qu'avoit ledict M. le grand prieur coururent grande fortune et cuydèrent quasi toutes périr. » (T. VII, p. 200-201.)

2. C'est près de Gênes que lui arriva l'accident dont nous avons parlé plus haut, p. 17, note 4.

3. T. IV, p. 70.

4. T. V, p. 401.


3^6 BRANTÔME

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m. Brantôme a la cour. Voyage en Ecosse et en Angleterre.

Après un court séjour en Périgord, où il prit en main le maniement de ses affaires abandonné jusqu'alors à son frère aîné le vicomte de Bourdeille, Brantôme se rendit à la cour qui, effrayée de vagues rumeurs de complot, venait de quitter Blois pour Amboise. Tl y était avec elle en février 1 560 quand au carnaval * eut lieu, entre le grand prieur et le duc de Nemours, une course de bagues, dont la description nous donne bien une idée de ces fêtes.

« M. le grand prieur, dit-il, estoit monté sur un barbe, habillé fort gentiment en femme segyptienne^, avec son grand chappeau rond ou capeline sur la teste, à l'spgyptienne , sa robe et cotte tout de vellours et taffetas fort bouffante. En son bras gauche avoit, au lieu d'un petit enfant, une petite singesse qui estoit à luy, et plaisante, emmaillotée comm' un petit enfant, qui tenoit sa mine enfantine ne faut dire comment, et qui donnoit fort à rire aux regardans. Elle luy donna pourtant de la peine et de l'incommodité à faire ses courses , à cause de l'esmotion du cheval à courre ; de sorte qu'il fut receu, après en avoir faict quatre courses en tel estât, de la laisser, et poursuivre ses courses, tousjours masqué.

«ï M. de Nemours estoit habillé en femme bourgeoise de ville, avec son chapperon et robbe de drap noir,

1. Cette année-là Pâques tombait le 29 mars.

2. C'est-à-dire en bohémienne.


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et à sa saincture une grand'bource de mesnage, avec un grand clavier de clefz où pour le moins il y avoit plus de cent clefz pendentes avec la grosse chaisne d'argent, tousjours masqué aussi. Il fit son entrée de camp sur un très beau roussin, qu'on appelloit le Real; que le seigneur Julie, escuyer de M. le vidasme, et puis à M. de Nemours, avoit dressé à aller à deux pas et un saut mieux que ne fit jamais cheval, et qui alloit le plus haut, car c'estoit un des plus fortz roussins et des plus beaux, bay obscur ; de sorte qu'en ceste allée du mitan du jardrin d'Amboise il ne fit que cinq sautz, tant il se lançoit bien, jusqu'à la fin de la carrière, M. de Nemours s'y tenant si bien et de si bonne grâce qu'il en donna grand' admiration à tout le monde, tant hommes que dames. Aussi y avoit-il là une dame qu'il servoit et aymoit fort, aussi elle luy ^ . Et ce qui estoit plaisant, c'estoit que le clavier, avec sa multitude de clefz, faisoit un bruict comme si ce fussent esté son- nettes, pour l'amour des sautz du cheval, qui, en mesme temps que luy, sauttoient en l'ayr et tintinoient ainsi. Je vis tout cela, et ce fut la première fois que je vins à la court, venant d'Italie^. »

Quelque temps après cette mascarade, la seule fête royale que vit l'année 1560, éclata le tumulte d'Am- boise, «très villaine et détestable entreprise. » (H mars.) Brantôme ne semble point avoir pris part aux petits combats livrés aux insurgés, mais en simple et curieux spectateur il a recueiUi sur la conjuration et les con- jurés, sur la sanglante répression qui la suivit, et

1. M'i« de Rohan, ou la duchesse de Guise, qu'il épousa plus tard.

2. T. IV, p. 161. — Ailleurs il dit : « Ce fut la première fois que, venant d'Italie, je commençay à suivre la court. » (T. V, p. 423.)


d% BRANTÔME

entre autres sur l'arrestation et le procès de Condé, bon nombre de particularités dispersées çà et là dans ses écrits et dont l'historien doit faire son profit^.

Le calme rétabli, la cour se mit à voyager de châ- teau en château. Il la suivit à Romorantin (mai), où il vit Brusquet donner une si plaisante recette à l'ambassadeur vénitien^, puis à Ghampigny, séjour de la sœur du connétable de Bourbon, Louise, princesse de la Roche-sur- Yon. « Le roi l'alloit voir tous les jours en sa chambre, laquelle n'en bougeoit pour son imbé- cille vieillesse^, avec tous les princes et grandz de la court : si faisoient les reynes, et mère et régnante, et toutes les dames, et entroit lors qui vouloit. Tout le monde l'arregardoit fort attentivement, et moy aussi bien que les autres, et tous l'admirions, autant pour sa vénérable vieillesse que pour estre sœur de ce grand M. de Bourbon ; et les plus vieux qui l'avoient veu nous disoient qu'elle ressembloit fort à son frère de visage, et d'autant plus l'arregarda-on*. »

Pendant ces excursions, Brantôme s'attacha de plus en plus à la maison de Guise et particulièrement au duc François, dont la toute-puissance devenait de jour en jour menaçante pour l'autorité royale. Il avait, nous dit-il, toute la cour à sa dévotion, et on le vit bien lorsque sept ou huit jours après la mort de Fran-

1 . Voy. à la table (tome XI) les articles : Amboise , Antoine de Bourbon, Gastelnau, Goligny, Condé, La Renaudie, La Vigne, etc.

2. T. II, p. 260.

3. Elle mourut l'année suivante (1561), non pas à cent ans, comme le dit Brantôme, mais au plus dans sa quatre- vingtième année.

4. T. V, p. 5.


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çois II * il alla à pied faire un pèlerinage à Notre-Dame de Léry. « Il emmena quasi toute la court avec luy et la noblesse, et demeura le roy (Charles IX) si seul et sa court si seule que l'on en murmura et entra en jalousie. Je le sçay et l'ay veu^. » Mais l'habileté de Catherine parvint, pour quelque temps du moins, à écarter ce danger. « Le conseil formé après la mort de François II, dit Claude Haton^, lit signifier à Mons. de Guise qu'il n'eust à se immiscer aulcunement de quelque charge que ce fust de celles qui touchoient les affaires du Roy ni du royaume, ains qu'il allast garder le feu roy son maistre*; ce que bien ayant entendu ledit sieur de Guise, après avoir mis ordre à ses affaires pour la seureté de sa personne, se retira hors la ville d'Orléans avec son train qu'il feit armer en bon équipage pour se deffendre, si d'aventure messieurs les Bourbons et leurs alliez l'eussent voulu envahir, comme en estoient les signes assez apparens. Avec le seigneur de Guise sortirent aussi d'Orléans plus de cinq cens chevaux et gentilshommes pour le suivre et mettre la main aux armes en sa faveur si besoing en eust esté, et se trouva ledit sieur de Guise suivy de plus grand nombre de peuple et gentils- hommes que le jeune roi ny ses gouverneurs. »

1. François II mourut le 5 décembre 1560.

2. T. IV, p. 227.

3. Mémoires de Claude Haton, publiés par F. Bourquelot (Collec- tion des Documents inédits), t. I, p. 116.

4. Gomme grand maître de France, il s'acquitta si mal des devoirs que lui imposait sa charge qu'il n'assista même pas au convoi du feu roi qu'accompagnèrent seulement Sausac, de la Brosse, et un prélat aveugle, Guillard, évêque de Senlis. (De Thou, liv. XXVI.)


10 BRANTÔME

Brantôme faisait partie de cette brillante escorte. « J'avois lors cest honneur, nous dit-il, d'estre à la suitte de ce grand prince qui me faisoit cest honneur, bien que je fusse fort jeune, de m'aymer pour l'amour de feu mon oncle de La Ghastaigneraie*. » Il l'accom- pagna à Joinville où Marie Stuart vint rejoindre son oncle (mars 1561), puis en Lorraine, assista avec lui au sacre de Charles IX (5 mai) , et après la cérémonie fut emmené par lui à Guise. Il y resta jusqu'au jour où, sur les appels réitérés de Gatherine^, qui crai- gnait des troubles à l'occasion de la Fête-Dieu, le prince se rendit à Paris. « Il partit en si grand' haste qu'en deux jours, sur ses chevaux et nous sur les nostres,

il arriva précisément sur la vigille de la dicte feste

Que pleust à Dieu fussé-je aussi sain et gaillard qu'alors ^ ! »

Bientôt s'offrit une nouvelle occasion qu'il ne laissa pas échapper de voir des pays nouveaux. Marie Stuart, persécutée par Catherine et cédant aux conseils inté- ressés de ses oncles, s'était enfin décidée à aller prendre possession de son royaume d'Ecosse. Le grand prieur, François de Lorraine, fut chargé de la conduire à Edimbourg, et il emmena avec lui une suite nombreuse de gentilshommes* où figurait Brantôme,

1. T. IV, p. 232.

2. « Je vis pour un jour arriver trois courriers coup sur coup, l'un après l'autre. » (T. IV, p. 232.)

3. Ibid. — Le duc, suivant Claude Haton (t. I, p. 243), « arriva à Paris le pénultième d'avril avec bien petit train, car il avoit couru la poste tout le chemin depuis Fontenay ou Monceaux-lès- Meaux jusques près le bois de Vincennes. »

4. « Moy et mes compaignons, qui pouvions estre environ cent gentilzhommes suivans M. le grand prieur de Lorraine et


SA VIE ET SES ÉCRITS. 41

qui nous a donné du voyage de la pauvre princesse un touchant récit.

Le 25 juillet 1 561 , après avoir fait, à Saint-Ger- main, ses adieux à la famille royale, elle partit pour Calais où elle arriva le 9 août. « Elle étoit, nous dit-il, accompagnée de messieurs tous ses oncles, M. de Nemours, et de la pluspart des grands et honnestes de la court, ensemble des dames, comme de madame de Guyse et autres, tous regrettans et pleurans à chaudes larmes l'absence d'une telle reyne. Elle trouva au port deux gallères, l'une de M. de Meuillon*, et l'autre du capitaine Albize, et deux navires de charge seulement pour tout armement ^ : et, six jours après son séjour de Calais^, ayant dict ses adieux piteux et plains de souspirs à toute la grand' compagnie qui estoit là, despuis le plus grand jusques au plus petit, s'embarqua, ayant de ses oncles avec elle messieurs d'Aumalle, grand prieur, et d'Elbeuf, et M. d'Anville (aujourd'huy M. le connestable), et force noblesse que nous estions avec elle dans la gallère de M. de Meuil- lon, pour estre la meilleure et la plus belle.

« Ainsi donc qu'elle commançoit à vouloir sortir du port, et que les rames commançoient à se vouloir mouiller, elle y vist entrer en plaine mer, et tout à

M. d'Anville. » (T. IV, p. 364.) — Le frère de Brantôme, Arde- lay, et La Noue étaient du voyage.

1. Pierre Bon, dit Meuillon.

2. Le cardinal de Lorraine lui avait conseillé, de peur d'accident, de lui laisser en dépôt ses pierreries et ses meubles les plus pré- cieux; mais elle connaissait la rapacité de son oncle et lui répondit que, puisqu'elle risquait sa vie sur mer, elle pouvait bien faire courir le même risque à ses meubles et à ses bijoux. (De Thon, liv. XXIX.)

3. Elle s'embarqua le 45 août et arriva à Edimbourg le 19.


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coup à sa veue, s'enfoncer un navire devant elle et se périr, et la pluspart des mariniers se noyer, pour n'avoir pas bien pris le courant et le fond ; ce qu'elle voyant, s'escria incontinent : « Ah ! mon Dieu ! quelle « augure de voyage est cecy! » Et la gallère estant sortie du port, et s'estant eslevé un petit vent frais, on commança à faire voile et la chiorme se reposer. Elle, sans songer à autre action, s'appuye les deux bras sur la pouppe de la gallère du costé du timon, et se mist à fondre en grosses larmes, jettant tousjours ses beaux yeux sur le port et le lieu d'où elle estoit par- tie, prononceant tousjours ces tristes paroles : « Adieu « France ! Adieu France ! » les répétant à chasque coup ; et luy dura cet exercice dolent près de cinq heures, jusques qu'il commença à faire nuict, et qu'on lui demanda si elle ne se vouloit point oster de là et souper un peu. Alors, redoublant ses pleurs plus que jamais, dict ces mots : « C'est bien à ceste heure, ma « chère France, que je vous perds du tout de veue, « puisque la nuict obscure est jalouse de mon conten- « tement de vous voir tant que j'eusse peu, et m'ap- « porte un voile noir devant mes yeux pour me priver « d'un tel bien. Adieu donc, ma chère France, je ne « vous verray jamais plus! » Ainsi se retira, disant qu'elle avoit faict tout le contraire de Didon, qui ne fit que regarder la mer quand ^néas se despartit d'avec elle, et elle regardoit tousjours la terre. Elle voulut se coucher sans n'avoir mangé qu'une sallade et ne voulut descendre en bas dans la chambre de pouppe ; mais on luy fit dresser la traverse de la gal- lère en hault de la pouppe, et luy dressa-on là son lict : et reposa peu, n'oubliant nullement ses souspirs et larmes. Elle commanda au timonnier, sitost qu'il seroit


SA VIE ET SES ÉCRITS. 43

jour, s'il voyoit et descouvroit encor le terrain de la France, qu'il l'esveillast et ne craignist de l'appeler. A quoy la fortune la favorisa, car le vent s'estant cessé et aiant eu recours aux rames, on ne fist guières de chemin ceste nuict : si bien que, le jour paressant, parut encor le terrain de France ; et, n'a^yant failly le timonnier au commandement qu'elle luy avoit faict, elle se leva sur son lict et se mit à contempler la France encor, et tant qu'elle peut. Mais la gallère s'esloignant, elle esloigna son contentement, et ne vist plus son beau terrain. Adonc redoubla encor ces mots : « Adieu la « France ! Cela est faict. Adieu la France ! je pense ne « vous voir jamais plus ! . . . , j>

« Faut noter qu'un jour avant, qui fut un dimanche matin, que nous arrivasmes en Escosse, il s'esleva un si grand brouillard que nous ne pouvions pas voir despuis la poupe jusques à l'arbre de la gallère, en quoy les pilottes et comités furent fort estonnez; si bien que par nécessité il fallut mouiller l'ancre en plaine mer, et jetter la sonde pour sçavoir où nous estions. Ce brouillard dura tout le long d'un jour, toute la nuict, jusques au lendemain matin à huict heures, que nous nous trouvasmes environnez d'un' infinité d'escueilz ; si bien que, si nous fussions allez en avant ou à costé, nous eussions donné à travers et nous fussions tous péris.

« Nous allasmes entrer et prendre terre au

Petit-Lit^, où soudain les principaux de là et de l'Isle- bourg* accoururent pour recueillir leur reyne ; et ayant séjourné deux heures seulement au Petit-Lict, fallut

1. Leith, qui forme le port d'Edimbourg.

2. L'abbaye d'Holyrood.


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s'acheminer à l'Islebourg qui n'est qu'à une petite lieue de là. La reyne y alla à cheval, et ses dames et seigneurs sur des hacquenées guilledines du pays, telles quelles, et harnechées de mesmes ; dont, sur tel appa- reil, la reyne se mist à pleurer et dire : que ce n'es- toient pas les pompes, les apprestz, les magnificences ny les superbes montures de la France, dont elle avoit jouy si longtemps ; mais, puisqu'il luy falloit changer son paradis en un enfer, qu'il falloit prendre patience. Et qui pis est, le soir, ainsi qu'elle se vouloit coucher, estant logée en bas en l'abbaye de l'Ilebourg (qui est certes un beau bastiment et ne tient rien du pays), vindrent soubs sa fenestre cinq ou six cens marauts de la ville luy donner l'aubade de meschans violions et petits rebecz*, dont il n'y en a faute en ce pays-là ; et se mirent à chanter des pseaumes tant mal chantez et si mal accordez que rien plus. Hé! quelle musique et quel repos pour sa nuict !

« Le lendemain matin, on luy cuida tuer son aumos- nier devant son logis; et, s'il ne se fust sauvé de

vitesse dedans sa chambre, il estoit mort Quelle

indignité ! Ils luy en ont faict bien d'autres.

« Ce tour faict à son aumosnier, elle en vint si

triste et faschée qu'elle dict : « Voilà un beau comman- « cément d'obéissance et de recueil de mes subjects ! « Je ne sçay quelle en sera la fin ; mais je la prévois « très mauvaise. » Ainsy que la pauvre princesse en cela s'est montrée despuis une seconde Cassandre en prophétie, comme elle estoit en beauté^. »

Le séjour du grand prieur en Ecosse ne fut pas de

1. Bebec, espèce de violon.

2. T. VII, p. 415 et suiv.


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longue durée, et avant de rentrer en France il se rendit avec sa suite à Londres, où la reine Elisabeth lui donna un souper suivi « d'un ballet de ses filles, dit Bran- tôme, qu'elle avoit ordonné et dressé, représentans les vierges de l'Évangile, desquelles les unes avoient leurs lampes allumées, et les autres n'avoient ny huille ny feu, et en demandoient. Ces lampes estoient d'ar- gent fort gentiment faictes et élabourées ; et les dames estoient très belles, bien honnestes et bien apprises, qui prindrent nous autres François pour danser; mesmes la reyne dança, et de fort bonne grâce et belle majesté royalle, car elle l'avoit et estoit lors en sa grand' beauté et belle grâce ^. »

« La vue d'un beau et grand tableau faict par le commandement du roy Henry d'Angleterre ^, » et la découverte de la race de chiens noirs du Périgord envoyés par son père au même prince, qui, en 1520, l'avait emmené avec lui après l'entrevue d'Ardres^, tels sont, avec le bal royal, les seuls souvenirs qu'il ait rapportés de cette courte excursion en Angleterre.

Il y retourna longtemps après, mais il ne fait qu'in- cidemment et en un seul mot allusion à cet autre voyage. « J'ay veu, dit-il, la reine Elisabeth d'Angle- terre en son esté et en son automne. Quant à son hyver, elle y approche fort, si elle n'y est, car il y a longtemps que je ne l'ay veue. La première fois que je la vis, je sçay l'aage qu'on luy donnoit alors*. » Comme en 1561 Elisabeth, née en 1533, avait vingt-

1. T. m, p. 290.

2. Il représentait la bataille de Gérisoles. T. III, p. 216.

3. T. X, p. 54.

4. Discours de l'amour des dames vieilles, t. IX, p. 363.


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huit ans, on voit que Brantôme fait commencer « son esté » d'assez bonne heure ; quoiqu'il ne dise rien de la date ni des circonstances où il la vit « en son automne, » il est facile de suppléer à son silence, dont on devine le motif. Chambellan du duc d'Anjou, il l'accompagna à la cour d'Angleterre, en 1 579, quand ce prince, bien accueilli d'abord, finit par voir échouer misérablement ses projets de mariage avec la reine ^.

IV. Première guerre civile.

Nous ne savons combien de temps dura l'absence de Brantôme, mais ce fut probablement dans les premières semaines de 1 5621 qu'il retourna à la cour où un spectacle inattendu s'offrit à lui.

Condé, que quelques mois auparavant il avait vu si près de l'échafaud, avait été proclamé innocent (juil- let 1561); l'inutile colloque de Poissy avait eu lieu (septembre) , et c'était le roi de Navarre qui y avait fait amener à ses frais les ministres étrangers^. On avait publié l'édit de tolérance (janvier 1 562) que le parle- ment s'était refusé longtemps à enregistrer^. « Rien ne voyoit-on à la court que ministres et n'oyoit-on que presches. Je retournois lors d'Ecosse. Quand nous

1. "Voy. le très intéressant volume : les Projets de mariage de la reine Elisabeth, par le comte de la Perrière, 1882, in-18.

2. Il les avait envoyé chercher par M. d'Estourneau, « voisin et bon ami » de Brantôme. — Voyez l'intéressant ouvrage du baron de Ruble, le Colloque de Poissy, 1889, in-8°.

3. Catherine, ayant appris ce refus, entra dans une telle colère qu'elle courut immédiatement la poste de Saint-Germain à Paris pour se rendre au parlement. (Cl. Haton, t. I, p. 186.)


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vismes ce changement nouveau despuis nostre despart, nous fusmes bien estonnez^. »

Un tel état de choses ne pouvait durer. Les passions religieuses, la faiblesse du gouvernement royal, l'am- bition des princes, la tyrannie des Guises, le désir de la revanche d'Amboise, la rivalité des grandes familles, les haines particulières, les insurrections et les mas- sacres dans les provinces, tout se réunissait pour rendre inévitable et générale une de ces luttes intes- tines que Montaigne appelle avec tant de raison « une vraye eschole de trahison, d'inhumanité et de brigan- dage*; » et à toutes ces causes il faut ajouter l'espoir que nourrissait « une infinité de seigneurs et capitaynes de devenir grands, riches et opulens par les guerres civiles*. »

La paix de Câteau-Cambrésis, en amenant le licen- ciement de l'armée, avait jeté sur le pavé des milliers d'officiers et de soldats auxquels « un bandon fait à la cour défendoit de réclamer leurs payes deues et récom- penses des services passez. » Ne pouvant supporter ni la misère ni l'oisiveté*, ils ne demandaient qu'à reprendre, n'importe dans quel camp, le seul métier qui pût leur donner des moyens d'existence. A ce bandon les Guises ajoutèrent une autre faute. Lorsque, dans les dernières semaines de la vie de François II, ils firent partout

1. T. IV, p. 364.

2. Essais, liv. I, ch. xvii.

3. Régnier de la Planche, De l'estat de la France sous François II, éd. du Panthéon, p. 421.

4. f Le François ne fut jamais qu'il n'aymast à mener les mains, sinon contre l'estranger, plustost contre soy-mesmes. Aussi le Bourguignon et le Flament disent de nous que : « Quand le Fran- çois dort, le diable le berce. » (Brantôme, t. VI, p. 120.)


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« sonner le tabourin » pour lever des troupes, leurs agents avaient la charge expresse, afin que leur armée ne fût pas « bigarrée, » de refuser d'enrôler tout sol- dat qui n'apporterait pas « tesmoignages de leurs curés et vicaires d'estre catholiques^; » aussi, dans cette première guerre, « les bons soldats, dit Brantôme, se rangèrent la pluspart du costé des huguenots, de sorte que, pour un temps, ils nous surpassèrent en nombre de soldats vieux et bons^. » Les chefs des réformés, qui ne s'inquiétaient pas de la bigarrure^ comptaient dans leurs rangs, et il en fut toujours ainsi dans les guerres suivantes, bon nombre de catholiques. Au siège de Rouen, « la pluspart de ceux qui estoient dans la ville, nous dit-il encore, estoient autant hugue- nots que moy^. »

« Les réformés, dit Aubigné, a voient fait la première

\. Régnier de la Planche, p. 4H.

2. T. VII, p. 288. C'est ce qui explique que, dès le début, les succès des huguenots furent aussi grands que rapides. « D'espé- cifïier par nom les villes qui furent lors surprises, ce seroit chose superflue, car, je me souviens que, lors de ceste grande esmeute et sédition, quand on demandoit quelles villes étoient prises et quelles villes tenoient pour les huguenotz, on disoit : t Mais, « demandez qui sont celles qui ne tiennent pour eux. » (T. IV, p. 293.)

3. T. V, p. 418. — Plus loin (p. 420), il nous raconte un fait caractéristique. Après la prise de Bourges par l'armée royale, l'un des défenseurs de la ville, un brave et vaillant gentilhomme, le capitaine Brion, fut bien accueilli par le duc de Guise, qui lui demanda s'il ne voulait pas redevenir serviteur du roi. — « Si je € le veux, monsieur? » répondit-il, « ouy, monsieur, vous jurant t que je ne me suis mis icy pour la religion que pour un mesconten- « tement que j'euz après la guerre, m'en voyant si mal récom- « pensé ; et MM. le Prince et admirai m'ayant les premiers recher- f ché, je les ay servis fort fidellement, comme je fairay le roy, « ainsi que j'ay faict le roy son père. »


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guerre en anges, la seconde en hommes, la troisième en diables encharnez^ (incarnés) . » Les débuts de cette pre- mière guerre angélique feront juger ce que durent être les deux autres. Après sa tentative insensée sur Paris, quand Condé se dirigea vers la Beauce, il vit que, mal- gré ses défenses formelles, ses troupes avaient brûlé leurs cantonnements : Arcueil, Montrouge, Cachan et Antony. — Mais il faut s'entendre. La guerre, comme on avait alors l'habitude de la faire, était accompagnée de tels brigandages et de telles horreurs que des troupes observant quelque discipline étaient un sujet d'étonnement ; si pendant deux mois environ l'armée du roi et celle des huguenots se conduisirent assez régulièrement, cela ne dura guère. Voici ce que nous dit La Noue, cet habile et vertueux capitaine que Henri III appelait son bon huguenot^ :

« Lorsque ceste guerre commença, les chefs et capitaines se resouvenoyent encore du bel ordre militaire qui avoit esté practiqué en celles qui s'es- toyent faites sous le roy François et Henri son fils, et plusieurs soldats en estoyent aussi mémoratifs. » A ce souvenir vinrent se joindre les continuelles exhor- tations des ministres, « où ilz estoyent admonnestez de n'employer les armes à l'oppression du pauvre peuple. Principalement la noblesse se monstra, à ce commen- cement, très digne du nom qu'elle portoit, car, mar- chant par la campagne où la licence de vivre est sans comparaison plus grande que dans les villes, elle ne pilloit point ni ne battoit ses hostes et se contentoit


1. Hist. universelle, année 1572, 1. I, ch. ix, col, 576.

2. Journal de L'Estoile, 1575, 23 avril.

I . 4


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de fort peu. Et les chefs et la pluspart d'icelle, qui de leurs maisons avoyent apporté quelques moyens, pay oient honnestement. On ne voyoit point fuir per- sonne des villages, ni n'oyoit-on ne cris ne plaintes.

Somme, c'estoit un désordre très bien ordonné

Dans ceste grande troupe on n'eust pas entendu un blasphème du nom de Dieu ; on n'eust pas trouvé une paire de dez ni un jeu de cartes en tous les quartiers, qui sont des sources de tant de querelles et de larcins. Les femmes en estoyent bannies, lesquelles, ordinaire- ment, ne hantent en tels lieux sinon pour servir à la dissolution. » Cette discipline, sur la durée de laquelle Goligny, du reste, ne se faisait pas d'illusion, disparut bientôt. On le vit à la prise de Beaugency, là où les Provençaux qui l'avaient emporté « exercèrent plus de cruauté et de pillerie sur ceux de la religion, habitans d'icelle, qui n'avoient peu sortir, que contre les soldats catholiques qui la défendoyent ; mesmement il y eut

des forcemens de femmes ; ainsi perdit nostre

infanterie son pucellage ; et de ceste conjonction s'en- suivit la procréation de madamoiselle la Picorée, qui depuis est si bien acreue en dignité qu'on l'appelle maintenant madame; et si la guerre civile continue encor, je ne doute point qu'elle ne devienne princesse. Ceste perverse coustume s'alla incontinent jetter au millieu de la noblesse ; une partie de laquelle, ayant gousté des premières friandises qu'elle administre, ne

voulut plus se repaistre d'autre viande Je diray

aussy en faveur des bandes catholiques qu'elles estoyent aussi à ce commencement bien policées et peu malfai- santes au peuple, entre lesquelles la noblesse reluisoit. Mais de dire combien de temps elles persévérèrent, je


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ne sçay pas bonnement : toutesfois j'ay entendu qu'elles mirent tout incontinent les voiles au vent et prindrent la mesme route des autres ^ » — Les représailles ne se faisaient pas attendre, car, comme l'a dit Montaigne, « les premières cruautez s'exercent pour elles-mesmes : de là s'engendre la crainte d'une juste revenche qui produit aprez une enfileure de nouvelles cruautez pour les estouffer les unes par les autres^. »

C'était du reste une proie splendide qui s'offrait aux convoitises des gens de guerre^. La France était d'une richesse qui, depuis longtemps, frappait d'ad- miration les étrangers^, richesse que les rois exploi- taient incessamment sans l'épuiser. « Louis XI, dit un « ambassadeur vénitien, la comparait à une belle « prairie qu'il fauchait quand il voulait. L'empereur « Maximilien comparait le roi de France à un berger c de moutons dont la toison était d'or et qui se lais- ff saient tondre à sa fantaisie ^. » Les guerres qui avaient toujours pour théâtre nos frontières n'altéraient point la prospérité du reste du royaume, et un autre ambas- sadeur nous révèle un fait bien curieux. Le commerce,

1. La Noue, Discours poliiiques et militaires, éd. de 1587, in-4», p, 571 et suiv.

2. Essais, liv. Il, ch. xxvii.

3. Hist. univ., t. I, col. 477.

4. A la fin de son Discours sur Charles IX, Brantôme raconte avoir vu à Rome « un très beau pourtrait de la Frçince despeinte et représentée en forme d'une belle Pallas toute armée, sa lance en une main et son escu en l'autre, force livres à ses piedz et entournée et ombragée de force espicz de bled avec ces motz : Marte, arte, frugibus. » (T. VI, p. 285.)

5. Relations des ambassadeurs vénitiens. Relation de J. Gorrero, t. II, p. 143.


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malgré les hostilités, continuait avec les Anglais, les Flamands et les Espagnols « par le besoin, dit-il, que « ceux-ci ont des vivres et des marchandises de la « France, et on ne doit pas s'émerveiller si, en temps « de guerre, non-seulement à l'intérieur du royaume, « mais en Italie, tous les gens étoient payés en écus « espagnols et en réaux d'argent^. » Claude Haton dit à son tour : « Les gens des villages estoient si riches « et pleins de tous biens, si bien meublez en leurs « maisons de tous meubles, si plains de volailles et a bestial que c'estoit une noblesse^. » Enfin, les pertes se réparaient si vite qu'en 1 577, après tant d'années d'une guerre dont les ravages s'étaient étendus à toutes les provinces, Jérôme Lippomano ne revenait pas de son étonnement en voyant quelle abondance, en pain, viande, poisson, foin, blé, on trouvait partout, non seu- lement dans les villes et les châteaux, mais dans les bourgs et dans les plus petits villages ^. Et pourtant peu de localités échappèrent aux calamités de la guerre. Il n'y avait pas de ville catholique qui ne renfermât des pro- testants ou des gens « sentant la farine huguenotique, » comme dit Claude Haton, ni de ville huguenote qui ne contînt des catholiques, et, au moment de la prise, les vainqueurs ne prenaient pas la peine de faire une dis- tinction entre amis et ennemis ; à cet égard, ils se

1. Relations des ambassadeurs vénitiens. Relation de Michel Suriano (1561), t. I, p. 503.

2. Mémoires de Claude Haton, t. I, p. 279.

3. « È la grande abondanza de' viveri, non pure in ogni città o in ogni castello, ma in ogni borgo, in ogni piccolo villaggio, di pane, carne, pesce, fieno e biada. » (Relations des ambassadeurs vénitiens. Relation de Jérôme Lippomano, t. II, p. 488.)


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valaient tous les uns les autres, et, tant que durèrent ces guerres, on put dire avec L'Estoile * : « Le pauvre estoit pillé et ruiné, et le peuple mangé de tous les deux partis ; car si en l'ung il y avoit bien des larrons, il n'y avoit pas faute de brigands dans l'autre. > Et quel frein, d'ailleurs, pouvait les arrêter quand des chefs, comme le maréchal de Biron, avaient pour principe qu'un homme de guerre ne devait pas avoir peur de la justice^? Les garnisons que l'on envoyait pour défendre ou protéger les places étaient redou- tées des habitants à l'égal des ennemis ; aussi, quand elles étaient assez fortes pour le faire, les villes refu- saient de les recevoir, et, suivant l'expression d'Au- bigné, « leur faisoyent compter les doux de leurs portes^. »

La composition des armées aidait singulièrement aux brigandages et aux massacres. Dans les rangs des catholiques (sans parler des troupes suisses discipli- nées qui se couvrirent de gloire à Dreux et à la jour- née de Meaux '*) , on trouvait un corps espagnol payé

1. Journal, avril 1576.

2. Brantôme, t. VI, p. 43. Au xvii» siècle, en 1667, d'Aceilly pouvait encore dire :

« Je ne connois qui que ce soit

De ceux qui maintenant suivent Mars et Bellone,

Qui, s'il ne violoit, pilloit, tuoit,

Ne fût assez bonne personne. »

3. Hist. univ., col. 369.

4. Un détail curieux donné par Montaigne : Ils avaient avec eux leurs femmes aussi vaillantes et aussi vigoureuses qu'eux- mêmes, « trottant aprez leurs maris; vous les voyez aujourd'hui porter au col l'enfant qu'elles avoient hier au ventre. » (Essais, liv. I, ch. 40.)


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par Philippe II, les auxiliaires allemands du Rhingrave et de Rockendorf, des troupes italiennes fournies par le pape et qui se signalèrent en Provence et en Dau- phiné par leurs monstrueuses débauches*. Les Hugue- nots eurent des reîtres^, des lansquenets, des Anglais et des Écossais. Les Français des deux partis livraient ainsi eux-mêmes leur patrie à ses implacables enne- mis de la veille; et Dieu sait quelle pitié on trouvait chez eux pour les vaincus et la population. A Dreux, les Espagnols, qui ne faisaient pas de prisonniers, égorgeaient « comme des moutons » les fantassins huguenots. Les reîtres venus en France, « non pour mourir mais pour s'enrichir, » se livraient à d'affreux pillages et se montraient les dignes ancêtres des déménageurs de 1 870 ; et plus tard , en 1 591 , le maréchal d'Aumont, qui avait sous ses ordres des troupes anglaises prêtées par Elisabeth à Henri IV, se plaignait que Norris, leur général, avait ruiné plus de deux cents églises, dont il avait envoyé les cloches en Angleterre^.

A ces ravages des armées, il faut ajouter les hor- ribles excès des masses des campagnes que les catho- liques armaient contre les huguenots et dont le sou- lèvement, à Brantôme et à toute la noblesse, inspira une répulsion et, on pourrait presque dire, une terreur

1. Voy. de Thou, liv. XXXI.

2. « Il n'entra de cinquante ans en France, dit Théodore de Bèze , de plus couards hommes que ceux-là , combien qu'ils eussent la plus belle apparence du monde. » (Histoire ecclésias- tique, éd. 1884, t. II, p. 299. Cf. Claude Haton, t. I, p. 355.)

3. Lettre autographe du maréchal d'Aumont à son secrétaire. (Bibl. de l'Institut, collection Godefroy, n* 564.)


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profonde. Le 6 janvier 1563, Catherine de Médicis écrivait à M. d'Humières, gouverneur de Picardie, de ne pas craindre en cas de besoin « de s'ayder des communes par tocquesainct^. » Mais sa politique n'était trop souvent qu'une politique d'expédients, se fiant à son habileté pour calmer plus tard les passions qu'elle avait déchaînées. « Je vis, dit Brantôme, feu M. de Guyze le Grand détester ces eslévations (soulèvements) pis que le diable, aux premières guerres, que quelques communes d'Anjou, du Mans, mesmes de sa terre de La Freste-Besnard^, faisoient autant de maux aux catholiques comm' aux huguenotz, et commanda aus- sitost qu'ilz se ressarrassent^. » Et en parlant des communes de Bretagne appelées par le duc de Mer- cœur, « qui ne lui servirent de rien, sinon à faire tous les maux du monde, cruautez et massacres, ainsy que telles personnes y sont adonnées, » il ajoute ces phrases où percent toute la colère et l'horreur du gen- tilhomme pour ces terribles mouvements populaires : « Elles mériteroient, quand elles s'eslèvent ainsy, de les assommer jusques aux petits enfans, comme j'ay ouy dire à des grandz, et n'en avoir ny compassion ny miséricorde, non plus qu'elles ont de nous autres, sans aucun respect ny acception de gens. Il faudroit mesmes assommer ceux qui les font eslever comme faisans vilainement contre toutes loix, droictz, raison et ordre de nature, de permettre et donner les armes à ceux qui ne leur appartiennent, et leur sont deffen-

1. Lettres, t. 1, p. 464.

2. T. V, p. 591.

3. Ibid.


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dues, et pour ne s'en sçavoir ayder qu'en mode bru- talle ; et qui pis est, les desbaucher de leur labeur et travail, duquel ilz vivent et font vivre les autres, dont il seroit bien employé à telz eslévateurs de peuple et vilenaille, qu'ilz allassent faire les vignes, labourer la terre, et les paysans se mettre en leurs places et tenir leur chaire et leur haut bout^. »

Voilà de cruelles paroles, et pourtant, nous le mon- trerons ailleurs, Brantôme n'était point « impiteux, » comme on le disait de Goligny, et pouvait passer pour humain à une époque où l'on ne connaissait guère la pitié. C'est à la vue de toutes ces misères que La Noue s'écriait douloureusement : « Ce sont nos guerres pour la religion qui nous ont fait oublier la religion. » Que de fois, en des temps plus rapprochés, a-t-on pu dire la même chose de la liberté !

Ce qui prolongea cette première guerre et surtout celles qui suivirent, c'était la plus étrange des théo- ries sur les bienfaits qu'elles apportaient avec elles, et que Brantôme, chez qui, comme chez ses contempo- rains, le sentiment de la patrie n'existait pas, s'est chargé de nous énumérer, quoiqu'il avoue « que la guerre intestine et civile ay l'estime d'estre la plus cruelle de toutes ^. »

Pour disculper l'amiral d'avoir été, par ses prises d'armes, la cause « de la ruyne et pouvretté de la France, » il raconte qu'il entendit une fois dans la chambre de la reine mère deux grands personnages.


1. Lettres, t. V, p. 191.

2. T. V, p. 384.


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l'un de guerre et l'autre d'État, et très bons catho- liques, soutenir que, loin que la guerre civile eût appauvri la France, « elle l'avoit du tout enrichie, d'autant qu'elle descouvrit et mit en évidance un' infinité de trésors cachez soubz terre, qui ne servoient de rien, et dans les églises, et les mirent si bien au soleil et convertirent en bonnes et belles monnoyes à si grand' quantité, qu'on vist en France reluyre plus de millions d'or qu'auparavant de millions de livres et d'argent, et pareistre plus de testons neufz, beaux, bons et fins, forgez de ces beaux trésors cachez, qu'auparavant n'y avoit de douzains ; tesmoingt un seigneur de par le monde*, qui des reliques de sainct Martin de Tours et barres d'argent données par le bon roy Louis XP, en fît une grand' barrique de tes- tons : et tant d'autres seigneurs et princes en fîrent de mesmes d'autres trésors et reliques ; le tout forgé pourtant au coing et effigie de nostre petit roy Charles IX®, qui pour lors régnoit. Il en pareist encor

force beaux et bons

< Ce n'est pas tout : les riches marchans, les usu- riers, les bancquiers et autres raque-deniers, jusques aux prebstres qui tenoient leurs escus cachez et enfer- mez dans leurs coffres, n'en eussent pas faict plaisir ny preste pour un double, sans de gros intérestz et usures exessives, ou par achaptz et engagemens de terres, biens et maisons à vil prix ; de sorte que le gentilhomme, qui durant les guerres estrangères s'es- toit apauvry et engagé son bien, ou vendu, n'en pou- voit plus et ne sçavoit plus de quel bois se chauffer ;

1. Le prince de Gondé.


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car ces marautz usuriers avoient tout raflé : mais cesle bonne guerre civile (ainsi l'appeloient-ilz) les restaura et mit au monde. Si bien que j'ay veu tel gentilhomme, et de bon lieu, qui paradvant marchoit par pays avec deux chevaux et le petit lacquays, il se remonta si bien, qu'on le vist, durant et après la guerre civile, marcher par pays avec les six et sept bons chevaux et brave, comme le bastard de Lupé, et ainsi des autres, tant d'un party que d'autre, et avoir ainsi continué et rachepté leurs biens, voire acquesté et augmenté. Les rançonnemens que l'on faisoit de ces gras usuriers milordz, quand on les tenoit une fois, leur faisoient bien sortir de par le diable leurs beaux escus de leurs bourses en despit d'eux, et fussent-ilz enserrez dans les os de leurs jambes.

« Et voylà comme la brave noblesse de France se restaura par la grâce (ou la graisse, pour mieux dire) de ceste bonne guerre civille. Force honnestes gens anciens, qui estoient de ces temps comme moy, en sçaront bien que dire, s'ilz en veulent bien faire la recherche et la reveue, et en toucher la vérité sans passion.

« Ce n'est pas tout; car nostre roy Charles, qui avoit tant de debtes sur les bras, et qui de voit à Dieu et au monde, à cause de celles grandes des roys ses grand-père et père, estoit au tapis et au safran sans ceste bonne guerre, qui luy en raporta de bons prof- fictz et éraolumens, à cause de ces descouvertes de trésors, et des venditions et alliénations des reliques, joyaux et biens temporelz de l'Église ; le tout pourtant par la permission du sainct père, dont il en tira de grandz deniers, desquelz toute la France s'en ressentit.


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et principallement les gentilzhommes, dont je viens de parler, et les gens de guerre, tant des ordonnances que des gens de pied, qui, point avares, mais nobles des- pensiers, prodiguoient l'argent qui çà, qui là, en belles despenses et braveries, sans rembourser*. »

Je ne sais si Brantôme, qui, comme tout gentil- homme, devait avoir eu, lui aussi, affaire à quelque « maraut usurier, » trouva le moyen de payer ses dettes sans bourse délier, ou s'il eut jamais la chance, comme Sully au sac de Gahors, de mettre la main sur un coffret rempli d'or 2; il ne nous en a rien dit, mais il nous raconte avec quelle impudence les plus hauts personnages n'avaient point honte d'étaler publi- quement le fruit de leurs brigandages. Lorsqu'en 1568, en pleine paix, le maréchal de Tavannes alla prendre possession du château de Noyers, où il avait espéré surprendre Condé, Gohgny et leurs familles, qui, prévenus à temps, avaient pu s'enfuir et gagner la Rochelle, il s'empara « de très beaux meubles de léans, tant du prince que de la princesse sa femme, entr'autres de très-belles et riches robes, dont, entre icelles, en furent deux recogneues aux nopces du roy Charles sur une dame que je ne nommeray point : c'estoit sa femme, pour dire le vray; qu'on trouva chose peu belle et de guières bonne grâce de se char- ger ainsi de telle despouille en telle assemblée, et

1. T. IV, p. 328 et suiv.

2. « En vostre particulier, se fait raconter Sully par ses secré- taires, vous gagnastes, par le plus grand bonheur du monde, une petite bouette en fer, que nous croyons que vous avez encore, que vous baillastes alors à l'un de nous quatre à porter, et, l'ayant ouverte, trouvastes quatre mille escus en or dedans. » (OEcono- mies royales, année 1580, ch. xi.)


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s'en mocqua-on fort ^ . » Si on attaquait de petites villes « pour faire, suivant l'expression d'Aubigné, gagner des chausses aux compagnons, » on voit quels beaux atours on se procurait au pillage des châteaux.

Reprenons notre récit :

Lorsque l'armée royale se mit en campagne à la poursuite de Gondé, repoussé dans sa tentative sur les faubourgs de Paris, Brantôme ne la rejoignit qu'à Étampes, où était le rendez-vous général. Retenu qu'il était pour quelques affaires « ou possible pour l'amour, » il avait envoyé devant lui ses gens et son bagage, il n'avait pour suite qu'un homme et un postillon. Quand il voulut sortir de la ville, il lui survint une petite aventure qu'il a racontée gaiement. « Estant, dit-il, entre les deux portes de Saint-Jacques, voycy venir la garde, qui estoit grosse et grande, et qui se faisoit fort estroictement en ce temps, et entre autres un grand homme, marchant du quartier de Saint- Jacques, qui portoit une grant' hallebarde et une cuyrasse, qui arreste fort rudement mon postillon et prend la bride de son cheval. Je m'avance et crie : « Mort-Dieu! « l'homme à la grand'barbe, que voulez-vous faire? » Il vint à moy aussitost, et, me présentant la poincte de l'hallebarde, il me dist : « Mort-Dieu ! l'homme sans « barbe, je veux vous arrester. Où est vostre passe- « port? Ne sçavous pas l'ordonnance qui a été faite, « de ne sortir sans passeport du prévost des mar- « chans? » Tout à coup je me vis entourné de cent poinctes d'espées, de picques et d'hallebardes. Ce fut donc à moy à monstrer mon passeport (car je l'avois),

1. T. V, p. 117.


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et luy dire qu'il le devoit demander plus honnestement et doucement, et que je n'estois bastant pour faire teste à un corps-de-garde si remply. Toutesfois, après belles excuses, nous fusmes amis comme devant; et, estant arrivé, j'en fis le conte à feu M. de Guyse, qui le trouva bon, tant de la demande que de la responce, et en rit bien, ensemble plusieurs de l'armée ausquelz j'en fis mesmes part ; car, comme me dist M. de Guyse : « Un brave a bravé un brave ; et quictes de là tous « deux ^ »

11 rejoignit l'armée assez vite pour se trouver à la prise de Blois (juillet) où il vit pendre force huguenots, à la prise de Bourges et au long et meurtrier siège de Rouen, sur lequel il nous a conté bien des particula- rités intéressantes 2, puis enfin à la bataille de Dreux, la première à laquelle il eût assisté. Aussi lui a-t-elle laissé des souvenirs qu'il a, suivant son habitude, dis- persés dans ses divers Discours^ et il est plus d'une de ses pages qui pourrait fournir à un peintre un sujet de tableau. Telle est, entre autres, celle où il nous dit sa


1. T. Vn, p. 86.

2. Voici, entre autres, ce qu'il raconte de la vaillance de Catherine de Médicis : « Je l'ai veue, nous dit-il, passant par le chemin creux de Sainte-Catherine. Les canonnades et harque- busades pleuvoient entour d'elle, qu'elle s'en soucioit autant que rien. Ceux qui lors y estoient l'ont veu aussi bien que moy. Il y a encor aujourd'huy forces dames ses filles qui luy accompa- gnoient, auxquelles le jeu ne plaisoit trop ; je le sçay et les y ay veues; et quand M. le connestable et M. de Guise luy remons- troient qu'il luy en arriveroit du malheur, elle n'en faisoit que rire et dire pourquoy elle s'y espargneroit non plus qu'eux, puis- qu'elle avoit le courage aussi bon qu'eux, mais non la force que son sexe luy desnioit ; car pour la peine elle l'enduroit très-bien, fust à pied ou à cheval. » (T. VII, p. 365.)


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rencontre avec le lieutenant de Guise, « le bon et brave vieillard, d Jacques de la Brosse : « Je me souviens que le matin de la bataille, que c'estoit de fort grand matin et qu'il faisoit un froid extrême, ainsi que l'on ordonnoit des battailles, ce bon homme vint passer devant le sieur de Beaulieu, capitaine de gallères, et moy ; nous le saluasmes et luy ostasmes le chappeau fort révérencieusement ; il nous l'osta aussi, en nous disant : « Et comment, messieurs, en ce froid ostez- « vous le chappeau? » Nous luy respondismes : « A « qui, monsieur, le sçaurions-nous oster mieux qu'à « vous, qui estes l'un des honnorables et anciens che- « valliers qui soit en cest' armée? » Il nous respondit : « Hélas! messieurs, je ne suis que des moindres. » Puis dist : a Je ne sçay que c'en sera aujourd'huy de « ceste battaille, mais le cœur me dict que j'y demeu- « reray ; aussi est-ce trop vescu pour mon aage, là où « il me faict beau voir de porter encor la lance et « l'ensanglanter, où je devrois estre retiré chez moy « à prier Dieu de mes offances et jeunesses pas- « sées. » Et ainsi se despartit d'avec nous, que M. de Guyze faisoit appeller, car il le vouloit toujours consulter*. »

On connaît les péripéties de cette sanglante bataille. A la première charge de la cavalerie des huguenots, le centre de l'armée catholique fut entièrement culbuté et mis en déroute complète^, mais la victoire qu'ils

1. T. V, p. 47. — La Brosse périt à cette bataille, comme nous le disons plus loin.

2. « J'en descrifois bien l'exploict, mais il est assez amplement escrit par nos historiographes et surtout par M. de La Noue, qui estoit des plus advant enfoncez, selon sa coustumière valeur. »


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tenaient pour assurée leur fut enlevée par une manœuvre habile du duc de Guise, qui commandait l'avant-garde. Sans s'inquiéter de secourir le connétable fait prisonnier, il laissa les vainqueurs du moment se disperser à la poursuite des vaincus, et par une charge heureuse « fit ressusciter tout à un coup ce que nous tenions desjà pour tout mort et enterré; car il me souvient, comm' y estant, qu'après qu'il eust veu jouer tout le jeu de perdition de la battaille et le désordre et fuitte des nostres, et la poursuitte confuse et vau- de-routte qu'en faisoient les huguenotz, luy, qui estoit à la teste, tournant les yeux qui çà, qui là, il commanda à ses gens de s'entr' ouvrir pour passer un peu aisé- ment; et, traversant quelques rangs, il se mit à advi- ser à son aise, voire se haussant sur ses estrieux, bien qu'il fust grand, de haute et belle taille, et monté à l'advantage, pour mieux mirer : et cela fait et cognu que son temps s'approchoit, il retourne, il regarde encor un peu, mais en moins de rien ; et puis tout à coup il s'escria : « Allons, compaignons, tout est à a nous; la battaille nous estgaignée. » Et puis, don- nant fort hasardeusement, s'en ensuivit le gain total de la victoire^. »

Le prince de Condé, qui commandait l'armée hugue- note et qui « s'était vu quasi commander à la moytié de la France^, j> n'avait pas eu plus de chance que le

T. IV, p. 245. — Voy. La Noue, De six choses remarquables ave- nues à la bataille de Dreux. {Discours politiques et militaires, 1587, in-4*, p. 591.)

1. T. IV, p. 246. Voy, sur la manœuvre de Guise le chap. xlv du premier livre de Montaigne : De la bataille de Dreux.

2. T. IV, p. 342.


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connétable. Il avait été fait prisonnier par Damville, qui l'amena au duc de Guise, son ennemi mortel. « Quant il luy fut présenté, dit Brantôme, il luy fit force honneur et bonne chère, le retira avec luy, luy présenta la moytié de son lict, et couchèrent tous deux ensemble aussi famihèrement comme si jamais n'eussent estez ennemis, mais comme bons amis et cousins ger- mains qu'ilz estoient. » 11 avait défendu qu'on le vît, « car une personne, affligée n'ayme guières ceste veue

ni Visitation J'eus pourtant crédit de le voir assis

près d'un fœu, faisant démonstration grande de sa douleur et d'une appréhension grande. On lui porta à soupper et souppa. Puis, tout le monde retiré et M. de Guyze se voulant coucher, il donna congé à un chas- cun, non sans avoir demeuré longtemps assis près du fœu à causer de la battaille parmy nous, où chascun y estoit receu pour son escot et pour son dire. Luy et M. le Prince couchèrent ensemble*. »

« Le sort de la guerre, dit éloquemment Aubigné, couvrit de mesme linceus et enveloppa de mesme rideaux les regrets cuisants, le despit, les méditations de ressources et la vengeance du vaincu ; et de l'autre costé les joyes retenues, les hautes espérances et les sages courtoisies du victorieux 2. »

Parmi les incidents de cette bataille, il en est un dont Brantôme seul a parlé, ce me semble, et qui mérite d'être cité. A cette époque, où il était du devoir d'un général d'armée de payer de sa personne, comme le plus vaillant de ses soldats, il était admis qu'il fit

1. T. IV, p. 349-350.

2. Hist. univ., liv. III, ch. xv, 1. 1, col. 237.


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prendre à des gens de sa suite, lesquels s'en trouvaient fort honorés, le costume, les armes, les marques quelconques pouvant le désigner aux ennemis. « Je crois, s'écrie Richard III, je crois en vérité qu'il y a six Richemonts sur le champ de bataille. Aujourd'hui, j'en ai déjà tué cinq que j'ai pris pour lui^. > A For- noue, Charles VIII avait à ses côtés sept jeunes gen- tilshommes armés et habillés comme lui^. Le cheval favori de Guise, le Moret, « un des beaux et bons genêts qui sortit, il y a longtemps, du royaume de Naples, » était connu de tous. Le duc, qui avait annoncé qu'il n'en voulait pas monter d'autre le jour de la bataille, s'en garda bien ; sachant que, signalé par ce « beau genêt » , il serait le point de mire des ennemis, il le donna à son écuyer italien, Hespany, « qui, pour avoir été pris pour luy, mourut de plus de vingt coups de pistollets ^. » Par surcroît de précaution, mais ce n'est pas Rrantôme qui nous le raconte, il avait fait revêtir ses armes à son lieutenant, le vieux La Brosse, dont nous venons de parler, et qui, comme l'écuyer, paya de sa vie l'honneur d'être confondu avec son général *. Ce n'est pas ainsi que Henri IV combattit à Ivry.

Les relations de la bataille ne nous manquent point, mais on n'a malheureusement pas recueiUi celle qui aurait été peut-être la plus intéressante. Un mois

1. Shakspeare, Richard III, acte V, scène iv.

2. f Neque enim vel a cono cassidis, vel a regali cultu nosci volebat, utpote qui sibi ad latus septem juvenes fide virtuteque praestantes, paribus ornatos insignibus antea delegisset. » (Paul Jove, Historié, liv. II.)

3. Brantôme, t. Vil, p. 301-302.

4. Aubigné, Hist. univ., 1626, t. I, col. 235.

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après sa victoire, le duc de Guise alla trouver à Blois la reine, qui venait d'y arriver. Au moment où elle se mettait à table, lorsqu'en sa qualité de grand- maître il lui eut donné la serviette, « il luy demanda « si après son disner il luy plairoit de luy donner au- « diance. » — La reyne, estonnée de ce mot : « Jésus ! « mon cousin, luy dist-elle, que me dites-vous? » — « Je le dis, madame, dist M. de Guyze, parce que je « voudrois bien vous représenter devant tout le monde « tout ce que j'ay faict depuis mon département de « Paris, avec vostre armée, que me donnastes en « charge avec M. le connestable, et vous présenter « aussi tous les bons capitaines et serviteurs du roy a et de vous, qui vous ont fidellement servy, tant vos « subjectz qu'estrangers, et des gens de cheval et de « pied. » Et en telle compaignie il arrive devant la reyne, qui avoit achevé de disner. Après luy avoir faict une grande révérence, comm' il sçavoit très-bien son devoir, il luy alla discourir tout le succez de son voyage despuis son partement de Paris; et, venant sur la battaille de Dreux, il la discourut et la repré- senta si bien et si au vif que vous eussiez dict que l'on y estoit encor Sa harangue dura assez long- temps qu'un chascun oyoit fort attentivement sans le moindre bruict du monde, et aussi qu'il disoit si bien

qu'il n'y eust nul qui n'en fust ravy Quand à moi,

je ne vis jamais mieux dire que dist lors ce prince*. »

Dans la distribution des louanges qu'il donna aux

compagnons d'armes qu'il avait amenés avec lui, je

suis persuadé qu'il n'oubha point son jeune ami, Pierre

1. Brantôme, t. IV, p. 248-250.


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de Bourdeille, qui, sans cela, n'aurait peut-être pas trouvé la harangue si belle; mais, comme à l'ordi- naire, il ne s'est point départi de l'extrême réserve qu'il a cru devoir garder quand se présentait l'occasion de parler de ses prouesses à la guerre. C'était pourtant sa première campagne.

Quelques semaines après, le pistolet de Poltrot délivrait les protestants de leur ennemi le plus redou- table (24 février 1563) i. L'édit de pacification, dit Êdit d'Amhoise (1 9 mars 1 563) , qui suivit la mort du grand capitaine, mit fin momentanément à la guerre civile, mais la guerre étrangère commença. Il fallait à tout prix arracher à l'Angleterre le Havre, que lui avaient livré les protestants, crime impardon- nable qui avait soulevé contre eux autant d'indignation que la prise de Calais par Guise (1 558) avait causé de joie dans toute la France. Catherine de Médicis, — et c'est là l'époque glorieuse de sa vie, — déploya pour y parvenir une habileté, une activité et un patriotisme qu'on ne saurait assez louer. Elle força les réformés à se joindre à elle pour combattre leurs anciens alliés, alla avec le jeune roi se mettre à la tête de l'armée assiégeante, et Brantôme la vit, comme à Rouen ^, s'exposer au feu avec la plus rare intrépi- dité 3. La capitulation de la ville (23 juillet 1563) et

1. Brantôme, comme témoin oculaire, nous a donné des détails très intéressants sur ses derniers moments et sur son assassin qu'il avait vu plusieurs fois dîner à la table du prince.

2. T. IV, p. 250 et suiv.

3. « Ses ennemis luy ont mis à sus qu'elle n'estoit pas bonne françoise. Dieu le sçait, et de quelle affection je la vis pousser pour chasser les Anglois hors du Havre de Grâce, et ce qu'elle en dict à M. le Prince, et comme elle l'y fit aller avec forces gentilshommes de son party, et les compaignies couronnelles de


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le traité de Troyes avec l'Angleterre (1 1 avril 1 564) rendirent pour quelque temps la paix à la France.

Ces terribles guerres civiles, qui durèrent près de trente ans, eurent d'autres résultats que le prétendu enrichissement de la France par les massacres, le pillage, l'incendie et la misère. Dès 1569, l'étranger était frappé de la révolution qu'elles avaient amenée. « On appelait ordinairement le roi de France le roi des bêtes (écrit un ambassadeur vénitien), voulant dire par là qu'il gouvernait son peuple aussi facilement que des troupeaux* ; » et ailleurs il ajoutait que, « sauf les Gascons, qui avaient eu de tout temps le renom de bons soldats, le peuple était tenu vil, pour peu, sinon pour rien, dans les affaires de guerre; mais tout avait changé depuis les guerres de religion qui avaient mis à chacun les armes en main et leur avaient donné cœur et courage. »

M. d'Andelot, et autres huguenottes, et comment elle-mesme en personne mena l'armée, estant montée ordinairement à cheval comme une seconde belle reyne Marfise, et s'exposant aux har- quebusades et cannonades comme ung de ses capitaines, voyant faire tousjours la batterie, disant qu'elle ne seroit jamais à son aise qu'elle n'eust pris ceste ville et chassé ces Anglois de France » (t. VII, p. 364; cf. t. VI, p. 53, 54).

1. « Sole va esser chiamato il re di Francia : re délie bestie, volendo dire che governava facilmente li suoi popoli come se fos- sero state pécore. » (Relations des ambassadeurs vénitiens. Relation de J. Gorrero, année 1569, t. II, p. 142.) « Il popolo di Francia è sempre stato tenuto vile, da poco e quasi da niente nelle cose deir armi, eccettuati i Guasconi che hanno auto in ogni tempo nome di buoni soldati. Adesso nen si potria dire già cosi, perché in questa guerra di religione, durata tanti anni, e pertinente ad ognuno, tutti hanno preso l'arme in mano ; e molti se ne sono insanguinati. Gosî hanno fatto animo e cuore ; e a giudizio di chi se n'intende, di Francia si caveria ora un buon numéro di archi- bugieri » {Ibid., p. 148).


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Tout était changé en effet. D'abord, ce respect du temps passé pour le pouvoir royal dont parle l'ambas- sadeur italien, un mot de Henri III nous montre ce qu'il était devenu à la longue : « Le vendredi ij® de ce mois (novembre 1575), dit L'Estoile, on donna advis au roy d'un capitaine de Provence qui s'estoit eslevé et faisoit comme un parti à part ; ce que le roy aiant entendu, comme il alloit à la messe, dit assez haut ces mots : « Voilà que c'est des guerres civiles ; « un connestable, prince du sang, jadis ne sceut faire « parti en France : maintenant les valets y en font, v

Si l'ardeur guerrière de la nation s'était endormie chez des populations dont rien, depuis tant d'années, n'avait troublé la paix, elle se réveilla vite lorsque les habitants des villes, des bourgs, des villages, des hameaux eurent à tout instant à défendre leur vie, leurs biens, l'honneur de leurs femmes et de leurs filles. Ils s'armèrent à leur tour et montrèrent qu'il fallait compter avec eux. L'arquebuse et le mousquet, devenus communs entre leurs mains, détruisirent cette inégalité des armes qui avait fait jusqu'alors la puissance de la noblesse, et le tiers état, qu'elle traitait avec tant de mépris, riche, instruit, travailleur, montra qu'il pouvait hardiment la remplacer, même sur les champs de bataille. « Les marchands, dit Mon- taigne, les juges de village, les artisans, nous les veoyons aller à pair de vaillance et science militaire avecques la noblesse ; ils rendent des combats hono- rables et publiques et privez ; ils battent, ils deffendent villes en nos guerres récentes ^ . »

1. Essais, liv. U, ch. xvn.


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Des bourgeois, il passe aux soldats : « Combien avons-nous de goujats, compaignons de nostre gloire? Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descou- verte, que fait- il en cela que ne facent devant luy cinquante pouvres pionniers qui luy ouvrent le pas et le couvrent de leur corps pour cinq sols de paye par jour*? »

« Il n'y a rien de tel que l'utilité pour rapprocher les distances, » disait Figaro à Aima vi va, on s'en aperçut à cette époque où il s'opéra un changement profond dans les rapports des chefs et des soldats. Sous Henri II, on voit pour la première fois ces obscurs compagnons de la gloire des généraux et des capitaines jouir d'une con- sidération et d'une importance qui ne leur avaient jamais été accordées, et qui s'augmentèrent singulièrement dans les guerres civiles. Goligny, assiégé dans Saint- Quentin, fit publier un bandon où, faisant appel à l'ex- périence des vieux soldats, il invitait tous ceux qui « sçauroient quelque chose à redire dans la ville qui fust ou bonne pour la deffendre, ou mauvaise pour s'en garder, à venir lui en donner avis et conseil, » leur pro- mettant « qu'ils seroient très bien receus et venus ^. » François de Guise n'agissait pas autrement. « Je l'ay veu, dit Brantôme, quand il apercevoit dans des soldats une bonne façon et grâce soldatesque, il les caressoit

1. Essais, liv. Il, ch. xvi. — « Ah ! qu'il s'est veu sortir de très bons soldats de ces goujats, » dit Brantôme à son tour (t. IV, p. 139 et suiv.), en parlant du célèbre baron de Lagarde qui avait com- mencé par là, de cet homme « de si basse lignée, dit Régnier de la Planche, qu'à grand'peine sçait-on son père et sa mère, et encore plus bas de cœur, tel que tous autres le cognoissent » (p. 293).

2. T. V, p. 372. Voy. aussi de Thou, liv. XIX, et la relation de Goligny sur ce siège.


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bien fort et leur demandoit leur advis ainsi : « Que te « semble de cecy, disoyt-il? Que te semble de cela? » et estoit fort aise quand ilz luy respondoient bien et qu'il en recueilloit quelque bon advis*. »

Brantôme, lui aussi, comme son compatriote Mon- taigne, ne parle qu'avec estime et souvent avec admi- ration des faits d'armes des soldats, à quelque parti qu'ils appartinssent. C'est ainsi qu'il nous raconte la marche héroïque de cinquante huguenots qui, aux premières guerres, partirent un jour de Metz pour aller rejoindre Gondé à Orléans. Après avoir sou- tenu trente attaques, soit des troupes régulières, soit des paysans rassemblés au son du tocsin pour leur barrer le passage, et « qu'ilz raflèrent comme un foudre et orage rafle un champ de bled, » ils arri- vèrent à Orléans « tous sains et sauves, fors trois qui demeurèrent tuez; et racontant leur fortune à M. le Prince, à MM. l'Admirai et d'Andelot, leur couronnel, les ravirent, et un chascun qui les ouyt, en une mer- veilleuse admiration de leur fortune, et de leur vail- lance et de leur retraicte^. »

Et ailleurs^ : « L'on a veu faire des traictz à des soldatz, fust aux battailles, fust aux escarmouches, fust à recognoistre des places, fust aux assautz, fust en combatz, qu'ilz faisoient honte aux capitaines. J'en ay veu plusieurs reff'user des places de capitaines, pour demeurer en leur simplesse de soldatz, tant ilz s'y plaisoient. Aussi, pour dire vray, je pense qu'il n'y a rien si brave et si superbe à voir qu'un gentil soldat,

1. T. V, p. 373.

2. T. Vn, p. 289-290.

3. T. V, p. 387-388.


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bien en poinct, bien armé, bien leste, soit qu'il marche à la teste d'une compaignie, soit qu'il se perde devant tous à un' escarmouche, ou à un combat, ou à un assaut, tirer son harquebuzade, tout nud\ désarmé, aussi résolument que les mieux armez. Aussi sont-ilz appeliez fantassins, d'autant qu'ilz sont jeunes, et rien n'est impossible à la jeunesse pour le sang jeune, neuf et bouillant, qui leur bouil dans le corps et dans l'âme; de mesmes rien n'est malséant à la jeunesse.

« Et ce que j'admire autant en ces fantassins, c'est que vous verrez des jeunes gens sortir des villages, de la labeur^, des boutiques, des escoles, des pallais, des postes, des forges, des escuries, des lacquays et de plusieurs autres lieux pareilz, bas et petitz; ilz n'ont pas plus tost demeurez parmy ceste infanterie quelque temps, que vous les voyez aussitost faictz, aguerrys, façonnez, que, de rien qu'ilz estoient, viennent à estre capitaines et esgaux aux gentilz- hommes, ayans leur honneur en recommandation autant que les plus nobles, à faire des actes aussi ver- tueux et nobles que les plus grandz gentilzhorames. Voyez quelle obligation ilz ont aux armes qui les poussent ainsi ! Car nous autres gentilzhommes, nous sommes poussez par double subject à faire de beaux actes : l'un, pour la noblesse que nous avons extraite de nos aiicestres, qui nous esmeut à les ensuivre et acquérir honneur, et l'autre, par les armes qui nous sont nées : au lieu que nos soldatz les recherchent d'eux-mêmes, et les sçavent si bien entretenir que de petitz ilz deviennent très- grandz. » Si grands, en

1. Sans armes défensives.

2. Labeur, labour, labourage.


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effet*, que pendant le séjour de Brantôme à Malte il fut décidé, après un débat auquel il prit part avec le grand-maître, le marquis de Pescaire et d'autres capi- taines, que tout soldat qui aurait porté les armes pen- dant deux ans et aurait servi vaillamment avait le droit d'appeler en duel et de combattre « tout capitaine duquel il auroit receu injure, voire le sien propre, en s'ostant de sa compaignie^. »

Quant aux noms de ces vaillants, ils n'étaient jamais prononcés, et « ne duroient qu'autant que leurs femmes et leurs enfants vesquirent^. » Cette injustice révol- tait Aubigné, qui a cherché partout dans son Histoire universelle à mettre en lumière les noms de ces héros oubliés.

Dans un passage où il sollicite de ses lecteurs l'envoi de notes et de renseignements : « Entr'autres choses, dit-il, je demande aux mémoires les noms de plusieurs simples soldats, lesquels, sans pouvoir nommer, j'ai désignés pour avoir commencé l'impression dans un combat, servi de guide à une bresche, mist le premier genou sur les créneaux des retranchements ou arresté une desroute par sa vertu. Que ceux qui sçauront les noms de telles gens les donnent à ma bonne affection, sans avoir esgard aux pauvres conditions ou basses extractions, pour ce que ceux-là montent d'avantage qui commencent de plus bas lieux *. » Avant ces guerres, qui se serait avisé de parler ainsi?

1. T. V, p. 367.

2. Discours sur les duels, t. VI, p. 410.

3. Essais, liv. Il, ch. xvi.

4. Aubigné, Hist. univ. (Attache aux deux premiers tomes), éd. de 1626, col. 1188.


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Un dernier mot. De ces luttes incessantes, il resta dans les populations des souvenirs de vaillance, et les fils et les petits-fils des combattants du xvi® siècle montrèrent dans les glorieuses armées du siècle sui- vant qu'ils ne les avaient point oubliés.

V. Expédition au Maroc. Voyage en Portugal ET EN Espagne. Entrevue de Bayonne.

La guerre avait enlevé à Brantôme les deux princes sur l'amitié desquels il avait pu fonder de grandes espé- rances, le duc de Guise et son frère, le grand prieur, mort d'une pleurésie gagnée le soir de la bataille de Dreux ^. Revenu à la cour, il ne paraît point s'être attaché à aucune des factions qui se la partageaient; son temps s'y passa probablement en amourettes, car nous n'avons guère à relever dans ses récits que quelques incidents tragiques ou comiques dont il fut témoin. Il était à Paris le 1®"^ janvier 1564, lorsque le mestre de camp de la garde du roi, Charry, ennemi déclaré d'Andelot, fut assassiné sur le pont Saint- Michel par Ghastelier-Portaut, un des familiers de l'ami- ral : « Il ne faut point demander, dit-il, si la court fut esmeue de ce meurtre, et principallement la reyne, laquelle se pourmenoit pour lors dans la salle haute du Louvre, avec M. l'admirai et autres du conseil; et l'advertissement luy ayant esté donné, la reyne se tourna soudain vers M. d'Andelot, qui estoit là près, qui luy dist qu'il l'avoit faict faire, à ce que l'on disoit, et qu'un soldat qui estoit à luy et à ses gages, qui

1. Voy. t. rV, p. 155.


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s'appeloit Constantin, avoit aydé à faire le coup. Sou- dain M. l'admirai et M. d'Andelot firent bonne mine; car, de leur naturel, ilz estoicnt si posez que mal aisé- ment se mouvoient-ilz ; et, à leurs visages, jamais une subite ou changeante contenance les eust accusez. M. d'Andelot nyant le tout fit un peu pourtant la mine d'estre esmeu, et dist : « Madame, Constantin estoit « ast'heure icy, et est entré dans la salle avec moy ; » et fit semblant de le chercher et l'appeller luy-mesme, et quelques archers avec luy, parle commandement de la reyne ; mais on ne le trouva point. Je vis tout cela^ . » Au mois de février suivant, à Fontainebleau, le pre- mier dimanche de carême, il entendit le cardinal de Lorraine prêcher devant le roi, la reine et toute la cour où il y avait deux ou trois cents huguenots. Il avait pris pour sujet du sermon la Tentation de Jésus- Christ auquel il prêta ces paroles : « Hé ! Diable, mon amy, que vous ay-je faict pour me vouloir tenter ainsi ?» « Ce mot là ne fust pas plustost dit qu'il fut relevé de plusieurs de l'assistance, mesmes des hugue- nots, qui s'en mirent à rire avecques une sourde rumeur, dont après ilz en firent bien leur proffîct. Le sermon achevé, s'estant enquis à aucuns de ses gens pourquoy on avoit ry, ilz luy dirent parce qu'il avoit appelle le diable son amy; dont il en fut si fasché, qu'il dit l'avoir dit à l'improviste et sans y songer, et qu'il voudroit avoir donné dix mille escus, et tenir le mot dans la bouche 2. »


1. T. V, p. 343 et suiv. — La date du l*»" janvier est don- née par le Calendar of state papers. Voy. Lettres de Catherine de Médicis, t. II, p. 136.

2. T. VII, p. 187.


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Quelques semaines plus tard, le 1 3 mars 1 564, la cour quitta Fontainebleau pour commencer ce voyage à travers la France qui dura jusqu'au 1" mai 1566. Il est probable que Brantôme la suivit quelques mois et qu'avec elle il assista aux fêtes célébrées à Bar-le-Duc (7 mai) , lorsque le roi tint sur les fonts de baptême le premier fils du duc de Lorraine. Mais la mono- tonie de cette longue promenade ne pouvait suffire à son besoin d'activité, et il saisit avec empressement l'occasion que lui offrit l'expédition organisée par Phi- lippe II contre une forteresse de la côte nord du Maroc, appelée le Peîîon de Velez^. Il alla rejoindre à Malagala flotte qui portait 10,000 hommes de pied, cent cinquante chevaux et un grand nombre de brave noblesse, dit de Thou, et avait été en partie four- nie par divers états d'Italie, par le Portugal et par l'ordre de Malte. Elle partit le 29 août 1564 et, deux jours après, débarqua les troupes à cinq milles du Penon. « C'est, dit Brantôme, une haute roche où il y avoit une forteresse fort mal aisée à monter et à battre ; et dedans y pouvoit avoir quelques soixante Turcs naturelz; mais ils s'eflfroyarent et s'en allarent, n'ayant tenu que trois à quatre jours^. » Si cette conquête qui eut un grand retentissement avait été facile, les vain- queurs eurent de rudes combats à soutenir au moment de leur retraite et de leur rembarquement.

L'expédition terminée, Brantôme ne songea pas à revenir directement en France, où la cour continuait à voyager. Il profita des facilités que lui offrait le retour des navires dans leur pays pour se rendre à Lisbonne.

l.T. vn,p. 95.


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Il eut la chance d'y rencontrer un certain capitaine portugais, nommé Merchior, qui, avec un autre capi- taine, Montmor, gascon celui-là, avait été envoyé près du roi de Fez par Antoine de Navarre, lorsque ce prince cherchait partout des alliés contre l'Espagne pour l'ai- der à reconquérir son royaume : « Il m'en entretint fort un jour, dit-il\ et me fit toute bonne chère, ayant veu ma mère dame d'honneur de la reyne de Navarre en sa court ; et ne bougeoit d'avecques moy à me faire monstrer tout plain de singularitez, et quand j'allois veoir le roy et la reyne, sœur de l'empereur^. » Là il y vit la fille de la reine Éléonore, Marie, infante de Por- tugal, « très sage et vertueuse princesse, » qui s'était prise de passion pour le grand prieur lorsqu'il avait, quelques années auparavant, séjourné à Lisbonne avec ses galères. « Elle luy fit tout plein de beaux présens; entre autres luy bailla une chaisne pour pendre sa croix (de Malte), toute de diamans et rubis, et perles grosses, proprement et richement élabourée; et pou- voit valloir de quatre à cinq mill'escus et luy faisoit trois tours. Je croy qu'elle pouvoit bien valloir cela, car il l'engageoit tousjours pour trois mill'escus, ainsi qu'il fit une fois à Londres lorsque nous tournions d'Escosse; mais aussitost estant en France il l'envova désengager, car il l'aymoit pour l'amour de la dame de laquelle il estoit encaprissé et fort pris; et croy qu'elle ne l'aymoit pas moins ^. »

Brantôme ne paraît pas être resté longtemps en

1. T. IV, p. 362.

2. Le roi Dom Sébastien, et sa grand'mère Catherine d'Au- triche, sœur de Gharles-Quint.

3. T. IX, p. 721.


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Portugal où il reçut un honneur dont il fut très fier. Le roi le décora de son ordre de VHabito de Christo'^. De Lisbonne, il s'embarqua pour Bayonne^ et arriva à Madrid au moment où de tous côtés on célébrait par des réjouissances la convalescence de la reine Elisa- beth, qui l'accueillit de la manière la plus gracieuse. « Elle me fist, dit-il, l'honneur de parler à moy et de m' entretenir souvent tant que je fuz là, me deman- dant des nouvelles, à toute heure, du roy, de la reyne sa mère, de Messieurs ses frères, de Madame sa sœur, de tous ceux et celles de la court, n'oubliant à les

nommer toutes et tous et s'en enquérir Elle me

fist présentter par le duc d'Albe au roy d'Hespaigne qui me fist fort bonne chère et me demanda des nou- velles de la conqueste (du Penon de Vêlez) et de l'ar- mée^ Il fit plus d'estime de moy qu'il n'eust fait

quant il m'entendit parler sa langue ; comme de vray pour lors je la parlois très bien, et s'en estonna*. »

La première fois qu'il était allé faire la révérence à la reine, et comme il devisait avec elle, on la prévint de l'arrivée de la princesse d'Espagne, Jeanne, mère du roi de Portugal^ : « Soudain elle me dist : « Ne « bougez, monsieur de Bourdeille; vous verrez une

1. T. X, p. 123.

2. C'est ce qu'on peut conclure d'une phrase où il raconte qu'en s'en allant en Espagne, il passa à Bayonne, où il trouva le fils de Monluc, Peyrot, qui faisait construire deux fort beaux navires, et qui lui conta ses projets d'expédition (t. IV, p. 41).

3. T. VIII, p. 12. — Elle le présenta aussi à Don Carlos et à Don Juan.

4. Rodomontades espaig miles, t. VII, p. 76.

5. Jeanne, fille de Charles-Quint, veuve de Jean, prince de Portugal.


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a belle et honneste princesse ; vous vous plairez à la « voir. Elle sera bien aise de vous voir et de vous « demander des nouvelles du roy son filz, puisque « vous l'avez veu. » Et, sur ce, voycy madame la princesse arriver, que je trouvay très belle, à mon gré, fort bien vestue, et coiffée d'une tocqueà l'espaignolle, de crespe blanc, qui luy baissoit fort bas en poincte sur le nez, et vestue, non autrement en femme vefve, à l'espaignolle, car elle portoit de la soye quasi ordi- nairement. Je la contemplé et admiré d'abord, et si fixement que, sur le poinct que j'en devenois ravy, la reyne m'apella, et me dist que madame la princesse vouloit sçavoir de moy des nouvelles du roy son filz; car j'avois bien ouy qu'elle luy disoit comm'elle par- loit et entretenoit un gentilhomme du roy son frère, qui venoit de Portugal. Sur ce, je m'aproche d'elle, et, en luy baisant sa robe à l'espaignolle, elle me recuil- lit fort doucement et privément ; et puis se mit à me demander des nouvelles du roy son filz, et de ses déportemens, et ce qu'il m'en sembloit ; car alors on parloit de vouloir traicter mariage entre luy et madame Marguerite de France, seur du roy, maintenant reyne de Navarre^. Je luy en contay prou; car je parlois alors l'espaignol aussi bien ou mieux que mon fran- çois. Entre autres de ses demandes, me fit ceste-cy : Si son dit filz estoit beau et à qui il ressembloit ? Je luy dis que c'estoit un des plus beaux princes de la chrestienté, comme certes il estoit, et qu'il la ressem- bloit du tout, et que c'estoit le vray image de sa beauté : dont elle en fit un pettit soubriz et rougeur

1. Voy. les Lettres de Catherine de Médicis, t. III, passim.


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de visage, qui monstra un aise de ce que je luy avois dit. Et après avoir assez longtemps parié à elle, on vint quérir la reyne pour souper et par ainsi les deux sœurs se séparèrent; et la reyne me dist alors (qui s'amusoit un peu à la fenestre et nous oyoit pourtant) en riant : « Vous luy avez fait un grand plaisir de luy « avoir dit ce que vous luy avez dit de la ressemblance a de son filz. » Et puis me demanda ce qu'il m'en sembloit, si je ne l'avois pas trouvée une honneste femme, et telle qu'elle me l'avoit dit ; et puis me dist : « Je croy qu'elle désireroit fort d'espouser le roy mon « frère, et je le voudrois. » Ce que je sceuz bien rapor- ter à la reyne mère du roy, quand je fus de retour à la court, qui estoit pour lors à Arles en Provance. Mais elle me dist qu'elle avoit trop d'aage sur luy, et qu'elle seroit sa mère^ »

La reine ne cessa de l'accabler de prévenances. Étant resté deux jours sans aller la voir, elle s'informa, et, ayant appris que c'était un mal de dents gagné sur mer qui le retenait au logis, elle lui dépêcha son apo- thicaire : « Il m'apporta, dit-il, d'un' herbe très sin- guHère pour ce mal; que, la mettant et tenant dans le creux de la main, soubdain le mal se passe comme il me passa aussitost^. »

Dans un de leurs fréquents entretiens elle lui parla de son désir de venir en France voir sa mère ; à son retour il s'empressa d'en informer Catherine^. La pro-


1. T. IX, p. 607, 608.

2. T. VIII, p. 13.

3. « Je me vante que je fus le premier qui portay à la reyne sa mère l'envie qu'elle avoit de venir en France, et la veoir, dont elle m'en fist très-bonne chère alors et despuis ; car c'es-


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position fut bien accueillie, et les négociations enta- mées à ce sujet entre les deux couronnes aboutirent l'année suivante à la fameuse entrevue de Bayonne à laquelle on a attribué une si grande influence sur notre politique intérieure.

De son séjour en Espagne, « où le soleil eschauffe bien les dames autant qu'en Orient^, » Brantôme n'a pas manqué de rapporter nombre de particularités et d'anecdotes qui ont trouvé leur place dans les Rodo- montades, dans les Jurements et serments espaignols et dans la seconde partie des Dames. Il met en scène tout le monde, depuis les dames de la cour jusqu'aux courtisanes^, depuis les capitaines, les soldats, les reli- gieux, les valets, jusqu'aux voleurs de grands chemins ;


toit sa bonne fille, qu'elle aymoit par dessus toutes : aussi elle luy rendoit bien la pareille ; car elle l'honoroit, respectoit et crai- gnoit tellement que je luy ay ouy dire que jamais elle n'a receu lettre de la reyne sa mère qu'elle ne tremblast et ne fust en allarme qu'elle se courrouçast contre elle, et luy dist quelque paroUe fascheuse : et, Dieu sçait, jamais elle ne luy en dist des- puis qu'elle fust maryée, ny se fascha jamais contre elle; mais elle la craignoit tant qu'elle avoit ceste apréhention » (Ibid., ibid.).

