Musées d'Angleterre, de Belgique, de Hollande et de Russie  

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Musées d'Angleterre, de Belgique, de Hollande et de Russie (1852, 1855, 1860) is a book in the Les Musées d'Europe series by Louis Viardot.

Contents

Full text

LES MUSÉES D'EUROPE.

MUSÉES D'ANGLETERRE , DE BELGIQCE , DE HOLLANDE ET DE RUSSIE. LES MUSÉES D'EUROPE , Par M. Louis VIARDOT . SE COMPOSENT DE 4 VOLUMES IN - 18 ANGLAIS A 3 F. 50 c . Chaque volume se vend séparément. 1 VOL . BROCHÉ , 3 F.50 1 3 50 3 50 Musées d'Italie MUSÉES D'ESPAGNE Musées D'ALLEMAGNE . MUSÉES D'ANGLETERRE . De Belgique . DE HOLLANDE . DE RUSSIE 3 50 PARIS. -- STYTOCRACUTE CCSSIN , RUE DU FOLR- SAINT-GERMAIN , 43. LES MUSÉES D'ANGLETERRE, DE BELGIQUE, DE HOLLANDE ET DE RUSSIE GUIDE ET MEMENTO DE L'ARTISTE ET DU VOYAGEUR , PAR LOUIS VIARDOR,T.EI SECONDE ÉDITION , TRÈS AUGMENTÉE. A PARIS , CHEZ PAULIN ET LE CHEVALIER , RUE RICHELIEU, N° 60 . 1852. 370 . mw.75. imi TABLE DESS MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Pages. LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. . 1 40 43 45 47 . 49 Le British Museum. . Bibliothèque nationale. . Musée d'histoire naturelle Collection des vases étrusques, etc. Galerie des antiques . Antiquités assyriennes Antiquités égyptiennes . Antiquités lyciennes . Antiquités arcadiennes. Antiquités athéniennes. 51 . 55 . 73 75 77 VI TABLE DES MATIÈRES. Pages. LA GALERIE D'I'AMPTON- Court.. 95 LES GALERIES PARTICULIÈRES . . 114 L'ABBAYE DE WESTMINSTER . . 130 LES MUSÉES DE BELGIQUE. 151 . 152 BRUGES.. L'Ilôpital Saint- Jean . Le musée . L'église Notre-Dame . Le Palais de Justice . . 159 163 167 ANVERS . . 172 Le Musée . . . id. Les Eglises . 191 BRUXELLES.. 196 Le Musée.. . . . id. LES MUSÉES DE HOLLANDE. AMSTERDAM 207 ROTTERDAM 217 LA IIaye... 222 TADIE DES ALATIÈRES. LES MUSÉES DE RUSSIE . Pages. LA GALERIE DE L'ERMITAGE A SAINT- PÉTERSBOURG . 231 École russe . • • 246 allemande.. . 250 253 275 flamande - hollandaise. française. Écoles espagnoles : italiennes . Le Palais DE TAURIDE .. 283 - 290 311 Les GALERIES PARTICULIÈRES . 313 LE KREMLIN DE Moscou .. 317

LES MUSÉES D'ANGLETERRE.

LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES.

L'Angleterre, qui menace d'accaparer sous son ciel de brouillard et de fumée les objets d'art du reste du monde , soit par les procédés de lord Elgin, le spoliateur du Parthénon, soit par l'or de ses ' noblemen ; l'Angleterre , si riche en galeries particulières , n'avait pas dans sa capitale , il y a vingt-cinq ans, la moindre collection publique qui pùt offrir aux amateurs une intéressante promenade, aux jeunes artistes une salle d'études et de modèles , aux simples curieux une occasion de former leur goût et d'éveiller quelquefois d'heureuses vocations . Ce fut en 1825 que le gouvernement anglais , saisissant une occasion fortuite, commença à former le musée qui se nomme à présent National Gallery. Il acheta en bloc la galerie particulière d'un amateur éclairé , M. Angerstein , laquelle se composait seulement de trente huit tableaux. Ce petit fonds primitif s'est depuis lors fort accru , soit par les dons et les legs d'autres amateurs , tels 1 2 LES MUSÉES D'ANGLETERRE, que le révérend William Holwell Carr , sir George Beaumont, M. James Cholmondely , etc. , soit par des acquisitions suc cessives. La National Gallery compte aujourd'hui cent quatre -vingt cinq cadres, en ajoutant aux tableaux de tou tes sortes , grands et petits , anciens et modernes , jus qu'aux cartons et aux esquisses. C'est peu sans doute pour le titre pompeux dont on l'a décorée en naissant , comme les enfants de grande maison , mais c'est beaucoup pour son âge ; avec le temps , sans doute , elle finira par mériter son nom . J'aimerais mieux , pour qu'elle en fût digne dès à présent, qu'avant de songer à l'agrandir, on commençât par l'épurer. Avec des donateurs , dira-t -on , il n'y a pas moyen de con tester : l'on prend et l'on remercie . Cela est vrai; mais si , d'après notre proverbe , à cheval ilonné il ne fautpas re garder la dent , il est pourtant tel cheval , quand son ser vice ne vaut plus sa nourriture , dont le cadeau serait fort onéreux. Il est aussi tel tableau , apocryphe, gâté , médiocre, propre enfin à déparer une collection plutôt qu'à l'enrichir , qu'on ne saurait être condamné à prendre parce qu'il ne coûte rien . Il faut qu'on ait le droit de lui regarder la dent, surtout quand il doit prendre place dans un musée public , où sa présence serait une usurpation. Je crois que c'est le cas où se trouve la National Gallery ; l'on fera bien , avant tout , de choisir et d'exclure. Moins nombreuse , elle serait plus grande , et la supériorité des œuvres en compenserait largement la petite quantité. Car les tableaux ne sont pas une marchandise qui doive s'acheter à l'aune ni se mesurer au pied carré ; ils ressemblent plutôt aux pierres précieuses : suivant le mérite de l'ouvrage et le nom de l'ouvrier , ce sont des diamants , des rubis , des émeraudes , puis des opales et des topazes, puis des pierres fausses qui n'ont nulle valeur , et compromettent par leur voisinage les vrais bijoux qu'elles ont la prétention d'imiter, LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 3 c'est Je me rappelle avoir vu , il y a quelques vingt années , la National Gallery, lorsque, venant de naître et composée à peine d'une soixantaine d'objets , elle occupait humble ment les divers étages d'une petite maison dans Pall Mall . Depuis ce temps , on a voulu la loger en reine , on lui a bâti un palais . Mais quel palais , bon Dieu ! Si j'a vais à citer , parmi tous les édifices que je connais , le plus mauvais en soi et le plus mauvais pour sa destination , à celui- là que je donnerais la préférence. L'on ne peut dire , pour le justifier , ni qu'il s'agissait d'approprier quelque ancien édifice à cet usage , ni que l'emplacement était insuf fisant ou défectueux. La construction , toute neuve , occupe en son entier le plus long côté de la grande place appelée Trafalgar- Square, au centre de laquelle s'élève le monu ment de Nelson. Elle fait face au carrefour si animé de Charing - Cross et à la grande rue qui conduit à West minster , à Whitehall , au Foreign -Office, aux chambres des lords et des communes. Il n'y avait pas , dans Londres entier , un emplacement plus convenable , et , quant à l'é tendue du terrain , elle permettait d'élever une galerie grande comme celle dlegli Uffizi, à Florence , ou degli Stulj, à Naples , ou comme la Pinacothèque de Munich , ou comme le Musco del Rey de Madrid , ou comme les deux tiers de notre Louvre. Qu'a-t-on fait sur cette place et sur ce terrain ? une misérable bâtisse en briques crépie de mor tier , sans style , sans noblesse , sans grâce, dont les parties ne semblent pas former un tout, qui est enfin ridicule aux yeux et incompréhensible à la pensée. Je parle du dehors; mais le dedans ne vaut pas mieux, et dément aussi la répu lation que les Anglais ont justement acquis e pour les distri butions intérieures d'un édifice . Ce sont tout simplement trois salons carrés , de faible étendue et de grandeur inégale, flanqués de quelques petits cabinets , d'ailleurs aussi bien éclairés que le permettent, à Londres , le brouillard et la 5. LES MUSÉES D'ANGLETERRE. houille, Tout cela tiendrait aisément, avec la salle demi- cir culaire du rez- de-chaussée et le pauvre vestibule qui con duit à cette salle , dans la cage de l'escalier de notre musée. Comme on le voit , ceci n'est pas seulement un manque de goût , le péché serait assez commun , c'est encore un man que de prévoyance, faute plus rare chez nos voisins. Ils ont mesuré cette fois un habit d'homme à la taille d'un enfant nouveau -né , sans penser qu'il grandirait. Pour peu que la National Gallery augmente sa petite pacotille ( et presque chaque année on fait quelques acquisitions nouvelles), il fau dra bientôt lui bâtir une autre demeure. C'est , au reste , ce que l'on peut faire de mieux , aussi bien pour l'honneur de l'architecture du temps présent que pour celui de la peinture des siècles passés. Puisque je suis en humeur de chicane, je vais encore , avant d'entrer dans les salons, et tout en montant l'escalier , faire un autre procès ; ce sera cette fois au livret , fil obligé du visiteur dans le labyrinthe assez obscur d'un musée de tableaux. Ce livret , qui a quelque prétention à la science , devrait au moins présenter un ordre quelconque, soit à l'es prit , soit aux yeux du lecteur. Mais on y cherche en vain l'arrangement par ordre d'écoles et de maîtres, ou par ordre de dates, ou par ordre alphabétique, ou par ordre de place ment dans les salles . C'est un véritable pôle mêle dans lequel sont confondus les hommes et les choses , les temps et les pays. J'imagine qu'on s'est borné , depuis l'origine de la ga lerie, à inscrire les tableaux au fur et à mesure qu'ils y sont entrés , ct qu'au lieu de placer les nouvelles acquisitions à leur ordre , on les place simplement à leur tour, c'est- à - dire qu'au lieu de refondre chaque année la liste des tableaux pour en faire un catalogue raisonné et raisonnable, on trouve plus commode de garder l'ancienne en inscrivant les nouveaux nomsà la suite. Cette forme a l'inconvénient, je le répète , de ne présenter aucun ordre ni à l'esprit , ni aux yeux , de LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 5 rendre très difficile la recherche d'un tableau dans le cala logue , et d'obliger à répéter , pour chaque tableau d'un mai tre , ses nom , prénoms, surnoms, naissance et mort. Quantà l'école à laquelle il appartient, c'est un objet de nulle consé quence , sans doute , car le livret ne s'en est pas soucié. Chose étrange ! ces petites notices en une ligne sont très sou . vent défectueuses . On y donnera le prénom de Bartolommeo , pour Bartolome, à un peintre espagnol; de Francisco , pour Francesco , à un peintre italien ; de Nicholas à un peintre français. On fait naître Titien en 1480 , et on le fait mourir en 1576 ; comment donc aurait- il vécu les quatre - vingt-dix neuf ans que tout le monde lui connaît ? Titien est né en 1477 , la même année que son condisciple , son rival , et en grande partie son maître , Giorgion. Le livret fait encore naître Velazquez en 1594 au lieu de 1599 ; Murillo cn 1613 au lieu de 1618 , etc. Etje ne parle que des erreurs qui m'ont saulé aux yeux ; que serait - ce si je m'étais mis à collationner chaque article avec les biographies ? Pour pénétrer dans le petit musée anglais, et surtout pour y faire pénétrer avec moi ceux qui liront ces lignes, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de mettre en poche le malencon treux livret , et d'adopter, pour notre promenade, l'un des ordres qu'il a négligés. Ce sera celui des écoles ; non qu'il y ait précisément matière à passer toutes les écoles en revic , mais parce que , à mon avis , quelque peu nombreuse que soit une collection , c'est , quand il s'agit de la décrire, l'or dre le plus convenable, - tant pour l'écrivain , qui échappe ainsi aux redites tout en donnant à son sujet plus de clarté , - que pour le lecteur , qui prend de chaque chose une idée plus claire , plus saine et plus complète . Nous examinerons successivement les écoles italiennes, puis l'espagnole, la fran çaise , la flamande et l'anglaise ( 1 ) . ( 1 ) Ne pouvant répéler ici les appréciations détaillées que ren 6 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. La National Gallery, qui est encore bien loin de pouvoir offrir une histoire de l'art , ne possède pas , pour l'Italie, une seule peinture ancienne, je veux dire des origines, de la renaissance. Rien de l'époque bysantine, rien du temps de Giotto , rien du temps de Masaccio, rien du quinzième siè cle. Les moins modernes ouvrages par l'âge ou par le style sont cinq morceaux venant de l'école de Ferrare, une Con version de saint Paul, par le vieux Ercole di Ferrara ; une Sainte Famille et un Saint François, de Mazzolino , un peu postérieur ; enfin la Vision de saint Augustin et une Sainte Famille, par le Garofalo (Benvenuto Tisio ) , le der nier des trois. Les trois premières de ces tavole , car ce sont tous de petits tableaux sur bois , doivent passer au moins pour de très intéressantes curiosités. Les deux dernières, et surtout le Saint Augustin , sont d'excellents ouvrages du peintre à l'aillet , aussi remarquables par leur exécution très fine et très soignée que par leur conservation parfaite. J'aurais encore à citer , de ce temps et de ce genre, un grand dessin curieux et très compliqué de l'architecte peintre Bal dassare Peruzzi, représentant l’Adoration des Rois , gravé plus tard par Augustin Carrache. C'est le grand Léonard de Vinci qui doit commencer la série des maîtres florentins au musée de Londres. Son Christ dispulant avec les docteurs, que l'on dit venir du palais Aldobrandini et avoir été gravé pour la collection appelée Schola italica , est fort contesté el fort contestable ; il rap pelle néanmoins, dans tous ses détails , le style et la manière de l'immortel auteur de la Cène. Mais, s'il est bien de Léo nard , ce n'est assurément ni une de ses meilleures , ni même une de ses bonnes æuvres ; elle n'est point comparable , par ferment, sur la plupart des maîtres de ces écoles , les volumes précédents (Musées d'Italic, d'Espagne et d'Allemagne) , je me borne à y renvoyer le lecteur . LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 7 exemple, à l'allégorie de la Modestie et la Vanité, du pa lais Sciarra ; encore moins à la Sainte Famille de Madrid. Comme dans tous les tableaux où les personnages sont vus à mi-corps, le sujet est confus, obscur, mal disposé. Ici le Christ, présenté de face et au centre de la scène, ne semble point parler aux docteurs placés plus en arrière. Son visage est doux et noble , mais un peu féminin peut-être, malgré sa barbe naissante. Si Léonard a voulu peindre l'épisode de l'enfance du Christ, il l'a fait trop âgé : c'est un homme de vingt ans ; s'il l'a voulu peindre