1. Tome IX, p. 191.

2. « Un jour, moy estant à la cour d'Espaigne, devisant avec une fort honneste et belle dame, mais pourtant un peu âgée » (t. IX, p. 328). — « Moy estant un jour à la cour d'Espaigne, à Madrid, et discourant avec une fort honneste dame, comme l'on faict en ces courtz » (Ibid., p. 530). — Ailleurs, il raconte qu'une fois une dame, à Tolède, t là où il y en a de très belles et bien gentilles et bien apprises, » lui fit l'énumération des « trente beaux sis nécessaires pour rendre « une femme toute parfaite et excellente en beauté, » énumération qu'il nous donne et que nous nous garderons de reproduire, car rien n'y est oublié (/Wd., p. 255). « Je m'en rapporte, dit-il, à ceux qui ont veu de belles femmes ou en verront. »

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82 BRANTÔME

c'est l'un de ceux-ci, rencontré je ne sais où, qui lui conta l'histoire suivante, dont un romancier pourrait peut-être tirer parti :

« Moy, estant en Espagne, j'ouïs conter qu'Antonio Roques, l'un des plus braves, vaillants, fins, cauts, habiles, fameux et des plus courtois bandoulliers avec cela qui fût jamais en Espagne (ce tient-on), ayant eu envie de se faire prestre, dez sa première profession, le jour venu qu'il luy falloit chanter sa première messe, ainsi qu'il sortoit du revestiaire et qu'il s'en alloit avec grande cérémonie au grand autel de sa paroisse, bien revestu et accommodé à faire son office, le calice à la main, il ouït sa mère qui luy dit ainsi qu'il passoit : Ah! vellaco, vellaco, mejor séria de vengar la muerte de tu padre, que de cantar misa ; « Ah ! malheureux et fi meschant que tu es ! il vaudroit mieux de venger la « mort de ton père que de chanter messe. » Cette voix luy toucha si bien au cœur, qu'il retourne froi- dement du my-chemin, et s'en va au revestitoire : là se dévestit, faisant à croire que le cœur luy avoit fait mal et que ce seroit pour une autre fois : et s'en va aux montaignes parmy les bandoulliers, s'y fait si fort estimer et renommer qu'il en fut esleu chef; fait force maux et volleries, vange la mort de son père, qu'on disoit avoir esté tué d'un autre ; d'autres, qu'il avoit esté exécuté par justice. Ce conte me fit un bandoul- lier mesme, qui avoit esté sous sa charge autresfois, et me le loua jusques au tiers ciel, si que l'empereur Charles ne luy put jamais faire mal*. »

Il quitta Madrid dans la première quinzaine de

1. T. IX, p. 444.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 8S

novembre^; avant la fin du mois il avait rejoint la cour à Arles, et, le %S, Catherine de Médicis annonçait à l'ambassadeur de France en Espagne qu'elle avait vu « le jeune Bourdeille qui l'avait rendue de plus en plus asseurée de la bonne santé et entière convalescence de sa fille 2. B II ne s'attarda pas longtemps en Provence et s'en alla faire un tour en sa maison où il n'avait pas été depuis deux ans. Quand il partit d'Arles^, il eut pour compagnon de voyage le futur maréchal de France, Bellegarde, qui se rendait aussi en Périgord pour négocier près de la tante de Brantôme, M™® de Dampierre, le mariage de la fille de celle-ci'* avec l'ita- lien le Perron, depuis maréchal de Retz :

« Je pris, dit-il, le grand chemin de la poste de Languedoc et Gascoigne, et Bourdeaux ; luy prit celuy du Dauphiné, Lion, Paris et Guienne; c'estoit à qui arriveroit plus tost. J'arrivay huict jours advant luy, parce qu'il s'amusa à Paris, me dist-il : et courrions chacun à (avec) cinq chevaux de poste, autant l'un que l'autre, et nous séparâmes en Avignon^. »

1. Charles de Montmorency, Méru, chargé d'un message de Charles IX pour Philippe II, écrivait de Madrid à Catherine de Médicis, le 7 novembre, une lettre dont Brantôme était porteur, et où on lisait : « ... s'en retournant le sieur de Bourdeilles en France, il m'a semblé que ne devois faillir d'advertir Votre Majesté de mon arrivée en ce lieu-là. » (Bibl. nat., fonds fran- çais, ms. 15542, fol. 69.)

2. Lettres de Catherine de Médicis, t. II, p. 237. — A propos de l'entrevue de Bayonne qui eut lieu en juin 1565, Brantôme s'est trompé en disant (t. VIII, p. 12) : « Il n'y avoit pas quatre mois que j'avois laissé la reine en Hespaigne. » Il aurait dû dire sept mois.

3. La cour y resta jusqu'au 7 décembre.

4. Elle était veuve de Jean d'Anebaut, tué à la bataille de Dreux. Le mariage eut lieu le 4 septembre 1565.

5. T. V, p. 197.


84 BRANTÔME

Je ne crois pas que son absence ait été fort longue ; il devait avoir hâte de se retrouver à la cour, qui s'ache- minait lentement à cette entrevue de Bayonne pour laquelle il avait été le premier porteur de parole. En tout cas, il était à Bordeaux pendant le séjour qu'elle y fît au mois d'avril 1565^, et là fut témoin d'un fait qui donne une idée, malheureusement trop exacte, du gaspillage auquel étaient abandonnées toutes les bran- ches de la fortune publique. Strozzi, mestre de camp de la garde du roi, était allé avec lui et plusieurs de ses capitaines assister au dîner du connétable de Mont- morency, qui, en le complimentant sur la bonne tenue de ses officiers et de ses soldats, lui annonça qu'ils seraient payés le jour même. « M. d'Estrozze lui dict : « Monsieur, ils voudroient vous faire une prière : c'est « que le bois est cher en ceste ville, et se ruinent pour « en achepter, car il faict froid ; ils vous supplient de « leur vouloir donner un navire qui est sur la grave, « qui ne vaut rien, qu'on appelle le navire de Mont- « réal, pour le despecer et s'en chauffer. — Je le veux, « dict M. le connestable ; qu'ilz y aillent tantost et y « mènent leurs goujats, et le mettent en cent mille « pièces, et s'en chauffent très bien. »

« Par cas, il y avoit là présens quelques jurats de la ville et conseillers de la court qui le voyoient dis- ner, et luy voulurent remonstrer que cela n'estoit pas bien faict, et que c'estoit grand dommage du desfrau- dement^ de ce beau navire, qui estoit de trois cens tonneaux, qui pourroit encor servir : « Et qui estes-


1. Elle y resta du 9 avril au 3 mai.

2. Desfraudement, destruction.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 8S

« VOUS, dict-il, messieurs les sotz, qui me voulez con- « treroller et me remonstrer? Vous estes d'habiles « veaux d'estre si hardis d'en parler : si je faisois bien, « j'envoyerois tout ast'heure faire despecer vos mai- « sons au lieu du navire. » Qui furent estonnez ? ce furent ces gallants qui tous rougirent de honte ; et le navire fut desfaict en une après-disnée, qu'on ne vist jamais si grand'diligence de soldatz et goujatz^ »

Quand la cour fut arrivée à Rayonne et qu'on eut signalé l'approche de la reine d'Espagne, Catherine envoya au-devant d'elle, en Biscaye, le duc d'Anjou avec une brillante troupe de noblesse, où, bien entendu, figurait Brantôme. Elle se composait « de princes, sei- gneurs, de chevaliers de l'ordre, capitaines de gens- d'armes, gentilshommes de la chambre^, tant du roy que de Monsieur, et gentilshommes servans, vestus de leurs habillemens de poste, fort riches et pompeux qui estoient de velours cramoisy ou incarnadin d'Espaigne, avec force passemens d'argent ; mais les uns estoient plus couverts et enrichis que les autres ; c'est à sça- voir, ceux des princes, ducs, marquis, comtes, che- valHers de l'ordre et capitaines de gensd' armes estoient ainsi quasi tous pareils. Ceux des gentilshommes de la chambre du roy et de Monsieur estoient moindres ; et ceux des gentilshommes servans encore moindres^. »

1. T. m, p. 305.

2. De Thou en cite un certain nombre, et ne nomme point Brantôme, qui était alors « trop petit compagnon » pour qu'un historien s'occupât de lui.

3. Tous ces habillements étaient fournis par le roi, et la dis- tribution qui en fut faite faillit amener un duel entre Monsalez et Lignerolles, qui « reffusa tout à plat ceux des gentilshommes de la chambre qu'on vouloit lui donner, disant qu'il en méritoit


86 '- BRANTÔME

La reine Elisabeth fut fort sensible à cette attention, et l'amour-propre de Brantôme dut être satisfait de l'accueil qu'il en reçut. « Elle nous fist cet honneur lorsque nous luy fismes tous la révérence de nous en remercier, et me fist fort bonne chère par dessus tout ; ce qui me toucha fort, ayant eu ceste faveur par des- sus mes compaignons, de laquelle je receuz plus d'hon- neur qu'il ne m'appartenoit ^ »

Il y eut à son entrée à Bayonne des fêtes splendides, des jeux de toutes sortes, tournois, courses de bagues, mascarades, comédie, etc.^.

On avait fait venir des meubles somptueux des châ- teaux royaux, et entre autres une célèbre tapisserie de Flandre {le Triomphe de Scipion) que François I" avait achetée pour 221,000 écus de ce temps-là, « ce qui estoit beaucoup, dit Brantôme. Aujourd'hui on ne l'auroit pas pour 50,000 escus, comme j'ay ouy dire; car ell'est toute relevée d'or et de soye, et la mieux historiée, et les personnages mieux faicts qu'on eust sceu voir. Les seigneurs et dames d'Espagne l'admi- roient fort et n'en avoient veu de telles à leur roy^. »

Les tables étaient servies avec une grande magni- ficence : « Les grands seigneurs d'Espaigne, voire tous ceux qui furent à l'assemblée de Bayonne, sen- tirent, par expérience, la bonne chère qu'on faict en

aussi bien un des beaux et riches qu'aucuns qui en avoient eus » [Discours sur les duels, t. VI, p. 438).

1. T. VIII, p. 12.

2. Voy. Ample Discours de l'arrivée de la royne catholique, sœur du roy, à Sainct-Jean-de-Lus, de son entrée à Bayonne. Paris, 1565, in-80.

3. T. m, p. 119. Cette belle tapisserie existe encore au garde- meuble.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 87

France ; car, tant qu'ils y demeurèrent, depuis le plus grand jusques au plus petit, furent tous deffrayez et traictez de la cuysine du roy, comme je vis ; et jamais leur ordinaire ne leur manqua, qui estoit tout bon, et

beau et splendide^ Je sçay que plusieurs en France

blasmarent ceste despence par trop superflue ; mais la reyne disoit qu'elle le faisoit pour monstrer à l'es- tranger que la France n'estoit si totalement ruinée et pauvre, à cause des guerres passées, comme il l'esti- moit ; et que, puisque pour tels esbatz on sçavoit des- pendre, que pour les conséquences et importances on leur sçauroit encore mieux faire ; et que d'autant plus la France en seroit mieux estimée et redoubtée, tant pour en voir ses biens et richesses, que pour voir tant de gentilshommes si braves et si adroicts aux armes, ainsy que certes il s'y en trouva là beaucoup, et qu'il fit très bon veoir, et dignes d'estre admirez^. »

Parmi les filles qu'Elisabeth avait emmenées avec elle, il y en avait une, Magdalena de Giron, d'une rare beauté, mais dont l'arrogance faisait dire par un Espagnol à Brantôme, qui la vantait : « Laissez-la, Monsieur, je jure Dieu qu'elle est si orgueilleuse, à cause de sa beauté, que si le ciel s'abaissoit et se prosternoit à ses pieds, elle ne daigneroit pas lui dire de se relever et de se remettre en sa place. » Il ne la laissa pas et il eut à s'en repentir, car c'est bien lui sans aucun doute ce « gentilhomme françois bien honneste et galant » qui se trouvait près d'elle le jour de la procession de la Fête-Dieu : « Ainsi


1. T. m, p. 123.

2. T. VU, p. 370.


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qu'elle marchoit, luy advint de faire un faux pas ; ce gentilhomme s'advance aussytost pour la redresser et luy ayder. Elle le renvoya bien loing, avecques un certain desdain et rabrouement, disant : Jésus ! Y quai discrecion de Frances ! Elle estoit bien vrayment des- daigneuse et glorieuse, de rendre le mal pour le bien et payer la courtoisie par la discourtoisie. Le gentil- homme luy eust bien rendu son change ; mais il n'osa, pour le respect de la reyne, sa maistresse, qui le sceut et luy (à la demoiselle) en fit une remons- trance^. »

La cour se remit en route le 12! juillet. Le %% dé- cembre elle arriva à Moulins, où, par suite d'une maladie du roi et des graves affaires qui s'y traitèrent^, elle séjourna jusqu'au 2i3 mars 1566. Il y eut, entre autres, une assemblée des grands du royaume d'où sortit la célèbre ordonnance, dite de Moulins, sur la réformation de la justice, rédigée par le chancelier de l'Hospital. Ce fut peut-être là, je crois, que Brantôme entra en relations avec cet illustre homme d'État, dont il ne parle qu'avec respect et admiration, et qu'il pro- clame « avoir esté le plus grand chancelier, le plus sçavant, le plus digne et le plus universel qui fût

jamais en France^ G'estoit, dit-il, un censeur Gaton

celuy-là et qui sçavoit très bien censurer et corriger le monde corrompu

« Tous les estats le craignoient, mais sur tous mes- sieurs de la justice, desquels il estoit le chef; et

1. T. VII, p. 159, 161.

2. Entre autres la réconciliation de la maison de Guise avec Goligny.

3. T. m, p. 306-308.


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mesmes, quand il les examinoit sur leurs vies, sur leurs charges, sur leurs capacitez, sur leur sçavoir, que tous le redoutoient comme font les escolliers le principal de leur collège, et principallement ceux qui vouloient estre pourveus d'estats : asseurez-vous qu'il les remuoit bien s'ils n'estoient point capables. » Et, à l'appui de son dire, il nous raconte une scène plai- sante à laquelle il assista :

« II me souvient qu'une fois à Moulins j'avois prié M. d'Estrozze (car il l'aimoit fort) de luy parler de quelques affaires que j'avois, qu'il me despescha aussi- tost; et nous fit disner très bien, du bouilly seule- ment (car c'estoit son ordinaire pour les disners) avecques luy en sa chambre, et n'estions pas quatre en table, où durant le disner ce n'estoit que beaux dis- cours, beaux mots et belles sentences, qui sortoient de la bouche de ce grand personnage, et quelquesfois aussi de gentilz mots pour rire.

« Après disner, on luy dict qu'il y avoit là un prési- dent et un conseiller nouveaux qui vouloient estre receuz de luy en leurs nouveaux estats qu'ils avoient obtenus. Soudain il les fist venir devant luy, qui ne bougea ferme de sa chaire. Les autres trembloient comme la feuille au vent. Il fit apporter un livre du code sur la table, et l'ouvre luy-mesmes, et leur montre à l'un après l'autre une loy à expliquer, leur en faisant sur elle des demandes, interrogations et questions. Ils luy respondirent si impertinemment et avec un si grand estonnement qu'ils ne faisoient que vaxiller et ne sçavoient que dire : si bien qu'il fut con- trainct leur en faire une leçon, et puis leur dire que ce n'estoient que des asnes, et qu'encor qu'ils eussent


99 BRANTÔME

près de cinquante ans, qu'ils s'en allassent encor aux escolles estudier.

« M. d'Estrozze et moy estions près du feu qui voyons toutes leurs mines, plus esbahys qu'un pauvre homme qu'on mène pendre. Nous en ryons soubs che- minée notre saoul. Ainsy M. le chancellier les renvoya sans recevoir leur serment, [et dit] qu'il remonstreroit au roy leur ignorance, et qu'il en mist d'autres en leurs places. Après qu'ils eurent passé la porte, M. le chan- cellier se tourna vers nous, et nous dict : « Voylà de a grands asnes ; c'est grand charge de conscience au « roy de constituer ces gens-là en sa justice. » M. d'Es- trozze et moy luy dismes : « Monsieur, possible leur « avez-vous donné le gibier trop gros et plus qu'il « n'estoit de leur portée. » Lors il se mit à rire et dire : « Sauf votre grâce, ce ne sont que choses tri- « vialles qu'ils dévoient savoir. »

VI. Voyage de Malte. Second et troisième voyage EN Italie.

Au mois de novembre 1 565, la cour, poursuivant son voyage, vit arriver au Plessis-lez-Tours, où elle resta quelques jours ^ le chevalier de la Roche, l'un des ambassadeurs qu'après la levée du siège de Malte par les Turcs le grand-maître Parisot de la Valette envoya aux princes chrétiens réclamer argent et soldats pour résister à une nouvelle expédition que préparait Soliman. « C'estoit un beau et vaillant et fort accomply gentilhomme, d'une fort bonne maison

i. Du 21 novembre au le' décembre {Journal de Jouan^ p. 35).


SA VIE ET SES ÉCRITS. 9*

du Dauphiné. Le roy et la reyne le receurent avecqu' une très grande allégresse, et l'ouyrent fort attentive- ment et d'affection en son discours de ce siège, qu'ilz luy priarent de conter tout au long ; et encores plus l'interrogeoient sur plusieurs particularitez qui leur venoient en fantaisie : à quoy ledict La Roche respon- doit si pertinemment que Leurs Magestez y prindrent un très-grand plaisir et en furent fort sattisfaictes, et surtout demeurarent ravies d'admiration de la valeur et sage conduicte de M. le grand maistre. Sur quoy M. le chancellier Hospital, ce grand et le nompareil sénateur, qu'y estoit présent, après que tout fut dict, prit la parolle, et, l'addressant à la reyne, luy dist : « Madame, c'est un poinct fort remarquable en cecy, a qu'en trois gros et signaliez sièges qu'ont souffertz « ces braves chevalliers de Sainct-Jehan des infidelles « et des Turcz, les grandz maistres qui ont dedans « leurs places commandé sont estez tous François. » La reyne, qui estoit curieuse de sçavoir toutes belles choses, respondit : « Vrayement, monsieur le chan- « cellier, voilà une observation très-belle et digne « d'estre remarquée et recuillie. » Et se tournant vers le roy, qui estoit encor jeune, la luy fit noter, et le grand honneur que ce luy estoit et à son royaume et règne ^. »

Je doute fort que le trésor royal épuisé par les fêtes de Bayonne ait pu fournir le moindre subside à l'ambassadeur. Quant aux soldats, il n'y fallait pas songer, à cause de cette alliance « turquesque » qui nous avait été si utile dans nos guerres contre la mai-

1. T. V, p. 217-219.


9% BRANTÔME

son d'Autriche. Mais la noblesse, qui s'inquiétait peu des traités et ne pouvait supporter l'oisiveté, animée d'ailleurs par les récits de la défense héroïque des che- valiers, donna ce que le roi ne pouvait accorder. Pen- dant le séjour de la cour à Moulins*, il se forma, pour aller au secours de Malte, une sorte de société secrète^ entre les jeunes gentilshommes avides, comme Bran- tôme et son frère d'Ardelay, de courir les aventures et de « mener les mains ; » et ce fut presqu'une petite armée qui se réunit pour franchir les Alpes. « Notre nombre, dit Brantôme, montoit à près de trois cens gentilshommes et plus de huit cens soldatz. Il y avoit M. d'Estrozze et de Brissac, auxquels defFérions pour nostre bonne voglia, et non autrement, comme gens volontaires, et à nos despens chascun que nous estions, et tant qu'il nous plaisoit, et ne les recognoissions

pour nos généraux ^. » « Notez, ajoute-t-il, qu'il

n'y avoit guières gentilhomme principal de nous autres qui n'eust emmené avec soy, à sa suitte et despans, quatre ou cinq gentilzhommes ou capitaines*. Enfin,

1. Elle y séjourna du 22 décembre 1565 au 23 mars 1566 (Jour- nal de Jouan, p. 36).

2. « M. d'Estrozze et moy, et une vingtaine de gentilzhommes que nous estions, nous partismes de Moulins. M. d'Estrozze ne dist ny au roy, ny à la reyne, ny à aucun qui fust, qu'il alloit à Malte, sçachant bien que Leurs Magestez l'empescheroient ; mais simplement leur demanda congé pour aller à Lyon mettre ordre à quelques affaires qu'il avoit d'importance, et de là en Provance veoyr son oncle le cardinal, et pour deux ou trois mois : ce que Leurs Magestés luy octroyarent librement. » (T, VI, p. 7.)

3. Il insiste encore ailleurs sur cette indépendance : « Nous estions tous à nous et à nos voulontez et à nos despens. » (T. VI, p. 129.)

4. Le capitaine La Rivière menait à ses frais une compagnie de cinquante arquebusiers.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 93

ce fut une trouppe, pour estre petite, aussi belle, aussi bonne et si leste et aussi bien armée que jamais sortit de France pour aller contre les infidelles; aussi par tous les lieux d'Italie où nous passions nous tenoient en ceste estime et nous admiroient estrangement ; car nous avions passé par Milan où nous nous estions accommodez d'habillements et d'armes si superbement qu'on ne sçavoit pour quelz nous prendre, ou pour gentilzhommes , soldatz, ou pour princes, tant nous faisoit beau voir^. » Quant à l'itinéraire qu'ils sui- virent, il nous en dit à peine quelques mots. Il séjourna probablement assez longtemps à Milan avec Strozzi qui, plusieurs mois avant son départ de France, avait fait la commande de deux douzaines de gros canons d'arquebuse à un armurier de cette ville, Gaspard, « qui a esté le meilleur forgeur et maistre qui sera

jamais Quand nous fusmes arrivez, M. d'Estrozze

les trouva tous faictz et en donna à ses amis dont j'en euz une et la garde encor dans mon cabinet^. »


1. T. V, p. 406-407.

2. T. VI, p. 75-76, Brantôme ajoute : « Voylà d'où première- ment avons eu l'usage de ces gros canons de calibre, que, quand on les tiroit, vous eussiez dict que c'estoient mousquetades ; et un chascun nous admiroit partout où nous passions en Italie, et où nous faisions quelques salves. Mais il ne faut point doubter qu'il y en avoit plusieurs bien mouchez et ballaffrez, et par le nez et par les joues, d'autant que mesprisé et vilipendé estoit celuy grandement qui ne couchast en joue. Si bien qu'il y en eust eu plusieurs bien mouchez d'advantage, sans un honneste gentilhomme, que je ne nommeray point de peur de me glorifïier, qui trouva la façon à coucher contre l'estomach et non contre l'espaule, comm' estoit la coustume alors : car la crosse de l'har- quebuz estoit fort longue et grossière, et n'estoit comm' aujour- d'huy, courte et gentile et bien plus aysée à manier. » Un peu


94 BRANTÔME

La plupart de ces nouveaux croisés passèrent à Rome où était l'ambassadeur de France, Glutin d'Oi- sel, seigneur de Villeparisis, « un fort honneste gen- tilhomme et digne de sa charge. Il nous fit à tous faire la révérence à ce bon et sainct père, le pape Pie Quint, qui nous receut certes de grand cœur et

d'un fort amiable visage et ce bon père nous

donna à tous des Agnus Dei pour nous préserver des dangers*. »

De Rome ils gagnèrent Naples, où était le rendez- vous général. Ils n'y restèrent que peu de temps, mais Rrantôme n'avait pu oublier le charmant accueil que, six ans auparavant, à la suite du grand prieur, il avait reçu de la marquise del Gouast, et il ne manqua pas de s'enquérir d'elle. Ayant su qu'elle vivait encore, il s'empressa de se présenter à son palais : « Je fus aus- sitôt recogneu par un vieux maistre d'hôtel de céans, qui alla dire à madite dame que je luy voulois baiser les mains. Elle, qui se ressouvint de mon nom de Bour- deille, me fit monter en sa chambre et la voir. Je la trouvay qui gardoit le lict, à cause d'un petit feu voi- lage qu'elle avoit d'un costé de joue. Elle me fit, je vous jure, une très bonne chère. Elle s'enquist fort à moy des nouvelles de feu M. le grand-prieur, et d'af- fection, et comme il estoit mort, et qu'on luy avoit dit qu'il avoit esté empoisonné, » ce dont il la détrompa. Elle avait conservé un profond souvenir de ce prince

plus loin, il nous donne des détails très intéressants sur l'intro- duction de l'arquebuserie dans l'armée française et sur la fabri- cation dans notre pays des arquebuses, des corselets et des morions gravés et dorés (p. 72-77). 1. T. V, p. 409.


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SA VIE ET SES ÉCRITS. ^

qui, de retour en France, avait chargé l'un de ses capitaines de galères, Beaulieu, d'aller la visiter de sa part elle et ses deux filles, et de leur porter « force présens de toutes les petites singularitez qui estoyent lors à la cour et au Palais ^ , à Paris et en France ; car ledit sieur grand-prieur estoit la mesme libéra- lité et magnificence ; à quoi ne faillit le capitaine Beau- lieu et de présenter le tout qui fut très bien receu, et, pour ce, fut récompensé d'un beau présent. Elle se ressentoit si fort obligée de ce présent et de la sou- venance qu'il avoit encor d'elle, qu'elle me le réitéra plusieurs fois^. Elle me pria cent fois de ne prendre autre logis que le sien, mais je ne le voulus jamais, n'ayant esté mon naturel d'estre importun ny coquin^. Je l'allois voir tous les jours pour sept ou huict jours que nous y demeurasmes et y estois très bien venu, et sa chambre m'estoit toujours ouverte sans difficulté. » A son départ, elle lui donna des « lettres de faveur » pour son fils, le marquis de Pescaire, général dans l'armée espagnole, et lui fit promettre qu'à son retour il ne prendrait autre logis que le sien*.

1. C'est-à-dire dans les boutiques qui garnissaient la galerie du Palais de justice à Paris.

2. T. IX, p. 371-372. t Pour l'amour de luy, elle fit une cour- toisie à un gentilhomme gascon, qui estoit lors aux gallères de M. le grand-prieur, lequel, quand nous partismes, demeura dans la ville malade jusqu'à la mort. La fortune fut si bonne pour luy, que, s'addressant à ladite dame en son adversité, elle le fit si bien secourir qu'il eschappa et le prit en sa maison et s'en servit, et que, venant à vacquer une capitainerie en un de ses chasteaux, elle la luy donna, et luy fit espouser une femme riche. » (T. IX, p. 372.)

3. Mendiant, gueux.

4. T. IX, p. 373-374.


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96 BRANTÔME

Une flottille de douze ou treize « paouvres petites frégates* » transporta les Français à Messine, où le vice-roi de Sicile, don Garcie de Tolède, les reçut avec de grands honneurs, dit de Thou^. De là ils gagnèrent Gatane^, puis Syracuse, où vinrent les prendre les galères envoyées au-devant d'eux par le grand-maître. Leur entrée à Malte fut triomphale. « Nous fismes, un' heure durant, devant qu'entrer dans le port, une salve et escouppetterie si belle, que tous les regardans qui estoient sur le port, qui en estoit bordé de toutes partz, se perdoient d'admiration et d'ayse de nous voir, et nous faire bonne chère, les assurans de nostre venue*, qu'ilz n'eurent plus peur, disoient-ilz, de ceste armée turquesque ; comme de vray ilz s'en craignoient fort, car desjà ilz commançoient à envoyer en Scicille

l.T. VII, p. 82.

2. Il ajoute (liv. XXXVIII) : quoiqu'ils fussent venus trop tard. On voit que, contre son habitude, il a fait ici une singulière con- fusion. Les Français seraient en effet arrivés trop tard, et n'au- raient eu qu'à s'en retourner si, en mettant le pied en Sicile, au mois d'avril 1566, ils avaient eu la prétention d'aller prendre part à la défense de Malte, dont le siège était levé depuis le mois de septembre 1565.

Sur la place du Port, à Messine, Brantôme rencontra un capi- taine espagnol, Julien Romero, avec lequel il eut une longue conversation. Ce personnage était bien connu en France par un combat en champ-clos, qui eut lieu devant François I^^ à Fon- tainebleau. (T. VIII, p. 77 et suiv.)

3. Il nous raconte complaisamment qu'il fut mêlé, à la porte de Gatane, à une espèce de querelle avec un soldat de la garni- son, qui s'apaisa aussitôt que celui-ci l'entendit parler « le friand espagnol. » Brantôme l'invita à souper, « et l'autre l'accepta galantement ; car ilz ayment ces gens-là à faire aussi bonne chère que nous, mais que ce ne soit à leurs despens ; car autrement ilz se laissent mourir de faim. » (T. VII, p. 85-86.)

4. Les rassurant par notre venue.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 97

force femmes et courtizanes, et force autres bouches inutil les. Mais tous furent assurez de nostre veue, comme du fœu de Sainct-Elme, quand il parest dans et sur les vaisseaux après une grand' tourmente.

a II ne faut point demander si le grand maistre de Malte nous receut fort honnorablement , tant pour l'honneur que nous autres François luy faisions, et luy François, de luy venir porter nos personnes pour secours. Aussi s'en sça voit-il bien prévaloir de ceste gloire parmy les estrangers, et principallement les Espaignolz, qui estoient jaloux de nous*. »

Ce fut probablement peu de temps après leur arri- vée dans l'île que, sur les plaintes de Soliman, un édit du roi les bannit tous et les désavoua^, mais ce désa- veu et ce bannissement, qui n'étaient qu'une simple concession diplomatique, ne paraissent pas leur avoir causé grand souci.

Cette même année, le jeune duc de Guise partait, sans le moindre obstacle, avec « une très belle noblesse, » pour aller combattre les Turcs en Hongrie, pendant que d'autres Français allaient rejoindre l'ar- mée du Grand Seigneur avec l'ambassadeur du roi, M. de Grandchamp, et qu'une autre troupe de gentils- hommes, tous huguenots, et entre autres Villeconnin, fils naturel de François P% et Théligny, le futur gendre de Coligny, se rendaient à Constantinople, on ne sait pas trop dans quel but^. Cela donne une idée de ce

1. T. V, p. 408.

2. « Il me souvient que lorsque nous allasmes au siège de Malte, dont le Grand-Seigneur s'en plaignit au roy qui, pour le contenter, nous bannyt tous et nous désavoua. » (T. V, p. 405.)

3. Ibid., p. 405-406.

I 7


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qu'était alors le droit international, et ici, il faut l'avouer, k beau rôle n'était pas du côté des chré- tiens.

Brantôme ne put rester oisif pendant les trois mois et demi de son séjour à Malte ; et il en sortit plus d'une fois sur les galères des chevaliers avec le plus grand homme de mer de l'ordre, Romegas, lieutenant géné- ral du magistère. De ces courses il nous dit à peine quelques mots. Il paraît qu'il alla à la Goulette, en Grèce ^, et « autres lieux estranges, que j'ay, dit-il, cent fois plus aymé pour séjour que celuy de ma patrie, estant du naturel des tabourineurs qui ayment mieux la maison d'autruy que la leur*. »

En effet, cette vie active et aventureuse des cheva- liers qui y gagnaient souvent la richesse ^ lui plut tel- lement qu'il était résolu à prendre la croix, « mais, dit-il, M. d'Estrozze, qui estoit mon ami parfaict, m'en destourna et empescha ; et me prescha tant et tant que je le creuz, me donnant à entendre que, pour une croix, ne devois quicter ma bonne fortune qui m'at- tendoit en France, fust de la part de mon roy ou d'une belle et honneste dame et riche, de laquelle j'es- tois alors fort serviteur bienvenu, que j'eusse peu espouser. Veu toutes ces considérations, je m'y laisse aller ainsi aux persuasions de mon amy, et m'en tourne en France, où, pipé d'espérance, je n'ay receu autre fortune, sinon que je suis esté, Dieu mercy, assez


1. T. V, p. 395. — Cf. t. IX, p. 695.

2. « Romegas et Saint- Aubin son compagnon, des prises qu'ils avoient faites, avoient force argent placé en banque. Aussi, bien fol est celuy qui s'oublie et qui a la main à la paste n'en prend, comme l'on dict. » (T. V, p. 236.)


M


SA VIE ET SES ÉCRITS. 99

tousjours aymé, cognu et bienvenu des roys mes maistres, des grandz seigneurs et princes, de mes reynes, de mes princesses, bref, d'un chascun et chas- cune, qui m'ont eu en tel estime, que, sans me vanter, le nom de Branthôme y a esté très-bien renommé * . »

Les Français restèrent à Malte jusqu'au moment où l'on eut la certitude que Soliman avait renoncé à une nouvelle expédition ^, mais avant de partir la plupart s'engagèrent, comme Brantôme, Strozzi et le comte de Brissac, à revenir si le grand-maître donnait suite à son projet de faire soulever la Grèce. Ils lui devaient bien cela pour reconnaître sa magnifique hospitalité. « Tant que nous fusmes là il nous logea et defïraya tous, et si estions force bouches ; et bien malheureux estoit celuy qui en départissoit mal content; car il nous faisoit à tous meilleur traictement et honneur qu'il ne nous appartenoit^. »

Il espérait, quand il reprit la mer avec ses compa- gnons, pouvoir tenir la promesse qu'il avait faite à la marquise del Gouast de la visiter à son retour. Malheu- reusement les galères qui les ramenaient sur le conti- nent les débarquèrent à Terracine ; ils se rendirent

1. T. V, p. 395.

2. Cette détermination fut causée par l'incendie de l'arsenal de Constantinople, incendie allumé par des émissaires du grand- maître.

3. T. V, p. 233. « Outre plus, ce vénérable et généreux grand maistre fit escrire et enroller dans un livre les noms et surnoms de tant de gentilzhommes, soldatz et capitaines qui estoient là, et les fit enregistrer, mettre et enserrer parmy les arches de leur Religion très-précieusement, à perpétuité et mémoire. » (Ibid., p. 408.) Ce livre doit exister encore dans les archives de Malte, et il serait à désirer qu'il fût publié quelque jour. Plus d'une famille y trouverait un titre d'honneur.


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alors à Rome, puis son frère et lui gagnèrent Venise, d'où ils comptaient aller rejoindre l'armée chrétienne en Hongrie; la mort de Soliman les fit renoncer à leur dessein. « Ce fut là où je maudis cent fois mon malheur que ne fusse retourné aussi bien à Naples, où j'eusse bien passé mon temps. Et possible, par le moyen de madite dame la marquise, j'y eusse rencon- tré une bonne fortune, fust par mariage ou autrement ; car elle me faisoit ce bien de m'aymer^. »

Pendant ce second séjour à Rome, il leur survint un incident assez fâcheux, dont servit à les tirer le bon souvenir que leur avait gardé Pie V. Il arriva à quel- ques-uns d'entre eux, que Rrantôme ne veut pas nom- mer, de faire gras la veille de la fête de Notre-Dame d'août. L'inquisition s'en plaignit au pape et lui demanda le châtiment des coupables. « Sa Saincteté, sans s'esmouvoir, respondit que, possible, l'avoient- ilz faict par mesgarde et inadvertance, et qu'ilz n'en sçavoient rien, car enfin c'estoient gens de guerre qui ne pouvoient sçavoir vigille ny feste comme le prebstre ; par quoy il s'en falut enquérir pour cela, et qu'il n'es- toit vraysemblable ny qu'il peust croyre qu'ilz l'eus- sent faict par mespris de l'Eglise, veu leur bon zelle et affection qu'ilz avoient monstre en ce voyage et à Dieu, pour le venir servir, et partir de si loing, laisser leurs pères, mères, femmes, enfans, frères, leur pays, leur aise, leur fortune et leur roy ; et que telles indices et voyages de huict cens lieues, faisoit assez parestre leur saincte dévoction à Dieu. Par quoy commanda que, sans procéder plus avant, qu'on s'en enquist ; et

1. T. IX, p. 374.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 101

trouva l'on qu'ilz estoient innocens et insciens de la feste, comm' il estoit vray. Si est-ce que pourtant qu'il sçavoit bien que parmy nous il y en avoit une cinquantaine d'huguenotz, comme le jeune Glermont- Tallard, le jeune Bourdet, Romegou, Espaux et force d'autres, tant de leur suittes qu'autres ; mais il n'en sonna mot, couvrant et palliant leur erreur par Tar- dant zelle qu'ilz avoient porté là pour servir Dieu.

« M. de Villeparisis nous dist la bonne voulonté du pape qu'il nous portoit à tous, avec admonestation pourtant d'estre tous sages, et ne sonner mot de la reli- gion, comme M. le grand maistre en fit de mesmes^ »

Ils eurent bientôt l'occasion de prouver au Saint- Père leur reconnaissance. Il ne restait plus dans la ville qu'une centaine de Français, et entre autres Brantôme et son frère, qui se disposaient à partir, quand « nou- velles estant venues subitement que l'on avoit descou- vert vers la plage romaine et Hostie quelques galères galliottes et fustes turquesques ; le pape et toute la ville en furent en très grand' rumeur, » si bien qu'à minuit on leur dépêcha Troïle Ursin pour les supplier de ne point les abandonner jusqu'à ce que le danger fût passé. « Ce que voulontairement nous luy accor- dasmes, car nous ne demandions pas mieux : dont Sa Saincteté s'éjouyst tellement qu'il dist : Non havemo che temer, poi che questi huoni Francesi son nostri. Enfin, ce ne fut rien de ceste allarme, car les corsaires ne firent qu'escumer et passer; et amprès nous en tournasmes fort joyeux avec la bénédiction et bonne grâce de Sa Saincteté^. »

1. T. V, p. 409-410.

2. Ibid., p. 410-411.


1031 BRANTÔME

Dans ce même séjour à Rome, Brantôme et son frère firent une rencontre assez singulière. Le comte Louis de Belgiojoso, qui avait navigué avec eux, leur fit connaître un comte napolitain, el conde di Bur délia, qui, portant les mêmes armes et le même nom qu'eux, « se pleust fort à se dire et trouver leur parent : il estoit riche de douze mille escus de rente et avoit sa maison en la Fouille et nous y voulut mener et faire bonne chère ; car, dès-là, nous nous estions fort ren- duz privez et acousinez; nous n'y voulusmes point aller, car nous voulions tourner en France.

« Il nous festina souvant très-bien à Rome, car il y avoit une maison; et nous monstra sa femme, qui estoit là une grand' faveur, et sa sœur; et, comme cousins, nous y vinsmes très-privez. Sa femme estoit très-belle, mais sa sœur, point maryée, l'estoit encor plus, et surtout fort à mon gré. Nous nous en tour- nasmes, en protestation qu'il nous fit faire que Tirions voir exprès dans quelque temps, et qu'il nous mène- roit faire très-bonne chère en sa maison qui estoit en la Fouille, et ne plaindrions nostre voyage, nous pro- mettant de beaux chevaux du règne. Mais la guerre civile survint et se renouvella, qui empescha nostre dessain, et aussi qu'entendismes despuis sa mort; que, sans cela, j'avois très bien résolu de le tourner voir.

« Quant nous fusmes en France, j'en fis le conte à mon frère M. de Bourdeille, et comme nous avions des parens au royaume de Naples, et le priay de faire adviser dans les vieux titres et pancartes du trésor de nostre maison ce qu'en pouvoit estre. Après les avoir bien visitez et feuillettez, il se trouva comm'


SA VIE ET SES ÉCRITS. 103

un cadet de Bourdeille, de quatre qu'ilz estoient, l'un^ s'en alla à la guerre de Naples avec le roy Louis ^, dont l'on n'en sceut nouvelles autres sinon qu'il ne tira jamais légitime de nostre maison, et demeura à ses autres frères : dont par là nous tirasmes que ce dict conte de Bourdeille estoit venu de celuy-là de succession en succession, puisqu'il portoit mesme nom et mesmes armes ; et aussi il nous dist qu'estant en sa maison, il nous monstreroit à plein son origine, dont, pour lors, il ne s'en souvenoit point autrement, sinon que les siens estoient extraitz des confins de Gas- coigne, dont il en faisoit grand' gloire; et se tenoit pour fort honnoré que fussions parens et nous l'appel- lissions cousin. Il nous escrivit deux fois en France, nous sommant de nostre promesse de l'aller voir, et puis mourut après ^. »

A Venise, Brantôme eut un jour, sur Ronsard, avec un noble vénitien, une conversation qui, à ce qu'il semble, n'a point été relevée par les biographes du poète : « Moy, dit-il, estant un jour à Venize, chez un des principaux imprimeurs, ainsy que je luy deman- dois un Pétrarque, en grosse lettre, grand volume, et commenté, il y eut un grand magnifique près de moy, s'amusant à lire quelque livre, qui, m'oyant, il me dict, moitié en italien, moitié en assez bon françois, car il avoit esté autresfois ambassadeur en France : « Mon gentilhomme, je m'estonne comment vous estes « curieux de chercher un Pétrarque parmy nous, « puisque vous en avez un en vostre France plus excel-

1. Il s'appelait Jean et était frère du cardinal de Bourdeille.

2. Louis III d'Anjou.

3. T. V, p. 391-393.


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« lent deux fois que le nostre, qu'est M. de Ronsard. » Et, là-dessus, se mit à l'exalter par-dessus tous les poètes qu'il avoit jamais leu, et m'entretint tout un long temps, non seulement de ce subject, mais de plusieurs autres beaux, avec certaine douce courtoisie et affabilité de leur nature^. Voylàlebel honneur que déféra ce bon vieillard magnifique à M. de Ronsard, comm' il avoit raison., »

De Venise, il passa à Milan, et y resta un mois, « tant pour voir la ville, qui est des plaisantes d'Ita- lie, que pour apprendre à tirer des armes du grand Tappe, très bon tireur d'armes^, j> puis se rendit en Piémont. « Là, dit-il, je vis un changement aussi estrange qu'il estoit possible ; car, estant à Turin, je passai par devant la boutique d'un courdonnier, qui m' avoit servy là d'autresfois, lequel s'appelloit maistre Blaize, de la Réole, mais acasé à Turin. Soudain il me vint embrasser^ et moy, contemplant sa bouticque, où il n'avoit qu'un chétif vallet, et luy qui travailloit


1, C'est-à-dire : du naturel des Vénitiens. — T. III, p. 288.

2. T. VI, p. 388. — Montaigne, dans ses Voyages (p. 90), raconte avoir vu à Padoue « les écoles d'escrime, du bal, de monter à cheval, où il y avoit plus de cent gentilshommes françois, » Plus loin, il ajoute qu' « ils abondoient tellement à Rome qu'il ne trouvoit dans les rues, à son grand déplaisir, quasi personne qui ne le saluât en sa langue » (p. 122). — La Noue dit à son tour que beaucoup font le voyage d'Italie principalement « pour s'instituer en beaucoup d'exercices honnestes qui y abondent. Mais, parmi ces roses, on rencontre beaucoup d'espines, pour ce qu'y ayant mille appasts de volupté, comme semez dans les plus belles villes, la jeunesse, qui est désireuse de nouveauté et ardante en ses affections, ne se peut retenir qu'elle n'aille gouster, voire se saouler de ces douces poisons, et puis par la continuation s'en engendre de très sales habitudes. » {Discours, p. 120.)


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à de gros soulliers de vasche pour les paysans, je luy dis : « Et quoy, maislre Blaize, qu'est cecy à dire? « Est-ce la boutique que j'ay veu d'autresfois, où vous « aviez d'ordinaire une douzaine de valletz, les uns « plus braves que les autres, qui ne travailloient qu'en « vellours et toutes sortes de marroquins et cabrons? « Qu'est devenu tout cela? Où est ce changement? » Il me respondit seulement, la larme à l'œil, avecqu'un grand souspir : « Hélas! monsieur, les François n'y « sont plus ; l'argent de France ne vient plus à nous ; « aussi sommes-nous tous pauvres, et ne pouvons plus « faire ce que nous avons faict*. »

Il ne manqua pas d'aller se présenter chez le duc et la duchesse de Savoie, Marguerite de France, qui faisait un tel accueil aux gentilshommes français « qu'ils en avoient honte. » Elle voulut une fois l'obliger à se couvrir devant elle, et le pressa tellement qu'il fut obligé de lui dire : « Je crois que vous ne me tenez pour François et que j'ignore ce que vous estes, et le rang et le grade que vous tenez, estant du sang de nos roys que j'honore en vous honnorant comme il m'appar- tient^. » Elle ne se borna pas à ces marques de bien- veillance. Pensant qu'au retour d'un si long voyage, il pouvoit avoir besoin d'argent, elle lui fît, un soir, présenter une bourse de cinq cents écus par sa dame d'honneur favorite, la sœur de Raiz, M™® de Pancal- lier, qui aimait extrêmement M™® de Dampierre, sa tante, et avait fort aimé sa mère. « Mais, » dit-il, et on peut l'en croire sur parole, « je puis jurer aveq'


1. T. VI, p. 156.

2. T. VIII, p. 136.


1 06 BRANTÔME

vérité et l'asseurer que je n'en prins jamais ung seul sol ; car j'en avois assez pour me conduire à la court, et plustost je me fusse conduict à pied que d'estre si effronté et impudent d'importuner telle princesse. J'en cognois beaucoup et ai cogneu qui ne firent pas de mesmes, car ils en prindrent très bien*. »

Je crois qu'il ne fut point aussi satisfait de l'accueil qu'il reçut du duc% à qui il avait la prétention, très justifiée, d'être allié^. « Je lui en fis un jour ce discours, et, plus à plein, à Turin, en son jardin, tous deux seulz, parce que Madame de Savoye luy avoit dict que j'avois cest honneur de luy appartenir ; mais, pour cela, je n'en metz pas plus gros pot au feu, et n'en lève pas ma bannière plus haute ; car les princes sont si glo- rieux qu'ilz desdaignent tout le monde, et leur semble

à tous qu'ilz sont tous sortis d'un grand sang Et

Dieu sçait'^! » Et Dieu sçaitf Voilà une parole bien imprudente ; Brantôme oublie que, si les simples gen- tilshommes se permettaient de parler ainsi des princes, eux-mêmes devaient s'attendre à n'être pas ménagés par ceux qu'ils regardaient comme au-dessous d'eux.

Turin fut la dernière étape qu'il ait mentionnée.

1. T. VIII, p. 134. « J'ay ouy dire à ung de ses maistres d'hô- telz qu'elle mettoit en ung coffre, tous les ans, en réserve, le tiers de son revenu pour donner aux pauvres et surtout aux pauvres François passans » (p. 135).

2. Le duc leur montra à lui et à ses compagnons une forge qu'il avait établie dans son jardin et où il forgeait de très bons canons d'arquebuse. (T. II, p. 151.)

3. Le duc était neveu, à la mode de Bretagne, du grand-père de Brantôme, à cause de sa cousine germaine Claude de Pen- thièvre.

4. T. X, p. 103.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 107

Son premier voyage n'avait guère été qu'un voyage de plaisir et de curiosité. Les deux autres ont laissé dans ses souvenirs d'autres traces que des aven- tures de courtisanes. Ce sont surtout les hommes et les choses de guerre qui l'ont intéressé. « Quand je pérégrine, très saoul de nos façons, dit Montaigne, ce n'est pas pour chercher des Gascons en Sicile, j'en ai assez laissé au logis. Je cherche des Grecs, plustost, et des Persans*. » Pour Brantôme, les Espagnols remplacèrent les Grecs et les Persans que son com- patriote désirait tant étudier. Il en trouva partout sur son passage, en Italie, en Sicile, à Malte; et, à sa très grande joie, il eut mainte occasion de faire parade de son « friand parler castillan. » Il n'a laissé échapper aucune occasion de fréquenter, outre leurs grands personnages, les officiers et les soldats, recueil- lant soigneusement tout ce qu'ils lui racontaient. A leurs récits, il a ajouté ce qu'il avait observé lui- même sur leurs mœurs et leur organisation militaire, et ce n'est pas là une des parties les moins intéres- santes de ses livres^.


1. Essais, liv. III, ch. ix.

2. Je signalerai entre autres ce qu'il nous dit de la manière dont les soldados viejos accueillaient et façonnaient les recrues : « J'ai vu arriver à Naples les recrues tout piètres, chétifz, mal habillez, con çapatos dy cuerda, souUiers de corde, descendre ainsi des gallères; les vieux soldatz les entreprenoient et les pre- noient en main, les mondanisoient, leur prestoient de leurs habil- lements; si bien qu'en peu de temps on ne les eust point reco- gnus. » (T. V, p. 318, 319.) — Voy. le 16e Discours de La Noue intitulé : De l'usage des camarades (chambrées) qui sont fort recom- mandées entre l'infanterie espagnole (p. 294).


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VII. Brantôme armateur. La piraterie au xvi® siècle.

« Rien n'est tant si coquin, ny doux, ny attirant qu'un butin, dit Brantôme, quel qu'il soit, soit de mer, soit de terrée » Cette douceur et cet attrait, il a dû les éprouver. S'il ne dit rien des profits qu'il a recueillis des guerres civiles, il laisse entrevoir que ce n'est pas sa faute s'il ne s'est point enrichi dans des expéditions maritimes, c'est-à-dire dans de véritables expéditions de pirates.

Au x\f siècle, pendant une partie du siècle suivant, et, à plus forte raison, au moyen âge^, les mers étaient, pour les marins de toutes les nations, ce que le désert est encore aujourd'hui pour les tribus qui l'habitent, un champ ouvert au brigandage. Les chrétiens captu- raient ou pillaient sans distinction les navires des pays amis ou ennemis, comme les autres pillent encore

1. T. V, p. 401.

2. Citons pour la rareté du fait le trait suivant qui, certaine- ment, ne s'est jamais renouvelé. Le prince Yvain de Galles, allié de Charles V dans sa guerre contre les Anglais, étant parti de Honfleur sur un beau navire, avec 500 hommes d'armes et 300 arbalétriers, fit la rencontre de 16 nefs bien garnies qui étaient à l'ancre. Ses compagnons voulaient les piller, prétendant qu'elles étaient anglaises. Mais, ayant appris que c'étaient des navires appartenant à des Flamands qui se rendaient d'Espagne en Flandre avec des marchandises, le prince dit à ses hommes : « Seigneurs, je vous prie que à ces bons marchans on ne mef- face rien, car on ne doit pas marchands grever. » Puis aux Fla- mands : « Seigneurs, Dieu vous gart d'ennuy. Rien ne perdrez par nous. » (Histoire de messire Bertrand du Guesclin, escrite en prose l'an M CGC LXXXVIl, et nouvellement mise en lumière par M^ Claude Menard. Paris, 1618, in-4o, p. 459-461.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. lit

aujourd'hui les caravanes. La perspective d'un riche butin à gagner sans trop de risques était en effet bien séduisante, l'impunité étant à peu près assurée aux auteurs de ces méfaits, que les gouvernements étaient impuissants à empêcher, quand ils l'auraient voulu, et ils ne le voulaient pas toujours. Rarement les plai- gnants obtenaient satisfaction^. Le droit des gens n'existait pas, et il n'y avait de sécurité nulle part pour les navires marchands qui ne s'étaient pas mis en état de se défendre. Tout était à redouter pour eux, leurs compatriotes comme les étrangers, les amis comme les ennemis. Du reste, les sujets ne faisaient que suivre l'exemple qui leur était donné d'en haut. En 1550, bien qu'on fût en paix avec l'Espagne, la gouvernante des Pays-Bas, la reine de Hongrie, envoyait guetter au passage le maréchal de Saint- André, qui devait tra- verser le détroit pour se rendre en Angleterre jurer la paix signée entre Henri H et Edouard VI. Elle avait fait armer, dit Brantôme, « nombre de navires, et plusieurs insolences en sortoient sur nos navires françois, à les desvalliser de leurs biscuits, vins et munitions, jusques aux ancres et voilles^. »

Diverses ordonnances avaient beau interdire aux officiers de la marine royale tout acte de piraterie, on

1. Voy., dans le ms. 64, fol. 129, de la Collection Godefroy, à la Bibliothèque de l'Institut, une plainte adressée en 1497 au roi par les \illes anséatiques, auxquelles il fut donné pour toute réponse que nul navire de guerre ne pouvait sortir des ports de France sans bailler caution de ne porter aucun dommage aux alliés et confédérés du royaume, défense illusoire s'il en fut jamais. Il y a encore dans le même volume (fol. 9) une requête analogue des habitants de Lubeck au roi en date du 14 août 1562. — Cf. le ms. 3882 du fonds français à la Bibliothèque nationale.

2. T. V, p. 34, 35.


1^0 BRANTÔME

n'en tenait ai^cun compte. « 11 prit une fois envie, nous dit Brantôme, au grand prieur François de Lor- raine d'envoyer en course vers le Levant douze de ses galères, commendées par son lieutenant Beaulieu- Chastaigner. » Beaulieu, grand ami du narrateur, « y alla fort bien, car il estoit brave et vaillant. Quand il fut vers l'Archipelage (l'Archipel), il rencontra une grand'nau vénitienne, bien armée et bien riche. 11 l'accommença à la canonner, mais la nau luy rendit bien sa salve, car, de la première voilée, elle luy emporta deux de ses bancs avec leurs forçats tout nets, et son lieutenant, qui s'appelloit le capitaine Panier, qui pourtant eut le loisir de dire ce seul mot, et puis mourir : « Adieu, paniers, vendanges sont « faites. » Ce fut à M. de Beaulieu à se retirer, car ceste nau estoit pour luy invincible^. »

Pour cette belle expédition, il avait arboré « la ban- dière de la roine d'Ecosse (Marie Stuart), qu'on n'a- voit jamais veue vers les mers de levant, ny cogneue, dont on estoit fort esbahy; car, de prendre celle de France, n'en falloit point parler, pour l'alliance entre le Turc^. » L'ébahissement était naturel, mais le grand prieur avait pris ses précautions. Pour ne pas compromettre la France, il avait, avant de reconduire la princesse dans son royaume, obtenu d'elle l'au- torisation de prendre la bannière d'Ecosse ; autorisa- tion qu'il avait fait mettre au nom de Beaulieu. C'est ce que nous apprennent deux lettres écrites par la reine le 2)8 mai 1561, adressées, l'une à Philippe II, l'autre

1. Des Dames, t. IX, p. 462, 463. Ceci se passait en 1561 ou 1562 au plus tard.

2. T. IX, p. 372.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 111

à Tévêque de Limoges, L'Aubespine, ambassadeur de Charles IX à Madrid. Dans la première, elle annonce au roi qu'elle a donné permission « au capitaine Chaste- gnières de prendre et porter sa bandière et estendart et de adjoindre avecque luy tous navires et autres vais- seaux de conserve pour faire la guerre aux infidèles, et le prie de lui assurer par lettres patentes toute protection pour aborder dans les ports qui lui appar- tiennent et y vendre ses prises. » Dans la seconde, elle réclame l'intervention de l'ambassadeur auprès de la reine d'Espagne et du duc d'Albe, auxquels elle écrit également pour obtenir qu'ils appuient sa demande^.

Mais les vrais infidèles n'étaient pas les musulmans, avec lesquels il y avait plus de coups que de butin à gagner. C'étaient les riches marchands dont les navires sillonnaient la Méditerranée, où les chrétiens, malgré la paix générale, se faisaient une guerre acharnée. En 1567, l'ambassadeur d'Espagne s'étant plaint à Catherine de Médicis de la prise d'un brigantin génois par le baron de La Garde, lieutenant général des galères, elle lui répondit que les Génois se compor- taient assez insolemment, qu'ils avaient pris une de ses frégates, tué de ses gens, mis les autres à la chaîne et traîné dans l'eau les bannières aux armoiries du roi son fils, et qu'il ne fallait donc pas s'ébahir si ledit baron, ayant la charge qu'il avait, s'était ressenti de cet outrage^.

Les chevaliers de Malte n'avaient point à prendre

1. Voy. Lettres de Marie Stuart, édition Labanof, t. I, p. 95-97. ■ 2. Lettres de Catherine de Médicis, t. III, p. 44.


1 1 2 BRANTÔME

tant de précautions pour exercer leur métier de cor- saires, comme on disait alors, de pirates, comme nous dirions aujourd'hui; et, quand l'occasion était favo- rable, les navires chrétiens étaient d'aussi bonne prise que ceux des infidèles * . Un jour que Brantôme accom- pagnait Romegas dans une de ses courses, ils rencon- trèrent un navire de cinquante tonneaux surpris par le calme. Romegas se disposait à l'attaquer, mais, ayant reconnu la bannière de saint Marc, « il ne voulut pas- ser outre ny laisser jouer le canon de courcie, bien qu'aucuns (et peut-être Brantôme) le lui conseillassent, A mais il estoit sage. » Ce qui contribua sans doute à lui inspirer ces idées de sagesse, c'est que « la nauf estoit fort leste, et en defïenses de pavesades et d'extra- pontins à l'entour, et la gondole tirée à eux et rem- plie d'eau contre le feu^. »

Brantôme fit probablement d'autres excursions sur les galères de Malte, avec des chevaliers moins sages que M. de Romegas, et il y prit goût, si bien que, rentré en France, il se mit à avoir des navires qui pirataient pour son compte. Il y était encouragé par l'exemple de son ami Strozzi. « Ce pauvre seigneur, nous dit-il, l'espace de vingt ans, s'estoit tousjours affectionné à avoir quelque bon navire sur mer qu'il envoyoit ordi- nairement busquer fortune, et de fait je luy ay veu de beaux et bons vaisseaux qui luy ont rapporté quelque

1. Voy., dans les Vies des hommes illustres de Thévet, liv. V, fol. 446, le récit d'un combat où Léon Strozzi, prieur de Gapoue, eut affaire à dix-huit ou vingt navires chrétiens et couïa un vais- seau vénitien, ce qui mit à ses trousses toute la flotte de la répu- blique.

2. T. V, p. 234.


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SA VIE ET SES ÉCRITS. 113

profita > Si les siens lui ont aussi rapporté quelque gain, il n'en souffle mot, et il ne parle que des pertes qu'il a éprouvées en deux circonstances.

Il nous raconte qu'une fois « le baron de La Garde lui fit perdre un butin de douze mill' escus qu'un navire qu'il avoit en mer lui avoit faict, et, ne le trou- vant de bonne guerre ne de prise, le lui fit rendre, dont il lui fit force excuses ^ » Sur qui et où avait été faite cette belle capture, il ne le dit pas, mais il fal- lait bien qu'il y eût là un fait de piraterie des plus caractérisés, pour que le baron, qui n'était point un homme à scrupules, obligeât son ami à une pareille restitution.

En 1 571 , Brantôme, venant de recevoir à la cour un mécontentement d'un grand, avait voulu, pour se distraire, aller rejoindre l'armée espagnole, qui com- battit à Lépante, « et résolument j'y fusse allé, sans M. d'Estrozze, qui m'amusa sur un grand embarque- ment qu'il vouloit faire, et mesme me le fit comman- der par le roy Charles d'en estre, et ainsi m'amusa un an sans rien faire. » Il s'agissait d'une entreprise « bien dessignée vers les îles du Pérou ^, » pour laquelle il faisait à Brouage de tels préparatifs qu'ils inquiétèrent Philippe II, que Catherine de Médicis eut grand'peine à rassurer. Coligny, que le roi berçait toujours de l'es- poir d'une expédition aux Pays-Bas, voulait que Strozzi renonçât à son projet, et « que nous alHons fondre par mer en Flandres et luy viendroit par terre, si bien que si nous nous entendions ainsi tout iroit à souhait, à

1. T. VI, p. 88.

2. T. IV, p. 150.

3. T. n, p. 110,111.

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414 BRANTÔME

quoi nous fusmesesbranlez. » Mais, sur ces entrefaites, eut lieu la Saint-Barthélémy, et « ce beau embarque- ment ne prit poincte et ne nous servit que de ruynes à nos bourses de tant de nous autres qui avions des vaisseaux^. j> De tant de nous autres! L'ambassadeur vénitien Gorrero ne se trompait donc point lorsque, parlant des pirateries des Français et des grandes plaintes qui s'en faisaient à la cour de France, il ajoute : « Ma perche li grandi participano de' bottini, quasi tutte son terminate con semplici parole^. »

Si Strozzi avait alors songé pour la première fois à aller « busquer fortune » en Amérique, il ne renonça pas à son projet. André Thévet, dans son Grand insu- laire et pilotage^ manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale, parle d'un navire de soixante-dix tonneaux appartenant à feu de bonne mémoire Phihppe Strozzi, et dont le capitaine Jean Testu, débarqué à Nombre de Dios, périt en attaquant un convoi de mulets char- gés d'or et d'argent pour plus de trois millions que les Espagnols envoyaient de Panama^.

C'était, en effet, vers les mers d'Amérique que, devançant l'ère des flibustiers, se dirigeaient, et depuis longtemps, les expéditions de ceux qui trouvaient que la course y était moins dangereuse et plus profitable que dans les mers d'Europe, car la coutume existait « qu'au delà des Açores nulle plainte n'étoit reçue ^ »


1. T. IV, p. 298; t. II, p. 81, 110. — Nous y reviendrons.

2. Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 72.

3. Voy. la très intéressante publication de M. Schefer : Discours de la navigation de Jean et Raoul Parmentier. Paris, 1883, gr. in-8°, p. 180-181.

4. Voy. mss. Godefroy (Bibliothèque de l'Institut), t. 46, fol. 15.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 115

Rien, du reste, ne peut mieux donner une idée de

— André Thévet, qui avait fort couru le monde, a donné, dans sa Cosmographie universelle, sur les agissements des corsaires des différentes nations, des détails qu'on ne sera peut-être pas fâché de retrouver ici :

« D'autant qu'en toute mer, dit -il, il se trouve des cor- saires, il vous fault sçavoir que ceux de la Méditerranée sont plus malaisez à contenter que des autres lieux, veu que en l'Océan si l'Espaignol, Anglois et François se rencontrent, et qu'ils viennent aux mains, si est-ce que celuy qui emporte la victoire, s'estant saisi du vaisseau du vaincu, faict composition et reçoit chacun à rançon honneste, comme au soldat sa paye, et au mar- chant selon sa qualité, sans en retenir pas un esclave, où en la mer Méditerranée vous estes pillé jusques à la chemise et mené en servitude ou mis à la cadène ; et cependant trafiquez vostre rançon, ou la gaignez en vostre misère. Oultre plus, pource que je vous ay parlé qu'en plusieurs lieux de l'Océan l'on faisoit bonne guerre, il fault aussi que je vous die qu'en d'autres il vaudroit mieux tomber en la main de quelques corsaires que de ceux qui tiennent la mer du costé du Péru, isles Fortunées et autres terres descouvertes de nostre temps »

Et ailleurs :

« Une chose louë-je entre l'Espaignol et le François se faisans guerre sur mer, sçavoir que le plus fort qui a prins le navire de son compaignon use de courtoisie, n'offensant en rien celuy qui est vaincu, sinon à la cholère, ou lorsqu'il fault aborder et entrer par force l'un sur l'autre ; mais, la furie passée, le vainqueur souventefois gratifie son ennemy, le laissant aller libre, sans le rançonner ny molester. Je ne dy pas que ce qui est pris ne soit pris, comme j'ay veu, me trouvant par quatre fois en telle feste. Aussi, si un capitaine françois prend trois ou quatre navires d'Espaigne, coustumièrement l'on en donne un avec munitions et vivres aux vaincus pour retourner en leur pais, sans les réduire prisonniers et moins esclaves ; ce qu'au contraire font les Portugais, traitans du pis qu'ils peuvent les François, lors principalement qu'ils les trouvent à la coste de la Guynée et Ethiopie ; comme aussi en telles affaires les Anglois et Flamans n'en font guère moins, ainsi que l'expérience me l'a fait voir. » (Cosmographie universelle, t. I, liv. Vil, ch. xn, fol. 227 y"; Ibid., t. II, liv. XIII, ch. IV, fol. 484.)


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l'impuissance où se trouvait le pouvoir royal de pré- venir et de réprimer ces actes de piraterie et de bri- gandage que la lettre suivante, écrite, le 14 novembre 1566, par Charles IX à son ambassadeur en Espagne au sujet de l'expédition sur Madère du fils de Monluc, qui y fut tué :

« Je vous ad vise, Monsieur de Forquevaulx, qu'après luy avoir par plusieurs fois refusé de sortir en mer, je me laissay vaincre à la remontrance qu'il me fit faire des grandes despenses qu'il avoit employées en son équipage et que son intention n'estoit que de s'em- ploier au faict de la marchandise dont son père et autres plus proches parents me donnoient toute seu- reté ; qui fut cause que je luy accorday son congé, mais ce fust avec expresse deffence de n'offencer, invahir ny molester les pays et subgetz des Roys d'Es- pagne et de Portugal, très bons frères, et autres mes amis et alliez, ainsi que vous verres par le double de la lettre que j'en escripvis à son père dès le mois d'aoust dernier passé que je vous envoyé. Depuis, ayant eu information des déprédations qu'il faisait sur mes propres subjetz et senti quelque vent de l'entre- prinse et invasion qu'il a faicte sur l'isle de Madère appartenant au Roy de Portugal, j'en ai eu tout l'ennui et desplaisir que peut un prince qui ne désire que la conservation de la paix et amitié qu'il a avec les aultres princes chrestiens ses amis et alliez ; et, avant la récep- tion de vostre dépesche, qui m'a plus éclaircy de ladicte invasion, j'avois jà faict expédier un mande- ment que j'ay envoyé publier par tous les ports de mon royaume, par lequel je tiens ledit Monluc et tous ceux de sa troupe pour déprédateurs et violateurs de


SA VIE ET SES ÉCRITS. 117

la paix, et commande expressément que l'on ne faille de les saisir et prendre prisonniers en quelque lieu qu'ilz puissent aborder. Je suis si esloigné de telles hostilités et m'en sens si offensé que, si ledict Monluc peut tomber en mes mains, j'en feray telle et si exem- plaire démonstration et punition que l'on connoistra qu'il n'y a revanche de la Floride ny autre considéra- tion qui me sçeut faire trouver bonnes telles actions^. »

Si de simples particuliers osaient ainsi enfreindre les défenses royales, on peut juger quel respect elles devaient inspirer, lors des guerres civiles, aux marins d'une cité comme la Rochelle , 'où l'autorité du roi n'était plus que nominale et qui de tout temps s'était enrichie par la piraterie ~. On trouve à ce sujet, dans le Bulletin du Comité des travaux historiques^, deux pièces fort intéressantes communiquées par M. de Richemond, archiviste de la Charente-Inférieure.

La première, datée de la Rochelle du 2l8 septembre 1569, émane d'un marin renommé, Jacques Sores, « lieutenant général du prince de Navarre en son amirauté de la Rochelle*; » il donne permission à


1. Lettres de Catherine de Médicis, t. II, p. 400, note. Voy., en date de septembre 1568, des lettres du roi, de la reine et du duc d'Anjou à M. de la Meilleraye pour défendre d'entreprendre des voyages en mer sans la permission du roi. (Minute du secrétaire d'État, mss. Godefroy, t. LVIII, fol. 449. Bibliothèque de l'Ins- titut.)

2. Voy.; dans le Journal de Nicolas de Baye, publié parM. Tue- tey (1885, t. I, p. 242), à l'année 1408, les plaintes adressées au parlement contre les Rochellois, qui avaient capturé des navires catalans et portugais qu'ils prétendaient anglais.

3. Année 1886, n»» 3-4, p. 252, 256.

4. Il s'agissait peut-être dans cette réclamation de cette car-


1 1 8 BRANTÔME

Mathurin Termault, du Groisic, capitaine de la Désirée, de courir sus à tous les ennemis et adversaires de la religion réformée « sur toutes nations indifférem- ment, » à la charge d'amener ses prises à la Rochelle et de payer les droits dus à l'amirauté. La seconde pièce, postérieure de trois mois à la précédente, est du 2i8 janvier 1570. C'est le texte d'une délibération prise par le conseil de l'amirauté de la Rochelle au sujet de plaintes portées par des Vénitiens et d'autres ItaUens victimes des déprédations des marins rochel- lois*. Leurs réclamations furent rejetées, le conseil ayant déclaré que les congés donnés aux capitaines Sores et autres de guerroyer contre les ennemis de la religion chrétienne réformée les autorisaient à com- prendre parmi ces ennemis, quoiqu'ils n'y fussent pas nommés, les Vénitiens et les Italiens, « puisqu'ils tenoient le parti de la religion romaine. » Il est assez curieux de voir appliquer par des huguenots de notre pays la théorie qui avait tant excité leur indignation quand il s'agissait des soldats espagnols de la Floride pendant nos malheureux compatriotes, « non comme François, mais comme hérétiques. »

L'amirauté de la Rochelle percevait un droit assez considérable sur les navires capturés et vendus dans son port, et cet argent servit à soutenir les armées protestantes. Après la prise de Saint-Jean-d'Angély

raque dont parle Brantôme, « nauf vénitienne la plus belle et la plus grande qui s'est peu veoir, » et que l'amiral Sores avait cap- turée. « Il la prit, dit-il, l'ayant trouvée qu'elle avoit passé le destroict de Gibartai (Gibraltar) et tiroit vers les cottes d'Angle- terre. Elle estoit plus armée en marchandises qu'en guerre et fut menée à la Rochelle. » (T. IV, p. 38, 39.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 419

par les catholiques (1569), « la Rochelle, » dit La Noue*, « équipa et arma quantité de vaisseaux qui firent plusieurs riches prises dont il revint de grands deniers à la cause générale, encor' qu'on ne prist alors que le dixième pour le droit d'amirauté. Depuis, aux guerres qui se recommencèrent l'an 1 574, la nécessité contraignit de prendre le cinquième ; et pensoit-on que cela rebuteroit les gens de mer d'aller cercher avec tant de hazards leurs avantures. Toutesfois, cest exercice leur estoit si friand qu'ils ne désistèrent pour l'excessiveté de ce tribut, encores que souvent il advint qu'aux proyes, que leurs griffes avoient atrapées, les ongles de la picorée terrestre donnassent de terribles pinçades. Par ceux-ci peut- on voir combien de richesses viennent en un pays par la guerre de la mer. Or, si celle de terre est juste, aussi doit estre celle-ci. Toutes fois, quand on vient à examiner plu- sieurs actions particuhères d'icelles, on trouve qu'il s'y commet des abus merveilleux (au moins parmi nous), car la pluspart de ces avanturiers mettent peu de diférence entre les amis et ennemis, et plusieurs fois s'est veu l'ennemi pauvre recevoir miséricorde et l'ami riche estre dévalisé et jette dans les ondes, eux présumans par le vice de cruauté cacher celui d'ava- rice^. »

1. Discours politiques et militaires, p. 695, 696. — La Noue signait à la Rochelle les lettres de marque. (La Popelinière, t. n, liv. XXXVII, fol. 212.)

2. f Le dimanche, second jour du mois de juillet (1570), le capitaine Sore, pirate huguenot, défit quelques navires portu- gais près l'île de Palme es Canaries, où étoient, entre autres, xxxviij Jésuites qui s'en alloient prêcher l'évangile de J.-G. aux barbares (au Brésil), mais le corsaire cruel et sanguinaire les fit tous noyer. » (Journal historique de Denis Généroux, notaire à


1 20 BRANTÔME

Aucune considération ne pouvait arrêter ces « fuitifs de la fleur de lys, » comme les appelle leur coreli- gionnaire La Popelinière. La reine d'Angleterre Elisa- beth était le grand soutien des protestants de France, auxquels elle avait fourni hommes et argent ; ils avaient donc tout intérêt à la ménager. En 1 573, ayant accepté d'être la marraine de la fille de Charles IX, elle envoya en France lord Winchester pour la représenter au baptême, qui eut lieu le 2 février. Dans la traversée de Douvres à Boulogne, les navires anglais furent assaillis par « quelques coursaires francez et walons, » et ce furent des Rochellois qui pillèrent le bâtiment où se trouvaient les bagages de l'ambassadeur. A cette nouvelle, l'irritation fut grande en Angleterre, et les représailles ne se firent pas attendre. L'occasion était trop belle pour la laisser échapper. L'ordre fut donné d'opérer la saisie de tous les navires étrangers, « qui furent desgressez tous avec un merveilleux butin ; car, comme il y eut en toutes ces costes plus de soixante navires bien équipez, que de France, que portant les aveuz du prince d'Orange, un seul n'estoit sans prise, ains la plus part riches de pillages faits sur toutes nations catholiques ^ »

Les déprédations des Rochellois ne cessèrent que lorsque la ville fut retombée au pouvoir du roi.

Parthenay, publié par Bélisaire Ledain. Niort, 1865, in-8o, p. 75.) Sores fut peu de temps après pris à Port-Mahon et mis à mort avec son équipage.

1. La Popelinière, t. II, liv. XXXIII, fol. 131, 146. — Les ambassadeurs anglais réclamèrent plusieurs fois à ce sujet auprès de Catherine de Médicis. A leurs plaintes elle répondait avec rai- son que c'étaient leurs amis les protestants qui avaient commis le méfait et que c'était à eux qu'ils devaient s'adresser.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 121

En dépit du célèbre Mare liberum de Grotius, cet état d'anarchie sur la Méditerranée subsista jusqu'à la fin du XVII® siècle, et, quelle sécurité cette mer offrait, en 1671, aux navigateurs, le célèbre voyageur Char- din nous le fait connaître^ : « Il y a d'ordinaire, dit-il, quarante vaisseaux de corsaires chrétiens dans l'Ar- chipel, tant de Majorque que de Villefranche , de Livourne et de Malte. Ces vaisseaux sont petits la plupart et assez mal avitaillés, mais équipés de gens que la misère et une longue habitude à faire du mal ont rendus déterminés et cruels. Il n'y a pas de maux imaginables qu'ils ne fassent aux habitants des îles de cette mer où ils peuvent aborder, quoique ces habitants soient tous chrétiens et que plusieurs reconnaissent le pape. Je ne saurais oublier la réponse qu'un de ces corsaires, nommé le chevaher de Téméricourt^, fit en ce temps-là au marquis de Preuilly, frère du maréchal d'Humières, qui montait un vaisseau du roi nommé le Diamant. S'étant rencontrés à l'île de Milo, le marquis invita le chevalier, et, la conversation s'étant tournée sur ceux qui font le cours, il lui dit, comme me racon- tèrent peu de temps après des gentilshommes qui étaient présents : « Chevalier, les viols, les meurtres, « les sacrilèges que tu commets journellement, tes « blasphèmes, en un mot tes actions impies et barbares


1. Il s'embarqua pour Smyrne à Livourne le 10 novembre 1671. Le convoi hollandais dont faisait partie son navire portait pour un million de marchandises et était escorté de deux vaisseaux de guerre.

2. Il y avait à cette époque deux chevaliers de Malte, deux frères, du nom de Thiméricourt : Gabriel d'Abos, reçu le 7 août 1663, l'autre Louis-Léonard d'Abos, reçu le 9 novembre 1667.


12Î BRANTÔME

€ ne te font-elles point craindre? Peux-tu espérer d'al- « 1er en paradis? Ne crois-tu pas qu'il y ait un enfer? — Moi, » répondit le chevalier, a point du tout; je « suis luthérien ; je ne crains rien de tout cela * . »

VIII. Retour de Brantôme en France. La journée de Meaux. Seconde guerre civile.

En rentrant en France de son long voyage que, dans un sonnet à son frère Ardelay, parti avec lui, Brantôme dit leur avoir été inspiré « par un saint désir deDieu^, » il dut, ce qui lui fut probablement très sensible, renoncer à exhiber les belles armes dont il aimait à faire parade en Italie. Une déclaration donnée à Mou- Hns le 12 février 1566 avait défendu le port des a bastons à feu » sous peine de confiscation de corps

1. Voyage de M" le chevalier Chardin. Amsterdam, MDGGXI. In-12, t. I, p. 3.

2. Ardelay, qui a eu d'autres fois cognoissance

De ce grand Dieu d'Amour qui noz cœurs fait aimer, Et qui t'a d'autres fois bravement fait aimer, Pour le faire valoir soustenant sa puissance,

Alors qu'il nous fallut partir de nostre France, Qu'un saint désir de Dieu nous fit mestre sur mer. De ces armes d'Amour nous falut désarmer Pour n'estre plus sujet à son obéissance :

Ast'eure puisque Dieu nous donne bon retour Il ne se faut pas rendre ; et poursuivre l'Amour Il faut mieux que jamais : vous êtes trop honneste.

Aussy, pour être vray, je croy que les beaux yeux D'une Gharansonnet vous rendront amoureux Et vous mettront assez de martelz en la teste.

(T. X, p. 426.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 12i3

et de biens, « déclaration qui étoit, dit-il, observée fort estroictement et rigoureusement. Il nous fallut cacher et rompre tous les fusts de nos belles harquebus que nous y avions porté, et les empaqueter qu'on ne les vist plus^. »

Il était à la cour lorsqu*eut lieu, au mois de juin 1567, une scène curieuse entre le duc d'Anjou et le prince de Gondé, que l'ambition aveuglait depuis qu'aux premières guerres civiles il s'était vu « quasi com- mander à la moytié de la France. » Il convoitait la lieutenance générale du royaume et avait gagné son grand-oncle le connétable de Montmorency, qui avait déclaré ne pas s'y opposer « si le roi la lui vouloit donner. » Mais Catherine, prévenue, avertit son fils. « Elle l'emboucha et l'instruisit si bien (et Dieu sçait de quelle main et bouche de bonne maistresse!), qu'un soir en la salle, que ladicte royne souppoit à Saint-Germain-des-Prez, il me souvient fort bien que, M. le Prince y estant venu, Monsieur le prit et le mena en un coing où il parla bien à luy, et des grosses dentz, comme on dict, et le reprit de son outrecuydance d'oser et vouloir prétendre sur la charge qui luy estoit deue, et que, s'il s'en mesloit jamais, qu'il l'en feroit repentir et le rendroit aussi petit compagnon comme il vouloit faire du grand. Tant d'autres propos luy dit-il (car il le tint longtemps), que nous n'oyions point, car nous autres, qui estions à luy, nous nous en tenions de loing; mais nous voyions bien qu'il luy

parloit de hautes parolles et de grandes bravetés

Nous vismes bien aussi M. le Prince tousjours descou-

1* T. m, p. 356.


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vert et parler doux, à son geste. Et la reyne, ayant achevé de soupper, ce jeu se desmesla qu'elle sceut bien au long par M. son filz, qu'elle en ayma davantage, et puis de M. le Prince, qui en fit quelque plaincte, mais elle ne s'en soucya . »

C'était en efifet une grande hardiesse à celui qui, quelques années auparavant, avait été le chef de la première guerre civile, d'adresser pareille demande à un prince à qui la charge de lieutenant général fut donnée quelques mois après. Mais l'ambition de Condé était sans bornes. « Je cognois son humeur, » disait un seigneur de par le monde. « S'il a mis une fois le nez dans ceste petite forme d'empire, jamais il ne s'en despartira et troublera toujours la France pour entre- tenir sa grandeur 2. »

Deux mois après cette scène, la nouvelle que le duc d'Albe amenait d'Italie dans les Pays-Bas une armée qui devait traverser la Lorraine ^ causa parmi les protes- tants une émotion très vive. « Je le sçay pour estre lors à la court, » dit Brantôme. Ce furent eux qui les premiers demandèrent au roi et à la reine de faire une levée de Suisses pour déjouer les projets que le duc pouvait avoir contre la France, « disans que c' es- toit la coutume d'armer toujours les frontières lors- qu'on voyoit son voisin s'armer. On ne peut ignorer

1. T. IV, p. 344. Suivant Brantôme, le ressentiment de Condé à la suite de cette querelle fut une des causes de la Journée de Meaux, qui eut lieu à la fin de septembre : « Ce que beaucoup ne sçavent pas, dit-il, et la couvrent sur la religion, comme faict M. de la Noue, car possible ne sçavoit-il pas ce que je vis. » (P. 345.)

2. T. IV, p. 342. ^

3. Il arriva en Flandre le 22 août 1567.


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quelle instance pour cela on fit au roy et à la reyne, et par lettres et par ambassades; et mesmes M, le Prince et M. l'admirai vindrent trouver le roy à Sainct- Germain-en-Laye pour cest effet, comme je les vis * . » On céda à leur requête, et au mois d'août entra en France un régiment de six mille Suisses, qui devait sauver la royauté quelques semaines plus tard.