pendant sa mission évangé lique et devant les pharisiens, il l'a fait non - seulement trop jeune, mais aussi trop riche. Un vêtement de soie, couvert de bijoux , ne convient guère au prédicateur de l'égalité , qui prenait ses apôtres parmi des pêcheurs. Ce tableau , comme plusieurs autres de la galerie , est enfermé dans une grande porte de verre. Je ne sais trop si c'est là un bon moyen de conserver la peinture ; des gens habiles pensent le contraire ; mais c'est du moins un moyen sûr pour la dénaturer aux yeux. Vue à travers une glace, la peinture semble précisé ment un dessin au pastel . Le Songe de Michel-Ange, représentant les Vices dé couverts au jour du Jugement, et qui passe , à la National Gallery, pour un tableau de Michel- Ange, est probablement un dessin de ce grand maître, peint plus tard par une autre main. Je suppose (et cela le rendrait en quelque sorte plus précieux encore) que c'est une des études qu'après la prise de Florence et son retour à Rome, il préparait dans la soli tude sur le sujet du Jugement dernier, lorsque le pape Paul V, informé de ses occupations, vint en grande pompe, et entouré de cardinaux , le prier d'exécuter ce sujet sur la principale muraille de la chapelle Sixtine. Quant à la couleur ajoutée à ce dessin , il est évident qu'elle n'est pas l'ouvre de Michel- Ange , car elle ne rappelle en rien le peu de pein tures authentiques, j'entends peintures de chevalet, qu'il ait 8 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. laissécs en Italie , telles que la Sainte Famille de la galerie degl' Uffizi et les Parques du palais Pitli , à Florence. Après Léonard et Michel -Ange, je ne vois plus , parmi les Florentins, qu'un assez bon portrait de femme du Bron zino ( 1 ) , et une Sainte Famille d'Andrea del Sarto ( Andrea Vanucchi . L'on trouve bien , dans ce dernier ouvrage, une harmonie et une vigueur de tons qui rappellent ce maître, à mon avis le plus grand coloriste de l'école florentine ; mais les défauts de sa manière , tels que la grosseur exagérée des formes, et l'expression grimaçante des figures y sont telle ment saillants, que l'on ne saurait , sur un semblable échan tillon , s'il est de lui réellement, et non de quelqu'un de ses copistes, juger l'illustre auteur de la Madonna del Sacco et de la Dispute sur la Trinité. Si , de Florence, nous remontons à Parmc, avant de des cevdre à Rome, nous trouvons jusqu'à six toiles de Corrége ( Antonio Allegri ) . Parmi tous les maîtres italiens, c'est de lui que les Anglais croient posséder le plus d'ouvrages et les meilleurs, supposant leur musée aussi riche sur ce point que celui de Dresde ou celui de Parme. L'on a payé au marquis de Londonderry l'Ecce Homo et l'Éducation de l'Amour, qui venaient l'un et l'autre du cabinet de Murat, la somme énorme de 11,000 guinées ( près de 300,000 francs) . J'é prouve, en vérité , un grand embarras à parler du premier de ces deux ouvrages. On me cile un acte du Parlement qui en a ordonné l'acquisition , et le prix qu'il a coûté ; on me pré sente ensuite une copie de ce tableau faite, dit-on , par Louis Carrache, et la gravure par Augustin ; on me montre enfin une foule d'amateurs qui admirent et d'étudiants qui copient . (1 ) Le livret a tort de nommer ce maître Cristoforo Allori . Ce serait le troisième Bronzino , l'auteur de la belle Judith du palais Pitti , et le portrait est certainement du premier Bronzino (An gelo ou Agnolo Allori . ) LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 9 Comment douter, après cela , de l'excellence et de l'authen licité de cette composition ? J'avoue humblement qu'une simple opinion est bien faible contre de telles autorités ; mais enfin c'est la mienne que j'expose ici . Il faut donc oser dire que l'Ecce Homo ne me paraît ni l'æuvre de Corrége , ni surtout une très bonne æuvre. D'abord la copie et la gravure des frères Carrache ne prouvent absolument rien , car le 1a bleau qu'on nomme l'original peut tout aussi bien être lui même une copie , et , s'il fallait choisir , je n'hésiterais pas à préférer celle de Carrache , où les défauts que je vais indiquer dans l'autre me semblent affaiblis ou corrigés. Ces défauts (je parle toujours de mon opinion que je ne prétends, certes , faire adopter de personne), sont de plusieurs espèces ; j'en vois dans la composition , dans la couleur, dans le dessin . D'abord ceite confusion , que, tout à l'heure, à propos du Christ entre les docteurs , de Léonard , je disais ordinaire dans les sujets traités à mi- corps. L'EXce llomo me parait incompréhensible, et l'on pourrait défier l'artiste le plus in génieux d'achever la scènc en donnant aux personnages des corps entiers . La tête de la Vierge, qui se renverse évanouie, est d'une grande beauté , par l'expression de profonde dou leur , par la hardiesse de la pose , par la délicatesse du faire. On ne peut lui reprocher qu'une trop grande jeunesse. C'est la partie du tableau vraiment digne de Corrége . Quant au Christ , il me paraît plutôt languissant que résigné , et sa pa tience pourrait bien s'appeler de la niaiserie. Sa poitrine est , je crois, trop étroite, ses mamelles trop hautes, et le bras enchaîné qu'il croise devant lui , ainsi que la main qu'étend Pilale , ne sont vraiment, par la forme, le modelé et le tra vail du pinceau , que d'informes ébauches. Encore une fois, j'ai peine à retrouver là le génie et la main qui ont tracé le San Girolamo, la Madonna della Scodella , le Mariage de sainte Catherine et la Nuit de Dresde. Mais, au reste , et c'est ce qui augmente ma surprise en 1 . 10 LES MUSÉES D'ANGLETERRE . voyant l'engouement que cause ce tableau , il n'est pas be soin d'aller chercher des points de comparaison en Italie, en France ou en Allemagne. Corrége, le vrai Corrége, noble, gracieux , délicat , inimitable , est là , à quatre pas de ce dou teux Ecce Homo. On le retrouve tout entier, avec ses qua lités les plus charmantes, dans le Mercure instruisant l'A mour en présence de Vénus , dont on peut voir à Paris , chez M. Érard , une reproduction très fidèle et très bonne, quoi que fort assombrie. Il est vraiment impossible à tout homme de goût et de bonne foi d'hésiter un instant, soit pour l'au thenticité , soit pour le mérite, entre ces deux compositions. J'imagine que si les Anglais semblent préférer la première, c'est uniquement à cause du sujet , par affectation de piété ct de pruderie. Se croient- ils tenus de mieux aimer un Christ maussade et défectueux qu'une belle Vénus toute nue ? Ce chef-d'œuvre de premier ordre n'est pas tout ce qu'ils ont de Corrége. On trouve encore dans leur musée, d'abord deux tableaux réunissant diverses études de têtes plus gran des que nature. Je suppose que ces études , entassées pêle -mêle, et plutôt utiles à consulter qu'agréables à voir , lui ont servi pour l'exécution de ses grandes fresques dans le Duomo et San Giovanni de Parme. Ensuite deux tout pe tits tableaux , un Christ aux Oliviers et une Sainte Famille, que je comparerais volontiers, l'un à l'Ecce Homo, car il ne ine paraît ni parfaitement beau , ni parfaitement authenti que (1) ; l'autre à l'Education de l'Amour, parce que c'est aussi, dans son espèce, une æuvre ravissante, où le naturel, la grâce , l'expression , sont rendues avec la plus suave fi. nesse de pinceau. Cette petite Sainte Famille , qui n'a pas un pied carré , me semble égaler celle de la Tribuna de Florence, l'Ayar du Musée de Naples et la Madeleine de ( 1 ) On dit que c'est une copic dont l'original se trouve dans le cabinet du die de Wellington . LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 11 Dresde, c'est - à - dire mériter aussi le premier rang parmi les miniatures de Corrége. Son école est représentée à Londres par une grande com position du Parmegiano , ou Parmigianino ( Francesco Maz zuola ), la Vision de saint Jérome. Peint en 1527 , pour la chapelle de la famille Buffalini, à Città di Castello , chapelle qu'un tremblement de terre délruisit en 1790, ce tableau , retiré des décombres, est venu de main en main jusqu'à la National Gallery. On raconte ( car les tableaux ont aussi leurs légendes) que , dans la prise et le pillage de Rome, les soldats de Charles-Quint , frappés d'admiration à la vue de cette peinture, s'inclinèrent devant l'artiste , et respectèrent sa maison qu'ils avaient envahie. Sans nier aucunement le miracle, et sans contester à l'ouvre du Parmigianino d'esti - mables qualités , surtout la grandeur du style , je dirai que son tableau est de ceux qu'un peintre fait pour une place désignée, pour un certain jour , pour un certain point de vue, comme une fresque, et qui perdent beaucoup à être transportés. Des personnages très longs suivant le défaut ha bituel du Parmigianino , pressés dans un cadre étroit et al longé , exécutés avec une vigueur sèche et dure , indiquent assez que le tableau devait être vu d'en bas et de loin. En le plaçant vis -à- vis de l'ail et à la portée de la main, on en a détruit tout l'effet. Quel musée oserait s'appeler ainsi s'il ne pouvait montrer avec orgueil dans son catalogue le nom sacré , le nom divin de Raphaël? La National Gallery s'est efforcée , depuis son origine, d'avoir cet indispensable honneur. Mais les cuvres de Raphaël, placées presque toutes dans les galeries publi ques , hors du commerce, sont difficiles à trouver, mêmeau poids de l'or. En vingt- cinq années de recherches, on s'est procuré seulement trois morceaux qui puissent être attri bués au chef de l'école romaine. L'un est le portrait de Ju les II , répétition identique des portraits de ce pape, presque 12 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. aussi artiste que guerrier, qui existent aux musées de Flo rence et de Naples. Comme ceux- ci ont une origine authen tique, et comme on ne peut guère supposer que Raphaël se soit lui-même répété jusqu'à trois fois, le Jules 11 de Lon. dres est probablement une copie faite dans son atelier. L'examen du travail, joint au souvenir de l'original incon testable , confirme pleinement cette conjecture. Le second morceau est une Sainte Catherine d'Alexandrie , à mi corps et de proportions plus petites que nature. Cet ouvrage sur bois, qui provient de la galerie Aldobrandini, et qui ap partient à la première manière du maître, tout au plus au commencement de sa seconde manière , me paraît authenti que , et par ses défauts autant que par ses qualités . La couleur est encore un peu terne , quoique délicate et soignée, ct le paysage du fond semble peint au bistre. Mais le dessin pur, sévère , gracieux, l'expression d'amour et de joie sainte qui rayonne sur le beau visage de la Vierge martyre , annoncent assez quel esprit l'a conçu, quelle main l'a tracé. Le troisième échantillon de Raphaël est une cuvre en deux parties, pein ture et dessin , qu'un seul cadre renferme toutes deux. Le dessin est un petit carton qui fut ensuite ( comme on le voit aux trous d'épingles piqués le long des contours) décalqué sur la tavola. Il représente le Songe de Saint- George. Dans un paysage , le guerrier dort , étendu par terre, la tête sur son écu ; deux jeunes femmes symboliques veillent de bout, lui présentant, l'une un miroir, l'autre un bouquet de fleurs. Ce sont trois figurines d'un demi. pied. Il est fort diffi cile de reconnaître , à travers la glace qui la couvre et la dé nature, si cette peinture est bien de Raphaël; mais le dessin porte l'empreinte évidente de sa main . C'est sa manière , c'est son génie. Cependant, tout charmants, tout incontes tables que puissent être ce Saint- George et la Sainte-Ca therine, ils ne peuvent donner qu'une idée bien insuffisante, bien imparfaite , du génie précoce et sublime qui couronnait LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 13 sa trop courte vie par des ouvres telles que la Vierge à la chaise, la Vierge au poisson , la Sainte Fumille de Paris, le Spasimo, la Transfiguratiou et les Chambres du Vatican. N'oublions pas de mentionner , avec les faibles échantil lons de Raphaël , une petite Madone de son maître le Péru gin ( Pietro Vanucci ) , vue à mi- corps , et tenant le Bam bino debout sur une espèce d'estrade ou de balcon . Le dessin en est fin et charmant, mais la couleur très pâle el très craquelée. Les ouvrages des Vénitiens sont si nombreux qu'il est facile de se procurer quelques échantillons des maîtres . Mais leurs grandes œuvres sont aussi recueillies dès longtemps dans les collections qu'on pourrait appeler de main -morte , et , quoique plus riche en tableaux de l'école vénitienne que de toute autre école de l'Italie , la National Gallery est une preuve des difficultés que , même avec de grands moyens d'argent, les derniers venus trouvent à se pourvoir. Longtemps Giovanni Bellini n'eut rien là pour rappeler le nom du fondateur de l'école ; aujourd'hui , il peut mar cher à sa tête. Le portrait d'un vieux doge , buste en demi grandeur, suffit , sinon pour le faire pleinement connaître , au moins pour honorer le catalogue de son nom vénéré. Ce portrait est de sa manière patiente , ferme, exacte , solide , mais un peu raide, qui a précédé l'heureuse influence exer cée par Giorgion jusque sur son maître . Quant à cet émi - nent disciple de Bellini ( Giorgio Barbarelli ) , celui qui jeta dans le culte du coloris tous ses condisciples et tous ses suc cesseurs , il a seulement un petit tableau représentant le Meurtre de saint Pierre de Vérone. C'est une simple es quisse , et qui a d'autant moins d'importance qu'elle rap pelle par son sujet les grandes œuvres de Titien et de Do miniquin , dont l'une orne l'église San Paolo San Giovanni de Venise , l'autre la pinacothèque de Bologne. Tintoret ( Giacopo Robusti ) n'est pas mieux partagé. Son Saint 14 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Georges tuanı le dragon n'est également qu'une esquisse , un petit tableau de pacotille , de ceux qu'il peignait dans ces accès de travail fiévreux qui le faisaient nommer par ses amis il Furioso . Qu'il y a loin de là au Miracle de saint Marc ! Un tableau , c'est encore