Lorsque l'armée espagnole s'approcha de la fron- tière, Brantôme n'y tint pas. Il prit la poste et alla assister à son passage. Le duc d'Albe, qui l'avait vu à Madrid et à l'entrevue de Bayonne, lui fit fort bonne chère. Plusieurs capitaines qu'il avait rencontrés à Malte « l'accueillirent avec forces caresses gentiles et militaires à l'espagnoUe ; car je parlois lors espagnol aussi bien que mon franciman; et, sans la seconde guerre civilie que je voyois se préparer, j'allois avec- qu'eux, et avois desbauché un gentilhomme provençal, nommé Valon, gentil et vaillant compagnon, mon grand amy^. »

Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. La cour était depuis le 1 6 septembre au château de Mon- ceaux, à deux lieues de Meaux, où la reine « ne son- geoit qu'à la chasse et à donner plaisir au roi^, » quand des bruits alarmants sur l'attitude des réformés commencèrent à circuler. « Pour s'en éclaircir, on envoya vers l'amiral, à Ghâtillon-sur-Loing, écrit Es- tienne Pasquier, quelques seigneurs, et entr'autres son cousin Thoré, pour le semondre de venir en cour afin

1. T. Vn, p. 359.

2. T. I, p. 103, 104.

3. T. VII, p. 238. Le château avait été bâti par Catherine en 1547.


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de donner ordre aux affaires qui se présentoient. Il le trouva habillé en mesnagier deux ou trois jours devant la feste Saint-Michel (219 septembre), faisant ses ven- danges. L'admirai, après avoir entendu le motif de la légation de M. Thoré, luy faict responce en deux mots que la France ne portoit point des contes d'Aiguemont et ducs d'Orne. »

Rassurée pleinement, Catherine, qui tenait toujours à persuader Philippe IT, mieux renseigné qu'elle, que le calme le plus absolu régnait en France, écrivait le 1 8 septembre à M. de Fourquevaulx, ambassadeur en Espagne : « Quelque bruit avoit couru sans propos que ceulx de la religion vouloient faire quelques remue- ments, mais aussi tost tout cella est évanoui^. » Plu- sieurs jours après, le 27 septembre^, elle apprit avec terreur qu'un nombreux corps de cavalerie com- mandé par Condé et Goligny venait d'occuper Rozoy à trois lieues de Monceaux. La cour effarée^ partit pour Meaux après dîner, et courriers sur courriers furent

1. Pasquier ajoute cette phrase, qui peut rendre son récit invrai- semblable : Dont la mémoire estait encore toute sanglante. Egmont et Horn avaient été arrêtés le 10 septembre 1567, et Goligny, quelques jours après, pouvait très bien en parler ; mais il lui était impossible de faire allusion à leur supplice, qui n'eut lieu que le 1er juin de l'année suivante, La lettre de Pasquier n'a donc été écrite qu'après cette dernière date. Voy. ses OEuvres, in-foL, t. II, col. 117; Lettres, liv, 5, lettre 2.

2. Lettres, t. III, p. 58.

3. Voy. La Popelinière, liv. XII.

4. « On ne sauroit répéter avec des paroles, » écrit l'ambassa- deur vénitien Gorrero, « la peur et la fuite de Meaux et l'irréso- lution de Monceaux. Rester n'étoit pas sûr et partir étoit dan- gereux ; le péril que l'on courut en se rendant à Paris et enfin la confusion qui régna pendant quelques jours dans cette ville. » (Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 112.)


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expédiés à Château-Thierry pour faire venir en toute hâte le régiment suisse qui s'y trouvait en garnison.

< Ce fut, » dit Zur-Lauben d'après le journal d'un témoin oculaire, HafFner, « le 27 au soir que le colonel Pfiffer reçut cet ordre. Il fit partir son régiment vers minuit et le conduisit le même jour (28) à Meaux, où le roi et la cour vinrent à leur rencontre ^ » Un con- seil fut tenu sans retard, et, malgré l'avis du conné- table, le duc de Nemours et Pfiffer, qui répondait de ses soldats, firent décider le départ immédiat pour Paris. La retraite était périlleuse, mais elle s'effectua presque sans perte, grâce à l'indomptable intrépidité des Suisses, dont Correro nous fait une peinture curieuse :

« Lorsqu'ils arrivèrent à Meaux, j'avoue franche- ment n'avoir jamais vu plus grossière canaille^. Ils paraissaient, comme des portefaix, ne savoir ni porter l'arme sur l'épaule ni la manier; mais, une fois en bataille, ils me parurent d'autres hommes. Par trois

1. Zur-Lauben, Histoire militaire des Suisses au service de la France, 1791, t. IV, p. 335, 338, 349 et suiv. Dans son récit, il a suivi le journal manuscrit d'un nommé Antoine Haffner, secré- taire d'une compagnie du régiment de Pfiffer, qui a fait toute la campagne et a noté jour par jour et avec détails les étapes du régiment depuis son entrée en France. Les compagnies arri- vèrent à Chalon-sur-Saône, où était le rendez-vous général, du 1er au 5 août; le 13 à Beaune, le 19 à Mont-Landon, près Langres, le 10 septembre à Vassy, le 12 à Vitry-le-François, le 14 à Ghâlons-sur-Marne, le 17 à Damery, le 18 à Dormans, le 19 à Château-Thierry. — L'ordre arrivé le 27 au soir les fit par- tir pour Meaux, où ils arrivèrent dans la journée du lendemain ; le 29, ils opérèrent leur glorieuse marche sur Paris.

2. « Confesso liberamente di non aver mai veduto la più brutta gente et canaglia di quella. » (Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 186.)


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fois, je les ai vus faire face à l'ennemi, lui lancer tout ce qu'ils avaient sous la main, les bouteilles volaient en l'air, et, baissant les piques, courir à toute course sur lui, comme des chiens enragés, l'un ne mettait pas un pied devant l'autre avant son compagnon, avec une telle promptitude et un tel désir de combattre que l'ennemi n'osa pas les attaquer. »

A l'aube, on se mit en marche'. Les Suisses avaient au milieu d'eux le roi, la reine, les femmes, les ambassadeurs et les bagages, et étaient escortés par les gentilshommes de la cour, montés sur des haque- nées et n'ayant que la cape et l'épée^. La cavalerie de Condé voulut leur barrer le passage, mais rien ne put les arrêter. A quelque distance de Paris, la cour par- vint à dérober sa marche aux huguenots, prit les devants avec deux cents gentilshommes et arriva dans la ville avant la nuit.

Telle fut ce qu'on appelle la Journée de Beaux. Elle laissa dans l'âme de Charles IX un ressentiment profond de l'humiliation d'avoir dû fuir devant ses sujets et un âpre désir de vengeance qui ne fut satis- fait que cinq ans plus tard, à la Saint-Barthélémy. Il répétait souvent « qu'il ne leur pardonneroit jamais celle-là, et, entr' autres beaux et animez propos qu'il dist aux Suisses, marchant en bataille, fut celuy qu'il aymoit mieux mourir roy que vivre serf et captif^. »

Jusqu'à présent, on n'avait point émis le moindre doute sur cette date du 2i9 septembre, donnée par de Thou et Pasquier, acceptée par tous les historiens,

1. Voy. Zur-Lauben, p. 352.

2. Castelnau, Mémoires, liv. YI, ch. v.

3. T. V, p. 267.


SA VIE ET SES ÉCRITS. i29

et que semblait confirmer le journal de HafFner; il y avait une raison pour qu'elle restât fixée dans la mémoire et ne fût pas confondue avec une autre : c'était la fête de saint Michel, l'un des protecteurs de la France, grande fête, jour de grands marchés, et dont le souvenir, resté tenace en quelques provinces, figure encore dans les contrats et dans les baux. Pourtant M. le duc d'Aumale, dans le tome I de sa belle Histoire des princes de la maison de Condé, soutient avec raison qu'il faut avancer d'un jour et mettre au 28 le retour à Paris. Il se fonde sur une lettre du roi à M. de Gordes, commencée à Meaux, et où la seconde partie, racon- tant l'attaque des huguenots et l'arrivée à Paris, est datée ainsi : « C'est de Paris, le 28^ jour de septembre. Je y suis de présent, aussi sont lesdicts Suisses^ . » Cette preuve me paraît suffisante, quoiqu'il soit peut-être permis de supposer qu'il a pu se glisser dans la date de cette lettre une erreur fort naturelle au milieu du désordre et de la confusion inexprimables qui régnaient lorsqu'elle fut écrite^.

1. C'est une circulaire envoyée aux gouverneurs de province ou à leurs lieutenants. Une lettre dans les mêmes termes et avec le même post-scriptum adressée à Birague se trouve dans les Pièces fugitives d'Aubaïs, t. I, 2^ partie. — Les Suisses n'en- trèrent pas à Paris le même jour que le roi et couchèrent au Bourget.

M. le duc d'Aumale aurait pu s'appuyer aussi sur La Popeli- nière (liv. XII, p. 19) : « Ce fut, dit-il, le vingt-huitième jour de septembre que les protestants retournez s'unirent à Glaye avec ceux qui leur vindrent de Picardie, Champagne, Bourgogne et autres lieux. »

2. Ainsi il y a une lettre de Catherine, datée de Meaux le 28, et où elle ne fait aucune allusion au départ pour Paris, qui eut lieu dans la nuit du 27 au 28. Du reste rien n'est plus confus que les récits des contemporains ;

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Brantôme, qui était avec le roi pendant cette retraite, et assista (10 novembre) à la bataille de Saint-Denis*, reçut une commission pour lever deux compagnies de gens de pied 2, mais il n'en leva qu'une, « s'en trou- vant assez chargé^. » Il alla probablement la recruter en son pays de Gascogne, car nous le retrouvons dans les troupes que Monluc envoya au roi sous les ordres

Gastelnau, qui donna le premier l'éveil à la cour du remue- ment des protestants et joua un rôle dans la circonstance, a fait un récit qui n'est pas très clair : « Je fus, dit-il, avec mes frères et quelques-uns qui me furent baillez, envoyé pour les recon- noistre, qui fut la veille Saint-Michel, au mois de septembre, et me furent baillez deux chevaucheurs d'écurie, pour en envoyer nouvelles asseurées. Nous montons à cheval sur les 4 ou 5 heures pour aller à Lagny, où ils commençoient desjà à paroistre. » Il ne dit pas si c'est ce jour-là (28) que la cour quitta Meaux et qu'il fut envoyé à Paris pour prévenir de l'arrivée du roi et faire armer la noblesse. — Ailleurs, il s'exprime ainsi : « Les hugue- nots, qui pensoient surprendre la cour le jour de saint Michel, lorsqu'elle seroit occupée à la célébration de l'ordre, ou pour le moins l'investir à Meaux , furent déçus de leur espérance. » (Mémoires, liv. VI, ch. v.)

Tavanes se borne à dire (année 1567) : « La reine gagna Meaux avec ses enfants et Suisses. A mesnie jour de Saint-Michel furent cinquante places prises ensemble. »

Petrucci, qui assistait à la retraite, met au 26 l'arrivée des Suisses à Meaux et au 27 le départ pour Paris {Négociations diplo- matiques de la France avec la Toscane, t. III, p. 1). — Claude Haton dit que ce fut un nommé Lebel qui prévint le roi à Monceaux de l'apparition des protestants le lendemain de la Saint-Michel.

1. Il n'en dit que quelques mots : « A cette bataille nous estions quatre contre un. » (T. IV, p. 313, et t. III, p. 353.)

2. Dans son Testament, t. X, p. 121, il dit « avoir commandé à deux enseignes de gens de pied aux secondes guerres civiles passées, sans reproche, la grâce à Dieu. » — Suivant Gorrero, la cavalerie des compagnies d'ordonnance était tellement mélangée de gens de toute sorte que les gentilshommes dédaignaient d'y entrer et préféraient l'infanterie à la cavalerie. (T. Il, p. 148.)

3. T. V, p. 348, 349.


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de M. de Terride, « un très sage, vieux et bon capi- taine. Le roy leur manda, avant de venir à luy, def- faire M. de Ponsenac, un très bon capitaine huguenot, qui avoit plus de six miU'hommes de pied et huit cens chevaux. M. de Montsallez (qui conduisoit l'avant- garde) nous mena avecqu'une telle diligence par ces montaignes d'Auvergne qu'en deux jours nous l'al- lasmes lancer et deffaire en un lieu d'Auvergne appelé Champoulin (Champoly), petite bourgade ou plustôt village , ce qu'un autre n'eust faict en quatre bonnes journées; et m'estonne comment les autres ne nous battirent, car, pour le grand chemin que nous avions affaire, nous allions à la haste, à la file, les uns après les autres, et n'estions pas six cens quand la première charge se fît; et puis nous les coignâmes dans cedit village, et se rendirent par composition*. »

Après ce combat, cette petite armée passa à Mon- targis, où séjournait la duchesse de Ferrare, Renée de France. « Les chefs et les principaux capitaynes et gentilshommes nous luy allasmes faire la révérance, comme nostre debvoir nous le commandoit. Nous vismes dans le chasteau, je croy, plus de trois cents personnes de la relligion, qui de toutes parts du pays s'y estoient retirez. Ung vieux maistre d'hôtel qu'elle avoit, fort honneste gentilhomme, que j'avois cogneu à Ferrare et en France, me jura qu'elle nourrissoit tous les jours plus de trois cents bouches de ces per- sonnes retirez. Geste princesse estoit bien fille de France, vraie en bonté et charité^. »


l.T. IV, p. 86; t. V, p. 183. 2. T. Vm, p. H3.


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Les troupes dont il faisait partie allèrent rejoindre l'armée de Monsieur. Elle s'était mise à la poursuite des protestants en Champagne et en Lorraine, où ils allaient au-devant des auxiliaires allemands. Ils purent à grand'peine éviter là une bataille générale, qui leur aurait été certainement fatale ^ .

Pendant que Brantôme, simple capitaine, combattait vaillamment mais sans éclat, de son côté son plus jeune frère, Jean de Bourdeille, baron d'Ardelay, devenu colonel d'un régiment de Gascons, s'illustrait au siège de Chartres. Avant que la ville fût investie, le roi l'y avait envoyé avec dix enseignes de Gascons et de Périgourdins , que les bourgeois, redoutant pareille garnison, refusèrent de recevoir. Pourtant, à la nou- velle que les protestants approchaient, ils consen- tirent à lui ouvrir leurs portes sur la promesse que ni lui ni ses soldats ne se vengeraient de l'affront qui leur avait été fait. Ils n'eurent pas lieu de s'en repen- tir. Il organisa la défense, qui fut glorieuse, et périt en combattant sur la brèche. « Pour telle obligation, dit Brantôme, la ville et le clergé luy ordonnèrent sa sépul- ture au chœur de l'église, et près du grand autel, où n'avoient octroyé ceste faveur et grâce à corps quel- conque, et ainsi ne leur estoit permis par leurs statutz; mais, pour un tel bienfaicteur et libérateur de la ville, ilz les violèrent^. » Ce n'est pas ainsi que les choses se passèrent, suivant de Thou. Les chanoines s'opposèrent à ce qu'il fût enterré dans la cathédrale, alléguant qu'il leur était interdit d'inhumer qui que ce fût dans un lieu

1. T. II, p. 180; IV, 85-87, 171, 346.

2. T. V, p. 363; t. VI, p. 137.


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spécialement consacré à la Vierge. Sur la plainte du gouverneur, le roi ordonna qu'on élevât un tombeau dans l'église et qu'Ardelay y fût déposé. Le chapitre parut y consentir, mais, la nuit, il fit secrètement enle- ver le corps, qui fut enterré dans une église voisine*. Lorsque la paix dite de Chartres ou de Longjumeau eut été signée (2!3 mars 1568), on se hâta de licencier une partie de l'armée. Bien peu des soldats, « quand la guerre, leur mère nourrice de laict, vint à leur fail- lir^, » se décidèrent à reprendre leur ancien métier. La plupart allèrent chercher fortune aux Pays-Bas , soit dans les troupes du duc d'Albe, soit dans les rangs des insurgés ; mais il en resta assez en France pour qu'un capitaine nommé François Cocqueville pût réunir en Picardie près de 1 ,200 arquebusiers, « qui estoient des bons, » et se mît à brigander de tous côtés. Le maréchal de Gossé fut envoyé contre lui, et Brantôme prit part à l'expédition. « Nous deffîmes tout cela en un rien et forçasmes Saint-Valery, où ils s'étoient retirez, avec peu de perte des nostres^. » Leur chef et trois de ses capitaines furent décapités à Abbeville, et leurs tètes, suivant Claude Haton, furent portées à Paris au roi, qui, après les avoir vues, les fit planter à la place de Grève sur des poteaux, où furent ins- crits leurs noms, surnoms et qualités*.

1. De Thou, liv. XLII, in fine.

2. T. V, p. 382. f Les Français, disait Goligny, ne quittent jamais l'épée quand ils l'ont prise. » (Mémoires de Du Plessis-Mor- nay, 1823, t. II, p. 20.)

3. T. IV, p. 87. — Suivant Brantôme, il aurait été décapité à Paris, f ayant parlé plus qu'on n'eust voulu du costé des prin- cipaux chefz des huguenots » (p. 88).

4. Mémoires, t. I, p. 535-537.


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Les compagnies nouvellement créées avaient été réparties entre les régiments, à la volonté du colonel, Strozzi, qui avait remplacé Andelot pendant la guerre. Il mit son ami Brantôme sous les ordres du mestre de camp Sarriou, « parce qu'il commandoit à une de ses compagnies couronnelles, et me vouloit faire cet hon- neur que je fusse auprès de ceste couronnelle^. » Cette compagnie, qui, en temps de paix, était ordinai- rement à Péronne, y fut envoyée avec la compagnie couronnelle d' Andelot, que les habitants ne voulurent jamais recevoir, parce qu'elle était protestante. « Ils y reçurent très bien moy et la mienne, dit-il, par le commandement du roy et de M. d'Estrozze, sous qui j'estois^. » Mais il aimait trop la cour et ne put s'as- treindre à la vie de garnison, aux ennuis et à la res- ponsabilité du commandement^ ; au bout de deux ans, « par certain caprice » dont il ne donne pas les motifs, il se démit de sa charge * et reprit sa vie libre et indé- pendante.

IX. Brantôme protestant. — Ses croyances.

Un jour, après la paix, Brantôme entendit dans la

1. T. V, p. 349.

2. T. V, p. 421, 422. Son oncle La Chastaigneraie y avait séjourné, et « force gens de ceste ville-là encores m'en contoient de fort belles choses, et m'en sçachant estre son nepveux m'en faisoient une très grande chère et honneur. » (Ibid., p. 84.)

3. Voy. une lettre fort vive de Catherine, du 17 juin 1568, au vicomte André de Bourdeille sur les « malversations, vioUementz et outrages » commis sur les habitants de Corbeil par sa compa- gnie de 50 lances des ordonnances, qui y était en garnison. {Lettres de Catherine de Médicis, t. III, p. 149.)

4. T. VI, p. 61.


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salle basse du Louvre, et devant toute la cour, prê- cher un singulier sermon. L'évêque de Nevers, Armand Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur du roi, y proclama hardiment qu'il aimerait cent fois mieux être Turc qu'hérétique ou huguenot. « J'en vis, dit-il, la plus grand'part de l'assemblée fort escandalisée de ce mot; et M. d'Estrozze, M. de Combaut et moy estions ensemble, qui autrement, pour estre jeunes, nous nous soucions autant du Turc comme de l'huguenot, en demeurasmes estonnez, et de plus savants que nous^ . » L'insouciance dont il faisait alors parade, l'a-t-il con- servée bien longtemps? Je ne le crois pas, car il est hors de doute que le futur gendre de l'amiral, Théli- gny, « son grand ami et frère d'alliance^, » sut prendre sur lui par ses vertus un tel ascendant qu'il parvint, au moins pour un temps, à l'amener au protestan- tisme. Cette circonstance, à laquelle il ne fait allusion nulle part ailleurs, nous est révélée de la façon la plus claire par un sonnet, — et c'est un de ses meilleurs, — qu'il lui adressa dans sa ferveur de converti :

Théligny, qui de Dieu as eu la cognoissance Et qui du Saint-Esprit sainctement es touché, Et moy qui de ce joug estois esfarouché, Sinon quand d'un bon œil tu pleuras mon offence,

Ast'eure que je sens de mon Dieu la sentence, Par ton divin savoir sainctement embouché, Je suis hors du fangeard^ où je m'estois couché. Pour adorer mon Dieu d'une autre révérance.


1. T. V, p. 60.

2. T. IV, p. 308.

3. Fangeard, fange, bourbier.


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Je te proleste donc adorer désormais Dieu et sa sainte loy, et ne jurer jamais Que par la seule foy que sainte je te porte ;

Et si j'escri jamais comment je congneu Dieu, Qui premier me l'apprit, qui m'en ouvrit la porte, Je diray, te nommant : « Ce fut un demy-Dieu^ »

Ce que dura cette ferveur, je n'en sais rien. Il est probable qu'elle ne survécut pas longtemps à la mort de Théligny, massacré à la Saint-Barthélémy; mais, si court qu'ait été son passage à travers le protestan- tisme, il n'en laissa pas moins dans son âme une im- pression profonde. Grillon disait à Henri IV qu'il n'avait été huguenot que vingt-quatre heures, « mais qu'en- core s'en sentoit-il toujours un petit ^. » Brantôme, qui l'avait été plus longtemps, en a gardé toute sa vie une forte empreinte. On ne trouve chez lui, resté ou redevenu catholique, aucun vestige ni d'intolérance ni de ce que L'Estoile appelle l'idolâtrie, et il se réforma sur un point qui mérite d'être signalé. Il était alors de bon ton de jurer, et Charles IX en donnait l'exemple^. « Des gentilshommes usent maintenant de juremens et blasphèmes, dont autresfois ils eussent eu horreur, dit Henri Estienne, de sorte qu'au lieu de dire : il jure comme un chartier, il faudra dire : il jure comme un gentilhomme^. » Brantôme était trop de la cour pour

1. T. X, Poésies, p. 417.

2. Journal de L'Estoile, 28 janvier 1610.

3. Voy. Lettres de Catherine de Médicis, t. III, p. 60, note, col. 2.

4. II ajoute : « Voire (qui est la pitié), ils affectent des élégances aussi bien en juremens qu'en autres chouses : tellement que c'est à qui jurera le plus élégamment, et faut (s'il est possible) que l'élégance soit nouvelle. » (H. Estienne, Deux dialogues du nou- veau langage français italianisé, p. 461.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 137

n'avoir pas aussi contracté cette détestable habitude, mais il y renonça, comme il l'avait promis à Théligny. « Ce n'est, dit-il, qu'une accoutumence aisée à s'en deffaire, ainsi que j'en ay veu l'expérience en plu- sieurs*. »

Henri Estienne s'élevait aussi contre une de ces façons de parler fort païennes que l'étude de l'anti- quité avait répandues non seulement parmi les lettrés, mais aussi à la cour 2. « On use, disait-il, du mot de Fortune au lieu de nommer Dieu. Plusieurs imputent à Fortune ce qu'ils imputeroyent volontiers à Dieu, s'ils osoyent ; car ils mettent tout sur elle, et se courrou- cent à elle de tout ce qui ne leur vient à souhait, comme si il ne falet plus parler de providence de Dieu... Quelques-uns disent aussi le ciel au lieu de dire Dieu^. »

Brantôme se servait aussi de ces expressions sans y attacher d'importance*. Sa théologie, du reste, était aussi païenne que confuse. Dans le Tombeau en forme de dialogue^, de sa belle-sœur, M'"° de Bourdeille, il

1. T. VIII, p. 211.

2. « Quand vous aurez veu certaines odes d'aucuns des poètes qui sont de la pléiade, je m'asseure que vous confesserez qu'il y a de beaux traits et de belles imitations de Pindare... Mais vous y trouverez beaucoup de ces paroles que vous accusez de profa- nation, et notamment ceste-ci : Dieux pour Dieu; et c'est en par- tie d'où est venu le mal, car, quand plusieurs courtisans sont venus à la lecture de ces poètes, cela les a achevez de peindre. » [Dialogues, t. II, p. 142.)

3. Ibid., p. 129.

4. « La Fortune qui tient toutes choses mondaines en sa main. — Nos vies et nos morts sont ménagées au plaisir du Destin et non au nostre. » (T. II, p. 401, 410.)

5. T. X, p. 76.


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lui dit qu'il appelle de tous ses vœux le moment où il ira la retrouver dans l'autre monde :

Invoquez donc pour moi la divine puissance, Le ciel, les bons démons, des astres l'influence <, Que je sorte bientôt de ce fâcheux séjour.

Il lui aurait été difficile, je crois, de nous dire ce qu'étaient ces bons démons.

Il appelle le pas de la mort « le passage stygien^; » l'autre monde, ce sont « les Champs Éliséens^. » Si, à ses yeux, les démons que rencontre Énée dans sa descente aux enfers ne diffèrent guère de ceux contre lesquels le maréchal de Trivulce cherchait à se défendre au lit de mort*, c'est qu'il partageait cette croyance du moyen âge que les Dieux n'avaient point été des êtres imaginaires^. A propos des tro- phées que le vainqueur revenu d'un combat singu- lier suspendait dans les églises « par bravade, ou dévotion, ou vœu que l'on a faict à Dieu, lequel ne se soucie guère de ces offrandes, » il ajoute : « Jadis les dieux Mars et Neptune se plaisoient fort en tels

1 . « Cette resverie publique , dit Montaigne, de quoy le monde

se laisse sy ayséement piper, estimant que nos intérests altèrent le ciel et que son infinité se formalise de nos menues actions. » (Essais, liv. II, ch. xni.)

2. « En un passage stygien et oublieux. » (T. IX, p. 689.)

3. Il blâme les jeunes et belles veuves qui, au lieu de se rema- rier, « s'abstiennent à l'appétit de quelque certain vœu opi- niastre qu'elles se sont fantastiquées en la teste de tenir aux umbres vagues et veines de leurs marys, comme sentinelles per- dues en l'autre monde, qu'estans là-bas aux Ghamps-Éliséens ne s'en soucient rien, et possible s'en mocquent. » (T, IX, p. 654.)

4. T. II, p. 223.

5. Voy. le premier chapitre des Curiosités des traditions, par Lud. Lalanne.


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SA VIE ET SES ÉCRITS. 139

présents d'armes et despouilles, » et, plus loin : c J'en parle maintenant en chrestien sans alléguer ny reco- gnoistre le dieu Mars^. »

C'est surtout Vénus, la déesse que Montaigne appelait « une si douce sainte 2, » qui paraît pour lui avoir existé réellement. Après avoir célébré l'ha- bileté amoureuse des courtisanes grecques, « aussi, dit-il, la reine et impérière des putains, qui estoit Vénus, estoit grecque^; » et ailleurs, il nous explique que, si « jadis Vénus fut trouvée si belle et tant désirée, » c'est « qu'avec sa beauté, elle estoit tou- jours gentiment habillée et ordinairement parfumée et qu'elle sentoit tousjours bon de cent pas loing'*. » Rien n'est plus plaisant que le portrait qu'il trace de Mars « tout sallaud, tout suant de la guerre d'où il venoit, et tout noircy de poussière et malpropre ce qu'il se peut » allant coucher avec Vénus « sans autre- ment se nettoyer et parfumer^. »

D'après ce que nous venons de citer, on pense bien que Brantôme était imbu de toutes les idées supers- titieuses de son temps. Il ne lui semble pas douteux que certains hommes eussent un démon qui se manifestait dans les circonstances importantes. Le duc d'Aumale fut tué au siège de la Rochelle « non sans l'avoir sou vaut advant présagé, comme je luy ay ouy dire® : « Voicy

1. T. VI, p. 362, 363.

2. « Homère a esté contrainct de consentir que Vénus fut ble- cée au combat de Troye, une si douice saincte et si délicate. » (Essais, liv. UI, ch. vu.)

3. T. IX, p. 191.

4. Ibid., p. 253.

5. Ibid., p. 376-377.

6. T. IV, p. 284.


1 40 BRANTÔME

« le lieu où je mourray ; » son démon, possible, luy faisoit dire. » Il nous parle sans la moindre hésitation, comme d'une chose toute naturelle, des esprits fami- liers d'Antoine de Lève, de César Borgia, de Langey, de Salvoyson, de Goligny, du cardinal de Lorraine, de Matignon, d'Espernon, etc.^.

Il était loin de partager le prudent scepticisme de Montaigne, déclarant « que c'est bien assez qu'un homme, quelque recommandation qu'il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa con- ception, et d'un effect supernaturel, il en doibt estre creu lors seulement qu'une approbation supernaturelle l'a auctorisé^. » Comme presque tous ses contempo- rains, il croyait aux sorciers, qu'il doit avoir con- sultés plus d'une fois^ et dont à Paris, en 1572, au dire de L'Estoile, le nombre s'élevait à 30,000*; il croyait aux sortilèges^, aux paroles et caractères enchantés qui préservaient de tout danger dans les duels et les batailles^.

Il se fait aussi sur l'intervention de Dieu dans les choses de ce monde les idées les plus singulières. Si le

1. Voy., à la table des matières, l'article Esprit familier.

2. Essais, liv. III, ch. xi.

3. Il avait ouï dire « à aucuns magiciens subtilz » qu'il était plus aisé aux diables « de s'accommoder de la forme et visage de la femme que non pas de la parole. » (T. IX, p. 237.)

4. Journal, t. III, p. 11.

5. Si La Renaudie s'échappa de prison à Paris en plein jour, c'est qu'il s'aida de sortilèges. (T. IV, p. 226.)

6. « De vray, dit-il, s'est-il trouvé force personnes chargées de tels billets qu'on a veu leur porter de grandes vertus et contre le fer et contre feu. J'en ay veu et cognu une infinité auxquels aux uns ces sortilèges ont réussi, aux autres non. » (T. VI, p. 305. Cf. la table des matières, articles sorciers, sortilèges.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 141

maréchal de Matignon est frappé de mort subite dans un souper, c'est par punition divine pour avoir chassé ignominieusement d'Agen, où elle avait commis d'in- tolérables tyrannies, « cette bonne et vertueuse prin- cesse » Marguerite de Valois ^ Si le duc de Nemours, dans une folie de mardi gras, peut se livrer, sans y périr, à des tours d'équitation les plus périlleux, c'est qu'il fut « tenu et conduit par la main de Dieu-. » Ail- leurs, à propos des duels, « il ne faut pas, dit-il, que les bravasches et les vieux routiers abusent de leur fortune et gourmandent un jeune homme qui ne fait que venir, car Dieu s'en triste; de cela force exemple nous en abonde ^ » Du reste, il est fort réservé dans l'expli- cation de ses théories et, quand il se sent glisser sur un terrain compromettant, « il craint de s'enfoncer trop en ses discours et se hâte d'en retirer le pied*. » Toutes ces superstitions et ces bizarreries ne l'em- pêchent pas de parler de Dieu souvent en vrai chré- tien : « En ces grands hazardz et désordres de guerre, il faict très bon de se recommander à Dieu auparad- vant, qui sçait donner les sens et assurer les espritz en ces extrêmes nécessitez quand on l'invoque^. » — Au sujet des morts subites : « Si tout chrestien faict comme Dieu nous commande de nous tenir à toutes heures préparez (car nous ne sçavons à quelle heure le larron viendra pour nous surprendre), et à tous

1. T. V, p. 173.

2. T. IV, p. 161.

3. T. VI, p. 379.

4. T. V, p. 262. Voy. aussi sa théorie sur les âmes, t. III, p. 177. Cf. t. VII, p. 261.

5. T. n, p. 281, 282. Cf. t. VI, p. 277.


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momens songer en Dieu et le prier, aussi est bonne et salutaire ceste mort soudaine, comme (aussi bien que) la plus languissante ; si ay-je ouy dire à un grand personnage théologien^. »

X. Troisième guerre civile. — Goligny et les princes d'Orange et de Nassau a Brantôme.

La paix, la petite paix, comme on l'appelait^, avait été conclue le 213 mars (1 568) ; cinq jours après, le 28, Brantôme signait au trésorier de l'Épargne une quit- tance de 500 livres tournois à lui accordées par le roi en faveur et considération de ses bons et agréables services faits à Sa Majesté aux guerres passées^.

Une note ajoutée au bas de la quittance porte : « Il y en a une autre de 2,000 livres, en date du l*"" dé-

1. T. V, p. 148.

2. On la désigne aussi sous le nom de paix boiteuse et mal assise, parce que les deux négociateurs du côté du roi étaient Biron, qui était boiteux, et le maître des requêtes Malassise.

3. En voici la teneur, dictée, à ce qu'il semble, par Brantôme lui-même : « Nous, Pierre de Bourdeille, s' de Brantôme, con- fessons avoir reçu comptant de Pierre-Raoul Moreau, conseiller du Roy et trésorier de son espargne, la somme de 500 livres tour- nois en 200 escus pistolets, à 50 sols pièce, que ledit sieur nous a donné en faveur et considération des bons et agréables services par nous cy-devant et de longtemps faits à Sa Majesté es guerres passées, lesquels nous continuons es présentes, que pour nous donner plus aisé moyen de suporter les frais et des- penses qu'il nous a convenu et convient faire en cette occasion ; de laquelle somme nous nous tenons contens et bien payez, et avons quitté et quittons ledit m« Raoul susdit et tous autres. En témoin de ce nous avons signé la présente de nostre main et à icelle fait mettre le scel de nos armes en cire rouge. » (Copie d'après l'original sur parchemin. Bibl, nat., Pièces originales, in-fol., ms. n° 10294, pièce n» 141.)


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cembre 1 568, où il est qualifié de gentilhomme ordi- naire de la chambre du roi. » Il a donc été nommé à cette charge dans la même année; ces 21,000 livres étaient les arrérages de la pension qu'il indique dans son testament * .

Cette paix qui avait mis fin à la seconde guerre civile^ ne devait pas durer longtemps ; elle avait accordé trop d'avantages aux protestants. Au bout de six mois, le 28 septembre (1568), fut enregistré un édit révo- quant toutes les concessions antérieures et interdisant dans le royaume, sous peine de mort et de confisca- tion de biens, l'exercice de toute autre religion que la religion catholique. Ce fut le signal d'un soulève- ment général des huguenots, et alors commença cette troisième guerre où se commirent tant de perfidies, de meurtres, de pillages et d'atrocités qu'Aubigné reconnaît qu'elle fut faite « en diables encharnez^. »

Théligny, qui, pendant quelque temps, avait gagné son ami aux idées de la réforme, crut qu'il lui serait facile de l'attirer dans son parti. Brantôme était alors en garnison à Péronne avec sa compagnie de gens de pied et venait d'avoir quelque petit mécontentement du roi. « M. le Prince et M. l'admirai le sceurent, dit-il.

i. « Gentilhomme ordinaire de la chambre des feus roys Charles neuviesme et Henry troisiesme, mes maistres, et pensionnaire de deux mille livres par an du susdict Charles neuviesme en son vivant. » (Testament, t. X, p. 120.) — Il y a dans les Pièces fugitives du marquis d'Aubaïs (t. I, 2« partie, article Mélanges, p. 72) une autre quittance de 2,000 livres en date du l^"^ sep- tembre 1570, « à lui ordonnées pour sa pension de l'année 1569. »

2. La seconda guerra, prindpiata con tanto spavento e finita cosi vituperamente, dit Correro, p. 120.

3. Aubigné, Histoire universelle, édit. de 1626, t. I, col. 576.


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Hz m'envoyarent M. de Theligny (parce qu'il estoit mon très grand amy) me présenter beaucoup de bons et honnorables partys, si je voulois me mettre avecqu' eux et gaigner Péronne pour eux, dont j'en serois après gouverneur, et qu'ilz me fourniroient force gens pour m'y rendre le plus fort et la garder, comm' ilz n'avoient faute d'hommes. Alors je fis responce que j'aymerois mieux mourir de cent mortz que de faire un si lasche et vilain party à mon roy que de lui trahir une ville qu'il m'avoit donnée en garde et garnison, ny de m'en ayder pour luy faire la guerre. Le roy le sceut quelques jours après, qui m'en sceut un très bon gré et m'en ayma plus que jamais. Voylà com- ment il se faut acquitter des charges qu'on a du roy, quelques mescontentementz qu'on aye de luy*. »

Ce ne fut pas la seule fois que la fidélité de Bran- tôme fut mise à l'épreuve. Lors du complot du duc d'Alençon, de la Mole et de Coconnas, « il avoit été convié à la fricassée*. » Quand il eut à se plaindre de Henri III au sujet de la sénéchaussée du Périgord : « Monsieur, frère du roy, me fit parler, dit-il, pour estre à luy, car il m'aymoit naturellement, et ne faut point doubter que, sans sa mort, je l'eusse suivy.

« La Ligue se remue. M. de Guyze, qui aussi m'ay- moit fort, m'en parle assez sobrement, sans déclairer contre qui il en vouloit. Je fus aussi sobre en responce, mais pourtant en voulonté de courir sa fortune, n'es- toit que de longtemps je cognoissois le naturel d'au- cuns de ceste maison, qui sont promptz à rechercher


1. T. IV, p. 128.

2. T. Vn, p. 360.


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SA VIE ET SES ÉCRITS. 145

les personnes et aussi soudains à les quicter quand ilz en ont faict. Aussi, qu'il n'y a que servir les grandes royautez^. »

L'insurrection des protestants s'était surtout déve- loppée, et rapidement, en Poitou, en Dauphiné et en Provence. On envoya contre eux une armée com- mandée par le duc de Montpensier, où figuraient les compagnies de Strozzi, dont Brantôme était très fier de faire partie^. Les Provençaux^ comme on les appe- lait, furent surpris par les catholiques à Mensignac, près de Périgueux, le 30 octobre 1568, et essuyèrent une défaite complète, où périt Mouvans^, l'un des chefs les plus vaillants du parti. Après cette victoire, la compagnie de Brantôme dut regagner sa garni- son ; du moins il y était lorsque le prince d'Orange, expulsé des Pays-Bas par le duc d'Albe, se rapprocha avec son armée de la frontière française. La cour inquiète envoya pour surveiller ses mouvements le maréchal de Cossé, qui n'avait d'autres troupes que les compagnies des garnisons de Picardie ; il prit pour sa garde celle de Brantôme, « parce qu'elle estoit assez bonne et belle ^. »

Ces forces étaient insuffisantes pour barrer le pas-

1. T. V, p. 209.

2. « Les soldats de Brissac n'avoient certes la vogue comme nous autres Strozziens. » (T. V, p. 427.)

3. Ses soldats avaient fait sur lui une chanson que « par admi- ration et gloire d'un tel capitaine ils chantoient en cheminant et soulageant le travail de leur chemin par ce moyen, à la mode des anciens advanturiers. » (Ibid., p. 426.) Il se fit dans ce com- bat un affreux carnage des vaincus, et Brantôme signale, comme s'y étant montré grand meurtrier et carnacier, Jacques de la Chastre, qui y fut tué. (Ibid., p. 427.)

4. T. IV, p. 89.

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sage au prince, qui avait le projet de rejoindre les huguenots. Il franchit la Somme au-dessus de Saint- Quentin. La terreur fut grande à la cour. Le 2i2i no- vembre, Charles IX écrivait d'Orléans au duc de Nemours : « J'ai à voir que le prince d'Orange et ses troupes marchent droit du costé de Paris ; il est besoin de me renforcer de ce costé*. » — « Nous avons vu, dit Gorrero^, le prince d'Orange traverser le royaume et jeter la confusion dans Paris, faire fuir le roi et le contraindre à s'enfermer dans une forteresse^. Il a passé deux mois à manger, boire et se donner du plaisir'*. »

Gaspard de Schomberg, qui avait été dépêché au prince pour lui demander compte de son entrée en France, sut si bien gagner les chefs et les officiers de son armée que, quand celui-ci leur proposa de marcher à grandes journées pour rejoindre Gondé, ils refu- sèrent absolument et le forcèrent à les ramener à Stras- bourg^. Le 1 8 janvier 1 569, il était hors du royaume*^.

Les hostilités, suspendues par un hiver si rigou- reux que la mortalité fut grande dans les deux camps, reprirent avec le printemps. Le duc d'An- jou, comme lieutenant général du royaume, com- mandait l'armée royale. Le 13 mars 1569, il atteignit près de Jarnac, où ils furent complètement défaits, les huguenots, qui, par suite d'une fatale négligence,

1. Lettrea de Catherine de Médicis, t. III, p. 209, note.

2. Relations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 122.

3. La cour séjourna à Orléans du 9 au 24 novembre, et à Melun depuis la fin de ce naois jusque vers la fin de décembre.

4. « Sta doi mesi continovi a magnare, bere et darsi piacere. »

5. Voy. de Thou, liv. XLIII.

6. Lettres de Catherine de Médicis, t. III, p. 220.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 147

avaient été forcés d'accepter le combat qu'ils cher- chaient à éviter * .

1. Voici le récit un peu diffus qu'en a laissé, dans le second livre de son Passe-temps, le s' de la Motte-Messemé, qui commandait une compagnie de gens d'armes du régiment de François de Bourbon, fils du duc de Montpensier. Quoiqu'il soit un peu long, je crois utile de le reproduire, parce qu'il me semble n'avoir guère été utilisé, s'il l'a été, par les historiens. « L'amiral, dit-il, se doutant que l'on dresseroit à Chasteau-Neuf un pont de bas- teaux (sur la Charente) pour se rendre la campagne hbre de part et d'autre, s'avança un soir avec quelque nombre de che- vaux jusques sur le bord de l'eau vis-à-vis de Chasteau-Neuf, pour se purger du soupçon qu'il avoit par le rapport de ses yeux qu'on dressoit un pont, où, n'ayant rien veu ny ouy remuer qui luy en peust donner certitude, se retirant, je croy, à Bassac, laissa un capitaine des siens au prochain village de Chasteau- Neuf, où il luy commanda mettre de si bonnes sentinelles que l'on ne peust attacher un clou à une aisse que le silence de la nuict n'en rendist leur ouye certaine. Cela n'est pas mieux ordonné qu'exécuté pour le premier guet ; mais ce malheur luy arrive que celuy sur la vigilance duquel il s'estoit retiré, ayant bien posé ses sentinelles avecques asseurance qu'il les viendroit relever, se met à jouer après souper à son logis, perd son argent, essaye, tant que dure la nuict, avecques trois petits osselets, à le recouvrir, qu'oubliant le relèvement de ses gardes il ne se sou- vient du deu de sa charge que, les chandelles faillies, le jour, dont sa cause estoit vers l'aequinoxe vernal, n'eust chassé les ténèbres de la superficie de la terre, sur laquelle il n'est si tost monté à cheval pour cuider aller veoir qu'est devenu le guet qu'il avoit mis le soir précédent qu'il ne la voye couverte de la pluspart de la cavallerie et infanterie croisée, qui alloit obliger l'amiral au combat, auquel accourant apporter de telles nou- velles de ce désastre, attiré par sa faute toute pure, je vous laisse à penser quelle excuse de son incontinence il peut forger à un homme que le meilleur conte du monde ne feist, à mon advis, jamais rire depuis qu'il eust vestu la casaque de la couleur qu'il la portoit, tant il avoit bandé toutes les facultez de son esprit à la conduicte de son dessein.

« Il blasma donc comme il devoit ce joueur de dez, duquel les sentinelles, oyant sonner minuit à Chasteau-Neuf, et puis encore


^ 48 BRANTÔME

Brantôme assistait à cette bataille et ne nous a donné aucun détail sur le rôle qu'il a pu y jouer^. Il parle uniquement de quelques - uns de ceux qui y trou- vèrent la mort, et, entre autres, du prince de Gondé, qu'il put voir, comme tout le monde, exposé dans une salle basse au-dessous de la chambre où coucha le vainqueur, le duc d'Anjou, son ennemi mortel ; il dut se rappeler qu'il l'avait vu quelques années aupara- vant, le soir de la bataille de Dreux, vaincu et pri- sonnier^. Il nous apprend seulement qu'il avait pour

une heure, et n'oyant bruit aucun sur la rivière, non plus que de leur capitaine pour les relever, s'imaginant qu'il auroit esté chargé et se seroit retiré, comme il auroit peu, à leur gros, en prindrent le chemin aussi à vau-l'eau, jusques à Jarnac, où le prince, y advancé le soir précédent pour faire espaule à son avant -garde, commandée par l'admirai, apprenant ceste nou- velle, monta le matin à cheval, plustost pensant se faire voir aux siens qu'à ses ennemis, qui, d'une extresme diligence, avoient deux heures devant jour dressé un pont tel qu'à sept heures toute l'armée fût passée... » {Le Passe-temps de messire François Le Poulchre, seigneur de la Motte-Messemé, 2» édit., 1597, in-S", fol. 48-50.)

1. Il a noté comme un fait remarquable que l'armée catho- lique comptait dans ses rangs des reîtres du Rhingrave et d'autres étrangers, tandis que l'armée protestante n'était composée que de « François tout purs. » (T. IV, p. 313.)

2. T. IV, p. 346 et suiv., et plus haut, p. 64. — Les soldats huguenots ne paraissent pas avoir été trop découragés par cette sanglante défaite, et Brantôme nous a conservé t la chanson et quinte que les bons trompettes des François et reystres parmi les clairons sonnoient souvent :

« Le prince de Condé Il a esté tué, Mais Monsieur l'admirai Est encore à cheval Avec La Rochefoucauld, Pour chasser tous ces papaux, papaux, papaux. »

(T. IV, p. 356.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 149

grand ami l'assassin du prince, le baron de Montes- quiou, qu'il l'aimait fort depuis le voyage de Malte, que c'était un brave et vaillant gentilhomme et « bon homme avec cela, » et que, huit mois auparavant, il lui avait sauvé la vie^.

Il assista encore à la prise de Mussidan, en Péri- gord (22 avril), où le comte de Brissac^ fut tué par « un bon soldat périgordin, dit-il, qu'on appelloit Charbonnière, lequel avoit esté à moy et de ma com- paignie et estoit un des meilleurs et plus justes har- quebuziers qu'on eust sceu voir, et ne faisoit autre chose léans, sinon qu'estant assis sur un petit tabou- ret (et la pluspart du temps y disnoit et souppoit), regardant par une canonnière, que tirer incessamment ; et avoit deux harquebuz à rouet et une à mesche, et sa femme et un vallet près de luy, qui ne luy ser- voient que de charger ses harquebuz, et luy de tirer, si bien qu'il en perdoit le boire et le manger. Il fut pris ; Monsieur, frère du roy, le voulut voir et, pour avoir tué un si grand personnage, commanda qu'il fust

1. Dans des joutes sur la Seine devant le Louvre, Montesquiou avait été jeté à l'eau et se serait noyé sans Brantôme, qui le prit par le collet et le hissa dans son bateau, au moment où il n'en pouvait plus. Depuis, il l'appela toujours son père, bien que son sauveur fût plus jeune que lui. (T. IV, p. 347.)

2. « Il estoit trop cruel au combat et prompt à y aller et à tuer, ainsi que je l'ay veu et aucuns de nous autres ses amis qui luy disions; et aymoit cela jusques là qu'avec sa dague il se plai- soit de s'acharner sur une personne à luy en donner des coups, jusques-là que le sang luy en rejallyssoit sur le visage; cas estrange pourtant que ce brave Brissac, se monstrant doux par son visage, beau, délicat et féminin, estoit dans le cœur si cruel et altéré de sang. » (T. VI, p. 131.) Quand il était jeune, on l'avait surnommé Pigeon. (Ibid., p. 140.)


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pendu. J'avois grand'envie de le sauver (mais je ne peuz, encor que je l'eusse faict esvader une fois par une fenestre, mais il fut repris), bien que j'eusse un J très grand regret dudict conte, car je l'aymois bien, aussi m'aymoit-il. Mais en cela qu'en peut mais un soldat, puisqu'il faict l'office du soldat? Il est bien ^ vray, quand il se vante du coup et s'en gloriffie, un tel despit et une telle vanterie faschent, et tel mes- pris ; et pour ce la penderie en est très bonne, ou le massacre*. »

Ce fut probablement la dernière action de cette guerre à laquelle il prit part. Après la bataille de Jarnac, il avait été « si villainement empoigné par une grosse fièvre quarte qu'il ne put s'en défaire de dix mois^ » et dut se retirer chez lui. Il y était lorsque les hugue- nots pénétrèrent dans le Périgord et prirent par com- position la ville de Brantôme, « où il y a une abbaye célèbre, » dit de Thou^, et là il fut témoin d'affreuses cruautés ordonnées par Goligny. Les paysans, exas- pérés par les ravages et les violences de ses sol- dats '*, s'étaient vengés lors de la défaite des Pro- vençaux et n'avaient point fait grâce aux vaincus tombés entre leurs mains. Quand les huguenots revinrent dans le Périgord, ils exercèrent à leur tour de terribles représailles. « Je vous jure, dit

1. T. VI, p. 134.

2. T. II, p. 165.

3. Liv. LIV. — a C'est, dit Brantôme, une des belles et superbes maisons d'abbaye qui soit en France, pour avoir esté faicte et bastie et très embellie par ce grand cardinal d'Albret. » (T. III, p. 114.)

4. Yoy., sur les tortures que les soldats faisaient subir aux paysans, Montaigne (témoin oculaire). Essais, liv. II, ch. xxxn.


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SA VIE ET SES ÉCRITS. \bh

Brantôme, qu'il s'y en fit un estrange carnage, car partout où ilz passoient vous n'eussiez veu que païsans par terre. En un chasteau de la Chapelle-Faucher*, près de moy, il en fut tué de sang- froid dans une salle deux cents soixante, après avoir esté gardez un jour. Mais, comme je dis à l'admirai que telles exécu- tions se dévoient faire aux endroictz de ladicte def- faicte, il me respondit que c'estoit en mesme patrie, et que tous estoient mesmes païsans périgordins, et que l'exemple en demeuroit à tous, et la crainte de n'y tourner plus^. »

Coligny, pendant son séjour à l'abbaye, fut rejoint par le prince d'Orange et son frère Ludovic de Nas- sau, dont Brantôme nous a tracé un portrait inté- ressant. « J'entretins, dit -il, un assez long temps le prince d'Orange en un' allée de mon jardrin, que je trouvay un fort grand personnage, à mon gré, et qui discouroit bien de toutes choses; et m'entretint du peu d'effect de son armée, et en donnoit la coulpe à la faute d'argent et aux estran- gers qui l'aymoient démesurément, mais qu'il ne s'arrêteroit en si beau chemin et qu'il revolleroit bientost. Il avoit une fort belle façon et estoit d'une fort belle taille; le conte Ludovic, son frère, l'avoit

1. Il y avait dans ce château, dit de Thou, deux cents tant soldats que paysans qui furent tués. (Liv. LIV.)

2. T. VI, p. 19, il ajoute : « Tant y a que l'on a tenu mondict seigneur l'admirai fort cruel; mais il falloit qu'il le fust, et mesme luy le confessoit, comme je luy ay veu souvent conffesser que rien ne luy faschoit que les cruautez ; mais, pour les poUices et les conséquences, il y forçoit son naturel et son humeur, comme, lorsqu'il falloit monstrer une douceur et miséricorde, il estoit certes bon, doux et gracieux. »


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plus petite. Je le (le prince d'Orange) trouvois triste, et monstroit par sa mine qu'il se sentoit accablé de la fortune. Mais ledict conte Ludovic estoit plus ouvert en son visage et le monstroit plus joyeux. On le tenoit plus hardy et plus hasardeux que le prince d'Orange et le prince aussi plus sage, plus meur que luy et plus advisé^ »

Brantôme n'eut pas à se repentir de l'hospitalité qu'il leur donnait, et ils s'en montrèrent fort recon- naissants. « Tous ces messieurs me firent, et François et estrangers, tant les plus grands que petits, tous les honneurs et toutes les meilleures chères du monde, sans qu'il me fust faict aucun tort ny à ma maison, non pas une seule image de l'église abbatue ny une vitre cassée ; jusques-là à dire que si la messe y estoit en propre personne on ne luy eust faict un seul petit mal pour l'amour de moy. Aussi leur fis-je très bonne chère, et que le roy de Navarre m'aymoit, et Monsieur l'admirai surtout, à qui j'appartenois de fort près, à cause de Madame l'admiralle sa femme. Bref, j'euz occasion grande de me contenter fort d'eux, là où j'avois force de mes bons amis et parens^. »

Cette guerre acharnée, qui avait couvert la France entière de sang et de ruines et créé entre les deux

1. T. II, p. 166, — Le prince d'Orange quitta le Périgord en septembre 1569.

2. T. II, p. 165, 166. — Il y revient encore ailleurs : « Les armées de Messieurs les princes et de Monsieur l'admirai y ont passé et logé par deux fois, moy présent une fois, l'autre moy absent. Jamais ilz n'y ont faict dégast ny ruine pour un seul double en l'abbaye, ny abbatu une seule image en l'église ny touché à aucun religieux..., de sorte que ceste abbaye et église, où ceux de la religion ont passé, se peut dire la plus entière pucelle qui soit en Guyenne. (T. III, p. 114.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 153

partis des haines irréconciliables, fut enfin terminée, le 8 août 1570, par la paix de Saint-Germain. Ce fut probablement alors que Brantôme résigna sa charge de capitaine de gens de pied, par caprice, nous dit-il ; mais il est possible qu'il y ait été poussé par un autre motif qu'il n'a pas voulu nous conter ; peut-être avait- on trouvé mauvais à la cour qu'il eût si bien accueilli à Brantôme les ennemis mortels du roi et des catho- liques.

XI. Les ARMEMENTS DE BrOUAGE.

En 1 571 , le 7 octobre, s'était livrée la bataille de Lépante gagnée par les flottes réunies des puissances catholiques. La France n'y avait pris aucune part. Seuls, quelques gentilshommes, comme Grillon, allèrent combattre dans les rangs des Espagnols. « Hélas! je n'y estois pas, » s'écrie tristement Brantôme ; « sans M. d'Estrosse j'y allois tant pour un mescontentement que j'avois eu, à la court, d'un grand, que pour faire ce beau voyage et voir ceste belle armée. > Mais Strozzi, son ami, l'entraîna dans cette mystérieuse affaire de Brouage^ dont nous avons parlé plus haut^, et lui fit commander par Gharles IX d'y prendre part^. Le roi leur donnait beaucoup d'argent, au dire du commandeur Petrucci, qui place à la tête de l'entreprise Strozzi et deux autres personnages qu'il ne nomme pas, et dont l'un était certainement Pierre de Bour-

1. T. II, p. 110.

2. P. 113. — Il n'en est question, je crois, que dans Brantôme et dans quelques lettres diplomatiques.

3. T. U, p. 110.


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deille * . L'intérêt que le roi prenait à leurs projets est facile à expliquer. Les hostilités, cela était évident, de- vaient recommencer un jour ou l'autre et peut-être très prochainement. Il était donc tout naturel qu'il encou- rageât un armement fait par des catholiques au port de Brouage, à six lieues de la Rochelle, et qui pouvait être si utile dans le cas fort probable où l'on aurait à assiéger cette ville, refuge ordinaire des protestants, auxquels elle fournissait hommes, armes et argent.

Les étrangers se préoccupaient fort de cette expé- dition, dont la destination était inconnue, car les arma- teurs gardaient soigneusement leur secret. Pendant que Catherine cherchait à tranquilliser l'Espagne % l'am- bassadeur d'Angleterre Walsingham écrivait, le % avril 1 572î, à lord Burghley pour l'assurer qu'elle ne regar- dait ni l'Ecosse ni l'Irlande. « On l'a depuis peu, ajoutait-il, tenue pour échouée. Le roi y est résolu; sans cela elle aurait entièrement avorté. » D'autres hésitaient entre le Portugal, Alger (pour le protéger, disait-on, contre l'Espagne) et enfin le Nouveau-Monde. C'était en effet les possessions de l'Amérique espa- gnole, les îles du Pérou, dit Brantôme, que visait « ce voyage bien dessigné ^. » Les préparatifs étaient for- midables, s'il fallait en croire Petrucci. Le 121 mai, il écrit : « Strozzi, avec cette fleur de soldats qu'il lève, qui se compose d'une bonne troupe valeureuse de 6,000 arquebusiers bien exercés, va à Bordeaux pour

1. « Per il viaggio dell' armata dello Strozzi si cavano dal re molti danari... » (Lettre du 18 mars 1572.) — « El viaggio da lui e da due altri ordinato. » (Lettre du 22 avril 1572.) (Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III, p. 755 et 770.)

2. Lettres de Catherine de Médicis, t. IV, p. 98, note.

3. T. m, p. 314. — Voy. plus haut, p. 113.


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s'embarquer. Il emmène avec lui des pionniers, emporte pelles, pioches et d'autres instruments de travail, grand nombre de selles, une énorme provision de vivres, 72 gros canons, 200,000 écus et un si fort équipage de mer qu'il aura occasion de faire une noble et hono- rable entreprise de grande utilité au roi, ou en rece- vra la honte la plus notable qui se puisse imaginer*. » Au dernier moment, le but de l'expédition faillit être changé. En 1571, durant un des séjours qu'il fit à Brouage, Brantôme, étant allé à la Rochelle 2, y vit Coligny, qui lui conta son projet de conduire une armée en Flandre au secours des insurgés^. L'année suivante, peu de temps avant le 24 août, se trouvant seul avec Strozzi et Brantôme à Saint-Cloud, où était la cour, il leur dit qu'il avait donné l'ordre aux ports de son amirauté de les « assister du tout, » puis les pressa de renoncer à leur projet pour se joindre à lui'^. Quand ils furent retournés à Brouage, il leur envoya un « très habile gentilhomme des siens, pour les prier encore de s'y acheminer et que luy commençoit à par- tir. » Ils furent un moment ébranlés, mais enfin, « au plus beau de leurs belles résolutions et déterminé par- lement, la mort malheureuse entrevint de ce grand capitaine^. »

1. Négociations diplomatiques de la France avecla Toscane, t. III, p. 772.

2. Probablement pour y recruter des matelots et des soldats.

3. « Il me faisoJt cet honneur de discourir avec moy, bien que je ne fusse de son party et fusse encor jeune et fort incapable de ses secretz, mais il m'aimoit, car je luy estois fort proche, à cause de Madame sa femme. » (T. IV, p. 300.)

4. Voy. plus haut, p. 113.

5. T. IV, p. 297-298.


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Quinze jours après le massacre de Paris, le 8 sep- tembre, Catherine de Médicis écrivait à Strozzi : « Mon cousin, il fault servir son maistre à sa guise. Il vous avoit permis dresser une armée de mer et sortir. Vous vous estes constitué en très grande despensse pour le faire, et, comme vous estiez pressez à faire voile, il est intervenu une occasion par laquelle il est contrainct, non seullement révocquer ledict voïage, maiz se servir de vous à choses qui lui touchent de plus près et luy sont de plus grande importance; à quoy il se fault résouldre, comme je suis certaine que ferez très sage- ment. Au regard des frais que vous avez faicts et du peu de moyens que vous avez de changer vostre esqui- page, le roy, mon seigneur et fils, vous faict présente- ment secourir d'argent et ne vous peult rien manquer, car je vois comme il désire faire pour vous ; au moyen de quoy fault luy faire le service qu'il vous demande, et croiez luy en ferez jamais ung plus à propos, comme j'ay donné charge au capitaine Brault vous dire * . »

Quel était ce service? Une lettre du duc d'Anjou à Strozzi va nous l'apprendre : « Le roy, mon seigneur et frère, vous prie de deux choses : la première, est de remettre vostre voïage de mer à une autre foys; l'autre, de maintenir cette compagnie ensemble pour le ser- vice es occasions qui se présentent, qui luy sera de très grande importance. Je seroys le premier à requé- rir le roy, mondict seigneur et frère, de ne révocquer vostre voïage de mer, comme j'ai esté à vous le faire permettre, si je ne cognoissois que vous luy estes tous si nécessaires aujourd'huy qu'il ne s'en peut aulcune-

1. Lettres de Catherine de Médicis, t. IV, p. 119.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 457

ment passer; au moyen de quoy, mon cousin, je vous prie vous résouldre, selon vostre prudence accoustu- mée, à l'intention du roy, mon dict seigneur et frère, et nous vouloir tous ayder à recepvoir le fruict des occasions que Dieu nous a mises dans les mains pour le bien de ce royaume, et emploier tout vostre crédit et moyen pour retenir cette compaignie. Le sieur de Biron part présentement et vous porte de l'argent. Nous le ferons suivre bientost après d'une autre bonne somme, et espère que vous aurez de quoy changer vostre équipage; puis, comme nous aurons pacifyé toutes choses en ce royaume, il fauldra faire servir vos vaisseaux à quelque bon effect, comme j'es- père que vous pourrez lors ; et cependant ne les faictes désarmer, pour qu'ils soient toujours prestz et esquipez pour sortir au besoin. Au moyen de quoy, vous luy ferez le service qu'il vous demande^. »

Biron, en effet, ne tarda pas à arriver à Brouage, où « il nous apporta ce commandement du roy de luy assister si les Rochellois ne se vouloient remettre^, » dit Brantôme, qui ne parle pas de l'argent que le duc d'Anjou avait annoncé. Ainsi avorta ce projet d'expé- dition sur laquelle on avait fondé de grandes espé- rances de richesses. Les navires rassemblés à Brouage furent évidemment réunis à la flotte royale, lors du siège de la Rochelle, mais, après la guerre, Strozzi n'en continua pas moins à avoir de bons et beaux

i. Lettres de Catherine de Médicis, t. IV, p. 119, note. — Ce changement d'équipage, dont parlent les deux lettres de la mère et du fils, indique que Strozzi avait recruté une partie, sinon la totalité, de ses marins parmi les huguenots de la Rochelle.

2. T. V, p. 132.


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vaisseaux qui lui rapportèrent quelques profits * ; quant à son fidèle compagnon, il ne paraît point avoir pris désormais la moindre part à ses entreprises.

XII. La Saint-Barthélemy.

Brantôme était retourné à Brouage avec Strozzi quand lui arrivèrent les nouvelles de la Saint-Barthé- lemy. Elles lui inspirèrent une horreur profonde que, malgré son aflfection très sincère pour Charles IX, il ne laisse pas échapper une occasion de manifester. « Pour y gagner dix mille escus, comme plusieurs de mes compagnons, dit-il, je n'y eusse voulu avoir esté en ce massacre^, » en ce « très ord massacre où le roi s'estoit souillé les mains ^. » Pour lui qui estimait si haut l'état et l'honneur du soldat, il ne pouvait prendre son parti du rôle sanglant que l'on avait fait jouer aux troupes françaises et étrangères, « exerçant


1. T. VI, p. 88. — Voy. plus haut, p. 114.

2. T. III, p. 314. — « Il sacco è stato grande di valore di ben un millione e mezzo d'oro. » (Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. lU, p. 819.) — T. IV, p. 299.

3. T. I, p. 345. — « Si faut-il louer extrêmement le comte de Sommerive, qu'encor qu'il fût esté grand persécuteur des hugue-

. nots, si est-ce qu'après le massacre de la Sainct-Barthélemy, et qu'il lui fut mandé comme aux autres de mener les mains basses envers les huguenots, et en faire de mesmes en son gouverne- ment comme à Paris, il n'en voulut jamais rien faire, disant que l'acte en seroit trop vilain, et que le roy l'avoit peu bien faire et s'en laver quand il luy plairoit, estant roy, mais pour lui à jamais il en sortiroit son âme chargée et son honneur souillé : dont le roy lui en voulut grand mal et en fut très mal content. On dict qu'il mourut de despit de ce mescontentement. » (T. III, p. 381.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 159

plus le mestier de cruels bouchiers et bourreaux que de nobles soldats*. »

Dans l'histoire de cette sanglante tragédie, il est un point sur lequel on a beaucoup discuté et qui est resté assez obscur, même pour les contemporains :

La Saint-Barthélémy a-t-elle été préméditée^? Bran- tôme, absent de Paris, n'a pu que recueillir les bruits qui couraient, et il n'ose se prononcer. « Il s'en est dict de tant de diverses façons qu'on nesçait qu'en croire^. » Cette question pourtant ne me semble pas trop difficile à résoudre ; il s'agit seulement d'éviter une confusion. Il est, en effet, nécessaire d'établir une distinction entre l'attentat de Maure vel sur Coligny et le massacre. Pour moi, il n'y a aucun doute, sa mort et celle de Condé étaient résolues depuis longtemps, depuis l'entrevue de Bayonne si l'on veut. Lorsque le pistolet de Mon- tesquiou eut couché le prince sur le champ de bataille

1. Quant à la part que les Suisses prirent au massacre, Zur-Lauben se borne à dire que le duc de Guise avait fait garder le Louvre par quelques compagnies suisses et le régi- ment des gardes françaises pour empêcher, dit -il, l'évasion du roi de Navarre et du prince de Gondé. (T. IV, p. 429.) Il ne nous dit pas si ses compatriotes prirent part au massacre comme les autres troupes, mais on lit dans la lettre d'un ano- nyme, écrite le 27 août au secrétaire Goncini : t Piles uscendo délia caméra del re di Navarra per salir di palazzo da un Sviz- zero fu occiso, e seco alcuni altri. » {Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III, p. 817.) Deux jours avant, ce vaillant capitaine, Arnaud de Glermont, seigneur de Piles, avait donné sur la Seine des leçons de natation au roi. (T. V, p. 434.)

2. Voy. à ce sujet le très intéressant travail de M. Henri Bor- dier : la Saint-Barthélémy et la critique moderne. Genève, 1879, in-4<». L'auteur est pour la préméditation.

3. T. V, p. 255. — « Ge sont lettres closes pour moi, dit-il ail- leurs, car alors j'estois à nostre embarquement de Brouage. » (T. Vn, p. 363.)


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de Jarnac, Goligny, resté seul chef suprême des pro- testants, exerça sur une partie de la France une domi- nation telle que fut, au temps de la Ligue et bien plus puissante encore, celle du duc de Guise, qui devait périr et périt comme lui*. Ce partage de l'autorité royale ne pouvait se tolérer et l'opinion publique ne s'y trompait pas. Après la paix de Saint-Germain, cédant aux instances réitérées du roi et de Catherine, quand l'amiral, malgré les inquiétudes manifestées par les siens, se décida (novembre 1571) à reparaître à la cour, la certitude d'une trahison s'était tellement accréditée, même à l'étranger, que le pape Pie V fut surpris du manque de résolution de Charles IX ^.

Si l'on admet la préméditation, la tentative sur CoHgny devient incompréhensible. Quel avantage pou- vait-on retirer de ce meurtre anticipé quand il était facile, comme on l'exécuta quatre jours après, d'en- glober l'amiral dans le massacre? Eût-elle réussi, on aurait pu l'attribuer uniquement au duc de Guise, voulant venger la mort de son père, ce qui, dans

1. « Le duc de Guise, écrit Pasquier, estant arrivé à Chartres après la publication de l'édit d'Union, M. de Seissac, qui avoit esté autrefois lieutenant de sa compagnie de gendarmes, le pria de se ressouvenir du commandement exprès que l'un et l'autre avoient eu, le jour de Saint-Barthélémy 1572, du roy, estant lors simple duc d'Anjou, de faire tuer l'admirai à quelque prix que ce fust, parce qu'il avoit fait le roy... C'est une histoire que j'ay apprise de la bouche du sieur de Seissac. » {Lettres, liv. XIII, lettre 6.)

2. « Il Papa credeva che la pace fatta, e l'aver consentito il Re che l'AmmiragUo venisse in corte fusse con disegno di ammazarlo ; ma accortosi come passa il fatto, non ha creduto che nel Re nostro sia quella brava resoluzione. » — Lettre d'un anonyme à François de Médicis. (Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III, p. 832.)


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les idées du siècle, était considéré comme une chose toute naturelle ^ . Les protestants à qui il aurait donné l'éveil se seraient empressés de quitter Paris, et le complot, s'il y en avait eu, aurait avorté. La blessure de l'amiral était malheureusement trop grave pour qu'il pût s'éloigner, ils restèrent auprès de lui, et leurs violentes et imprudentes menaces effrayèrent tellement la cour qu'elle se décida à un massacre géné- ral pour lequel rien n'était préparé ni prévu. Voici ce qu'écrivait de Paris, le 217 août, un anonyme au secrétaire Goncini : « L'événement troubla tellement les huguenots qu'ils ne surent pas s'empêcher de dire que, si le roi ne leur faisait justice, ils se la feraient de leurs mains. Ils ajoutèrent encore d'autres bravades qui furent cause de leur ruine et de leur extermination, ainsi qu'il arrive le plus souvent que les menaces sont les armes du menacé^. » C'était aussi l'avis de La Noue, qui, au siège de la Rochelle, en parla à Brantôme. « M. de la Noue, dit-il, a esté bien de ceste opinion ; et sçay bien que lui et M. d'Estrozze et moy en avons parlé, lui n'aiant jamais approuvé ces bravades, ces

1. Brantôme, qui, dans un passage que nous avons cité, consi- dère la mort de Goligny comme un malheur pour la France, ail- leurs s'exprime ainsi : « Si la mort du duc de Guise fut fort regrettée, elle fut amprès bien vengée à la Saint-Barthélémy... Ainsi que fit ce coup M. de Guyze, ce brave filz, qui, six ans après ou plus, se vangea comm' il falloit de tout à la Saint-Bar- thélémy. » (T. IV, p. 260.)

2. « Il caso turbô talmente gli ugonotti che non seppero rite- nersi di dire, che se il Re non faceva ioro giustizia, se l'averieno fatta di Ioro mano. Aggiunsero anche altre parole più brave, le quali sono state cagione del Ioro eccidio ed esterminio, si come per lo più avviene, che le minaccie sono l'armi del minacciato. » {Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. III, p. 813.)

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audaces et menaces, et mesmes en la cour de son roy et sa ville de Paris, que l'on fist ; et en blasma mesme fort M. de Théligni, son beau-frère, qui en estoit des eschauffez, l'appellant et ses compaignons de vrays

folz et mal habilles Et voylà la cause de la mort de

M. l'admirai et du massacre des siens, et non pas la reyne, ainsy que j'ay ouy dire à aucuns qui le sçavent bien, encor qu'il y ait plusieurs qu'on ne leur sçauroit oster l'opinion de la teste que ceste fusée n'eust esté fiUée de longue main, et ceste trame couvée. Ce sont

abus* »

Il y a dans les pages où il parle de la Saint-Barthé- lémy une anecdote qui a soulevé des discussions si pas- sionnées que l'on aurait dit qu'il s'agissait de défendre la mémoire d'un saint monarque comme Louis IX, ou d'un bon roi comme Louis XII, contre une affreuse calomnie^. « Pendant que le jeu (de la Saint-Barthé- lémy) se jouoit, raconte-t-il, et qu'il fit jour, et que Charles IX mit la teste à la fenestre de sa chambre et qu'il voyoit aucuns dans les fauxbourgs de Saint-Ger- main qui se remuoient et se sau voient, il prit un grand harquebuz de chasse qu'il avoit et en tira tout plein de coups à eux, mais en vain, car l'harquebuz ne tiroit si loing. Incessamment il crioit : tuezf tuez!... Il fut cruel en toutes sortes et par actes et par spectacles, car il prit fort grand plaisir de voir passer soubz ses fenestres par la rivière plus de quatre mille corps, ou se noyans ou tuez^. » Le principal argument contre

1. T. VII, p. 363. — Voy. encore t. V, p. 253. Cf. de Thou, HisU universelle, 1. 50.

2. Voy. Histoire universelle d'Aubigné, édition de Ruble, t. III, p. 333, note. .

3. T. V, p. 255-258. — Les lettres envoyées après la Saint-


SA VIE ET SES ÉCRITS. 163

ce récit, c'est que la Convention avait fait placer sur une fenêtre du Louvre, qui n'existait pas du temps de Charles IX, une inscription qui rappelait le fait ; mais, que vaut-il? La Convention s'est trompée. Est-ce que Brantôme, qui passait sa vie au Louvre, ne connais- sait pas la chambre du roi et pouvait ignorer s'il était possible d'arquebuser les malheureux qui cherchaient à fuir les assassins? Et d'ailleurs il ajoute cette circonstance atténuante : que l'arme ne portait pas assez loin pour les atteindre. Ceux qui veulent dis- culper le roi oublient quelle férocité il déploya dans cette funèbre nuit où il laissa partir pour la mort son grand ami La Rochefoucauld, avec lequel il venait de passer joyeusement la soirée. Ils oublient sa visite avec la cour à Montfaucon, où était pendu le cadavre décapité de l'amiral, de celui qu'il appelait son père* ; ils oublient que, deux mois après, le 27 octobre, « il voulut voir mourir le bonhomme M. de Briquemaud et Cabagnes, chancellier de la Cause, dit encore Bran- tôme^; d'autant qu'il estoit nuict à l'heure de l'exé- cution, il fit allumer des flambeaux et les tenir près de la potance pour les voir mieux mourir et contem- pler mieux leur visage et contenance. Ce que plusieurs

Barthélémy par Charles IX dans le royaume et à l'étranger « étoient, dit Aubigné, signées de la mesme main, de laquelle ce prince giboyoit de la fenestre du Louvre aux corps passans. » {Histoire universelle, éd. de 1626, t. Il, liv. I, ch. iv, p. 551.)

1. « Aucuns qui estoient avec luy bouchoient le nez à cause de la senteur, dont il les en reprit, et leur dist : « Je ne le bousche « comme vous autres, car l'odeur de sou ennemy est très bonne. » Odeur, certes, point bonne et la parole aussi mauvaise. » (T. V, p. 258.)

2. T. V, p. 258.


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ne trouvarent beau, disans que c'estoit aux roys d'estre cruelz seulement toutes et quantes fois que le cas le requiert, mais les spectateurs le doivent estre encor moins, de peur qu'ilz ne s'accoustument à choses plus cruelles et inhumaines. »

Ce n'était pas la première fois, et ce ne fut pas la dernière, que les princes se donnèrent de pareils spec- tacles. C'est sous les yeux de Catherine de Médicis que tomba le 218 juin 1 574 la tète de Mongommery . En 1 575, le 6 juillet, Henri III eut la fantaisie d'aller voir mou- rir le capitaine La Verge rie, condamné à être pendu, puis mis en quartiers pour avoir mal parlé des Ita- liens, « encores qu'au dire d'un chacun il n'approu- vast pas cet inique jugement*. » Sept ans plus tard, lors du supplice de Salcède, condamné pour conspi- ration à être tiré à quatre chevaux, « le roy et les roynes assistèrent à l'exécution en une chambre de l'hostel de ville exprès accoustrée et parée pour eux^. »

Après Henri III , cet usage barbare disparut de la cour de France, mais, sans parler des autodafés, il persista encore longtemps dans certains pays^.

1. L'Estoile, 1575, 6 juillet; 1582, 26 octobre.

2. Brantôme, en parlant de la bonté de Marie Stuart, dit : « Jamais en France elle ne fit cruautés, mesmes elle n'a pris plaisir ny eu le cœur de voir deffaire les pauvres criminels par justice, comme beaucoup de grandes dames que j'ay cogneu. > (T. VII, p. 421.)

3. Voici à quel affreux spectacle on convoquait à Londres, en 1644, les ambassadeurs des puissances catholiques : Le 17 sep- tembre, on pendit à Londres, entre cinq voleurs protestants, deux prêtres catholiques, l'un Irlandais, l'autre Anglais. « Ils furent pendus, et, suivant les lois du païs, estans à demi morts, furent


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XIII. Brantôme au siège de la Rochelle.

La cour, qui s'était figurée que « rexécution des protestants, » comme l'appelle Pasquier, avait dû enlever pour longtemps à leur parti toute idée et toute possibilité de résistance, ne tarda pas à perdre son illusion. Revenus de l'abattement et de la terreur où les avaient jetés tant d'effroyables massacres, et bien que sans chefs et sans armée, ils s'organisèrent par- tout rapidement; le Languedoc, la Guyenne, le Poitou reprirent les armes et alors commença cette longue suite de guerres funestes qui, dans un tableau allé- gorique, permettaient à un personnage de Shaks- peare de reconnaître la France « à son front qui toujours se rebiffe, et qui est en lutte avec ses che- veux*. »

La Rochelle, que sa position et sa richesse rendaient particulièrement redoutable, hésitait à se pronon- cer. Le gouverneur de Saintonge et du pays d'Aunis, Biron, qui avait failli périr à la Saint-Barthélémy, fut envoyé par le roi pour tâcher de lui faire a reprendre sa première obéissance et la gaigner par les voyes de la douceur. » C'est alors qu'il vint trouver Strozzi et Brantôme et leur porta commandement du roi de l'as-

éventrez, leurs cœurs et entrailles jettez au feu, leurs corps mis par quartiers et leurs testes coupées. Laquelle exécution fut d'au- tant plus signalée qu'elle fut faite en présence des ambassadeurs et résidens de France, d'Espagne, de Portugal et de Venize et d'un nombre incroyable d'autres personnes de condition. » (Gazette de France, année 1644, p. 850.) 1. Les Méprises, acte III, se. u.


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sister si les négociations échouaient* ; c'est ce qui arriva ; les Rochellois refusèrent les propositions avan- tageuses qu'on leur offrait. Il fallut donc se résoudre à un siège que l'on s'imaginait ne pas devoir durer longtemps^.. Le 4 décembre 15721, Biron entra dans le pays d'Aunis avec sept cornettes, dix-huit enseignes et deux coulevrines^. Ce fut là le commencement des hostilités. Mais le général, le duc d'Anjou, n'arriva au camp que le 13 février 1573^.

1. T. V, p. 132.

2. Brantôme nous a raconté, avec sa verve habituelle, les fan- faronnades de Tavanes, qui se vantait d'étouffer promptement la

rébellion : « Sire, dit-il au roi, ne vous mettez point en peine

Pour quand à la Rochelle, il y a longtemps que je ne l'ay veue ; mais je l'ay prise, selon que j'en puis comprendre, en un mois. De là, en passant le pays, je le nettierai de tant d'huguenotz que j'y trouveray, jusqu'à Montauban, qu'on m'a dict qu'il est bon et fort, lequel n'estoit pas tel de mon temps; toutteffois, j'en cognois l'assiette et pense l'emporter comme la Rochelle. Et, de là, je tireray vers Nismes, où j'en fairay autant, et à Sommièvre, et leur fairay à tous songer à leurs consciences, et de s'y rendre par bonne guerre et mercy ou de mourir tous. Pour fin, laissez- moy faire, je vous respons de toutes ces places.

II y eut quelqu'un là présent qui l'en ouyt parler ainsi, et dist à uu autre : « Voylà le discours du roy Picrocole, de Rabel- « lais. » (T. V, p. 121.)

3. Généroux, Journal, p. 96.

4. Le prince trouva les choses moins avancées qu'on ne lui avait dit. Il s'en prit à Biron, qu'il accusa de l'avoir trompé et qu'il malmena de la manière la plus insultante : « Ce matin, dit Brantôme, j'estois à la porte de mon logis, qui donnois à disner à MM. d'Estrozze et de la Noue ; je vis passer M. de Biron et seul à cheval, et n'avoit que son escuyer Baptiste avec luy. Je luy crie s'il vouloit venir disner avecques nous, et aussitost il vint à moy et mit pied à terre, et nous dist qu'il ne vouloit pas disner, car il estoit tout fasché, et nous prenans tous trois à part, il nous dist : « Je vous veux faire mes plainctes à tous « trois, comme à mes plus grandz amis que j'aye icy. Le roy de


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Les relations du siège ne manquent pas, et Bran- tôme, qui y resta depuis le commencement jusqu'à la fin, dit avec raison qu'il aurait pu le décrire « aussi bien qu'homme qui fust^. » Mais rédiger un long récit d'une manière suivie était une chose absolument con- traire à la nature de son esprit, qui aimait à ne pas subir d'entraves et à vagabonder à sa fantaisie. Il ne nous a laissé qu'un certain nombre de faits et d'anecdotes que, suivant son habitude, il a dispersés partout. Nous nous bornerons à citer quelques particularités qui nous ont paru intéressantes.

Lorsqu'il était en chemin pour rejoindre l'armée, il eut une petite aventure qui lui donne l'occasion de con- ter quel beau train il menait en campagne. Après avoir parlé d'un gentilhomme, qui ne voulait pas qu'on l'ap- pelât capitaine, il ajoute ^ : « Celuy-là ne ressembloit pas à un galant gentilhomme de par le monde (qui est moy, qui escritz cecy), qui, prenant un grand plaisir ordi- nairement à la guerre de porter l'harquebuz à mesche, son beau fourniment de Milan, monté sur une belle haquenée de cent escus, et en faire la profifession,

« Pouloigne se -vient fascher à moy, dist-il, et parler à moy t comme au moindre de ce camp, dont le cœur m'en crève. » Et puis nous conta une partie de ce qui s'estoit passé, car il ne nous redist pas toutes les grosses parolles que le roy luy avoit dictes; mais ce fust un très grand prince qui nous le dist le soir à M. d'Estrozze et à moy, qui y estoit présent, et que ce pauvre homme, usant de ces motz, luy avoit fait pitié. » Au retour de Pologne, Henri III, à Lyon, « ne luy Qt guère bonne mine : dont je sçay ce qu'il m'en dist, car il m'aymoit fort, et bien souvent me disoit des choses qu'il n'eust pas dict à un autre. » (T. V, p. 138, 139.)

l.T. V, p. 133.

2. T. VI, p. 167-169.


1 68 BRANTÔME

menant tousjours six ou sept gentilzhommes et sol- dats bien signaliez, armez et montez de mesmes, et bien en point sur bons courtaux^. Un jour, et du com- mancement, entrant dans l'armée du roy à la Rochelle, il trouva un capitaine nouveau, qui venoit d'estre nouvellement emmollé ; et ne cognoissant point ledict gentilhomme, qui d'ailleurs estoit assez cognu et amy de tous les vieux et signaliez capitaines, le capitaine donc nouvellet demanda au gentilhomme, qui parois- soit par-dessus tous les autres, et estoit brave et marchoit le premier, parce qu'il le voyoit ainsi porter l'harquebuz, il luy demanda donc : « A qui estes- « vous, soldat? » L'autre luy respondit : « Mon capi- « taine, nous sommes à nous-mesmes et ne cherchons « que party à la solde, si vous nous la voulez donner « bien bonne. » L'autre, à voir en cor sa mine et de ses compaignons, pensa que c'estoit quelque chose de bon et qu'ilz n'estoient pas gens de petites payes, leur respondit : « Possible, pourriez-vous tant deman- « der qu'il ne seroit raisonnable de vous donner? » — « Or bien, mon capitaine, respondit l'autre, je « vois bien que vous ne nous voudriez donner ce que « nous voudrions ; nous vous baisons les mains. Nous « en allons trouver M. d'Estrozze ou M. de Cossains; « d'ailleurs, nous sommes à vostre service. »

« Le capitaine demanda après à quelqu'un de ses lacquays, qui estoit demeuré derrière, quelz gens

4. Il dit ailleurs (t. V, p. 172) : « Il me souvient que, lorsqu'il (M. de Matignon) fust nostre mareschal de camp en ceste petite armée de M. de Nevers contre Monsieur, il n'avoit que dix che- vaux de son traint... et, par Dieu! moy, qui n'estois qu'un petit compagnon, j'en avois bien autant. »


SA VIE ET SES ÉCRITS. 169

estoient ceux-là. Il luy dist le nom du gentilhomme. Qui fut estonné? ce fut luy, disant : « Telz soldatz < sont de trop hautes payes pour moy ; » et despuis le gentilhomme luy fit ressouvenir du tout. A quoy le capitaine luy porta grand honneur et tout respect despuis, car il le vist au logis du couronnel, M. d'Es- trozze, qui aymoit le gentilhomme autant que soy- mesmes, car il le valoit^. »

De toutes ses campagnes, c'est ce long et meurtrier siège de la Rochelle dont il a parlé le plus volontiers. Il aime à rappeler la familiarité où il vivait avec les princes 2 et les plus grands personnages de l'armée, surtout avec le duc de Guise, qui savait apprécier sa vaillance et son esprit et lui montrait une amitié dont il était très fier. Dans son Testament, il mentionne deux souvenirs qu'il en avait rapportés et qu'il avait soigneusement conservés : c'est d'abord une épée argentée que le duc de Guise lui donna, « me defFé- rant cest honneur de dire qu'elle m'estoit bien deue pour la sçavoir bien faire valofr et telles armes, ainsy qu'il avoit veu; » puis une rondelle couverte de velours noir à preuve (à l'épreuve) qu'il reçut du prince de Condé, qui le pria de la garder pour l'amour de lui^

i. Car il le méritait.

2. « S'il plaist à nostre roy d'aujourd'huy se ressouvenir, estant roy de Navarre, audict siège de la Rochelle, la première harquebuz à mesche dont il tira jamais, je la luy donnay. Je m'en peuz vanter comme chose très vraye, qu'estoit une har- quebuz de Milan, fort légère et douce et dorée d'or moulu que M. d'Estrozze m'avoit donnée pour nostre embarquement de Brouage, et l'en vis tirer souvant et de fort bonne grâce. » (T. VI, p. 81.)

3. T. X, p. 145, 146.


\ 70 BRANTÔME

Un jour, étant à la tranchée avec le duc de Guise, et « luy m'ayant fait cet honneur de m' avoir fait assoir en terre et contre luy et auprès de luy, car il me faisoit cet honneur de m'aymer et de causer avec- ques moy et.d'ouyr mes paroUes, » ils eurent une conversation très curieuse sur la nécessité de se faire un peu blesser, « puisque la gloire de nostre court et des dames consiste aux coups receuz et non aux coups donnez. » Si cela ne leur était point encore arrivé, « ce n'est point nostre faute, dit le duc, ny de M. d'Estrozze, ny de vous, car il n'y a hasard que nous ne recherchions, il n'y a factions que nous ne recuillons autant ou plus qu'il n'y en a icy ^ » — « Je vous assure, » dit Brantôme, qui, entraîné par ses souvenirs, se laisse à parler de sa vaillance, comme il ne l'a guère fait ailleurs, « je vous assure qu'à son exemple, moy, son inférieur en tout, j'estois bien touché de mesme ambition, et si ay faict en tout ce siège tout ce que Martin fit à danser ; je l'ay continué despuis le commancement jusques à la fin sans en bouger, qui fut sept mois, sans solde ny paye aucune, sinon à mes despans et mon plaisir, n'habandonnant jamais M. d'Estrozze, le couronnel, ny jour ny nuict, dormant chez luy, et en sa chambre et en la tranchée,

1. T. V, p. 330, 331. — Un peu plus loin, il ajoute : « La for- tune est bonne en cela pour ceux qui sont grandz et de grand' qualité. La moindre blessure ou rafûade qu'ilz reçoivent, les voylà haut eslevezen leur gloire pour jamais. Nous autres, petitz com- paignons, nous nous en contentons de peu, et tout ce que nous faisons ce ne sont que petitz eschantillons au prix de grandes pièces des grandz, qui sçavent mieux faire sonner la trompette de leur renommée que nous, qui ne pouvons passer partout comme eux à publier nos playes et valeurs. » (Ibid., p. 336.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 171

beuvant et mangeant avec luy, le secondant tousjours coste à coste de luy et en quelque faction qu'il y ait esté*. Je le dis avec vérité sans me vanter ; ceux qu'y estoient le pourroient dire aussi en vérité. Au diable le coup et l'harquebusade qui me soit venu voir, sinon, le jour que nous fismes la première ouverture du fossé, au mois d'apvril, et que nous y entrasmes dedans, fus blessé d'un esclat de pierre qui me donna dans la main gauche, qui m'y apporta une telle dou- leur sourde que je m'en sentis quinze jours, sans en faire pourtant aucun semblant ny porter bras en escharpe, car je me mocquoys fort de ceux-là qui le faisoient mal à propos. J'ay bien eu trois grandes har- quebuzades dans mes armes : voylà comme j'en eschappay à bon marché^. »

Citons encore ce passage plein d'une noble fierté : Au temps passé, dit-il, le marquis de Listenoy fut loué extrêmement pour être allé à une escarmouche en simple soldat et arquebusier. « Mais qu'eust-on dict de nous autres, une infinité que nous sommes veuz, qui, allans à Malte, portions le simple harquebuz et le fourniment, et là et ailleurs, en plusieurs et infi- nis endroictz, faisions actes et factions de simples soldatz, nous faisans remarquer et acquérans gloire à tirer l'harquebuzade aux escarmouches et autres com- batz, à beaux piedz, sans pardonner à nos vies ny les espargner non plus que le moindre soldat des bandes?

1. « Je ne l'abandonnay jamais, dit-il ailleurs, fust à la guerre, fust à la cour, tant il m'aymoit et je l'aymois, et me disoit-on son compaignon et fidelle confident... Il m'aymoit uniquement, et croy plus qu'homme de France. » (T. VI, p. 61.)

2. T. V, p. 332. — Voy., sur divers dangers qu'il courut, ihid., p. 333, 334.


1 72 BRANTÔME

Et, s'il falloit endurer la peine, la fatigue de la guerre, fust du froid, du chaud, de la fain, de la soif, des playes, des coups et blessures et autres peines, nous les endurions fort à l'aise, tout ainsy que l'on void un noble cheval d'Espaigne pâtir mieux et faire mieux sa courvée qu'un gros roussin d'Allemaigne ; car c'est le cœur qui supporte tout. Ma foy, j'ay veu des courti- zans les endurer aussi bien ou mieux supporter que les plus robustes ruralz soldadous de l'armée, et tout pour ce beau poinct d'honneur et d'amour. Aussi, quand il marche devant l'homme, rien ne luy est jamais impossible * .

« Nous estans un jour au siège de la Rochelle, le pauvre feu de M. de Guise, qui me faisoit l'honneur de m'aymer, s'en vint me monstrer des tablettes qu'il venoit de prendre à Monsieur, frère du roy, nostre général, dans la poche de ses chausses, et me dit : « Monsieur me vient de faire un desplaisir et la guerre « pour l'amour d'une dame ; mais je veux avoir ma « revanche ; voyez ce que j'y ay mis dedans et lisez. » Il lui donna les tablettes où était écrit de sa main un quatrain que je me dispenserai de reproduire ici, et où il faisait parler la dame en question, qui se moquait en termes non couverts d'une défaillance amoureuse du prince. « Je luy en fais la guerre, dit-il à Brantôme, et je luy vais remettre ses tablettes dans la poche qu'il visitera selon sa coutume et y lira ce qu'il y faut, et amprès me voilà vangé. » — Ce qu'il fit, et ne fut amprès sans en rire tous deux à bon escient, et se faire la guerre plaisamment; car, pour

l.T. VI, p. 31. -


SA VIE ET SES ECRITS. 173

lors, c*estoit une très grande amitié et privante entr'- eux deux, bien despuis estrangement changée'. »

Le jour du grand assaut '^, Strozzi, qui devait faire la seconde pointe , après Goas , lequel venait d'y être blessé mortellement, ayant pris langue de lui, et ne tenant aucun compte d'un avis de Monluc, qui lui avait recommandé de se faire précéder par les soldats, monta sans marchander à la brèche et sans s'inquiéter qui le suivait. Il n'avait avec lui de gentilhomme volontaire que Brantôme, car « Monsieur avoit défendu que nul gentilhomme y allast, craignant perdre la noblesse, mais à moy, comme à son amy privé, la loy ne s'y addressoit. » — Je lui dis : « Monsieur, vous ne faictes pas ce que M. de Montluc a dict. — C'est tout un, Branthome, me respondit-il. Allons, nos gens auront meilleur courage de venir quand ilz me ver- ront à la teste marcher le premier pour leur mons- trer le chemin^. » Mais, au milieu de la montée, il fut atteint par une arquebusade qui le renversa sur les pierres qu'une explosion de mines avoit amonce- lées^. Nous le crûmes mort, mais il ne se froissa que les jambes et la tète. » L'assaut fut repoussé. Le duc d'Anjou, qui avait tout vu, fit venir Strozzi et lui commanda de recommencer l'attaque d'après un mau- vais renseignement donné par Monluc, qui trouvait la brèche « très bonne et très raisonnable. — Il le vous semble. Monsieur, j> dit alors Brantôme, qui assistait à l'entrevue, « elle est si raisonable que, par

4. T. IX, Des Dames, p. 280.

2. Le mardi 26 mai.

3. T. VI, p. 62, 63.

4. T. V, p. 332; t. VI, p. 65.


174 BRANTÔME

Dieu, je ne sçache homme icy qui ayt si bonnes jambes qui, en montant, ne tumbe quatre ou cinq fois, et sur le haut il se puisse tenir s'il est tant soit peu repoussé ou s'y veuille tenir de pied ferme ; car le tout est si raboteux, à cause des pierres que la mine a soubz- levées, qu'il est impossible s'y arrester bien pour combattre. Je le puis dire, car j'y ay esté et l'ay très bien essayé. Toutesfois, puisque le roy veut fiaire encor redoubler l'assaut, faire le peut.

« Et, ainsi qu'on l'arrestoit, survint le plus estrange acidant qui arriva, il y a longtemps, en armée et sans aucun subject; car, tout à coup, voycy venir un' allarme par toutes les tranchées, que l'ennemy estoit sorty, et que l'on estoit desjà aux mains et que le tout estoit faussé; si bien qu'il prit une si grande espou- vante et effroy parmy nos gens de pied et parmy plu- sieurs de la noblesse que quasi la plus grand' part branlarent et ne sceurent que faire ; et fut bien encores pis, que plusieurs eurent telle frayeur qu'ilz advisa- rent à se sauver par les maretz, et aucuns s'y enfuy- rent, qui furent amprès recogneuz par la boue qui en estoit emprainte en leurs chausses, et telz qu'on tenoit bons compaignons furent taschez de mesmes. Il y en eut pourtant plusieurs qui tindrent assurée conte- nance. Néantmoins, tout le monde ne sçavoit que c'estoit, sinon qu'il estoit tout en allarme et en rumeur si grande que l'on ne vist jamais un tel désordre.

« Nous estions en la tante du roy de Pouloigne pour lors, comme j'ay dict, qui sortismes de là avec la plus grand' presse et foule que je vis jamais, dont je m'en dois bien souvenir ; car un honneste et brave gentilhomme qui estoit près de moy, que j'avois


SA VIE ET SES ÉCRITS. 476

nourry, nommé M. du Breuil, en voulant sortir il tumba derrière un coffre pour la pesanteur de ses armes et la foule qu'y estoit, que je croy qu'il seroit encor là sans moy, qui luy prestis la main et l'en sortys, dont nous en rysmes bien après ; car il estoit de bonne compaignie, et si luy effrayé de sa cheutte cuyda tuer dans la tante un gentilhomme des nostres d'une courte dague qu'il avoit, pensant que ce fust l'ennemy et que tout fust gaigné.

« Enfin, nous sortismes et courusmes au trou du fossé, M. d'Estrozze et moy tousjours avec luy, trou- vasmes que ce n'estoit rien et que l'ennemy seule- ment n'avoit pas comparu la teste du dessus du ram- part ny sorty par aucune porte, car il avoit assez affaire ailleurs et à entendre à ses assautz, escalades et surprises*. »

Les corps de garde de l'armée et ceux des Rochel- lois se touchaient presque, si bien que des conversa- tions s'engageaient souvent entre eux, et Brantôme nous a rapporté un de ces colloques de soldats, qui forme un plaisant tableau de la vie militaire^.

« Un soir, et la nuit que nous commençasmes à bâtir le fort Saint-Martin, ainsi qu'on y travailloit, se pré- senta un soldat gascon sur le rampart, qu'on vist un peu à la lueur de la lune, qui commança à causer en son gascon et demander s'il n'y avoit point là quel- qu'un de son pays à qui il peust parler. Tous les princes et seigneurs, pensans que l'ennemy sortist pour empescher la besoigne, et qu'on y mèneroit les

1. T. VI, p. 65, 66.

2. T. IV, p. 37-39.


176 BRANTÔME

mains, Ton avoit commandé expressément que nul parlast ny respondist. Toutesfois ce compaignon, pour parler et demander incessamment, importuna tant que moy, estant près de M. de Guyze, je luy dis qu'il fist parler Le Bernet, gentil soldat parmy nos bandes et qui n'estoit encor capitaine, et qui sçavoit bien parler et rendroit bien le change à l'autre, et que ce seroit autant de plaisir. Hz commançarent donc s' en- tresaluer et s' entreparler à qui mieux mieux ; car celuy de la ville parloit très bien et tousjours son gascon ; lequel, de prime abord, après quelques menus propos, luy alla demander ce que nous bastissions là, si ce n'estoit point la tour de Babel? Du despuis en amprès, nous prismes, au moins aucuns, mauvais augure sur

ce mot de nostre siège, et qu'il iroit en confusion,

et allégasmes souvant le dire prophétiq de ce soldat

En après, il demanda quelz seigneurs et princes il y avoit là, et si M. de Montluc y estoit; l'autre luy res- pondit qu'ouy. — Soudain il réplicqua : « Et lou naz de « Rabastain, comment va^? » — L'autre luy respondit que bien, et qu'il estoit encor assez gaillard pour faire la guerre à tous les huguenotz, comm' il avoit faict. — « Ah! dit l'autre (tousjours en son gascon), nous ne le « craignons guières plus en son touré de naz ; » car le bonhomme en portoit tousjours un, comm' une damoy- selle, quand il estoit aux champs, de peur du froid et du vent, qu'il ne l'endommageast davantage. J'estois près de luy quand l'autre parla ainsi, et il dist à M. de Guyze que ce coup luy avoit bien porté du dommage,

1. Monluc avait été blessé d'une arquebusade au nez en mon- tant à l'assaut de Rabasteins (Tarn) en 1570.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 177

et lui fit le conte de sa blessure de ce siège de Rabas- tain, et que sans ce coup il estrilleroit les huguenotz aussi bien que jamais. Puis, l'autre continuant ses pro- pos, il va louer fort M. de Guyze, qui, après avoir tué son ennemy M. l'admirai, s'estoit contenté et puis s*es- toit monstre fort humain envers aucuns huguenotz à

la Sainct-Barthélemy, et en avoit sauvé plusieurs

Le parlement de ces deux soldatz dura longtemps et donna grand plaisir à toute l'assistance qui estoit là ; et tousjours s'entr'envoyoient quelques harquebuzades en se disant l'un à l'autre qu'il n'en falloit point avoir de peur, car il n'y avoit point de balles, et que c' es- toit salve de plaisir ; mais il y en avoit de bonnes et qui siffloient fort bien à l'entour de nos oreilles ^ . »

Les femmes de la Rochelle secondèrent dignement l'héroïsme des hommes, et Brantôme nous raconte le spectacle curieux que, lors d'une trêve, elles offrirent aux assiégeants : « A peine eut- elle été proclamée, dit-il, parurent aussitost comme nous, hors des tran- chées, force gens de la ville sur les rampars et sur les murailles ; et sur tous parurent une centaine de dames et bourgeoises des plus grandes, plus riches et des plus belles, toutes vestues de blanc, tant de la teste que du corps, toutes de toille de Hollande fine, qu'il fit très beau voir. Et ainsi s'estoyent-elles vestues à cause des fortifications des rampars où elles travail- loyent, fût ou à porter la hotte ou à remuer la terre, où d'autres habillemens se fussent ensalaudis, et ces blancs en estoyent quittes pour les mettre à la lessive ; et aussi qu'avec cet habit blanc se fissent mieux remar-

1. T. IV, p. 37-39.

I 12


4 78 BRANTÔME

quer parmy les autres Nous fusmes curieux de

demander quelles dames c'estoyent. Hz nous respon- dirent que c'estoyent une bande de dames ainsi jurée, associée et ainsi parée pour le travail des fortifications et pour fère de tels services à leur ville ; comme certes de vray elles en firent de bons, jusques-là que les plus virilles et robustes menoyent les armes; si que j'ay ouy conter d'une, pour avoir souvent repoussé ses ennemis d'une pique, elle la garde encor si soigneu- sement comme sacrée relique, qu'elle ne la donneroit ny ne voudroit pour beaucoup d'argent la bailler, tant elle la tient chère chez soy^. »

Il y avait sept mois que le siège durait, et la résis- tance des Rochellois ne faiblissait pas. Biron avait beau affirmer que la ville était réduite à de telles extrémités que, si on le laissait faire, « dans un mois ou pour le plus tard cinq semaines il auroit la ville la corde au cou, sans rien perdre ni hasarder sinon à faire de bons blocus^; » mais les échecs répétés avaient porté le découragement dans l'armée, que décimaient les maladies. On avait déjà perdu plus de 2i2l,000 hommes « dont il y avoit, dit Brantôme, deux cens soixante-six capitaines, lieutenans, enseignes et maistres de camp, et, nous y opiniastrans, nous y eussions perdu deux fois plus d'hommes^. » De plus, les Polonais et les agents

1. T. X, Des Dames, p. 420.

2. T. V, p. 135, — « Les Rochellois estoient au bout de leur rollet, ainsi que M. de la Noue et eux m'ont dict. » (T. VII, p. 207.)

3. « J'ay veu que j'en avois le roole qu'un soldat d'esprit par nos bandes fut curieux de le faire, et bien au vray, ainsy que M. d'Estrozze, le couronnel, en le lisant le sceut bien confirmer, et j'y estois présent. > (T, IV, p. 90.) — Dans un autre passage (t. VII, p. 207), Brantôme n'évalue la perte qu'à 20,000 hommes.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 179

français restés en Pologne faisaient les plus vives instances pour que le duc d'Anjou vînt le plus tôt possible prendre possession de son royaume, « qu'on luy faisoit si beau, si grand, si riche, si superbe et si opulant et si puissant. » De lui parler de continuer la guerre, personne ne l'eût osé, « car il avoit encor plus d'envye d'aller voir son royaume, ainsi que j'ay eu cet honneur luy en voir discourir avecqu' un ravissement d'aise si grand qu'il se perdoit quand il en parloit. Mais quand il y fut il changea bien d'opi- nion, car il n'y trouva pas la febve du gasteau qu'il pensoit; et, dans son âme, eust mieux aymé la ville de la Rochelle que le royaume de Pouloigne^. »

Quant à Catherine, « espendue de joye de son fils roy, il luy sembloit qu'il n'y seroit jamais, et pour ce luy manda de faire une capitulation honorable, quoy qu'il fust^. » Les négociations commencèrent sans que les hostilités fussent suspendues, mais il régnait si peu de discipline dans l'armée royale, qu'un jour où l'on annonça l'arrivée d'un régiment suisse, tout le monde alla les voir, « comme si jamais on eust veu Suisses, dit Brantôme, ce qui fut la plus sotte curio- sité que je vis jamais. » Les assiégés, profitant de cette imprudence, firent une sortie où, pendant une heure, ils furent maîtres des tranchées et empor- tèrent six enseignes qu'ils plantèrent par bravade sur les remparts. « Mais, dit Brantôme, le lendemain,

De Thou (liv. LVI) parle de 40,000. Il est probable que le soldat n'avait fait figurer sur sa liste que les hommes tués par l'ennemi, tandis que l'historien comptait les -victimes qu'avaient faites les maladies qui désolèrent le camp à plusieurs reprises.

1. T. V, p. 135.

2. Généroux, Journal historique, p. 107.


1 80 BRANTÔME

parce que nous parlamen lions de la composition, moy y estant allé je leur remonstray et priay de les en oster de peur de ne despiter le prince et aygrir les choses qui commençoient à s'addoucir. Hz me creurent et les en ostarent*. »

Enfin, après de longs pourparlers, la paix fut con- clue le 6 juillet 1 573 ; le 9, les rois, les princes, les sei- gneurs partirent sur la flotte et s'en allèrent à Nantes. Brantôme faisait sans aucun doute partie du voyage.

N'oublions pas, en terminant, de citer un fait bizarre qui, à ce qu'il me semble, n'a été signalé que par lui : « Le duc de Savoie (Emmanuel-Philibert), dit- il, eut de bonnes pensions et d'un côté et d'autre, mesmes une chose que guières on a veu avoir, qu'es- toit deux compagnies de cent hommes d'armes : l'une du roy de France, très bien entretenue, appoinc- tée et payée, dont j'ay veu le conte de Montravel, lieutenant ; et l'autre du roy d'Espaigne, entretenue de mesme : ceste-cy pour servir l'Espaigne et l'autre | pour servir la France; laquelle ne failloit quand ell' estoit mandée de venir et se rendre comme les autres où eir estoit commandée. Je l'ay veue souvant et mesmes au siège de la Rochelle, où elle entra en son quartier; et la faisoit très beau voir, car ell' estoit très bien montée et de bons hommes avecques les cazaques très belles, toutes de vellours cramoisy en broderie d'or et d'argent '^. »

1. T. V, p. 324. — Voy. de Thou, liv. LVI.

2. T. II, p. 145-146.


SA VIE ET SES ÉCRITS. \S\

XIV. Retour de Brantôme a la cour. Mort de Charles IX. — La probité au xvi* siècle.

Brantôme, qui avait quitté la cour en 1572, au moment où se préparaient les fêtes du mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, n'y revint l'année suivante qu'après la paix*. Ce qui le frappa tout d'abord à son retour, ce fut l'altération profonde que la maladie et le souvenir de cette affreuse nuit du 24 août avaient apportée au caractère et à la physionomie de Charles IX. « Depuis cette époque, il s'étoit rendu tout changé et disoit-on qu'on ne luy voyoit plus au visage ceste douceur qu'on avoit accous- tumé de luy voir. Pour quant à moy, au retour du siège de la Rochelle que je le vis et ne l'avois veu despuis ceste feste, je le trouvay ainsi changé. M. de Longueville en avertit La Noue, que le roi avoit mandé, et lui recommanda d'être sage et de parler sagement, « car vous ne parlerez plus, lui dit-il, à ce « roy douz, bénin et gracieux cy-devant ; il est tout < changé ; il a plus de sévérité ast' heure au visage « qu'il n'a jamais eu de douceur^. »

Le traité de paix conclu par les Rochellois n'accor- dait aux protestants le culte public que dans trois villes, la Rochelle, Montauban et Nîmes, aussi avait-il excité un vif mécontentement chez leurs coreligionnaires du


1. Il y était au mois de septembre, lors de la fête que Cathe- rine donna aux Tuileries aux ambassadeurs polonais. (T. VIII, p. 33.) Voy, plus loin, p. 190.

2. T. V, p. 258, 259. C'est La Noue qui raconta cette recom- mandation à Brantôme.


\ H% BRANTÔME

Languedoc, de la Provence et du Dauphiné, qui, dès le mois d'octobre 1573, envoyèrent pour exposer leurs plaintes au roi des délégués à Villers-Gotterets, où se trouvait la cour. Catherine trouva leurs demandes si exorbitantes qu'elle s'écria « que si Gondé étoit « encore en vie et s'il étoit au cœur de la France à la « tête de vingt mille chevaux et cinquante mille hommes « de pied ; si de plus il étoit maître des principales « villes du royaume, il ne demanderoit pas la moitié « de ce que ces gens-là ont l'insolence de nous propo- « ser^. » Le roi ne leur répondit que par des pro- messes si vagues, en les ajournant au mois de dé- cembre, que le recours aux armes fut décidé; ils nouèrent avec le duc d'Alençon, qu'ils espéraient pour chef, des intrigues où l'on voulut entraîner Bran- tôme ~, et qui firent monter sur l'échafaud Coconat ^ et La Molle. Enfin le mardi gras de 1 574, le 23 février, un soulèvement général eut lieu. C'était la cinquième guerre civile qui commençait ; elle ne se termina que le 6 mai 1575. « Elle toucha fort au cœur du roi; au moins, disoit-il, s'ils eussent attendu ma mort; c'est trop m'en vouloir*. » Il semblait croire qu'on avait dû oublier la Saint-Barthélémy, mais « tous les flots de Neptune ne pouvaient suffire, comme aurait dit Shakespeare, à faire disparaître le sang de sa

1. Aubigné, Histoire universelle, liv. II, ch. 2.

2. "Voy. plus haut, p. 144.

3. Son nom a toujours été mal orthographié par les historiens. Il était comte de Goconato (ou Gocanato), en Piémont. Voy. le très intéressant volume de M. de Crue (Paris, Pion, 1892, in-S"), intitulé : le Parti des politiques au lendemain de la Saint-Barthé- lémy ; La Molle et Coconat.

4. T. V, p. 267.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 183

maîn^, » et il s'en ressouvint dans sa dernière nuit quand il disait en sanglotant à sa nourrice : « Ah ! ma nourrice, ma mie, ma nourrice, que de sang et que de meurtres ! Ah ! que j'ay suivi un méchant conseil ; ô mon Dieu, pardonne-les-moi^! »

Le frère aîné de Brantôme, le vicomte Henri de Bourdeille, était gouverneur du Périgord, la pre- mière province où le mouvement avait éclaté^. Je ne sais si, inquiet des remuements qu'il voyait se produire partout, il avait appelé son frère, intéressé comme lui à la défense de leur pays, mais Brantôme était alors auprès de lui ; dans un mémoire auquel le roi répond le 15 mars, il est parlé, en effet, « des seigneurs de Bourdeille et de Brantôme qui assem- bloient des gens de guerre pour se joindre au seigneur de Losse*. d Ce séjour dans le midi, auquel notre his- torien ne fait allusion nulle part, ne fut peut-être pas de longue durée ; en tout cas, il était revenu à la cour assez à temps pour assister aux derniers jours de la maladie du roi, et c'est comme témoin oculaire qu'il nous a donné des détails touchants sur la tendresse que la pauvre reine Elisabeth d'Autriche témoignait à son époux mourant^. « 11 me souvient, dit-il, que tout durant la malladie du roy son seigneur et mary, luy gissant en son lict et le venant visiter, soudain elle

1. Macbeth, acte II, scène 2.

2. Journal de L'Estoile, dans l'éd. Michaud-Poujoulat, 1. 1, p. 86.

3. Il écrit au roi le 13 mars : « Le jour du lundy gras que les

perturbateurs du repos public de vostre royaume se sont levés »

(Lettre d'André de Bourdeille, dans l'cdit. de Brantôme du Pan- théon, t. II, p. 526.)

4. Ibid., p. 529.

5. Voy. t. IX, p. 596.


< 84 BRANTÔME

s'assioit auprès de luy, non près de son chevet, comme l'on a de coustume, mais un peu à l'escart et en pers- pective, où estant sans parler guières à luy, selon sa coustume, aussy luy à elle, tant qu'elle demeuroit là, jettoit ses yeux sur luy si fixement que, sans les reti- rer aucunement de dessus, vous eussiez dit qu'elle le couvoit dans son cœur de l'amour qu'elle luy portoit ; et puis on luy voyoit jetter des larmes si tendres et si secrettes que qui ne s'en apercevoit bien n'y eust-on rien cogneu, essuyant ses yeux humides, fai- sant semblant de se moucher, qu'elle en faisoit pitié très grande à un chascun (car je l'ay veu) pour la voir ainsi gesnée à ne descouvrir sa douleur ny son amour, et que le roy aussi ne s'en aperceust^ »

Charles mourut le 30 mai. Ses funérailles furent marquées par les querelles qui, dans les cérémonies

1. Voici le portrait qu'il trace de cette pauvre princesse, dont le départ, en 1575, causa de vifs regrets en France : « Nous pou- vons dire partout qu'elle a esté l'une des meilleures, des plus douces, des plus sages et des plus vertueuses reynes qui régnast despuis le règne de tous les roys et reynes qui ayent jamais

régné Elle estoit une très belle princesse, ayant le tainct de

son visage aussi beau que dame de sa court, et fort agréable. Elle avoit la taille fort belle aussi, encores qu'elle l'eust moyenne assez. Elle estoit très sage aussi, très vertueuse et très bonne, et qui ne fit jamais mal ny desplaisir à personne quelconque, non pas l'offença de la moindre parolle du monde. » (T, IX, p. 597.) — Quant à sa beauté, son portrait par Clouet, conservé au musée du Louvre, justifie ce que Marie Touchet avait dit en regardant celui qui avait été, avant le mariage, envoyé à la cour de France : « L'Allemagne ne me fait point peur. »

Elle laissa en France sa fille, Elisabeth de France, qui mourut dans sa sixième année, le 2 avril 1578. « C'était, » dit Brantôme, qui lui a consacré quelques pages, « ung vray miracle de nature en esprit et en grandeur de courage. » (T. VIII, p. 145.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 485

officielles, se renouvelaient si souvent entre les grands corps de l'État. Son corps étant prêt à partir de Notre-Dame, une vive dispute au sujet de la préséance s'éleva entre le parlement, la noblesse et le clergé, ce qui fit dire à une grande princesse de par le monde qui touchait de fort près au roi et que Brantôme ne veut pas nommer, mais qui est évidemment Margue- rite de Valois, « qu'il ne se falioit esmer veiller si, durant le vivant du roy, les séditions et troubles avoient eu si grand' vogue que, tout mort qu'il estoit, il esmouvoit, brouilloit et troubloit encores^ »

Le corps, de Notre-Dame, devait être porté à Saint- Denis, mais, arrivé à l'église de Saint-Ladre, il fut, dit Brantôme, « quitté de tout le grand convoy. Princes, seigneurs, parlement, les gens d'Église et de la ville le laissèrent aller presque seul à Saint-Denis. Il ne fut suivy ny accompagné que du pauvre M. d'Es- trozze, de Fumel^ et de moy et deux autres gentils- hommes de la chambre qui ne voulurent jamais haban- donner nostre maistre tant qu'il seroit sur terre ^. »

Après le service solennel célébré à Saint- Denis, il s'émut encore, à la fin du repas qui suivit la cérémonie, une grande querelle où Brantôme fut quelque peu mêlé. « La court de parlement, dit-iH, envoia dire et commander à M. le grand aumosnier, M. Amyot, de leur aller dire grâces après disner, comme au roy; lequel leur fit responce qu'il n'en

1. T. VII, p. 325.

2. Charles de Belleville, baron de Fumel.

3. T. VII, Des Dames, p. 326.

4. Ibid,, p. 327.


4 86 BRANTÔME

feroit rien, et que ce n'estoit point devant eux qu'il les devoit dire. Ils luy en firent faire deux comman- dements consécutifs et menasses, ce qu'il refusa encores, et s'alla cacher pour ne leur respondre plus ; mais ils juràrent qu'ils ne partiroient de là qu'ils ne vinst; mais, ne s'estant peu trouver, ils furent contraincts de les dire eux-mesmes, et se lever avec des menaces grandes qu'ils firent, et injures qu'ils débagoularent contre ledict aulmosnier, jusques à l'appeler maraut et filz de bouchier. J'en vis tout le progrez ; et sçay bien tout ce que Monsieur me com- manda d'aller parler à M. le cardinal pour appaiser le tout, d'autant qu'ils avoient faict commandement à Monsieur, comme eux représentans le roy, de leur envoyer le grand aumosnier qui ne se pouvoit trouver, et M. le cardinal leur en alla parler; mais il n'y gai- gna rien, se tenans tousjours sur leur opinion et royale majesté et authorité. Je sçay ce que m'en dict M. le cardinal et me dict ce que je ne diray point : que c'es- toient des vrais sots. »

Un médecin, M. le docteur Corlieu, a publié il y a quelques années un petit volume intitulé : la Mort des rois de France^, et il a commis, en parlant de celle de Charles IX, une méprise si étrange sur deux passages de Brantôme qu'il m'est impossible de ne pas la rele- ver, pour empêcher qu'elle ne soit répétée.

Charles IX, à la Saint-Barthélémy, avait sauvé du massacre en le gardant près de lui Ambroise Paré, son premier chirurgien « et le premier de la chres-

1. Paris, Germer-Baillière, 1873, iri-12.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 187

tienlé, disant, rapporte Brantôme, qu'il n'estoit rai- sonnable qu'un qui pouvoit servir à tout un petit monde fust ainsi massacré*. » Rien de plus simple et de plus clair que cette phrase; mais M. Corlieu, pour- suivi par une idée fixe sur la nature du mal qu'il prête gratuitement au roi, l'a complètement dénaturée pour y trouver ce que Brantôme n'a jamais songé à y mettre. « Brantôme, dit-il, prétend que Charles IX a été affecté d'une maladie vénérienne pour laquelle, au temps de la Saint-Barthélémy, il recevait des soins d'Ambroise Paré, et que ce fut l'une des raisons pour lesquelles le chirurgien échappa au massacre^. » Je me demande où M. Corlieu a pu découvrir cette prétention de Bran- tôme dans le texte que nous venons de citer.

Le second passage n'a pas été interprété par lui avec plus de discernement. Quoique les symptômes de la maladie qui devait emporter Charles IX fussent constatés depuis longtemps, bien des gens dans le public et au milieu de cette cour, où tous les crimes étaient possibles, ne voulaient pas croire à une mort naturelle. L'autopsie dissipa les soupçons. « Son corps fut ouvert en présence du magistrat, dit Brantôme, et, n'y ayant esté trouvé dedans aucune meurtrissure ny tache, cela osta publicquement l'opinion que l'on avoit de la poison. M. d'Estrozze et moy en deman- dasmes advis à maistre Ambroise Paré. Il nous dist en passant, et sans longs propos, qu'il estoit mort pour avoir trop sonné de la trompe à la chasse du cerf, qui luy avoit tout gasté son pauvre corps, et

1. T. V, p. 256.

2. La Mort des rois de France, p. 27.


^ 88 BRANTÔME

ne nous en dist pas plus. Sur quoy aucuns prirent subject de faire pour son tombeau ces deux vers :

« Pour aymer trop Diane et Gythérée aussi

« L'une et l'autre m'ont mis en ce tumbeau icy^ »

C'est-à-dire que la passion de la chasse ^ et les excès amoureux avaient hâté la fin du jeune roi. Jamais jus- qu'ici on n'avait songé à donner un autre sens à ces deux vers. Mais M. Corlieu a pensé différemment. De ce que le nom de Vénus figure dans le qualificatif d'une certaine maladie, il semble avoir cru que le nom de Gythérée était autrefois synonyme de cette mala- die, et il fait cette plaisante critique à notre historien : « Brantôme va peut-être un peu loin quand il dit que c'est cette maladie vénérienne qui a conduit le roi au tombeau ^. » Gomment ne pas s'étonner après cela de l'étonnement de M. Gorlieu de ne trouver dans le pro- cès-verbal de l'autopsie aucune trace de cette préten- due maladie?

Dans la notice assez longue que Brantôme a consa- crée à Gharles IX, outre des digressions qui lui sont habituelles*, il nous a donné des détails intéressants sur son éducation, où les vertueux enseignements de

1. T. V, p. 270.

2. La Mort des rois de France, p. 28.

3. « Vous ne portez point d'affection ny adjoustez foy à nous autres femmes et faictes plus de cas de la chasse et de vos chiens que de nous autres, » lui disait un jour une dame de sa cour. (T. V, p. 274.) — Voy. sur son traité de la chasse la note de la page 86 du même volume. — C'est à lui qu'Amadis Jamyn dédia son poème sur la chasse, Œuvres poétiques, 1579, in-12, p. 64.

4. Ainsi il trouve moyen de nous parler du couronnement de Gharlemagne à Rome, de la guerre des Parthes, de l'éléphant d'Haroun-al-RechJd, du cheval vert de Septime-Sévère, etc., etc.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 189

M. de Sipierre furent neutralisés parla néfaste influence de Raiz, sur son amour des lettres, ses habitudes, dont l'une d'elles mérite d'être notée. Il lui arrivait souvent de se lever au milieu de la messe et, à l'exemple de son père, d'aller au lutrin, au milieu des chantres,

« chantant sa taille et le dessus fort bien Son

frère (Henri III) chantoit très bien aussi*. » Je crois que ce fut le dernier roi qui se soit passé cette pieuse fantaisie.

Malgré la faiblesse de sa constitution, il était pas- sionné pour les exercices violents, et il avait une forge, probablement à l'imitation du duc de Savoie. « Je l'ay veu, dit Brantôme, forger canons d'harquebuzes, fers de chevaux et autres choses, aussi fortement que les plus robustes mareschaux et forgerons qui fussent aux forges^. Il vouloit tout savoir et faire, jusqu'à faire l'escu, le double ducat, le teston et autre monnoye, ores bonne et de bon alloy, ores falciffiée et sophisti- quée, et prenoit plaisir à la monstrer ; voire qu'un jour je le vis qu'il en monstra à M. le cardinal de Lorraine : « Voylà, disoit-il, M. le cardinal, que j'ay faict : celle- « là est bonne, celle-là ne vaut rien; mais monstrez-

1. T. V, p. 284. — a J'ay veu, dit Le Poulchre, François, fils et frère du roy, dernier duc d'Anjou, chanter très bien une basse- contre en sa chambre; j'ay veu au siège de Poitiers Monsieur de Mayenne, fort jeune, chanter délicatement un superius. Il chante aujourd'huy une basse très bien. » Passe-temps, liv. Il, p. 34. — Voy. , dans les Annales de Saint-Bertin, ce que raconte le chroni- queur sur le roi Robert II, qui, revêtu de ses habits royaux et couronne en tête, allait diriger le chœur aux offices et y chan- tait avec les moines.

2. Voy. i'Ode au roy Charles IX sur sa forge, dans le livre pre- mier des Œuvres poétiques d'Amadis Jamyn, 1579, in-12, p. 56. — Pour la forge du duc de Savoie, voy. plus haut, p. 106, note 2.


190 BRANTÔME

« la à qui vous voudrez ; esprouvez-la à la couppelle « ou au fœu, elle se trouvera bonne. » M. le cardinal ne luy sceut que respondre, sinon luy dire : « Ah « Dieu ! Sire, vous pouvez en cela faire ce qu'il vous « plaira, car vous portez vostre grâce avec vous; la « justice n'y a rien à voir ny que vous reprendre, « comm' elle fairoit sur un autre*. »

Malgré les troubles incessants de ce malheureux règne, malgré la pénurie du trésor public, Catherine « prenoit plaisir de donner tousjours quelque récréation à son peuple ou à sa court, comme en festins, balz, danses, combats, couremens de bagues, dont elle a faîct trois forts superbes en sa vie. L'un qui fut faict à Fon- tainebleau, au mardy gras après les premiers troubles, où il y eut et tournois et rompement de lances, combats à la barrière, bref toutes sortes de jeux d'armes^, » où Charles IX et son frère Henri firent assaut avec leurs maîtres d'escrime Pompée et Sylvie^; puis à l'entrevue de Bayonne, et enfin aux Tuileries, lors de l'arrivée à Paris, en août 1573, des ambassadeurs venant offrir au duc d'Anjou le trône de Pologne. Cette fête se distingua des autres par son originalité. On y vit un ballet, « le plus beau ballet qui fut jamais faict au monde (je puis parler ainsy), lequel fust composé de seize dames et damoiselles des plus belles et des mieux apprises, qui comparurent dans un grand roch tout argenté, où elles estoient assises dans des niches en forme de nuées de tous costez. Ces seize dames représentoient les seize provinces de la France, Le

1. T. V, p. 278.

2. T. VII, p. 369. 3.Ï. V, p. 276-278.


SA VIE ET SES ÉCRITS. t9l

ballet fini, elles vindrent à présenter au roy, à la reyne, au roy de Polongne, à Monsieur, son frère, et au roy et reyne de Navarre, et autres grands et de France et de Polongne, chacune à chacun une placque toute d'or, grande comme de la paulme de la main, bien esmaillé et gentiment en œuvre, où estoient gra- vez les fruicts et les singularités de chasque province, enquoy elle estoit plusfertille, comme : en la Provence des citrons et oranges, en la Champaigne des bledz, en la Bourgongne des vins, en la Guyenne des gens de guerre (grand honneur certes celuy-là pour la Guyenne), et ainsy consécutivement de toutes autres provinces*. » Peut-être quelqu'une de ces précieuses plaques d'or, que les Polonais ont emportées avec eux, existe-t-elle encore en France ou à l'étranger; son heureux possesseur ignore bien certainement son origine.

Charles IX voulut se donner, mais pour lui seul, une petite fête dont il ne faisait pas les frais, fête d'un caractère tout particulier, et qui nous donne une idée fort exacte de la manière dont, au xvi" siècle, on com- prenait ce que nous appelons aujourd'hui la probité. Laissons parler Brantôme, le seul qui nous l'ait racon- tée, et bien entendu sans le moindre étonnement.

Le roi commanda une fois au capitaine La Chambre de lui amener « un jour de festin et de bal solennel dix ou douze enfans de la Matte, des plus fins et meilleurs couppeurs de bourse et tireurs de laine, et qu'hardi- ment ils vinssent, sur sa foy et en toute seuretté, et

1. T. VIT, p. 370. Voy. sur cette fête Aubigné, Hist. univ., année 1573, liv. 7, ch. i, et la première journée de la Bergerie, de Remy Belleau, édit. Gouverneur, t, II, p. 76 et suiv.


19^ BRANTÔME

qu'ils jouassent hardiment et excortemment leur jeu, car il leur permettoit tout, et amprès qu'ilzluy rappor- tassent tout au butin, comme ilz en font de serment ^ car il le vouloit tout voir, et puis leur redonneroit. Le capitaine La Chambre n'y faillit pas, car il vous en emmena dix, triez sur le vollet, desliez et fins à dorer, qui les présenta au roi ; ausquelz il trouva très belle façon, et bien habillez et braves comme le bastard de Luppé; et, se voulant mettre à table et puis au bal, il leur recommanda de jouer bien leur jeu, et qu'ils luy fissent signe quand ilz muguetteroient leur homme ou leur dame, car il avoit recommandé et hommes et dames sans espargner aucunes personnes. Le roy à son disner ne parla guières ceste fois aux uns et aux autres, sinon par bouttades, s'amusant à voir le jeu des autres, qui ryoit quand il voyoit les autres faire signe qu'ilz avoient joué leur farce, ou qu'il les voyoit desniaiser leur homme et femme. Hz en firent de mesmes à la presse du bal ; et enfin après disner et bal, il voulut tout voir au bureau du butin, et trouva qu'ilz avoient bien gaigné trois mille escus, ou en bources et argent, ou en pierreries, perles et joyaux, jusques à aucuns qui perdirent leurs cappes, dont le roy cuyda crever de rire, outre tous les larrecins, voyant les gal- lants desvalisez de leurs cappes et s'en aller en pour- point comme lacquais. Il leur rendit à tous^ le butin, avec commandement et deffence qu'il leur fît exprès de ne plus faire ceste vie, qu'il les fairoit pendre s'ilz s'en mesloient jamais plus, et qu'il s'en prendroit au


1. Lors du pillage d'une ville.

2. Aux enfants de la Matte.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 193

capitaine La Chambre, et qu'ilz l'allassent servir à la guerre*. »

Qui peut douter que ces dix filous, honorés de la bien- veillance royale, n'aient immédiatement renoncé à leur dangereux métier et, suivant les admonestations du jeune prince, n'aient donné tout contentement à leur capitaine, qui savait si bien faire valoir leurs mérites-? Quant aux volés, il ne fut nullement question de les in- demniser, et je ne sais pas réellement s'ils songèrent à se plaindre; mais, ce dont on peut être sûr, c'est qu'ils ne furent plaints par personne. Les vols permis par les rois étaient soufferts en silence, car il ne pouvait y avoir aucun recours contre eux, qui se considé- raient encore à cette époque comme maîtres abso- lus de la vie (la Saint-Barthélémy l'avait prouvé), des biens et de la bourse de leurs sujets. En décembre 1578, les mignons, ayant appris que le premier méde- cin du roi, J. Mazille, se mourait, « firent, dit L'Es- toile, son inventaire avant sa mort; car, aïant esté advertis qu'il avoit vingt mil escus d'argent comptant, il n'avoit encore le bec fermé qu'ils firent députer par le roy M. Camus, maistre des requestes, pour fouiller sa maison en leur présence, ce qui fust faict. » Mais on n'y trouva rien, ou si peu que le roi, l'ayant appris, fit tout haut cette singulière réflexion : « Je suis bien « aise qu'on soit esclairci et moi confirmé en la bonne

1. T. V, p. 279.

2. Voyez, t. II, p. 245-247, le tour que le maréchal Strozzijoua à Brusquet. Il lui fit enlever par un serrurier « matois, qu'il avoit été curieux de trouver dans la ville de Paris... et des capi- taines matois qu'il avoit empruntés qui çà, qui là, » pour deux mille écus d'argenterie. Brusquet put en rattraper une partie en abandonnant cinq cents écus aux voleurs.

i 13


1 94 BRANTÔME

« opinion que j'ai toujours eue de Mazille, lequel j'ay « aymé et tenu pour homme de bien * . »

« Sur la fin de l'an 1 593, dit encore L'Estoile, du Haillan estant venu saluer le roy à Sainct-Denis, Sa Ma- jesté, avec un visage riant, lui demanda s'il poursuivoit pas tousjours à escrire son histoire de France. Auquel aiant respondu qu'oui, le roy lui dit alors tout haut : « J'en suis bien aise; mais n'oublie pas d'y mettre <c bien au long les larcins de mes trésoriers^ et les « brigandages de mes gouverneurs^. » Cette recom- mandation, à laquelle il aurait été pour l'écrivain fort périlleux d'obéir, il n'est pas un prince qui n'eût pu la faire à ses historiographes, pas un qui n'eût pu, au milieu de ses courtisans et de ses serviteurs, de quelque rang qu'ils fussent, s'écrier, comme l'Avare de Plante : Scio fur es esse hic complures. La probité était une vertu inconnue chez les fonctionnaires, qui savaient que, pour devenir riches, « il ne falloit, sui- vant Bonaventure Despériers'^, que tourner le dos à Dieu cinq ou six bons ans. »

Cinq ou six ans c'était même beaucoup. Il n'en fallait pas tant au maréchal de Cossé, devenu surintendant des finances en 1567. Ayant eu la maladresse l'année suivante d'amener à la cour sa « très sotte femme, » il eut le mortel déplaisir de l'entendre raconter à Catherine de Médicis, en la remerciant, qu'elle les avait sauvés de la ruine, qu'ils avaient déjà payé deux

1. Voy. L'Estoile, t. I, p. 278.

2. Le 5 août 1594, dit L'Estoile, Hotoman, trésorier de l'Épargne, partit de Paris pour aller à une sienne maison des champs, avec un train de 45 chevaux. (T. VI, p. 221.)

3. Ibid,, p. 131.

4. Nouvelle 53.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 195

cent mille écus de dettes et avaient de plus gagné cent mille écus « pour achepter quelque belle terre ^. » La reine, et avec elle tous ceux qui se trouvaient dans sa chambre ne firent que rire de cet aveu dépouillé d'artifice; et si, quelques années plus tard, en 1574, elle fit arrêter Cossé, encore surintendant, ce ne fut point pour ses concussions. Tout en se défen- dant vivement de l'accusation de complot lancée contre lui, il n'hésita pas à déclarer « pour le regard des finances et dont il s'estoit mêlé qu'il n'avoit fait pis que les autres, et que si on vouloit le rechercher là-dessus qu'il n'en disoit mot, mais qu'il s'y estoit gouverné mieux que beaucoup qui n'estoient de sa qualité et n'avoient fait les services à la couronne qu'il a voit faits, auxquels toutefois on ne demandoit rien et estoient en pleine liberté^. » Un autre maré- chal, Matignon, n'était ni moins habile ni plus scrupu- leux. Il n'avait que dix mille livres de rente lorsqu'il fut nommé gouverneur de Guyenne ; il en laissa cent mille quand il mourut au bout de douze ans. « C'est gratté cela. Aussi a-t-on dict de luy après sa mort : Œ Bienheureux est le fils dont l'âme du père est « damnée ^. »

Si telle était l'intégrité des plus hauts personnages de l'État, on juge ce que devait être celle des officiers royaux à tous les degrés, des gens de justice*, des

1. T. III, p. 49, et t. IV, p. 84.

2. Journal de L'Estoile, octobre 1574, t. I, p. 29.

3. T. III, p. 171. — « C'est un grand mal que la pauvreté, et qui la peut éviter, en quelque forme qu'on se puisse transmuer, fait bien, ce disoit quelqu'un que je sçay. » (T. IX, p. 427.) — Cf. dans les poésies de Goethe la curieuse épigramme intitulée Cathechisation.

4. « Les pilleurs, les emprunteurs, dit Montaigne, mettent en


1 96 BRANTÔME

gens de loi, des gens d'affaires, « de ces couppe- bourses de partizans qui coupoient la bourse du roy, faisant semblant d'y mettre de l'argent..., de ces hommes qui se baignoient aux larmes des peuples^. » A la cour, les dames, et les plus grandes, n'étaient ni moins audacieuses ni plus scrupuleuses que les hommes^. Gabrielle d'Estrées se mourait. La veille de sa mort, raconte L'Estoile, M"*® de Martigues, « qui lui assistoit fort et lui parloit de se vouer à tous les saints et saintes dont elle se pouvoit adviser, lui tiroit cependant ses beaux anneaux des doigts et si subtile- ment qu'elle les avoit jà accommodés au bout de son chappelet. Ayant esté veue et décelée par une damoi-

parade leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirent d'aultruy. Vous ne veoyez pas les espices d'un homme de Par- lement : vous veoyez les alliances qu'il a gaignées, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte publicque sa recette; chascun y met son acquest. » (Essais, liv. I, ch. xxv.)

« Quand je reçois un procureur, » disait le premier président du parlement de Paris, « je pense recevoir un cappitaine de couppebourses. » (L'Estoile, Journal, septembre 1608.) — Soixante- neuf ans plus tard, en 1677, voici comment M™» de Se vigne racon- tait à Bussy la réception faite par le nouveau chancelier (Le Tel- lier) à la compagnie des secrétaires du roi (officiers de la grande chancellerie) , qui était venue le comphmenter. S'adressant à Berryer, leur procureur syndic perpétuel, il se borna à lui dire : « Monsieur Berryer, je vous remercie et votre compagnie; mais. Monsieur Berryer, point de finesses, point de friponneries. Monsieur Berryer, adieu. » (Lettre du 5 novembre 1677.)

1. L'Estoile, juillet 1609.

2. « J'ai veu de mon temps, dit Montaigne, plusieurs jeunes hommes de bonne maison si adonnez au larrecin que nulle cor- rection les en pouvoit destourner. » L'un d'eux, qu'il s'était chargé d'admonester de la part d'un sien frère, « très honneste et brave gentilhomme... venoit d'estre surpris en larrecin des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'estoit trouvé avecques beaucoup d'autres. » {Essais, liv. II, ch. viii.j


SA VIE ET SES ÉCRITS. 197

selle de la Religion qui s'estoit glissée dans la chambre, fust contrainte les rendre, pour ce qu'on lui dit qu'il en faloit rendre compte au roy^. »

L'idée de probité, telle que nous la comprenons aujourd'hui, était si peu répandue que, presque jus- qu'à la fin du XVIII* siècle, poètes, conteurs, roman- ciers, faiseurs de pièces de théâtre, étaient toujours sûrs d'égayer le public au récit des friponneries com- mises par les personnages qu'ils mettaient en scène. Enfin L'Estoile lui-même, qui flétrit pourtant les grands voleurs, intitule : Tour subtil joué par le baron de Viteaux à son frère le récit d'un infâme brigandage commis parle baron, qui avait enlevé à main armée à son frère, dans le château de Nantouillet, 4,000 écus et les meilleurs chevaux de son écurie*.

XV. RÈGNE DE Henri III.

A peine Charles IX eut-il rendu le dernier soupir que deux messagers furent expédiés par sa mère pour la Pologne, où, au bout de treize jours, ils avaient rejoint le roi, qui, dans la nuit du 18 juin, parvint à s'enfuir de Cracovie^. Le lendemain, il avait franchi la frontière, et était entré en Moravie, hors des atteintes de ses sujets lancés à sa poursuite. Parti de Vienne le 1 "juillet, il se trouvait à Venise le 1 7 et au mois d'août

1. Journal, 10 avril 1599.

2. Journal, juin 1576.

3. t Sa partance fut à l'improviste et à la desrobade, et très mal « accompaigné, dit Brantôme, dont bien luy servit, ainsi que j'en « discouray très bien en sa vie pour (par) son dire propre, qu'il « me fit cet honneur un jour de m'addresser les propos à Lion, t ainsi que le deschaussois à son coucher. » (T. V, p. 199,)


198 BRANTÔME

à Turin ^ Il s'arrêta plusieurs jours en Piémont, et y fut reçu magnifiquement, comme il l'avait été dans les villes d'Italie; enfin, le 5 septembre, il arriva au Pont- de-Beauvoisin ; le soir même, vinrent le saluer le duc d'Alençon et le roi de Navarre. Le lendemain, il se rendit à Bourgoin, où sa mère l'attendait, puis tous deux gagnèrent Lyon, et y restèrent assez longtemps. Brantôme, qui ne quittait pas la reine, nous a laissé de son séjour dans cette ville quelques détails personnels assez curieux :

Le duc de Savoie avait suivi jusque-là le roi, dont il cherchait à obtenir la restitution de diverses places du Piémont. Brantôme, qui avait été le voir à Turin en revenant de Malte, alla lui rendre visite avec son ami Strozzi, et, comme ils lui demandaient des nouvelles du siège de la Goulette par Sinan-Pacha^, qui préoccupait beaucoup la chrétienté, il leur dit : « Venez demain, au matin, dîner avec moy vous deux, et disneronsà part tous seulz ensemble. J'attans mon courrier, qui sans faillir viendra à ce soir ou ceste nuict, et je vous en diray. » — « L'endemain nous n'y fallismes, qui nous conta la prise, et la faute grande de ces Espaignolz, qui, au nombre de trois cents, avoient déserté et passé dans le camp des Turcs ^. »

Un autre jour, Brantôme accompagna Catherine dans une visite qu'elle fit à un peintre, et le récit qu'il nous en a fait contient à peu près le seul rensei-

1. Le 11 août, suivant L'Estoile; le 24, suivant de Thou.

2. Et non par L'Ouchaly, comme le dit Brantôme. Voy. de Thou , liv. LVIII.

3. Brantôme, t. VII, p. 16. Voy., p. 17, ce que le duc leur raconte sur Antoine de Lève.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 1W

gnement que l'on possède sur l'artiste. « Il me sou- vient, dit-il, qu'elle estant un jour allée voir un peintre qui s'appelloit Corneille*, qui a voit peint en une grand'chambre tous les grands seigneurs, princes, cavalliers et grandes reynes, princesses, dames, filles de la court de France. Estant donc en ladicte chambre de ces paintures, nous y vismes cette reyne parestre painte très bien en sa beauté et en sa perfection, habillée à la francèze d'un chapperon avec ses grosses perles, et une robe à grandes manches de toille d'ar- gent fourrées de loups cerviers ; le tout si bien repré- senté au vif avec son beau visage qu'il n'y falloit rien plus que la parolle, aiant ses trois belles filles auprès d'elle. A quoy elle prist fort grand plaisir à telle veue, et toute la compagnie qui y estoit, s'amusant fort à la contempler et admirer et louer sa beauté par des- sus toutes : elle-mesmes s'y ravist en la contemplation, si bien qu'elle n'en peust retirer ses yeux de dessus, jusques à ce que M. de Nemours luy vint dire : « Madame, je vous trouve là fort bien pourtraicte, et « n'y a rien à dire, et me semble que vos filles vous « portent grand honneur; car elles ne vont point € devant vous et ne vous surpassent point. » Elle luy respondict : « Mon cousin, je croy qu'il vous ressou- « vient bien du temps, de l'aage et de l'habillement « de ceste painture; vous pouvez bien juger mieux

1. Claude Corneille, « dont Brantôme et Félibien parlent avec tant d'éloges, » dit l'auteur du Peintre-graveur (t. YI, p. 8). Les éloges de Félibien se bornent à citer, en quelques lignes et assez incomplètement, Brantôme, « qui, dit-il, estime beaucoup un tableau où il avoit peint Catherine de Médicis avec ses deux filles. » {Entretiens sur les vies des peintres, édit. de 1725, t. III, p. H8.) Cf. Nouvelles Archives de l'Art français, année 1877, p. 141.


200 BRANTÔME

« que pas un de ceste compagnie, vous qui m'avez « veue ainsy, si j'estois estimée telle que vous dictes, « et que suis estée comme me voylà. j> Il n'y eust pas un en la compagnée qui ne louast et estimast infini- ment ceste beauté, et ne dist que la mère estoit digne des filles et les filles dignes de la mère, et telle beauté luy a duré, et mariée et vefve, jusques quasi à sa mort^. »

Rien n'est moins précis que la description de Bran- tôme, qui seul a parlé de l'œuvre de Corneille. L'ex- pression « ces peintures j> est si vague qu'elle ne permet pas de décider s'il s'agit d'une toile unique ou d'une série de toiles représentant l'une la mère et ses trois filles, et les autres les principaux personnages de la cour, qui, pas plus que la reine, n'avaient certaine- ment posé devant l'artiste. Le costume de Catherine paraît être un costume de veuve, et, comme des « grandes reines » qui figurent auprès d'elle, l'une, Elisabeth, fut mariée en 1559, l'autre, Marguerite, en 1 5721, on voit à quel point était fantaisiste cette suite de portraits, dont la destinée est restée inconnue.

Ce fut encore pendant son séjour à Lyon qu'il arriva à Brantôme de sauver du supphce qu'il avait bien mérité un misérable assassin, un capitaine nommé Fréville, « vray enfant de la matte, s'il en fut oncques. » L'his- toire est trop caractéristique de l'époque pour ne pas figurer ici :

« Ce capitaine, dit-il, un grand jeune homme de l'aage de vingt-cinq ans, de belle et haute taille et bonne façon, m'a voit suivy au siège de la Rochelle

1. T. VII, p. 343.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 201

et à la cour quelquefois. Le roy Henry, à son retour de Polloigne, estant à Lion, ce capitaine estoit bien souvant avec moy, dont il me fut dit de bon lieu que je l'advertisse qu'il ne se pourmenast plus tant, et qu'il pourroit estre en peine de la justice; ce que je ne failly de luy dire et de l'en advertir. Mais il me respondit froidement : « Monsieur, je vous « en remercie ; mais ne vous en mettez point en peine « pour moy de cela, car cela n'est rien. Ce n'est que « quelque petite batterie dont on m'accuse; mais la « justice ne me sçauroit rien que faire. » Je voulus sçavoir au vray que c'estoit. Il me dist : « Monsieur, < c'est rien cela; mais, puisque le voulez sçavoir, « c'estoit un maraut, marchant de Paris, qui m'avoit « fait un desplaisir. Je le fis guetter et sceuz com- « ment il s'en alloit à Orléans un jour avec quatre ou « cinq autres marchans de ces^ compaignons. Je monte « à cheval. Je les suis tant que je puis. Je les trouve « qu'ilz disnoient à Longemeau^. Je mis pied à terre « et donne mon cheval à mon homme pour le tenir. « Je monte en haut avecques mon pistoUet bien bandé « et le chien abattu. Je trouve mon homme au bout a de la table. Soudain je vins à luy et luy dis : Con- « fesse-toy, marchant de Paris; tu es mort. Je luy pré- ce sente le pistollet, lequel faut, et soudain mis la « main à l'espée. Je luy donne à travers le corps et « tumbe roide mort par terre. Je vis ses compaignons « qui font semblant de faire des mauvais. Je donne « à l'un si grand extramasson sur la teste que je la « luy fends à demy; si bien que, tout estourdy, il

1. Ces, ses. — 2. Longjumeau (Seine-et-Oise).


202 BRANTÔME

« tumbe dans le feu qui l'acheva de mourir. Au tiers c je donne une grand' estoquade, dont il tumba soubz « la table pour amasser les miettes qui y estoyent « tumbées; mais il n'en amassa guières, car il mou- « rut. Le quatriesme se mit à fuir et gaigner les « degretz, mais je lui donne un si grand coup de pied « parmy le cul qu'il descendit plus viste qu'il ne vou- « lut, car il se rompit le col. Moy, j'essuye bien gen- « timent mon espée à la nape et bois un coup, laisse a mes gens là mortz. Je redescens et passe sur le d corps de l'autre au degré et, tout froidement, « remonte sur mon cheval, sans que personne de « l'hostellerie s'esmeut ny bougeast autrement, et me « sauve. Et tout cela, mon espée et moy l'avons fait « en un tourne-main. » Après luy m'avoir fait ce conte, ne pouvant m'en garder de rire, je luy dis : « Gomment ! appellez-vous cela rien? Ah ! pour Dieu ! « vous estes mal, si ne prenez garde à vous. Sortez- « vous-en de ceste ville ; » dont il me creut, et l'ac- commode d'un bon cheval et d'argent, et se sauva, si bien qu'il eust esté pris ou qu'il eust tardé une heure à partir, il estoit perdu. Encore veux-je bien jurer qu'à grand'peine voulut-il partir, sans que je l'en pres- sasse. Voilà comment ce jeune homme rendit bien mallades les quatre personnes, et comment la fortune luy fut bonne. Hé! quel tueur ^ ! » La gaieté de Bran- tôme faisait un digne pendant au sang-froid de l'assas- sin, ïl est vrai que les malheureuses victimes n'étaient que des bourgeois.

La guerre que Charles IX avait léguée à son frère

1. T. VII, p. 131-133.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 203

continuait sans interruption, et Henri III désirait à tout prix y mettre fin. Il écrivit aux Rochellois, le 13 oc- tobre, des lettres qui, ne contenant que de vagues promesses, ne les arrêtèrent point dans leurs prépa- ratifs ; il fut obligé de leur en écrire de nouvelles, où il leur accordait le libre exercice de leur religion ; et, afin de régler les autres points en litige, il envoya à Brouage Brantôme pour s'aboucher avec son ami La Noue*. Mais celui-ci n'était point à la Rochelle, et Brantôme alla retrouver en Périgord son frère André, sénéchal de la province, qui, dans une lettre sans date, mais probablement du commencement de novembre, dit au roi : « Mon frère de Branthome est arrivé icy (à Périgueux), lequel a envoyé incontinent un homme devers M. de la Noue pour avoir son passeport, afin d'observer vos commandements, ce qu'il fera fidelle- ment^. » Le 15 du même mois, il annonce que ren- dez-vous avait été pris à Archiac pour conférer avec deux députés rochellois, qu'il avait mandé à son frère de s'y trouver et que] celui-ci venait de recevoir le passeport demandé^.

Les négociations se prolongèrent sans grand résul- tat, et Brantôme, qui était de retour à Périgueux au commencement de décembre, en repartit pour la cour au mois de janvier 1 575, chargé par son frère de dire à Sa Majesté « bien amplement toutes les affaires qui


1. Voy. de Thou, liv. LIX. — « Le roi, dit Brantôme, m'ayant envoyé vers M. de la Noue à la Rochelle, et m'en retournant en poste le retrouver... » (T. V, p. 21.)

2. Lettre 72, dans le tome II de l'édition de Brantôme du Pan- théon, p. 568.

3. Lettre 78, p. 571.


2i04 BRANTÔME

se présentoient en Périgord, et les particularitez à quoy il estoit temps qu'elle regardast* » — c'est la dernière fois qu'il est question de lui dans ces lettres. — Il arriva juste assez tôt pour assister au sacre du roi, qui eut lieu à Reims le 13 février; et, le lendemain , à son mariage avec Louise de Vaudé- mont.

Le 1 5 septembre 1 575 2, à cinq heures du soir, le duc d'Alençon, qui, avec le roi de Navarre, était depuis dix-huit mois gardé à la cour, à peu près comme un prisonnier, parvint à s'échapper de Paris et se hâta de gagner Dreux, ville de son apanage, dont il dut forcer l'entrée. Son évasion ne fut découverte qu'à neuf heures, et « troubla merveilleusement, dit L'Estoile, le roi, toute la cour et Paris^. » Le duc de Nevers, alors à Saint-Cloud, fut chargé immédiatement de se mettre à la poursuite du prince qui comptait aller rejoindre les protestants de Poitou et de Guyenne. Il partit le lendemain matin, accompagné d'un très petit nombre de courtisans; Brantôme en était un, et Catherine se plaignit que son exemple n'eût guère été suivi'*. <r Le duc se disposoit à dresser au prince une belle entreprise qu'il me fit, dit Brantôme, cet hon- neur de me communiquer à Bonneval en Beausse, ainsi que nous suivions les fugitifs vers la rivière de

i. Lettres 94 et 95, p. 582, 583.

2. Et non 1578, comme il a été imprimé par erreur t. IV, p. 385, note 3.

3. « Le mardi 20, dit L'Estoile, on leva à Paris en diligence 2,000 arquebusiers, qui furent payés par les bourgeois et envoyés au pays chartrain. » (T. I, p. 89.)

4. « Tous les jeunes gens, écrit-elle au roi, devroient avoir honte de rester à Paris. » (Lettres de Catherine, t. V, p. 141.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 806

Loire, d'où nous luy allions bien empescher et coup- per le passage et de venir en Guyenne, mais la reine luy manda une nuict par un courrier et commanda de ne passer plus outre * . »

Catherine, de son côté, n'était point restée inactive. Elle avait quitté Paris le 21 septembre, mais ce ne fut que le 2!8 qu'elle parvint à s'aboucher à Chambord avec son fils qu'elle avait essayé de faire enlever à Dreux ; on ne put alors s'entendre ; pourtant elle ne perdit point courage et ne se ménagea pas, ne cessant d'aller d'un lieu à un autre à la suite de son fils. Enfin, le 22 novembre, une trêve de six mois fut signée à JazeneuiP, et, le 6 mai de l'année suivante, se con- clut la paix dite de Monsieur.

Brantôme, enchaîné sans doute par les charmes de X escadron volant qu'elle traînait toujours avec elle et qui lui rendait tant de services secrets, ne paraît pas l'avoir quittée dans ses diverses pérégrinations. Il était auprès d'elle lorsque la trêve fut signée, et il l'accom- pagna dans une excursion où elle ne se fit suivre que de cinq courtisans^, et il en a fait un récit que l'on a bien souvent cité. L'envie avait pris à la reine, en s'en retournant de Jazeneuil à Poitiers, d'aller voiries ruines de Lusignan. Cet immense et magnifique château, dont une légende attribuait la construction à la fée Mélusinc*,

1. T. IV, p. 385, 386. C'est le duc de Nevers qui demanda lui- même, de Bonneval, le 29 septembre, à quitter le commandement de l'armée, estimant que le prince avait tellement d'avance qu'il ne pourrait plus l'atteindre.

2. A 24 kilomètres de Poitiers, dans le canton de Lusignan (Vienne).

3. Brantôme, Strozzi, Grillon, Lansac et La Rocheposay.

4. Voir, sur la légende de Mélusine, la dissertation insérée par


206 BRANTÔME

venait, après un long siège, d'être repris sur les huguenots par le duc de Montpensier. A la demande des habitants de la province, Henri III en avait ordonné la démolition^, qu'il abandonna à Chemeraut, et qui fut achevée rapidement. La vue des immenses ruines « de la perle antique des maisons royales^ » toucha pro- fondément Catherine. Elle prit grand plaisir à se faire raconter les apparitions de Mélusine par les vieilles bonnes femmes qui lavaient leur linge à la fontaine de la fameuse tour sur laquelle on débitait tant de merveilles : « Les unes luy disoient qu'ilz la voy oient quelques fois venir à la fontaine pour s'y baigner, en forme d'une très belle femme et en habit d'une vefve ; les autres disoient qu'ilz la voyoient, mais très rare- ment, et ce les samedis à vespres (car en cest estât ne se laissoit-elle guières voir), se baigner, moytié le corps d'une très belle dame et l'autre moytié en ser- pent ; les unes disoient qu'ilz la voyoient se pourme- ner toute vesteue avecqu'une très grave magesté ; les autres, qu'elle paroissoit sur le haut de sa grosse tour en femme très belle et en serpent; les unes disoient que, quand il de voit arriver quelque grand désastre au royaume, ou changement de règne, ou mort et

M. Léo Faivre, sous le titre de Le Mythe de la mère Lusine, dans les Mémoires de la Société des Deux-Sèvres (année 1882, 2' série, t. XX, p. 81-300).

1. Voy. t. V, p. 17-18, et de Thou, liv. LIX.

2. « J'ai ouy dire à un vieux morte-paye, il y a plus de qua- rante ans, que, quand l'empereur Charles vint en France, on le passa par là pour la délectation de la chasse des dains qui estoient là, dans un des plus beaux et anciens parcs de France, à très grande foison, qui ne se peut saouler d'admirer et de louer la beauté, la grandeur et le chef-d'œuvre de cette maison. » (Bran- tôme, t. V, p. 18.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. W1

inconvénient de ses parens, les plus grandz de la France, et fussent roys, que trois jours avant on l'oyoit crier d'un cry très aigre et effroyable par trois fois ; on tient cestuy-cy pour très vray^. Plusieurs per- sonnes de là qui l'ont ouy assurent, et le tiennent de père en filz ; et mesmes que, lorsque le siège y vint, force soldatz et gens d'honneur l'affirment qui y estoient; mais surtout, quand la sentence fut donnée d'abbattre et ruyner son chasteau, ce fut alors qu'elle fit ses plus hautz cris et clameurs ; cela est très vray, par le dire d'honnestes gens. Du despuis on ne l'a point ouye. Aucunes vieilles pourtant disent qu'elle s'est apparue, mais très rarement^. »

C'est probablement pendant les loisirs laissés à la cour par les entretiens de Catherine avec son fils que Brantôme fît au château de Chambord une visite dont il a rapporté un souvenir curieux, dénaturé à plaisir par les écrivains qui le lui ont emprunté. Il lui re- vint en mémoire lorsque, dans son Discours sur les femmes mariées, il eut occasion de parler de l'incons- tance des femmes : « Il me souvient, dit-il, qu'une fois m'estant allé pourmener à Ghambourg, un vieux

1. Qu'on nous passe ce petit rapprochement : Le 12 mai 1691, le géomètre Varignon crut devoir communiquer à l'Académie des sciences une lettre envoyée de Gaen, où il était raconté que l'on entendait d'une lieue un grand cri « qui sortait du milieu des marais de Reviers (à 17 kil. de Gaen). On l'a entendu depuis les Jours Gras jusques au 15« après Pâques. » (Procès-verbaux mss. de l'Académie des sciences, t. XIII, fol. 61 v*.)

2. T. V, p. 191. La croyance aux fées était encore fort répan- due. L'Estoile raconte (septembre 1607) que, lors de l'apparition d'une comète, « la reine l'alla voir, estant à Paris avec le roy, qui, à son disner, parle d'un autre prodige, à sçavoir de fées qui apparoissent en Dauphiné, et s'en fait discourir. »


208 BRANTÔME

concierge, qui estoit léans et avoit esté valet de chambre du roy François, m'y receut fort honneste- ment, car il avoit dès ce temps-là cogneu les miens à la court et aux guerres, et luy-mesmes me voulut monstrer tout; et, m'ayant mené à la chambre du roy, il me monstra un mot d'escrit au costé de la fenestre sur la main gauche : « Tenez, dit-il, lisez cela, Mon- « sieur; si vous n'avez veu de l'escriture du roy mon « maistre, en voylà. » Et, l'ayant leu, en grand' lettre y avoit ce mot : Toute femme varie^. »

Rien n'est plus simple et plus clair que ce récit : c'est sur un côté de la fenêtre de sa chambre que le roi, avec un crayon ou une pointe quelconque, a écrit de sa grande écriture une sentence tirée peut-être d'une chanson du temps. Brantôme est le seul écrivain du XVI® siècle qui ait parlé de cette historiette, et c'est uniquement d'après lui, quand eut paru son livre Des Dames, que des auteurs du siècle suivant ont raconté le fait, mais en le défigurant d'une étrange façon. Piganiol de la Force, dans sa Nouvelle description de la France^, s'exprime ainsi : « On voit, sur un car- reau de vitre -d'un cabinet qui est près de la chapelle, cette rime écrite avec un diamant, de la propre main de François P" :

ce Souvent femme varie, « Mal habir qui s'y fie. »

Voilà la chambre à coucher changée en un cabinet près de la chapelle, le mot d'escrit transformé en

1. Des Dames, t. IX, p. 715.

2. 3e édition, 1754, t. X, p. 313. Expilly, dans son Dictionnaire des Gaules (t. II, p. 183), n'a fait que reproduire le texte de Piganiol.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 209

distique*, l'apparition d'un diamant, et à la paroi d'une fenêtre la substitution d'un carreau où, vu la petitesse des vitres à cette époque, il aurait été im- possible à la grande lettre de François I^"" de se déve- lopper. Mais cela n'est rien auprès de la broderie dont l'imagination des derniers historiens du château de Charabord a enjolivé les quelques lignes de Pierre de Bourdeille : « Ce fut, dit l'un d'eux, dans un de ces accès d'humeur sombre qu'une fièvre lente dont ce prince était dévoré rendait fréquents, et auxquels venaient se mêler les souvenirs de ses anciens succès auprès des femmes, qu'il écrivit avec la pointe d'une émeraude ces deux vers satiriques sur un des carreaux de vitre de sa chambre à coucher de Chambord :

« Souvent femme varie, a Bien fol est qui s'y fie.

€ Ce monument poétique d'un dépit amoureux n'existe plus depuis longtemps à Chambord. Louis XIV, à ce qu'on croit, dans les épanchements de son amour pour M™® de la Vallière, voulut lui en faire le sacri- fice^. B

A son tour, un savant membre de l'Académie des inscriptions, M. de la Saussaye, a copié en partie, mais en y ajoutant, le récit de son devancier : « François P%

i . Ce second vers ajouté a été changé je ne sais à quelle époque, mais la transformation était faite avant 4825. Victor Hugo, qui visita le château cette même année, écrivait le 7 mai à Adolphe de Saint -Valry qu'il avait arraché et emporté un morceau du châssis de la croisée sur laquelle François I»' avait inscrit les deux vers : Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie. Voy. E. Biré, Victor Hugo avant 1830, 1883, in-18, p. 374.

2. J.-I. Merle, Chambord, 1832, in-18, p. 48.

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%\ BRANTÔME

dit-il, dans les dernières années de sa vie, visitait souvent Chambord, accompagné de sa sœur la reine de Navarre... ^ Elle était avec lui lorsque, dans un de ses moments d'humeur sombre, se rappelant le temps où ses succès auprès des femmes étaient plus sûrs et plus durables, il écrivit sur un des vitraux de sa chambre à coucher, avec la pointe d'un brillant qu'il portait à son doigt, ces deux vers si souvent cités

depuis :

« Souvent femme varie, « Bien fol est qui s'y fie.

« On dit que Louis XIV, dans une disposition d'es- prit différente, parce qu'il était alors jeune et heu- reux, sacrifia à M™^ de la Vallière les vers satiriques du roi vieux et désabusé^. »

Où M. Merle et M. de la Saussaye ont-ils puisé ces beaux renseignements? ils auraient été fort embar- rassés de nous le dire.

J'ai beau protester contre toutes ces inventions, je crains bien que les historiens du château et surtout les auteurs de guides ne les reproduisent indéfiniment pendant que, de leur côté, les peintres, comme a fait jadis Revoil, continueront à représenter le grand roi François travaillant de son mieux à abîmer une petite vitre avec sa bague.

i . Dans les deux volumes de lettres de cette princesse à son frère, publiées par Génin, il n'est question de Chambord qu'une seule fois : « Je fausse plus toust partie, n'eust esté la grant'envie que j'avois de veoir Ghambort, que j'ay trouvé tel que nul n'est digne de le louer que celuy qui l'a faict. » L'éditeur a daté cette lettre de Nérac, 1542.

2. Château de Chambord, par L. de la Saussaye, 3" édition, revue et augmentée. Blois, 1837, gr. in-4.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 211

Deux mois avant la fuite du duc d'Alençon, il s'était offert aux deux frères Bourdeille une occasion de se faire récompenser du zèle qu'ils déployaient pour le service du roi, et ils ne la laissèrent pas échappera Pierre Fournier, évêque de Périgueux, étant venu à mourir le 14 juillet 1575, quatre jours après, le 18, Henri III leur donnait par un brevet la nomination à l'évêché de Périgueux, qu'avait occupé au siècle précé- dent leur grand-oncle le cardinal Élie de Bourdeille^, « prélat, dit Brantônie, de très bonne et saincte vie, qui pourtant, saisi par trop de superstitions vaines et resveries du temps passé, ne fit jamais de bien à la maison, estant de ceux qui disent qu'il valoit mieux faire du bien aux pauvres qu'à ses parents^. »

Le choix des deux frères ne fut pas heureux; pour faire profiter leur famille de cette grâce du roi, ils allèrent chercher un de leurs cousins germains, François de Bourdeille, « un chétif petit moine de Saint-Denis, » qui paraît avoir été, comme aurait dit Béroalde de Verville, « surmené de doctrine comme une écrevisse de morsures de puces, i» Leur tante. M""® de Dampierre, « ne le vouloit, en me disant plusieurs fois, écrit Brantôme, que j'en mau- diray l'heure de le colloquer en si haut lieu , ce vilain moyne, usant de ces propres mots, et que son père avoit faict souvent pleurer ma mère. Croyez que ceste honneste dame prophétisa bien ce coup*. » —

1. Le lils d'André de Bourdeille était filleul de Henri III.

2. Élie de Bourdeille, évêque de Périgueux de 1447 à 1463. Voy. un Oncle de Brantôme, par M. Schuermans, premier président à la Cour d'appel de Liège. Bruxelles, 1893, 25 p. in-S».

3. Tome X, p. 66.

4. Tome X, p. 138.


%\% BRANTÔME

< C'étoit, ajoute-t-il ailleurs, un vray asne mytré et caparaçonné quand il avoit sa chappe, qui eust plus- tost enduré la gesne que dire un seul mot de latin, osté celuy de son bréviaire, mais séditieux, malli- cieux, sanguinaire à toute outrance ^ . »

En quelles mains pouvaient passer les dons de ce genre, le roi ne s'en inquiétait guère. Du Guast, ayant reçu de lui, à son retour de Pologne, où il l'avait suivi, les évêchés d'Amiens et de Grenoble, vacants par la mort du cardinal de Gréqui, venditle premier 30,000 fr. à une garce de la cour, et le second 40,000 au fils du s*^ d'Avançon^. On juge sans peine, par ce que nous raconte Brantôme de son cousin, si, dans de pareils marchés, les vendeurs pensaient jamais à exiger de leurs acquéreurs la moindre garantie de moralité, de science et de capacité, et l'on ne doit pas s'étonner

1. T. I, p. 220. — On voit que, pour la science, il rappelait cer- tain tabellion des Contes d'Eutrapel. « Je sais du latin assez, disoit Georgeaux, ce gentil notaire, mais, si j'ai affaire d'un simple mot, voire des plus faibles et laxatifs, il m'est impossible d'en fournir, d'autant qu'ils se pressent à la sortie, s'entr'empê- chants. » {Contes d'Eutrapel, p. 310.)