la part de Véronèse ( Paolo Cagliari) ; celui-là , du moins , peut s'appeler un tableau ; il est d'assez grande dimension pour que les personnages aient leur taille naturelle. Mais le sujet , qui est la Consécration de saint Nicolas, me paraît pécher par la confusion , et la couleur générale par la monotonie. Sans doute , en prenant à part chaque fragment du tableau , on reconnaît sans peine la main de Véronèse ; mais l'ensemble manque de ces grands effets de clair-obscur , si familiers aux Vénitiens , si nécessaires aux vastes compositions. Il y a loin de la Conséeration de saint Nicolas aux Noces de Cana et au Souper chez Lévi . Je ne compte point une copie réduite de l'Enlèvement d'Europe , qui peut être de tout autre que de Véronèse. Titien ( Tiziano Vecelli ) est plus dignement représenté par le nombre et par le mérite des æuvres . Cinq tableaux portent son nom à la National Gallery. Deux sont sans im portance : un Concert , ou plutôt un maître de musique instruisant ses élèves , où l'on trouve d'assez grossiers dé fauts à côté de belles parties ; - il est peut- être de Palma le- Vieux , et une petite Sainte Famille, froide ettriste , qui me semble plutôt l'ouvrage d'un élève de Titien imitant la manière du maître, tel que Palma, Bonifazio , Morone. Un autre tableau , l'enlèvement de Ganymède , peint dans un hexagone , probablement pour quelque Trumeau , est une belle et vigoureuse étude de jeune homme, un audacieux raccourci ; mais l'aigle monstrueux qui l'emporte , les ailes déployées , est incompréhensible dans son mouvement , car il semble voler sur le dos , le ventre en l'air . Restent deux tableaux , tous deux dignes de Titien , sans être cependant d'une bien baute importance dans son Quvre. L'un est Vė LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 15 nus et Adonis , l'autre Bacchus et Ariane. L'Adonis du premier est Philippe II d'Espagne , que Titien connut jeune, qu'il peignit plusieurs fois , et qui entretint avec l'artiste un long commerce épistolaire. Il était difficile , en restant dans la ressemblance du sombre successeur de Charles- Quint, de faire assez beau le plus beau des mortels. La Vénus, vue des épaules, qui cherche à le retenir dans ses étreintes amou reuses , est audacieusement posée ; mais , ni par son mouve ment un peu forcé , ni par la beauté des formes , ni par le rendu de la chair , cependant fine et transparente , elle n'é gale les deux célèbres Vénus que Florence a réunies dans sa Tribuna. Le Bacchus est une æuvre plus capitale , plus soigneusement terminée , mais non cependant sans défauts ; ils y sont , au contraire , nombreux et saillants. Par exemple, le dieu , qui , frappé des charmes d'Ariane , se jette de son char pour la poursuivre , semble tomber en tournoyant; son mouvement s'explique mal . Quand à celui d'Ariane , qui de vait fuir, il s'explique mieux , si l'on suppose que , semblable à la Galatée de Virgile , qui voulait être vue (el se cupit ante videri) , elle veuille être atteinte. Le Silène sur son âne , re légué dans le fond , est beaucoup trop petit pour la perspec tive , sinon celle des lignes , au moins celle du ton , qui le rapproche trop des personnages du premier plan. Mais quel admirable ensemble , quelle vigueur , quelle harmonie , quelle vérité dans le coloris ! L'eil est ébloui et la raison subjuguée. Il y a , dans ce cortege de Bacchus triomphant, une foule d'excellents détails. Au loin , un paysage ravissant ; auprès, un groupe de Bacchants et de Bacchantes conduisant un prisonnier enchaîné par des serpents , - sans doute quel que philosophe austère , quelque membre des sociétés de tempérance , qui aura refusé de crier Evohé ! – puis , de vant eux , au centre du tablean , un petit Faune joufflu , d'une dizaine d'années , qui trolte sur ses pattes de chèvre comme le chat botté , et qui, d'un air de triomphaleur, méprisant 16 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. les aboiements d'un roquet en colère , traîne derrière lui une tête de veau au bout d'une ficelle. Rien n'est plus drôle, plus spirituel , plus charmant ; et mon petit Faune ferait à lui seul l'honneur et la fortune d'un tableau. De ces deux ou vrages de Titien , l'un est la répétition de l'Adonis du musée de Madrid ; l'autre , le pendant de l'Ariane du même mu . sée. Nous les avons tous deux cités précédemment. De tous les Vénitiens , celui qui a comparativement la meilleure part à la National Gallery , c'est Sébastien del Piombo ( Fra Sebastiano Luciano) . Les æuvres de ce peintre paresseux , qui cessa de produire dès qu'il eut un emploi bien renté , sont fort rares , même en Italie , même dans son pays , qui n'en a pas conservé une seule importante , ni dans le palais des Doges , ni à l'Académie des beaux- arts. Il faut donc s'étonner que les Anglais en aient réuni trois dans lcur jeune musée. On y voit un portrait de la belle et sainte Giu . lia Gonzaga , largement exécuté , mais de formes un peu épaisses , et probablement de proportions plus grandes que nature ; puis un tableau qui réunit le portrait du cardinal Hippolyte de Médicis , protecteur du peintre, et celui de Se. bastiano del Piombo lui-même, tenant à la main le plomb ou cachet de son office , d'ou lui vient le nom sous lequel il est connu. On y voit enfin la Résurrection de Lazare. Ce dernier tableau jouit d'une grande célébrité ; il é'ait le plus estimé de ceux de la collection Angerstein , et il porte le n° 1 sur le catalogue du musée , dont il fut , en quelque sorte , la pierre angulaire , la première assise. Son histoire , en ef fet, suffirait seule pour lui donner une haute importance. On sait que la Transfiguration ful commandée à Raphaël par le cardinal Jules de Médicis , depuis Clément VII , pour le maître - autel de la cathédrale de Narbonne , dont il était ar chevêque. Mais , ne voulant point priver Rome du chef d'ouvre de son peintre , Jules de Médicis commanda à Se bastiano del Piombo un autre tableau d'égale dimension pour LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 17 Narbonne : ce fut cette Résurrection de Lazare. On dit que Michel- Ange , ravi de susciter un nouveau rival à Raphaël, même après sa mort , non - seulement encouragea Sebastiano del Piombo dans la lutte , mais qu'il lui traça toute sa con position et exécula même la figure de Lazare. Ces circons tances historiques donnent beaucoup d'intérêt à l'ouvrage du Vénitien ; mais , d'une autre part , elles provoquent une com paraison formidable qu'il ne saurait soutenir , et qui amoin drit peut-être sa valeur réelle. Ce n'est point , par exemple , quand on est , comme je le suis , encore tout ému d'admira tion et d'enthousiasme au souvenir récent de l'auvre im mortelle placée d'une voix unanime sur le trône de l'art , qu'on peut apprécier équitablement celle qui eut la préten tion de l'égaler. Je vois , dans la Résurrection de Lazare, une scène un peu confuse , et sans exiger qu'elle ait l'apparat peut- être trop théâtral du tableau de Jouvenet, on peut lui souhaiter au moins plus de clarté et de vivacité . Je vois aussi un certain abus du clair-obscur qui rend , en vérité, tous les personnages mulâtres ; on pourrait croire que le miracle se passe en Ethiopie. Je vois enfin une perspective un peu courle ct traitée à la façon des Chinois , qui supposent le spectateur, non en face , mais au- dessus du sujet , et regardant de haut en bas. Certes , l'euvre de Sebastiano del Piombo est noble, savante , d'un style sévère et imposant; mais je n'hésite pas à lui préférer, quoiqu'elle soit plus petite de trois quarts , la Sainte Famille du même peintre , que le musée de Naples a justement placée dans la salle des capi d'opera. Celle - là me paraît la plus haute expression de son austère et vigoureux talent. Les Bolonais, aussi grands producteurs que les Vénitiens, sont à peu près traités comme eux à la National Gallery. Elle a récemment acquis deux importantes compositions du fondateur de l'école, Francesco Francia , qui ont été payées ensemble, m'a -t - on dit , 3,500 guinées (près de 100,000 fr. ) . 18 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. La plus grande est une de ces Vierges glorieuses, tant de fois répétées par ce vieux maître et par tous les peintres du même temps. Sous un portique à double arcade, la Vierge est assise sur une sorte de trône, ayant sainte Anne à son côlé et l'Enfant- Dieu sur ses genoux. Au pied du trône est le petit saint Jean ; à droite , saint Paul et saint Sébastien ; à gauche, saint Laurent et saint François. Ce tableau de l'orfè vre bolonais , signé , comme les autres , F. Francia aurifex bononiensis , et d'une conservation parfaite, est tout- à - fait dans la dimension , le genre, la manière de ceux que l'Italie possède, et dont les meilleurs échantillons sont probablement à Bologne et à Parme. Il est très beau et très précieux. Toutefois le second, bien que d'une dimension moindre et d'une forme disgracieuse pour un musée (il présente un cintre écrasé) , me paraît plus précieux encore. Le sujet est moins commun , moins banal, dans l'æuvre de Francia. C'est un Christ mort , dont le corps étendu dans la longueur du cadre repose sur les genoux de sa mère , qui en occupe le centre. Deux anges agenouillés remplissent les deux angles. Sauf un repeint, qui apparaît assez clairement sur le visage de l'un des anges, la conservation de ce tableau est également parfaite ; le style est d'une noblesse et l'expression d'une vi gueur admirables. Mais ce qui en fait, je crois , le plus rare mérite , c'est une puissance et une beauté de coloris rares même chez ce maitre, plus coloriste pourtant que le Perugin, Ghirlandajo , Cima da Conegliano et les autres maîtres de son époque. Ces deux ouvrages sont bien faits pour lui assurer la place qu'ailleurs il m'a paru juste de lui donner, à égale distance entre le Perugin et Raphaël. Dans les cuvres, assez nombreuses, du reste de l'école , il ne se trouve pas un morceau capital. Le chef de la famille des Carrache , Lodovico , est représenté par une assez belle Su zanne entre les vieillards, par une petite Descente de croix d'un pied carré, sans importance, et par celle copie de LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 19 l'Ecce Homo dont j'ai déjà parlé , qui lui est attribuée sans preuves. Augustin Carrache ne se trouve pas dans la gale rie ; et ce n'est point étonnant, car les tableaux de cet émi nent artiste , mort jeune, après avoir été d'abord orfèvre , puis graveur, sont d'une grande rareté. Son frère, le fécond Annibal, est au contraire largement partagé. Il a huit ta bleaux et deux grands cartons , tous deux beaux et précieux , représentant l'un Galatée, l'autre Céphale et l'Aurore. Parmi ses tableaux , ceux qui me paraissent préférables sont un petit Christ apparaissant à saint Pierre après sa ré surrection , et la Mort d'un saini anachorète au milieu des tentations du diable. Terminées avec le plus grand soin , ces tavole sont vraiment surprenantes par la vigueur du dessin , de la lumière et de l'effet général. Dans ses autres ouvrages , il faut distinguer, parmi les plus grands, un Saint Jean dans le désert et une Herminie chez les bergers, sujet pris au poëme du Tasse , et traité , à mon goût, avec trop de raideur et de dureté. Longtemps attribué à Dominiquin, ce tableau sera peut- être retiré à Carrache, auquel on l'a donné sans raison décisive. Il faut distinguer aussi deux petites peintures sur bois , un Silène et un Apollon apprenant de Pan a jouer des pipeaux , exécutées d'abord à la détrempe , puis repas sées à l'huile , et qui, par la simplicité de la couleur et l'ini tation des fresques antiques , ressemblent beaucoup à des ou . vrages de Poussin ; enfin deux charmants paysages avec fi gures , qui rappellent heureusement les célèbres lunette de la galerie Doria , à Rome. Avec les Carrache , nous trouvons presque tous leurs il lustres élèves : Guide (Guido Reni), Guerchin (Giovanni Francesco Barbieri) , Dominiquin (Domenico Zampieri). Les deux grands tableaux du premier, Persée délivrant Andro mède , et Vénus servie par les Gráces , sont l'un et l'autre bien maniérés de style , bien plats d'exécution , bien dépour vus enfin d'élévation et de relief. Le Persée, au moins, est 20 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. d'une couleur assez vigoureuse pour Guide ; mais la Vénus est dans sa manière pâle et délayée, que je ne saurais appeler de la peinture. A tout prendre, ces deux tableaux sont peu dignes du maître qui a doté sa patrie de la grande et magni fique Notre- Dame de la Piété. Il a encore au musée de Lon dres une tête de Madeleine très finement touchée, mais ressemblant à toutes ses têtes , et dont le cou est monstrueux . On lui attribue aussi , injustement sans doule, un Saint Jé róme, bien dur, bien incorrect, et dont il faudrait plutôt ac cuser Caravage , son antagoniste , son antipodc. Avec un seul petit tableau, qui n'est pas grand comme le miroir de la Vé nus, l'émule de Guide, Guerchin , me semble plus dignement représenté. Son Christ mort pleuré par des anges, sujet qu'il a plusieurs fois répété en diverses proportions , est un charmant ouvrage, fini , délicat , et tout entier de celte cou leur lumineuse avec laquelle Guerchin faisait ces prodiges qui lui ont mérité d'être appelé le Magicien de la peinture. Quant au Dominiquin , tous les ouvrages qu'il a ou qu'on lui attribue à la National Gallery, - Tobie, Saint Geor ges tuant le Dragon, Saint Jérôme et l'Ange, ne sont que de petits paysages à figures , bien insuffisants pour faire apprécier l'auteur de la Communion de saint Jéróme, de ce chef- d'ouvre immortel qui a mérité de faire, à Saint- Pierre de Rome, le pendant de la Transfiguration. J'excepte ce pendant le Martyre de saint Etienne, lequel , bien que de dimension très petite , est une cuvre grande par le style et par la vigoureuse exécution . Pour achever les Bolonais, il nous reste à citer deux jolies petites toiles de Francesco Mola : une Prédication de saint Jean, et une Léda ou