2. L'Estoile, décembre 1574. — Ce commerce des évêchés et des bénéfices était depuis longtemps passé en coutume. Aux états généraux de 1576, sur les plaintes nombreuses qui lui étaient adressées, le roi promit de ne choisir aucun titulaire sans qu'un mois ne se fût écoulé depuis la vacance. Voici un document, dont l'original est dans le supplément de la collection Godefroy, à l'Ins- titut, qui montre comment il tint sa promesse :

« Plaise au Roy accorder à monsieur le duc de Mercueur les bénéfices, soit éveschoz ou abbayes, que tient et possède le s' de Sissonne, évesque de Soissons, vaccantz ou prestz à vacquer par son extrême malladie, et commander les dépesches pour ce néces- saires en estre expédiées. »

Au-dessous, de la main de Henri III : Accordé, — Henry, — du xx^j. de juillet 1581; et, plus bas : Registre.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 213

que Henri IV pût trouver dans son royaume quatre évêques dont il se chargeait « de faire tenir la cer- velle à tous les quatre dans une culier d'argent* . » La manière dont se recrutait le clergé avait été depuis longtemps signalée par l'évêque de Valence, Jean de Monluc. « De quoy, s'écriait-il, se couvriront donc ceux qui ont esté promeus aux ordres sans estre exa-^ minez autrement que de les faire lire un texte d'évan- gile ou une préface, et de leur faire décliner leur nom, comme si cela servoit beaucoup à la conduite des âmes? Encore s'en trouve-il qui sont passez à moindre rigueur, comme l'on voit que de dix les huit ne sçau- roient lire un mot^. >

Cette ignorance, alors si générale, eut pourtant un terme, et Brantôme, probablement après le résultat des conférences de Fontainebleau (1 600), oùDuplessis- Mornay échoua si malheureusement, put écrire : « Pour le temps d'aujourd'hui, nos prélats se sont ravisez, qui commencent à tirer des armes et à desgainer le latin, Dieu mercy les huguenots qui leur ont tant faict la guerre qu'ilz les ont aguerris et, de mesmes armes

\. L'Estoile, 2 juin 1608.

2. Sermons de l'évesque de Valence sur certains points de la reli- gion ; autres sermons aussi du mesme aucteur sur les dix comman- dements de la loy ; plus un sermon à son clergé fait au sene de juillet 1557. Imprimé, 1561, très petit in-S". Voy. Sermon XII, p. 216. Le sène, ou mieux le senne, était un synode qui, d'après les anciennes ordonnances ecclésiastiques, devait se tenir deux fois par an dans chaque diocèse, sous la présidence de l'évêque, qui y convoquait tout son clergé ; mais depuis longtemps, comme s'en plaint vivement Monluc, « cette saincte ordonnance avoit été presqu'entièrement délaissée et en plusieurs lieux dépravée. » (Ibid., p. 204.)


2lA BRANTÔME

qu'ilz les avoient battus d'autrefois, maintenant les battent; dont c'est bien employé*. »

Quoi qu'il en soit, l'indigne successeur du cardinal de Bourdeille fut investi, grâce à ses cousins, de l'évêché de Périgueux , qui rapportait quinze mille livres de rente^. Mais les deux frères eurent soin de prélever sur ce revenu deux pensions, l'une de mille livres pour leur sœur Madeleine, l'autre de huit cents livres pour le chantre de la cathédrale, le sieur de la Seste.

Dix-neuf ans plus tard, un autre brevet fut concédé au fils d'André de Bourdeille, qui avait hérité des droits de son père sur les revenus de l'évêché. Le 25 octobre 1594, Henri IV déclarait accepter la rési- gnation que le titulaire pourrait faire de son siège épiscopal et autorisait le vicomte Henri de Bourdeille à y nommer telle personne qui lui conviendrait. La résignation de François de Bourdeille, qui n'eut lieu qu'en octobre 1600, fut, à ce qu'il paraît, assez dif- ficile à obtenir ; elle donna lieu à Brantôme, dont le / caractère était fort aigri à la fin de sa vie, de se livrer à d'amères récriminations contre l'ingratitude de son neveu qui prétendait n'avoir eu dans la conclusion de cette affaire aucune obligation à son oncle ^.

Madeleine de Bourdeille, l'aînée des sœurs de Bran-

1. T. VU, p. 73, 74. ^ 2. « Ladicte évesché, bien assemblée, » dit Brantôme dans son

^ Testament, « vaut fort bien quinze mille livres de revenu, comme

je l'ay faict valoir cela, quand je la faisois mesnager par mes mains, par lesquelles tout se passoit, comme l'ayant demandé et obtenu du roy et de la reyne sa mère, et en fis faire toutes les dépesches, tant de leurs majestez que de Rome, à mes despens. » (T. X, p. 140.) 3. Testament, t. X, p. 138.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2115

tome, était depuis 1554^ fille d'honneur de Catherine de Médicis, qui lui légua quatre mille écus par son tes- tament^, et c'est probablement à son intervention qu'elle dut la pension qui lui fut réservée sur l'évêché de Périgueux. Elle était d'une humeur gaie, comme le dit son frère dans un de ses sonnets^. « Elle a refusé de fort bons partis, » dit-il ailleurs dans le seul passage où il prononce son nom, « et n'a jamais voulu se marier, ny ne sera, tant elle est résolue et opiniastre de vivre et mourir fille et bien aagée, et s'est jusques icy laissée vaincre à ceste opinion, et a un bon aagC^. » Qu'elle ait refusé de bons partis, je veux le croire, à la cour on n'était point très difficile sur la vertu des filles à marier, même des filles d'hon- neur^, et je dois dire qu'elle avait très méchante

1. Elle avait probablement une quarantaine d'années quand elle eut avec Agrippa d'Aubigné une petite prise de bec que celui-ci a racontée dans ses Mémoires : « Un jour, à la cour, estant seul assis sur un banc, Bourdeille, Beaulieu et Tenie, trois filles de la royne, qui toutes trois faisoyent cent quarante ans, le sentens assez nouveau, contrôloyent ses habillements, et, une des trois lui ayant effrontément demandé : « Que contemplé-vous « là, monsieur? » cela en parlant nazard, luy, respond de mesme : « Les antiquitez de cour, mesdames. » Ces filles, plus honteuses, luy allèrent demander son amitié et ligue offensive et deffensive. » {Mémoires, éd. Jouaust, 1889, p. 81.) — Il se moque encore d'elle dans la description d'une procession imaginaire. Voy. le Baron de Fœneste, liv. IV, chap. xni.

2. Voyez son testament dans l'Histoire de la maison d'Auvergne, de Baluze, t. II, p. 699.

3. «... Et vous, gaye Bordeille,

« Qui, en vostre gayté, n'avez point la pareille. »

{Poésies inédites, t. X, p. 473.)

4. T. IX, p. 720. — Elle mourut en 1618.

5. « Les filles d'honneur, » écrit Brantôme, en pensant proba- blement à sa sœur, « dont la garde est très malaisée, tant estroite soit-elle. » (T. VIII, p. 104.) C'était surtout à la cour « qu'il étoit


%ié BRANTÔME

réputation^ Les pamphlets du temps ne la ménagent pas. Le n° 47 de la Bibliothèque de itf™® de Montpensier mentionne VHistoire de Jeanne la Pucelle par itf"® de Bourdeille. Dans le Manifeste des dames de la cour, elle fait partie du chœur des filles de la reine implo- rant la miséricorde de Dieu « pour tant de péchés de la chair commis avec roys, princes, cardinaux, gentils- hommes, évesques, abbés, prieurs, poètes, etc. > (L'énumération est fort longue^.)

Quoi qu'il en soit, Brantôme ne paraît pas avoir eu grande affection pour cette sœur qu'il voyait tous les jours à la cour^ et dont il a peut-être, « sans rien nom- mer, » suivant son expression, raconté quelque aven- ture amoureuse dans ses Dames. S'il ne parle qu'une fois d'elle dans ses livres, il ne l'a pas oubliée dans son testament, où il raconte fort brutalement « qu'il presta cinq cents escuz à la veuve de son frère André pour payer sa sœur de Bourdeille et la jetter hors de la maison, qu'elle ne faisoit que l'importuner du reste de son payement (de sa légitime), et oncques puis ne l'avons veuc*. »

plus aisé, comme dit Montaigne, de porter toute sa vie une cui- rasse qu'un pucelage. »

1. C'est probablement à elle que s'adressent les quelques lignes mises sur un exemplaire de la Sofonisba, dont nous avons parlé, t. III, p. 257, note 2.

2. Journal de L'Estoile, éd. de 1876, t. III, p. 99 et 105.

3. Je crois qu'il en était de même d'André de Bourdeille, qui se plaint dans une de ses lettres que le duc d'Alençon lui avait donné une petite abbaye de 1,500 ou 1,600 livres de rente, puis la lui avait enlevée pour la donner à un joueur de luth, sur ce que sa sœur Madeleine avait dit au prince qu'il n'en voulait point, « ce qu'il n'avoit jamais pensé. » Lettre 83 au duc d'Alençon, édit. du Panthéon, t. II, p. 476.

4. T. X, p. 133. V


SA VIE ET SES ÉCRITS. 217

Nous avons dit plus haut qu'à partir de janvier 1 575 le nom de Brantôme n'est plus prononcé dans la cor- respondance officielle d'André de Bourdeille, qui mal- heureusement s'arrête au 1 mai de cette année. Lui- . même ne fait nulle part allusion à la part qu'il a prise à ces négociations et à d'autres. Peut-être y avait-il eu quelque froissement d'amour-propre entre lui et son frère, auquel il était évidemment subordonné. Mais, malgré son silence, il est probable qu'au milieu des troubles sans cesse renaissants du Midi on eut encore plus d'une fois recours à l'influence que lui donnaient son renom de vaillance, sa famille, et les amitiés qu'il avait parmi les chefs protestants. S'il n'en a pas dit un mot, il y a un document qui parle pour lui. C'est une quittance, signée de sa main, de 600 écus soleil, paie- ment d'une mission que le roi lui avait confiée pour aller trouver le roi de Navarre, en novembre 1581^. Quel était le sujet de cette mission, nous n'en savons rien; il n'en est question ni dans Brantôme ni dans la correspondance du roi de Navarre.

Avec la campagne en Périgord de 1 574 se termine la carrière militaire de Brantôme. Retenu près du roi par sa charge de gentilhomme de la chambre, il ne fit plus que suivre dans ses voyages la cour, où les intrigues amoureuses, les rivalités, les duels, les assassinats semblent seuls l'intéresser. Voici tout ce \


1. « Quittance de P. de Bourdeille de 600 écus sol, à moy ordonnez par le roy, pour le voiage que je vais présentement faire pour Sa Majesté en Guyenne, vers le roy de Navarre, son frère. Fait à Paris, le 26» jour de novembre M Vc quatre-vingtz et ung. » (Bibl. nat., Mss., Fonds Glairambault, Pièces orig., vol. 462, fol. 138.)


248 BRANTÔME

qu'il trouve à nous dire sur les états de Blois en \ 575, qui eurent pourtant une si grande importance : « Je vis nostre grande reyne (Marguerite de Valois), le jour que le roy son frère fist son harangue, vestue d'une robe d'orangé et noir, mais le champ estoit noir avec forces clinquant, et son grand voyle de majesté, qu'es- tant assize en son rang elle se monstra si belle et si admirable que j'ouys dire à plus de trois cents per- sonnes de l'assemblée qu'ils s'estoient plus advisez et ravis à la contemplation d'une si divine beauté qu'à l'ouye des beaux et graves propos du roy son frère, encor qu'il eût dict et harangué des mieux*. >

En 1 578, séparé de sa femme depuis qu'il s'était enfui de la cour, le roi de Navarre la redemanda si instam- ment, et elle-même désirait si vivement rejoindre son mari que le roi lui en accorda la permission. Elle par- tit en août, accompagnée de sa mère, qui, « dès la cour, avoit commandé à Brantôme d'être du voyage^. » Cet ordre dut le combler de joie, car il ressentait pour elle une passion qui éclate, avec un enthousiasme souvent ridicule^, dans tous les passages où il parle d'elle et qui paraît n'avoir jamais été payée que par des sentiments d'amitié, de très grande amitié. C'est à

1. T. Vin, p. 35. — De son séjour à Blois, il n'a retenu que le souvenir d'une visite assez plaisante faite avec Strozzi au maré- chal de Gossé. (T. IV, p, 91.) C'est la seule scène de « beuverie » qu'il nous ait racontée.

2. T. VII, p. 375.

3. Gomme quand il affirme que ses lettres sont « les plus belles, les mieux couchées; qu'il faut que tous les grands écrivains du passé et de nostre temps se cachent... Il n'y a nul que, les voyans, ne se mocque du pauvre Gicéron avec les siennes familières. » (T. VIII, p. 43.)


I


SA VIE ET SES ÉCRITS. 249

lui qu'elle dédia ses Mémoires pour le remercier de son Discours, qu'il lui avait communiqué et où la louange dépassait toute mesure*. La page est trop charmante pour ne pas la citer : « Je louerois, lui dit- elle, je louerois davantage votre oeuvre si elle ne me louoit tant, ne voulant qu'on attribue la louange que j'en ferois plustost à la philaftie^ qu'à la raison, ni que l'on pense que, comme Thémistocle, j'estime celuy dire le mieux qui me loue le plus. C'est un commun vice aux femmes de se plaire aux louanges, bien que non méritées. Je blâme mon sexe en cela et n'en vou- drois tenir cette condition. Je tiens néanmoins à beau- coup de gloire qu'un si honneste homme que vous m'aye voulu peindre d'un si riche pinceau. En ce pour- traict, l'ornement du tableau surpasse de beaucoup l'excellence de la figure que vous en avez voulu rendre le subject. Si j'ay eu quelques parties de celle que m'attribuez, les ennuys, les effaceant de l'extérieur, en ont aussi effacé la souvenance de ma mémoire. De sorte que, me remirant en votre Discours, je ferois volontiers comme la vieille madame de Rendan^, qui, ayant demeuré depuis la mort de son mary* sans veoir miroir, rencontrant par fortune son visage dans le miroir d'un aultre, demanda qui étoit celle-là. Et, bien que mes amis qui me voient me veulent persua- der le contraire, je tiens leur jugement pour suspect, comme ayants les yeux fascinez de trop d'affection ^. » Catherine voulut que sa fille, « qu'elle aymoit infini- ment et l'estimoit fort, fît son entrée à Bordeaux,

1. T. Vm, p. 22-85.

2. L'araour-propre.

3. 4, 5. Mémoires, éd. Jannet, p. 1-2.


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comme de raison, estant fille et sœur de roy et femme du roy de Navarre, et premier prince du sang et gou- verneur de Guyenne. Son entrée fut belle, non tant pour les magnificences et somptuositez qu'on lui fist et dressa, mais pour voir entrer en triumphe la plus belle et accomplie reyne du monde, montée sur une belle haquenée blanche, harnechée fort superbement, et elle vestue toute d'orangé et de clinquant si sump- tueusement que rien plus. » Quand elle reçut les haran- gueurs officiels, Brantôme, qui était auprès d'elle, « sur l'eschaffaut, par son commandement, » l'enten- dit répondre aux discours avec une éloquence et un à-propos qui firent l'admiration des assistants ^

Outre les détails de cette entrée, Brantôme ne men- tionne, dans ce long voyage, qu'un incident dont il fut témoin et qui nous semble digne d'être rapporté. Le marquis de Villars, gouverneur de Guyenne, avait érigé à Bordeaux une confrérie, une vraie ligue contre les huguenots, et le maréchal de Biron, qui comman- dait dans la ville après la mort du marquis, l'avait laissée subsister. Catherine, qui savait ce que valaient de pareilles associations, en fut informée et ordonna de la dissoudre. Les membres de la confrérie protestèrent contre cette décision : « Ils la vindrent trouver à l'éves- ché, dans le jardin où elle étoit se pourmenant, un dimanche matin. Il y en eust un qui porta la parolle pour tous, pour lui donner à entendre le fruict de ceste confrairie et l'utilité qu'elle apportoit pour le public. Elle, sans estre préparée, respondit si bien, par de si belles parolles et apparentes raisons et propres pour

1. T. Vm, p. 4142.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2ISH

la randre mal fondée et odieuse, qu'il n'y eut là pas un qui n'admirast l'esprit de ceste reyne et ne demeu- rast estonné et confus; d'autant que, pour la dernière parolle, elle dict : « Non ; je veux, et le roy mon filz, « qu'elle soit exterminée et qu'il n'en soit jamais plus « parlé, pour des raisons secrettes que je ne vous veux « dire, outre celles que je vous ay dict ; autrement, je « vous ferai ressentir que c'est que de désobéir au roy « et à moy. » Par ainsy chacun calla, et plus jamais n'en fust parlé ^. »

Pendant ce voyage de Guyenne survint un événe- ment qui causa une grande émotion non seulement à la cour, mais parmi tous les chevaliers de l'ordre du roi, de l'ordre de Saint-Michel. Cet ordre, si honoré jadis, avait été tellement prodigué qu'on l'avait sur- nommé le collier à toutes bêtes^ : « Nostre roy Henry III s'en fascha, dit Brantôme, et de voir force petitz gal- lans ses compagnons et confrères. Il institua donc celuy du Sainct-Esprit, quasi en mesme forme pour les céré- monies que celuy de Sainct-Miehel^. » — « J'estois avec la reyne en Gascoigne, et dirois voulontiers ce qu'elle m'en dist à moy indigne, et comme réprouvant cette nouvelleté, pour avoir quicté l'ancienneté qu'il ne falloit perdre pour estre si noble. >

1. Voy. t. III, p. 382-383, et t. Vn, p. 375.

2. « Nous avons veu des conseillers sortir des courtz de parle- ment, quitter la robe et le bonnet carré et se mettre à traisner l'épée et les changer aussitost sans autre forme d'avoir faict guerre, comme fit le sieur de Montaigne, duquel le mestier estoit meil- leur de continuer sa plume à escrire ses Essays que de la chan- ger avec un' espée qui ne luy siéoid si bien. » (T. V, p. 91 et suiv.; cf. Montaigne, Essais, liv. II, chap. xii.)

3. T. V, p. 102, 105.


222 BRANTÔME

Ce ne fut pas le seul motif, s'il fallait en croire l'évêque de Grasse, « Le Maingre de Boucicaut, qui devint premier aumônier de la reine Marguerite, au mois de juillet 1612*. » Il racontait « avoir appris d'elle fort coiifidemment que l'institution de l'ordre du Saint-Esprit avoit été faite pour l'amour d'elle, et, de fait, que les couleurs de l'ordre étoient les siennes propres, savoir est : le vert naissant, le jaune doré, le blanc et le bleu violet ; que les chiffres des doubles M étoient pour elle, comme aussi les cp A et H pour le roi Henri III; qu'en effet il l'avoit grandement aimée, etc.^. »

Quoi qu'il en soit, le \^^ janvier 1 580, en l'église des Augustins à Paris, le roi tint en grande solennité le premier chapitre, où il créa vingt-six chevaliers, sans compter huit prélats, dont était son grand aumônier Amyot. Le mécontentement de la noblesse contre cette institution fut très vif, d'autant plus que le caractère si léger et plein d'inconséquence du roi lui fit faire de tels choix qu'il « rendit le nouvel ordre autant commun que l'autre, voire pis^. » Un auteur que nous avons déjà cité. Le Poulchre de Messemé, qui était lui-même chevalier de Saint-Michel, raconte qu'un jour il enten- dit Ruffé, un brave et honnête gentilhomme de Bour- gogne, dans le cabinet du duc d'Anjou, se livrer à une violente diatribe contre la création du Saint-Esprit,


1. Voy. Gallia christiana, t. III, col. H80.

2. Voy., à la suite de l'édition que j'ai donnée des Mémoires de Marguerite (Jannet, 1858, in-18), les Anecdotes (inédites) de l'his- toire de France, tirées de la bouche de M. le garde des sceaux du Vair et autres, p. 204.

3. T. YI, p. ^67 et suiv.


SA VIE ET SES ÉCRITS. SStS

disant que, puisque le roi voulait à Tancien « préférer ce moderne, qui sent plus sa dévostion réformée que la marque de vaillance requise en une chevalerie, il ne devoit la communiquer jusques à la hallebarde, à la marmite et au bouchon, voire jusques au tam- bour, s'expliquant devant personnes qui l'entendoyent assez*. »

Brantôme, fidèle écho des sentiments de la cour, a exhalé aussi son dépit en maints passages. C'est avec joie qu'il nous raconte les nombreux quolibets dont on accablait certains nouveaux chevaliers 2, à qui les sta- tuts de l'ordre défendaient de se battre en duel, et les mésaventures arrivées à quelques-uns ; je ne m'éton- nerais pas qu'il fût le héros de celle où l'un d'eux, « venant de prendre l'ordre et allant en sa maison en poste, fut rencontré de quelqu'un qui luy vouloit demander une parole et le quereller. Il fut si estonné qu'il ne sceut que respondre, sinon de tirer son ordre qu'il avoit caché et dire : « Que voulez-vous faire? « Voilà qui vous garde de vous attacher à moy. Ne le « respectez- vous point? » Mais l'autre, ny portant res- pect ny demy, s'en mocqua et le dauba très bien... J'ay cogneu celuy qui fit le coup et celuy qui l'en- dura^. »


1. Voy. Passetemps, liv. I, fol. 29 v. Brantôme rapporte qu'il a entendu dire à plusieurs anciens, « et principalement à feu M. de Lansac, qui étoit un vieil registre des antiquités de la cour et de la France, que les insignes et l'habit de l'ordre du Saint-Esprit n'étoient que quincaillerie et bifferie au prix de ceux de l'ordre de Saint-Michel. » (T. V, p. IH.)

2. T. V, p. 106-107.

3. T. VI, p. 468. — Voyez aussi les curieuses anecdotes sur les fausses généalogies fabriquées pour fournir aux postulants les


Wi BRANTÔME

« La familiarité n'a jamais nuy aux roys de France, » disait le chancelier de l'Hospital aux états d'Orléans, « ains sont les plus obéys entre tous les roys ; nos roys voisins sont servis à genoux et testes nues ; sont-ilz mieux obéys que les nostres*? j>

Cette familiarité, qui allait si bien au caractère de la nation, ne tarda pas à disparaître avec les guerres civiles, et surtout à l'avènement de Henri III. « Dès les premiers jours de son règne , dit L'Estoile , il se rendit plus sévère et moins communicatif que les roys ses prédécesseurs, ce que la noblesse, n'estant accous- tumée à telles façons, trouva fort estrange..., ne per- mettoit parler en mangeant^, ne s'approcher de lui toutes personnes. »

preuves d'antique noblesse exigées par les statuts de l'ordre. (T. V, p. 102 et suiv.)

1. OEuvres, 1824, t. V, p. 383. Elle frappait d'étonnement les étrangers. Voici ce qu'en dit un ambassadeur vénitien : « Les Français sachant qu'ils sont nés dans une condition à servir un roi et à lui obéir, ils servent volontiers celui qui est né pour leur commander et qui, pour parvenir à une si grande dignité, n'a eu recours ni à la ruse ni à la violence, et qui, n'ayant pas à se méfier de ses sujets, ne cherche pas à les offenser, mais à les conserver pour accroître sa gloire et sa grandeur. De là vient que leur roi est si familier avec ses sujets, qu'il les tient tous pour compagnons et que jamais personne n'est exclu de sa présence ; si bien que les laquais eux-mêmes, la race la plus vile, ont la hardiesse de vouloir pénétrer dans la chambre intime du roi et d'y voir tout ce qui s'y fait et écouter tout ce qui s'y dit. Celui qui a à traiter quelqu'affaire d'importance a besoin de patienter pour ne pas la traiter en présence de tant de monde et de parler le plus bas possible pour n'être pas entendu. Si cette grande familiarité rend la nation insolente et présomptueuse, elle la rend aussi plus affectionnée, plus dévouée et plus fidèle à son prince. » Relations des ambassadeurs vénitiens (Michel Suriano), 1. 1, p. 508.

2. Pendant qu'il mangeait. Voyez la plaisante anecdote que


SA VIE ET SES ÉCRITS. 22!Ô

Toutefois, Brantôme, grâce à son esprit, à son talent de causeur et à sa verve gasconne, était entré assez avant dans les bonnes grâces du prince^, qui « avoit, dit-il, accoustumé dez son jeune aage, comme j'ay veu, de sçavoir des contes de dames, voire moy-mesmes luy en ay-je fait aussi quelqu'un ^ ; » et plusieurs de ces contes, dits par l'un ou par l'autre, doivent certaine- ment figurer dans le second livre des Dames. En 1 575, le roi, malade de la fièvre, « nous envoia quérir, l'après- disnée, six ou sept que nous estions assez aimez de luy, pour causer avecques lui et lui faire passer le temps ^. » Une autre fois, Brantôme, étant allé le trou- ver à Saint-Germain, « pour lui demander un petit don duquel on lui avoit donné advertissement, il lui fit cet honneur de le laisser entrer en sa chambre, à son dis- ner ; » et ce fut là qu'il put entendre le prince donner une verte semonce à son mignon Arques sur son luxe et ses prodigalités'*.

raconte Brantôme (t. VII, p. 129), sur la liberté que François I»' laissait aux assistants de prendre la parole pendant ses repas.

1. « Henri III, dit Aubigné, estoit d'agréable conversation avec les siens, amateur des lettres, libéral par dessus tous les rois » {Hist. universelle, année 1589, édit. de 1626, p. 253). Il suivait à la lettre le précepte de Rabelais : « Un noble prince n'a jamais un sou; thésaurizer est fait de vilain » (liv. I, chap. xxxm). Cette libéralité, dont l'auteur du ballet de Gircé, composé pour les noces de Joyeuse, avait dû ressentir les effets, est plus justement appré- ciée par du Haillan : « Il voyoit, lisoit et récompensoit bien les petites œuvres pleines de vilainies qu'on luy présentoit. Il don- noit des abbayes et grands biens à leurs auteurs et ne fit cas de ce qui servoit à la gloire des siens et à la sienne. » (Lettre à Mar- chaumont, du 12 mai 1602, Mémoires du duc de Nevers, t. II, p. 856.)

2. T. IX, p. 498.

3. T. m, p. 365.

4. T. n, p. 211.

I 15


2®6 BRANTÔME

Malgré cette bienveillance et cette amitié qu'il semblait lui témoigner, Brantôme restait toujours à la cour parmi ceux qu'il qualifie lui-même de « petits compagnons^. » Il cherchait à s'en consoler en se disant que, de ses belles alliances qu'il énumère avec plaisir, il n'avait jamais tiré aucun appui ni fortune, mais que de lui-même il s'était poussé comme il avait pu à acquérir la faveur et grâce de ses rois et quelque peu d'honneur parmi le monde ^. Mais son amour-propre souffrait cruellement de voir autour de lui tomber faveurs de toutes sortes sur des parvenus qui avaient jadis été très honorés qu'il daignât leur donner quelque marque de considération^. Aussi son mépris contre ces hommes qu'il avait vus « advancez comme poti- rons » éclate-t-il en plus d'un passage : « J'en sçay aucuns qui ont eu un' infinité de bienfaictz de leurs roys qui disent et publient : « Jamais le roy ne m'a « rien donné ; on n'en trouvera rien signé pour moy Œ en la chambre des comptes. » Ne sont-ils pas bien impudents et eshontez d'aller tenir tels propos que chascun sçait bien que, quand ils sont venus à estre aymez et favorisez des roys leurs maistres, n'avoient de quoy mettre sous la dent? Les uns estoient enga- gez de leur bien jusques soubs leurs fenestres; les autres estoient endebtez, que leur bien n'y pouvoit fournir ; les autres d'eux-mesmes et du ventre de leur mère estoient pauvres hères ; les autres avoient fait banqueroute... Qu'au diable soient -ils trestous! Le roy les debvroit tous faire assommer^. »

1. « Nous autres petits compagnons. » (T. VII, p. 76.)

2. T. VI, p. 51.

3. T. IX, p. 375.

4. T. UI, p. 74-75. — « Jamais roy, dit Gomberville, n'a fait


SA VIE ET SES ÉCRITS. ^27

C'était encore avec amertume que sa fierté se révol- tait contre les froissements et les dédains que les princes et les grands, « qu'il envoyé tous aux enfers de M. nostre maistre Rabelais, » n'épargnaient pas « aux petits compagnons. » — « Si nous autres, nous nous entendions bien, s'écrie-t-il, tous ces grands nous rechercheroient plus que nous ne les recherchons, car ilz ne se sçaroient passer de nous. Ce sont nous autres qui faisons les courtz des grandz et emplissons leurs armées, leurs salles et chambres de nos compaignies et présences, sans lesquelles que seroient-ilz? Mais nous ne nous pouvons garder de les suivre, tant nous sommes fatz et ambitieux K t> — « Mort-Dieu ! vous autres roys et grandz princes vous ne valiez rien très- tous, » disait un jour le maréchal de Cossé au duc d'Anjou, « si Dieu vous faisoit raison, vous mérite- riez d'estre tous pendus^. » Brantôme ne va pas aussi loin, mais en maint passage il s'élève contre la tyran- nie des rois : « Le plus grand artifice qu'ils sont allez trouver pour se maintenir et agrandir, c'est d'avoir inventé que nos vies étoient à eux, desquelles ilz s'en servent, et de nous, comme de monnoye d'or et d'ar- gent, qu'ilz font trotter, aller, virer, tourner, déposi- ter de la mesme façon les uns comme les autres ; et, après qu'ilz en ont faict, ilz nous plantent là et ne

tant de créatures et n'a élevé tant de simples gentilshommes aux plus grandes dignitez et aux plus belles charges de son Estât que luy, et jamais bienfaiteur n'a receu moins de marques de gratitude de ceux sur lesquels il avoit répandu ses grâces, ou plustost pour la prodigieuse élévation desquels il avoit fait des profusions encore plus prodigieuses. » (Mém. du duc de Nevers, t. I, préface, p. xv.)

1. T. VI, p. 53.

2. T. IV, p. 93.


BRANTOME

s'en soucient plus*. » Aussi à l'occasion ne se gêne- t-il pas « pour les donner à tous les diables, s'ils n'y sont déjà^. »

Il y eut pourtant un instant où il put croire que sa fortune allait changer. Depuis assez longtemps, la santé du vicomte de Bourdeille déclinait chaque jour. Son fils mineur ne pouvait lui succéder dans sa charge de sénéchal de Périgord qu'Henri III avait à différentes fois promise à Brantôme, mais, par des raisons qui me semblent fort plausibles, il fut obligé de lui man- quer de parole. Cette conduite le plongea dans une colère qui lui a fait écrire de bien vilaines pages que nous devons citer en entier, car elles montrent quels étaient, à cette époque, les projets fantastiques de vengeance que pouvait rêver un gentilhomme ayant reçu « un mescontentement » de son roi :

« Lorsque M. de Bourdeille, mon frère, mourut^, j'avois demandé au roy un peu auparavant Testât de sénéchal et gouverneur de Périgord, que tenoit mon- dict frère, pour son filz aisné. Il me demanda quel aage il avoit ; je luy dis qu'il pouvoit avoir neuf ans et qu'il en avoit esté le parrain, comme il le sçavoit bien. Il me respondit lors qu'il estoit trop jeune pour en exer- cer Testât, mais qu'il vouloit que je Teusse, et me le don- noit de très bon cœur ; et que quelque jour, si je venois à estre vieux et que j'aymasse mon repos, je le pourrois redonner à mon nepveu, s'il estoit capable et s'il ensui- voit ses prédécesseurs, qui avoient estez tous gens de bien et de bon service à la couronne de France. Il ne

4. T. Vn, p. 232, 233.

2. T. IX, p. 375.

3. André de Bourdeille mourut à la fin de janvier 1582.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 229

me le dist ny confirma pas une fois, mais plusieurs fois; et mesmes, une fois du jour des nopces de la princesse de Conty^ qu'il la menoit dancer le grand bal, à la première pause il m'appella et me demanda de la disposition de mondict frère, que je luy dis très mauvaise ; et sur ce me confirma encor sa première parolle. Je le priay, en ryant et gaussant avec luy, car il prenoit plaisir de m'entretenir ainsi, qu'il s'en sou- vînt bien donc, car on m'avoit dict qu'il y avoit gens qui le brigoient; et fut M. d'Espernon qui me le dist le premier dans le petit jeu de paume du Louvre, et que j'y prinse garde, et qu'il m'y serviroit d'amy. Le roy me respondit que je m'assurasse de sa parolle, et que jamais il ne l'avoit rompue à qui il l'avoit donnée, et ne commanceroit pas à moy. Et je jure Dieu et le proteste que je me souciois autant de cet estât que de tridet^, car j'ay tousjours aimé ma liberté.

« Au bout de huict jours, voycy venir une résigna- tion que mon frère avoit faicte au sieur d'Aubeterre, parce qu'il le pria de la luy faire, et qu'il la prendroit enpour la moytié du maryage qu'il luy avoit promis de sa seconde fille qu'il luy avoit donnée^. Le mares- chal de Raiz et madame de Dampierre ma tante (fort desnaturée à ce coup à moy) priarent le roy d'admettre ladicte résignation; ce qu'il fit, et l'accorda. Je le sceuz aussitost, et un de mes amis, des privez du roy, m'en advertit.

« Ce fut doncques pour un matin, second jour du premier de l'an*, qu'ainsi qu'il venoit de sa cérimonie

1. Le 17 décembre 1581.

2. Tridet, je n'ai pu nulle part trouver la signification de ce mot.

3. Voy. t. IV, p. 259.

4. Le 2 janvier 1582.


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du Sainct -Esprit, et qu'il disnoit, je lui en fis ma plaincte, plustost en coUère qu'en pitié, ainsi qu'il le cognent. Il m'en fit des excuses, bien qu'il fust mon roy^ Entr'autres ses raisons, me dist que bonnement il ne pouvoit refFuser une résignation qu'on luy pré- sentoit, autrement qu'il seroit injuste. Je ne luy res- pondis autre chose, sinon : « Et bien, sire, vous ne « m'avez donné ce coup grand subject de vous faire « jamais service comme j'ay faict. » Je partis, et m'en vays fort despit. J'en rencontray aucuns de mes com- paignons, ausquelz je conte tout; et dis et jure, renie et proteste que, quand j'aurois cent mille vies, je n'en employerois jamais une pour roys de France, et que jamais, au grand jamais, je ne leur fairois service. Sur ce, je maugrée le ciel, je mauditz ma fortune, je déteste la grâce du roy, je mesprise, en haussant le bec, aucuns maraux qui estoient pleins de fortune et biensfaictz du roy, qui ne les méritoient nullement comme moy.

« J'avois par cas à la saincture pendue la clef dorée de la chambre du roy ; je l'en destache, je la prendz et la jette du gué^ des Augustins, où j'estois, dans la rivière en bas. Je n'entre plus dans la chambre du roy; je l'abhorre et jure encor de n'y entrer jamais; mais je pratique pourtant tousjours la court, allant à la chambre de la reyne, qui me faisoit cest honneur de m'aymer, de ses filles, des dames, des princesses et des princes et seigneurs mes bons amis.

« Je parle tout haut de mon mescontentement pour-

. 1. Les mots suivants ont été biffés sur le ms. 6694 (fol. 374) : « et qu'il pouvoit fayre ce qu'il luy plaisoyt. » 2. Gué, quai.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 234

tant, et ne le celle point : si bien que le roy, l'ayant sceu, m'en fit dire quelques motz par M. du Halde, de patienter, qui estoit son premier \allet de chambre, et le plus digne qui eust ny qui aura jamais ceste charge, et qui aimoit autant les honnestes gens et fai- soit pour eux, et estoit fort mon grand amy. Je dis tousjours que j'estois fort serviteur du roy ; et rien que cela ne disois.

« Monsieur, frère du roy, me fît parler pour estre à luy, car il m'aymoit naturellement ; et ne faut point doubter que, sans sa mort, je l'eusse suivy. Que mau- dicte soit-elle qui me le ravit, et à d'autres honnestes gens qui avoient mis sus luy leur confiance comme moy !

< La Ligue se remue. M. de Guyze, qui aussi m'ay- moit fort, m'en parle assez sobrement, sans déclairer contre qui il en vouloit ; je fus aussi sobre en responce. Sur ce, je me résoulz de vendre tout si peu de bien que j'ay en France et m'en aller* servir ce grand roy d'Hespaigne, très illustre et noble rémunérateur des services qu'on luy faict, sans aucunes importunitez ni sollicitations, mais par son sage advis et juste consi- dération et son seul mouvement. Et, sur ce, je songe et discours en moy. Je le propose de le bien servir, car il n'y avoit coste ny ville de mer que je ne sceusse, despuis la Picardie jusques à Rayonne, et du Langue- doc jusqu'à Grâce en Provance, fors la Bretaigne, que je n'ay jamais guières veu. Et, pour mieux m'esclair- cir en mon faict, j'avois de fraiz faict encor quelque nouvelle reveue par aucunes villes, faignant que j'y

1. Presque tout ce qui suit, jusqu'à la fin de l'alinéa, est raturé de manière à être rendu illisible sur le ms. 3264. Nous donnons ce passage d'après le ms. 6694.


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allois passer mon temps, ou que je voulois armer un navire pour envoyer en cours ou y aller moy-mesme. Bref, j'avois si bien joué mon jeu que j'avois descou- vert une demy-douzaine des villes de ces costes, fort prenables par des endroicts très facilles que je sça- vois et que je sçay bien encores, et pensois servir en ces occasions si bien le roy d'Espaigne que je ne croyois pas moins tirer de mes services que de très grandes récompenses de luy, et en biens et en digni- tez. Avant que de me bannir de France, je voulois vendre mon bien et en faire tenir l'argent par banque, ou en Italie ou en Espaigne, que j'avois assez practi- quez pour y avoir quelque cognoissance, et de long- temps, par les voyages qu'y avois faict. Je m'estois proposé aussi (comme quand j'en discourus au conte de la Rochefoucaut) seulement de demander congié au roy, pour n'estre dict transfuge, par un de mes amis, pour me retirer ailleurs où je me trouverois mieux qu'en son royaume et me desmettre du sermant de subject. Je croy qu'il ne m'eust sceu desnier de ma requeste, car un chascun est libre de changer de terre et s'en aller eslire ailleurs d'autre. Mais tant y a, s'il me l'eust refusée, je m'en fusse allé, ni plus ni moins qu'un vallet qui se fasche avec un maistre et le veut quitter lui demande congié ; s'il ne luy veut don- ner, il n'est point repréhensible s'il le prend de luy- mesme et s'en va prendre autre maistre. beaux discours humains que je faisois! Et, sur le point de les accomplir, la guerre de la Ligue s'esmeut et s'eschauffe de telle façon que nul ne veut faire d'acquetz de terres, estans fort en hasard alors pour les garder ; nul ne se veut desgarnir de son argent ; ceux qui m'avoient pro-


SA VIE ET SES ÉCRITS. 233

mis d*avoir mon bien s'excusent. D'aller en estrange terre sans moyens, ce sont abus et grandes misères, pour les avoir pratiquées. Mais, en y ayant, aussi vous y faictes voz besongnes comme vous voulez.

< Ce ne fut pas tout ; car, en ma plus belle vigueur et gaillardise pour mener encor les mains, un mes- chant cheval malheureux, un jour en s'acabrant vil- lainement, se renversa sur moy, me brisa et fracassa tous les raings, si que j'ay demeuré quatr' ans dans le lict, estropié et perclus de mes membres, sans me remuer qu'avec toutes les douleurs et tourmens du monde, ou à me remettre un peu de ma santé, qui n'est telle encor ny sera jamais comme ell' a esté, pour servir jamais roy ny prince, ny accomplir le moindre de mes dessains que j'avois auparadvant projecté. Ainsi l'homme propose et Dieu dispose. Pos- sible que, si je fusse venu au bout de mes attentes et propositions, j'eusse faict plus de mal à ma patrie que jamais n'a faict renégat d'Alger à la sienne. Dont j'en fusse esté maudit à perpétuité, possible, de Dieu et des hommes*. Dieu faict tout pour le mieux, par quoy en soit loué. Voylà que font les despitz et mes- contentemens^. »

Dans la préface de la première rédaction de ses écrits, il revient encore sur cette malheureuse chute de cheval, malheureuse pour lui, mais heureuse pour nous et sa renommée, car ce fut dans le long repos qu'elle lui imposa que, pour se distraire de ses souf-

1. Ces cinq dernières lignes ont été biffées sur le ms, 3264.

2. T. V, p. 206 et suiv. Ailleurs (t. VII, p. 231 et suiv.), il s'élève contre l'idée de patrie inventée par les Romains, et il se livre à une comparaison scatologique tellement dégoûtante que nous ne pouvons songer à la reproduire.


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frances, il se mit à écrire ses souvenirs, et il nous l'a raconté d'une façon touchante et poétique.

« J'estoys cecy escrivant dans une chambre et ung lict, assailli d'une malladie, si cruelle ennemie qu'elle m'a donné plus de mal, plus de douleurs et tourmans que ne receut jamais ung pauvre criminel estandu à la gesne. Hélas! ce fut ung cheval malheureux, dont le poil blang ne me présagea jamais de bien, qui, s'es- tant renversé sur moy contre terre, par une très rude cheute, m'avoit brisé et fracassé tous les raings. De sorte que j'ay demeuré l'espace de troys ans et demy perclus et estropié de mon corps, tellement que je ne me pouvois tenir, remuer, tourner et aller qu'aveq les plus grandes douleurs du monde, jusqu'à ce que je trouvay ung très grand personnage et opérateur dict M. Saint-Gristophle, que Dieu me suscita pour mon bien et ma guérison, qui la me remist ung peu apprez que plusieurs autres médecins y eurent failli. Cepen- dant, durant mon mal, pour le soulager, privé de tout autre exercice, je m'advise et me propose de mettre la main à la plume, et, faisant reveue de ma vie passée et de ce que j'y a vois veu et appris, faictz cest œuvre. Ainsin faict le laboureur, qui chante quelque fois pour alléger son labeur ; et ainsin le voiageur faict des dis- cours en soy pour se soustenir en chemin ; ainsin fait le soldat estant en guarde, à la pluie et au vent, qu'il songe en ses amours et advantures de guerre, pour autant se contenter*. »


1. T. I, p. 4-5. — Il ajoute en terminant : « Je prie donq tous ceux et celles qui me lyront excuser les fautes qu'on cognoistra icy, sur ma malladie, qui me rend, comme le corps, mon esprit imbéciile, bien que tel je ne l'aye de nature. »


SA VIE ET SES ÉCRITS. 235

XVI. La cour de Catherine de Médicis.

Brantôme raconte qu'un jour, étant à Fontainebleau, et « entretenant un grand prince de par le monde » (que malheureusement il ne nomme pas) des grandes vertus de François I", ce prince, tout en lui en disant force bien, le blâma fort de deux choses « qui avoient rapporté plusieurs maux en la court et en la France, non seulement pour son règne, mais pour celui des autres roys ses successeurs : l'une, pour avoir intro- duict en sa court les grandes assemblées, abords et résidences ordinaires des dames, et l'autre, pour de mesmes y avoir appelle, installé et arresté une si grande affluance de gens d'Église... » Brantôme le défend sur ces deux points, mais c'est le premier qui lui tient le plus au cœur ; son apologie est fort curieuse et nous donne une idée très exacte du sens moral qui régnait à la cour. Avant François I", dit-il, Anne de Bretagne seule avait commencé « à faire sa court des dames plus grande, et sans elle le roy son mary ne s'en fût guères soucié. Mais le roy François, venant à son règne, considérant que toute la décoration d'une court estoit des dames, l'en voulut peupler plus que

de la coustume ancienne Certainement, si le roi

avoit introduit et planté une convocation et habita- tion de courtisanes, comme Héliogabale à Rome près de son siège impérial, il seroit à blasmer, mais ce n'estoient que dames de maison, des damoiselles de réputation, qui paressoient en sa court comme déesses au ciel. Que si elles favorisoient quelquesfois (je dis aucunes) leurs amans et serviteurs, quel blasme en


236 BRANTÔME

pouvoit avoir le roy, puisque, sans user de force et de violence, il laissoit à chacune garder sa garnison, dans laquelle, si aucun entroit, il n'en pouvoit mais^? »

Il ajoute une comparaison qui n'est guère flatteuse pour ces dames de maison et ces demoiselles de répu- tation. « N'estoit-il pas plus louable au roy de rece- voir une si honneste troupe de dames et damoyselles en sa court ou bien d'ensuivre les erres des anciens roys du temps passé qui admettoient dans leurs suites » les ignobles et dangereuses créatures soumises à l'au- torité absolue du roi des Ribauds, « tandis que nos dames, qui estoient très nettes et saines, au moins aucunes, ne gastoient ny rendoient les gentilshommes impotens,... dont puis après le roy n'en estoit d'eux mieux servy? Mais, disait le prince, s'il n'y eust eu que ces dames de court qui se fussent desbauchées, ce fust esté tout un ; mais elles donnoient tel exemple aux autres de la France que, se façonnans sur leurs habits, leurs grâces, leurs façons, leurs danses, leurs vies, elles se vouloient aussi façonner, aymer et paillarder ; vou- lans elles dire aussi par là : A la cour on s'habille ainsy , on danse ainsy, on y paillarde aussi ; nous en pouvons faire ainsy. » Ces judicieuses réflexions sur les conséquences fatales de la révolution apportée dans les mœurs de la nation ne manquent pas de provoquer les railleries de Brantôme. « Il sembleroit, dit-il, que, para vaut le règne du roy, il n'y eust eu des putains par toute la France, aussi bien des grandes, moyennes, petites que communes, et aussi bien en leurs pays et maisons qu'ailleurs^. » La clairvoyance du grand prince sur

1. T. m, p. 127, 128.

2. T. jn, p. 128, 129.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 237

l'influence néfaste de la cour ne l'avait pas trompé. Autorisée par les exemples d'un libertinage sans frein*, que donnèrent plus tard les princes, les princesses, les grands seigneurs, le haut clergé, la corruption gagna peu à peu toute la France, et la noblesse des campagnes, qui se laissa séduire à son tour, y perdit son orgueil- leuse liberté. « Ça esté de tout temps, » disait le célèbre agronome Olivier de Serres, « l'humeur de la noblesse française d'habiter aux champs, n'allans aux villes que pour faire service au roy et pourvoir à leurs affaires pressées, ayant en tant de recommandation la liberté qu'il n'y a gentilhomme qui ne se conforme à l'avis de César, qui estoit d'aimer mieux estre le pre- mier au village que le second à Rome^. » — Écoutez à son tour Montaigne : « Veoyez, nous dit-il, aux pro- vinces esloingnées de la court, nommons Bretaigne, par exemple, le train, les subjects, les officiers, les occupations, le service et cérémonie d'un seigneur retiré et casanier, nourry entre ses valets, et veoyez aussi le vol de son imagination; il n'est rien plus royal : il oyt parler de son maistre une fois l'an, comme du roy de Perse, et ne le recognoist que par quelque vieux cousinage que son secrétaire tient en registre. A la vérité, nos loix sont libres assez, et le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme

1. Un trait entre mille : Au mois de mai 1577, la reine mère donna au château de Ghenonceau un banquet qui lui revint à près de cent mille francs, « où, dit L'Estoile, les dames les plus belles et honnestes de la cour, estant à moictié nues et aiant leurs cheveux espars comme espousées, furent employées à faire le service. »

2. Le Théâtre d'agriculture, conclusion, édition de Rouen, 1635, p. 905.


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françois à peine deux fois en sa vie. La subjection essentielle et effectuelle ne regarde, d'entre nous, que ceux qui s'y convient et qui aiment à s'honorer et enrichir par tel service ; car, qui se veut tapir en son foyer et sçait conduire sa maison sans querelle et sans procez, il est aussi libre que le duc de Venise, » et il finit par cette sentence de Sénèque : Paucos servitus, plures servitutem tenent * .

Les gentilshommes de province, attirés par l'appât des plaisirs que la cour offrait à tout venant, par l'es- poir de prendre part eux aussi aux grâces, aux faveurs, aux honneurs qu'ils voyaient distribuer à d'indignes favoris, désertèrent leurs châteaux et leur vie modeste, et ce changement d'habitude porta à leur indépendance un coup dont elle ne se releva jamais. Peu à peu on vit avec elle disparaître, pour ne plus les revoir, ces fiers caractères si communs au xvi® siècle, et qui rendent si attachante l'histoire de cette époque.

Brantôme, qui ne se souciait que du temps présent, n'a pas assez d'éloges pour célébrer cette cour de Catherine de Médicis avant ou après son veuvage. « Le monde, depuis qu'il est faict, n'avoit jamais rien vu de pareil. > Le nombre de femmes qu'elle traînait à sa suite dans ses voyages se montait d'ordinaire à plus de trois cents dames ou damoiselles, et les maréchaux et fourriers du roi affirmaient qu'elles tenaient tou- jours la moitié des logis, « ainsi que j'ay veu l'espace de trente-trois ans que j'ay pratiqué toujours la court^. »

1, Essais, liv. I, ch. 42.

2. T. Vil, p. 379. —A côté du luxe déployé dans ces voyages, il y avait parfois d'étranges misères. Au voyage de Lyon à Avi- gnon, en novembre 1574, l'argent vint tellement à manquer que


SA VIE ET SES ÉCRITS. 3189

Trois cents dames et demoiselles, et nécessairement un chiffre correspondant de cavaliers ! Le diable qui ne dort jamais, suivant un dicton du xvi® siècle, on juge à quels joyeux ébats il devait se livrer dans cette foule que l'oisiveté et l'ennui dévoraient et qui, comme ses princes, n'était retenue par aucun scrupule. On se figure sans peine quelles intrigues (trop souvent tra- giques) devaient se nouer et se dénouer dans un pareil milieu, où toutes les passions, l'amour, la haine, l'am- bition, la jalousie et les rivalités de chaque jour et de chaque heure pouvaient se donner libre carrière.

Quoiqu'il dise que la chambre de Catherine, où elle donnait des concerts « et qui n'estoit nullement fermée aux honnestes dames et honnestes gens, voire à tous et à toutes^, estoit tout le plaisir de la court, » son anti- chambre n'offrait pas moins de séduction aux chercheurs d'aventures : elle y « avoit ordinairement de fort belles et honnestes filles, avec lesquelles tous les jours on conversoit, on discouroit et divisoit^, tant sagement et tant modestement que l'on n'eust osé faire autre- ment ; car le gentilhomme qu'y failloit en estoit banny et menacé, et en crainte d'avoir pis, jusques à ce qu'elle luy pardonnoit et faisoit grâce, ainsi qu'elle y estoit propre et toute bonne de soy. »

En dépit de cette sévérité, il se jouait dans cette

« la pluspart des pages du roy, dit L'Estoile, se trouvèrent sans manteaux, estans contraints de les laisser en gage pour vivre par où ils passoient ; et, sans ung trésorier, nommé Lecomte, qui accommoda la roine mère de cinq mil frans, il ne lui fust demouré ni dame d'honneur ni damoiselle aucune pour la servir, comme estant réduitte en extrême nécessité. » (T. 1, p. 53.)

1. T. VU, p. 377.

2. Devisait.


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antichambre de bons tours, où éclataient souvent de vives querelles entre demoiselles et cavaliers^, dont les pauvres femmes étaient toujours les victimes ; voici l'une des plus plaisantes que nous raconte Brantôme avec sa verVe accoutumée. Un gentilhomme, nommé Gersay, croyait avoir à se venger d'une des filles de la reine; « un jour qu'elle estoit à l'après-dînée en la chambre de la reine, avec ses compagnes et gentils- hommes, comme alors la coustume estoit qu'on ne s'assioit autrement qu'enterre quand la reine y estoit, il prit entre les mains des pages et laquais un ballon de peau de bellier dont ils s'en jouoient à la basse- court (elle estoit fort grosse et enflée tout bellement) ; estant couché près d'elle, la coula entre la robbe et la Juppé de cette fille, et si doucement qu'elle ne s'en advisa jamais, sinon que, lorsque la reine se vint à se lever de sa chaire pour aller en son cabinet, cette fille, que je ne nommeray, se vint lever aussitost, et, en se levant tout devant la reyne, pousse si fort ceste balle bellinière, pellue, velue, qu'elle fit six ou sept bons joyeux, que vous eussiez dit qu'elle vouloit donner de soy-mesme du passe-temps à la compaignie sans qu'il luy coustast rien. Qui fut estonné? ce fut la fille, et la reine aussi, car c'estoit en belle place visible sans aucun obstacle. « Nostre-Dame! s'escria la reine, et « qu'est cela, m' amie, et que voulez-vous faire décela? » La pauvre fille, rougissant, à demy esplorée, se mit à dire qu'elle ne sçavoit que c'estoit, et que c'estoit quel- qu'un qui luy vouloit mal qui luy avoit fait ce meschant trait, et qu'elle pensoit que ce ne fust autre que Gersay.

1. Voy. t. IX, p. 485, 487.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 241

Luy, qui en avoit veu le commencement du jeu et des bonds, avoit passé la porte. On l'envoya quérir; mais ne voulut jamais venir, voyant la reine si colère, et niant pourtant le tout fort ferme. Si fallut-il que pour quelques jours il fuist sa coUère et du roy aussi ; et, sans qu'il estoit un des plus grands favoris du roy- dauphin, il fust esté en peine*. »

Quand l'absence des dames privait les gentilshommes de pareils divertissements, l'ennui les prenait très vite, a Bien souvant ay-je veu nos roys aller aux champs, aux villes et ailleurs, y demeurer et s'esbattre quelques jours, et n'y mener point les dames; mais nous estions si esbahis, si perdus, faschez, que, pour huict jours que nous faisions de séjour séparez d'elles et de leurs beaux yeux, ils nous paroissoient un an; et tousjours à souhaitter : « Quand serons-nous à la « court? » n'appellans la court bien souvent là où estoit le roy, mais où estoit la reyne et les dames. Ce n'est pas tout que d'y voir force princes, force grands capitaines, force gentilshommes et gens de conseil, et les ouyr parler de la guerre, de l'Estat, de la chasse, de jouer, de passer le temps : tous ces exer- cices ennuyent en peu de temps ; mais jamais on ne s'ennuye de converser avec les honnestes dames ^. »

La nullité intellectuelle de la plupart des gens de la cour frappait tous ceux qui n'y vivaient pas. « J'ay parfois apperceu, dit Montaigne, en aulcuns de nos jeunes courtisans qu'ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte, nous regardant comme gents de l'aultre

i. T. IX, p. 485. 2. T. m, p. 129.

I 16


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monde, avecques dédain ou pitié. Ostez-leur les entre- tiens des mystères de la court, ils sont hors de leur gibbier ; aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eulx^. »

Brantôme préférait à tout la chambre et l'anti- chambre de la reine, et il faut voir avec quel enthou- siasme il en parle. « Sa compagnie et sa court estoit un vray paradis du monde et escolle de toute honnes- teté, de vertu, l'ornement de la France, ainsi que le sçavoient bien dire les estrangiers quand ils y venoient ; car ils y estoient très bien receus, et commandement exprès à ses dames et filles de se parer, lors de leur venue, qu'elles paroissoient déesses, et les entretenir sans s'amuser ailleurs ; autrement elles estoient bien tancées d'elle et en avoient bien la réprimande^. »

Il revient plus d'une fois sur cette belle école de « toute honnesteté et de vertu » qu'il connaissait à fond et dont plus d'une écolière doit figurer dans le deuxième livre des Dames; il est plaisant de voir avec quelle con- fiance il proteste contre les méchants bruits qui circu- laient dans le public : « Or il faut que je die une mau- vaise opinion que plusieurs ont eue et ont encores de la cour de nos rois : que les filles et femmes y bron- chent fort, voir coustumièrement ; en quoy bien sou- vent sont-ils trompez, car il y en a de très chastes, honnestes et vertueuses, voire plus qu'ailleurs, et la vertu y habite aussi bien, voire mieux qu'en tous autres lieux, que l'on doit fort priser pour estre bien à preuve^. »

1. Essais, liv. III, ch. ix.

2. T. Vn, p. 377.

3. T. IX, p. 181. — A preuve, à l'épreuve.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2i43

Jeanne d'Albret ne partageait pas cet optimisme. Se trouvant à la cour en mars 1 572i pour les négo- ciations du mariage de son fils, elle écrivait à celui- ci : « Madame (Marguerite de Valois) est belle et bien avisée et de bonne grâce, mais nourrie en la plus maudite et corrompue compagnie qui fût jamais ; car je n'en vois point qui ne s'en sente... Voilà pourquoi je désire vous marier et que vous et votre femme vous vous retiriez de cette corruption, car, encore que je la croyois bien grande, je la trouve encore davantage. Ce ne sont pas les hommes ici qui prient les femmes, ce sont les femmes qui prient les hommes ; si vous y étiez, vous n'en échapperiez jamais sans une grande grâce de Dieu ^ » On sait à quel point cette grande grâce de Dieu tant désirée par sa mère a toujours fait défaut à Henri de Navarre,

Cette lettre, écrite peu de temps avant la mort de Jeanne, ne donne qu'une faible idée de l'immoralité sans frein qui régnait alors à la cour et qui, sous Henri HI, dépassa toutes les bornes. On a déjà pu en juger par ce que nous avons dit du festin donné à son fils par Catherine de Médicis^. J'aurais pu ajouter bien d'autres anecdotes, racontées par Brantôme et les contemporains, mais je serai très bref, quoique je n'aie plus à craindre un foudroyant réquisitoire comme celui du fameux avocat général M. de Broë, qui, il y a soixante- treize ans, parvint à faire condamner à deux mois de prison Paul-Louis Courier, pour avoir, dans son Simple Discours, « offensé la morale publique en imputant l'immoralité la plus profonde, les dépor-

1. Le Laboureur, Additions aux Mém. de Gastelnau, t. I, p. 850.

2. Voy. p. 237, note 1.


^44 BRANTÔME

tements les plus affreux aux ancêtres du jeune prince (le duc de Bordeaux), aux rois qui ont régné sur nos aïeux ^. j> Brantôme aurait ri de bon cœur de cette imputation. Aujourd'hui, c'est un lieu commun que de parler de la profonde corruption de la cour des Valois, où tout le monde s'étudiait à pratiquer ce qu'on avait appelé la Philosophie de France^. Je n'in- sisterai pas sur l'effroyable débordement de mœurs qu'il nous raconte sans le moindre scrupule, sans le moindre blâme, et que viennent malheureusement confirmer tous les écrivains du temps.

La dépravation commençait de bonne heure chez les jeunes filles; comment s'en étonner? Voici à quels spectacles on les conviait : « Il me souvient, dit Brantôme, qu'une fois le roy Henri II estant à Sainct- Germain-en-Laye sur le mois d'aoust et de septembre, il luy prit envie d'aller le soir voir les cerfs en leurs ruths en cette belle forest de Sainct- Germain, et menoit des princes ses plus grands famihers, et aucunes grandes dames et filles que je dirois bien. 11 y en eut quelqu'un qui en voulut causer et dire que cela ne sentoit point sa femme de bien ny chaste d'al- ler voir de telles amours et tels ruths de bestes, d'au- tant que l'appétit de Vénus les en eschauffoit davan- tage, à telle imitation et telle veue, si bien que... (ici des mots trop crus pour que nous les reproduisions) . Le roy le sceut, et les princes et dames qui l'y avoyent

1. Voy. l'Annuaire de Lesur, année 1821, Chronique, p. 742.

2. « L'amour, » écrit un grammairien réformateur, « qui a été tout un tans démené entre les Françoes à l'anvi, de tele sorte qu'à bon droet on l'a pu apeler la Filosofie de France. » (J. Pele- tier du Mans, Dialogue de l'ortografé e prononciacion françoese, p. 5. A Lyon, par Jean de Tournes, MDLV, in-8°.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 245

accompagné. Asseurez-vous que, si le gentilhomme n'eust sitost escampé, il estoit très mal; et ne parut à la cour qu'après sa mort et son régnée »

Le duc d'Anjou avait acheté d'un orfèvre « une très belle coupe d'argent doré, comme pour un chef- d'œuvre et grand spéciauté (curiosité), la mieux éla- bourée, gravée et sigillée (ciselée) qu'il estoit possible de voir, où estoyent taillées bien gentilement et sub- tillement au burin plusieurs figures de l'Arétin, de l'homme et de la femme... J'ay veu souvent ladicte coupe et son dedans, et non sans rire... Cette coupe estoit l'honneur du buffet de ce prince ; car, comme j'ay dit, elle estoit très belle et riche d'art, et agréable à voir au dedans et au dehors. Quand ce prince festi- noit les dames et filles de la cour, comme souvent il les convioit, ses sommeliers ne failloyent jamais, par son commandement, de leur bailler à boire dedans ; et celles qui ne l'avoyent jamais veue, ou en buvant ou après, les unes demeuroient estonnées et ne sça- voient que dire là-dessus ; aucunes demeuroient hon- teuses et la couleur leur sautoit au visage... Cent mille brocards et sornettes sur ce subject s'entredon- noient les gentilshommes et dames ainsi à table, comme j'ay veu, que c'estoit une très plaisante gausserie et chose à voir et ouïr; mais surtout, à mon gré, le plus et meilleur estoit à contempler ces filles innocentes, ou qui feignoient l'estre, et autres dames nouvellement venues, à tenir leur mine froide, riant du bout du nez et des lèvres, ou à se contraindre et faire des hypo- crites... Et notez que, quand elles eussent deu mourir

l.T. IX, p. 492.


246 BRANTÔME

de soif, les sommelliers n'eusent osé leur donner à boire en une autre coupe ny verre*. »

Si la coupe du duc d'Anjou circulait librement parmi ses convives, les livres obscènes ornés de figures^ cir- culaient avec la même liberté dans le public, qui les recherchait avidement; et Henri IV, à qui sa gaieté naturelle enlevait toute retenue, même vis-à-vis de son fils enfant^, donnait l'exemple à sa cour en achetant publiquement à la foire de Saint-Germain, d'un Hollan- dais, « six petits tableaux des figures de l'Arétin, qu'il monstroit en riant à M. de Montpensier et autres sein- gneurs estant près sa personne^. »

Ajoutons ce trait emprunté à Ambroise Paré. Dans sa Responce aux calomnies d'aucuns médecins et chi- rurgiens touchant ses œuvres, il se défend du reproche qu'on lui avoit adressé d'avoir parlé de certain vice féminin fort répandu, en donnant pour raison qu'il en est question dans le livre des Facéties de Pogge, traduit en français et imprimé avec permission^, « qui est ordinairement entre les mains de demoiselles. »

1. T. IX, p. 45 et suiv.

2. Voy. t. IX, p. 506, l'histoire d'un livre contenant les repré- sentations de « trente-deux dames grandes et moyennes de la cour, peintes au naturel, couchées et se jouant avec leurs servi- teurs, peints de même et au naïf...; et ces trente-deux dames représentoient plus de sept-vingt figures de celles de l'Arétin, toutes diverses. » Ce livre, « tout enluminé, » avait coûté de huit à neuf cents écus et été donné à sa maîtresse par un gentil- homme « que j'ay ouy nommer et cogneu, » dit Brantôme.

3. Voy. entre autres le Journal de Hérouard, médecin du roi, t. I, p. 267, note.

4. Journal de L'Estoile, 6 février 1602.

5. Ambroise Paré d'après de nouveaux documents, par le D"" Le Paulmier, 1885, in-8«, p. 229. — Cinquante ou soixante ans plus tard, M"e de Sillery, nièce du duc de la Rochefoucauld, lisait les


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2i47

Qu'on ne soit donc pas surpris que Montaigne ait pu écrire ce qui suit : « Que les femmes se dispensent un peu de la cérémonie, qu'elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu'enfants au prix d'elles en cette science. Oyez leur représenter nos poursuites et nos entretiens : elles vous font bien çognoistre que nous ne leur apportons rien qu'elles n'ayent sceu et digéré sans nous... Mon aureille se rencontra un jour en lieu où elle pouvoit desrobber aulcun des discours faits entre elles sans soupeçons; que ne puis-je le dire? Nostre-Dame (feis-je) ! Allons à cette heure estudier des phrases d'Amadis et des registres de Boccace et de l'Arétin pour faire les habiles; nous employons vrayment bien nostre temps! Il n'est ny parole, ny exemple, ny desmarche qu'elles ne sachent mieulx que nos livres*. »

Au XVI® siècle, le sentiment de la pudeur semble être inconnu : « Il y avoit à la cour une fort belle et honneste dame de bonne maison, fort aimée d'un gentilhomme de bonne maison aussi, et qui n'estoit point des plus impertinens (c'était évidemment Brantôme), qui la servit longtemps et se plaisoit fort à contempler sa beauté, car elle l'estoit extrême en visage et en sa taille, qui estoit très riche, mais rien que cela ne pouvoit-il veoir... Enfin, un jour la fortune, qui ayde souvent aux pauvres amoureux, luy fust si favorable qu'ainsi que la dame prenoit à son cou-

Gontes de La Fontaine et se plaignait au poète qu'elle les trouvait obscurs, ce à quoi le poète répondait malicieusement : «... Les beaux esprits N'entendent pas toute chose. »

(Fable 13 du liv. VIIL) 1. Essais, liv. III, ch. v.


248 BRANTÔME

cher sa chemise derrière le rideau de son lict et que l'une de ses femmes la luy donnoit, se présenta sur ledict rideau une grosse hyraigne (araignée), si hydeuse que rien plus. La dame, qui rien au monde ne craignoit tant de tous les animaux que celluy-là, comme certes il est hydeux, et qui plustost se fust jettée dans le feu que de l'attendre à venir à soy, sort de dessus son lict et de derrière sa courtine, sans autrement songer en soy (et possible le fist-elle à poste, comme il est vray^), ny en Testât où il estoit, toute esperdue s'en vint auprès de ce gentilhomme à demy-nue, affin de l'en garantir ; à luy, bien estonné d'un tel effroy , elle luy dict l'occasion de cette hyraigne, qui sçavoit bien la hayne qu'elle luy (à l'araignée) portoit. Mais il ne fut point sot et ne courut pas à tuer l'hyraigne, n'estant pas là pour ung Hercule à faire mourir les bestes, laissant cela à ses femmes, où il ne veoit rien que beau et digne d'estre aymé et souhaitté. Mais le pis fust qu'il n'en heust autre chose que ceste belle contemplation^. »

Lorsque Marie Stuart s'en retourna en Ecosse, ses femmes de chambre étant par suite du mal de mer incapables de la servir, elle dut recourir à l'un de ses trois oncles qui l'accompagnaient (le grand prieur François de Lorraine, Claude, duc d'Aumale, et René, marquis d'Elbeuf). « Le bonheur fut pour luy qu'il fallut qu'il la couchast et levast; mais, en la couchant et levant, la chaussant et deschaussant, il en devint si amoureux qu'il s'en cuida désespérer, encor qu'elle luy fust proche^. »

1. Cette parenthèse a été ajoutée en marge par Brantôme.

2. T. Vm, p. 197.

3. T. IX, p. 310.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 249

C'étaient en effet des hommes qui couchaient, levaient et chaussaient les femmes. « J'ay ouy parler d'une belle et honneste dame. . ., laquelle se faisant un jour tirer sa chausse à son vallet de chambre, elle luy demanda s'il n'entroit point pour cela en ruth, tentation et concu- piscence... Le vallet, pensant bien dire, pour le res- pect qu'il luy portoit, luy respondit que non. » Il eut pour récompense un grand soufflet et son congé ^.

Vers la fin du règne de Henri II, il se fit chez les hommes et les femmes une singulière interversion signalée avec vivacité par l'évéque de Valence, Jean de Montluc, dans un curieux sermon dont il me semble qu'on n'a point encore fait usage : « Nous avons veu de nostre temps, dit-il, que la jeunesse estoit tant effé- minée que plusieurs ont essayé de contrefaire leur voix naturelle pour parler plus doulcement et ont usé de friseures de cheveux, de pendants d'oreilles, de bagues, de bracelets et autres affiquetz pour tesmoi- gner le desplaisir qu'ilz avoient de n'avoir esté femme ; et par ce moien cuidoient estre aggréables à celles qu'ilz avoient envie de servir. Les femmes, de l'autre costé, se sont emparées des accoultremens des hommes, et, sans aucun respect du nom de chrestiennes qu'elles portent, usent de toutes façons d'habillemens pour se contrefaire et se montrer autres que Dieu ne les a faittes; les fards, les cheveux frisez, la superfluité d'habillemens, de doreures, de chaines, de bagues, les remuemens des yeux attractifz et décevans, la conte- nance mignarde et par trop délicate et autres inven- tions que le diable a forgées^... »

l.T. IX, p. 308.

2. Sermons de l'évéque de Valence, 1561, petit iii'S», p. 349.


2150 BRANTÔME

Ce fut Marguerite qui, je ne dis pas inventa, mais introduisit à la cour et à la ville cette mode indécente de découvrir sa gorge. Dès 1577, L'Estoile écrivait : a Les dames et damoiselles semblent avoir appris la manière des soldats de ce temps, qui font parade de monstrer leurs poictrinals dorés et reluisans quand ils vont faire leurs monstres ; car, tout de mesme elles faisoient monstre de leurs seins et poictrines ouvertes et autres parties pectorales qui ont un perpétuel mou- vement, que ces bonnes dames faisoyent aller par compas ou mesure comme un orloge ou, pour mieux dire, comme les soufflets des maréchaux, lesquels allument le feu pour servir à leur forge. » « Le 9 mars 1610, dit-il encore, le prédicateur de Nostre-Dame, qu'on apeloit Suffrin, jésuite, estant tumbé en son ser- mon sur les dissolutions et lascivetés des femmes, dit qu'il n'y avoit aujourd'hui si petite coquette à Paris qui ne monstrast ses tétons, prenant exemple sur la roine Marguerite. Puis, comme s'il en eust voulu rete- nir le mot,... s'estant un peu arresté pour se recou- vrir, va dire qu'il n'entendoit taxer ^ la roine Mar- guerite; que beaucoup de choses estoient permises aux roines qui estoient défendues aux autres^. » Les flatteurs ne manquaient pas autour de Marguerite et ne reculaient pas devant les allusions les plus impies : « Au mois de décembre 1609, raconte L'Es- toile, un petit carme qui prèchoit les Avents à Saint- Berthélemy, ayant comparé les tétins de la reine Mar-

1. Taxer, blâmer.

2. Journal, juin 1577. — Cette mode avait gagné jusqu'aux servantes des bourgeois au xvn« siècle, et je n'ai pas besoin de rappeler ici le piquant dialogue du Tartuffe et de Dorine.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 251

guérite aux mamelles de la Vierge Marie, la princesse en fut si touchée qu'elle lui fit don de cinquante bonnes pistoles. Un autre, qui dut aussi être bien payé, avoit trouvé dans le nom de Marguerite de Valois l'ana- gramme suivante : Salve, Virgo, mater Dei^. »

Ajoutons un fait qui peut donner une idée du degré de bassesse auquel la flatterie pouvait des- cendre de la part d'un magistrat. Au moment où le mépris et la haine contre Henri III étaient poussés au dernier point à Paris, on entendit, le 11 janvier 1 588, lors de la réception au Parlement du duc d'Éper- non comme amiral de France, Faye, avocat du roi, appeler ce prince « le saint des saints, disant qu'il méritoit d'estre canonizé autant ou plus qu'aucun autre de ses prédécesseurs rois de France que nous adorons pour saints 2. »

En lisant cet impudent panégyrique d'un monarque souillé de crimes et de débauches, mais qui ne cessait de faire des processions et d'introduire de nouvelles confréries, on ne peut s'empêcher de penser à ce que raconte Plutarque : Diogène ayant entendu un jour réciter les vers de Sophocle sur les mystères (d'Eleusis), vers qui avaient rempli d'inquiétude les cœurs de milliers d'hommes, en proclamant que seuls ceux qui y auraient participé seraient heureux dans l'autre vie, tandis que les autres y endureraient tous les maux, il s'écria : « Que dis-tu? Le voleur Pataccion aura-t-il là-bas plus heureuse condition qu'Épaminon- das, seulement parce qu'il aura été initié à ces mys- tères^? »

1. Journal, décembre 1609.

2. L'Estoile, Journal, janvier 1588.

3. Œuvres morales, édition Didot, t. I, p. 25,


SiSSi BRANTÔME

On comprend, d'après ce qui précède, quels attraits une pareille cour, où tous les libertinages étaient encouragés, où se donnaient des fêtes magni- fiques, offrait à la noblesse française ou étrangère, et l'on ne doit pas s'étonner de l'enthousiasme avec lequel Brantôme en parle : « Ceux qui ont veu toutes ces choses comme moy en sentent encore l'âme ravie comme moy... J'ay ouy conter, ajoute-t-il, que nostre roy d'aujourd'huy, quelques dix-huict mois après qu'il se vist un peu avant dans la fortune et espérance d'estre, un peu, roy assez universel, se mist un jour à discourir avec feu M. le mareschal de Biron des desseings et projects qu'il faisoit pour ung jour faire sa court planteureuse, belle, et du tout ressem- blable à celle que nostre dicte reyne entretenoit ; car alors elle estoit en son plus grand lustre et splandeur qu'elle fust jamais. M. le mareschal luy respondit : « Il n'est pas en vostre puissance, ny de roy qui vien- « dra jamais, si ce n'est que vous fissiez tant avec Dieu « qu'il vous fist ressusciter la reyne mère pour la vous « ramener telle. » Mais ce n'estoit pas cela que le roy demandoit, car il n'avoit rien, lorsqu'elle mourut, qu'il hayssoit tant qu'elle, et sans subject pourtant, comme j'ay peu veoir; mais, ajoute-t-il malicieuse- ment, il le doibt sçavoir mieux que moy. »

Pour apprécier comme il convient certaines expres- sions de Brantôme, qui ont perdu aujourd'hui la signification qu'elles avaient autrefois, il est néces- saire de les bien préciser. Il y en a une surtout qui prête fort à la raillerie, quand il appelle honnêtes et vertueuses certaines dames dont il nous raconte les fredaines. Le mot vertu, indépendamment de


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2!53

la seule signification qu'il a aujourd'hui quand il s'agit des personnes, était pris dans l'acception du latin virtus, que nous lui gardons encore lorsque nous parlons de la vertu de plantes, de remèdes, etc. L'adjectif vertueux avait la plupart du temps le même sens. Ainsi je lis, dans une lettre iné- dite du 3 juin 1614, de Besly à Dupuy : « Du reste, n'estimez pas que ce bois-là, pour estre sec, en soit moins puissant et vertueux^. » Quant au mot honnête, il avait uniquement, qu'il s'agît d'hommes ou de femmes, le sens de bien élevé, de bonne et aimable compagnie, de bonne humeur, qu'il a conservé jusqu'à la fin du dernier siècle. « Si ma santé me rid, dit Montaigne, et la clarté d'un beau jour, me voilà honneste homme; si j'ai un cor qui me presse l'orteil, me voilà renfrongné^ »

Nous n'avons parlé jusqu'ici que des dames, dont la présence donnait à cette cour, où pour y vivre il fallait être aveugle, muet et sourd ^, ce charme

1. Bibl. de l'Institut, coll. Godefroy, n» 267.

2. Essais, liv. lU, ch. ix, liv. II, ch. xii. — « La civilité fait partie de la morale, dit l'abbé Fleury ; il ne suffit pas de garder les devoirs essentiels de la probité, qui font l'homme de bien, il faut aussi garder ceux de la société, qui font l'honnête homme. » (Traité du choix des études, 1687, ch. xvin : Civilité; Politesse.)

3. « Que me sert-il, » disait Baïf :

€ Que me sert-il que je suyve

Les princes et que je vive.

Aveugle, muet et sourd,

Si, après tant de services,

Je n'y gaigne que les vices

Et les bons jours de la court? » (Discours sur les louanges de la vertu, éd. Marty-Laveaux , 1867, t. n, p. 38.)


254 BRANTÔME

attrayant que célèbre Brantôme, mais près d'elles on voyait figurer une troupe brillante de gentilshommes dont l'élégance faisait l'admiration des étrangers. « Les gentilshommes de France, » disait Polonius à son fils Laërte, « montrent dans leur mise un goût exquis et le tact le plus judicieux^. » Montaigne toutefois faisait bien quelques réserves quand il nous parle de « cette desbauche qui se veoid en nostre jeunesse, au port de leurs vestements ; un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu qui représente une fierté dédaigneuse^. » Et ailleurs, après avoir dit que le reste de la France prend pour règle la règle de la cour, il demande aux rois de réformer bien des choses dans le costume : « Qu'ils se des- plaisent de cette vilaine chaussure qui montre si à des- couvert nos membres occultes ; ce lourd grossissement de pourpoincts qui nous faict tous aultres que nous ne sommes, si incommode à s'armer, ces longues traces de poil, efféminées..., et qu'un gentilhomme se trouve en lieu de respect sans espée à son costé, tout esbraillé et destaché, comme s'il venoit de la garde- robbe...^. »

Voici maintenant le portrait d'un galant, tracé par un gentilhomme de province, probablement quelque peu jaloux de la noblesse de cour^ : « Monsieur du Muguet, courtisan, nous dit-il, ne penseroit pas estre bien venu s'il ne contrefaisoit sa grâce, remaschant

1. Shakespeare, Hamlet, acte I, se. m.

2. Essais, liv. I, ch. xxv.

3. Ibid., ch. xLiii.

4. Les Dialogues de feu Jacques Tahureau, gentilhomme du Mans. Lyon, 1602, in-8», p. 79-80.


I


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2155

bravement le petit festu parmy sa bouche, tenant son bonnet d'une main sur le genou, quelquefois des deux au derrière de soy, avecques une teste mal arrestée et une voix contrefaite. Et, ainsi s'escar mouchant , il badinera plus de tours au-devant de Madamoiselle que ne feroit un chien de basteleur pour son maistre. Je ne dis pas que, s'il se vouloit essuyer le front avec- ques le mouchoir ouvré, ou frapper sa botine d'une petite baguette, que cela ne luy aidast fort à asseurer sa grâce, et qu'une perruque, non pas tressée à la Ludovique (car la mode n'en est plus), mais brave- ment rehaussée à la Fortune , et subtilement frisée avecq' artifice, ne le fist trouver plus gaillard envers les dames, jointe aussi qu'elle ne fust point du XXII pseaume de David, c'est-à-dire confite en huile d'olif^ J>

Il faut le dire, cette foule de courtisans n'avait guère d'autre vertu qu'une vaillance à toute épreuve. « En un siècle fort dépravé, comme est le nostre, dit un contemporain, on est estimé homme de bien à bon marché. Mes que^ vous ne soiez qu'un peu bougre, parricide et athée, vous ne laissez de passer pour un homme d'honneur. » A cette énumération il aurait pu ajouter les mots de meurtrier et d'assassin. C'est qu'en effet, à cette époque, si l'on ne tenait guère à sa propre vie, on tenait encore moins, bien entendu, à celle des autres, et, parmi ces gens d'épée si braves, bon nombre avaient sur la conscience (ce qui du reste ne les gênait guère) ce que Brantôme appelle

4. « Impinguasti in oleo caput meum. i (Ps. xxn, vers 5.) 2. Mes que, pourvu que.


256 BRANTÔME

gentiment « quelque petite jeunesse d'un meurtre*. » Un meurtre ou un assassinat, s'il était exécuté avec audace et succès, avait toujours son approbation^, et c'est là que se fît sentir dans nos mœurs l'influence néfaste de l'Italie, de la graine de Florence, comme disait le peuple, de Catherine de Médicis, de cette femme sans scrupule qui ne démentait pas le sang dont elle était sortie^. C'est à la protection qu'elle, ses fils et les grands accordaient aux meurtriers, à qui souvent ils avaient mis en main le poignard, l'arque- buse ou le pistolet, c'est aux affreux massacres de la Saint-Barthélémy, qui avaient aboli le sens moral de la nation et jeté dans le monde des légions d'assassins, qu'il faut attribuer cette multitude de meurtres, de duels sans loyauté*, presque toujours impunis, qui, pendant plus de cinquante ans, ont rempli de sang nos annales.

Cum tanta sit gladiorum impunitas ! aurait pu dire

1. T. I, p. 309.

2. Voy. plus loin. — Pas seulement pour le temps présent, mais aussi pour le temps passé. A propos de l'assassinat de Louis, duc d'Orléans, par Jean Sans-Peur, il se borne à dire : a II fit le coup en fort habile et sage mondain. » (T. IX, p. 474.)

3. On sait qu'en 1562 le grand-duc Gosme de Médicis avait poignardé lui-même son fils Garcia, qui, dans une partie de chasse, avait assassiné son frère aîné, le cardinal Jean. Aussi, en décembre 1585, au moment de la brouille du duc d'Alençon avec la cour, le valet qui servait à boire au prince ayant oublié de faire l'essai du vin, le bruit courut aussitôt que le vin était empoisonné, et la reine mère fut obUgée, tant sa réputation était bonne, de protester contre l'accusation d'avoir voulu se débarrasser de son fils.

4. Pour qualifier ces duels qui étaient de véritables assassinats, on se servait d'un euphémisme ; on disait du vainqueur qu'il avait tué assez mal son adversaire. (T. VIII, p. 13.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 257

Cicéron. Le meurtre impuni appelait le meurtre, et à l'époque où le droit de vengeance, « cette sorte de jus- tice sauvage, » suivant l'expression de Bacon \ semblait être reconnu par tout le monde, Montaigne pouvait dire : « C'est une doulce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle 2. » Brantôme ne laisse pas échapper une occasion de faire l'éloge des vengeurs. Ainsi il se plaint que l'assassinat de Henri de Guise n'ait pas été vengé, tandis que lui, « ce brave filz, se vengea comme il falloit de tout à la Saint-Barthé- lémy^. » Ailleurs, il déplore la mort du fils aîné de M. de Mouy, qui venait de venger sur Maurevert la mort de son père, lâchement assassiné par lui, et qui, après le combat, fut aussi lâchement assassiné par un des satellites du tueur du roi. « Il n'eut le loysir du fruit de la vengeance, sinon que la gloire luy en demeura immortelle après sa mort*. »

La vengeance d'un meurtre même involontaire était considérée comme légale, si bien que très souvent l'assassinat restait impuni, tandis que l'homicide par imprudence était châtié. On sait quelle haine Catherine avait vouée à Montgommery. Quand il fut pris à Dom- front et amené à Paris, elle montra une joie féroce. Elle voulut assister à son supplice « et fust à la fin vengée, dit L'Estoile, comme dès longtemps elle dési- roit, de la mort du. feu roy Henry, son mary, encore qu'il n'en peust mais. »

1. F. Bacon, Sermones fidèles, IV, De vindicta. Œuvres philo- sophiques, éd. Douillet, 1835, t. III, p. 224.

2. Essais, liv. III, ch. rv.

3. T. IV, p. 260.

4. T. VII, p. 254.

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Donnons quelques exemples de cette impunité dont nous venons de parler. C'était sous Henri II (1557). Un sieur de Théville, qui avait déjà commis trois homicides et obtenu pour ces trois crimes trois lettres de rémission, s'avisa d'en commettre un quatrième. Il fut pour la quatrième fois condamné à mort. Le roi, cédant aux sollicitations des amis du condamné, allait encore une fois lui accorder sa grâce, mais les remon- trances du Parlement furent telles qu'il se décida à laisser libre cours à la justice*.

Pendant le séjour de Charles IX à Bordeaux, on avait arrêté le baron de Bournazel pour avoir tué « par grande supercherie un gentilhomme de son pays de Gascogne, nommé La Tour. La veuve en poursuivit si vivement la punition qu'on se donna la garde que les nouvelles vindrent en la chambre du roy et de la reine qu'on alloit trancher la teste audit baron. Les gentilshommes et dames soudain s'esmeurent, et travailla-on fort pour luy sauver la vie. On en pria par deux fois le roy et la reyne de luy donner grâce. » Enfin, malgré l'opposition du chancelier de l'Hospital, elle fut accordée au duc de Nemours, qui s'était jeté aux pieds de la reine. Un capitaine alla quérir le condamné en prison et arriva au moment où il en sortait pour être conduit au supplice. « Il fut sauvé, niais avec une telle peur qu'à jamais elle demeura empreinte sur son visage et oncques puis ne peut recouvrer couleur, comme j'ay veu. » Le lendemain, la veuve de l'assas- siné vint à son tour se jeter aux pieds du roi au

1. Registres mss. du Parlement, à la bibl. de l'Institut.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 259

moment où il se rendait à la messe. « Elle luy pré- senta son fils, qui pouvoit avoir trois ou quatre ans, et luy dit : « Au moins. Sire, puisque vous avez < donqé la grâce au meurtrier du père de cet enfant, « je vous supplie la luy donner aussi dès cette heure, « pour quand il sera grand, il aura eu sa revanche et « tué ce malheureux. » Du depuis, à ce que j'ay ouy dire, la mère, tous les matins, venoit esveiller son enfant, et, en luy montrant la chemise sanglante qu'avoit son père quand il fut tué, elle luy disoit par trois fois : « Advise-la bien, et souvien-toy bien, quand « tu seras grand, de venger cecy; autrement je te « déshérite*. »

Après la paix qui mit fin à la première guerre civile, les protestants furent réintégrés dans les charges qu'ils occupaient avant les hostilités, et le frère de Goligny, Andelot, reprit sa charge de colonel de l'infante- rie française. Charles IX, ou, pour mieux dire, sa mère, créa alors la charge de mestre de camp d'un régi- ment français spécial pour la garde du roi et la donna à Gharry, qui ne tarda pas à entrer en démêlés avec Andelot. « Je ne vis jamais un plus gracieux homme de guerre que celui-là, » dit Brantôme, qui lui don- nait en vain de sages conseils de modération, qu'il n'écouta pas, « ce qui fut cause de sa mort; car, M. d' Andelot ne pouvant plus supporter ses bravades, Chastelier-Portaut, gentilhomme de Poitou, fort hon- neste et brave, qui suivoit M. l'amiral et estoit fort aymé de luy et de M. d' Andelot, prit l'occasion de tuer ledit Gharry, sur le subject que quelques années aupa-

1. T. IX, p. 443-444.


260 BRANTÔME

ravant ledict Gharry avoit tué, au siège de la Mirande, en appel, son frère aisné^... Un matin ^, ainsi que ledict Gharry partoit de son logis des Trois-Ghande- liers, en la rue de la Huchette, accompagné du capi- taine La Tourette et d'un autre, et passant sur le pont de Saint-Michel, Ghastelier, sortant de chez un armurier, accompaigné de ce brave Mouvans et d'un gentil soldat, qu'on appeloit Constantin, et autres, assaillit fort furieusement ledict Gharry et luy donna un grand coup d'espée dans le corps et la luy tortilla deux fois dans ledit corps, affin de faire la playe plus grande, et par ainsi tumba mort par terre avec La Tourette, que Mouvans et Constantin tuarent... Il ne faut point demander si la court fust esmeue de ce meurtre, et principallement la reyne, laquelle se û pourmenoit pour lors dans la salle du Louvre, avec M. l'admirai et autres du conseil; et, l'advertissement luy ayant esté donné, la reine se tourna soudain vers M. d'Andelot, qui estoit là près, qui^ luy dist qu'il l'avoit faict faire, à ce que l'on disoit, et qu'un soldat qui estoit à luy et à ses gages, qui s'appeloit Cons- tantin, avoit aydé à faire le coup. Soudain M. l'admi- rai et M. d'Andelot firent bonne mine; car de leur naturel ilz estoient si posez que malaisément se mou- voient-ilz; et à leurs visages jamais une subite ou changeante contenance les eust accusez. M. d'Andelot,


1. « Luy disoit mal à propos...; toutesfois, M. de Sansac, qui estoit lors lieutenant du roy en ceste place, assura qu'il avoit esté tué fort bien et sans supercherie. »

2. A la fin de l'année 1563, un jour de fête, dit de Thou (liv. XXXV).

3. Qui, la reine.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2l61

nyant le tout, fît un peu pourtant la mine d'estre esmeu et dist : « Madame, Constantin estoit ast' heure « ici et est entré dans la salle avec moy, » et fit sem- blant de le chercher et l'appeller luy-mesme, et quel- ques archers avec luy, par le commandement de la reyne, mais on ne le trouva point. Je vis tout cela... Et ne fut de ce meurtre autre chose, sinon force crie- ries, mutinemens et parolles des capitaines de ceste garde, qui ne firent jamais peur à M. d'Andelot, en ayant bien veu d'autres ; et aussi que rien ne se peut vériffîer ni prouver, tant la partie avoit esté bien con- duicte et avoit bien réussy, car tous les conjurateurs se sauvarent à grand' erre très bien, et nul ne peut estre attrappé, et n'en sentit-on rien que le vent ^ . » Henri IV, qui, pendant les vingt premières années de son règne, avait fait expédier sept mille grâces^, semble pourtant une fois s'être souvenu de l'éloquente parole de Jacques de Siily, comte de Rochefort, aux états d'Orléans : « La justice seule distingue les rois des tyrans, car les uns et les autres ont la même puis- sance. » Il s'excusa vis-à-vis du Parlement de la grâce accordée à deux condamnés à mort, au moyen d'une gasconnade, et d'une façon que la cour ne put guère lui en garder rancune. En mars 1595, deux

1. T. V, p. 341 et suiv. — Ghastelier-Portaut fut tué de sang- froid à la bataille de Jarnac. Ses complices et lui avaient été condamnés à mort par contumace.

2. « Ce monstre des querelles et duels, depuis vingt ans, a dévoré et fait mourir en France de sept à huict mil braves gen- tilshommes; car il se vérifiera, par les registres des chancelleries seulement, que, depuis l'avènement de nostre roy à la couronne jusques à la fin de l'an passé 1608, en ont esté scellées et expé- diées sept mil grâces. » (L'Estoile, Journal, 27 juin 1609.)


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gentilshommes de la Marche (Limousin*) avaient été condamnés par le Parlement à être décapités en Grève « pour un prodigieux assassinat perpétré par eux. » Henri IV, qu'ils avaient servi vaillamment, envoya ses capitaines des gardes La Force et Praslin au Palais pour empêcher l'exécution. Le premier président i'alla immédiatement trouver pour lui en faire des remontrances. « Aussitost que le roy l'avisa, il lui dit : « Monsieur le président, je sçai tout ce que vous « me voulez dire; je sçai qu'ils ont bien mérité la « mort et que ma court et vous leur avez fait justice. « Aussi est-ce une supplication que je vous fais, et « n'y veux point aller par autre forme, de me les vou- « loir donner, pour les grands et signalés services que « tous les deux m'ont fait. »

La justice, qui était si aveugle et si soumise quand il s'agissait de poursuivre un criminel d'un rang élevé ou favorisé des grands, et envoyait sans scrupule à la potence des enfants de treize ans^, était impitoyable quand il s'agissait des pauvres gens. Le maréchal de Gossé, prisonnier à la Bastille avec le maréchal de Montmorency sous l'inculpation de complot, disait : « Je ne sçay pas ce que M. de Montmorancy peut avoir faict, mais, quant à moy, je sçai bien que je n'ay rien faict pour estre prisonnier avec luy, sinon pour luy tenir compagnie quand on le fera mourir, et moy avec luy; qu'on me fera de mesmes que

1. Jj'Estoile^ Journal, mars 1595. — Il ajoute que ces deux vail- lants assassins descendaient du fameux Tristan l'Hermite et que de leur race il y en avait eu vingt-six qui tous avaient passé par les mains des bourreaux.

2. L'Estoile, 3 septembre J1578, 16 janvier 15^9.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 263

Ton fait bien souvent à de pauvres diables que Ton pend pour tenir compagnie seulement à leurs compagnons, encor qu'ilz n'aient rien mefiaict^. » Il n'y a rien d'exagéré dans cette boutade de Cossé sur la manière dont la justice se comportait vis-à-vis des « pauvres diables, > et une lamentable histoire racon- tée par Montaigne va nous l'apprendre : « Combien, dit-il, avons-nous descouvert d'innocents avoir esté punis, je dis sans la coulpe des juges!... Cecy est advenu de mon temps : certains sont condamnez à la mort pour un homicide ; l'arrest, sinon prononcé, au moins conclu et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis, par les officiers d'une cour subalterne voy- sine, qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advouent disertement^ cet homicide et apportent à tout ce faict une lumière indubitable. On délibère si pour- tant on doibt interrompre et différer l'exécution de l'arrêt donné contre les premiers; on considère la nouvelleté de l'exemple et sa conséquence pour accro- cher les jugements ; que la condamnation est juridi- quement passée, les juges privez de repentance. Somme, ces-pauvres diables sont consacrés^ aux for- mules de la justice... Combien ay-je veu de condam- nations plus criminelles que le crime^ ! »

J'ai hâte de quitter ces œuvres de sang ; je n'ajou- terai qu'un mot. Vers la fin de ce siècle sans pitié, deux voix s'élevèrent pour protester contre les cruau-

1. T. m, p. 362-363.

2. Disertement, d'une manière précise, du latin diserte.

3. Sacrifiés.

4. Essais, liv. III, ch. xiii.


264 BRANTÔME

tés dans les supplices. « En la justice mesme, dit Montaigne, tout ce qui est au delà de la mort me semble pure cruauté, et notamment à nous, qui deb- vrions avoir respect d'envoyer les âmes en bon estât ; ce qui ne se peult, les ayant agitées et désespérées par tormens insupportables. » L'autre voix, plus vibrante, est celle d'un soldat, « nourri dans la guerre aux horreurs du carnage, » Le Poulchre, seigneur de la Motte-Messemé^, gentilhomme de la chambre de Charles IX, chevalier de l'ordre (1568), qui avait combattu vaillamment dans les trois premières guerres civiles. « Je voudrois, dit-il, que l'on feist mille outrages au cadavre, selon l'énormité du meffect, mais, tandis qu'il est en vie, lui oster la vie tout simplement. . . Tirez à quatre chevaux vostre criminel, tenaillez-le, coupez-luy une main, rompez-le sur une roue, tout cela ne luy sert plus de rien pour son amandement, et cependant, vous qui vous dites chrestien, vous perdez, possible, son âme par la rage et le désespoir du mal que vous luy faites soufrir, là où vous devriés tendre à la luy envoyer nette devant celuy qui le reju- gera, et vous avec. Si c'est pour donner terreur et exemple à ceux qui assistent à l'exécution, l'on voit par ce qui en arrive tous les jours le peu de prouffit que l'on en tire... Je n'ayme point à me trouver aux exécutions que l'on faict; autant me déplaist-il quasi d'en parler, et voudrois que l'on n'eust jamais besoin d'en faire ^. » Qu'aurait pu dire de mieux un philo- sophe du xviif siècle, après le supplice de Damiens

1. Essais, liv. II, ch. xi.

2. Le Passeiemps de messire François Le Poulchre, seigneur de la


SA VIE ET SES ÉCRITS. 265

(1 757) , dont les bourreaux prolongèrent les tortures pendant près de quatre heures?

Un dernier mot pour montrer quelles singulières idées germaient dans certains milieux : les femmes mariées, sans parler des mauvais traitements qu'elles avaient à supporter de leurs maris, étaient expo- sées sans défense à leur haine et à leurs vengeances, motivées ou non. Les exemples de meurtres com- mis sur elles étaient assez nombreux pour qu'on agitât la question de savoir si les femmes qui soup- çonnaient leurs maris de vouloir attenter à leur vie n'avaient pas le droit ou, pour mieux dire, le devoir de les prévenir et de « les envoyer devant faire leur logis en l'autre monde. J'ay ouy maintenir qu'elles peuvent le faire, » dit Brantôme, et il appuie cette théorie sur des sentiments religieux qu'on ne s'atten- dait pas à voir invoquer en pareille circonstance : « Chacun doit être curieux de sa vie; et, puisque Dieu nous l'a donnée, la faut garder jusques à ce qu'il nous appelle par nostre mort. Autrement, sçachant bien leur mort et s'y aller précipiter, et ne la fuir quand elles le peuvent, c'est se tuer soy-même, chose que Dieu abhorre fort; par quoy c'est le meilleur de les envoyer en ambassade devant et en parer le coup^. »

Sous les dehors d'une courtoisie raffinée se cachaient souvent les mœurs les plus brutales, qui ne scandali- saient personne, et plus d'un gentilhomme ne se gênait pas pour mettre en pratique ce vieux dicton, qui sem-

Motte -Messemé , chevalier des ordres du roi, 2« éd., 1597, in-12, liv. II, p. 31, 32, 34. 1. T. IX, p. 76.


266 BRANTÔME

blait n'être fait que pour les individus des classes inférieures :

Qui bat sa femme, il la fait braire; Qui la rebat, il la fait taire.

Brantôme, parlant des veuves qui se remarient sot- tement : « Dieu, dit-il, permet qu'elles soient tant maltraictées et rossées comme il faut ; après, les voylà aux repentailles, mais il n'est plus temps*. » Et ail- leurs : « J'ay ouy parler d'une belle et honneste femme, à laquelle estant demandé une fois si elle avoit jamais fait son mary cocu, elle respondit : « Et pour- « quoy l'aurois-je fait, puisqu'il ne m'a jamais battue « ni menacée^? »

XVII. Les amis de Brantôme.

Si, au dire de Diodore de Sicile, le rigide législateur de Gatane, Charondas, frappait d'une forte amende ceux qui fréquentaient mauvaise compagnie^, le maître de Diogène, Antisthène, était d'une humeur plus accommodante. Suivant Diogène de Laërce, à ceux qui lui reprochaient de hanter méchante société, il se contentait de répondre que les médecins vivaient bien avec les malades^. C'est cette morale facile qu'il était impossible à un courtisan de ne pas mettre à chaque instant en pratique et qu'a suivie Brantôme ; dans une cour où les voleurs et les assassins vivaient familière-


1. T. IX, p. 674. Voy. t. IV, p. 80, t. IX, p. 21, H4, 674.

2. T. IX, p. H4.

3. Liv. Xn, ch. xii ; éd. Didot, t. I, p. 422.

4. Liv. VI, ch. i; éd. Didot, p. 155.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 267

ment avec les grands, forcément il avait des amis de toutes les paroisses. Tel est ce gentilhomme proven- çal, d'Anselme, qu'il appelle a son amy, gentil et habile^, » et que de Thou signale comme un homme hardi et scélérat. Tel est cet autre Provençal, Barthé- lémy, « qui l'aimoit fort... Il se disoit huguenot, mais quel refformé^! d Heureusement, il avait d'autres amis un peu plus respectables que ceux-ci, comme les deux frères de Montgommery, Corbozon et Lorges, « braves gentilshommes et de la religion ^ ; > le poète et vail- lant capitaine Maisonfleur, qui se fît tuer en duel par un de ses soldats^, et Beaulieu-Chastaigner, lieutenant du grand prieur François de Lorraine. Prisonnier en Sicile, sa captivité fut adoucie par l'amour des deux filles du gouverneur de la prison, qui, sans la moindre rivalité, furent à la fois ses maîtresses. « Certes, dit Brantôme, on ne scauroit assez louer ces deux bonnes filles espagnoles si charitables^. » Et ce gentilhomme, du Breuil, que Brantôme avait « nourri » et à qui il adressa une de ses meilleures pièces, un sonnet iro- nique que nous donnerons plus loin.

De ces nombreux personnages de la cour qu'il cite comme étant ses amis, il n'y en a guère que deux auxquels nous pourrions sans conteste donner le nom de vertueux : ce sont deux beaux-frères, tous deux zélés protestants. L'un est le gendre de Coligny,

1. T. V, p. 204.

2. T. VI, p. 181.

3. T. IV, p. 368.

4. Brantôme lui a adressé trois sonnets. (Voy. t. X, p. 418, 421, 474.)

5. T. IX, p. 164-165. — Brantôme lui a adressé un sonnet. (Voy. t. X, p. 415.)


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Charles de Théligny, « qui s'estoit rendu un si accom- ply jeune gentilhomme et en lettres et en armes que peu de sa volée y a-t-il eu qui l'ont surpassé. Il fut tué au massacre de la Saint-Barthellemy*, comme d'autres gens de bien dont ce fut grand dommage. Je le regrette comme mon frère; aussi Testions -nous d'alliance et de confédérations^. » Sa perte fut mal- heureuse pour Brantôme, car, d'après le sonnet que nous avons donné plus haut, on voit quelle heureuse influence il aurait pu exercer sur lui^.

L'autre est François de la Noue, dit Bras-de-fer, qui avait épousé la sœur de Théligny, Marguerite. Mon- taigne comptait parmi « les remarquables événements de son temps sa constance, bonté et doulceur de mœurs, » au milieu des guerres civiles, « vraye escholle de trahisons, d'inhumanité et de brigandage, où toujours il s'est nourry grand homme de guerre et très expérimenté'*. » « On ne se peut assez saouler de dire les biens, les vertus, les valeurs et les mérites qui estoient en luy, » dit Brantôme, qui était devenu son grand ami^. Leur liaison datait, je crois, du voyage qu'ils firent en si nombreuse compagnie pour conduire Marie Stuart en Ecosse. Au siège de la


1. « Théligny, qui, la veille de la Saint -Barthélémy, avoit menacé de coups de poignard ceux qui vouloyent faire soupçon- ner le bon roi (de l'attentat de Maurevert sur Goligny), ayant eschappé trois ou quatre maisons , fut tué sur les tuiles d'une fenestre par les gardes de Monsieur. » (Aubigné, Hist. univ., édi- tion de 1626, col. 546.)

2. T. II, p. 420-421.

3. Voy. plus haut, p. 135.

4. Essais, liv. Il, ch. xvii.

5. T. VII, p. 203.


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Rochelle, « la pluspart du temps ils couchoient en- semble. j> Cette intimité, qui était tellement connue que Henri III, revenu de Pologne, envoya de Lyon vers lui Brantôme, « pour ouvrir quelques propos de paix, > fut cimentée par un service signalé que lui rendit son ami : « Un soir, en se voulant retirer du Louvre fort tard, quelque temps avant qu'il allast en Flandres, l'ambassadeur d'Espagne, qui avoit bien sceu comment La Noue vouloit aller faire quelque chose qui ne valloit guières contre le roy son maistre, ayant dressé une fricassée et une partie pour le faire tuer, en allant de là l'eau au fauxbourg Sainct-Germain, en son logis, et luy, en ayant sceu l'avis très certain, il ne fut accompaigné d'aucuns que de moy et mes gens, encore qu'il eust là des amys ; mais ilz firent les sourds et recreus^ ; et le menay sain et seur en sondict logis delà l'eau, sans qu'on osast nous attaquer nullement, encor que nous trouvasmes quelques gens de ren- contre, qui n'estoient là pour bien faire-. »

Ceci se passait au moment où, appelé par le prince d'Orange et les États généraux, qui lui offraient le titre de maréchal-général du camp « avec de beaux partis et appoinctements, » La Noue se disposait à rentrer en Flandre. « M. d'Estrozze et moy le vismes partir de France ; et, sans M. d'Estrozze, je m'estois desbau- ché et résolu d'aller avec luy ; mais il me retint et me pria de n'y aller point. Que maudite soit l'heure que je le crus ! car je serois maintenant mort avec gloire ou je vivrois plus heureux que je ne suis. Ce n'est pas

1. Recreus, fatigués.

2. T. VII, p. 262.


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la première fois que mondict sieur d'Estrozze a retardé aucunes bonnes fortunes qui se sont présentées à moy ; mais je l'aymois tant qu'il disposoit de moy comme il vouloit^ » Strozzi avait eu raison, quoi qu'en dise Brantôme. Après de nombreux faits d'armes, le 10 mai 1580, La Noue fut pris à Ingelmunster par le marquis de Richebourg et livré aux Espagnols, qui lui firent subir une dure captivité, d'où il ne sortit qu'en 1585, grâce à l'intervention des ducs de Lor- raine et de Guise.

Brantôme aida tant qu'il put à sa délivrance. « Je puis me venter, dit-il, qu'il n'a pas eu un de ses amys qui Tayt plus servy durant sa prison, ny plus sollicité, ny pris mieux la parolle pour luy que moy, et n'en desplaise à feu M. d'Estrozze, son intime amy, qui n'en osa jamais parler au roy ny à autres grands comme moy^. » Quand La Noue, devenu libre, vint « pour faire la révérence au roy et luy parler des conditions de sa liberté, » il ne put voir son ami, alors absent de la cour ; « il ne me fit qu'envoyer de simples recommandations par M. du Préau, que j'ay nourry page, aujourd'huy gouverneur de Châtelleraud, et luy dit qu'il m'escriroit et me remercieroit des ser- vices que luy avois faicts en prison. » Mais là se bor- nèrent leurs relations, car il n'en entendit plus parler.

1. T. VII, p. 210.

2. Ibid., p. 261,263. « En ce temps, dit L'Estoile (1580), passèrent par Paris quelques courriers espagnols, auxquels Strozzi dit que, si le roy d'Espagne ou les siens faisoient à La Noue autre trai- tement que ne méritoit un brave gentilhomme et vrai prisonnier de guerre, il écorcheroit autant d'Espagnols qu'il en tomberoit entre ses mains. »


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€ Si faut-il que je l'excuse pourtant et que je die de luy qu'il ne luy faut imputer cette imperfection à défectuosité de cœur, car il n'en fut oncques un si noble et généreux^. »

C'est au voyage de Malte que Louis de Bérenger, seigneur du Guast, à la suite de M. de Brissac, avait connu Brantôme. Après la Saint-Barthélémy, où il s'était signalé comme grand massacreur, il le retrouva au siège de la Rochelle, où il fut grièvement blessé. Il était dès lors maistre de camp de la garde du duc d'Anjou et colonel général des troupes que ce prince devait emmener en Pologne. A son retour, le nouveau roi le chargea d'aller négocier son mariage avec Louise de Vaudémont. Il devint alors son grand favori, qu'il combla de richesses; « et il le méritoit bien, » dit Brantôme, dont il était fort aimé. « Il n'avoit guères de pareilz en toutes sortes de vertuz, de valeurs et perfections, ayant les armes et les lettres si communs ensemble avec luy que tous deux à l'envy le rendoient

1. Voyez dans le t. Vil (p. 203-265) le curieux Discours sur La Noue, A sçavoir à qui l'on est plus tenu ou à sa patrie, à son roy ou à son bienfaiteur. Guillaume-Robert de la Mark, duc de Bouillon, avait en mourant nommé son exécuteur testamentaire, et le tuteur de sa sœur Charlotte, La Noue, qui, malgré les obligations qu'il avait à la maison de Lorraine, n'hésita pas à défendre l'hé- ritage de sa pupille contre les prétentions du duc Charles U. L'examen de sa conduite est le sujet du Discours qui donne une idée de la persistance des idées féodales. Seulement, il ne s'agit plus des liens réguliers entre le suzerain et le vassal, mais de la chaîne beaucoup plus légère à porter de la reconnaissance et des obligations d'amitié d'un serviteur envers son maîtfe quel qu'il fût. De là les moqueries de Brantôme sur ceux qui sacrifiaient leur maître ou leur bienfaiteur « au sot scrupule de fidélité envers le roi » (t. VII, p. 24).


%^% BRANTÔME

admirable. Au reste, c'estoit le plus splendide, le plus magnifique et le plus libéral qu'on eust sceu voir^. » De plus, il avait une fierté de caractère qui n'est pas rare à cette époque. Il était beau-frère de Lesdiguières, et un jour Henri III insista près de lui pour qu'il l'engageât à quitter son parti : « M. du Gua me dist depuis qu'il fit la responce au roy : « Sire, je luy diray bien ou luy « escriray, puisque vous le commandez; mais, s'il me « demande conseil, je luy diray qu'il ad vise à son hon- « neur plus qu'à toutes choses du monde. Et, si son « honneur est trahir son party, qu'il le face. Mais il a est homme advisé, homme de bien, d'honneur et de « valeur; il sçait bien ce qu'il doit cognoistre. Je suis « son beau-frère ; je serois fort mary qu'il eust aucun « reproche'^. »

Aimant Brantôme comme il l'aimait, ils devaient pro- bablement festiner souvent ensemble, et celui-ci nous a parlé de deux dîners qu'il fit chez lui. Dans l'un, le poète Daurat conta, à la grande joie des assistants, V Histoire de la matrone d'Êphèse^. Voici ce qu'il nous dit de l'autre : « Feu M. du Gua, un des galants et parfaits gentilshommes du monde, me convia à la cour un jour d'aller disner avec luy. Il avoit assemblé une douzaine des plus sçavants de la cour, entr'autres M. l'évesque de Dol, de la maison d'Espinay en Bre- taigne, MM. de Ronsard, de Baïf, des Portes, d'Aubi- gny (ces deux sont encor envie, qui m'en pourroyent démentir) et d'autres desquels ne me souvient ; et n'y

1. T. V, p. 355.

2. T. V, p. 188.

3. T. IX, p. 562.


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avoit homme d'épée que M. du Gua et moy^ En devi- sant, durant le disner, de l'amour et des commoditez et incommoditez, plaisirs et desplaisirs, du bien et du mal qu'il apportoit en sa jouissance, après que chacun eut dit son opinion et de l'un et de l'autre, il conclud que le souverain bien de cette jouissance gisoit en la vengeance (contre le mari) , et pria un chacun de tous ces grands personnages d'en faire un quatrain im- promptu; ce qu'ils firent. Je les voudrois avoir pour les insérer icy, sur lesquels M. de Dol, qui disoit et escrivoit d'or, emporta le prix^. »

La faveur dont du Gua jouissait auprès du roi, « qui luy estoit bien due par ses vertuz, » croissait de jour en jour, et, au dire de Brantôme, il n'en faisait pas un mauvais usage ^, mais son orgueil et son arrogance, qui n'épargnaient ni hommes ni femmes, lui avaient attiré de nombreux ennemis, et il lui était arrivé de tenir sur la sœur du roi, Marguerite, « quelques pro- pos assez désadvantageux et assez bastans pour mettre le frère et la sœur en inimitié ou quelque picque. » Elle l'apprit et en conçut un ressentiment que rien ne put apaiser. Henri III, à son retour de Pologne, voulant les réconcilier, lui avait donné une lettre à

1. A cette époque, Aubigné n'était encore qu'écuyer du roi de Navarre et ne s'était signalé par aucun fait de guerre.

2. T. IX, p. 113.

3. « Il n'en abusoit point et estoit compaignon avec les com- paignons. Je l'ay veu faire des remonstrances au roy lorsqu'il luy voyoit faire quelque chose de travers ou qu'il oyoit dire de luy; mais c'estoit secrettement ; car ainsi faut parler en telles choses aux roys. Aussi le roy le trouvoit bon et s'en corrigeoit; si bien que l'on disoit que, tant que Le Gua a vescu, le roy, sa cour et son royaume s'en trouvoient bien. » (T. V, p. 356.)

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porter à sa sœur. Brantôme assistait à l'entrevue. « Quand elle le vist entrer, elle fut en grand' collère et, ainsin qu'il se vint présenter à elle pour luy don- ner sa lettre, elle luy dit d'un visage courroucé : « Bien vous sert, Le Gua, de vous présenter devant « moy avec une lettre de mon frère qui vous sert de « sauvegarde, l'aymant si fort que tout ce qui vient « de luy est en toute franchise avec moy ; que sans a cela je vous apprendrois à parler d'une telle prin- « cesse que je suis, sœur de voz rois, voz maistres et « souverains. » Elle ne voulut entendre ni ses excuses ni ses dénégations « et le renvoya aveq protestation de luy estre cruelle ennemye, comme elle luy a tenu, jusqu'à sa mort. » Une autre démarche, que le roi fit tenter auprès d'elle par la tante de Brantôme, M"*® de Dampierre, n'eut pas un meilleur succès ^ Impatiente de se venger, elle s'adressa à Guillaume du Prat, baron de Vitteaux, grand ami de Brantôme, qui l'appelait son frère d'alliance et nous le donne comme « un terrible exécuteur de vengeances, l'un des plus déterminez et assurez pour faire un coup^. » On va pouvoir en juger.

Son premier assassinat avait été celui du baron de Souppez, qu'il guetta au sortir d'un souper (à Tou- louse) où ils avaient eu querelle, « et ne faillyt de le tuer aussitost et l'estendre sur le pavé ; et ne fut sans danger, car s'il fust esté pris, il estoit puny sur-le- champ, tant pour la rigueur de la justice de Toulouze que parce que l'autre avoit de grands amis et parens

1. T. VI, p. 62 et suiv.

2. Ibid., p. 335. Voy. de Thou, liv. LXII.


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en la ville, et se sauva bravement en habit de demoi- selle. » Il se réfugia d'abord chez M. de Duras, puis chez Brantôme, qui le garda quinze jours et lui four- nit argent et chevaux pour gagner Paris*. Peu de temps après, voulant venger la mort d'un frère ^, il assaillit dans la plaine Saint-Denis et tua « viste, sans autre cérémonie, » Gounellieu, qui avait la charge de la grande écurie du roi ; « que, s'il fust esté pris, il estoit infailliblement exécuté, tant il aimoit ce Gou- nellieu. » Il put gagner l'Italie d'où il ne revint en France qu'après le siège de la Rochelle (juillet 1573). Il apprit alors qu'Antoine d'Alègre, baron de Milhau, qui avait tué l'un de ses frères, le baron de Thiern, était tranquillement à Paris ; malgré le danger qu'il courait s'il était reconnu, « à cause de la fureur du roi, » il se hasarda à y rentrer. « Il se pourmeine par la ville en habit d'advocat, espie et recognoist le tout et son mieux, ayant laissé venir la barbe fort longue, si qu'il estoit irreconnoissable, se loge l'espace de quinze jours en ceste maison qui est au bout du guet des Augustins, void et revoid passer son homme par plusieurs fois ainsi qu'il m'a dict despuis. Puis, voyant son bon et qu'il estoit temps, sort un jour de son logis avec les deux Boucicaut frères, provençaux, seulle- ment, braves et vaillans hommes certes, aussi les appelloit-on les lyons du baron de Vite aux, et attaque Millaud, accompaigné de cinq ou six hommes, passant tout devant son logis, le charge, le tue avec peu de résistance et se sauve bravement hors la ville et aux

1. T. VI, p. 330.

2. Gounellieu avait tué « un jeune frère de Vitteaux, de l'âge de quinze ans, mal à propos, disoit-on, et avec supercherie. »


276 BRANTÔME

champs. » Malheureusement pour lui, il avait, en atta- quant son adversaire, blessé à la cuisse l'un des Bouci- caut si gravement qu'il fut obligé de s'arrêter pour le faire panser « à quelque petit barbier de village, ce qui fut cause qu'ayant esté poursuivy par le prévost Tanchon, fut pris à douze heues de Paris, non trop à l'aise, car il fit grande deffence, dont il fut fort blessé, et fut mené à Paris au Four-l'Évesque, en tel danger que du jour au lendemain nous le tenions exécuté. Je le vis deux fois en la prison, qui me disoit tousjours, d'une façon assurée, qu'il ne se doubtoit pas moins que de la mort, de laquelle il ne se soucyoit, puisqu'il avoit vengé celle de ses deux frères. Le voilà donc aux vespres de la mort, car le roy et le roy de Poulloigne crioient qu'il meure. » Sa perte paraissait certaine, mais, par bonheur pour lui, son frère, M. de Nan- touillet, prévôt de Paris, qui logeait alors les prin- cipaux de l'ambassade polonaise, les pria de deman- der sa grâce aux deux rois. « J'estois, dit Brantôme, en la chambre du roy de Poulloigne quand ils vinrent, où je les vis haranguer tout en latin, éloquamment. » Le roi n'accorda pas immédiatement leur requête, mais leur donna grande espérance. On attendit le départ du roi de Pologne, son principal persécuteur. « L'on fait son procès à la voilée ; son pardon et grâce luy fut donnée et bien intérinée. Le voylà pourmener par la ville de Paris et à la cour, mieux que jamais bien venu et arregardé de tout le monde ^. »

Milhaud était un ami intime de du Gua, qui « s'en formalisa comme si ce fust esté son frère, » et ne put

1. T. VI, p. 330 et suiv.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 277

pardonner sa mort à Vitteaux et le lui dit. Brantôme essaya en vain de les accorder. Il s'y refusa obstiné- ment, en disant : « Je n'aime pas seulement mes amis vivants, mais morts encore ^ > Le mépris qu'il témoi- gnait à Vitteaux lui coûta cher. Quiconque à cette cour avait un ennemi audacieux pouvait se dire comme la sentinelle dans YAgamemnon d'Eschyle : « Au lieu du sommeil, c'est la crainte qui siège à mes côtés. » Pour se garantir des surprises, quelque puissant que l'on fût, il fallait se garder soigneusement et s'entourer d'espions qui surveillaient les démarches de l'ennemi. Du Gua, bien que se sentant menacé de la haine de Marguerite et de celle de Monsieur^, à qui Vitteaux appartenait, commit un jour une grande imprudence : « Ordinairement il estoit très bien accompaigné ; mesme que, la pluspart du temps, il faisoit faire garde à son logis de dix ou douze soldatz ; et, après avoir posé garde au logis du roy, en falloit aller faire de mesmes et autant au sien. Mais le malheur fut qu'un soir (le 31 octobre 1575) n'y en avoit point; car il avoit changé de logis, ne quictant pas le sien pourtant, où estoit son train ; mais, pour mieux faire la diette, il s'estoit séquestré et séparé à part; et aussi que luy, se doubtant tousjours dudict baron, il se fioit à un homme qui guestoit et espioit ledict baron, et où il estoit; car, deux mois avant, il estoit party de la

1. T. V, p. 357.

2. « Il avoit bravé Monsieur jusques à estre passé un jour devant lui en la rue Sainct- Antoine sans le saluer ni faire sem- blant de le cognoistre, et avoir dit par plusieurs fois qu'il ne recognoissoit que le roi, et, quand il lui auroit commandé de tuer son propre frère, qu'il le feroit. » (L'Estoile, Journal, octobre 1575.)


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court. Cet homme le trahist. Aussi le sceut-il bien dire aux abois de la mort : « Ah! Barbe-grise, tu m'as « trahy * ! » Vitteaux , averti de ce changement de logis où il n'y avait personne pour le garder, put pénétrer sans aucun obstacle dans sa chambre, où il était malade. « M. du Gua, l'appercevant, saute en la ruelle, prit un espieu; mais, ne le pouvant con- tourner ny s'en ayder aisément comme en belle place, le baron, avecqu'une courte espée qu'il portoit tous- jours telle, le blessa tellement avecques ses lyons qu'il ne put guières plus parler, et mourut. Ayant faict son coup, il sortit résolu, sans trouver empeschement, et se sauva de la ville si dilligemment et finement, qu'en- cor doubta-on s'il l'avoit faict, et aucuns en doubtent encor^. »

Le roi, qui savait trop bien d'où partait le coup, regretta fort son favori, dit Brantôme, mais « il ne fut fait autre instance ni poursuitte, sinon qu'il lui fist faire un beau service et enterrer solennellement à costé du grand autel de Saint-Germain-de-l'Auxerrois, se chargeant de paier ses debtes, qu'on disoit se monter à cent mil francs et plus^. »

Brantôme aussi le regretta, mais à sa manière : il continua son intimité avec Vitteaux. « Hélas! dit-il, si je puis le dire sans larmes aux yeux, un mien grand amy tua un autre mien grand amy. L'on en accusa le


1. T. V, p. 352.

2. Ibid., p. 355.

3. L'Estoile, octobre 1575. — Quand on vint annoncer sa mort à Marguerite, alors malade, elle s'écria : « Je suis bien marrye que ne suis bien guérie pour de joye soUempniser sa mort. » (T. VIII, p. 78.)


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baron de Vitaux, qui estoit mon grand amy et frère d'alliance, à qui je disois souvent : « Ah! mon frère « et grand amy, vous avez tué un autre mien grand « amy. Pleust à Dieu que vous ne l'eussiez jamais faict ! « je vous aymerois davantage. » Il me le nyoit tous- jours; mais il y avoit grand' apparance qu'il l'eust faict; car il estoit estimé en France tel, qu'il n'y avoit homme résolu pour faire le coup que celuy-là... Je ne sçay comment je dois appeler ce coup, ou résolution ou miracle de Mars, ou fortune ^ » Mais il ne lui vient pas une seule fois à l'esprit de lui donner le seul nom qui lui convenait.

Huit ans plus tard, le 6 août 1583, Vitteaux, qui, pour son malheur, avait oublié le vieux dicton : Stul- tus qui, occiso pâtre, sinit vivere liberos, fut appelé en duel par le fils de ce Milhaud, dont nous avons parlé plus haut. Le lendemain, ils se battirent derrière les Chartreux, en chemise, sans pourpoint, avec l'épée et la dague, « et fut tué Vitteaux sur-le-champ, de bonne guerre, sans fraude, » dit L'Estoile. Brantôme revenait du Périgord quand il apprit sa mort le len- demain, à Étampes. Des regrets, il n'y en a pas trace chez lui, mais un éloge hyperbolique : « Si je pouvois l'immortaliser, je le ferois, tant pour ses mérites que par la grande amitié qui estoit entre luy et moy, il y avoit quinze ans, et toujours bien nourrie et entrete- nue par bons offices ; aussi nous appellions-nous frères d'alliance. » Ce qui ne l'empêche pas de dire que « ce fut un très beau coup d'essai pour Milhaud^. » La


1. T. V, p. 354.

2. T. VI, p. 336. Voy. p. 328 le récit du combat fait à Bran-


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mort de ce scélérat sauva la vie à quelques personnes. « S'il eust vescu, il en vouloit tuer encores deux que je sçay bien. »

Voici encore un troisième massacreur de la Saint- Barthélémy, un cousin et un ami intime de Brantôme, Louis de Clermont de Bussy d'Amboise, que son cou- rage indomptable, son orgueil sans frein, ses amours et sa fin tragique ont revêtu d'une célébrité mise à profit par les romanciers et les dramaturges. Deux mots suffiront pour peindre l'homme. Dans la fatale nuit du 24 août 15721, en compagnie du fils du baron des Adrets, il avait assassiné le marquis de Reynel, son cousin germain, avec lequel il était en procès pour le marquisat de Reynel * . — Colonel des troupes du duc d'Anjou, dont il était l'épée de chevet, et nommé par lui gouverneur de l'Anjou, il donna libre carrière à ses instincts de meurtre et de rapacité. « Au commencement du mois de mai 1 577, dit L'Es- toile, il pilla les pays d'Anjou et du Maine, mesmes les faubourgs du Mans, et, avec quatre mil' harquebu- ziers qui se firent tous riches du butin, saccagea plus de vingt-cinq lieues de pays^. »

Au retour de cette fructueuse expédition, il passa sa vie à la cour en intrigues politiques et amou- reuses, et surtout en querelles incessantes, mêlées, chose curieuse, à quelques études sérieuses, bravant

tome par un tireur d'armes, Jacques Ferron, qui y avait assisté de loin monté sur un noyer.

1. Quelque temps après le massacre, l'affaire fut jugée en sa faveur, mais, en vertu de l'édit accordé aux protestants, l'arrêt fut cassé. (Voy. de Thou, 1, 52.)

2. Voy. sur ses ravages Louis de Clermont, sieur de Bussy d'Am- boise, par André Joubert, 1885, in-S», t. I, p. 33-39.


SA VIE ET SES ÉCRITS. %S\

en cela la « sottise » des courtisans regardant avec un profond dédain ceux d'entre eux qui osaient s'y livrer; ce dédain, Aubigné lui-même l'avait partagé et il en fut guéri après une visite à Bussy, dont l'exemple « le ramena, dit M. Marlet, à la vocation littéraire qu'il étoit près d'abandonner*. » « Un jour, dit-il, je me trouvay au lever de Bussy d'Amboise, grand maître des braveries de la cour, et qui a esclatté en témérité pardessus tous ceux de sa volée. Je le sur- pris corrigeant quelques vers grecs qu'il avoit faits. Si tous les savants et grands personnages de France n'eussent exhorté à n'avoir point de honte de savoir, j'eusse levé avec le nez toutes leurs paroles, mais (comme les exemples peuvent plus sur les fouis que les raisons) ce foui, cet enragé m'ayant dit : « Ce « n'est pas estre assez brave que de cacher ses rayons « de peur des nues, » je changeai de posture avec un grand regret de temps perdu, et delà en avant, au lieu de cacher la mèche, je me mis à faire paroistre ma petite chandelle, comme un grand flambeau^. »

« Si je voulois, dit Brantôme^, raconter toutes les querelles qu'il a eues, j'aurois beaucoup affaire : Hélas ! il en a trop eu, et toutes les a demeslées à son très grand honneur et heur. Il en vouloit souvent par trop à plusieurs, sans aucun respect, je luy ay dict

i. Voy, sa très intéressante brochure : Glermont-Gallerande, autour d'une famille seigneuriale du haut Maine. Paris, Picard, 1894, in-S».

2. Œuvres, éd. Réaume et Gaussade, 1873, t. I, p. 328. Sa pri- vante avec Bussy venait de charges faites en sa compagnie sur le guet à cheval, et surtout d'avoir été le second de Fervaques contre lui. (Mémoires, éd. Jouaust, p. 32.)

3. T. VI, p. 191.


2182 BRANTÔME

cent fois ; mais il se fioit tant en sa valeur qu'il mes- prisoit tous les conseils de ses amis. » Pour un rien il querellait : « J'estois avec luy lorsqu'il querella M. de Sainct-Fal à Paris ; nous estions chez les commédians, où il y avoit bonne trouppe de dames et gentilz- hommes. Ce fut sur un manchon de broderie de jayet où il y avoit des XX. M. de Bussi disoit que c'estoit des YY : dès lors il vouloit passer plus outre que de parolles; mais une dame que je sçay, sur qui^ elle avoit puissance grande, commanda de se taire et ne passer plus advant, craignant un scandale arriver si près d'elle, qui luy importeroit de beaucoup. La chose supercéda jusques au l'endemain, qu'il alla quereller ledict Sainct-Fal en la chambre de sa maistresse, que M. de Bussi avoit fort aymée, et luy avoit conseillé de se remarier, car elle estoit vefve. C'estoit madame d'Assigny^. »

En sortant de la chambre, les deux rivaux se bat- tirent en troupe, mais, Bussy ayant été blessé d'un coup de pistolet au bout du doigt, Saint-Phal se retira. « Arriva lors M. de Grillon, son amy intime, lequel M. de Bussi pria soudain de l'aller appeller en l'isle du Palais, où il alloit l'attendre. M. d'Estrozze et moy nous vinsmes à passer par là, et le vismes tout seul en l'isle, qui attendoit son homme, et les deux guetz bordez d'une infinité de monde. Nous trouvasmes M. de Rambouillet, qui estoit lors capitaine des gardes, en quartier, qui nous pria d'aller ensemble dans mesme

1. Sur qui, sur Bussy. Il s'agit de Marguerite de Valois, qui était alors sa maîtresse.

2. Elle épousa en effet François de Vaudrey, marquis de Saint- Phal.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 283

bateau pour engarder ceste batterie ; et, allans prendre terre, M. de Bussi s'escria à M. d'Estrozze : « Mon- « sieur, luy dist-il, je vous suis serviteur, je vous « honnore fort ; je vous prie ne me divertir point de « mon combat; vous venez pour cela, je le sçay. » Et à moy il me dist seulement : « Cousin, je te prie, « va-t'en; » car il m'aymoit fort. Et à M. de Ram- bouillet il dist : « Monsieur de Rambouillet, je ne fairay « rien des commandemens de vostre charge, retour- « nez-vous-en; » et le dist d'une furie, l'espée en son fourreau et en la main. Il m'a dict despuis qu'il estoit si despité de se battre et enragé, que si nous n'y fus- sions estez M. d'Estrozze et moy, il eust faict un mau- vais tour à M. de Rambouillet, car il n'avoit avec luy qu'un seul archer. Enfin M. d'Estrozze et moy prismes terre les premiers, et remonstrasmes à M. de Bussi le tort qu'il se faisoit de désobéyr ainsi à un capitaine des gardes parlant de par le roy ; aussi que le roy dès lors commançoit à le desgouster *. Pour tout, nous luy donnasmes tant du bec et de l'aesle qu'il nous creust, remettant la partie à une autre fois, et s'en tourna. » Le roi commanda au duc de Ne vers et au maréchal de Retz de les accorder, ce qui ne se fit pas sans grandes contestations et sans de vifs débats. « Lorsque M. de Bussi entra dans le Louvre pour faire cet accord, il estoit accompagné de plus de deux cents gentilz- hommes que nous estions. Le roy estoit en la chambre de la reyne qui nous vist entrer. Il en porta jalousie et dist que c'estoit trop pour un Bussi, et se fascha de quoy l'on n'avoit faict l'assemblée de l'accord ail-

1. Desgouster, prendre en dégoût.


284 BRANTÔME

leurs que céans. S'il fut là bien accompaigné, il le fut encor mieux au bout d'un mois là mesmes à Paris, où il cuyda estre tué la nuict, sortant du Louvre, et se retirant chez luy, en la rue des Grenelles, à la Gorne- du-Gerf, où il estoit venu loger exprès pour l'amour de moy, où j'estois tout auprès. Il fut assailly de douze bons hommes, dont j'en nommerois aucuns, montez tous sur des chevaux d'Espaigne qu'ilz avoient pris en l'escurie d'un très grand qui leur tenoit la main. Tous chargearent au coup, et tous tirarent leurs pistolletz et en firent une escouppetterie sur luy et ses gens ; mais, cas admirable ! il ne fut ny blessé ny frappé, ni aucun de ses gens, fors qu'un qui eut un coup de pistollet au bras. Luy soudain commança à songer en soy, voyant que ses gens s'escartoient ; et, à la faveur de la nuict, car ses flambeaux s'estoient aussitost estainctz, se retira tout bellement, et appro- chant d'une porte toute poussée, pourtant s'y voulant tapir affin que les autres qui le poursuivoient ne le peussent voir, la fortune fut si grande pour luy que la porte ne se trouva point fermée, mais poussée seulement; par quoy il se coula tout bellement dans la maison, et poussa toute la porte, et la ferma très bien sur luy. Dont bien lui servit, car autrement il estoit mort, d'autant que les autres le sui voient et cherchoient à cheval, et par ainsi il esvada. J'estois lors mallade d'une grosse fiebvre tierce, et, oyant ceste escouppetterie, je creus que c'estoit la garde qui estoit là assise, et dis en moy-mesme que telles gens estoient indiscretz et mal créez de tirer ainsi de nuict. Toutesfois j'envoye sçavoir que c'estoit, car j'ouy une grande rumeur. Mes gens trouvarent M. de


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2185

Grillon avec cinq ou six de ses gens, et un bon espieu en la main, qui cherchoit M. de Bussi, lequel s'estoit retiré, après que les autres s'en furent allez, chez M. Drou, capitaine des Souysses de Monsieur, où il l'alla trouver, et le ramena à son logis sain et sauve ; et m'envoya de ses recommandations, et me manda comme il l'a voit eschappé belle.

« L'endemain, luy, ayant sceu d'où estoit venu le jeu, commança à braver, à menasser de fendre na- zeaux, et qu'il tueroit tout ; mais amprès, il futadverty de bon lieu qu'il fust sage, et fust muet et plus doux, autrement qu'on joueroit à la prime avec luy\ car de très grandz s'en mesloient ; et de bon lieu fut adverty de changer d'air et de s'absenter de la court pour quelques jours, ce qu'il fit avecque un très grand regret ; et ce fut alors qu'il sortit de Paris, très bien accompaigné d'une belle noblesse et bien montée, car toute celle de Monsieur y estoit, à laquelle il avoit commandé expressément de l'aller conduire; et nul gentilhomme de ceux du roy n'y alla, que MM. de Grillon, de Neufvic et moy, encor que j'eusse la fièbre, mais ce n'estoit pas mon jour ; dont le roy n'en fut contant puis après ; mais je m'excusay qu'il estoit mon parent et mon amy, et mesmes qu'on nous avoit assuré qu'on le vouloit tuer par les rues, où nous pensions nous battre à chasque canton ^ ; à quoy le roy m'excusa fort facilement, car il me portoit lors bon visage... Quand son escorte le quitta hors de la ville, Bussy me pria tout haut par sus tous, comme son bon

1. Qu'on joueroit à la prime avec luy, c'est-à-dire qu'on pren- drait les devants, qu'on le préviendrait.

2. Canton, coin.


BRANTOME

cousin, que quand je serois au Louvre, que je por- tasse la paroUe pour luy : « Qu'on avoit faict un « affront à Bussi, dont il s'en ressentiroit avant que « mourir, et bientost, contre quiconque fust, et qu'on « se guardast de luy ; » et puis me pria de porter ses humbles recommandations à une dame de laquelle il portoit deux faveurs sur luy, l'une à son chappeau et l'autre à son col, car il portoit un bras en escharpe, et que les faveurs seroient bien cause qu'il en tueroit quelques-uns avant qu'il fust longtemps, et que l'af- front qu'on luy avoit faict seroit vangé par plus de sang qu'on ne luy avoit voulu faire perdre. Je ne faillis de dire le tout et m'en acquicter, comme je luy avois promise »

Il ne revint à la cour qu'en 1578 rejoindre son maître le duc d'Anjou, réconcilié avec son frère, et immédiatement il se prit de querelle avec Quié- lus qui, quelques jours après, le rencontrant sur le quai près de la Porte-Neufve et peu accompagné, le chargea. « M. de Bussy... bravement se démêla d'eux, et gentiment se sauva, et s'en alla au pont Saint- Clou, » d'où il écrivit une lettre au roi qui « ne vou- lut que les choses n'allassent plus advant. » Il se retira alors de la cour, et, l'année suivante, le 19 août, il fut assassiné, au château de la Goutancière, par le comte de Montsoreau, de la femme duquel il était l'amant. Toute la province d'Anjou se réjouit de sa mort, et le duc lui-même ne fut pas trop fâché d'être débarrassé de lui .

« Telle fut la fin, dit L'Estoile, du capitaine Bussy,

1. Voy. de Thou, liv. 68.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 287

qui estoit d'un courage invincible, haut à la main, fier et audacieux, aussi vaillant que son épée..., mais vicieux et peu craignant Dieu, ce qui lui causa son malheur, n'estant parvenu à la moictié de ses jours, comme il advient ordinairement aux hommes de sang. » — « Ainsi, dit à son tour Aubigné*, mourut Bussi, homme sans âme, ayant un grand esprit, tant aux choses qu'aux langues, un courage desmesuré, qu'il employoit plus à mordre les chiens de sa meute que sur les loups, tellement qu'un bon capitaine l'eust désiré chez ses ennemis. »

On se doute bien que les vers grecs de sa façon ne devaient pas être d'une très belle facture, et certaine- ment il réussissait mieux dans ceux qu'il a composés dans sa langue maternelle. On connaît de lui dix-sept stances adressées à Marguerite de Valois où il règne une véritable passion^ :

Mes yeux ne sont point yeux si ce n'est pour vous voir. Mon cœur n'est point mon cœur si n'est pour recevoir Les traicts de vos beautez que j'adore et que j'ayme. Je n'ay poinct de désir que pour vous désirer. Je n'ay poinct de soupir que pour vous souspirer. Bref, je ne suys poinct raoy si ce n'est pour vous mesme.

Mais, à côté de l'amoureux, l'homme de sang ne peut s'empêcher de reparaître. Voici les deux der- nières stances de cette pièce :

Si l'ennuy quelquefois si longtemps d'estre seul

1. Hist. univ., éd. de 1626, col. 1094.

2. Cette poésie, signalée par M. P. Paris, qui en a publié une partie dans son édition de Tallemant des Réaux (t. VI, p. 477- 480), a été insérée en entier, par M. A. Joubert, dans l'ouvrage cité plus haut, p. 280, note 2.


288 BRANTÔME

Me force et me contrainct que j'égare mon œil Dessus quelque fenestre, aussy tost je regarde, Je voy de tous costez ces traistres conjurez Qui désirent ma mort s'ils n'estoient asseurez * . Leur cœur lâche, et non point ma fortune, me garde.

Lors d'un brave désir je veux, pour me vanger, Sortir, bleczer, tuer, me jeter au danger. Vous reporter la main de leur sang toute teincte. Mais la peur d'offenser, au fort de mon desseing, L'honneur que je vous doibs me saisit par la main. Jamais un grand amour ne marche sans la craincte.

Il fallait être Bussy pour mêler des images sanglantes à des déclarations amoureuses. Il est vrai qu'il s'adres- sait à Marguerite.

— De tous les amis de Brantôme, celui qu'il paraît avoir le plus aimé et qui a exercé sur lui une influence souvent heureuse, c'est Philippe Strozzi. Son père, Pierre Strozzi, par son mariage avec Laudamine de Médicis, était devenu cousin de Catherine, qui le fit venir en France où ses services, ses talents militaires lui valurent le bâton de maréchal. Il fut tué au siège de Thionville. C'était un homme d'une grande intelli- gence, un lettré et un érudit comme il s'en trouvait tant à cette époque dans la noblesse italienne. Il avait traduit en grec les Commentaires de César, en les accompagnant d'un commentaire en latin ^. Il fit venir


1. Asseurez, en sûreté.

2. « Le langage grec, dit Brantôme, estoit très beau et très élo- quant à ce que j'ay ouy dire à gens très sçavans qui l'avoient veu et leu, comme M. de Ronsard et M. Daurat... II (son fils) m'a montré souvent ce livre et permis de lire dedans devant luy, mais non de le transporter ailleurs ; encor que nous fussions fort grandz


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en France la riche bibliothèque, remplie de magni- fiques manuscrits grecs, qu'il avait acquise (1550) à la mort du cardinal Ridolfi, neveu de Léon X. « Elle estoit estimée plus de quinze mille escus, dit Brantôme, pour la rareté des beaux et grandz livres qui y estoient. » Lorsqu'il mourut, Catherine en eut envie, mais elle voulut l'avoir sans bourse délier, et celle que le connétable de Montmorency appelait inso- lemment la fille d'un marchand^ s'y prit d'une manière très simple : « Elle la retira (c'est-à-dire s'en empara) , dit Brantôme, avecque promesse d'en récompenser son fîlz et la luy payer un jour ; mais jamais il n'en a eu un seul sol. Je sçay bien [ce] qu'il m'en a dict d'autres fois, en estant mal contant. Je croy qu'elle soit encore à Chenonceaux^. »

Tandis que le connétable de Montmorency déclarait « que les lettres amolissoient les gentilshommes et les faisoient dégénérer de leurs majeurs^, » et, en consé-

amis, il m'en refusoit tout à trac tant il en estoit jaloux. » (T. II, p. 241-242.)

1 . « II contestabile in alcuni dispareri che avea avuto con essa regina, ne avea parlato con poco rispetto, chiamandola figliuola d'un mercante ; ed essa l'aveva saputo. » (J. Michel, Relations des ambassadeurs vénitiens, t. I, p, 454.)

2. T. II, p. 242. — Quelques années après la mort de Cathe- rine, des lettres patentes du mois de mars 1594, enregistrées par le parlement, ordonnèrent la remise de cette bibliothèque entre les mains de M. d'Héraery, garde de la librairie (du roi). Les manuscrits grecs qu'elle contenait sont les plus beaux de ceux que possède le département des manuscrits. Outre cette magni- fique bibliothèque, le maréchal avait réuni une belle collection d'armes et de curiosités que Brantôme vit à Rome. Son fils la fit venir à Lyon, où il la vendit. (Voy. t. II, p. 243.)

3. Majeurs, ancêtres, majores.

1 19


890 BRANTÔME

quence, tenait en peu d'estime les gens savants et leurs livres^, Brantôme, qui n'était point de son avis^, nous raconte quel soin le maréchal Strozzi avait apporté à l'éducation de son fils. « Il fut fort curieux, dit-il, de le faire très bien nourrir et surtout très bien instruire aux bonnes lettres... Je luy ay ouy conter qu'un jour, venant donner le bon jour à son père, il luy demanda ce qu'il avoit faict le matin. Le fils luy respondit qu'il avoit monté à cheval, joué à la paume et puis, comme de besoing, qu'il avoit déjusné : « Ah ! malheureux, luy dist-il, faut-il que tu ressasies « le corps avant l'esprit? Jamais cela ne t' advienne. « Avant toutes choses, ressasie ton âme et ton esprit « de quelque belle lecture et estude ; et, après, faictz « de ton corps ce que tu voudras. » Le fils profita de cette éducation, « car qui le sondoit bien au vif, l'eust trouvé aussi profond en discours comme en vaillance^. »

Je ne sais quand commença l'amitié de Brantôme et de Strozzi, mais leur grande intimité doit dater du voyage de Malte, et depuis elle ne cessa de s'accroître.

1. Régnier de la Planche, De l' Estât de France sous François 11, éd. du Panthéon, p. 309.

2. Nous avons déjà cité son mot « que les lettres et les armes maryées ensemble faisoient un beau lict de noces. » (T. V, p. 188.)

3. T. VI, p. 85. — Ils étaient rares à la cour de France les pères qui songeaient à donner de telles leçons à leurs enfants, et, parmi tous les personnages plus ou moins grands, plus ou moins illustres qu'il fait défiler devant nous, Brantôme ne nous cite guère, pour leur amour de l'étude, outre La Noue, que le maré- chal de Gossé, a qui estoiL sçavant et lisoit tousjours peu ou prou, » le premier maréchal de Biron, et Carnavalet, gouverneur de Henri III, qui savait par cœur les Commentaires de César. (Voy. t. VI, p. 126 et 142; t. V, p. 148, 301.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. %9\

Après l'assassinat de Charry\ Strozzi, qui avait eu sa charge de mestre de camp de la garde du roi, et plus tard celle d'Andelot, colonel général de l'infanterie française^, fut pendant plus de deux ans le colonel de Brantôme lorsque celui-ci était devenu capitaine d'une des compagnies créées par le roi à la suite de la jour- née de Meaux^. a J'ay eu cet heur, dit-il, de m'estre trouvé avec luy souvant, car il m'aymoit uniquement, et croy plus qu'homme de France. Je n'euz jamais charge soubz luy que deux ans, en capitaine de gens de pied; mais, par certain caprice, je quictay tout, et, pour ce, je ne l'abandonnay jamais pourtant, fust à la guerre, fust à la court, tant il m'aymoit et je l'aymois, et me disoit-on son compaignon et fidelle confidant. Dès le commencement du siège de la Rochelle jusqu'à la fin, je ne bougeay jamais d'avecques luy, bevant, mangeant et couchant ordi- nairement chez luy en sa chambre*. »

Il était encore un de ses capitaines quand il assista à une scène barbare qui souleva une réprobation géné- rale, et pourtant Strozzi n'était point cruel. « Malgré son visage quasi barbare, refïroigné et noiraud, il n'estoit guière remply de cruauté, fust de ses mains, ou par la justice, et peu souvent l'ay-je veu commander à son prévost de camp de rigoureuses justices. » Après

1. Yoy. plus haut, p. 130 et 134.

2. Ce fut lui qui introduisit dans nos armées l'usage des mous- quets et le goût « des belles arquebuses, des morions gravez et dorez et des corcellets de Milan, si bien qu'à une revue passée par Monsieur où il y avoit 40 mille hommes de pied françois, il y avoit dix mille morions gravez et dorez. » (T. VI, p. 79 et suiv.)

3. Voy. plus haut, p. 134.

4. T. VI, p. 61, et plus haut, p. 170.


%9^ BRANTÔME

la troisième guerre, il ramenait à Angers les compa- gnies de la garde envoyées en Guyenne. Ses troupes étaient encombrées par une multitude de femmes de mauvaise vie. qu'elles traînaient avec elles. Il avait fait en vain plusieurs bandons pour les chasser, mais, voyant qu'il ne pouvait rien obtenir des soldats, il prit un parti expéditif pour assainir l'armée. Gomme on passait sur le Pont-de-Cé, « il fit jetter pour un coup du haut en bas plus de huict cens de ces pauvres créatures, qui, piteusement crians à l'ayde, furent toutes noyées par trop grande cruauté, laquelle ne fut jamais trouvée belle de nobles cœurs, et mesmes des dames de la court, qui l'en abhorarent estrange- ment et l'advisarent longtemps de travers. Je sçay bien ce que je luy en dis advant et après ; mais, persuadé et pressé d'aucuns de ses maistres de camp, et mesmes de Gossains et capitaines, il fit faire le coup ; et peu s'en falut, si l'on n'y eust mis ordre, que force soldatz, amis de leurs garces, ne s'amutinassent. Du despuis, ledict Strozze s'en repentit fort, comme il me dist, s' excusant sur la pollice qu'il faloit observer ^ . »

Grâce à cette intimité, et aussi à la supériorité reconnue de son ami, il subit plus d'une fois son influence. Ge fut Strozzi qui le dissuada de se faire chevalier de Malte, d'aller combattre à Lépante, en l'engageant « dans ce bel embarquement de Brouage qui ne servit que de ruynes à leurs bourses. » Ge fut encore lui qui le détourna d'accompagner leur ami La Noue dans sa désastreuse expédition de Flandre.

Des liaisons amoureuses que Strozzi eut à la cour,

1. T. VI, p. 132.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 293

il ne nous reste d'autre trace que le sonnet suivant que lui a adressé Brantôme :

Strozze, si l'on a veu venir vostre maistresse, Vestue tout de blanc, sur les autres paroir, Ravir l'œil d'un chacun pour s'amuser à voir Celle qui paroit tant, la tenant pour déesse,

L'on a pu voir aussi, et chacun le confesse, Quand le bal s'accommance en la salle, le soir, Marcher une Rouet qui se fait plus valoir Que par un habit blanc, par sa belle jeunesse.

Mays aussi tout ainsi qu'on voit une blancheur Se gaster tout soudain et perdre sa lueur. Comme la rose fait en ses saisons nouvelles.

Que si n'est au matin cueillie en sa verdeur, Elle perd sur le tard sa plaisante senteur; Ainsi faut-il cueillir la fleur de ces pucelles * .

Brantôme, qui, bien qu'assez peu dévot lui-même, aimait fort à vanter la dévotion des grands person- nages^, disculpe à sa manière son ami du reproche

1. T. X, p. 405, n» vu. — Il y a encore sous le n» xvi (p. 411) un autre sonnet à Strozzi, mais Brantôme n'y parle que d'un chagrin amoureux. Il suffira de citer la première strophe :

« C'est un grand cas, Strozze, je fais ce que je puis Pour ra'oster cet amour qui triste m'accompaigne, Mais, aussitost osté, je le veoi en campaigne, Qui me vient guerroyer de larmes et d'ennuis. »

2. Voici, entre autres, l'éloge qu'il fait de Catherine de Médi- cis : « Entre toutes ses perfections, elle estoit bonne chrestienne et fort dévote, faisant souvent ses pasques, et ne faillant jamais tous les jours au service divin, à ses messes et ses vespres qu'elle rendoit fort agréables, autant que dévotes, par les bons chantres de sa chapelle. » (T. VII, p. 376.)


2194 BRANTÔME

d'être « de légère foy, » et il semble, en le défendant, plaider sa propre cause. « Il n'estoit certainement pas, dit-il, bigot, hypocrite, mangeur d'images, ny grand auditeur de messes et de sermons; mais il croyoit très bien d'ailleurs ce qu'il faloit croyre, touchant sa grand'créance, et outre cela il n'eust pas voulu faire tort à autre pour tout l'or du monde. S'il jasoit et gaussoit quelques fois qu'il estoit en ses gouguettes, mesmes pour le purgatoire et l'enfer, il n'y faloit point prendre garde; car, certes, il croyoit l'enfer, mais non pas qu'il pensast et creust que ce fust, disoit-il, un grand dragon représenté par les painctres^ qui, ouvrant sa grand'gueule, engloutissoit et avalloit ainsi les âmes pécheresses. Pour fin, il disoit force choses dont il s'en fust bien passé; mais c'estoit plus par jaserie et gaudisserie que pour autre chose de mal. Quant à moy, je l'ay pratiqué fort familièrement l'es- pace de trente ans ou plus ; je peux dire qu'on ne luy eust rien sceu reprocher de grossière foy^. »

Malgré cette amitié, il dut y avoir entre eux quelque refroidissement, à la mort d'André de Bourdeille, en janvier 1582. Il laissait une veuve de trente-sept à trente-huit ans, belle et très riche, que Brantôme, qui s'en disait amoureux, s'était leurré de pouvoir épouser par dispense. « Elle fut pourchassée et requise de trois grands et riches seigneurs en mariage... Feu M. d'Es- trozze avoit esté l'un de ceux qu'y prétendoient, et l'en avoit fait requérir, mais, tout grand et allié de

1. D'après le passage suivant d'Isaïe : « Propterea dilatavit Infernus animam suam et aperuit os suum absque uUo termino. » (Isaïe, ch. v, vers. H.)

2. T. VI, p. 86.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2i95

la reyne mère qu'il estoit, l'en reffusa et s'en excusa honnestement^ » S'il faut en croire Brantôme, c'est à lui que ce refus était dû. Dans son testament il se vante d'avoir tout « sacrifié et quitté la bonne fortune » qui l'attendait à la cour « pour assister à sa belle et bonne sœur en son vefvage et l'empescher de se rema- ryer. Je me rendis si bien subject à elle, et si près, qu'aucun n'osa s'approcher d'elle pour la vouloir ser- vir, sinon par ambassades sourdes et secrettes, mais par ma prévoyance et vigilance, j'en rompis tous les coups, menées et actes ^. » Quoi qu'il en soit, il avait pro- mis d'accompagner Strozzi dans la malheureuse expé- dition de Tercère où il trouva la mort (1 9 juillet 1 582) . La flotte française, composée de cinquante-cinq bâti- ments, était réunie à Bordeaux. Brantôme allait la rejoindre quand il apprit qu'on était parti sans lui, ce qui était tout simple, car sa présence n'était nullement nécessaire, mais il ne put dissimuler son ressentiment et il se plaignit amèrement que le chef d'une expédi- tion aussi considérable, son ami intime, ne l'eût pas attendu. Quand il arriva à Bordeaux, « je trouvis, dit-il, qu'il n'y avoit pas quatre jours qu'il m'avoit donné le coup de pied de mullet, et faict un tour d'un amy ingrat ingratissime. Le discours en seroit long si je le voulois mettre par escrit. Suffira le monde de sçavoir que s'il ne m'eust usé de ce traict, sa mort me fust estée insupportable; ou, si je l'eusse suivy, pour le seur je fusse mort avecques luy. Je ne l'avois jamais désemparé d'un seul pas aux factions où il estoit, sans

4. T. IX, p. 649-650. 2. T. X, p. 132.


296 BRANTÔME

avoir eu jamais de luy bienfaict ny plaisir ; mais telle estoit mon humeur, et de l'aymer^ »

Le 19 juillet 1582, la bataille navale s'engagea entre les flottes française et espagnole, près de l'île de Tercère. Strozzi vaincu y périt. « Voylà donc ce pauvre seigneur mort, un aussi homme de bien qu'il en sortit jamais de sa nation et de sa ville de Florence. Il n'avoit que cela de mauvais qu'il estoit le plus froid amy que j'en vis jamais 2. » « Pour la probité, la bonne foi et la générosité, » dit à son tour le président de Thou, « il et oit comparable à ceux qui ont possédé ces vertus dans le degré le plus parfait^. »

XVIII. Les amours de Brantôme. — Ses poésies.

Les amours de Brantôme ! Voilà un chapitre qui aurait pu être très long s'il l'avait écrit lui-même, sans rien oublier, sans rien dissimuler, car on peut dire de lui comme de certain personnage de VAdria, de Plante :

Dum liciturn est ei, dumque se tas tulit, Arnavit"*.

Nul doute que ses aventures galantes, dans une cour aussi profondément dépravée que la cour des Valois, n'aient été fort nombreuses; mais quelles en étaient les héroïnes? On pouvait à peine en soupçonner

1. T. VI, p. 90.

2. Ibid.

3. De Thou, liv. XXV.

4. Acte II, se. 7.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 2197

quelques-unes, grâce à la résolution qu'il avait prise, pour éviter tout scandale, « de ne rien nommer, » c'est-à-dire de ne prononcer aucun nom^. Cette dis- crétion qu'il s'était imposée pour les ouvrages desti- nés à l'impression, il s'en est un peu départi dans ses poésies. Elles vont me permettre de soulever un petit coin du voile dont il s'était enveloppé.

Avant leur publication (1881), personne ne se doutait que Pierre de Bourdeille, si oublié par ses contemporains, eût laissé, outre ses œuvres en prose, un bagage poétique d'une certaine valeur. On pouvait bien lui attribuer une quarantaine de vers anonymes disséminés dans ses écrits^, et l'on n'avait attaché aucune importance à deux pièces qui ont paru pour la première fois dans l'édition de 1 740 : l'une de 108 vers : Tombeau de madame de Bourdeille ^ en forme de dialogue, faict par son frère de Brantôme^ qui parle avesques elle, et elle respond; l'autre de 92 vers : Êpitaphe ou tombeau de madame d'Aubeterre, ma niepce, faict par moy de Brantôme, son oncle, en forme de dialogue; l'oncle et la niepce parlans^ . Et pourtant,


i. Cette discrétion, il se l'est appliquée à lui-même d'une façon assez bizarre. Quand il se met en scène, il se dissimule sous des périphrases comme celles-ci où l'on n'a aucune peine à le recon- naître : « Un fort honneste gentilhomme, — un gentilhomme que l'on cognoist sans le nommer, — un honneste gentilhomme et des moins déchirez de la cour, — un gentilhomme qui n'estoit point des plus impertinents, etc.. »

2. Sur Anne de Bretagne (VII, 331), sur Catherine de Médi- cis (402), sur Marie Stuart (448), sur la reine d'Espagne (VIII, 21), sur Marguerite de Valois (85), sur les femmes (IX, 230).

3. T. X, p. 74 et 80. — Ce genre d'oraison funèbre était assez usité au xvi* siècle. Voy. dans les Delicix poetarum Gallorum,


%dB BRANTÔME

à la suite d'un autre tombeau en prose de cette nièce, on lisait ce post-scriptum : « Je romps icy ma plume et à jamais je ne trace plus de vers, que j'avois quitté despuis vingt ans, comme il paroist à ma grossière rime et qui sent son antiquité à pleine gorge. Mais, pour honnorer la mémoire de ces honnestes dames, je me suis advanturé d'escrire cecy tellement quelle- ment. Aussy dès lores, je prendz congé des Muses et leur dis adieu pour jamais. Qui aura bien cognu ces dames, des belles et honnestes du monde (il faut que la vérité m'en fasse ainsy parler), pourra dire me sçavoir bon gré si pour elles j'ay faict telz regretz^ » Ce passage était fort clair et fait pour éveiller l'at- tention des éditeurs de Brantôme, mais aucun d'eux ne s'est mis en peine de rechercher les œuvres poé- tiques qu'il annonçait avoir composées.

C'est à un érudit périgourdin, feu M. le D' Galy, que revient l'honneur de la découverte et de la publi- cation de ces poésies. 11 y a une quarantaine d'années, il a eu l'heureuse chance de rencontrer et d'acquérir le manuscrit qui les contenait. L'ayant appris, j'allai le voir en qualité d'éditeur de Brantôme, dans un voyage que je fis en Périgord en 1880. Il m'accueillit de la manière la plus aimable et me fit voir le précieux volume. C'est un petit in-folio de 239 feuillets, dont les 196 premiers contiennent une copie de pièces des plus célèbres poètes contemporains, faite par l'un des frères Mataud, secrétaires de Brantôme. A partir du

pars prima, 1609, in-12, p. 377, le Tumulus Mellini Sangelasii de Daurat. C'est un dialogue entre Garylus et Dorylas. 1. T. X, p. 87.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 300

feuillet 197, commence une longue suite de sonnets* entremêlés de stances, de quatrains, d'élégies, etc., au nombre de 1 48 pièces. Elle est intitulée : Recueil d'aulcunes rymes de mes jeunes amours que fay d'au- tres fois composées telles quelles. Aucun doute sur l'auteur. Si Brantôme ne les a pas transcrites lui-même, il y a fait de sa main de nombreuses corrections. Je n'ai pas besoin de dire à quel point ce volume m'in- téressa, et, sur mes très vives instances, M. Galy voulut bien consentir à se charger, en les annotant lui-même^, d'éditer ces poésies et de les publier dans le dixième volume de mon édition, où elles occupent les pages 309 à 5021 sous le litre de : Poésies inédites de Brantôme publiées d'après le manuscrit original. M. Galy, qui a fait cette publication comme il l'enten- dait, n'a pas, et on ne saurait l'en blâmer, reproduit complètement son manuscrit. « Nous ne donnerons pas, dit-il, le très petit nombre de pièces où l'honnêteté, soit dans les images, soit dans les mots, est effronté- ment bravée^... Nous avons dû refuser, pour la même raison, les honneurs de l'impression à des chiffres formés de lettres initiales entrelacées, comme on se plaisait alors à en composer en souvenir de per- sonnes aimées. Brantôme a osé les dessiner lui-même


1. Dans le nombre figurent (p. 446) un sonnet composé pour lui et sa maîtresse par Desportes, et un autre t qui lui fut envoyé d'une dame bien sage et bien vertueuse. »

2. Dans la notice placée en tête de ces pièces, M. Galy avait cité, comme de Brantôme, un sonnet adressé à Ronsard; mais ce sonnet qui devait figurer dans son recueil, il l'a supprimé plus tard, ayant reconnu qu'il était de Remy Belleau.

3. T. X, p. 399.


300 BRANTÔME

et les faire suivre de devises formulées en distiques impertinents et obscènes. Il joue sur les mots et livre à la honte la réputation des dames de la cour dont il prétend avoir obtenu les faveurs ^ » On voit que Brantôme, dans ce manuscrit, s'était largement dédommagé de la contrainte qu'il s'était imposée ail- leurs, et l'on trouvera peut-être exagéré le scrupule de M. Galy ; il est probable, en effet, que, si elles nous étaient connues, au nom de chacune de ces « honnestes dames, » la chronique scandaleuse aurait permis d'ajouter non seulement les prédécesseurs, mais les successeurs de Brantôme.

Il n'y a pas une date dans ces 148 pièces (dont 130 sonnets, le tout formant environ 2,200 vers); 18 sont adressées, soit à son frère Ardelay, soit à des amis, Strozzi, Théligny, Brissac, Tallard, Beaulieu, ou à des poètes, Ronsard, Maisonfleur, une trentaine à des filles de la reine; les autres sont anonymes, c'est-à-dire ne portent pas de suscriptions ; quand elles sont destinées à des dames, ces dames sont des veuves ou des femmes mariées que, par discré- tion, il n'a pas voulu désigner; par discrétion ou par prudence, car lui qui doit avoir beaucoup pratiqué

1. Il a fait une exception pour le sonnet suivant, sans suscrip- tion, dont nous n'osons donner que les six premiers vers, car Bran- tôme y déshabille sa maîtresse de la tête aux pieds :

Vos yeux sont plus luysans que l'estoile du jour, Vostre front plus serein que l'aube matinière, Vostre tainct plus vermeil que la rose espinière, Vostre baiser plus doux que la manne d'Amour ; Vostre sein est plus beau que le Ghiprin séjour, Vostre bras trop plus blanc que la fleur printanière... (Voy. la suite, t. X, p. 482.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 30^1

l'adultère^, que le bon Plutarque appelle « la curiosité de la volupté d' autrui'^, > il énumère ce que de son temps on pouvait appeler les misères d'un amant heu- reux 3.

Bien qu'il ait dit en tète de son recueil :

Ne pensez pas de lire icy des vers Si bien limez que peut faire un Jodelle, Ou un Ronsard qui, d'une aile immortelle, Se sont poussez pardessus l'univers,

je crois qu'il aurait été fort peiné qu'on prît sa modes- tie trop à la lettre. Il y a chez lui de beaux sonnets, comme celui à Théligny, que nous avons donné plus haut, il y en a d'une très franche et très libre allure. Sans vouloir trop exagérer son mérite, je crois que leur auteur, si remarquable comme prosateur, pourra

1. c La fréquence de cet accident, » dit malicieusement Mon- taigne (1. UI, ch. 5), « en doibt avoir meshuy modéré l'aigreur, le voylà tantost passé en coustume... »

2. Scripta moralia, éd. Didot, t. I, p. 62.

3. « Si nous faizons des maux, donnons des tourmens, des mar- tyres et des mauvais tours à ces pauvres cocus, nous en portons bien la folle enchère, comme l'on dit, et en payons les triples intérêts; car la pluspart de leurs persécuteurs et faiseurs d'amour, et de ces dameretz, en endurent bien autant de maux; car ils sont plus sujets à jalousies, mesmes qu'ils en ont des marys aussi bien que de leurs corrivals : ils portent (supportent) des martels (soucis), des capriches, se mettent aux hazards en danger de mort, d'estropiemens, de playes, d'affronts, d'offenses, de que- relles, de craintes, peines et morts; endurent froidures, pluyes, vents et chaleurs... » II ajoute : « Je ne conte pas la vérolle, les chancres, les maux et maladies qu'ilz y gaignent, aussi bien avec les grandes que les petites ; de sorte que bien souvent ils acheptent bien cher ce que l'on leur donne ; et la chandelle n'en vaut pas le jeu. » (T. IX, p. 186.)


302 BRANTÔME

aussi avoir une petite place parmi les poètes du second ou du troisième ordre.

Outre ses poésies amoureuses, dont nous parlerons tout à l'heure, Brantôme a composé quelques pièces d'un genre différent et où se montre son talent sous une forme toute nouvelle. Tels sont les deux sonnets adressés à Dubreuil et qui me semblent d'une excel- lente facture :

A peine sçauroit-on le nom de Jupiter ^ Ou de celuy qui porte un trident pour ses armes, Ou de la sœur de Mars qui préside aux alarmes, Sans l'honneur qui nous doit à bien faire inciter.

Si Jupin n^eust rien fait que les Dames hanter. Il fut mort, sans renom, en courtisant les Dames ; Et sans l'invention des voiles et des rames Neptune eust veu l'oubly sa mémoire emporter.