vrant ses bras au Cygne ; puis enfin une Cène à Emmaüs, par Caravage ( Michel- Angelo Amerighi, de Caravaggio ), qu'on ne sait où placer entre Venise et Bologne. J'ai tou jours regret que l'on donne des titres aux compositions de ce maître ; c'est montrer leurs défauts , c'est amoindrir leurs LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 21 qualités. Si l'on veut trouver dans cette peinture le Christ ressuscité se révélant à ses trois disciples, elle est horrible , ignominieuse. Si l'on veut n'y voir qu'une scène de cabaret , quatre buveurs attablés , elle devient excellente , même par la laideur des personnages, et l'on admire sans scrupule l'in croyable vigueur de l'exécution . Il y a , par exemple, un homme ouvrant les deux bras en raccourci , qui surprend, en vérité , par l'audace, le bonheur et l'effet de ce geste d'éton nement. Les Napolitains n'ont qu'un beau paysage historique de Salvator Rosa , Mercure et le Bûcheron , de sa plus énergique manière , et d'une parfaite conservation . Si l'on ajoute aux ouvrages que j'ai jusqu'à présent nommés, d'abord deux grands et beaux cadres de Canaletti (Antonio Canale) , offrant toutes deux des Vucs de Venise, puis deux ou trois autres morceaux sans importance, une Charité de Jules Romain, une Cornélie du Padovanino, et enfin une Sainte Famille de Baroccio, estimée parce qu'elle a , dit-on , le nom historique de la Madonna del gatto, mais qui ne me semble pas supé rieure aux plus ordinaires ouvrages de ce maître, on aura la liste complète des tableaux italiens à la National Gallery. L'école espagnole n'a que deux noms et quatre ouvrages ; encore fallut- il longtemps réduire les deux noms de moitié et les ouvrages du quart. On a laissé , j'aime mieux croire par faiblesse que par ignorance, le nom de Velazquez sur un cadre à portraits où sont réunis deux raides personnages qu'on ap pelle Ferdinand de Médicis, duc de Toscane, et sa femme Vittoria della Rovere. Cette peinture pourrait être de quelque Flamand du troisième ordre. Mais l'attribuer à Velazquez, c'est véritablement une calomnie, et je m'étonne qu'on ait pu la commettre ; car enfin il y a dans les galeries particuliè res de Londres quelques vrais tableaux de ce maître, et la scule vue du moindre d'entre eux devait suffire pour désabu. ser ceux qui insultent publiquement dans leur musée le 22 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. grand peintre espagnol. A présent le doute ct l'erreur ne sont plus permis à personne ; Velazquez est enfin là où n'était na guères que son nom. C'est une des fêtes d'Aranjuez, une des chasses de son royal ami Philippe IV, qu'il a mise en scène. Au pied de petites collines boisées qui s'élèvent en amphi théâtre, de grandes toiles tendues en rond forment une es pèce de cirque ; on y a lâché , au lieu de taureaux , quelques sangliers de petite taille que poursuivent des chiens et qu'at taquent à coups de lance de nobles seigneurs montés sur leurs chevaux andalous. Les dames regardent ces jeux guerriers du haut de leurs lourds , lents et longs carrosses en bois peint, espèces de barraques roulantes qui ont toutes la même forme burlesque et la même fade couleur bleu- ciel , comme des échoppes de perruquiers. Mais cette partie centrale du tableau , bien qu'elle en soit le sujet ou le prétexte , n'est pas , à mon avis , la plus importante et la plus belle . Ce qui la précède et ce qui la suit, les premiers plans et les fonds, me semblent très supérieurs , même en intérêt et en curiosité. Ces monticules sablonneux, ces vigoureuses silhouettes d'ar bres se détachant sur un ciel embrâsé et coupant de leurs ombres obscures des terrains clairs qu'illumine le soleil d'Es pagne, cette profondeur des lointains, enfin celle justesse et celte vérité de toutes choses, signalent merveilleusement le mérite particulier d'un maître duquel on a dit : « Il a su pein dre l'air . » Non moins vrais , non moins justes, les premiers plans montrent en outre l'heureuse et infinie variété de ses combinaisons et de ses effets. C'est simplement une ligne de spectateurs de toutes conditions qui regardent par- dessus les toiles comment s'amusent les rois et les courtisans. L'angle droit du tableau est presque vide et comme inachevé, ce qui ôle la monotonie de la ligne et augmente le relief énergique des partics terminées. Mais celles - ci , s'étendant de l'angle gauche au delà du centre, forment une admirable composi tion , et d'un faire vrainient prodigieux, Diversité des groupes LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 23 et des attitudes, force ou naïveté des expressions, heureux contraste des effets et des couleurs entre les brillantes cha marrures du gentilhomme et la robe sombre du moine ou les pittoresques haillons du mendiant , mélange non moins heureux de chevaux, de mules et de chiens, au milieu des hommes de tout âge et de toute condition , rien ne manque à ce portrait d'une foule, pas même le sentiment de l'égalité , si vieux et si vif en Espagne, où chacun dit avec orgueil : « Nous sommes tous enfants de Dieu. » Velazquez mérité là , autant qu'en nulle autre de ses æuvres, le nom que se donnail Jean - Jacques : il est l'homme de la nature et de la vérité. Je m'étonne donc qu'ayant au jourd'hui sous les yeux ce bel échantillon de son pinceau , l'on s'obstine encore à laisser le nom de Velazquez sur ces deux portraits flamands bien surpris et bien indignes d'une telle signature. Heureusement et justement, on les a hissés sous le plafond de la première salle , à peu près hors de la vue. Et certes, ce n'est pas dans les galeries de peinture qu'on peut dire gloria in excelsis : gloire dans les hauts, comme traduit Voltaire. Murillo, pour lequel les Anglais se sont pris depuis quel que temps d'une passion générale , d'ailleurs bien légitime, devait être recherché avec empressement dans leur galerie nationale . Ils ont eu d'abord une petite tête d'un jeune paysan riant à une fenêtre , charmant caprice de l'artiste puissant qui réussissait dans les genres les plus opposés , et se délas sait d'une grande scène de la vie céleste par quelque espié glerie d'enfant. Ensuite ils ont acquis , moyennant 5,000 gui nées ( plus de 130,000 francs), un grand tableau qui faisait partie du majorat des marquis de Pedroso , de Cadix . On l'appelle , à Londres, la Sainte Famille ; je crois que son nom serait plutôt la Trinité. En voici brièvement le sujet : entre sa mère et saint Joseph , qui l'adorent agenouillés à ses côtés , le Christ enfant , monté sur le fût brisé d'une colonne, 24 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. comme pour s'éloigner de la terre , et portant au ciel ses re gards ardents, semble se réunir par la pensée, aux deux au tres personnes de la divine triade, au Saint- Esprit qui plane sur sa tête , et au Père éternel qu'on aperçoit plus haut, entre un cheur d'archanges et de séraphins. J'avais vu ce tableau avant qu'il appartînt au musée, et je me rappelle que, dans l'enthousiasme où sa vue m'avait jeté , j'écrivais que c'était une æuvre divine , certainement la plus belle du maître qui soit sortie de l'Espagne . Je ne rétracte point le premier éloge, mais le second, je l'avoue , pourrait être contesté. Nous avons maintenant en France quelques morceaux d'une beauté , sinon supérieure, au moins égale ; par exemple, sans parler des collections particulières , la Sainte Famille du Louvre, qui a la plus grande analogie avec le tableau de Londres par la disposition du sujet, le style , la manière, et jusque par le détail des accessoires. Non contents de ce chef-d'œuvre , les Anglais viennent encore d'acheter, au prix de 2,000 guinées , un autre ou vrage de Murillo , bien moins important si l'on s'en tient au titre, ou si l'on compte les personnages ; mais certes d'une valeur égale , si l'on ne cherche que le mérite d'exécution et le charme de la vue. Ce n'est rien de plus qu'un petit Saint Jean , presque nu sous une peau de chèvre, qui joue avec un agneau. Mais quel corps d'enfanı ! quelle grâce naïve et touchante ! quel mouton plein d'amour etde bonté ! et comme cette scène innocente est bien disposée dans un paysage soli taire ! comme elle se détache gracieusement sur un fond ob scur de rochers et de broussailles ! On ne peut rien voir de plus doux aux yeux , de plus doux à l'âme. Si l'on regrette quelque chose, après une longue contemplation , c'est que saint Jean ne soit guère qu'un bel et aimable enfant, plein d'enjouement, de grâce et de candeur. On souhaiterait à son visage un peu de cette expression pensive et profonde que Murillo a toujours donnée au Christ enfant, qu'on trouve, LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 25 par exemple, dans le Jésus au mouton du musée de Madrid , si noble , si sublime, dont la pose est hardie , le front médi tatif , le regard fier et profond , - qu'on trouve aussi, à Lon dres même, dans le Jésus de la Trinité. Ces deux tableaux de la National Gallery appartiennent évidemment , l'un et l'autre, à la grande époque de Murillo, à celle de ses plus éminents chefs-d'æuvre, lorsque, âgé déjà d'un demi- siècle , il montrait ce que peut un grand artiste , quand au feu d'une imagination toujours jeune se mêle l'expérience de l'âge et du travail. En songeant combien il y a peu de temps que l'école espa gnole est connue en Europe , je ne m'étonne point que Mu rillo seul soit représenté au musée de Londres, et qu'on n'y voie encore aucun des peintres , tels que Zurbaran , Alonzo Cano , Moralès , etc. , dont les æuvres ont commencé depuis quelques années à pénétrer chez nous. Mais, ce qui est sin gulier , c'est qu'un grand peintre espagnol , qui a travaillé en Italie , qui a porté un surnom italien , et qui a répandu comme un Italien ses nombreux ouvrages, Ribera enfin , même un échantillon dans ce musée. On m'a répondu, quand je témoignais ma surprise à ce sujet, qu'il y avait en Angle terre une prévention contre lui , et que , pour bien vendre ses tableaux , il fallait les présenter sous le nom supposé de quelque parrain . Cela me semble étrange, j'allais dire extra vagant, sous tous les rapports ; je m'étonne qu'il puisse exis ter dans les arts une prévention systématique et générale, et je ne m'étonne pas moins qu'elle tombe sur un des plus grands peintres , honneur de son école , lionneur de son pays adoptif , et duquel on s'accorde à dire qu'au moins aans la représentation matérielle des objets de la nature , nul ne l'a vaincu par l'énergie, la puissance, l'effet ct la solidité. Il faudra bien que les Anglais reviennent de cette idée bizarre , véritable préjugé , et qu'ils rendent chez eux , à Ribera, le rang qu'il occupe dans l'opinion du reste du monde. n'ait pas 2 26 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. On pourrait être surpris que, de toutes les écoles , la fran çaise soit peut- être le mieux représentée à Londres. Mais, après avoir reproché aux Anglais une injuste préoccupation , nous devons reconnaître aussitôt que , malgré la naissance et le nom de ces deux maîtres , ils professent une adiniration sans bornes pour notre grand philosophe Nicolas Poussin et pour notre grand paysagiste Claude Gelée, ou le Lorrain , qu'ils appellent simplement Claude. La National Gallery ne pouvait avoir aucune des œuvres capitales de Poussin , le Déluge, la Femme adultère, le Jugement de Salomon , l'Arcadie, etc. , dès longtemps recueillies dans notre musée du Louvre ; elle a fait du moins un choix heureux parmi les autres. Je ne parle point des tableaux qu'elles a reçus en dons, et desquels elle n'est pas précisément responsable . Il y a , par exemple , un Persée médusant Phinée et ses guer riers , qu'elle n'aurait sans doute pas acquis d'une autre ma nière. Dans cette scène très confuse et mal disposée, tandis que diverses parties révèlent la main du maître , d'autres semblent la démentir, telles que certains manteaux qui sont simplement d'horribles taches rouges ou bleues. A tout prendre, c'est une laide peinture, et , si elle est de Poussin , ce ne peut être que de sa jeunesse, de son époque d'inex périence et d'essai . J'en dirais presque autant de la Peste d'Ashdod ; mais, parmi les huit tableaux qui le représentent, il cn est six dignes de lui : Jupiter et Antiope, scène d'une hardiesse un peu mythologique; Céphale et l'Aurore, com position pleine de poésie ; l'Éducation de Bacchus, petit cadre fin , spirituel , charmant ; un beau paysage historique où l'on voit Phocion lavant ses pieds à la fontaine publique , c'est-à-dire expliquant par un emblème la pureté et la sim plicité de sa vie ; enfin deux Bacchanalts, vrais chefs d'auvre de science et de grâce , qui exhalent le plus pur et le plus délicieux parfum de l'antique. L'une ( n ° 62) est simplement un Chaur de danse, mais varié , plein d'épi LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 27 sodes, dont tous les personnages se tiennent et s'unissent, depuis la nymphe renversée par le satyre jusqu'aux petits en fants ivres qui se disputent la coupe dans laquelle une bac chante leur cxprime du raisin . L'autre ( n ° 42 ) , supérieur encore, à mon avis , par la composition générale et par le fini singulier de l'exécution , est des plus considérables de son au teur, qui partageait le goût des anciens pour ce sujet. Des détails pleins de variété autant que de grâce et d'esprit, mais s'enchaînant avec aisance dans un heureux ensemble, font de la vue de ce tableau la plus charmante comédie à la quelle on puisse assister. Ici le gros Silène ivre , que soutien nent avec effort deux robustes adolescents ; là , une danse animée et folâtre ; plus loin , un âne effronté qui s'attaque à la belle croupe d'une centauresse et que le bâton punit de son insolence ; puis , cavalcadant sur une chèvre indocile , une faunesse rieuse , la plus ravissante friponne dont les yeux puissent donner l'ivresse ardente qui n'est pas celle du vin . En vérité , toute la comédie antique revit dans ce tableau , où l'on croirait voir représentée une de ces joyeuses et tur bulentes