Si Bellone eust filé, ne pratiquant la guerre. Et ses os et son los seroient couvertz de terre ; Mais d'eux trois les hautz faits triomfèrent du sort.

Heureux qui suit leur trace et qui, brave, s'achète Une gloire qui n'est au cours du tems sujette. En préférant l'honneur à la crainte de mort 2.

Puis il s'est amusé à faire une parodie de ce fier sonnet, dont il a conservé une partie des rimes :

1. Nous avons déjà dit la croyance de Brantôme à l'existence des personnages de la mythologie. Ce sonnet et le suivant en donnent encore la preuve. Joignons-y ce passage qui n'est pas le moins curieux de ceux que nous avons cités : « Les poètes jadis ont loué Aurore pour avoir de belles mains et de beaux doigts, mais je pense que la Royne (Catherine de Médicis) l'eust effacée en tout cela. » (T. VII, p. 342.)

2. T. X, p. 457.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 303

Je ne veux point ravir sa foudre à Jupiter, Son trident à Neptune, à Bellone ses armes, Ny mettre à la mercy de ces tranciiantes lames Mon pauvre corps mortel, ny fortune tenter.

En parle qui voudra, j'aime mieux fréquenter Jour et nuit, sans danger, la compaignie des Dames Que me faire tuer aux cruelles alarmes, Et au prix de ma vie une gloire acheter.

Qu'a servy à César, ce grand foudre de guerre. D'avoir, en son vivant, subjugué mainte terre, S'il n'a pu éviter son très malheureux sort I

Fy de l'honneur. Le Breuil, qui à tel prix s'achète;

Certes j'aimeray mieux traîner une charrete,

Que si, cherchant l'honneur, je rencontray la mort^

Voici un sonnet tellement empreint de scepticisme qu'on peut y reconnaître l'influence de Strozzi :

Je ne veux point sçavoir, trop soucieux, Quel but Dieu meit à nostre destinée, Ny en quel temps toute chose soit née, Ny ce qu'on fait au Royaume des cieux.

Je ne veux point sçavoir mon pis, mon mieux, Ny de quel jour, ny mois de quelle année Me soit du ciel la vie terminée; Je ne suis point de ces gens curieux.

Or, quand mes ans commenceront à croistre. Vienne la mort devant moy s'apparoistre, Quand ell' voudra, je n'en ay point de peur.

Mais, cependant, je veux passer ma vie 1. T. X, p. 455.


304 BRANTÔME

En tout plaisir et avoir belle amie,

Puis laisser faire à mon heur ou malheur ^

Citons enfin deux épigrammes qui sont loin d'être sans mérite :

Deux veufves je cognois, toutes deux fort semblables, De grâce et de beauté et d'honneste maintien; Mais elles sont, aussi, d'habits fort dissemblables Qui font que de leurs meurs ne se semblent en rien.

L'une s'habille trop en Dame peu modeste, Car son habillement luy fait grand deshonneur. L'autre s'habille aussi en Dame si honneste Que son seul vestement luy fait un grand honneur.

Baste, quoy qu'il en soit, si l'une est trop mondaine

En son habit lascif, elle est femme de bien ;

Et si l'autre a gaigné une gloire incertaine

Par son habit fardé, des meurs on n'en croit rien ^.

L'autre est contre une médisante :

Ne faites point tant de la preude femme Pour n'avoir point sentu le trait d'amour. Vostre beauté n'aura jamais le blasme De l'avoir fait seulement un seul jour. Celles qui sont belles et bien exquises Méritent bien un autre honneur que vous, Car elles sont cent et cent fois requises Et n'en font rien. Parlez doncques plus doux 3.

Si nous ne savons pas quand les amours de Bran- tôme finissent, la première de ses deux élégies nous

1. T. X, p. 416.

2. T. X, p. 438.

3. T. X, p. 486.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 305

apprend au moins quand ils ont commencé ; c'est de très bonne heure que VAlma Venus, de Lucrèce,

Hominum divumque voluplas,

vint s'emparer de lui pour ne plus le lâcher.

... Lorsque le menton Me commença frizer d'un folastre coton, Que, gaillard, j'entrepris me mettre à la campaigne Pour suivre de l'amour la cornette et l'enseigne, Avant que m'enfoncer plus avant aux hazards Où sçavent se ruer les plus pratics soudards, Je vins à esprouver mon brandon et ma flamme, Faisant mon coup d'essai sur une jeune dame Qui, telle qu'elle estoit, me fît sentir mon cœur, Pensant estre pareil^ de tout autre vainqueur.

Cette première amourette ne semble pas avoir été de longue durée; bientôt survint une fille de la reine mère, La Guyonnière 2,

... Qui d'un seul regard me vint à estonner

Et plus forte que moy me vint emprisonner,

Qui me retint dix mois esclave de sa face,

De son brave maintien et de sa bonne grâce;

Mais une longue absence^, un long temps, un séjour,

Qui sont vrais médecins. pour divertir l'amour,

Mirent hors de prison mon captivé courage,

Luy remettant au prix sa liberté en gage^.

1. L'égal.

2. Brantôme en parle encore dans un sonnet, probablement l'un de ses premiers, dont voici le commencement :

« Amour, quiconque dit que Vénus soit ta mère, A qui tu dois porter tout respect et faveur. Il en ment faucement, car tu as eu cet heur D'avoir été conceu au sein de Guionnières. » (Voy. t. X, p. 408.)

3. Probablement son premier voyage d'Italie.

4. T. X, p. 488.

l 20


306 BRANTÔME

La rupture avec « une si douce maîtresse » lui causa quelques regrets*, mais c'est surtout à la cour qu'Amour « est oiseau de passage, » suivant l'expres- sion de Remy Belleau ^ ; il l'avait quittée pour « choi- sir un butin de nos roys, » M"® de Rouhet, qui avait été la maîtresse d'Antoine de Navarre. « Les restes de ces grands rois ne sauroient être que très bons, » dit-il quelque part^. J'ignore si la passion heureuse ou malheureuse qu'elle lui inspira fut très longue , mais elle paraît avoir été très vive. Il le lui dit dans un sonnet :

Je n'ay eu nul repos depuis que j'eus au cœur Les beaux traicts de vos yeux qui me firent malade ; Car soit que seul je sois aux champs, à la bourgade, J'ay toujours le front bas, abattu de langueur.

J'ay voulu esprouver si de Mars la fureur AUantiroit mon mal, mais soit qu'à l'embuscade Je fusse toute nuit, transi dans ma sallade, Moins je trouvois la paix en tant aspre douleur.

Je n'ai jamais. Rouet, souffert douleur pareille,

Et si ay de mon sang veu la terre vermeille

De lance, arquebuzade et d'espée en maints lieux"*.

Il écrit à Talard, qui était son rival :

... Si vous aimez Rouet pour vostre dame.


1. T. X, p. 412.

2. Brantôme a dit de son côté (p. 429) :

Mais je dy bien aussi que tant de belles flammes Et tant de nouveaux feux de ces honnestes dames De nostre court font bien les plus constans changer.

3. T. IX, p. 498.

4. T. X, p. 478.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 30?

Je l'aime bien aussi; j'en sens pareille flamme, Je la crains plus aussi qu'un Mars tout irrité. Je lui mets à ses pieds ma douce liberté. Elle a gaigné sur Dieu la moitié de mon âme * .

Dans sa première élégie il avoue que « ses beaux desseins de conquête s'envolèrent dans le vent, » et il parait qu'il ne fut pas plus heureux avec « une déesse portant nom de Diane ^, » et avec « une belle Renée ^. »

C'est pour Isabelle de Limeuil, la maîtresse délais- sée du prince de Gondé (1568)*, que Brantôme a écrit les pièces les plus nombreuses. Cet amour lui était venu fort rapidement ; il le lui dit à elle-même dans des vers rimes par trop irrégulièrement :

Si je le dis on ne voudra pas croire Que, n'ayant veu que bien peu votre face, Elle ait si tost asservy mon courage ;

Mais qui voira vostre gorge d'ivoire,

Voz deux beaux yeux et vostre bonne grâce,

Il le croira et beaucoup d'avantage^.

1. T. X, p. 432.

2. « Je suis pris d'amour, si jamais homme fut, D'une qui porte nom et beauté de la lune. »

(T. X, p. 427.) Parmi les filles de la reine mère, il y en avait cinq portant le nom de Diane.

3. Renée de Rieux, dite la belle Chasteauneuf, maîtresse de Henri m,

« Grande d'esprit, de grâce et de beauté. » Mariée à Philippe Altoviti, qu'elle surprit en adultère et qu'elle poignarda. (Voy. t. X, p. 435, 489.)

4. Elle était la troisième fille de Gilles de la Tour de Turenne, seigneur de Limeuil en Périgord,

5. T. X, p. 466.


308 BRANTÔME

Outre ses beaux yeux, outre sa beauté, il vante sa douceur dans un joli sonnet :

Doulce Limeuil et doulces vos façons, Douce la grâce et douce la parolle, Et doux vostre œil qui doucement m'affoUe Et faict en moy douces mes passions;

Doux vos regards, douces vos actions, Doux Tentretien et douce la main molle, Douce la voix qui doucement me voile L'âme et le cœur de ses doulces chansons;

Douce la bouche et douce la beauté, Doux le maintien, douce la cruauté Et doux le mal qu'il faut, pour vous, souffrir

Depuis qu'en vous on voit tant de doulceurs. Faictes, au moins, que quand pour vous je meurs Je puisse un peu plus doucement mourir ^

La plus singulière des 2i6 pièces qu'il lui a con- sacrées est une supplique à neuf filles de la reine pour les prier d'intercéder en sa faveur près de sa belle maîtresse :

A Jf"** de Tenye, de la Guionnière, de la Bordésière, de PonSy de Launay, de la Guitinière, de Flamin, de Fontpertui, de Bordeille, filles de la Reyne Catherine de Médicis.

Tenye aux doux regards, et vous, La Guionnière, Qui de l'un de vos yeux pouvez faire pasmer Tout cela que l'on veoit, et la terre et la mer, Et vous, aux beaux cheveux, la jeune Bordésière,

1. T. X, p. 464.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 309

Vous, de Pont et Launay, et vous, La Guitinière, Qui avez bien de quoy vous pouvoir faire aymer, Et vous, belle Flamin, qui sçavez enflammer Tous ceux là qui vous veoient en vertu la première,

Honneste Fontpertui, et vous, gaye Bordeille, Qui en vostre gayté n'avez point la pareille ; Regardez, par accord, mon douloureux esmoy ;

Et si jamais pitié trouva rien dans vos cueurs.

Pour donner une fin à toutes mes douleurs.

Pour Dieu î priez Limeuil qu'elle ait pitié de moy ' !

On regrette de ne pas connaître le résultat d'une requête qui a dû bien amuser les vertueuses filles implorées par Pierre de Bourdeille.

Il y a eu certainement quelque demande de M"® de Limeuil le priant d'écrire l'histoire de sa noble famille, soit en vers, soit en prose, car il lui dit :

Pour voz ayeux louer de bonne sorte Il fauldroit bien autre esprit que le mien ; Il y fauldroit ce grand historien De qui le nom au vostre se rapporte*.

Mais pour garder que la Parque n'emporte Vostre renom, je me vanteray bien. Si de Phœbus on doit espérer rien, Que pour ce faict j'ay l'espaulle assez forte.

Celluy diroit la magnanimité.

Le cœur, l'esprit, la grand' dextérité

Et les hauts falcts de vostre noble race,

1. Voy. t. X, p. 472.

2. M. Galy suppose, non sans raison, que ce grand historien dont le nom se rapporte à celui d'Isabelle de la Tour n'est autre que Grégoire de Tours.


31 BRANTÔME

Et je diray et vostre grand' beauté, Vostre doulceur, vostre humble privauté, Vostre sagesse et vostre bonne grâce ^ .

Il y revient encore dans deux sonnets où, cette fois, mettant de côté toute modestie, il laisse entre- voir ce qu'il pensait du sort que l'avenir réservait à ses vers :

— Je ne suis pas de ces grands courtizans Qui, se poussant d'une gentille audace, Disent le mot avec si bonne grâce

Qu'ilz ont le bruict ^ entre les mieux disans.

Mais bien je suis l'un de ces artizans Qui ont appris sur le mont de Parnasse A faire un vers qui d'aage en aage passe. Et n'ont peine de Foubly ni des ans.

Par le moyen de telle privauté, Ceux-là feront croistre vostre beauté, Si la beauté croist pour estre servye.

Mais je feray, si le siècle advenir De mes escripts se daigne souvenir, Qu'elle vivra d'une éternelle vye^.

— Comme un bon painctre, ayant bonne practique. De longue main arrangeant ses pourtraicts.

Ne monstre au jour les plus excellens traicts, Ains les réserve en Parrière-bouticque ;

Ainsi ayant mis en veue publicque. Depuis dix ans, les œuvres que j'ay fais,

'l. T. X, p. 455.

2. Bruit, réputation.

3. T. X, p. 458.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 311

Où j'ay acquis, entre les plus parfais, Quelque degré en mon art poétique,

Je ne veux point, pour me faire estimer, En ce tableau tout mon art exprimer Ny vos beaulez parfaictement pourtraire^

Mais je vous garde un' œuvre, où je m'attens A vous faire veoir, devant qu'il soit longtemps, Je ne sçay quoy par dessus le vulgaire ^

Depuis dix ans ! à quelle époque commencent ces dix années? Nous l'ignorons, ce sonnet, comme les autres, ne portant aucune date. Quant à cette œuvre par dessus le vulgaire (vers ou prose?), je ne puis rien conjecturer à ce sujet.

— C'est au milieu de ces passions que « l'Amour, que j'avois, dit-il, esleu pour mon vray Roy, »

... Me vint abuser, me vantant ma prouesse.

Estimant ma valeur, mon bon cueur, mon adresse.

Disant qu'il me vouloit avancer en grandeur,

Me poursuivre du bien, pourchasser mon honneur,

Et me met en avant de vous aymer. Madame,

Que j'estime et je crains plus que toute autre Dame 2...

Cette Madame, c'est Marguerite de Valois ; Brantôme n'a jamais osé prononcer son nom dans les vers composés à son intention, et pourtant grande fut la passion qu'il a ressentie pour elle, comme en font foi le Discours qu'il lui a consacré dans le premier livre des Dames, et les nombreux passages de ses autres


1. T. X, p. 462.

2. T. X, p. 489.


312 BRANTÔME

écrits où il ne laisse échapper aucune occasion de célé- brer sa beauté, ses grâces et son esprit. Il n'en a jamais été payé que par une bonne amitié, mais son amour- propre y trouvait son compte.

Si j'ay voulu si haut sur l'amour entreprendre Et, peu discret que suis, d'un vol audacieux Attaquer j^ay osé, comme un de nos grands Dieux, Ores que mal me baste% à qui m'en doy-je prendre. Qu'à mon trop fol cuider^ ? .... Qu'il est mal avisé celuy qui veut monter Si haut plus qu'il ne peut, cuidant bien surmonter, Gomme ces fols géans, les Dieux bandez ensemble ! Mais, bien qu'un tel amour m'ait esté peu heureux, Gomme il m'a fait content et gaillard amoureux. J'en puis bien triompher bravement, si me semble 3.

C'est certainement à elle que s'adresse le sonnet qui commence ainsi :

Vous me dites un jour que j'escrisse de vous ; Et quel esprit, Madame, en pourroit bien escrire ? Un Ronsard y faudroit avec sa grave lyre. Un gaillard Maisonfleur avec son style doux-*.

Et cet autre encore, où il se permet de lui donner des conseils qu'elle a fidèlement suivis, mais sans profit pour lui, « qui aima longuement sans pouvoir estre aimé : »

Et de quoy sert d'estre Dame si grande, D'un clin de l'œil monstrer sa volonté

1. Maintenant que cela tourne mal pour moi.

2. Qu'à ma folle présomption.

3. T. X, p. 402.

4. T. X, p. 408.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 313

Et de marcher avec autorité,

Estre obéie aussitost qu'on commande?

Que sert d'avoir tant de cœurs pour offrande,

Vestir son corps comme une Déité,

Estre parfaite en extrême beauté,

Luyre au plus haut d'une amoureuse bande ?

Que sert aussi nourrir dedans vos yeux Tant de doux feux, de regards gracieux, Avoir l'honneur, avoir la bonne grâce

De tant gentilz et braves courtizanz; Bref que vous sert la verdeur de vos ans Pour dormir seule et froide comme glace <?

Nous renonçons à suivre Brantôme dans ses aven- tures, qui furent pleines de péripéties. Ici il nous dit :

J'ai vescu d'autres fois presque deux mois ou trois Cent fois plus fortuné que Tempereur d'Asie, Ains que ma liberté fut esclave saisie Dans l'œil d'une beauté que pour rare j'avois ^.

Là, il se plaint que, tandis qu'il « s'ébattoit gaîment dans le sein d'une, »

Un seigneur soustenu de son prince

Est venu, trop puissant, camper en sa province ; Soudain, foible et craintif, il laissa son amour'.

Tantôt, enfin, il s'écrie en un moment de décourage- ment amoureux qui dut être très rare dans sa vie :

Je n'escry point d'amour, n'ayant point de maistresse, Je n'escry de douceur, n'esprouvant que rudesse"'.

1. T. X, p. 403. — Voy. encore t. X, p. 410, et Élégies, p. 489-491.

2. T. X, p. 415.

3. T. X, p. 424.

4. T. X, p. 453.


314 BRANTÔME

La suite de ses amours, il ne faut plus la chercher dans ses poésies, mais dans la prose du second livre des Dames, où il a raconté quelques-unes de ses bonnes fortunes, toujours « sans rien nommer. » Laissons-lui la parole :

« J'ay cogneu un honneste gentilhomme, et des moins déchirez de la cour, lequel ayant envie un jour de servir une fort belle et honneste dame s'il en fut onc, parce qu'elle lui en donnoit beaucoup de sujets de son costé, et de l'autre il faisoit du retenu pour beaucoup de raisons et respects, cette dame pourtant y ayant mis son amour, et à quelque hasard que ce fust elle en avoit jette le dé, ce disoit-elle ; elle ne cessa jamais de l'attirer tout à soy par les plus belles pa- rolles de l'amour qu'elle peut dire; dont entr' autres estoit celle-cy : « Permettez au moins que je vous « ayme si vous ne me voulez aymer, et n'arregardez « à mes mérites, mais à mes affections et passions, » encor certes qu'elle emportast le gentilhomme au poids en perfections. Là-dessus qu'eust pu faire le gentilhomme? sinon aimer, puisqu'elle l'aimoit, et la servir, puis demander le sallaire et récompense de son service, qu'il eut, comme la raison veut que qui- conque sert faut qu'on le paye * . »

« Il me vint en fantaisie une fois, à la court, d'y servir une belle et honneste fille, habille s'il en fut onc, de fort bonne maison, mais glorieuse et fort haute à la main, dont j'en estois amoureux extrême- ment. Je m'advisay de la servir et araisonner aussi arrogamment comme elle me pouvoit parler et res-

1. T. IX, p. 80.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 315

pondre; car, à brave brave et demy. Elle ne s'en sen- tit pour cela nullement intéressée, car, en la menant de telle façon, je la louois extrêmement, d'autant qu'il n'y a rien qui amollise plus un cœur dur d'une dame, que la louange autant de ses beautez et perfections que de sa superbetté; voire luy disant qu'elle luy siézoit très bien, veu qu'elle ne tenoit rien de com- mun, et qu'une fille ou dame, se rendant par trop privée et commune, ne se tenant sur un port altier et sur une réputation hautaine, n'estoit pas bien digne d'estre servie; et pour ce, je l'en honnorois davan- tage, et que je ne la voulois jamais appeler autrement que ma gloire. En quoy elle se pleust tant, qu'elle me voulut aussi apeller son arrogant.

« Continuant ainsi toujours, je la servis longue- ment; et si me peux vanter que j'euz part en ses bonnes grâces autant ou plus que grand seigneur de la court qui la voulust servir ; mais un très favory du roy, brave certes et vaillans gentilhonHue , me la ravit, et par la faveur de son roy me l'embla et l'es- pousa^ Et pourtant, tant qu'elle a vescu, telles alliances ont tousjours duré entre nous deux, et l'ay tousjours très honnorée^. » Il ajoute : « Je ne sçay si je seray repris d'avoir fait ce conte, car on dit volon- tiers que tout conte fait de soy n'est pas bon; mais je me suis esgaré ce coup, encor que dans ce livre j'en aye fait plusieurs de moy-mesme en toutes façons, mais je tais le nom. »

Voici le récit d'une joyeuse partie, dont nous ne

1. Il a rappelé cette mésaventure dans le sonnet cité plus haut, p. 313.

2. T. IX, p. 584.


31 6 BRANTÔME

donnerons que le commencement ; on se doutera sans peine du dénoûment : « Je sçay deux honnestes gen- tilshommes compagnons, pour lesquels deux fort hon- nestes dames, et non certes de petite qualité, ayant fait pour eux une partie un jour à Paris, et s'al- ler pourmener en un jardin, chacune, y estant, se sépara à l'escart l'une de l'autre, avec un chacun son serviteur, en chacune son allée, qui estoit si couverte de belles treilles que le jour quasi ne s'y pouvoit voir, et la fraischeur y estoit gracieuse. Il y eut un des deux, hardy, qui, cognoissant cette partie n'avoir esté faitte pour se pourmener et prendre le frais, et selon la contenance de sa dame qu'il voyoit brusler en feu, et d'autre envie que de manger des muscats qui estoyent en la treille, et selon aussi les parolles eschauffées, affec- tées et follastres, ne perdit si belle occasion^... »

C'est encore lui, « l'honneste gentilhomme, j> qui eut avec « une belle et honneste vefve de l'âge de trente ans, laquelle vouloit gaudir avec lui ou, pour mieux parler, l'attirer à l'amour, » un vif et libertin échange de « petits motz traversez et piquans jusques au cœur, » qui se termina par un adieu fort tendre : « Mais le malheur voulut que ceste honneste dame mourut dans six sepmaines, dont il cuida mourir de destresse; car ces motz piquans, avec d'autres d'au- paravant, l'avoient mis en tel espoir qu'il s'asseuroit l'avoir gaignée, comme de vrai elle l'estoit. Que mau- dite soit la maie destinée de sa mort, car c'estoit l'une des belles et honnestes femmes qu'on eust sceu voir et qui valoit un péché véniel et mortel-. »

1. Voy. la suite t. IX, p. 404.

2. T. IX, p. 700-702.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 317

« J*ay cogneu un fort honneste gentilhomme qui, servant une belle dame et de bon lieu, luy demandant la récompense de ses services et amours, elle luy res- pondit franchement : qu'elle ne luy en donroit pas pour un double, d'autant qu'elle estoit très asseurée qu'il ne l'aimoit tant pour cela, et ne luy portoit point tant d'affection pour sa beauté, comme il disoit, sinon qu'en jouissant d'elle il se vouloit venger de son mary qui luy avoit fait quelque desplaisir, et pour ce il en vouloit avoir ce contentement dans son âme, et s'en prévaloir puis après*; mais le gentilhomme, luy asseurant du contraire, continua à la servir plus de deux ans si fidèlement et de si ardent amour, qu'elle en prit cognoissance ample et si certaine, qu'elle luy octroya ce qu'elle lui avoit tousjours refusé, l'asseu- rant que si, du commencement de leurs amours, elle n'eust eu opinion de quelque vengence projettée en luy par ce moyen, elle l'eust rendu aussi bien content comme elle fît à la fin ; car son naturel estoit de l'ay- mer et favoriser 2. »

« J'ay cogneu un très grand seigneur^, brave et vaillant, lequel vint dire à un honneste gentilhomme qu'il estoit fort son serviteur, en riant pourtant : « Monsieur un tel, je ne sçay ce que vous avez fait à « ma femme, mais elle est si amoureuse de vous que

1. Voy. plus haut, p. 272, le récit du dîner chez du Guast.

2. T. IX, p. 412.

3. Il dit plus loin que ce très grand seigneur était un prince (le duc de Nevers ?) . — Notons en passant cette définition du mot seigneur : « J'ay ouy tenir ceste maxime à feu M. le connestable que qui- conque le gentilhomme de France qui a et passe trente mille livres de rente, il se peut appeller seigneur, quand il n'auroit aucuns grades ny charges. » (T. VI, p. 150.)


318 BRANTÔME

« jour et nuict elle ne me fait que parler de vous, et « sans cesse me dit vos louanges. Pour toute response « je luy dis que je vous cognois plus tôt qu'elle, et « sçay vos valeurs et vos mérites qui sont grands. » Qui fut estonné? Ce fut ce gentilhomme; car il ne venoit que de mener cette dame sous le bras à vespres, où la reyne alloit. Toutesfois ce gentilhomme s'asseura tout à coup et luy dit : « Monsieur, je suis très « humble serviteur de madame vostre femme, et fort « redevable de la bonne opinion qu'elle a de moy, et « l'honnore beaucoup ; mais je ne luy fais pas l'amour, « disoit-il en bouffonnant; mais je luy fais bien la « cour par votre bon advis que vous me donnastes « dernièrement, d'autant qu'elle peut beaucoup à « l'endroict de ma maistresse, que je puis espouser « par son moyen, et par ainsi j'espère qu'elle m'y sera « aydante. »

« Ce prince n'en fit plus autre semblant, sinon que rire et admonester ce gentilhomme de courtiser sa femme plus que jamais ; ce qu'il fit, estant bien aise, sous ce prétexte, de servir une si belle dame et prin- cesse, laquelle luy faisoit bien oublier son autre mais- tresse qu'il vouloit espouser, et ne s'en soucier guères, sinon que ce masque bouchoit et déguisoit tout. Si ne put-il faire tant qu'il * n'entrast un jour en jalousie, que voyant ce gentilhomme dans la chambre de la reine porter au bras un ruban incarnadin d'Espagne, qu'on avoit apporté par belle nouveauté à la cour, et l'ayant tasté et manié en causant avec luy, alla trouver sa femme qui estoit près du lict de la reine, qui en avoit

\. QuHl, le mari.


I


SA VIE ET SES ÉCRITS. 319

un tout pareil, lequel il mania et toucha tout de mesme, et trouva qu'il estoit tout semblable et de la mesme pièce que l'autre : si n'en sonna-il pourtant jamais mot et n'en fut autre chose ^. »

Je ne sais pas comment il s'y prenait quand il fai- sait la cour à quelque « honneste dame ; » il ne nous le dit point, mais je ne crois pas qu'il pût ressembler à certains galants dont il se moque très plaisamment. Quand ils se trouvaient en présence de la dame à qui ils voulaient faire connaître leur passion, « ils contrefont des transis, dit-il, comme une chèvre qui est en gésine, et des langoureux ; ils jettent leurs yeux sur elles et les envoyent en ambassade ; ils font des gestes passionnez, des souspirs devant le monde; ils se parent des couleurs de leurs dames si apparem- ment, bref, ils se laissent aller à tant de sottes indis- crétions, que les aveugles s'en appercevroyent ; les uns aussi bien pour le faux que pour le vray, afin de donner à entendre à toute une cour qu'ils sont amou- reux en bon lieu, et qu'ils ont bonne fortune. Et Dieu sçait ! possible, on ne leur en donneroit pas l'aumosne pour un liard, quand bien on en devroit perdre les œuvres de charité^. »

La discrétion en amour était fort observée à l'époque de la jeunesse de Montaigne. « De mon temps, dit- il, le plaisir d'en conter (plaisir qui ne doibt guères en douceur à celuy mesmes de l'effect) n'estoit permis qu'à ceulx qui avoient quelque amy fidèle et unique. A présent les entretiens ordinaires des assemblées et des tables ce sont les vanteries des faveurs receues,

4. T. IX, p. 119 et suiv. 2. T. IX, p. 123.


320 BRANTÔME

et libéralité secrète des dames. Vrayment, c'est trop d'abjection et de bassesse de cœur de laisser ainsi fièrement persécuter, paistrir et fourrager ces tendres et mignardes doulceurs à des personnes ingrates, indiscrètes et si volages^. »

Cet usage du vieux temps, s'il avait existé en pro- vince, n'avait jamais été de mode parmi les courtisans. Brantôme prend, il est vrai, en pitié « les pauvres dames qui n'ont autre revange que les larmes, regrets et paroles^, » contre les médisances et les calomnies des gens de cour, mais il se montre plein d'indulgence pour les amants qui ne craignaient pas de divulguer leurs bonnes fortunes : « Une opinion en amour ay-je veu tenir à plusieurs : qu'un amour secret ne vaut rien, s'il n'est un peu manifeste, sinon à tous, pour le moins à ses plus privez amis ; et si à tous il ne se peut dire, pour le moins que le manifeste s'en face, ou par monstres ou par faveurs, ou de livrées et couleurs, ou actes chevalleresques , comme courremens de bague, tournois, masquarades, combats à la barrière, voire à ceux de bon escient quand on est à la guerre ; certes, le contentement en est très grand en soy^... » « Comme de vray, de quoy serviroit à un grand capitaine d'avoir fait un beau et signalé exploict de guerre, et qu'il fust teu et nullement sceu? Je croy que ce luy seroit un dépit mortel. De mesme en doivent estre les amoureux qui ayment en bon lieu ; ce disent

1. Essais, liv. lU, ch. v.

2. T. IX, p. 501.

3. Il ajoute : « Certes, pour les daines mariées la descouverte en est fort dangereuse, mais pour les filles et veufves qui sont à marier, n'importe ; car la couleur et prétexte d'un mariage futur couvre tout. » (Ibid., p. 502.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 321

aucuns ; et de cette opinion en a esté le principal chef, M. de Nemours, le parangon de toute chevalerie^. » Pourtant, malgré l'autorité de ce grand prince, il y eut un jour où il sut garder une discrétion d'autant plus méritoire que son amour-propre de Gascon était en jeu. « J'ay cogneu, dit-il, un gentilhomme très honneste à la cour^, qui, servant une très grande dame, estant parmy ses compaignons un jour en devis de leurs maistresses, et se conjurant tous de les descou- vrir entr'eux de leur faveur, ce gentilhomme ne vou- lut jamais déceler la sienne, ains en alla controuver une autre d'autre part, et leur donna ainsi le bigu, encor qu'il y eust un grand prince en la troupe qui l'en conjurast et se doutast pourtant de cet amour secret : mais luy et ses compagnons n'en tirèrent que cela de luy ; et pourtant à part soy maudit cent fois sa destinée qui l'avoit là contraint de ne racconter, comme les autres, sa bonne fortune, qui est plus gra- tieuse à dire que sa male^. »

Le chapitre des amours de Brantôme serait incom- plet si nous ne disions pas un mot de quelques vel- léités de mariage qui lui étaient passées par la tête. On a vu plus haut (p. 98) que, lorsqu'il était à Malte (1566), il eut la fantaisie de prendre la croix, et que son ami Strozzi l'en avait détourné, en le berçant de la possibilité d'épouser une « belle et honneste dame et riche, dont il estoit alors fort serviteur et bien venu. » Mais, de retour en France, cette espérance dut

1. T. IX, p. 502i

2. Un « gentilhomme très honneste, » c'est-à-dire Brantôme.

3. T. IX, p. 502.

1 %\


S%% BRANTÔME

se dissiper très vite, et depuis il n'y a jamais fait la moindre allusion. D'autres projets n'eurent pas un meilleur sort, et il faut l'en féliciter, ses choix étaient malheureux. Ayant jeté les yeux « sur une fort honneste damoiselle, » il eut la prudence, avant de s'engager plus avant, de consulter une sienne pa- rente, qui lui dit franchement qu'il y perdrait son temps, et lui en donna une si bonne raison, que je n'ose reproduire et qui ne peint que trop les débauches des femmes de la cour, qu'il renonça à son dessein^. Une autre fois, il « recherchoit une très belle femme et veufve, » quand il apprit qu'elle était atteinte d'une horrible infirmité. « Il la quitta soudain, » et un courtisan, moins dégoûté que lui, « la prit aussitost^. » Enfin, en 1582, il avait alors près de quarante ans, étant sur le point de se marier « en un beau lieu qui l'eust rendu pour le reste de ses jours plus heu- reux qu'il n'estoit; » il rompit tout pour tenir sa promesse à son ami Strozzi de l'accompagner dans J sa fatale expédition de Tercère; mais, en arrivant ^ à Bordeaux, comme nous l'avons dit^, il se trouva qu'il ne l'avait pas attendu. Malgré le ressentiment qu'il en ressentit, il dut plus tard, au fond du cœur, se féliciter du hasard qui l'avait empêché de courir à une mort certaine *.

Ces deux essais, dont le second avait échoué par sa faute, paraissent l'avoir dégoûté de former de nou-

1. T. IX, p. 200.

2. T. IX, p. 275.

3. Voy. plus haut, p. 295.

4. « Si je l'eusse suivy, pour le seur je fusse mort avecques luy. » (T. VI, p. 90. J


SA VIE ET SES ÉCRITS. 3^3

veaux projets ^ et, trouvant sans doute qu'il était, sui- vant le précepte du Pseudo-Gallus,

Dulce magis resoiuto vivere collo,

il retourna bien vite à ses galanteries, dont le cours n'aurait certainement pas été interrompu longtemps par cette union qui devait le rendre si heureux.

XIX. Les dernières années de Brantôme.

Nous avons quitté Brantôme au moment où il fut arrêté dans ses projets contre sa patrie par une chute de cheval qui le tint près de quatre ans cloué sur son lit, et lui donna « plus de mal, plus de douleurs et tourmans que ne receut jamais ung pauvre criminel

1. Je ne parle pas de cet espoir chimérique, qu'il avait caressé un instant, d'obtenir une dispense pour épouser la veuve de son frère, belle je ne sais, mais riche, dont il se disait fort amoureux. Il a exhalé sa plainte dans le sonnet suivant adressé à Ronsard (t. X, p. 429) :

« Hélas ! faut-il, Ronsard, qu'un langoureux amant, Pour estre ainsi parent, n'aime point sa parente ! Qui a mis le premier cette loy si meschante. Puisque Dieu n'en a fait exprès commandement ?

Moyse, qui asseit le premier fondement De sa foy qui nous fayt nostre âme si vivante, De cet amour si beau personne n'en exempte, Et n'en a jamais mis de loy ny de tourment.

Tant s'en faut qu'il permit beaucoifp plus d'avantage Que le frère pou voit se joindre en mariage Avec sa belle-sœur ; aussi telle est ma foy.

Autrement je serois un amant misérable

Qui craindroit, pour aimer, un enfer détestable.

Aussi faut-il qu'Amour commande sur la Loy. »


324 BRANTÔME

estandu à la gêne ^ ; » et c'est , je crois , à ces souf- frances qu'il fait allusion dans un de ses sonnets 2.

Il ne nous donne aucune date pour cette nnalheu- reuse chute. En juillet 1582, il ne put rejoindre à temps, à Bordeaux, l'expédition de Strozzi^; l'année suivante, il revenait du Périgord quand il apprit à Étampes la mort de son ami Vitteaux (août 1 583) ^. C'est donc au plus tôt dans les derniers mois de cette année qu'il faut faire remonter son accident; et ce fut au plus tôt en 1 587 que le pauvre malade put enfin « saluer le gentil réveil de la force endor- mie^. » Il est probable qu'il retourna à la cour aus- sitôt que ses forces le lui permirent ; mais il y trouva bien du changement. Catholiques, ligueurs, protes- tants étaient en guerre de tous côtés, et ses compa- gnons d'armes morts ou dispersés dans des camps ennemis. En tout cas, il n'y séjourna pas longtemps, il fut rappelé auprès de la veuve de son frère,

1. Voy. plus haut, p. 233-234. — Son frère avait fait une chute de cheval, et il en mourut au hout de plusieurs années.

2. Le Lxxvie. Voy, t. X, p. 45 :

Sur mon lit, assailly d'infinies langueurs,

Je discours, à part moy, de ma vie passée ;

Je me présente au vif en quelle destinée

Fut mon commencement, et comme il fut heureux.

Et puis tout à un coup, je ressens ma douleur. Voilà comment, pensif, je passe mon année, Le feu, le froid, le chaut d'une âme passionnée, Ainsy Fortune en moy esprouve ses rigueurs.

3. Voy. plus haut, p. 228 et suiv.

4. Voy. plus haut, p. 296.

5. Expression de Marot.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 325

retirée dans son château de Matha^ et menacée par le prince de Condé; voici à quelle occasion :

« Durant ces dernières guerres de la Ligue, dit-il, feu M. le prince de Condé, dernier mort^, estant à Sainct-Jean, envoya demander à Madame de Bour- deille six ou sept des gens de sa terre, des plus riches et qui s'estoyent retirez en son château de Mathas, près elle. Elle les luy refusa tout à trac, et que jamais elle ne trahiroit ny ne livreroit ces pauvres gens qui s'estoyent allez couvrir et sauver sous sa foy. Il luy manda pour la dernière fois que, si elle ne les luy envoyoit, qu'il luy apprendroit de luy obéyr. Elle luy fit response (car j'estois avec elle pour l'assister) que, puisqu'il ne sçavoit obéir, qu'elle trouvoit fort estrange de vouloir faire obéir les autres, et lorsqu'il auroit obéy à son roy, elle luy obéiroit ; au reste que, pour toutes ses menaces, elle ne craignoit ny son canon ny son siège, et qu'elle estoit descendue de la comtesse de Montfort, de laquelle les siens avoyent hérité de cette place, et elle tout et de son courage; et qu'elle estoit résolue de la garder si bien qu'il ne la prendroit point ; et qu'elle feroit autant parler d'elle céant que son ayeule, ladite comtesse, avoit fait dans Annebon^. M. le Prince songea longtemps sur cette response et temporisa quelques jours sans la plus menacer. Pour- tant, s'il ne fust mort, il l'eust assiégée; mais elle s'estoitbien préparée de cœur, de résolution, d'hommes


1. Charente-Inférieure, à 18 kilomètres de Saint- Jean-d'An-

géiy.

2. Henri !«•■, mort à Saint-Jean-d'Angély, le 5 mars 1588.

3. Le siège de Hennebon (Morbihan), par Charles de Blois, eut lieu en 1342.


32i6 BRANTÔME

et de tout, pour le bien recevoir, et croy qu'il y eust receu de la honte * . »

Il resta probablement auprès de sa belle-sœur jus- qu'à ce que tout danger eut disparu par la mort du prince de Condé ; je ne sais s'il était revenu à Paris pendant cette année 1 588, qui vit Henri III chassé de sa capitale (mai) et la tragédie de Blois (décembre). En tout cas, il y était quand eut lieu le baptême du fils posthume du duc de Guise tenu sur les fonts par la ville (7 février 1589)^. Il finit alors par reconnaître que « le service des princes est un mauvais héritage, » comme dit L'Estoile^, et que Paris « étoit une bonne ville pour y vivre, mais non pour y mourir'^, » et se décida à passer la plus grande partie de sa vie dans ses terres. 11. fit sans doute des voyages de divers côtés, mais il ne nous a parlé que de celui qui lui tenait le plus au cœur, de sa visite à la reine Margue- rite au château d'Usson. Il nous en a laissé le récit dans une épitre dédicatoire à la princesse :

« Dernièrement que je vous estois allé faire la révé- rence à Usson^, j'eus cest honneur d'entrer dans vostre salle et vous veoyr manger tous les jours, où je notay une chose très louable, que je ne vous ay jamais veu faire repas, que, devant votre table, vous n'eussiez de fort honnestes gens et sçavans, lesquels vous met- tiez tousjours sur quelques beaux discours, disputes et propos non communs, si que je n'ay jamais veu les

1'. T. IX, p. 429, et t. X, p. 72.

2. Voy. t. IV, p. 274.

3. T. VII, p. 160.

4. Pantagruel, 1. Il, ch. vu.

5. Marguerite habita le château d'Usson de 1585 à 1605.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 327

tables des roys vos frères mieux remplies et garnies de ces beaux metz que la vostre; et ce qui estoit le plus beau et plus à priser, c'est que vous présidiez par dessus et en disiez vostre advis, et donniez vostre sentence par de si beaux et briefz motz, que j'entray en admiration de vous, de vostre sçavoir et beau dire plus que je ne fis jamais. Or, un jour, entre autres discours, que l'on se mit à parler de Jules Gsesar, de ses louanges et de ses beaux faits, vous en prinstes la parolle et l'allastes exalter par de si gentilz et briefz motz qu'ilz pesoient et portoient plus de coups que d'autres en eussent sceu faire. » Ces louanges donnèrent à Brantôme l'idée de traduire en prose les harangues que Lucain met dans la bouche de César et de Pompée avant la bataille de Pharsale, et il les envoya et dédia à la princesse « la merveille du mondée » Il lui adressa plus tard une traduction d'un fragment du X® livre de Lucain (la Harangue de Cléopâtre à Jules César) qu'il accompagna d'une épître dédicatoire^ où il regret- tait de n'avoir pu traduire un des livres tout entier, ainsi qu'elle le lui avait commandé. « Mais, depuis deux ans, dit-il, j'ay eu mon esprit si inquietté et si vague de tout enthousiasme que je n'y ay peu tra-

1. Voici la fin d'une oraison funèbre qui laisse bien loin der- rière elle les louanges de Brantôme : « Qu'il me soit permis d'espandre sur son tombeau des fleurs que les Muses par mes mains luy présentent; d'offrir des lys à sa pureté, des roses à sa vertu, l'ombrager tout de palmes, le couvrir de lauriers que le seul parterre de ses vertus me fournira avec plus d'abondance que ne feront toutes les princesses des siècles passez. » (Discours funèbre sur le trespas de la reine Marguerite de Valois, jouxte la copie imprimée à Paris. Lyon, 1G15, in-8°.)

2. Voy. cette Épistrè dédicatoire en tète des deux harangues, t. X, p. 4.


328 BRANTÔME

vailler*. » L'épître a été écrite après le divorce de Henri IV (17 décembre 1599), car elle est adressée à la princesse qu'il ne qualifie plus de reine de France et de Navarre, mais simplement de « reine, fille de France. »

Marguerite sut répondre à ses compliments de la façon la plus gracieuse en lui dédiant ses Mémoires; et la fin de sa dédicace dut singulièrement flatter l'amour-propre de Brantôme : « Cette œuvre d'une après disnée ira vers vous comme le petit ours, lourde masse et difforme, pour y recepvoir sa formation. C'est un chaos duquel vous avez desjà tiré la lumière. Il reste l'œuvre de cinq ou six autres journées. C'est une histoire, certes, digne d'estre escrite par cava- lier d'honneur, vrai François, nay d'illustre maison, nourry des roys mes père et frères, parent et familier amy des plus galantes et honnestes femmes de nostre temps, de la compagnie desquelles j'ay eu ce bonheur d'estre 2. »

Voilà la dernière mention que nous ayons trouvée des relations de la princesse et de son fidèle adora- teur^. Marguerite mourut le 27 avril 1615, dix mois environ après lui.

Outre des tracas qui vinrent à Brantôme au sujet de son abbaye *, ses démêlés avec diverses personnes de sa

1. T. X, p. 117.

2. T. VIII, p. 209-212.

3. Voy. la table des matières à l'article Marguerite de Valois, t. XI, p. 260-261.

4. Un méchant homme, qu'il ne veut pas nommer, t fit empoi- sonner meschantement son abbé titulaire, un très homme de bien, certes, et en même temps postula cette abbaye à Henri III ; mais le roi lui demanda : « Si j'estois mort, comme me plaignant. »


SA VIE ET SES ÉCRITS. 329

famille qu'il accuse d'ingratitude, il éprouva dans les dernières années du siècle deux pertes qui lui furent très sensibles. La première est celle de sa nièce, M™® d'Aubeterre, qui mourut à trente ans, le 8 sep- tembre 1 593 ; et il nous a parlé en termes très tou- chants de ses derniers moments * . L'autre est la mort de sa belle-sœur, M""" de Bourdeille (28 juin 1598). Il leur a consacré des oraisons funèbres, des tombeaux en prose et en vers, « en forme de dialogue. » C'est dans un post-scriptum du tombeau en prose de M*"® d'Aubeterre qu'il déclare « prendre congé des Muses et leur dire adieu pour jamais^. »

Dès lors, rien ne put le détourner de ses études et de la rédaction de ses livres, « que j'ay faictz, dit-il, et composez de mon esprit et inveiition, et avecques grande peine et travaux escrits de ma main^. »

Quand l'âge et les infirmités vinrent lui apprendre qu'il était « engagé dans les avenues de la vieillesse, » il ne sut pas imiter son compatriote Montaigne, qui disait avec mélancolie : « Il faut souffrir doulcement les lois de nostre nature. Nous sommes pour vieillir, pour estre malades en dépit de toute médecine ^ » Demander la patience et la résignation à Brantôme, c'était trop exiger de lui. Jusqu'à la fin de sa vie, il regretta « ces jeunes ans, au prix desquels tous empires et royaumes ne sont rien^, » et ne put se

Sur sa réponse négative, il lui dit : « Elle n'est donc pas vacquante, « retournez-vous-en. » (T. III, p. 116.)

1. T. IX, p. 454 et suiv.

2. T. IX, p. 67-87.

3. T. X, p. 126.

4. Essais, 1. III, ch. xm.

5. T. IX, p. 632.


330 BRANTÔME

consoler des déceptions de son ambition. Rappe- lant qu'il avait été « toujours aymé, cognu et bien- venu des roys ses maistres, des grandz seigneurs et princes, de ses reynes, de ses princesses, bref, d'un chascun et chascune qui l'ont eu en tel estime que, sans se vanter, le nom de Branthôme y a esté très bien renommé, » il ajoute : « Mais toutes telles faveurs, telles grandeurs, telles vanitez, telles vante- ries, telles gentillesses, telz bons temps, s'en sont allez dans le vent ; et ne m'est rien resté que d'avoir esté tout cela et un souvenir encor qui quelques fois me plaist, quelques fois me déplaist ; m'advançant sur la maudite chenue vieillesse, la pire de tous les maux du monde, et sur la pauvrette, qui ne se peut réparer comme par un bel aage florissant, à qui rien n'est impossible; me repentant cent mille fois des braves et extraordinaires despenses que j'ay faict autresfois, de n'avoir réservé quelque bien, qui me serviroit maintenant à mon aage foible, dont j'ay faute de ce que d'autresfois j'ay eu trop; ayant un crève-cœur extrême dedans moy, de voir une infinité de petitz compaignons en ce règne eslevez grandz, soit en biens, en richesses, grades et grandeurs, que d'autres foys j'ay veu qu'ilz se fussent sentis très heureux qu'ilz eussent eu quelques paroUes de moy, encor à la tra- verse ou sur l'espaule. Ce n'est point que je ne l'aye autant ou bien mérité qu'aucuns d'eux ; car je cognois et sçay par cœur toute leur vie ; mais c'est la Fortune, traistresse et aveugle qu'elle est, qui, amprès m'avoir repeu assez de vent, m'a quicté et s'est moquée de moi^. »

1. T. V, p. 396.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 331

Cette pauvre Fortune, qu'il maudit plus d'une fois, il n'arrive rien, comme dit La Fontaine,

Il n'arrive rien dans le monde Qu'il ne faille qu'elle en réponde-, Nous la faisons de tous écots, Elle est prise à garant de toutes aventures.

Or, Brantôme, grâce à son caractère violent \ avait dû, soit par ses querelles, soit par ses galanteries, se faire nombre d'ennemis ; de plus il préféra à tout son indépendance et ses plaisirs; dans un mouvement de colère assez peu motivé, il avait renoncé au ser- vice de Henri III, précisément à une époque où les troubles sans cesse renaissants rendaient nécessaire au prince l'appui de sa noblesse. Plus tard, sans le combattre, il ne se rallia point à Henri IV. Il ne pou- vait donc s'en prendre qu'à lui-même de l'oubli où ses maîtres l'ont laissé.

Ses affaires devaient toujours avoir été en assez mauvais état, n'ayant jamais pratiqué « l'ordre, cette vertu morne et sombre 2; » il revient souvent sur sa pauvreté et l'attribue à son désintéressement qui l'a toujours empêché de s'enrichir, comme tant d'au- tres, aux dépens de ses maîtresses. « Je me puis vanter, dit-il, d'avoir servy en ma vie d'honnestes dames, et non des moindres; mais si j'eusse voulu prendre d'elles ce qu'elles m'ont présenté et en

1. « Ledit sieur de Brantôme, dit Le Laboureur, estoit fort violent, difficile à vivre et d'un esprit un peu trop irréconciliable, qui ne perdoit point d'occasion de se venger de ceux qu'il haïs- soit, si bien que ceux qui ont échappé à ses armes n'ont pu se garantir de sa plume qui lui éîi a fait raison. » (Edition des Mémoires de Gastelnau, t. I, p. 804.)

2. Montaigne, Essais, liv. III, ch. ii.


332! BRANTÔME

arracher ce que j'eusse pu, je serois riche aujour- d'hui, ou en bien ou en argent ou en meubles, de plus de trente mille escus que je ne suis, mais je me suis toujours contenté de faire parestre mes affec- tions plus par ma générosité que par mon avarice*. » Et pourtant, quand il sentit que le moment ne tarde- rait pas à venir, où il lui faudrait revêtir la tunique de pierre, suivant l'expression homérique, cette pau- vreté ne l'empêcha pas de vouloir laisser un monu- ment digne de sa race, et il fit bâtir un superbe château à Richemont, sur une haute colline de la paroisse de Saint-Grespin, l'une de ses seigneuries, à environ une lieue et demie de l'abbaye de Brantôme ; la chapelle funéraire qu'il s'y destinait fut ornée du haut en bas d'une série de têtes de mort, interrom- pues par les armoiries de Bourdeille et de Vivonne^. Le château était terminé assez longtemps avant sa mort, qui n'arriva que le 5 juillet 1614. Dès le 30 dé- cembre 1 609, croyant probablement sa fin plus proche, il avait déposé entre les mains du notaire de Brantôme un long testament, dont il avait, on ne sait pourquoi, calculé les dimensions sur celles du testament du chan- celier de L'Hospital ; nous en avons donné le texte tout entier et les codicilles dans le tome X, p. 12î1 à 154. Nous allons seulement reproduire ici quelques pas- sages qui nous ont paru offrir de l'intérêt.

1. T. IX, p. 109-110.

2. Voyez l'intéressante notice de M. le D' Galy, le Château de Richemont et sa chapelle. Périgueux, 1881, in-8o. On y trouve un portrait de Brantôme et deux planches, dont l'une représente l'intérieur de la chapelle, et l'autre le fac-similé de l'épitaphe louangeuse composée par lui-même et que M^^ de Duretal, sa nièce, fit graver, en l'abrégeant, sur une plaque de bronze.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 333

Testament et codicilles de Pierre de Bourdeille^ seigneur de Brantôme.

Au nom du Père, et du Filz, et du Sainct-Esprit, ensemble de la bénite Vierge Marie, et de madame saincte Anne, mes deux bonnes patronnes.

Je, Pierre de Bourdeille, seigneur et baron de Richemond, de Sainct-Grespin, de la Ghapelle-Mommoreau, et conseigneur de Brantôme usufructuaire^ chevalier de FOrdre du roy, de son Sainct-Mlchel, ensemble de celuy de l'Ordre de Portugal qu'on appelle YHabito de Christo; gentilhomme ordinaire de la chambre de feus roys Charles neuviesme et Henry troisiesme, mes maistres, et pensionnaire de deux mille livres par an du susdict Charles neuviesme en son vivant; chambellan de mon- seigneur le ducd'Allençon, mon bonmaistreaussy, dont toutes les lettres et tiltres en demeurent en mon thrésor et titres, qui du tout en donnent foy; et ayant commandé à deux enseignes de gens de pied aux secondes guerres civilles passées, sans reproche, la grâce à Dieu; je recommande mon âme à Dieu, et le supplie de bon cœur la recevoir en son sainct paradis.

Je veux estre enterré comme bon chrestien et catholique, sans pourtant aucune pompe funèbre, ny cérémonie nullement somptueuse. J'eslis ma sépulture dans la chapelle de mon chas- teau de Richemond, que j'ay faicte et construire exprès pour cest effect avecques la voûte, espérant que le tout sera faict et parachevé, s'il plaist à Dieu, avant que je meure, pour y estre enterré. Je veux que sur ma tombe soit gravé en grosses lettres cest épitaphe, avec mes armoyries de Bourdeille et Vivonne, entourées de l'Ordre de Sainct-Michel :

Passant, si par cas ta curiosité s*estend de sçavoir qui gist sous cette tombe, c'est le corps de messire Pierre de Bourdeille...

Suivent une cinquantaine de lignes consacrées uni- quement à son panégyrique, et qu'il termine ainsi :

Adieu, passant, retire-toi. Je ne fen puis plus dire, sinon 1. Usufructuaire, usufruitier; usufructuarius.


334 BRANTÔME

que tu laisses jouyr de repos celuy qu'en son vivant n^en eitst, ny d'ayse, ny de plaisir^ ny de contentement. Dieu soit loué pourtant du tout, et de sa saincte grâce !

Puis il continue :

Je ne veux surtout qu'en mon enterrement se fassent, comme j'ay dict, aucunes pompes ny magnificences funèbres, et surtout ny festins, ny mangeailles, ny convoy, ny assemblées de parens et amys, sinon d'une vingtaine de pauvres, avecques leurs escussons de mes armoiries, habillez en deuil de gros drap noir, et qu'on leur donne Faumosne accoustumée, ensemble aux autres pauvres qui s'y assembleront. Je dis, non seulement pour ce jour de l'enterrement, mais à la huictaine et quaran- taine, et bout de l'an autant.

Je donne et lègue à maistre Pierre Petit, dict le sieur Con- tanho * , la somme de cinq cents livres avecques deux des meil- leurs chevaux qui se trouveront en mon escurie à l'heure de mon trespas, et le meilleur de mes manteaux, avecques deux de mes meilleures harquebuses à rouet et à mesche. Plus, luy donne le moulin, ses appartenances et rente deue sur yceluy, appelé le moulin de la Rode, situé en ma terre et paroisse de Sainct-Crespin, sur le ruisseau de Houlon, autrement appelé de Belesme, en faire et disposer comme de sa chose propre, et ce, pour avoir esté bon commandataire de l'abbaye de Brantôme pour moi, dont pourtant il m'a baillé beaucoup de peines et de traverses, et tourmens d'esprit en cenégoce^; mais je luy par- donne, et, s'il est habile, en pourra tirer beaucoup après ma mort, selon le brevet du roy, qu'il trouvera dans mon petit coffre d'AUemaigne, qui est sur ma table à la Tour-Blanche.

Je lègue au seigneur Lorentio Splanditeur la somme de deux

1. Lisez, comme plus loin : Gontancie. Voici, en effet, ce que dit le Gallia christiana (t. Il, col. 1495) : t Petrus de Bourdeille hanc (abbatiam) tenait par semetipsum usque ad annum 1583, ac deinde sub fiduciariis Johanne (alias Petro) L'Espinasse, Petro Petit, dicte La Gontancie, etc., ad annum 1614 que migravit ex hoc seculo 5 julii. »

2. Négoce, affaire; negotium.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 335

cens livres, pour estre mon ancien serviteur, bien qu'il n'en aye besoing, car il est riche, et a gagné assez avecques moy, mais afin qu'il aye soubvenance de moy tant qu'il vivra.

Plus, je lègue à tous mes serviteurs et servantes, demeurant tant à la Tour-Blanche, Richemond que Brantôme, qui se trou- veront lors de mon trespas, la somme de cinq cens livres une fois payée, pour estre despartie entre eux, selon la qualitez desditz serviteurs et servantes, comme héritiers et héritières y auront l'œil, ou bien personnes déléguées pour cela y adviser, de sorte que je les prie les en rendre tous contens et contentes de leurs services et peines.

Outre plus, je lègue et donne à mes serviteurs principaux, qui me servent à la chambre et autres lieux honorables, comme secrétaires, pages, tous mes manteaux, habillemens, linges, draps, c'est-à-dire des chemises, mouchoirs, chaussettes, sans toucher aux linceulz^ ny serviettes, ny napes aucunement; désirant que cela demeure parmy les meubles de la maison, pour la succession de mes héritiers.

Outre mes serviteurs susdictz, je lègue et donne à mes sol- datz, qui sont à ma porte, pour chaque teste, à chacun cinq escus et leurs gages payez.

Plus, je lègue et donne à messire Hélie de Hautmarché, dict Monserogallard , abbé commendataire de Sainct-Sevrin^, la somme de cent cinquante livres une fois payée.

Je donne et lègue autant à Lombraud, mon recepveur de présent, qui m'a bien servy jusquesicy, et qu'il continue, outre ses gages, dont il se paye tous les mois par ses mains, comme il paroist par ses comptes.

Je lègue et donne aussy à messire Arnaut Barbut, vicaire de Brantôme, la somme de dix escus seulement une fois payée, bien que luy aye bien payé tous ses gages, comme il paroist par mes comptes, qu'il y a beaucoup gaigné en faisant son ser-

1. Draps.

2. Abbaye d'Augustins (Charente-Inférieure) , du diocèse de Poitiers. Le nom de cet abbé ne figure pas dans le Gallia chris- tiana, qui du reste ne mentionne que sept noms d'abbés depuis le xiie siècle jusqu'au xvm« (t. II, col. 1348-1349).


336 BRANTÔME

vice divin, et par ce n'aye pas grand besoing de récompense, mais afin qu'il aye soubvenance de moy.

Et de tous ces susdictz légatz, je veux et ordonne estre faict aux personnes vivantes seulement lors de mon décès, et nulle- ment à leurs héritiers.

Il charge ensuite ses héritiers de payer ses dettes, et prévoit les plaintes qu'ils pourraient faire à ce sujet :

Je ne double point que mes héritiers et héritières ne trouvent mes legatz et dettes grandz et grandes... Gomme je sçay qu'au- cuns en auront faict leurs comptes... et disoient que je ne leur laissois grand' part de mon hérédité. A cela je leur respond et dis que je suis libre et franc de disposer du mien comme il me plaist sans en rendre compte à aucuns, aussi que je leur laisse plus de cinq fois autant, voire plus que je n'ay jamais eu de légitime ma maison qui ne s'est pu monter à plus haut de treize mille livres, et de la mère cinq mille livres, comme leurs testamens portent partage ; certes, fort peu pour une si grande et noble maison que la nostre...

Après avoir raconté que, pendant plusieurs années de sa jeunesse, il avait abandonné son revenu à son frère le vicomte de Bourdeille, il ne craint pas de dire :

Si mon frère a esté si mauvais mesnager et un peu joueur, de sorte que son bien a un peu diminué tant de son vivant qu'après sa mort, je n'en puis mais, me contentant en mon âme d'avoir fait le devoir d'un très bon frère...

Ce n'est pas tout que ceste susdicte bonté ; car, pour agran- dir et maintenir dans son antique splendeur nostre maison, j'ay sacrifié et quitté ma bonne fortune; car je puis me vanter avoir esté autresfois à la cour, aussy bien venu, aymé et favo- risé de mes roys et grandz princes, et cognu d'eux pour homme de mérite et de valeur : si que, sur le poinct de me ressentir de leurs bienfaictz et faveur et estatz et beaux grades du feu roy Henry III, je quittai tout, après la mort de mon frère',

1. Ce n'est pas tout à fait ainsi qu'il a raconté ailleurs le motif de sa retraite de la cour. — Voy. plus haut, p. 228 et suiv.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 337

pour assister à madame de Bourdeille, ma belle et bonne sœur, en son vefvage', et Tempescher de se remaryer, comme estant recherchée de force grandz et hautz partis, tant pour sa beauté de corps et d'esprit que pour ses granz moyens, biens et richesses, et belles maisons, comme chacun sçait. Je me rendis si bien subject^ à elle, et si près, qu'aucun n'osa s'approcher d'elle pour la vouloir servir, sinon par ambassades sourdes et secrettes ; mais, par ma prévoyance et vigilance, j'en rompis tous les coups, menées et actes ; de telle sorte que si elle se fut rema- ryée, estant en l'aage de trente-sept ans, et pour porter encor force enfans, ceux-là qui sont aujourd'huy si riches et aysez, n'auroient pas mille livres de rente. Je n'en plains que leur peu de recognoissance en mon endroict, et mesme de l'aisné^, dont je laisse à Dieu la vengence, lequel je prie qu'elle soit petite et légère, car je luy pardonne...

Je veux aussi et en charge expressément mes héritiers et héritières de faire imprimer mes livres que j'ay faictz et com- posez de mon esprit et inventions, et avecques grande peine et travaux, escrits de ma main, et transcrits et mis au net de celle de Mathaud, mon secrétaire à gages, lesquelz on trouvera en cinq volumes couverts de velours tan*, noir, vert, bleu, et un en grand volume, qui est celui des Dames, couvert de velours vert, et un autre couvert de velin et doré pardessus, qui est celui des Rodomontades, qu'on trouvera tous dans une de mes malles de clisse^ curieusement gardez, qui sont tous très bien corrigez avecques une grande peine et un long temps ; lesquelz j'eusse plustôt achevez et mieux rendus parfaiclz, sans mes fascheuses affaires domestiques et sans mes maladies. L'on y verra de belles choses, comme contes, histoires, discours et beaux mots qu'on ne desdaignera, s'il me semble bien, si l'on

1. André de Bourdeille, comme nous l'avons dit, mourut en janvier 1582.

2. Subject, attaché.

3. Henri de Bourdeille.

4. Parmi ses sonnets, il y en a un (le ôS") qui est intitulé : D'une dame qui m'avoit donné le tanné pour couleur.

5. D'osier.

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838 BRANTÔME

y a mis une fois la veue ; et pour les faire imprimer mieux à ma fantaisie, j'en donne la charge, dont je l'en prie, à madame la comtesse de Durtal^ Dont je l^en prie, ou autre si elle ne le veut ; et pour ce j'ordonne et je veux qu'on prenne sur ma totale hérédité l'argent qu'en pourra valoir l'impression, et ce advant que mes héritiers s'en puissent prévaloir de mondict bien, ny d'en user advant qu'on aye pourveu à ladicte impres- sion, qui ne se pourra certes monter à beaucoup-, car j'ay veu force imprimeurs, comme il y a Paris et à Lyon, que s'ilz ont mis une fois la veue, en donneront plustost pour les imprimer qu'ilz n'en voudroient recepvoir 5 car ilz en impriment plusieurs gratis qui ne valent pas les miens. Je m'en puis bien van- ter, mesme que je les ay monstrez, au moins une partie, à aucuns qui les ont voulu imprimer sans rien, s'asseurant qu'ilz en tireront bien profict, voire encore m'en ont prié; mais je n'ay voulu qu'ilz fussent imprimez durant mon vivant. Surtout je veux que ladicte impression en soit en belle et grande lettre et grand volume, pour mieux paroistre et avecque privilège du roy, qui l'octroyera facilement, ou sans privilège s'il se peut faire. Aussy prendre garde que l'imprimeur n'entreprenne ny suppose autre nom que le mien, comme cela se faict; autre- ment je serois frustré de ma peine et de la gloire qui m'est deue. Je veux aussy que le premier livre qui sortira de la presse soit donné par présent, bien relié et couvert de velours, à la reine Marguerite, ma très illustre maistresse, qui m'a faict cet honneur d'en avoir veu aucuns, et trouvés beaux et faict estime^. Or, venons maintenant à mon hérédité. Je fais et institue mes héritiers et héritières universels et universelles, messire Henry de Bourdeille et messire Claude de Bourdeille, mes nep- veux, madame Jehanne de Bourdeille, comtesse de Durtal, ma niepce, et mesdames d'Ambleville et de Sainct-Bonnet , mes autres niepces. Je désire aussy que madame d'Aubeterre, Hipo- lite Bouchard, en aye quelque part en mon hérédité, non pour


1. «leanne de Bourdeille, fille d'André de Bourdeille, femme de Claude d'Espinay, comte de Duretal.

2. T. X, 126-128.


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SA VIE ET SES ÉCRITS. 339

considération de David Bouchard, son père, car il ne m'ayma jamais, ny moy iuy, bien qu'il me fust fort obligé^ mais pour l'amour de madame son honneste et bonne mère Renée de Bourdeille, ma chère niepce, qui m'a tousjours aymé et fort honoré. Aussy je l'ay aimée et honorée de mesme et la regrette tous les jours.

Je ne veux ny entendz que ma maison et beau chasteau de Richemond, que j'ay faict bastir curieusement et avecques peine et grand coust, s'alliène, se vende ny s'engage autrement, pour nécessité aucune qui soit, à aucun estranger ; car je veux qu'elle demeure à la maison dont je suis sorty, en signe de mémoire. Car je serois bien marry, si, estant là-haut, où Dieu fera la grâce de m'y recepvoir, s'il Iuy plaist, je visse ceste belle mai- son et chasteau, que j'ay fait bastir avecques si grand travail, eust changé de main et tombé entre une estrangère. Cependant je veux et entendz que madicte niepce, la comtesse de Durtal, ayt ledict chasteau avec ses préclautures ^ du parc et du jardin, et ses bassecours, pour sa demeure tant qu'elle vivra seule- ment et demeurera vefve sans qu'elle se remarye ; et ce, pour n'avoir aucune demeure en ce pays prez de la maison dont elle est sortie, et pour s'approcher aussy de ses proches, bien qu'elle aye sa maison la Vasouzière de son douaire, mais elle est trop loing des siens; et de plus que l'air y est très beau, bon et salu- taire, qui Iuy a faict grand bien, et à sa santé, tant qu'elle s'y est tenue. Mais, estant remaryée, elle aura d'autres maisons de son mary, où elle s'y tiendra le plus souvent, et n'en voudra d'autres : et puis s'estant remaryée, ou bien morte, qui sera quand il plaira à Dieu, je veux et ainsy l'ordonne. Je veux aussy, et en charge madicte niepce comtesse, d'entretenir la maison comme il faut, sans la laisser desmollir ny despérir, et qu'elle la laisse aussy entière et belle comme je la Iuy laisse, cela s'entend tant qu'elle y demeurera, et ne se remaryera ; car

1. Aubeterre avait eu pendant longtemps une grave querelle avec le duc d'Épernon. « Enfin, dit Brantôme, un gentilhomme que l'on cognoit, sans le nommer, les accorda sans autre céré- monie, et les fit embrasser au bout d'un an, » (T. VI, p. 429-434.)

2. Préclautures, enclos.


340 BRANTÔME

autrement elle en auroit la conscience chargée, et me fairoit tort, et à son petit nepyeu Claude de Bourdeille\ qui est si bien né et si joly, qui, je m'asseure, l'entretiendra très bien, et en célébrera ma mémoire pour tout jamais, en disant : Voilà un présent que mon grand-oncle me fit.

Je veux aussy que la moitié des plus grands livres de ma bibliothèque soient mis et serrez dans un cabinet de Richemond, et conservez très curieusement sans les dissiper deçà, delà, et n'en donner pas un à quiconque soit : car je veux que ladicte bibliothèque demeure chez moy, pour perpétuelle mémoire de moy, dans un cabinet de Richemond.

Je veux de mesmes qu'aucunes de mes belles armes demeurent aussy en un cabinet de Richemont, et y soient en mesme garde, comme mes espées, et surtout une argentée que M. de Guyse, mort et massacré dernièrement, me donna au siège de la Rochelle, me defférant cest honneur de dire qu'elle m'estoit bien deue pour la sçavoir bien faire valoir, et telles armes, ainsy qu'il avoit veu. Il y a aussy d'autres et longues, belles hespaignolles toutes de combat, et bonnes et esprouvées. Plus, deux harquebuzes de mesche, que j'ay fort aymées et portées en guerre, et faict valloir. Plus, mes armes complettes, tant de la cuirasse, brassard, sallade et cuissot, que le seigneur Gon- lanho me garde en sa chambre de Brantôme. Plus, une ron- delle couverte de velours noir à preuve, que feu M, le prince de Gondé me donna au siège de la Rochelle, un mois après, ne s'en servant plus, et me pria de la garder pour l'amour de luy, et porter en guerre; ce que j'ay faict, et bien gardé, comme j'ay faict l'espée susdicte de M. de Guyse, et leur promis les garder tout durant ma vie et aprez ma mort. Je veux aussy qu'on me garde avec les susdictes armes un chapeau de fer, couvert d'un feutre noir, avecques un cordon d'argent, que je portois à pied aux sièges de places, où je me suis trouvé assez. Et, s'il est possible appendre toutes les susdictes armes dans

1. Claude de Bourdeille, second fils de Henri de Bourdeille, si connu, sous le nom de comte de Montrésor, par le rôle qu'il joua dans la conspiration de Cinq -Mars et la Fronde et par ses Mémoires. Il mourut en juillet 1663.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 341

ma chapelle de Richemond, je le voudrois fort, ainsy qu'on faisoit jadis aux anciens chevalliers : la mémoire en seroit beau- coup plus honnorable. Je laisse cela à madame la comtesse ma niepce, qui en aura le soin, puisque la demeure luy est assi- gnée si elle ne se remarye, comme j'ay dict cy-devant.

Pour totalle fin, je donne mes bagues et petitz joyaux à mes susdictz nepveux et niepces de très bon cœur, et les prie de les garder et porter pour l'amour de moy, tant que leur vie durera, en souvenance de moy, leur bon oncle, qui les ay aymez et honorez d'une amytié très ferme et fidèle. Sur ce, je fais fin à cedict testament, au nom du Père, du Filz et du Sainct-Esprit, et de la bénite Vierge Marie, et madame saincte Anne, comme je l'ay commancé.

Je ne doubte point que plusieurs personnes ne trouvent cedict testament par trop long et prolixe : tel a esté mon vouloir et mon plaisir. J'en ay pris le modelle sur ce grand chancellier M. de l'Hospital, de mesme aussy long que j'ay inséré dans mes livres ^ mais si l'ay -je un peu abrégé. De plus, je suis nay d'une grande et illustre maison ; j'ay le cœur grand, qui me l'a donné, et que j'ay faict paroistre en plusieurs beaux et divers endroictz; j'ay eu de l'ambition, je la veux encor monstrer après ma mort. Aussy que je n'ay voulu confier mes volontez et dire à ces petitz notaires, qui, la pluspart du temps, ne sçavent dire ny représenter nos intentions et vouloirs; et en eusse dict encor plus sans la trop grande prolixité. Je fais doncques fin selon mon vouloir et contentement, et y eusse mis et adjeusté de beaux et gentilz exemples, pour mieux adoucir le tout; mais c'est assez.

P. DE fioURDEILLE.

Il est à noter que dans ce testament il n'est fait nulle mention du traité des Rodomontades et Serments espa- gnols ni de ses poésies. Peut-être pensait-il que la publication de ses vers n'ajouterait rien à sa réputa- tion ; peut-être aussi le manuscrit n'était-il plus entre ses mains.

1. Voy. t. m, p. 315 et suiv. /


342! BRANTÔME


XX. Les éditions de Brantôme.

Divers passages du testament de Brantôme mécon- tentèrent vivement sa famille; celui, entre autres, où il parle assez mal de son frère aîné, dut choquer singulièrement son neveu, Henri de Bourdeille, qu'il accuse d'ingratitude*. Aussi ne faut- il pas s'étonner si ses héritiers ne se crurent pas tenus de se sou- mettre à l'obligation fort lourde qu'il leur avait impo- sée de prendre « avant tout, sur son hérédité, les frais d'impression de ses divers écrits, qu'il vouloit être en belle et grande lettre et grand volume. » Le malheureux ! Dans quel accès de colère serait-il entré s'il avait pu prévoir que la première édition ne serait publiée que cinquante ans après sa mort, en 1665- 1666, et dans un petit format! La pensée que les bibliophiles la classeraient un jour dans la collection des Elzévirs n'aurait pas suffi à le consoler.

Brantôme avait plus d'une fois montré ses écrits à diverses personnes, et il est probable que ses héri- tiers ne les cachèrent pas plus que lui. Les frères Du Puy en tirèrent une copie en 1646. A cette date, les manuscrits devaient être déjà entrés dans la magni- fique collection de manuscrits que Hippolytede Béthune, neveu de Sully, avait déjà rassemblée et dont il fit, en

1. Dans la généalogie de la maison de Bourdeille, Glairambault, ayant eu à parler, à l'article Henri de Bourdeille, de ce testament qu'il avait analysé à l'article Brantôme, déclare « n'avoir pas besoin d'en rappeler les clauses fort peu honorables à la mémoire du seigneur de Brantôme. » (OEuvres du seigneur de Brantôme, 1740, t. XV, p. 286.)


SA VIE ET SES ÉCRITS. 343

1662, une donation au roi*. Dès 1659, le public fut mis à même d'apprécier l'intérêt qu'ils pouvaient pré- senter par les nombreux extraits que Le Laboureur en donna dans ses Additions aux mémoires de Castelnau. Mais ce ne fut que six ans plus tard, en 1 665 et 1 666, que parut en Hollande une édition, encore fort incom- plète, en neuf volumes in-12l. Le premier volume est intitulé : Mémoires de messire Pierre du Bourdeille'^ (sic), seigneur de Brantôme, contenant les vies des daines illustres de France de son temps, à Leyde, chez Jean Sambix le jeune, à la Sphère, 1665, in-12l. Voici Vavis au lecteur placé en tête du volume :

Les Mémoires de messire Pierre du Bourdeille, seigneur de Brantôme, contenans des particuiaritez de l'histoire de son temps qui ne se trouvent point autre part, j'ay crû les devoir donner au public. Vous les trouverez plus amples et plus fidèles que ceux qu'on voit dans les cabinets des curieux ; le volume des femmes ayant été presque augmenté de la moitié. Le favo- rable accueil que vous avez fait jusques à cette heure à tout ce que je vous ai donné me fait espérer que vous ne désapprouve- rez pas mon dessein et que vous recevrez cet ouvrage comme il le mérite.

Quelque diligence qu'on ait pu faire, il a esté impossible d'empescher qu'il ne se soit glissé quelques fautes, que je vous supplie de vouloir excuser et de croire que je recbercheray avec soin tout ce que je croiray pouvoir contenter voslre curiosité.

Malgré ses fautes et ses lacunes, cette première édi- tion eut un grand succès en France et à l'étranger et

1. Les lettres d'acceptation du roi sont de décembre i662. Elles furent vérifiées en la Chambre des comptes le 10 janvier 1664. Je dois ces deux renseignements à l'obligeance de mon savant ami M. Michel Deprez, conservateur du département des manuscrits à la Bibliothèque nationale.

2. Cette faute grossière a disparu dans les volumes suivants.


344 BRANTÔME

les réimpressions se succédèrent rapidement; mais, de divers côtés, on en demandait une autre moins fautive et plus complète ^ En 1740, il en parut une qui, jusqu'à ces dernières années, a été considérée comme la meilleure. Elle est intitulée : Œuvres du sei- gneur de Brantôme, nouvelle édition considérablement augmentée et accompagnée de remarques historiques et critiques, à la Haye, aux dépens du libraire. Cette édition in-1 21, comme les précédentes, se compose de quinze volumes. Les œuvres de Brantôme remplissent les douze premiers volumes et les 1 51 premières pages du treizième. Ensuite viennent les Maximes et advis du maniement de la guerre, par André de Bourdeille, et occupant le tome XIV tout entier; sa corres- pondance officielle, mise en ordre par Brantôme qui avait rédigé une biographie de son frère destinée à la précéder. Le marquis de Bourdeille en possé- dait le manuscrit, comme il le dit au président Bouhier^; elle existe peut-être encore dans les papiers de la famille, et, si l'on n'a pas jugé à propos .de la publier, c'est que probablement ce n'était pas un panégyrique.


i. Voici ce qu'on lit dans une lettre de Bourdelot à l'abbé Nicaise, en date du 14 octobre 1694 : t Leers (un libraire) est venu me voir... je l'ai excité à nous donner une nouvelle édition de Brantôme sur des manuscrits que j'avais, beaucoup plus amples et en meilleur ordre que ce que nous avions d'imprimé, qui est tout plein de fautes et de lacunes considérables. » — Il est encore question de ce projet dans des lettres du 22 décembre de la même année et du l^r mars 1695. (Correspondance de l'abbé Nicaise, Bibliothèque nationale, fonds français, n^ 9360.) Je dois ce ren- seignement à l'obligeance de mon ami M. G. Servois.

2. Lettre déjà citée du président Bouhier à Nicaise (3 mars 1729).


SA VIE ET SES ÉCRITS. 345

Le tome XV est uniquement consacré à la généalo- gie de la maison de Bourdeille, depuis le père de Brantôme. C'est là que se trouve, avant une notice assez peu bienveillante sur notre auteur, un avertis- sement fort instructif donné par l'éditeur :

Les Mémoires de messire Pierre de Bourdeille, seigneur et abbé de Brantôme, sont si connus, et si généralement estimez, qu'il serait absolument superflu de les recommander ici.

Depuis que Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, son petit-neveu, les a fait imprimer à Leyde, chés Jean Sambix le jeune, c'est-à-dire à la Haie, chés les frères Stencker, en 4666, en 8 volumes in-^2, les curieux n'ont cessé de les rechercher avec soin, d'en faire une de leurs plus agréables lectures, et par conséquent d'en occasionner diverses autres éditions.

En effet, cet habile et délié courtisan y a si bien et si naïve- ment dépeint la vie, les mœurs, le tempérament, les incUna- tions, le génie, le caractère, en un mot les bonnes et les mau- vaises qualitez des personnages les plus célèbres de son tems, tant hommes que femmes, tant François qu'étrangers, qu'il semble en le lisant qu'on les entende et voue encore parler et agir, aussi bien dans le secret de leur cabinet que dans leurs démarches et expéditions publiques, et que Suétone et Tacite n'ont ni mieux ni plus naturellement représenté les vices et les vertus des grands de leur siècle.

Mais, s'il est bien avantageux, d'un côté, de posséder un recueil si curieux et si intéressant, il étoit bien désagréable et bien fâcheux, de l'autre, de le voir si pitoïablement imprimé, que beaucoup d'endroits y étoient défigurez par une ponctua- tion vicieuse, par des alinéas qui en coupoient mal à propos certaines phrases, par des parenthèses quelquefois redoublées qui en réunissoient tout aussi mal à propos d'autres, par des oublis ou retranchemens qui ne laissoient aucune liaison entre les diverses parties d'une page ou d'un discours, en un mot par une négligence généralement répandue sur tout l'ouvrage et qui le rendoit quelquefois inintelligible.

C'est ce dont se sont assez souvent plaints de très habiles


346 BRANTÔME

gens, et Golomiés entre autres, qui donne un exemple bien notable et bien convaincant de l'imperfection des différentes édi- tions de ces Mémoires^ aïant aussi certainement que judicieuse- ment conjecturé ^ qu'il falloit nécessairement que la Vie de M. de Tavannes manquât dans les Hommes illustres et grands capi- taines françois, t. III, p. 424. En effet, cette Vie s'est retrouvée depuis, et n'étoit pas la seule qui manquât à cet important recueil.

Gomme de pareils défauts en rendoient la lecture beaucoup moins agréable, et quelquefois même fâcheuse et dégoûtante, on en souhaitoit depuis long-tems une meilleure édition, et Ton s'est d'autant plus volontiers prêté à ce juste désir que les pré- cédentes étoient entièrement épuisées.

En voici donc une, qu'on a tâché de rendre telle ; soit en la mettant en meilleur ordre, sans néantmoins toucher en aucune façon au stile ; soit en la corrigeant d'un grand nombre de fautes, tant d'impression que d'inadvertance ; soit enfin en Paugmentant de divers morceaux très considérables qu'on a heureusement recouvrez.

Sans en faire ici avec affectation un détail plus fastueux qu'utile, il suffît de prier les curieux qui voudront se convaincre de la vérité du fait de vouloir seulement conférer les tables des anciennes éditions avec celles des dix premiers volumes de celle-ci, et de les avertir que ces quatre derniers volumes sont absolument nouveaux. On ajoutera seulement que les trois der- niers ont été entièrement et exactement imprimez sur des manuscrits communiqués par la famille de l'auteur, et que le douzième, contenant les Rodomontades espaignoles, l'a été sur un original venant d'un petit-neveu de Brantôme, nommé Nico- las Le Broc^, accompagné d'une traduction françoise de ce qui constitue particulièrement chaque Rodomontade, et conservé dans le cabinet de M. Marchand, à la Haie'.

Les remarques historiques et critiques qui accompagnent le

1. Bibliothèque choisie, p. 248.

2. Probablement un fils de Jacques de Broc, baron de Saint- Marc, qui avait épousé, en 1624, Marguerite de Bourdeille, fille de Claude de Bourdeille, fils puîné du vicomte André de Bourdeille.

3. C'est Prosper Marchand qui, sous le pseudonyme de Phra-


SA VIE ET SES ÉCRITS.


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tout sont de trois différentes mains. Les premières, marquées d'une croix (f) ou d'une étoile (*), et qui ne se rencontrent guère que dans les XP et XV* tomes, sont des auteurs mêmes, c'est-à- dire de Brantôme et de M. de Clairambaud. Les secondes, mar- quées de lettres (a), (b), (c), [d], etc., sont de feu M. Le Duchat, qui en avoit chargé les marges de son exemplaire. Et les troi- sièmes, marquées de chiffres (<), (2), (3), (4), etc., sont de Tédi- teur, qui en avoit usé de même à l'égard du sien.