atellanes venues à Rome du pays des Osques . Quant à Claude le Lorrain , on peut dire que les Anglais ont pour lui une véritable idolâtrie. Si je ne partageais plei nement leur admiration passionnée , je dirais volontiers qu'à son égard ils portent à l'excès contraire la prévention que je leur reprochais tout à l'heure d'avoir contre Ribera. Tout ce qui vient de Claude est bon , précieux , inestimable. Avec cette pensée et le prix énorme auquel ils ont porté ses æu vres, on conçoit sans peine qu'ils arriveront bientôt à les ac caparer entièrement. Notre musée du Louvre n'en a qu'un petit nombre, guère plusque le musée de Madrid , qui pos sède neuftableaux de ce maître , et je n'en ai pas trouvé six dans loute l'Italic . A Londres, au contraire , dans le peu de cabinets que j'ai pu visiter , j'ai compté au moins quarante 28 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Saba ; tableaux de Claude. La National Gallery elle seule en a dix , tous incontestables, la plupart importants. Il en est deux , d'égale et de la plus grande dimension , auxquels on a donné , en les faisant pendants l'un de l'autre , la place d'honneur dans le salon principal . Ils sont nommés , l'un les Noces de Rébecca et de Jacob , l'autre la Reine de mais ils n'ont de biblique que le nom . Dans un pay sage tout italien et tout moderne, on voit une espèce de ballet champêtre sur une vaste pelouse , et , plus loin , une troupe de cavaliers qui débouche dans la campagne. Cela ressemble si peu aux Noces ile Jacob que , de l'un de ses dé . tails , on appelle plus communement ce tableau le Moulin . Claude en a fait une répétition , et les deux exemplaires sont partagés entre la galerie de Londres et celle du palais Doria , à Rome. Chacune d'elles veul avoir l'original , qu'il serait sans doute fort difficile de découvrir, même si l'on pou vait faire une comparaison côte à côte. Pour la Reine de Saba ( c'est - à -dire l'embarquementd'une princesse et de sa cour , en costume du dix - septième siècle, qu'on suppose la reine de Saba allant visiter Salomon) , c'est une de ces merveilleuses ma rines comme Claude seul a su les faire , seul a pu les oser. De chaque côté , une longue rangée de palais et de jardins for mant le port et s'effaçant peu à peu dans une lointaine perspec tive ; au fond , le soleil levant , étendant sur la mer, du bout de l'horizon , des rayons éclatants, brisés par les flots. Il se . rait, certes , puéril d'insister sur l'exquise et prodigieuse per ſection de ce genre de peinture qui a fait dire aux Italiens , dans leurs sonnets , que Claude , comme Josué , avait arrêté le soleil . Tout homme qui a vu avec des yeux intel ligents une cuvre du Lorrain , n'a pas besoin qu'on éveille son souvenir et qu'on échauffe son enthousiasme. Je ne di rai donc qu'une chose à propos de cette Reine de Saba , peinte pour le duc de Bouillon , et qui a traversé la collection de M. Sébastien Érard , à Paris , avant d'arriver à celle de LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 29 M. Angerstein ; c'est qu'il y a peutêtre un tableau égal dans toute l'æuvre de Claude , mais qu'il est impossible d'en trou ver un supérieur. Celui qui , dans la galerie de Londres , s'en approche le plus par la ressemblance et le mérite , c'est la Sainte Ursule et les Onze mille Vierges , autre embarquement, autre ma rine encadrée dans des palais , mais d'une dimension plus pe uite , et que les derniers rayons du soleil couchant colorent d'une teinte pourprée; il faut dire aussi autre chef-d'œuvre , qui partage avec la Reine de Saba l'admiration unanime des connaisseurs. Celui-ci vient de la galerie Barberini de Rome. Les paysages proprement dits , pour lesquels le nom de leur auteur, dont la manière est si connue , me dispense aussi bien de toute description que de tout éloge , portent les titres sui vants : David à la caverne d’Addulam , l'éconciliation de Céphale et de Procris, Mort de Procris, Narcisse de . zenant amoureux de lui -même et Agar dans le désert. Une petite marine et une délicieuse étude d'après nature complètent la riche part de Claude dans la National Gal lery . Il y a place encore pour d'autres Français , mais scule ment paysagistes et de l'école de Poussin . Outre unc assez belle toile de son élève Sébastien Bourdon , qui représente le Retour de l'Arche d'alliance , on y compte six ouvrages de son beau - frère , de ce Gaspard Dughet, qui mérita , non moins par le talent que par la parenté, de prendre le nom même de Poussin . Les principaux, les plus excellents , sont Abraham preparant le sacrifice , une Vue près d'Al bano, et enfin Enée et Didon , magnifique représentation d'un orage où les figures ont été peintes par l'Albane. Les Flamands n'ont aussi que des échantillons , m : is assez nombreux et assez variés. Un d'abord du vieux et vénérable Jean de Bruges : simple tableau d'intérieur, en figurines , il représente une Scine de chiromancie ; on y voit une 2 . 30 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. enceinte , vêtue avec l'élégance un peu pesante des modesde l'époque , tendant la main ouverte à un homme vêtu de noir, lequel d'un air sérieux et recueilli , cherche à lire dans les lignes de cette main l'avenir de l'enfant à naître. Au centre du tableau , et comme écrite sur le mur de la chambre , se lit la signature du peintre, Joannes de Eyck , en lettres aussi historiées que le serait la signature d'un tabellion de village. Elle est suivie de la date 1438, ce qui fait le tableau plus jeune de dix- huit ans que la Tête du Christ de Bruges, -qui peut être considérée comme le premier exemple de l'emploi de la peinture à l'huile , telle que l'inventa Van - Eyck et antérieur de quelques années à l'introduction de ses procédés en Italie. C'est un merveilleux ouvrage , d'une merveilleuse conservation , où l'on trouve tout entier le vieux maître flamand, et non moins grand dans sa petite proportion , dans son simple sujet, que les célèbres chefs d'æuvre de. meurés à Bruges et à Anvers. Les Anglais l'ont condamné , cela va sans dire , à la prison de verre , ce qui signifie qu'ils condamnent le visiteur à ne le voir qu'imparfaitement. Sous une glace , je l'ai déjà dit , toute peinture devient pastel , même celle de Van Eyck , si solide , si éclatante et si pour prée. Parmi ceux qu'on nomme les grands Flamands , Ru bens a , comme il est juste , la plus forte part. D'abord une très belle répétition , avec quelques variantes , je crois , de son fameux tableau allégorique appelé la Paix et la Guerra, puis une autre grande composition originale qui représente la Plaie des serpents. Ainsi qu'il arrive souvent au grand peintre d'Anvers, dont les æuvres présentent entre elles tant d'inégalité , il y a du choix à faire même entre les diverses parties de ce tableau . Le Moïse et l'Aaron me semblent hi deux ; mais , en revanche , dans les corps agonisants des Égyptiens que les serpents dévorent et cmpoisonnent , se rencontrent des beautés de premier ordre et des fragments LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 31 tout- à - fait admirables. Là , Rubens ressemble à un grand écrivain qui , ne pouvant jamais dépouiller entièrement son génie , jelte des pages sublimes dans une æuvre défectueuse, trop vite conçuc , trop vile exécutée. Les Aumônes de saint Bavon ne sont qu'une grande es quisse , remarquable surtout par sa belle ordonnance. On peut en dire autant de l'Enlèvement des Sabines , où Ru bens a placé des dames de son temps , vêtues de soiries et parées de joyaux, ainsi que d'une Sainte Famille, de com mande probablement, car elle sent l'ouvrage de pacotille. Outre ces morceaux d'histoire, le musée de Londres pos sède encore deux paysages de Rubens , dont le plus considé rable représente , dit - on , son propre château, situé entre An vers et Bruxelles. Quoiqu'il s'y trouve divers détails étran ges , des perdris grosses comme des moutons et des vaches couleur de rose , ces tableaux n'attestent pas moins la variété et la puissance du talent de leur fécond auteur. Sa part dans la National Gallery s'est récemment accrue d'une toile qui pourrait bien s'appeler aujourd'hui la meil leure de celles qui l'y représentent . C'est un Jugement de Páris, en demi-nature . Certes , le groupe du berger phry gien et du dieu Mercure , en y ajoutant le chien qui gronde aux pieds de son maître , ne brille pas par le sentiment du beau ; ils sont tous trois laids à plaisir. Mais le groupe des déesses rachèterait de plus grands défauts , tant il est admi rable . Sans doute les trois immortelles sont de vraies Fla mandes , el , ce qui est pire , de vraies dames flamandes ; sans doute , elles dépouillent leurs riches atours avec peu de scrupule et de pudeur , - même la sage Minerve , qu'il sc rait difficile de reconnaître sans le hibou perché derrière elle , tout comme il faut à ses deux rivales le paon et l'Amour, pour indiquer leurs nom , profession et domicile. Mais la chair de ces trois corps de femme est si rosée, si grasse , si dorée, 24 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. comme pour s'éloigner de la terre , et portant au ciel ses re gards ardents , semble se réunir par la pensée , aux deux au tres personnes de la divine triade , au Saint-Esprit qui plane sur sa tête , et au Père éternel qu'on aperçoit plus haut, entre un cheur d'archanges et de séraphins. J'avais vu ce tableau avant qu'il appartînt au musée, et je ine rappelle que, dans l'enthousiasme où sa vue m'avait jeté , j'écrivais que c'était une æuvre divine , certainement la plus belle du maître qui soit sortie de l'Espagne. Je ne rétracte point le premier éloge, mais le second , je l'avoue , pourrait être contesté. Nous avons maintenant en France quelques morceaux d'une beauté , sinon supérieure , au moins égale ; par exemple, sans parler des collections particulières, la Sainte Famille du Louvre, qui a la plus grande analogie avec le tableau de Londres par la disposition du sujet, le style , la manière , et jusque par le détail des accessoires . Non contents de ce chef-d'œuvre , les Anglais viennent encore d'acheter, au prix de 2,000 guinées, un autre ou vrage de Murillo , bien moins important si l'on s'en tient au tilre, ou si l'on compte les personnages ; mais certes d'une valeur égale , si l'on ne cherche que le mérite d'exécution et lc charme de la vue. Ce n'est rien de plus qu'un petit Saint Jean , presque nu sous une peau de chèvre , qui joue avec un agneau . Mais quel corps d'enfant ! quelle grâce naïve ct touchante ! quel mouton plein d'amour et de bonté! et comme celle scène innocente est bien disposée dans un paysage soli taire ! comme elle se détache gracicusement sur un fond ob scur de rochers et de broussailles ! On ne peut rien voir de plus doux aux yeux , de plus doux à l'âme. Si l'on regrette quelque chose , après une longue contemplation , c'est que saint Jean ne soit guère qu'un bel et aimable enfant , plein d'enjouement, de grâce et de candeur . On souhaiterait à son visage un peu de cette expression pensive et profonde que Murillo a toujours donnée au Christ enfant, qu'on trouve, LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 25 par exemple, dans le Jésus au mouton du musée de Madrid , si noble , si sublime, dont la pose est hardic , le front médi tatif , le regard fier et profond , -qu'on trouve aussi, à Lon dres même, dans le Jésus de la Trinité. Ces deux tableaux de la National Gallery appartiennent évidemment, l'un et l'autre, à la grande époque de Murillo, à celle de ses plus éminents chefs- d'æuvre, lorsque, âgé déjà d'un demi- siècle , il montrait ce que peut un grand artiste , quand au feu d'une imagination toujours jeune se mêle l'expérience de l'âge et du travail. En songeant combien il y a peu de temps que l'école espa gnole est connue en Europe , je ne m'étonne point que Mu rillo seul soit représenté au musée de Londres, et qu'on n'y voie encore aucun des peintres , tels que Zurbaran , Alonzo Cano , Moralès , etc. , dont les æuvres ont commencé depuis quelques années à pénétrer chez nous. Mais, ce qui est sin gulier , c'est qu'un grand peintre espagnol , qui a travaillé en Italie , qui a porté un surnom italien , et qui a répandu comme un Italien ses nombreux ouvrages , Ribera enfin , n'ait pas même un échantillon dans ce musée. On m'a répondu, quand je témoignais ma surprise à ce sujet, qu'il y avait en Angle terre une prévention contre lui , et que , pour bien vendre ses tableaux , il fallait les présenter sous le nom supposé de quelque parrain . Cela me semble étrange, j'allais dire extra vagant, sous tous les rapports ; je m'étonne qu'il puisse exis ter dans les arts une prévention systématique et générale, et je ne m'étonne pas moins qu'elle tombe sur un des plus grands peintres, honneur de son école, honneur de son pays adoptif, et duquel on s'accorde à dire qu'au moins aans la représentation matérielle des objets de la nature, nul ne l'a vaincu par l'énergie , la puissance, l'effet ct la solidité. Il faudra bien que les Anglais reviennent de cette idée bizarre, véritable préjugé , et qu'ils rendent chez eux , à Ribera , lo rang qu'il occupe dans l'opinion du reste du monde. 2 32 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. si palpitante, si pleine enfin de vie , qu'oubliant style , pensée et sentiment , on s'extasie sur le miracle du pinceau. Peintre d'histoire , Van -Dyck est bien faible à la Nalional Gallery. Son Saint- Ambroise , fermant les portes de la ca thédrale de Milan à l'empereur Théodose, est un sujet con fus , durement traité et qu'on ne peut guère accepter que pour une esquisse. J'aime mieux sa belle étude de chevaux, qu'on suppose représenter ceux d'Achille , les fils de Zéphyr. Mais, peintre de portraits, Van -Dyck a laissé là un de ses plus magnifiques chefs-d'œuvre. C'est le buste d'un homme tou cbant à la vieillesse , d'une physionomie grave et noble, qu'on croit être le savant Gevartius (Gevaerts, secrétaire historio graphe de la ville d'Anvers), son ami et celui de Rubens ( 1 ) .

Je n'ai pas souvenir d'avoir vu un plus vigoureux portrait de Van -Dyck , et certes , dans son œuvre entière, il serait diſ ſicile d'on trouver un plus fermement touché, plus doué d'expression et de vie . C'est un ouvrage qu'il faut placer au premier rang du genre. Rembrandt aussi , Rembrandt que les Anglais estiment avec la même ferveur de mode que Poussin , Claude ou Mu. rillo , se montre sous les deux aspects de son talent. Il a , d'une part , les portraits d'un marchand juif et d'un capu cin , fort beaux, fort énergiques, mais inférieurs cependant à quelques - uns de ceux qu'on peut trouver à Londres dans les collections , notamment au palais de la reina, si riche en tableaux flamands. Il a , de plus , une excellente petite es quisse d'une Descente de croix , en grisailles , aussi vigou ( 1 ) Du moins, il est ainsi nommé dans le livret de la Nalional Gallery. Mais un portrait du même personnage, dans une autre attitude , gravé par Paul Ponce, d'après Van Dyck , le désigne sous le nom de Cornelius Van-der- Geest, artis pictorice amator Antverpiæ . C'est probablement la gravure de Paul Ponce qui ne se trompe point . LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES . 33 reuse que ses meilleures gravures à l'eau - forte , une charmante pochade représentant une femme du peuple qui relève ses jupons pour entrer dans l'eau , enfin deux vrais tableaux d'histoire , bien que de petite dimension , la Femme adıllère et l'Adoration des bergers. A l'indication du premier sur le livret , on a joint un luxe de preuves et de témoignages pour en constater l'authenticité. Cette précau tion me l'a rendu suspect, et l'examen attentif de l'ouvrage n'a pas effacé cette première impression. Certaines parties de clair -obscur demeurées incertaines, et le fini trop léché des figures éclairées , semblent accuser un élève aux prises avec l'original du maître. Je ne serais pas étonné qu'on trouvât cet original, et peut être , si je connaissais mieux les cabinets de Gand , de Bruges , d'Anvers , d’Amsterdam , l'aurais- je déjà nommé moi-même. Quant au second tableau , l'Adora tion des bergers, on a pu lui épargner les certificats ; celui là se recommande tout seul , et le maître s'y montre pleine ment , avec sa merveilleuse liberté de pinceau , avec son étonnante vivacité de couleur et d'action , qui rachète si bien les caprices de son goût un peu grotesque. Pour terminer la revue de ce qu'on appelle les grands Flamands, je n'aurais guère à citer qu'une espèce de Sainte Famille, par Jordaens , toute rouge , toute enflammée. Mais il faut joindre à cette liste , outre deux portraits de Van der -Helst , celui plus beau et plus précieux de Milton , par Van -der -Plaas. Le poète de l'Éden est représenté dans toute la simplicité de costume d’un puritain ; il lève , sans affecta lion d'enthousiasme, ses grands yeux , très cernés, qui n'é taient pas encore fermés à la lumière ; et sa figure, pensive, noble , calme, exprime tout à la fois la sévérité et la dou ceur. Quant aux petits Flamands, ils sont peu nombreux contre l'habitude. Je crois que deux jolies marines en miniature , dc Guillaume Van- der- Velde ; deux petits intérieursdeMaës, 34 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. très lumineux; un paysage de Cuyp , un autre de Van -der. Neer et deux ou trois tableaux de Téniers, forment tout leur apport à la National Gallery. Parmi ces derniers, il faut ci . ter de préférence un Concert de village, charmant, spiri tuel , de la plus fine exécution , et les Avares, sujet un peu triste , un peu durement traité , mais d'une incroyable vi gueur. Comme ce tableau est beaucoup plus grand que ne le sont d'habitude ceux de Téniers , et comme on les estime d'ordinaire par pieds , pouces et lignes , celui - là doit avoir une grande valeur commerciale. Cependant je préfèrerais, si le choix m'était laissé , le paysage d'Albert Cuyp, l'un des plus importants de son auteur, sans nul doute. Tout y est excellent ; un cavalier vêtu de rouge , dont le cheval pose en raccourci, une jolie petite bergère qui répond timidement aux questions du voyageur, son chien , ses moutons, l'eau , la terre, le ciel , la lumière , tous ces détails , parfaits en eux mêmes , forment un parfait ensemble, vrai modèle du pay sage simplement copié sur nature. Reste l'école anglaise. Je voudrais bien sincèrement , par esprit de gratitude , de juste courtoisie et même par amour propre , rendre à quel ques artistes de cette école l'admiration que portent les An. glais à notre Claude , à notre Poussin . Ce serait le moyen sûr de n'être pas accusé d'une des petitesses à mes yeux les plus sottes et les plus coupables et qui serait doublement coupable en moi qu'attachent à l'Angleterre tant de liens d'affection et de reconnaissance , celle de porter jusque dans les arts d'injustes préventions nationales. Mais est- ce ma faute si nol peintre anglais n'approche des maîtres incontes tés que j'admire si franchement et si pieusement dans les écoles qui ne sont pas la française ? Que l'on me montre , parmi eux , je ne dis pas un Léonard , un Raphaël, un Ti tien , un Dominiquin, un Rubens, un Murillo , mais seule ment quelque chose qui vaille le plus modeste représentant LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 35 des diverses écoles étrangères dont je viens de nommer les chefs, et certes je n'affaiblirai pas les éloges qui lui seront dus . Mais d'abord (saufle portrait, où se continue uniformé . ment la manière de Reynolds) y a - t- il une école anglaise ? où voit - on la trace de maîtres et de condisciples , de style com mun perpétué par la tradition ? quel choix peut-on découvrir entre l'idéal et la vérité , la forme et la couleur , l'expression et l'effet? Il y a , dans l’art anglais, quelques individualités , j'en conviens, mais aucune école. Parlons donc des indi vidus. La National Gallery n'ayant aucun ouvrage, ni du che valier Lely ( Pierre Van - der Faës) , le disciple de Van- Dyck , ni de Goitfried Kneller , peintre officiel sous cinq souverains, de Charles II à Georges [er , tous deux Allemands d'origine, elle n'a pas de plus anciennes peintures anglaises que celles de William Hogarth , né en 1698 , mort en 1764. Ce sont aussi les meilleures , du moins à mon avis. Outre le portrait de ce maître bizarre , humorist, comme l'appellent ses compatriotes , qui s'est peint en bonnet de nuit et en com pagnie de son vieux chien Tray, le musée de Londres a sa collection de six tableaux connue sous le nom du Mariage à la mode. C'est , comme l'autre collection appelée Travail et Paresse , une espèce de roman moral en six chapitres. Ilo garth est assez connu par la gravure.pour qu'il soit inutile de dire que ces diverses compositions sont spirituelles, fincs ct profondes. J'ajouterai, avant devant les yeux les origi naux, que le dessin en est fort aventureux et la couleur un peu terne. Mais ces défauts , qui ne doivent guère plus cho. quer dans les ouvrages d'Hogarth que dans des caricatures , sont rachetés amplement par une originalité véritable , natu relle , charmante, où l'on trouve la langue de Sterne traduite par le pinceau. Après Hogarth , l'ordre des dates amène sir Joshua Rey nolds, que les Anglais regardent unanimement comme leur 36 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. premier, leur unique peintre de haut style . Il a laissé quel ques beaux portraits , entre autres celui de la célèbre tragé dienne mistress Siddons, -qui est à Dulwich -Gallery, - et celui de lord Heathfield , le défenseur de Gibraltar lors du siége de 1784 , - qui est au musée. Son enfant en prière , appelé Samuel , est d'une expression assez vive , quoique d'une naïveté bien recherchée. Mais ses compositions histo riques , soit sacrées, soit profanes, me semblent , saufla cou leur, autant de dérisions. Il réunit, par exemple, non en un groupe , mais dans un cadre , ce qui est fort différent , un vicux jardinier , une petite fille de douze à treize ans et un en fant au berceau , tous trois de la plus pure race anglaise , et l'on appelle cela la Sainte Famille. Ailleurs il rassemble trois grandes dames fort sérieuses , fort prudes , habillées jusqu'au cou , portraits reconnus des filles d'un sir William Montgomery ; et l'on appelle cela lrs Trois Graces parant l'autel de l'Hyménée. Et les deux tableaux sont peints dans un style désordonné qui veut être hardi, à grands coups de brosse , comme une décoration , mais avec un éclat souvent faux , et certes avec moins de justesse que de vigueur. Richard Wilson est un paysagiste assez heureux dans ses compositions, et d'une exécution sage , qu'on a nommé le Claude anglais; mais il ne faut voir dans cet éloge qu’unc simple figure dc rhétorique. Je préfère Thomas Gainsbo rough, qu'on pourrait appeler, avec plus de justesse , le Sal vator anglais. Dans son incorrection un peu rude, un peu sauvage, il y a du moins des effets pleins de force et qui ne manquent point de vérité. Ces deux paysagistes nous conduisent jusqu'a l'époquc contemporaine, où nous trouvons Benjamin West , Thomas Lawrence et David Wilkie . Le premier , dont la réputation me semble tout- à - fait inexplicable, est un héritier collateral de l'école de David , à laquelle il se rattache seulement par de communs défauts. Son Cléombrole banni par Léonidas L.A NATIONAL GALLERY DE LONDRES. 37 semble l'æuvre empesée de quelque rapin de 1810 ; et quant à son tableau du Christ guérissant les malades, j'af firme sérieusement que nos jurys d'exposition l'exclueraient , et en toute justice. Bien plus célèbre, même dans notre pays , où il a trouvé des admirateurs enthousiastes, Thomas Lawrence ne doit pas , sans doute, être ravalé aussi bas . Mais pourtant qui soutiendrait aujourd'hui que son mérite égale pleinement la réputation - dont il a joui ? Qui ne convient qu'elle ne fut guère qu'une de ces rogues nées au souffle de la fortune, que la mode en fante, que la mode emporte ? Son mérite se mesura par comparaison , et Lawrence fut grand parce qu'il était seul . J'ai dit ailleurs quel effet produit , au sortir des salles du Va . tican , la vue de son portrait de George IV ; je puis dire que l'effet est presque le même, lorsqu'au sortir des salons de la National Gallery , la mémoire encore pleine du Saint Jean de Murillo, du Bacchus de Titien , de la Vénus de Corrége, on trouve, dans le cabinet des peintres anglais modernes, quelques portraits de Lawrence , ceux de West , de M. An gerstein , de John Kemble dans le rôle d'Hamlet. C'est alors qu'on voit clairement, par la comparaison avec les grands coloristes , combien ces portraits sont roses , frais, fades, ma niérés, faux enfin . Nous avons des peintres qu'on ne prend au sérieux que dans le monde des dames, qui égalent assu rément Lawrence pour la correction , pour la vérité et même pour l'effet. Je sais que des connaisseurs, même sévères, ad mirent complètement certains portraits de Lawrence , ceux entre autres qu'on a rassemblés dans les appartements de Windsor ; je sais qu'il a peint une belle tête d'enfant, celle qu'il fit exposer à Paris ; inais ces morceaux d'élite sont rares dans son cuvre, et , par malheur pour sa gloire posthume, il ne s'en trouve aucun dans les collections publiques. Quant à David Wilkie, l'auteur du Colin - Vaillard , du Jour des loyers, des Politiques de rillage, il procède un peu 3 38 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. d'Hogarth par les intentions , et beaucoup, par le faire, des petits Flamands, surtout d'Adrien Ostade , qu'il semble avoir pris particulièrement pour modèle. Il est spirituel, vif, en - joué, et l'on trouve dans tous ses détails l'oeil d'un observa teur exercé . Son exécution est fine et soignée , mais elle n'a pasle charmant naturel de ses maîtres ; elle est déparée par un fâcheux abus du ton rosé, et ce défaut ou cette affectation ferait dire de Wilkie, avec une sorte de justice, qu'il n'est qu'un Ostade enluminé. Puisque la National Gallery avait recueilli plusieurs ou vrages de Wilkie , peintre de genre, et lorsqu'il était encore vivant, je m'étonne qu'elle ait négligé de se procurer quelque bel échantillon d'Edwin Landseer, autre peintre de genre, qui occupe aujourd'hui le premier rang parmi ceux de son pays. Il est vrai que celui ci est tout simplement un peintre d'ani maux, moins encore, un peintre de chiens . Mais y a- t- il une galerie qui refuse les vaches de Paul Potter, les chasses de Sneyders et d'Oudry, les Natures mortes de Van - Veenicx , ou seulement les fleurs de Van- Huysum ? D'ailleurs , à force d'études sur les formes extérieures et d'observations sur les mœurs et le caractère de ces intelligents animaux , M. Landseer s'est fait un domaine à part, où il règne en maître incontesté. Ses tableaux de chiens appelés les Amis ( the Friends), les Epagneuls ( the Spaniels ), le Premier pleu reur du vieux Berger ( the Old shepherd's chief Mourner ), Dignité et impudence ( Dignity and impudence) , etc. , sont de véritables compositions, pleines de grâce, de finesse, de vie , où l'esprit d'arrangement, où l'expression même, ne le cèdent pas à la justesse et à la vigueur d'exécution. Je m'étonne aussi que les Anglais , en l'honneur de l'art national , n'aient point donné place dans leur galerie à la peinture in water colours, à l'aquarelle. On peut dire qu'au jourd'hui, parmi eux , la vraie peinture est complètement abandonnée. Là, le gouvernement ne fait aucune commande , JA NATIONAL GALLERI DE LONDRES. 