L'édition qu'on a particulièrement suivie est celle de Leide, chés Sambix, en ^666, parce que les curieux l'ont toujours regardée comme la meilleure. Il auroit été facile de surcharger celle-ci de portraits, peu d'ouvrages en étant naturellement aussi susceptibles que celui-ci. Mais, pour n'être point à charge au public et simplement pour s'accommoder à l'usage établi, on s'est contenté d'en mettre un à la tête de chacune des diverses parties de ce recueil.

Le seul de ces portraits qui nous intéresse est celui de Brantôme, représenté à l'âge d'environ quarante- cinq à cinquante ans ; la physionomie est soucieuse et triste. La gravure est de Schley, le meilleur élève de Bernard Picard. Il est placé, au tome XV, en tète de la généalogie des Bourdeiiles * .

En 18221, un érudit distingué, M. Monmerqué, qui, par respect pour sa robe de magistrat, dut garder l'anonyme, donna une excellente édition^ où

sendorp, a traduit les phrases espagnoles données par Brantôme. (Voy. la note 1 de la page l du tome VII.)

1. Nous signalerons encore un portrait, d'après l'original, du cabinet de M. Benjamin FiUon, dans la brochure de M. Galy sur le château de Richemont que nous avons citée. Il y en a un autre imprimé sur la couverture d'une intéressante conférence faite par M. G. Bussière, le 28 septembre 1895, pour l'inauguration du monument élevé à Brantôme. (A Périgueux, chez Jougla.) Enfin j'en signalerai un troisième (un crayon) dans la collection du Saint-Esprit à la Bibhothèque nationale.

2. Cette édition a été attaquée dans une lettre adressée au Jour-


348 BRANTÔME

l'on ne peut regretter que la rareté et la brièveté des notes et l'absence d'une table de matières. Elle est intitulée : Œuvres complètes du seigneur de Brantôme, accompagnées de remarques historiques et critiques, collationnées sur les manuscrits autographes de la bibliothèque du roi et augmentées de fragments inédits, \ 822-1 824, 8 vol. in-8°. Le texte de cette édition a été reproduit par Buchon dans le Panthéon littéraire, et nous l'avons aussi adopté dans notre édition en y ajou- tant les variantes que nous ont fournies les manuscrits de la Bibliothèque nationale.

Enfin, en 1858, parut dans la Bibliothèque elzévi- rienne de Jannet le premier volume d'une édition s'annonçant sous les meilleurs auspices :

Elle est intitulée : Œuvres complètes de Pierre de Bourdeilles, abbé et seigneur de Branthôme, publiées pour la première fois selon le plan de l'auteur, aug- mentées de nombreuses variantes et de fragments iné- dits, suivies des œuvres d'André de Bourdeilles'^ et


nal des Débats (3 mars 1833) par M. le marquis de Bourdeille, arrière-petit-neveu de Brantôme et le dernier de sa famille. Ayant eu, dit-il, par héritage les seuls manuscrits autographes qui existent, il déclare les avoir collationnés avec ceux de Dupuy, et il peut assurer que ces derniers sont extrêmement inexacts ; il lui parais- sait évident que t les manuscrits de la bibliothèque, ni aucune des éditions qui ont paru jusqu'à ce jour ou qui pourraient paraître à l'avenir, n'avaient et ne pouvaient a-voir aucune authenticité sans le secours des manuscrits qu'il possédait. » Ces étranges préten- tions, qui dénotaient une complète ignorance des faits, ont été solidement réfutées par une lettre signée du libraire (Foucault), mais qui était évidemment de M. Monmerqué. (Voy. le Journal des Débats, H mars et 11 mai 1833.)

1. Les œuvres de Henri de Bourdeille ont été, depuis l'édition de 1740, réimprimées dans toutes les éditions complètes de Bran-


SA VIE ET SES ÉCRITS. 349

d*une table générale, avec une Introduction et des Notes^ par M. Prosper Mérimée, de l'Académie françoise, et M. Louis Lacour, archiviste paléographe.

En tête du premier volume, les éditeurs ont placé une excellente préface en deux parties, dont la seconde nous a épargné un long travail. Ils y ont donné la liste de tous les manuscrits originaux ou copies dont ils se sont servis et y ont joint l'indica- tion des éditions complètes de Brantôme. Je ne peux mieux faire que d'y renvoyer le lecteur^.

Cette édition, commencée en 1858, c'est-à-dire il y a trente-huit ans, a été interrompue à diverses époques par la mort des deux premiers éditeurs. Elle est ter- minée depuis 1895 avec le treizième volume.

XXI. ÉCRITS PROJETÉS OU PERDUS.

L'œuvre de Brantôme est fort considérable; elle le serait encore plus s'il avait pu réaliser tous les pro- jets qu'il se plaisait à former et dont on trouve çà et là la mention dans ses livres. On lit dans la dédicace au duc d'Anjou du second livre des Dames, qui est l'un de ses premiers écrits^ : « Je vous dédie, Monseigneur,

tome. Nous n'avons trouvé aucune raison suffisante pour les joindre à notre édition.

1. J'y relèverai une petite erreur (p. 66). Les éditeurs ont cru à tort que le Nicolas Le Broc, donné comme un petit-neveu de Brantôme, était un nom inventé à plaisir. Voy. plus haut, p. 346, note 2.

2. Elle porte en suscription : « Monseigneur le duc d'Alençon, de Brabant et comte de Flandres, » et n'a pas été écrite avant 1582, puisque ce fut seulement en cette année que le prince prit les titres de duc de Brabant et de comte de Flandres; mais, depuis 1576, où il avait obtenu l'Anjou comme supplément d'apanage, il n'était plus connu que sous le nom de duc d'Anjou,


350 BRANTÔME

ce livre et vous supplie le fortifier de vostre nom et autorité, en attendant que je me mette sur les dis- cours sérieux, et en voyez un à part que j'ay quasi achevé, où je déduis la comparaison de six grands princes et capitaines qui vivent aujourd'huy en ceste chrestienté, qui sont : le roy Henry IJI, vostre frère, Votre Altesse, le roy de Navarre, vostre beau-frère, M. de Guise, M. du Maine et M. le prince de Parme. » Ce discours, « quasi achevé, » n'a probablement jamais été terminé. Il n'en parle plus, bien qu'il fasse encore allusion aux biographies qu'il voulait écrire de ces grands personnages* : « J'espère, dit-il, faire tou- cher au doigt. . . le courage et l'ambition du duc d'Alen- çon en sa vie, que je prétends faire à part avec sept autres que j'ay proposé^, qui sont : le roy Henry HI, M. d'Alançon, M. de Guyze (Henry de Lorraine), le prince de Parme, le duc de Biron, le prince Maurice et le roy de Navarre, nostre roy d'aujourd'huy^. »

De ces biographies, il en est une qui paraît lui tenir le plus au cœur, celle de Henri HI, qu'il était d'ailleurs mieux que personne en état d'écrire, car hommes et choses lui étaient parfaitement connus. Dans la Vie du prieur de Capoue, à propos des tra- hisons de gouverneurs de villes, « il se fairoit, dit-il, un beau discours sur ce subject et bien enrichy de beaux exemples que, possible, l'espérè-je faire en la

et je ne sais pourquoi Brantôme lui a conservé son premier nom de duc d'Alençon. — Voy, t. IX, p. 1.

1 . Dans cette seconde liste, le nom du duc du Maine a été rem- placé par ceux du duc de Biron et du prince Maurice.

2. Que je me suis proposé de faire.

3. T. V, p. 445. — Pour les vies projetées des Guises et du prince de Parme, voy. t. IV, p. 239, 272, 274, 285; t. VII, p. 141.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 351

vie du feu roy Henry ^ » Il devait, dans ce discours, insérer un récit qui aurait été d'un vif intérêt, celui « de tout le siège de la Rochelle, d'où, dès le com- mencement jusques à la fin, il n'a voit bougé ^ ; » et aurait ainsi complété les curieux détails qu'il nous a donnés ailleurs. Malheureusement il ne l'a point rédigé, et il en est de même du chapitre sur la fille de Philippe II, l'infante Isabelle Glaire-Eugénie, « dont il espérait parler à part^, d'un discours à yart qu'il espérait faire sur les services et desservices que les Suisses nous ont faict, illustré de force exemples^, » et enfin d'un chapitre, toujours à part, « qu'il espé- roit encore faire à la louange des honnestes et sages femmes mariées qui se sont comportées vertueuse- ment et constamment en la foy saintement promise à leurs marys^. » C'était là probablement qu'il aurait placé l'éloge de la reine Louise^; mais il s'est sans doute tellement attardé à nous conter les fredaines des femmes, qui ne pouvaient figurer dans ce cha- pitre, que le temps lui a manqué pour l'écrire.

Malgré l'étendue qu'il a donnée au Discours sur les duels, il aurait désiré y ajouter un supplément, car il le termine ainsi : « Or, je fais fin, espérant de faire un second livre pour y descrire encore force particu- lières façons qui se sont observées, s'observent et se peuvent observer pour faire les defîys et appels. Je

4. T. IV, p. 129.

2. T. V, p. 133.

3. T. vm, p. 12.

4. T. V, p. 69.

5. T. IX, p. 209.

6. « La reyne Louise de Lorraine..., de laquelle j'espère en parler dignement en son lieu. » T. VIII, p. 39.


35^ BRANTÔME

diray aussi force diverses sortes d'accords et satis- factions de querelles qui se sont pratiquées, lesquelles j'ay veu et desquelles je m'en puis souvenir ^ »

Ëntîn, peu satisfait du recueil des Harangues mili- taires et concions de princes ^ publié par Belleforest (1588, in-fol.), il voulait faire « un chapitre d'une centaine d'harangues militaires, très courtes, tant de nostre temps que d'autres ; » mais il n'a recueilli que trois de ces harangues (de César, de Pompée et de Cléopâtre), que l'on trouvera dans le t. X, p. 8 et suivantes.

Il est assez difficile de savoir à quoi s'en tenir sur la réalisation de ces espérances. Ainsi, à lire cette phrase au sujet du dernier Biron : « Je remets à raconter aucunes particularités en sa vie que j'ay faicte et celle de nostre roy d'aujourd'huy, » on croi- rait que ces vies étaient parachevées, mais, quelques pages plus loin, le passé est remplacé par le futur : « Si en parlerai-je de sa mort encor assez en sa vie à part..., j'espère encore bien au long parler de ces braves maréchaux, père et fils, dans la vie de nos deux roy s Henrys derniers et du fils à part^. »

Le seul de tous ces beaux projets qu'il pourrait avoir exécuté, sinon en totalité, au moins en partie, est celui dont il parle dans le premier Discours du second livre des Dames : « Quand une fois, dit-il, les femmes ont mis ce ver coquin amoureux dans leurs testes, envoyent les pauvres jaloux cocus à toute heure chez Guillot le Songeur, ainsi que f espère d'en


1. T. VI, p. 500.

2, Voy. t. V, p. 156, 157, 159.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 353

discourir en un chapitre que j'ay à demy faict, des ruses et astuces des femmes sur ce point que je con- fère avec les stratagesmes et astuces militaires des hommes de guerre*. >

Ce chapitre a-t-il été achevé? Il est permis de le supposer, car il figure avec le n° 7 dans l'énumération de ses écrits placée en tête du manuscrit 6694, qui contient la première rédaction-. Mais, en tout cas, il n'en subsiste pas la moindre trace dans les manus- crits (originaux ou copies) de la dernière rédaction. Est-il définitivement perdu, comme l'autobiographie de Brantôme dont nous avons parlé plus haut, est- il caché dans quelque Bibliothèque publique ou privée ou dans quelque dépôt d'archives? Je n'en sais absolu- ment rien.

Citons enfin, pour terminer, le Discours qu'il comp- tait faire sur la Justice^, où la phrase suivante donne peut-être une idée de l'esprit dans lequel il aurait été conçu : « Les gens de justice, gens forts subtils et rompus de tirer les vers du nez de la vérité ou de la vraisemblance*. »

XXIJ. De quelques emprunts de Brantôme.

Il s'est passé chez nous, au xvi® siècle, un fait assez curieux, c'est le sans-gêne, dépourvu de tout scrupule, avec lequel, continuant les habitudes du moyen âge, on pillait les ouvrages d'autrui, sans que les pillés

1. T. IX, p. 142.

2. Voy. t. I, p. 4.

3. T. VI, p. 42.

4. T. VI, p. 375.

I 23


354 BRANTÔME

paraissent avoir élevé des réclamations*. Il semble que, quand il s'agissait de livres imprimés, le vol était de droit commun. C'est ainsi que La Popelinière a reproduit le livre VII de ÏÊtat de la religion et république de La Place ; que Théodore de Bèze, dans son Histoire ecclésiastique^ a usé de même à l'égard de La Popelinière ; Aubigné a traité de semblable façon le président de Thou, mais lui, au moins, a eu la peine de traduire les pages dont il voulait se servir. Bran- tôme a suivi l'exemple de ses devanciers, et, en buti- nant de droite et de gauche, il n'a rien fait qui pût scandaliser ses contemporains. Ces emprunts, qu'il s'a- gisse de livres historiques ou d'ouvrages plus légers, en français, en italien ou en espagnol, il m'a été fort difficile de les retrouver, car, grâce à son habitude de dépecer les passages qu'il avait remarqués, pour en insérer une phrase par ici, une phrase par là dans des sujets fort différents^, il était excessivement malaisé de suivre sa plume dans ses bonds capricieux. Il avait une biblio- thèque bien fournie et, quand il avait ouvert un livre, il ne le quittait guère avant d'en avoir pris tout ce qui lui paraissait à sa convenance. Ces emprunts mêmes, il cherchait à en dissimuler la source en employant diverses formules destinées à dérouter le lecteur ; par- fois, il racontait en italien ou en espagnol ce qu'il avait tiré d'un auteur français. Je ne veux parler ici que des historiettes.

1. Je fais exception pour Aubigné; lui qui, dans son Histoire universelle, a puisé si largement dans ses contemporains, a fait une sortie violente contre Mathieu, qui, dans ses Quatrains, avait pris un vers des Tragiques.

2. « Il ne faut pas, dit-il, tout d'un coup débiter toutes ses den- rées » (t. II, p. 15).


SA VIE ET SES ÉCRITS. 355

Nullum est jam dictum quod non sit prius, dit Térence dans son prologue de Y Eunuque. Jamais dicton ne fut plus applicable qu'à ces contes dont l'origine est inconnue, qu'on retrouve partout, que chacun ramasse, transforme et arrange à son gré et qui, reparaissant d'âge en âge*, sont donnés et acceptés comme des nouveautés, et le plus souvent courent le monde sous le nom de l'écrivain dont elles ont reçu la forme la plus vive et la plus littéraire. Les joyeu- setés que Brantôme a semées à pleines mains dans ses écrits, il a eu beau les prendre de ci et de là, c'est toujours à lui, la plupart du temps, qu'on les rap- porte, c'est toujours lui qu'on aime à citer.

Je n'ai point la prétention, pas plus ici que pour la partie historique, de signaler tous les ouvrages qu'il a su et très habilement utiliser. Dans les notes des volumes précédents, j'en ai, chemin faisant, mentionné un grand nombre 2. Je vais seulement ajouter à ces indications quelques renseignements nouveaux que m'ont fournis mes lectures, et qui montrent comment, à cette époque, on s'appropriait sans la moindre pudeur le bien d'autrui, et en même temps les petites ruses auxquelles il a eu recours pour dissimuler ses larcins. 11 change l'époque, le pays, le nom de ses person- nages, et bien plus, pour dérouter encore mieux, il s'amuse, si bons français qu'ils fussent, à mettre dans

1. Dans les premiers vers de la Fiancée du roi de Garbes, La Fontaine a dit :

« Il n'est rien qu'on ne conte en diverses façons. On abuse du vrai comme on fait de la feinte, Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte. »

2. Voy. la table, passim.


3Ô6 BRANTÔME

leur bouche des phrases italiennes ou espagnoles, de façon à laisser croire que ses anecdotes venaient d'au delà des Alpes ou des Pyrénées. Telle est, par exemple, l'histoire du. jacobin jeté à l'eau par un cordelier. A lire le castillan qu'il fait parler à celui-ci, on la croirait arrivée directement d'Espagne, tandis qu'il l'a tout simplement volée, sans en rien dire, à son « bon maître » Rabelais^.

Ailleurs, au moment de commencer une histoire des plus scabreuses de mœurs italiennes, il écrit : « J'ay ouy conter qu'en quelqu'endroit du monde (je ne le veux pas nommer) il y eût un mari^... » Rien de plus plaisant que cette réticence, qui ferait supposer la crainte de compromettre l'honneur d'une ville ou d'une famille, et pourtant l'histoire du mari, de la femme et de l'amant, qu'il va résumer en quelques lignes, il l'a puisée dans Boccace^, qui, lui, avait d'excellentes rai- sons pour ne pas craindre de nommer Pérouse, où il avait placé le théâtre de son récit. Dans un autre pas- sage*, il débute encore ainsi : « J'ay ouy parler... » Où cela et par qui? Il n'en souffle mot. Il n'aurait pas été beaucoup plus long d'écrire tout bonnement : J'ai lu dans la 18® nouvelle de V Heptaméron^ .

Dans son Discours sur les femmes mariées^, il

1. Voy. Brantôme, t. VII, p. 194 ; Rabelais, Pantagruel, liv. III, ch. 23.

2. T. IX, p. 177.

3. Voy. la 10» nouvelle de la v« journée du Décaméron.

4. T. IX, p. 6.

5. J'ai indiqué à la table des matières, article Heptaméron, les différents emprunts qu'il a faits à ce livre. J'ajouterai que c'est dans cette 18« nouvelle qu'il a pris la mention du chapitre De frigidis et maleficiatis.

6. T. IX, p. 695.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 357

raconte tenir « d'aucuns marchans génois qu'en l'isle de Chio la coustume est que, si une femme veut demeurer en viduité, sans aucun propos de soy rema- rier, la seigneurie la contraint de payer un certain prix d'argent, qu'ilz appellent argomoniatiquo ^ qui vaut autant à dire, sauf l'honneur des dames... » Ces marchands génois avaient aussi, à ce qu'il paraît, raconté la même chose et dans les mêmes termes à l'auteur des Sérées, Guillaume Bouchet. Je Hs en effet dans la 5® sérée (p. 173) : « A Chio, les femmes vefves qui demeurent en viduité payent une certaine dace que la seigneurie contrainct payer, qui s'appelle argo- moniatiquo, qui est autant à dire en bon françois que cas reposé et inutile*. »

Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville, ce Hvre qui réjouissait tant la reine Christine et où, sous la forme la plus décousue et parfois la plus extra- vagante, l'auteur a recueilli une foule de ces contes joyeux qui couraient les villes, les campagnes, les ate- liers et devaient, pour la plupart, remonter très haut dans le moyen âge, ce livre a fourni à Brantôme quelques bons traits dont il a soigneusement caché l'origine. « J'ay ouy conter à un honneste gentilhomme mien amy, dit-il ~, qu'une dame de son pays ayant

1. Ce n'est pas le seul emprunt que Brantôme ait fait à Bou- chet. On retrouve dans la 34^ sérée l'anecdote du « grand roy Alfonce f et de son bouffon (Brantôme, I, p. 182-183) ; l'histoire de la femme aux vingt-deux maris (Brantôme, t. IX, p. 685) est bien dans saint Jérôme, comme je l'ai dit en note, mais il l'a trouvée bien plus à sa portée dans la 20" sérée. C'est probablement encore dans la 5« qu'il a pris le mot de la fille de Caton (t. IX, p. 651) et (ibid., p. 683) « ceste afforisme des médecins qui disent : Vetulam non cognovi. »

2. T. IX, p. 408.


358 BRANTÔME

plusieurs fois monstre de grandes familiaritez et pri- vautez à un sien valet de chambre, etc., etc. » Cet « honneste gentilhomme » était de la même famille que les marchands génois dont nous venons de par- ler. L'aventure plus que hbre qu'il a si plaisamment racontée, il l'a prise au chapitre 72 de Béroalde ^ ; il a copié le dialogue des deux personnages presque textuellement, mais l'a rendu encore plus vif et plus leste.

11 a opéré de la même manière pour l'histoire de ce malheureux moine, « le meilleur de son royaume, » que, sur un signe mal compris de Louis XI, le grand prévôt Tristan l'Hermite aurait envoyé au fond de la Seine enfermé dans un sac, en lieu et place d'un sacri- pant de capitaine dont le roi voulait se débarrasser. Seulement il a interverti les rôles. Dans Béroalde c'est un gentilhomme innocent qui subit le sort réservé à un abbé aussi innocent que lui ^. Ajoutons qu'ici, comme ailleurs, le récit a singulièrement gagné sous la plume du dernier conteur.

Je signalerai encore deux rapprochements tirés du même livre. La vilaine mésaventure arrivée à Bonni- vet, surpris une nuit par François P' chez M™® de Cha- teaubriand, a son analogue, sauf les noms des person- nages, dans le chapitre 40^, et, dans le chapitre 58, je retrouve le vœu que faisait, dit Brantôme, « un grand prince que je sçay » de ressembler à certains animaux^.

1. P. 259, 260 de l'édition donnée par P. Lacroix. Paris, Gosse- lin, 1841, in-18.

2. Brantôme, t. II, p. 132; le Moyen de parvenir, p. 321.

3. Brantôme, t. IX, p. 7H-713; Béroalde, p. 127.

4. Brantôme, t. IX, p. 22; Béroalde, p. 201.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 359

Je lis dans les Rodomontades ^ ; « Un soldat gascon, en Piedmont, ayant esté condemné avoir la coupe tes- tée^, comme dit Rabelais, il dict : Cab de Diou, lou cabf You donne lou reste per un hardyt. Il dict bien un autre mot, mais il estoit trop sallaud, et pour ce je le tays, bien qu'il fust plaisant, et mesmes estant sur la poinct de la mort. » Ce scrupule ne peut que faire honneur à Brantôme, mais ce n'était point une raison pour l'empêcher de nous dire que ce soldat gascon res- semblait à s'y méprendre au bandoulier Cambaire dont il est question dans la 82® nouvelle des Nouvelles récréatives et joyeux devis de Bonaventure Despériers. Jugé par le parlement de Toulouse et averti par le président de remercier la cour qui, lui épargnant les tortures, ne l'avait condamné qu'à perdre la tète, « il respondit incontinent en son gascon : Cap de Diou, be vous donné la reste per un viet d'aze^. » Brantôme connaissait bien ce livre d'où il a tiré l'histoire de Louis XI et du jeune scribe^, et celle du curé qui avait une carpe vivante sous sa robe ^.

Les recueils d'anecdotes, de bons mots, etc., sont assez nombreux au xvi* siècle, mais ils se répèlent la plupart du temps avec toutes sortes de variantes de noms propres et de pays. Brantôme a dû en lire beau- coup et il a pu y glaner par-ci par-là quelques traits,

1. T. Vn, p. 98.

2. On a imprimé par erreur dans notre texte : la teste coupée. (Voy. Rabelais, Pantagruel, l. II, ch. 30.)

3. La même histoire, ayant cette fois pour héros un capitaine et pour théâtre Toulouse, se rencontre dans les Contes d'Eutrapel, p. 179.

4. Brantôme, t. II, p. 334; Despériers, nouvelle 51.

5. Brantôme, t. III, p. 283 ; Despériers, nouvelle 35.


360 BRANTÔME

mais je n'en ai guère trouvé qu'un seul où ses em- prunts me paraissent évidents. Il est intitulé : a Les Facéties et motz subtilz d'aucuns excellens espiitz et très nobles seigneurs. En françois et italien. A Lyon, imprimé par Robert Granfoy (en cursive gothique), mil VLIX, avec privilège du Roy. » L'auteur de cette compilation a puisé, entre autres, dans les Annales d'Aquitaine de J. Bouchet, dans le Loyal serviteur ^ divers traits que Brantôme a reproduits de son côté* ; mais j'y rencontre ceux-ci, dont je n'ai pas retrouvé l'origine, et qu'il peut très bien lui avoir empruntés directement : le mot de Brezé à Louis XI au sujet de sa chapelle et de ses chantres (Brantôme, t. I, p. 1 36; Facéties, fol. 36); le mot de Galiot de Genouillac à son fils partant pour aller combattre à Gerisoles, où il fut tué (Brantôme, t. III, p. 76; Facéties, fol. 46) 2; l'anecdote d'Anne de Beaujeu et d'une des filles de sa suite (Brantôme, t. VIII, p. 1 04 ; Facéties, fol. 49 v°)^ Pasquier écrivit un jour à Ronsard^ : « Il n'y a celuy de lious qui ne sçache combien le docte Rabelais, en folastrant sagement sur son Gargantua et Panta-

1. Voy. t. VIII, p. 104, n. 2.

2. Voy. l'histoire du capitaine Maraffin et de Louis XI, Bran- tôme, t. II, p. 206 et 435; Facéties, fol. 34; — de Nassau, sur le siège de Péronne, Brantôme, t. I, p. 252 ; t. III, p. 191 ; Facéties, fol. 49 ; enfin l'histoire, bien souvent répétée, du mendiant et d'un cavalier, Brantôme, t. VII, p. 189; Facéties, fol. 30; et celle d'Alphonse de Naples et de son bouffon, dont nous avons parlé plus haut (Brantôme, t. I, p. 183; Facéties, fol. 46 v°).

3. C'est probablement à ces Facéties que Brantôme fait allusion quand il dit (t. III, p. 217) : « laisser à part de petits quolibets du bouffon et du marquis dei Gouast, car cela est escrit et vulgaire. » (Voy. en effet fol. 50 v°.)

4. OEuvres, in-fol., t. II, lettre 8, p. 11.


SA VIE ET SES ÉCRITS. 361

gruel, gaigna de grâce parmy le peuple. Il se trouva après deux singes qui se persuadèrent d'en pouvoir faire tout autant, l'un, sous le nom de Léon Ladulfy (anagramme de Noël du Fail), en ses Propos rustiques, l'autre, sans nom, en son livre des Fanfreluches ; mais autant y profita l'un que l'autre, s'estant la mémoire de ces deux livres perdue. » Pour le livre anonyme de Guillaume des Autelz, soit; mais il n'en est pas de même des Propos rustiques, qui ont été réimprimés plusieurs fois au xvi® siècle, au xviii® et de nos jours ^ Brantôme, lui, les avait probablement lus, car c'est bien des Contes d'Eutrapel ~ qu'il a tiré, en lui faisant subir une variante, le dicton cité t. IV, p. 9 : l'Homme qui porte lance, etc. Il me semble encore que cette phrase de sa première dédicace (t. I, p. 5) : « Ainsin faict le laboureur qui chante quelquefois pour alléger son labeur, » peut très bien avoir été inspirée par celle-ci : « Ainsi (par leurs chansons) trompent les laboureurs l'opiniâtreté et le plus dur de leur travail, et mieux s'approche l'heure du repos ^. »

Terminons ce court exposé par le fait suivant, qui peut donner une idée de la façon dont les anecdotes se transmettent et se dénaturent d'âge en âge. Pen- dant un séjour à Milan, on lui conta « de bonne part »

1. Nous faisons nos citations d'après l'édition donnée en 1842 par Marie Guichard. (Paris, Gosselin, in-18.) Elle contient les Propos rustiques, les Baliverneries et les Contes et discours d'Eu- trapel.

2. Ch. XXXI, p. 352.

3. Contes d'Eutrapel, p. 263. — On peut encore faire un rappro- chement entre l'histoire du fou Colin (Brantôme, t. IX, p. 464) et celle de dom Robert Jouant {Contes d'Eutrapel, p. 169), mourant tous deux en prenant des mouches.


362 BRANTÔME.

une historiette dont le héros aurait été Ferdinand d'Avalos, marquis de Pescaire, mort en 1571 K

Il était amoureux d'une belle et vertueuse dame, et une fois, en lui faisant une visite, il oublia sur son lit un gant, qui, retrouvé par le mari, lui fit délais- ser complètement sa femme. Celle-ci mit un jour sur sa table quatre vers où elle se plaignait de son aban- don. Il y répondit par un quatrain, et le marquis, à qui le tout fut porté, y répliqua aussi de la même manière. Mon savant confrère M. François Delaborde a eu l'obli- geance de m'avertir que ce conte se trouvait dans la Chronique latine de Jacques d'Acqui, né vers la fin du XIII® siècle, chronique publiée pour la première fois à Turin, en 1848, dans le tome III des Scriptores his- toriœpatriœ^; seulement le héros n'est plus le marquis de Pescaire, mais l'empereur Frédéric II. Enfin, M. P. Meyer m'a signalé, dans la Romania^, deux articles de M. Saint- Prato qui le donne comme un conte oriental. Je ne sais absolument pas où Brantôme a pu puiser cette anecdote ; elle lui aura peut-être été communiquée à Milan par quelque savant.

1. T. IX, p. 287-289.

2. Col. 1577. — Les trois quatrains sont en italien dans Jacques d'Acqui comme dans le récit de Brantôme.

3. Octobre 1883, p. 542, L'orma del Leone, racconto orientale con- siderato nelle tradizione populare, et 1885, janvier, p. 132, L'orma del Leone.


APPENDICE


UNE ANECDOTE DE BRANTOME

SUB

LA DOT DE CATHERINE DE MÉDIGIS.


Dans la longue notice consacrée à Catherine de Médicis, Bran- tôme a mentionné un fait assez bizarre et dont lui seul a parlé. Il se serait passé à l'occasion du mariage de la nièce de Clé- ment VII avec le duc d'Orléans.

Charles-Quint, nous dit Brantôme, « s'estonna fort de ceste alliance avec le pape, le cognoissant habille, courageux et vindi- catif de sa prison faicte par son armée impériale au sac de Rome. Et tel maryage luy despleut tellement, que j'ay ouy dire à une dame de vérité, lors à la court, que s'il ne fust esté marié avec l'impératrice, qu'il eust prins l'alliance dudict pape, et eust espousé sa niepce, tant pour estre appuyé d'un si grand party, que parce qu'il craignoit que le pape luy aidast à perdre Naples, Milan et Gênes, ainsi qu'il l'avoit promis au roy François, lors- qu'il luy fisl livrer l'argent du dot de sa niepce et ses bagues et joyaux ; qu'oultre tout cela, pour faire le douaire digne d'un tel mariage, il luy avoit promis, par instrument autentique, trois perles d'inestimable valeur, de l'excessiveté desquelles les plus grands roys estoient fort envieux et convoiteux,qu'estoient Naples, Milan et Gênes ^. »

Que le pape eût gardé un souvenir amer de sa captivité et de l'épouvantable sac de Rome, cela n'est point douteux ; mais, qu'il eût fait cette promesse extravagante de donner ce qui ne lui avait jamais appartenu, et qu'il eût eu l'imprudence de la consigner dans un acte authentique, personne ne peut songer à l'admettre. Pour- tant je crois à la bonne foi entière de la « dame de vérité » et à la

1. Brantôme, t. VII, p. 340.


364 APPENDICE.

transmission fidèle de son dire par Brantôme. En lisant ce passage, je pensai tout de suite qu'il y avait là un écho de ces bruits de cour qu'on rencontre si souvent dans ses livres ; et, comme chez lui il n'y a guère de fumée sans feu, je cherchai longtemps ce qui pouvait avoir donné lieu à cette singulière légende. Je finis par en trouver l'origine dans un chroniqueur italien mort en 1558, Bernardo Segni, dont les Siorie fiorentine ont été publiées pour la première fois en 1723, c'est-à-dire cent onze ans après la mort de Brantôme ^ Voici ce qu'il nous raconte dans son VI^ livre.

Lors de l'entrevue de François I^ et de Clément VII à Marseille, au moment du mariage de Catherine de Médicis, en octobre 1533, les entretiens des deux souverains furent assez longs et assez fré- quents pour faire redouter la rupture de la paix avec Charles- Quint. « On avait d'autant plus de raison de le craindre, dit l'historien florentin, que dans le peuple courut un mot plaisant [faceto] de Philippe Strozzi, lorsqu'il versa entre les mains des trésoriers du roi l'argent de la dot promise. En le recevant, ceux- ci murmurèrent entre eux que c'était une bien petite dot pour le fils d'un roi aussi puissant. Strozzi les entendit et leur répliqua par une belle parole : « Ce n'est pas une petite dot, messieurs, « que cette dot du pape à monseigneur d'Orléans, si vous y ajou- « tez les joyaux de grandissime valeur qu'outre l'argent il ne tar- « dera pas à donner. » A ces paroles, les trésoriers dressèrent l'oreille : « De grâce, monsieur l'ambassadeur, dites donc quels sont « ces joyaux. » — « Les joyaux que le pape donnera à votre roi, « poursuivit Strozzi, sont Gênes, Milan et Naples. Ne vous sem- « blent-ils pas dignes de la dot d'un roi? » Les trésoriers se prirent à sourire. Le mot courut par toute la cour, et, accueilli très favo- rablement comme venant d'un homme gracieux et de grand esprit, il arriva jusqu'à l'empereur, qui se préoccupait et se souvenait de toutes choses, si légères qu'elles fussent, quand elles pouvaient nuire à sa grandeur 2. »

1. La notice de Brantôme parut pour la première fois en 1659, dans les Additions aux Mémoires de Gastelnau.

2. « Tanto più ne ebbe ragione, quanto nel volgo si sparse un delto faceto di Filippo Strozzi, usato à tesorieri del re, i quali ricevendo la dote promessa, e pagata per lui, bisbigliando dicevano intra loro che pure era piccola a un figliuolo d'un re potentissirao. Onde egli accorgendosene, con un bel motto rivoltosi, disse : Non è piccola dote, signori, la data del Papa a Monsignore d'Orliens, se si compuieranno le gioje di valuta grandissima che tosto il Papa debbe dare sopra questi denari. Aile


APPENDICE. 365

Cette historiette me donnait la source du bruit recueilli par la dame de vérité. » Mais il restait à découvrir quel mystère se cachait sous les paroles de Strozzi que les trésoriers avaient prises au sérieux et répétées à la cour.

Quand on mit en vente à Paris, en 1887, les diamants de la couronne, je remarquai, dans leur énumération, que plusieurs des bijoux anciens étaient, en raison de leur origine, distingués par des noms géographiques. Bien qu'aucun d'eux ne portât ceux de Gênes, de Milan et de Naples, le souvenir de Strozzi me revint à l'esprit, et je pensai que sa réponse pouvait n'être qu'un simple jeu de mots, dont les gens du roi n'avaient pas saisi la signifi- cation.

Si l'on possédait une liste des bijoux que le pape avait mis dans la corbeille de mariage de sa nièce, la question serait promptement résolue. Malheureusement il n'en existe point ; mais on a divers inventaires des pierreries possédées par la famille royale, et je crus ne pouvoir mieux faire que de m'adresser à un descendant des anciens joailliers de la couronne, M. Germain Bapst, que je savais avoir sous presse une très importante et très curieuse Histoire des Joyaux de la couronne de France*. Je lui contai mon embarras et mes conjectures, et il eut l'extrême obligeance de me communiquer les bonnes feuilles des pages qui pouvaient m'inté- resser, et, grâce à lui, je pus y trouver ce que je cherchais.

Les bijoux que Catherine avait apportés d'Italie restèrent, sa vie durant, sa propriété, et elle put en disposer à son gré. Lors du mariage de François II, elle donna à sa bru un carcan qui figure sur l'inventaire dressé le 26 février 1560 « des bagues de la reyne Marie d'Escoce » devant faire retour à la couronne 2. Ce bijou était, entre autres, orné de deux diamants : l'un, à six pointes,

quali parole porto Forecchio, dissono : « Di grazia, sigDore ambasciadore, ditene quali sonopur queste gioje? » Ë Filippo soggiunse : « Le gioje che debbe dare Clemeate al re vostro sono Genova, Milano e Napoli; ora non vi pajono queste degne délia dote d'un re? » Sorrisero allora tutti, ed il motto sparsosi per lutta la corte, ebbe gran favore, corne detto da un uomo graziozo e di grande ingegno, e penetro fino agli orecchi di Cesare, che, non straccurando cosa alcuna, benchè leggieri, che potesae nuocere alla sua grandezza, si ricordô poi d'ogni cosa. t — Storie fioren- tine di messer Bernardo Segni, geniiluomo fiorentino, daW anno MDXXVll ad MDLV, in Augusta, MDCCXXIII; in-fol., libro sesto, p. 163-164.

1. L'ouvrage a paru chez Hachette en 1889, un vol. gr. in-8°.

%. Bapst, p. 55, note.


366 APPENDICE.

estimé dix mille écus ; l'autre, « en table longuette, » estimé huit mille. Onze ans plus tard, ils sont mentionnés tous deux, dans les mêmes termes et avec la même évaluation, sur un inventaire comprenant « les bagues que la royne mère du roy avoit données des siennes ; » mais, cette fois, ils sont désignés sous les noms de table de Gênes et de pointe de Milan*. Leur destination avait été changée et ils servaient à orner une bordure de touret destinée à la nouvelle belle-fille de Catherine, Elisabeth d'Autriche.

Enfin, dans le même inventaire 2, figure « ung gros ruby ballay à jour, percé d'une broche de fer, appelé l'OEuf de Naples, auquel pend une perle en forme de poire; cy-devant estimé lxx™ escus. »

Voilà donc retrouvés, à ce qu'il me semble, les trois joyaux « de grandissime valeur » auxquels Strozzi faisait une allusion qui causa tant d'émoi. Si les trésoriers du roi avaient souri de satisfaction en entendant sa « belle parole, » le rusé Florentin dut rire plus d'une fois, et de bon cœur, en pensant au joli tour qu'il leur avait joué.

1. Bapst, p. 160 et 161.

2. Ibid., p. 24 el 169.


APPENDICE. 367


BRANTOME ET LA PRINCESSE DE C LEVE S


M»» DE LA FAYETTE.


Les nombreux écrivains, biographes ou critiques, qui, depuis deux siècles, ont parlé du célèbre roman de M^^ de la Fayette, se sont toujours bornés à l'apprécier au point de vue littéraire ou psychologique. Quant à la partie historique, qui y tient pourtant une assez grande place, nul, à ce que je crois, ne s'en est encore inquiété.

La Princesse de Clèves, comme M™^ de Scudéry le mandait à Bussy-Rabutin, est « un roman des galanteries de la cour de Henri II, » c'est-à-dire un de ces ouvrages pour lesquels on n'a jamais exigé de l'auteur une exactitude rigoureuse, lorsqu'il mêlait des faits et des noms historiques aux fantaisies de son ima- gination. Amené à relire ce charmant livre à l'occasion de la très intéressante publication de M. le comte d'Haussonville^ je fus, dès les premières pages, frappé de la manière généralement assez fidèle dont M"^ de la Fayette avait représenté et le milieu où vivaient ses personnages, et ces personnages eux-mêmes; et, tout en m'étonnant que l'on n'eût point songé à rechercher d'où venaient les informations qui lui avaient permis de ne pas trop s'écarter de la vérité, je m'aperçus bien vite qu'elle avait eu à sa disposition le plus riche répertoire de faits, d'historiettes et d'anec- dotes que l'on possède sur les hommes et sur les choses de la cour de France au xvi« siècle.

La Princesse de Clèves parut en 1678. Or, quelques années aupa- ravant, en 1659, avait eu lieu la publication des Mémoires de Gastelnau (2 vol. in-fol.) par Le Laboureur, qui, dans les Additions à ces mémoires, avait donné de nombreux extraits des manuscrits

1. Madame de la Fayette, Hachette, 1891, in-18.


368 APPENDICE.

encore inédits de Brantôme, qu'il faisait pour la première fois connaître au public. C'est dans ces extraits que M™® de la Fayette est allée puiser en toute sécurité ce qui lui semblait à sa conve- nance. Elle a tiré si bon parti de ses emprunts pratiqués avec une très grande liberté que je me garderai de les lui reprocher; et ce que je vais en dire, c'est uniquement à titre de petite curiosité littéraire.

La Princesse de Clèves, comme on sait, a pour sujet l'histoire des amours infortunées d'une princesse de Clèves, qui n'a jamais existé, et de Jacques de Savoie, duc de Nemours, dont le rôle fut des plus brillants sous Henri II et ses fils. Si elle a choisi ce per- sonnage, c'est que Brantôme a écrit sa vie et qu'il en a tracé un portrait qui réalise l'idéal le plus séduisant que, de son temps, on pouvait rêver pour un héros de roman.

« Ce prince, nous dit-il, fut un des plus parfaictz et accomplys princes, seigneurs et gentilzhommes qui furent jamais. Qui l'aveu le peut dire comme moy. Il a esté un très beau prince et de très bonne grâce, brave, vaillant, agréable, aymable et accostable, bien disant, bien escrivant, autant en rithme qu'en prose, s'hahil- lant des mieux, si que toute la court en son temps (au moins lajeu' nesse) prenoit tout son patron de se bien habiller sur luy ; et quand on portait un habillement sur sa façon, il n'y avoit non plus à redire que quand on se façonnait en tous ses gestes et actions. Il estoit pour- veu d'un grand sens et d'esprit, ses discours beaux, ses oppinions en un conseil belles et recepvables. De plus, tout ce qu'il faisoit il le faisoit si bien, de si bonne grâce et de si belle adresse, sans autrement se contraindre (comme j'en ay veu qui le vouUoient imiter sans en approcher), mais si naïfvement que l'on eust dict que tout cela estoit né avec luy.

« Il aymoit toutes sortes d'exercices, et si y estoit si universel qu'il estoit parfaict en tous. Il estoit très bon homme de cheval et très adroict et de belle grâce, fust ou à picquer, ou rompre une lance ou courir bague, ou autre exercice pour plaisir; et pour la guerre, bon homme de pied à combattre à la picque et à l'espée, à la barrière, les armes belles en la main. Il jouoit très bien à la paume, aussi disoit-on les revers de M. de Nemours; jouoit bien à la balle, au ballon; sautoit, voltigeoit, dançoit, et le tout avec si bonne grâce, qu'on pouvoit dire qu'il estoit très parfaict en toutes sortes d'exercices cavalleresques : si bien, qui n'a veu M. de Nemours en ses années guayes, il n'a rien veu; et qui l'a veu, le peut baptiser par tout le monde la fleur de toute chevallerie ;


APPENDICE. 369

et, pour ce, fort aymé de tout le monde, et principallement des daines *. »

Ainsi parle l'historien dans sa bonne langue du xvi» siècle. M'a» de la Fayette, qui était obligée de nous faire connaître ce beau prince, ne pouvait que s'inspirer de ce joli portrait, et voici ce qu'elle nous dit dans le style élégant de la cour de Louis XIV :

« Ce prince était un chef-d'œuvre de la nature ; ce qu'il avait de moins admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul. 11 avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il parais- sait. Il n'y avait aucune dame, dans la cour, dont la gloire n'eût été flattée de le voir attaché à elle. » Et ailleurs : « M™e de Glèves avait ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour. Elle le vit chez la reine dauphine; elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l'entendit parler ; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres et se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il était, par l'air de sa personne et par l'agrément de son esprit, qu'il fit en peu de temps impression dans son cœur 2, »

N'est-il pas évident qu'en écrivant ces lignes M™* de la Fayette avait sous les yeux la page de Brantôme ? Toutefois elle ne l'a pas complétée et avec raison. Cette fleur de toute chevalerie que, pour le besoin de sa cause, elle a transformée, comme elle en avait le droit, en amant aussi timide, aussi délicat que passionné, était, ainsi qu'a pu le lui apprendre un autre passage, le plus audacieux des libertins 3. Mais tel qu'elle nous le dépeint, c'était bien là le seul homme capable de faire partager à la vertueuse M"»» de Glèves l'ardent amour qu'elle lui avait inspiré.

1. Brantôme, Vie de M. de Nemours, t. IV, p. 165.

2. La Princesse de Glèves, 1" partie.

3. « Je luy ay ouy raconter plusieurs fois de ses advantures d'amour ; mais il disoit que la plus propre recepte pour jouyr de ses amours estoit la hardiesse ; et qui seroit bien hardy en sa première poincte, infaillible- ment il emportoit la forteresse de sa dame ; et qu'il en avoit ainsi con-

I ^4


370 APPENDICE.

Ce n'est pas tout. Il y a dans la vie de Nemours un très curieux épisode que Brantôme seul nous a révélé. Au retour d'une ambas- sade en Angleterre, Charles de la Rochefoucauld, comte de Ran- dan, avertit Henri II que, séduite par la grande renommée du prince, la reine Elisabeth avait laissé entrevoir qu'elle ne serait point éloignée de l'accepter pour époux. Le roi n'eut pas de peine à le décider à tenter l'aventure. Philibert de LigneroUes fut envoyé à Londres pour activer les négociations, qui prirent une tournure si favorable que le duc se disposa à partir pour l'Angleterre. M^e de la Fayette, afin de donner un plus haut relief à son héros, s'est emparée de cette histoire, et dans son récit elle a suivi Bran- tôme pas à pas. Elle n'a négligé aucun détail. S'il nous conte que « par les bons moyens que le roy luy donna, le duc fit de fort « grands préparatifs et très superbes et beaux appareils tant « d'habillements, chevaux, armes, bref de toutes choses exquises, « sans rien obmettre (car je vis tout cela) pour aller parestre « devant cette belle princesse % » elle ne manque pas de dire : « Il envoya à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire t un équipage magnifique, afin de paroître en Angleterre avec un « éclat proportionné au dessein qui l'y conduisoit. » Brantôme ajoute : « On tenoit à la cour le mariage pour fait, quand tout à « coup ledit voyage se rompit et demeura court, parce que d'autres « amours luy serroient plus le cœur. » Cette cause secrète de rup- ture, M'"e de la Fayette s'en est servie avec une rare habileté. Elle l'a attribuée à la passion, encore cachée, de Nemours pour M""® de Gièves qui, naturellement, fut profondément émue et reconnais- sante du généreux sacrifice qu'il s'imposait pour elle.

Henri II n'avait plus que peu d'heures à vivre quand Catherine de Médicis envoya réclamer à M™^ de Valentinois des bagues et des joyaux qui appartenaient à la couronne. « La duchesse demanda « soudain à M. l'harangueur, » dit Brantôme, qui seul a raconté le fait : « Comment ! le roy est-il mort? — Non, madame, respondit « l'autre, mais il ne peut guères tarder. — Tant qu'il luy restera

quis de ceste façon plusieurs, et moiclié à demy force, et moictié en jouant. » (Brantôme, t. IX, p. 166.)

Le duc de Nemours mourut (19 juin 1585) « moins de vieillesse que d'épuisement, » dit de Thou (liv. 81), «à cause des douleurs continuelles de la goutte dont il était attaqué dans toutes les parties de son corps. C'était un prince d'un grand sens et d'une grande âme, mais qui dans sa jeunesse avait un peu trop aimé le plaisir. Ce fut, à ce qu'on croit, la cause de cette cruelle maladie qui le tint au lit presque toute sa vie. »

1. Brantôme, t. IX, p. 387.


APPENDICE. 371

« un doigt de vie donc, dit-elle, je veux que mes ennemis sçachent « que je ne les crains point, et que je ne leur obéiray tant qu'il « sera vivant. Je suis encore invincible de courage ^ » M"»» de la Fayette a repris cette anecdote, que Brantôme seul a racontée, mais, chez elle, en passant du xvi" siècle au xvii^, la tière réponse de la duchesse a perdu toute son énergie : « Je n'ai donc point t encore de maître, lui fait-elle dire, et personne ne peut m'obli- « ger à rendre ce que sa confiance m'a mis entre les mains 2. »

Je laisse de côté nombre de petits faits et de particularités pui- sés à la même source et qui, soigneusement recueillis, ont permis de donner une certaine couleur historique au roman; et je termi- nerai par deux citations qui me semblent assez caractéristiques :

« J'ay cogneu, » dit Brantôme à propos de la mort du duc d'Or- léans, fils de François !«'•, « j'ay cogneu une dame de par le monde, qui, despuis, en nostre court a bien faict la marmiteuse et la prude, qui en estoit fort esprise d'amour : aussi disoit-on qu'il l'entretenoit comme s'il l'eust nourrie. Quand elle sceut sa mort, elle sceut en mesme temps celle de son mary, qui luy ayda à col- ler et cacher tellement le regret qu'elle portoit de son prince, que plusieurs qui n'en sçavoient le serpent soubs l'herbe attribuoient du tout ce grand deuil pour le mary; mais il estoit plus voué au prince qu'au mary : et ainsy d'une pierre fit deux coups, et se servit de l'un pour couvrir l'autre. Ainsy la mort de son mary luy proffita en cela pour cacher son hipocrisie : car sans cela elle estoit descouverte pour les hauts cris qu'elle fit et le grand regret qu'elle démena pour la mort de ce prince, qu'elle sceut seulement un jour avant celle de son mary. Voylà comment la moictié du monde se desguise et trompe l'autre moictié^. »

t M. le duc d'Orléans, » dit à son tour M™» de la Fayette, « aimait une des plus belles femmes de la cour, et en était aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu'elle a vécu depuis avec tant de sagesse, et qu'elle a même caché avec tant de soin la passion qu'elle avait pour ce prince qu'elle a mérité que l'on conserve sa réputation. Le hasard fit qu'elle reçut la nouvelle de la mort de son mari le même jour qu'elle apprit celle de M. d'Orléans, de sorte qu'elle eut ce prétexte pour cacher sa véritable affection, sans avoir la peine de se contraindre. »

1. Brantôme, t. IX, p. 448.

2. La Princesse de Clèves, 3° partie, in fine.

3. Brantôme, t. III, p. 186.

4. La Princesse de Clèves, t" partie.


3721 APPENDICE.

M'est avis que, si le nom de cette belle dame avait été prononcé par le vieux conteur, M™» de la Fayette, à son tour, n'aurait pas hésité un instant à le redire à ses lecteurs.

En voilà assez, je l'espère, pour montrer quel profit elle a su tirer de Brantôme.'

Un dernier mot. Bien avant l'apparition de son livre, ses con- temporains se sont accordés à lui donner pour collaborateur son ami intime, le duc de la Rochefoucauld, sans toutefois préciser dans quelle mesure il avait pu l'aider de ses conseils ou de sa plume. Or, les Additions aux Mémoires de Castelnau sont fort con- sidérables et forment environ 1500 pages in-fol. Les lire, les étudier pour en extraire les faits et les anecdotes susceptibles d'être uti- lisés, a exigé un long et pénible travail qui n'était point l'affaire de M™e de la Fayette; il est probable que, plus rompu qu'elle aux choses de l'histoire, c'est l'auteur des Maximes qui s'en est chargé. Telle serait, je le crois, la principale part de collaboration qu'il faudrait désormais lui attribuer dans la composition de la Princesse de Clèves.


SOMMAIRES.


Chapitre I. — La famille et l'enfance de Brantôme.

Généalogie fabuleuse de la maison de Bourdeille, 1-3. — François II de Bourdeille, père de Brantôme; sa vie écrite par son fils, 3-4. — Louise de Daillon, grand'mère de Brantôme, sénéchale de Poitou ; frères et sœurs de Brantôme, 4. — Lettre du prési- dent Bouhier sur la perte du manuscrit de l'autobiographie de Brantôme, 5. — Date de la naissance et de la mort de Bran- tôme ; son épitaphe ; dates de la mort de sa mère et de son père ; testament de celui-ci, 6-7. — Il est envoyé au collège à Paris, puis est étudiant à l'Université de Poitiers ; Henri II lui donne l'abbaye de Brantôme; ses bénéfices, 8-9. — Montaigne et La Bruyère, cités, 9-10. — Son arrivée à la cour, 11. — Don d'une coupe de bois que lui fait Henri II, 11.

Chapitre II. — Premier voyage de Brantôme en Italie.

Son premier voyage en Italie, 1 1 et suiv. — Il rencontre à Genève le vicomte d'Aubeterre et un apothicaire, réfugiés, 16. — Erreur sur lui de P. Marchand, 17. — Peintures qu'il voit à Lucques et à Florence; ex-voto à N.-D.-de-Lorette, 19. — Ruines de Rome antique, 19. — Les courtisanes italiennes; Montaigne, cité, 19 et suiv. — Aventure de Brantôme avec la Faustine, 22-23. — A Florence, il consulte un devin grec; son sonnet à ce sujet, 23-24. — Ce que lui racontent sur Charles VIII un maître de poste de Novare, et sur le connétable de Bourbon et la prise de Rome un vieux trompette du connétable, 24, 25.

— Duels et combats en champ clos, 25. — Visite les champs de bataille de Gérignoles et de Garigliano, 25. — Tombeaux qu'il voit dans son voyage, 26. — Sa visite avec M. de Quélus au tombeau du connétable de Bourbon à Gaëte, 26, 28.

— Fait partie d'une troupe de gentilshommes emmenée à Naples par le grand prieur de France, François de Lorraine; séjour qu'il y fait ; fêtes que leur donne la marquise del Gouast,


374 SOMMAIRES.

28-34. — Assiste à Rome à un dîner offert par le nouveau pape Pie IV aux cardinaux de Ferrare et de Guise; tempête qu'il essuie dans le golfe de Livourne; va saluer en Piémont le maréchal de Brissac; son retour en France, 34, 35.

Chapitre III. — Ses voyages en Ecosse et en Angleterre.

Brantôme arrive pour la première fois à la cour; il assiste à Amboise (février 1560) à une course de bagues, 36-37. — Cons- piration d'Amboise, 37, 38. — Visite de la cour à Louise, prin- cesse de la Roche-sur- Yon, sœur du connétable de Bourbon, 38. — Le duc de Guise se retire de la cour, 39. — Brantôme le suit dans sa retraite, puis en Lorraine, à Guise, et dans son retour à Paris, 40. — Il accompagne Marie Stuart retournant en Ecosse; récit du voyage, 40-44. — Le grand prieur l'emmène à Londres; ballet que donne aux Français la reine Elisabeth; race de chiens noirs du Périgord en Angleterre et qui prove- naient d'un envoi du père de Brantôme à Henri VIII ; son second voyage en Angleterre, 45-46.

Chapitre IV. — Première guerre civile.

Horreurs de la guerre ; pillages et massacres ; soulèvements popu- laires; richesse de la France à cette époque, 46, 51 et suiv. — Pillage des trésors des églises ; profit que la noblesse tire des guerres civiles, 56 et suiv. — Brantôme part de Paris et va rejoindre l'armée du duc de Guise; il se trouve à la prise de Blois, à la prise de Bourges et au siège de Rouen, 60-62. — Son récit de la bataille de Dreux, 61-65. — Relation que le duc de Guise en fait à la reine mère, 65. — Assassinat du prince par Poltrot, 67. — Siège du Havre, où assiste Brantôme ; habi- leté et intrépidité de Catherine, 69. — Changements amenés dans l'esprit militaire de la nation par les guerres civiles ; Mon- taigne, cité. — Éloge de simples soldats par Goligny, le duc de Guise, Brantôme, Aubigné; fait d'armes de cinquante hugue- nots, 69-74.

Chapitre V. — Expédition au Maroc Voyage en Portugal ET EN Espagne. Entrevue de Bayonne.

Assassinat de Charry, dont Andelot est accusé par Catherine,

74, 75. — Singulier sermon du cardinal de Guise au Louvre,

75. — Commencement du grand voyage en France de Charles IX,


SOMMAIRES. 375

où Brantôme l'accompagne pendant quelques mois; il le quitte pour prendre part à l'expédition du Portugal contre le Peîion de Vêlez (Maroc), 76. — Son séjour à Lisbonne ; rencontre qu'il y fait; ce que le capitaine Merchior lui raconte de Marie, infante de Portugal, et du grand prieur, 76, 77. — Il est décoré par le roi Dom Sébastien de l'ordre de VHabito de Christo; il se rend à Bayonne, puis à Madrid; accueil qu'il reçoit de la reine Elisabeth, qui le fait présenter au roi par le duc d'Albe, 78. — Rencontre chez elle la princesse d'Espagne, Jeanne, mère du roi de Portugal ; son entretien avec elle, 79-80. — Elisabeth lui envoie une herbe merveilleuse contre le mal de dents, 80. — Son désir de venir en France, que Brantôme transmet à la reine à son retour, 80, 81. — Anecdotes qu'il a rapportées de son voyage; aventures d'un bandoulier, 81, 82. — Son retour en France, 83. — Scène dont il est témoin à Bordeaux entre le connétable et des magistrats de la ville, 84. — Entrevue de Bayonne, 85 et suiv. — Aventure de Brantôme avec Magdalena de Giron, 87-88. — Dîner qu'il fait avec Strozzi chez le chan- celier de l'Hospital; scène plaisante dont il est témoin, 89-90.

Chapitre VI. — Voyage de Malte. Second et troisième voyage EN Italie.

Le chevalier de la Roche, ambassadeur de Malte à la cour; com- plot des gentilshommes à Moulins pour aller au secours de Malte; leur arrivée en Italie à la tête d'une petite armée; les arquebuses de Strozzi, 93. — Gomment reçus à Rome par le pape Pie V, 94. — Visite de Brantôme à la marquise del Gouast à Naples, 94, 95. — Ses aventures en Sicile, 96, notes. — Les galères du grand maître viennent les prendre à Syracuse; leur entrée triomphale à Malte; comment reçus parle grand maître, 96, 97. — Sur la plainte de Soliman, le roi les désavoue et les bannit tous; le duc de Guise va combattre les Turcs en Hon- grie, tandis que d'autres Français vont servir dans l'armée de Soliman; Villeconnin et Théligny à Gonstantinople , 97. — Brantôme va en course avec les chevaliers et Romegas; il veut entrer dans l'ordre ; il en est détourné par Strozzi, 98. — Départ des Français ; hospitalité que leur avait donnée le grand maître, 99. — Incident de leur séjour à Rome ; indulgence du pape, qui les prie de rester quelque temps par crainte d'une invasion turque, 101. — Rencontre singulière que lui et son frère font d'un comte de Bourdeille établi dans le royaume de Naples,


376 SOMMAIRES.

102-103. — Ce que lui dit à Venise un noble vénitien sur Ron- sard, 103-104. — Son séjour à Milan pour prendre des leçons d'escrime « du grand Tappe ; > sa conversation à Turin avec un cordonnier de la Réole, 104-105. — Va rendre visite à la duchesse de Savoie, Marguerite de France; accueil bienveillant qu'elle lui fait; elle lui envoie 500 écus, qu'il refuse, 105-106. Sa visite au duc de Savoie, 106, 107. — Les soldadas viejos à Naples, ibid., note 2.

Chapitre VII. — Brantôme armateur. La piraterie au xvi« siècle.

Attraits du butin; générosité du prince Yvain de Galles, 108 et note 2. — Le droit des gens n'existait pas ; pirateries en temps de paix, et malgré la défense du roi, par la marine royale; Beaulieu, lieutenant du grand prieur; son attaque infructueuse d'un vaisseau vénitien; lettres que Marie Stuart accorde au grand prieur pour faire la course, 109-111. — Plaintes des Génois et réponse de Catherine, 111. — Brantôme accompagne Romegas dans une de ses courses, 112. — Strozzi armateur, 112 et suiv. — Le baron de la Garde fait perdre à Brantôme un butin de 12,000 écus fait par un des navires de celui-ci ; Bran- tôme est empêché par Strozzi d'aller combattre à Lépante; préparatifs de tous les deux pour une expédition au Pérou, arrêtée par la Saint-Barthélémy, 114. — Le Grand insulaire et pilotage, manuscrit d'André Thévet, et sa Cosmographie, cités.

— Jean Testu, capitaine d'un navire appartenant à Strozzi, 114, 115, note. — Lettre de Charles IX à son ambassadeur en Espagne, 116. — Pirateries des Rochellois; deux pièces à ce sujet; opinion de La Noue, cité, 119. — Journal de Généraux,

^cité, 119, note. — Pillage d'un navire portant les bagages de l'ambassadeur d'Angleterre; représailles des Anglais; La Pope- linière, cité, 120 et notes. — Pirates sur la Méditerranée au xvii^ siècle; le chevalier de Théûiericourt et le marquis de Preuilly; Chardin, cité, 121.

Chapitre VIIL — Retour de Brantôme en France. La journée DE Meaux. Seconde guerre civile.

Sonnet de Brantôme à son frère Ardelay sur leur retour en France, 122, note. — Il assiste à une scène entre Monsieur et le prince de Condé, 123. — Émotion des protestants à la nouvelle que le duc d'Albe allait entrer en Flandre avec une armée, 124-125.

— Brantôme va le voir à la frontière, 125. — Inquiétudes de la


SOMMAIRES. 377

cour ; mission de Thoré vers Coligny ; récit de Pasquier, criti- qué, 126, note 1. — Nouvelle guerre civile; la. Journée de Meaux, 125-126, — Terreur de la cour; arrivée des Suisses à Meaux; leur intrépidité sauve la cour, qui peut rentrer à Paris, 127- 128. — Discussion sur la date de l'attaque des protestants ; M. le duc d'Aumale, cité, 128, 129. — Brantôme assiste à la bataille de Saint-Denis et reçoit commission pour lever deux compagnies de gens de pied, 130. — Prend part au combat de Champoulin; charité de la duchesse de Ferrare à Montargis, 131. — Ardelay s'illustre par la défense de Chartres, où il est tué; sa sépulture, 132. — Brantôme prend part à l'expédition contre Gocqueville, 133. — Il va tenir garnison a Péronne et se démet de sa charge de capitaine, 134.

Chapitre IX. — Brantôme protestant. Ses croyances.

Singulier sermon de l'évêque de Nevers, prédicateur du roi, prê- ché au Louvre, 135. — La demi-conversion de Brantôme au protestantisme par Théligny; sonnet qu'il lui adresse, 135. — Se corrige, grâce à lui, de l'habitude de jurer, 136. — Confusion des idées païennes et chrétiennes; Henri Estienne, cité, 137. — Croyance de Brantôme à l'existence des dieux du paganisme, aux démons et aux esprits familiers, 137-141. — Ses réflexions chrétiennes sur les morts subites, 141.

Chapitre X. — Troisième guerre civile. Coligny et les princes d'Oïiange et de Nassau a Brantôme.

Brantôme, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, reçoit du roi 500 1. tourn,, 142. — Édit interdisant la religion protestante ; soulèvement général des protestants; Brantôme, à Péronne, reçoit la visite de Théligny, envoyé par Coligny pour l'attirer dans leur parti et lui faire livrer la ville; il repousse leurs offres, comme plus tard les avances du duc d'Alençon et du duc de Guise, 143, 144. — Prend part à la défaite des Provençaux à Mensignac, 145. — Entrée du prince d'Orange en France; terreur à la cour; Schomberg, envoyé près de lui, parvient à dissoudre son armée; bataille de Jarnac, où se trouve Bran- tôme, qui, le soir, voit le cadavre du prince de Condé, 146-149. — Siège et prise de Mussidan, où le comte de Brissac est tué par un soldat périgourdin, que Brantôme cherche en vain à faire évader et que Monsieur fait pendre, 149, 150. — Bran- tôme, pris de fièvre, retourne en Périgord, où il voit d'affreux


378 SOMMAIRES.

massacres de paysans ordonnés par Coligny; ce qu'il lui en dit; réponse de l'amiral, 150, 151. — La ville de Brantôme est occupée par les protestants, qui ne font aucun dégât à l'abbaye où loge Coligny, que viennent rejoindre le prince d'Orange et son frère L. de Nassau; leur portrait, 151, 152.

Chapitre XI. — Les armements de Brouaûe.

Préparatifs formidables de Strozzi et de Brantôme à Brouage pour une expédition au Pérou ; elle est encouragée par Charles IX, 153-154. — Coligny essaie de faire changer sa destination, 154, 155. — Elle est dissoute après la Saint-Barthélémy; lettres de Catherine de Médicis et du duc d'Anjou à ce sujet; mission de Biron, 156, 157.

Chapitre XII. — La Saint-Barthélemy.

Discussion sur ce massacre; y a-t-il eu préméditation? opinion de La Noue, cité, 161. — Charles IX tirant sur les protestants qui fuyaient; discussion à ce sujet, 162, 163. — Charles IX, la reine mère et Henri III assistant au supplice de divers con- damnés, 164.

Chapitre XIII. — Brantôme au siège de la Rochelle.

Négociations avec la Rochelle, qui finit par se soulever; commen- cement des hostilités, 165, 166. — Brantôme va rejoindre l'armée royale; aventure qui lui arrive en route, 167, 168. — Biron se plaint à lui d'avoir été malmené par Monsieur, 166, note 1. — Amitié de Strozzi pour lui, 168-169. — Épée argen- tée que lui donne le duc de Guise; rondelle qu'il reçoit du prince de Condé; arquebuse qu'il donne au roi de Navarre, 169 et note. — Son entretien dans la tranchée avec le duc de Guise, 170. — Sa vaillance, 170-172. — Tablettes prises au roi de Pologne par le duc de Guise, qui les montre à Brantôme, 172. — Récit du grand assaut donné à la Rochelle; panique au camp des assiégeants, 173-175. — Colloque plaisant de deux soldats gascons, 175-177. — Héroïsme des femmes de la Rochelle, 177-178. — Pertes de l'armée royale, 178. — Le duc d'Anjou élu roi de Pologne; son désir d'aller voir son nouveau royaume fait hâter la conclusion de la paix; sortie heureuse des assiégés; deux compagnies du duc de Savoie payées l'une par la France, l'autre par l'Espagne, 179-180.


SOMMAIRES. 379


Chapitre XIV. — Retour de Brantôme a la cour. Mort de Charles IX. La probité au xvp siècle.

Cinquième guerre civile; remords de Charles IX, 182. — Bran- tôme revenu d'un voyage en Périgord ; y assiste aux derniers jours du roi ; touchante douleur de la reine, 182-184. — Que- relles aux funérailles du roi entre le parlement, la noblesse et le clergé; mot à ce sujet de Marguerite de Valois; Brantôme, lui cinquième, accompagne le corps du roi jusqu'à Saint-Denis, 184, 185. — Querelle du parlement avec le grand aumônier Arayot, où Brantôme joue un rôle, 185-186. — Réfutation de l'erreur du docteur Gorlieu au sujet d'une prétendue maladie de Charles IX, 186-188. — Charles IX au lutrin; ses frères et le duc de Mayenne bons chantres, 188-189. — Était passionné pour les exercices violents; sa forge; fabriquait de la bonne et de la fausse monnaie; ce que lui en dit le cardinal de Lorraine, 189-190. — Fêtes données par Catherine de Médicis, où Charles IX et son frère Henri font assaut avec leurs maîtres d'escrime, 190, 191. — Scène des enfants de la Matte (filous) introduits par Charles IX à une fête qu'il donnait, 191, 193. — Brusquet et le maréchal Slrozzi, 193, note. — Les mignons fouillent après sa mort la maison de Mazille, premier méde- cin du roi; mot singulier de celui-ci, 193. — Recomman- dation de Henri IV à son historiographe du Haillan sur e les larcins de ses trésoriers et les brigandages des gouver- neurs, » 194. — Aveu du maréchal de Cossé, surintendant des finances, prisonnier à la Bastille; sottise de sa femme en remerciant la reine; dilapidations du maréchal de Matignon, 194, 195. — M^o de Martigues volant les bagues de Gabrielle d'Estrées mourante, 195. — Mots du premier président de Paris sur les procureurs et du chancelier Letellier aux secrétaires du roi, 195, note. — Vol à main armée du baron de Viteaux chez son frère, 197.

Chapitre XV. — Règne de Henri III.

Henri III s'enfuit de Cracovie; ce qu'il raconte à Brantôme, 197, note. — Son arrivée à Lyon, où le suit le duc de Savoie, qui reçoit à dîner Strozzi et Brantôme et leur apprend la prise de la Goulette par les Turcs, 198. — Visite de la reine, à Lyon, à un peintre nommé Corneille, qui avait fait son portrait et celui de


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ses filles, 198-200. — Le capitaine Fréville raconte ses meurtres à Brantôme, qui lui donne de l'argent et un cheval pour se sau- ver, 200-202. — Brantôme est chargé de négocier avec La Noue et les Rochellois, 202-204. — Le duc d'Alençon se sauve de la cour; Brantôme, qui avait assisté au sacre du roi, suit le duc de Nevers lancé à sa poursuite ; ce que ce prince lui dit de ses projets, 204, — Négociations et pérégrinations de la reine mère, que Brantôme accompagne dans sa visite aux ruines du château de Lusignan; légende de la fée Mélusine, 203-207. — Communication du géomètre Varignon à l'Académie des sciences, 207, note. — Visite de Brantôme au château de Gham- bord ; il voit une inscription de François !«•■ sur un des côtés de la fenêtre de la chambre du roi; discussion à ce sujet, 207- 210. — Brantôme et son frère André de Bourdeille se font donner par le roi la nomination à l'évêché de Périgueux, dont ils inves- tissent un de leurs cousins germains, François de Bourdeille, « un vrai âne mitre et caparaçonné quand il avoit sa chappe, » 211-214. — Vente d'évêchés; ignorance du clergé; mot de Henri IV sur quatre évoques; J. de Monluc, cité; influence des protestants sur l'instruction du clergé, 212-214. — Madeleine de Bourdeille, l'aînée des sœurs de Brantôme, fille d'honneur de Catherine de Médicis, 214-216. — Mission que donne Henri HI à Brantôme près du roi de Navarre ; fin de sa carrière militaire, 217. — Sa passion pour Marguerite de Valois, qu'il accompagne dans son voyage pour aller retrouver son mari; elle lui dédie ses Mémoires; lettre qu'elle lui écrit pour le remer- cier du Discours qu'il avoit écrit sur elle, 218, 219. — Récit que Brantôme, qui était auprès d'elle, fait de son entrée à Bor- deaux, 219. — Confrérie des catholiques bordelais dissoute par Catherine, 220. — Création de l'ordre du Saint-Esprit, contre laquelle une vive opposition se manifeste dans la noblesse; anecdotes, 221, 222. — Ancienne familiarité des rois avec leurs sujets, réformée par Henri HI, 224. — Brantôme bieu'Vù'de Henri HI, auquel il fait des « contes de dames; » assiste à une verte réprimande du prince à Joyeuse; éloge de sa libéralité par Aubigné, 225 et note. — Mépris de Brantôme pour les parve- nus ; sa colère contre les dédains des grands et contre la tyran- nie des rois, qu'il donne à tous les diables ; maladie et mort du vicomte de Bourdeille; le roi promet à Brantôme les charges de sénéchal et de gouverneur de Périgord ; il lui manque de parole, 226-230. — Colère de Brantôme ; son serment de ne jamais rentrer dans la chambre du roi, qui cherche inutilement


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à l'apaiser; avances que lui font Monsieur et le duc de Guise, 230, 231. — 11 veut passer au service de Philippe II; ses pro- jets contre sa patrie, 232. — Il fait une chute de cheval qui le retient quatre ans au lit; ses souffrances; il est guéri par un « très grand personnage et opérateur, » M. Saint-Christophe; pour soulager son mal, il s'avise de mettre la main à la plume et de faire, en l'écrivant, la revue de sa vie passée et de ce qu'il avait vu et appris, 233-234.

Chapitre X'VI. — La cour de Catherine de Médigis.

Création de la cour par François I*""; entretien de Brantôme sur ce sujet avec un grand prince; influence néfaste de la cour sur les mœurs de la nation, 235, 236. — Manière de vivre et indé- pendance de la noblesse française ; Olivier de Serres et Mon- taigne, cités, 237, 238. — Nombre de dames à la cour de Cathe- rine de Médicis; ce qui se passait dans sa chambre; anecdote de Gersay et d'une fille de la reine, 238-240. — Éloge de sa compagnie et de sa cour, 242. — Lettre de Jeanne d'Albret sur le mariage de son fils et la corruption de la cour; procès de Paul-Louis Courier, 243. — Ce qu'on appelait la Philosophie de France; dépravation des jeunes filles; ce que Henri II menait les dames voir dans la forêt de Saint-Germain, 244. — Coupe ciselée du duc d'Anjou, 243. — Achats de Henri IV à la foire de Saint-Germain; les Facéties de Pogge « entre les mains de demoiselles; » Ambroise Paré, cité, 246. — Entretiens de femmes entendus par Montaigne, 247. — Anecdote de Bran- tôme et d'une dame à son coucher, 247, 248. — Marie Stuart retournant en Ecosse et l'un de ses oncles, 248. — Anecdote d'une dame et de son valet; changement dans le costume des hommes et des femmes; Jean de Monluc, cité, 249. — De la mode introduite par Marguerite de Valois pour les femmes de découvrir leur gorge; sermons d'un jésuite et d'un carme, 250. — Anagramme du nom de Marguerite de Valois; Henri III appelé le saint des saints par l'avocat du roi Faye ; cita- tion de Plutarque au sujet d'un mot de Diogène sur les mystères, 251. — Mot du maréchal de Biron à Henri IV sur la splendeur de la cour de Catherine de Médicis; définition des mots hon- nête et vertueux; mot de l'abbé Fleury sur la civilité, 252, 253 et note. Baïf, cité, 253, note 3. — Costume des gentilshommes à la cour ; citations de Shakespeare et de Montaigne ; portrait d'un courtisan, M. du Muguet, par Tahureau, 254, 255. — Meurtres, assassinats, impunité; Bacon et Montaigne, cités;


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vengeances; éloge des vengeurs; Mauvert, le tueur du roi, tué par de Mouy; vengeance d'un meurtre involontaire; Catherine assiste au supplice de Montgommery, 257. — Grâces accordées à des assassins : Thèville, Bournazel; anecdote, 258, 259. — Assassinat de Gharry par Chastelier- Portant, 259-261. — Sept mille grâces pour meurtre accordées par Henri IV; anecdote de lui et du premier président, 261, 262. — Mot du maréchal de Cossé sur la justice; condamnation d'un innocent racontée par Montaigne, 262-263. — Protestation éloquente de Le Poulchre contre la torture, 264. — Discussion sur la question de savoir si les femmes peuvent prendre les devants quand leurs maris complotent leur mort; femmes battues par leurs maris, 264,

265, 266.

Chapitre XVII. — Les amis de Brantôme.

Opinions de Charondas et d'Antisthène, citées ; amis de Bran- tôme : d'Anselme, Berthelemy, provençaux; les deux frères de Montgommery; Maisonfleur; Beaulieu-Chastaignier; du Breuil,

266, 267. — Regrets de Brantôme sur la mort deThéligny, son frère d'alliance et de confédération, 268. — Éloge de La Noue par Montaigne et Brantôme, qui est envoyé près de lui par Henri III; embuscade dressée contre lui par 'l'ambassadeur d'Espagne et que Brantôme déjoue; Brantôme veut le suivre en Flandre; ses regrets d'en avoir été empêché par Strozzi, 269, 270. — Captivité de La Noue; menaces de Strozzi contre les Espagnols, 270 et note 2. — Démarches de Brantôme pour sa délivrance, 270. — Son Discours sur lui, 271, note. — L. Béranger du Guast, grand ami de Brantôme; histoire de sa faveur près de Henri III; sa libéralité; sa fière réponse à ce prince au sujet de son beau-frère Lesdiguières, 271, 272. — Dîner où assiste Bran- tôme; ce qui s'y dit, 272, 273. — Son orgueil; son arrogance; propos qu'il tient sur Marguerite de Valois; Brantôme assiste à l'entrevue qu'à son retour de Pologne il a avec la princesse, qui le malmène fort ; tentative inutile près d'elle pour les récon- cilier; elle charge de sa vengeance Viteaux, grand ami de Bran- tôme, 274. — Divers assassinats commis par Viteaux : le baron de Souppez, Gounellieu; il se sauve en Italie; à son retour, il assassine le baron deMilhau, 275. — Sa fuite et son arrestation; Brantôme le voit deux fois dans sa prison ; est sauvé du sup- plice par l'intervention des ambassadeurs polonais, 275, 276. — Inimitié entre Viteaux et du Guast; Brantôme cherche inuti- lement à les accommoder, 276. — Marguerite fait assassiner du


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Guast par Viteaux, 277-278. — Gomment Brantôme le regrette; ce qu'il dit à Viteaux; celui-ci est tué en duel par le iils de Milhau; Brantôme apprend sa mort en revenant du Périgord; son éloge, 279. — Bussy d'Amboise, cousin de Brantôme; ses pil- lages en Anjou; résultat d'une visite que lui fait Aubigné, 281. — Ses duels ; sa querelle avec Saint-Phal, 262-283. — Est attaqué la nuit en sortant du Louvre; est obligé de quitter Paris; bril- lante escorte qui l'accompagne et dont faisait partie Brantôme; commission qu'il lui donne, 285-286. — Son retour à la cour; sa querelle avec Quélus; sa mort; ses vers grecs et français; amant de Marguerite de Valois; sonnet qu'il lui adresse, 287, 288. — Philippe Strozzi; sa liaison intime avec Brantôme; son père, Pierre, maréchal de France, avait traduit en grec les Commentaires de César, 288. — Avait une magnifique collection de manuscrits grecs dont Catherine s'empare à sa mort, et qui est aujourd'hui à la Bibliothèque nationale, 289, note. — Dédain du connétable pour les savants et leurs livres ; éducation donnée par le maréchal à son fils, 290. — Intimité de Brantôme avec celui-ci, 291. — Action barbare de Strozzi, qui fait noyer 800 femmes suivant l'armée; son influence sur Brantôme, qui lui adresse deux sonnets, 293. — Ses croyances religieuses ; recherche en- mariage la veuve d'André de Bourdeille, et échoue par l'intervention de Brantôme, 294-295. — Brantôme lui avait promis de l'accompagner dans son expédition de la Tercère, où il périt; plaintes injustes de Brantôme sur ce qu'il ne l'avait pas attendu, 295-296.

Chapitre XVIII. — Les amours de Brantôme. Ses poésies.

Dénominations sous lesquelles il se désigne; tombeaux en vers de sa belle-sœur et de M"« d'Aubeterre, 297-298. —Découverte de ses poésies par feu M. le D>" Galy ; description du manuscrit que M. Galy consent à publier dans le tome X de mon édition; à qui sont adressés ces vers, 299, 300. — L'adultère comment appelé par Plutarque, 301. — Ses misères, ibid., note 3. — Deux sonnets à Dubreuil, 302, 303. — Sa croyance à l'existence des dieux du paganisme, 302, note. — Deux épigrammes contre des femmes, 304. — Élégies où il raconte ses premières amours; Mlle (Je la Guionnière, 305, 306. — Son amour et ses sonnets pour Mlle de Limeuil, 306-312. — Sa passion et ses vers pour Marguerite de Valois, 311-313. — Aventures amoureuses, 313- 319. — Sa moquerie de certains galants, 319. — De la discré- tion en amour; Montaigne, cité; opinion de Brantôme; anec-


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dote, 320, 321. — See différents projets de mariage; il renonce à l'un d'eux pour accompagner dans son expédition de la Ter- cère Strozzi, qui part sans lui ; espère épouser M™^ de Bour- deille, la veuve de son frère; sonnet à Ronsard contre la loi défendant le mariage entre beau-frère et belle-sœur, 323.

Chapitre XIX. — Les dernières années de Brantôme.

Sa chute de cheval, sonnet cité, 323, 324, note. — Son retour à la cour, 324. — Se rend au château de Mathas pour défendre sa belle-sœur contre le prince de Gondé, 325. — Était à Paris lors du baptême du fils posthume du duc de Guise, 326. — Récit de sa visite à la reine Marguerite au château d'Usson, 326-327. — Traduction de diverses harangues de Lucain qu'il lui envoie ; oraison funèbre de la princesse, citée, 327, note. — Elle lui envoie ses Mémoires, avec une dédicace ; ses tracas au sujet de son abbaye: anecdote à ce sujet; mort de Marguerite, 328 et note. — Mort de M^e d'Aubeterre et de M°»e de Bourdeille; oraisons funèbres et tombeaux, en prose et en vers, composés pour elles par Brantôme; ses regrets sur sa vieillesse; plaintes sur sa mauvaise fortune, 329-332. — Fait bâtir le château de Riche- mont; sa chapelle funéraire; sa mort, 332. — Son testament, 333-342.

Chapitre XX. — Les éditions de Brantôme 342

Chapitre XXL — Écrits de Brantôme projetés ou perdus . 349

Chapitre XXII, — De quelques emprunts de Brantôme . . 353

Plagiats fréquents au xvi^ siècle; comment Brantôme s'y prenait pour dissimuler ses larcins, 353-355. — Ouvrages et auteurs pillés par Brantôme : Rabelais, Boccace, VHeptaméron, 356; Guillaume Bouchet, Béroalde de Verville, 357, 358; Bonaven- ture Despériers, 359; Facéties, 360; les Contes d'Eutrapel; lettre de Pasquier à Ronsard, 360, 361 ; Jacques d'Acqui, 362.

Appendice.

Une anecdote de Brantôme sur la dot de Catherine de Médicis, 363. — Brantôme et la Princesse de Glèves, de M™« de la Fayette, 367.


Nogent-le-Rotrou, imprimerie Daupblky-Gouvkrnbor.




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