39 et les nombreux amateurs qui encombrent leurs hôtels d'ob jets d'art,n'achetant guère que des tableaux anciens, fontou vertement profession de mépriser les tableaux modernes ; et il suffit, en vérité , de voir une des exhibitions annuelles pour comprendre, pour excuser même ce mépris systématique. D'une autre part , l’aquarelle est fort à la mode , et se paye aussi cher que la grande peinture . De ces deux faits combi nés il résulte que, soit impossibilité de réussir dans une sphère plus élevée , soit désir d'utiliser leur travail et né cessité de vivre , les artistes anglais se jettent tous dans l'a quarelle , qui est devenue la véritable peinture nationale. Ils excellent dans ce genre secondaire, comme dans le buste , qui est le genre secondaire de la sculpture, comme dans la vignette, qui est le genre secondaire de la gravure . Le nombre des peintres d'aquarelle est devenu si grand , qu'ils forment aujourd'hui deux vastes sociétés ou corporations , l'ancienne et la moderne, et qu'ils ont chaque année deux expositions rivales. Plusieurs d'entre eux ont porté ce genre à ses extrêmes limites, et l'ont grandi jusqu'au point de l'ap proprier à tous les sujets que traite la grande peinture. As surément les tableaux de Lewis, de Waren , de Haghe, de Wehnert, les paysages de Copley Fielding, de Harding, de Turner , de Bentley, de Prout, ne dépareraient point une ga Jeric sérieuse , et quelques - unes de leurs auvres choisies méritent de prendre place , pour la compléter, dans la Na tional Gallery LE BRITISH MUSEUM . En Angleterre, où le gouvernement s'efface ct prend rare . ment l'initiative , où toutes les fondations publiques, depuis la Compagnie des Indes jusqu'à la Great Exhibition du Palais de Cristal , depuis les hôpitaux et les églises de Lon dres jusqu'aux dernières écoles de village , se font par de simples associations de citoyens , il était naturel que les arts fussent traités comme le commerce, l'industrie , la charité, la religion et l'éducation du peuple. Nous venons de voir que la National Gallery s'était originairement et récem ment formée par l'acquisition d'un cabinet d'amaleur et par les donations successives d'autres cabinets. Le British Mu seum , un peu l'aîné de la Galerie -Nationale , mais plus lar divement achevé, car il ne l'est pas encore entièrement , n'a pas une autre origine. Pendant une longue vie de médecin renommé , sir Hans Sloan avait réuni, outre une vaste bibliothèque, la plus grande collection d'objets d'art et d'histoire naturelle qui fut cornue dans son pays au milieu du siècle dernier. A sa mort, arrivée en 1753 , sir Hans Sloan donna par testament toutes les richesses de son triple cabinet au Parlement d'Angle terre, qui accepta le legs, et , par le même acle , acheta la bibliothèque appelée Harleian , du nom de Robert Marley, comte d'Oxford, celui des ministres de la reine Anne qui né gocia el signa le traité d'Utrecht, en 1713. On y réunit la LE BRITISH MUSEUM. 41 bibliothèque Collonian , formée par l'antiquaire sir Robert Bruce Colton , et qui appartenait à l'État depuis le règne de Guillaume III. Pour loger ces collections de livres, de ma nuscrits , d'antiques, de médailles, de dessins , de curiosités, d'animaux et de minéraux , on acheta, dans Great -Russell Street, une vaste maison connue alors sous le nom de Mon taigu- House ; et lorsqu'en 1759 , elles y furent toutes ras semblées , on nomma cet amalgame assez étrange Brilish Museum, Jusqu'à la fin du siècle , l'hôtel Montaigu suffit à sa desti nation. Mais lorsque l'évacuation de l’Égypte par les Fran çais , en 1801 , eut livré aux Anglais toutes les antiquités égyptiennes qu'il leur convint d'emporter dans leur pays ; et lorsqu'en 1805 , le Parlement eut fait l'acquisition des mar bres de la collection Townley , on reconnut l'impossibilité d'abriter et de ranger des objets d'une telle masse et d'un tel poids dans une simple maison. Une galerie de rez-de-chaussée fut donc ajoutée, en 1807 , au principal corps de logis. Enfin , après la donation à l'État de la bibliothèque de Georges III , bientôt suivie de la donation d'une cinquième bibliothèque appelée Grenvillan (formée par le très hon. Thomas Gren ville , le Parlement ordonna , en 1823 , la construction d'un édifice entier, d'un édifice propre , destiné au British -Mu seum. L'architecte sir Robert Smirke fut chargé d'élever ce monument sur l'emplacement même de l'hôtel Montaigu. Il dut le bâtir lentement, aile par aile , remplaçant peu à peu les anciennes constructions par les nouvelles. C'est seule ment en 1845 qu'ont disparu les derniers restes de Mon taigu - House, et en 1846 , ceux de la galerie primitive des marbres et antiquités . L'on achève en ce moment la cour, la porle et les abords de l'édifice, que le continualeur de sir Robert Smirke termine sur les dessins de cet architecte. Assurément , si l'on envisage le British Museum , soit comme monument d'architecture, soit comme édifice appro 412 LES MUSÉES D'ANGLETERRE . prié à sa destination , il paraîtra bien supérieur à la National Gallery. Mais qu'il est loin pourtant d'être irréprochable ! qu'il est loin de plaire à l'ail et de satisfaire à l'esprit ! Rien n'est plus lourd , plus triste , plus dénué de grâce et de ma jesté que ce grand portique ionien et cette grande colonnade du même ordre (qu'on appellerait semi -circulaire si , au lieu d'être coupée à angles droits , elle s'arrondissait devant l'é diſice comme celle du Bernin devant Saint-Pierre de Rome) , ou cinquante à soixante grosses et grandes colonnes , en bri ques et en plåtre ( 1 ) , déjà noircies par la pluie et la fumée , n'ont d'autre objet et d'autre utilité que de masquer un grand mur plat , déjà noir autant qu'elles. Le vestibule , l'es calier , les salles , les galeries , tout le reste est à l'avenant. Ils n'ont guères, outre le mérite d'être vastes , que celui , fort précieux à Londres, il est vrai , d'être éclairés suffisam ment. Et les ornements divers , au dehors et au dedans de l'édifice, ne me semblent exiger ni description , ni éloge , pas même les douze à quinze figures allégoriques réunies dans le lympan du fronton par sir Richard Westmacott. Prises iso lément, ces statues en marbre ne manquent certes pas de mérite ; elles sont finement et soigneusement travaillées , plus même que ne l'exigeait le point de vue. Mais leur en semble manque d'harmonie , de grâce , de majesté , et le dé faut plus grand encore, le défaut irrémédiable qui les frappe , c'est le sujet qu'elles veulent représenter : Les Progrès de la civilisation . Que les Anglais aient choisi ce sujet pour le placer sur la porte principale des docks de Londres , ou de l'arsenal maritime de Woolwich , ou de l'observatoire de Greenwich , ou du Northern -Railway , rien de mieux ; c'est là qu'ils peuvent établir la suprématie du présent sur le passé, et le progrès continu qu'opère l'humanité dans les sciences. Mais, dans les arts , où le talent est un don person ( 1 ) Elles ont 5 pieds anglais de diamètre et 45 de hauteur . LE BRITISH MUSEUM. 43 nel, où l'artiste , en mourant, ne peut pas plus transmettre son génie que son âme , la Londres moderne espère - t- elle avoir vaincu l'Athènes antique ? Quelle étrange manière , hélas ! de prouver les progrès de la civilisation , que de mettre l'art anglais en regard de l'art grec , de faire comparer l'ar chitecture en briques de M. Smirke avec l'architecture en marbre d'Ictinus et de Callicrates , que de rapprocher cc fronton de M. Westmacott des frontons de Phidias ! Je ne mentionnerai donc rien de plus qu'une assez bonne statue de Shakspeare par Roubilliac , cadeau d'un autre comédien cé lèbre , Garrick , qu'on a placée sous le vestibule , et qu'on aurait dû , pour l'honneur de ce grand génie , pour l'honneur du pays qui lui a donné naissance, placer au centre des bi bliothèques, au centre du recueil des euvres de l'esprit.hu main . Le British -Museum réunit donc des collections fort di verses, fort hétérogènes, et qui , partout ailleurs, sont soi gneusement séparées. On peut les ranger sous les titres sui vants : 1° La Bibliothèque nationale , des livres et des ma nuscrits ; 2° le Cabinet d'histoire naturelle ; 3° le Cabinet ethnographique, ou des curiosités de tous les pays ; 4° la Collection des vases étrusques ; 5° le Cabinet des médailles et monnaies ; 6° le Cabinet des estampes ; 7 ° enfin , le Mu sée de sculptures et d'antiques , lequel , subdivisé lui-même, contient des antiquités d'Assyrie, — d'Égyple, — de Lycie, - d'Arcadie, — d'Athènes, - et de Rome. Je dirai quel ques mots rapides des prentières collections pour arriver le plus tôt possible à celle des objets d'art. Bibliothèque Nationale (National Library). Elle oc cupe un bel emplacement, de vastes salons tout neufs , très propres, très cirés, où les livres, reliés avec une élégance toute moderne, sont rangés dans des armoires en acajou , vitrées de longues glaces transparentes. Mais , composée de cinq bibliothèques particulières dont la formation ne remonte 44 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. pas au delà du siècle dernier , la Bibliothèque des Anglais ne saurait être comparable , ni par la quantité des livres et ma nuscrits, ni par leur rareté, leur importance, et surtout leur universalité , avec notre Bibliothèque nationale , qui date de Charles V , ni même avec aucune des autres bibliothèques publiques de Paris . Elle offre sans doute la même utilité pra tique; cependant on n'y trouve pas , comme dans les nôtres , une foule de lecteurs attablés , prenant des notes ou des co pies. Il est probable que, dans ce pays de priviléges, le prêt ou même simplement la lecture des livres sont réservés aux aristocrates de la science et du talent, à ceux qui sont pré sentés et admis. Quant aux simples visiteurs , à ceux qui se promènent de vant les glaces des armoires, comme les flâneurs affamés de vant l'étalage embaumé d'un restaurateur , sans voir des livres autre chose que leur titre inscrit en lettres dorées sur le dos des reliures , je vais leur indiquer ce qu'ils peuvent trouver de plus curieux et de plus intéressant , non à portée de la main , mais à portée de l'æil. Trois collections sont étalées sous les vitrines : l'une des plus anciens imprimés, des pre miers produits de cet art merveilleux De peindre la parole et de parler aux yeux , qui , de la Renaissance à nos jours, a déjà changé la face du monde ; - une autre , de manuscrits orientaux, soit chinois, soit des divers dialectes qui se parlent dans les deux pres qu'iles des Indes et l'ancien empire mogol ; -- la troisième, enfin , d'autographes précieux et importants. Dans une case sont rangées des chartes de divers souverains d'Angleterre , entre Guillaume-le-Conquérant et Henri VIII ; dans une autre, des lettres de Marie ( la Catholique ), d'Élisabeth , de Marie Stuart, de Charles I' ' , de Cromwell, de Guillaume III , LE BRITISH MUSEUM . 45 d'Anne, de Georges ler , de Georges II , etc. Ailleurs, parmi des lettres de souverains étrangers, sont représentés, au moins par leurs signatures, Charles Quint, François l' " , Ca therine de Médicis, Henri IV, Louis XIV , Gustave Adolphe, Pierre - le -Grand , Frédéric - le Grand et Napoléon. Sous la vi trine consacrée aux généraux , on trouve Turenne, Condé, Marlborough , Washington , Nelson , Wellington et Bona parte. Ici , c'est le simple officier d'artillerie qui écrit à l'un de ses frères un billet daté d'Ajaccio , l'an v de la Liberté. Dans une case à part sont réunis les hommes célèbres du temps de la Réforme, Luther, Mélanchton (Schwartz- Erde), Zviugle, Calvin , et même l'indifférent et sceptique Érasme, aussi surpris que le serait Montaigne lui-même de se trouver en compagnie de ces ardents sectaires; et , dans un autre en fin , quelques hommes des plus fameux par les lettres, la science ou la philosophie, Bacon , Leibnitz, Newton , Locke, Dryden , Addison , Pope, Voltaire, Franklin. Pour augmenter le nombre de ses manuscrits précieux, le British - Museum vient d'acquérir à grands frais le célèbre missel dit de Bedford , qui appartint à Henri V, l'allié d'Isa beau de Bavière , le gendre de Charles VI, le régent de France , mort à Vincennes, âgé de trente quatre ans , presque maître du royaume qu'il enlevait à Charles VII , et que sauva Jcanne d'Arc. Ce missel passe pour un chef-d'æuvre admi rable de calligraphie , de manuscrit orné de miniatures . Musée d'Histoire naturelle ( Natural History) . Obéis sant à son génie synthétique, à ses grandes vues d'ensemble sur la nature, Buffon avait réuni , dans l'institution alors nommée Jardin -du -Roi, les animaux vivants et les plantes cultivées à toutes les collections d'objets inanimés qui com posent un cabinet d'histoire naturelle , depuis les échantillons empaillés des animaux de tous pays et de toutes espèces qui peuplent la terre, l'air et les eaux , depuis les échantillons séchés dans des herbiers de toutes les plantes exotiques, jus . 3 . 46 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. qu'à ceux de tous les minéraux que recèle, à toutes les lali ludes , le globe terrestre où l'homme fait son séjour. Les An glais , malheureusement, ont divisé ces choses inséparables. C'est dans un vaste et délicieux jardin , situé à l'extrémité de Regent's Park, et nommé Zoological Gardens, qu'est la ménagerie ou collection d'animaux vivanis, mammifères, oiseaux , reptiles. Fondée par des souscriptions volontaires, cette ménagerie se soutient, s'alimente et s'étend par le re venu d'un faible droit perçu à l'entrée les six jours ouvrables de la semaine ( le dimanche étant réservé aux billets gratuits des souscripteurs) ; ce qui ne l'empêche pas d'être devenue, parmi toutes celles du monde, la plus riche, la plus variée, la plus complète, la plus intéressante. C'est dans un autre jardin , celui de la Botanic - Instilution , que se cultivent les plantes rares , utiles , curieuses , les plus belles fleurs et les plus beaux fruits. Le British Museum renferme donc seulement ce que nous appelons le cabinet d'histoire naturelle. Sous le titre général de Zoologie , sont rangés les échantillons des êtres divers que la vie anime, toutes les espèces principales des mammifères, des oiseaux , des poissons, des reptiles , des in sectes , des coquillages qui se peuvent encore rencontrer vi . vants sur la terre ; tandis que la Minéralogie renferme , ou tre les échantillons des êtres inanimés , sans vie et sans végé tation , qu'on appelle minéraux , quelques débris fossiles , quelques restes d'animaux et de végétaux d'une autre épo que , disparus de notre monde actuel . Si l'on n'a point perdu de vue que ce cabinet d'histoire naturelle a été formé dans l'origine par les soins et les ressources de simples particuliers, on sera surpris de le trouver si vaste , si riche et si varié . Mais cependant, de même que la bibliothèque du Brilish Museum comparée à notre Bibliothèque nationale , il reste très inférieur au nôtre par l'importance de certaines parties, et surlout par l'universalité de l'ensemble. LE BRITISU MUSEUM . 47 Musée ethnographique ( Ethnographical room ). Celle collection comprend un assez grand nombre de ces objets appelés curiosités, appartenant à diverses époques , et , comme son nom l'indique , à de si divers pays que les cing parties du monde s'y trouvent représentées . Ce sont des idoles , des ar mes, des étoffes, des habits , des ustensiles , venus de la Chine, des Indes, de l'Egypte, de la Nubie, de l'Afrique intérieure, du paysdes Esquimaux , du Mexique , de la Guiane , du Pé rou , de l'Australie , etc. Si l'on cherchait à toute force , dans ce bric-à -brac universel, qui a bien d'ailleurs son mérite et son intérêt , quelques objets touchant à l'art par quelques points, je ne saurais guères indiquer que des vases en terre cuite, æuvre des anciens Mexicains, qui ont une assez cu rieuse analogie avec les vases étrusques, non - seulement dans la matière , mais aussi dans la forme, et jusques dans les sujets en relief qui les décorent. Ils sont, à la vérité , mono chrômes, ou d'une seule couleur ; mais on voit évidemment, comme dans ceux de l'ancienne Italie , qu'ils étaient moins destinés aux usages domestiques qu'à la décoration des ha bitations. Eux aussi , d'ustensiles étaient devenus ornements. Nous arrivons par eux à la Collection des vases étrusques Etruscan room ). En parlant de celle du musée de Naples, plus riche et plus com plète qu'aucune autre au monde, j'ai déjà eu l'occasion de rappeler que le nom d'étrusques donné aux vases peints de l'Italie antique ne peut s'appliquer justement qu'à la plus faible partie d'entre eux , à ceux qui proviennent de l'Étru rie , au nord de Rome , et non à ceux , plus nombreux et plus importants , qui proviennentdes provinces méridionales dont se formait jadis la Grande-Grèce. Les vases peints du British - Museum sont rangés avec intelligence , dans l'ordre à la fois chronologique et géographique. Ainsi ceux que l'on rencontre d'abord , sont les plus anciens par la date et les plus éloignés au nord de l'Italie . Trouvés à Vulci- Chisi ou à 48 LES MCSÉES D'ANGLETERRE. Cerveteri (l'ancienne Agylla ), et vraiment étrusques , ceux là sont tout noirs comme les Mexicains , avec des figures en relief encore assez grossières. Puis viennent les vases ap pelés égyptiens ou phéniciens, à fonds pâles avec des figures d'animaux en rouge foncé; -- puis les vases à fonds rouges ou oranges avec des figures noires. Venus de Vulci , de Ca nino et autres localités encore au nord de Rome , ils repré sentent habituellement des sujets mythologiques. — Puis d'autres vases semblables pour la forme et les couleurs, mais d'une époque plus récente et d'un travail plus achevé. Ceux ci viennent des provinces au sud de Rome , particulièrement de la Basilicata. Les sujets de leurs dessins sont presque ex . clusivement pris au culte de Bacchus , et parmi eux se trou vent un grand nombe de ces coupes à boire appelées rhylons, ayant la forme de diverses têtes d'animaux. -- Enfin les vases de la Pouille ( l'ancienne Apulia) , qui ressemblent à ceux de Nola, les plus précieux de tous, mais ne les égalent point. Je ne crois pas que la collection du British-Museum en offre un seulde cette dernière espèce , facile à reconnaître , non seulement par le beau rouge de brique dont les figures sont peintes sur un fond noir , net et luisant comme le jais , mais aussi par les vraies conditions de l'art , l'élégance et la variété des formes , la perfection singulière du dessin , le goût , l'esprit , la grâce et la gaîté dans le tracé des figures et des ornements. Cabinet des médailles et monnaies ( Medal Room) . Formé par les collections de sir Hans Sloan et de sir Robert Bruce Cotton , augmentées des donations de George IV et des legs de quelques autres amateurs , il comprend trois divisions : monnaies anciennes , - monnaies modernes, - médailles. Les premières se composent : de monnaies grecques arrangées dans un ordre géographique ; -de monnaies des villes libres qui se servaient de caractères étrusques, romains, puniques, espagnols ; - de monnaies romaines arrangées, autant que LE BRITISH MUSLUM . 49 possible, dans l'ordre que tracent la chronologie et la géo graphie. La seconde division comprend , d'une part, les mon naies nationales , anglo - saxonnes , anglaises , anglo - norman des , écossaises, irlandaises ; d'une autre part , les mou naies des nations étrangères. Enfin la collection des médailles , toutes de l'âge moderne, réunit aux médailles frappées dans le Royaume- Uni quelques -unes de celles du reste de l'Eu rope. Cabinet des estampes ( Print Room ). Il se compose des collections de gravures et de dessins léguées par deux ama leurs, le révérend C. M. Cracherode et M. Richard Payne Knight. On dit que les gravures y sont nombreuses ; mais je doute, à voir le silence absolu que garde sur ce point le sy nopsis anglais, qu'il y ait rien d'intéressant et de précieux parmi les dessins originaux. Et comme il faut, pour pénétrer dans le Print Ruom , une permission spéciale longue à ob tenir, si ce n'est difficile, je me suis abstenu de toute vérifi cation. Ce recueil de dessins , quel qu'il soit réellement, n'aura pas plus d'utilité que ceux de Florence , ou de Naples , ou de partout ailleurs , car les dessins ne pouvant être livrés à tous les yeux , c'est à - dire à toutes les mains, demeurent enfouis dans leurs cartons , sous les clés de leurs armoires , comme un trésor oublié. On a déposé dans la même salle quelques papyrus égyp tiens. Galerie des antiques ( Gallery of antiquities ). En arri vant à cette partie du British Museum qui forme véritable ment le musée britannique , parce qu'elle est une véritable collection d'objets d'art , j'ai hâte de franchir les pièces qui n'en sont , en quelque sorte , que le vestibule , pour pénétrer, in medias res, au cœur du sujet. Je vais donc, en engageant le visiteur à suivre mon exemple, donner un simple coup d'ail sur une galerie d'antiquités grecques et romaines qui ſul saus doute le noyau primitif du musée lout entier, c'est 50 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. à - dire la collection de sir Hans Sloan et des premiers dona leurs. Il y a là un assez grand nombre de statues , statuettes, bustes, bas-reliefs, vases , candélabres , tombeaux, inscrip tions , etc. Mais ce sont très généralement de petites choses, et de petite valeur , comme les peut mettre dans son cabinet un amateur qui ne saurait ni acheter ni loger les grandes. L'on cherche vainement un seul de ces morceaux célèbres et de mérite reconnu qui ont une dénomination propre dans le monde des arts. Après plusieurs visites et tournées vraiment consciencieuses , voici tout ce que j'ai pu distinguer parmi les marbres : un Discobole (lanceur de disque) , - un Faune jouant des crotales , -- un Hermès d'Homère, finement tra vaillé , mais de l'époque romaine ,.-- enfin une figurine d'Ac téon dévoré par ses chiens, pleine de mouvement, de vie et d'expression. L'on peut ajouter à cela quelques idoles in diennes, en marbre, en pierre , en métaux , et quelques mo saïques de l'espèce appelée pavimenta , qui pavaient habi tuellement le triclinium , ou salle à manger. Elles sont presque loutes romaines. Une seule provient des ruines de Carthage : c'est une tête colossale de tritou , sujet qui con venait à la Londres antique ; toul cela sans importance et pas plus utile pour l'historien et l'archéologue que pour l'artiste. Il faut pourtant dire quelques mots rapides du cabinet des bronzes (Bronz Room ). Dans cette collection assez nom breuse, mais qui ne contient que de petits objets, se trouvent 35 figurines de Cupidon , 21 de Mercure , 14 d'Hercule , 14 d'Harpocrate, 3 de Bacchus, etc. Il n'y a guère à distin guer, parmi tout cela , qu’une belle statuette de Mars dans le vieux style étrusque, et une statuctte de Mercure, si légère , si vive, si charmante, que si Jean de Boulogne l'eût connue , on pourrait l'accuser de l'avoir imitée dans son fa meux Mercure volant. L'on trouve aussi , parmi les bronzes grecs, des figures votives de dieux ou de héros , des thuribu les ou encensoirs, des pyxiles ou boîtes à onguents, des LE BRITISH MUSEUM . 51 rhytons ou vases à boire, des miroirs avec leurs manches ornés , des lampes , des amphores, des lécythes ou grosses bouteilles , avec des figures en simple contour , tracées en brun , rouge ou noir, sur fond blanc, enfin un beau vase fu néraire, à couvercle, peint en blanc, et formé par l'assem blage de trois poitrines de griffons dorés. Ce vase contient des ossements humains, et , entre les dents de la mâchoire, se trouve encore une obole d'argent, au coin d'Athènes, dont le mort devait se servir pour payer à Caron le passage du Styx. Parmi les antiquités romaines , parmi les casques , les boucliers, les jambards, les ceintures militaires, on distingue un étendard et deux aigles de légions . Cela dit, passons vite aux grandes collections, en les plaçant à peu près dans l'or dre que leur assigne la chronologie. Antiquités assyriennes ( Nimroud Room ). Ces débris du vieil empire que fondèrent Assur et Nemrod en élevant Ni nive et Babylone (vers les années 2700 et 2650 av. J.-C. ) , qu'illustrèrent Bélus et Sémiramis , et qui s'éteignit avec le bûcher de Sardanapale , sont la plus récente conquête du Brilish-Museum. C'est dans les années 1846 et 1847 que M. Layard , envoyé par sir Strafford Canning, les tira des mines de la ville appelée Nimroud , située sur le Tigre , un peu plus bas que Mossoul. Aussi ne sont - elles encore ni nu mérotées , ni décrites en détail dans le catalogue. Les reliques de l'art assyrien , apportées à Londres, so composent presque uniquement de grandes tables ou plaques en marbre gris , où les figures et les objets sont tracés sim plement en bas- relief. Ces tables devaient être autant d'an nales parlantes , autant de chapitres d'histoire lapidaire, rappelant , comme les fastes capitolins de Rome , qui s'écri vaient dans les comices sur des tables de marbre, les princi paux traits de l'histoire du peuple assyrien , ou plutôt de l'his toire de ses rois. C'est effectivement le personnage du roi (quel roi ? nul ne le sait ) qui se retrouve à peu près dans 52 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. lous les tableaux sculptés. Ce personnage est facilement re connaissable , soit parce qu'il est suivi d'un porte-ombrelle , d'un chasse- mouche ou de musiciens , soit parce qu'il porte la tiare , soit parce qu'au- dessus de sa tête voltige le Férou her ou image ailée de la divinité . Dans une des représenta tions du roi , portant la tiare , il est facile de reconnaître , à quelques restes de peinture , que cette figure était entière ment peinte sur le marbre et de couleurs diverses . C'est en rouge qu'étaient coloriées les semelles des sandales du ro . Les tulons rouges de Versailles ne se doutaient pas combien celle nouvelle mode était vieille. Les sujets des bas reliefs assyriens sont très variés et sou vent très compliqués , réunissant dans le même cadre des hommes , des animaux, des plantes , des édifices , formant enfin de véritables tableaux d'histoire. Naturellement les plus ordinaires sont des batailles ou des siéges de places fortes. Dans les unes , on voit habituellement le roi sur son chariot de guerre, des charges de cavalerie, des archers lançant leurs flèches , quelquefois à la manière des Parthes , l'étendart portant le Férouher, des prisonniers conduits les mains liées , des morts dévorés par les aigles ou les vautours. Dans les autres , la ville assiégée est d'habitude entourée d'eau ; elle a deux ou trois étages de murailles bastionnées, et c'est avec des tours roulantes ou des machines à bélier qu'on l'attaque , landis que les assiégés jettent des feux sur l'ennemi , et s'ef forcent d'amortir avec des chaînes les coups du bélier . A la prise d'une ville , on voit des femmes fuyant sur des chariots traînés par de jeunes bæuſs ; ailleurs un homme ſuyant sur un chameau . Ces représentations de siéges et de batailles don nent une idée suffisamment claire et complète des formes de la guerre à cette époque; et quand on songe que ces plaques de marbre peuvent avoir quatre mille ans , on est surpris du peu de changement qu'a subi l'art de la guerre jusqu'à la découverte de la poudre à canon . A peu près partout , à peu . LE BRITISH MUSEUM . 53 près en lout temps , on voit les mêmes armes et les mêmes procédés, pour l'attaque et pour la défense. Une autre espèce de sujets souvent traités , ce sont des chasses , soit au lion , soit au taureau sauvage , à coups de flèches et de lances. Le roi est alors dans son chariot , avec ses musiciens , recevant l'offrande des victimes. Enfin , tou jours le roi . Tantôt c'est son simple portrait , en pied ou en buste ; tantôt il préside à un passage de troupes , sur des montagues ou à travers des bois ; tantôt il reçoit des ambas sadeurs et leur offre la paix en tenant deux flèches dans sa main ; tantôl il célèbre quelque rite religicux devant l'arbre sacré ; lantôt il franchit une rivière , encore sur son chariot, que porte une barque à gouvernail montée de quatre rameurs et d'un pilote . Cette barque est dirigée dans l'eau par un homme qui nage en avant , soutenu sur une vessie gonflée. Des chevaux et des poissons nagent à l'entour . Quand ce n'est pas le roi que représentent les marbres as syriens, ce sont des divinités . Elles portent habituellement sur la tête un chapeau conique , orné de deux ou trois cor nes. L'une tient à la main un épi d'orge barbu ; l'autre une pomme de pin ; celle - ci un panier de jonc ; celle- là un ar brisseau fleuri. Mais ce qui distingue surtout ces êtres supé rieurs et surnalurels de la simple humanité , c'est que tous , dicux ou déesses , ont de longues ailes comme celles qu'on prêle aux archanges chrétiens . L'une des déesses , celle , si je ne me trompe , qui a une tête d'aigle sur un corps de femme, déploie même deux paires de grandes ailes. On voit qu'en donnant aux messagers du Très- Haut cet attribut qu'a vait déjà reçu des Égyptiens leur Minerve (Neith ) , et que Proserpine aussi recevait des artistes païens , les vieux ar tistes et les vieilles légendes du premier âge chrétien n'ont rien fait de plus nouveau que les marquis de l'OEil-de -Bæuf en mettant des talons rouges à leurs souliers. Quelques unes de ces lables assyriennes représentent des 54 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. fêles et des danses ; d'autres des écuries , des étables , des intérieurs de maison . Quelques - unes aussi offrent, au lieu de figures, de longues inscriptions dans ces caractères appe lés cunéiformes , c'est-à-dire ayant la forme de clous , dont le sens a échappé jusqu'à présent à la science moderne. Deux objets seulement ont une autre forme que celle de ta bles ou plaques. L'un est une statue , trouvée à Kalah Sherghât, la seule qu'aient jusqu'à présent fait découvrir les fouilles entreprises parmi les ruines des villes assyriennes. Mais cette statue , très dégradée et sans tête , n'offre rien de curieux pour l'art , ni d'utile pour l'archéologie. L'autre objet, bien plus intéressant, est un petit obélisque en marbre noirâtre, haut d'environ deux mètres, coupé à quatre faces et s'amincissant en trois étages , qui fut trouvé dans l'inté rieur d'un rempart ruiné. Il contient , outre deux cent dix Jignes d'écriture cunéiforme , un grand nombre de figures d'animaux , lions, rhinoceros , singes, chevaux , etc. , con duits par des hommes qui portent des présents. C'était sans doute un trophée de victoire et de conquête , qui rappelait les offrandes présentées au roi par la nation soumise. Et comme ce sujet est clair jusqu'à l'évidence , qui sait si le petit obélisque du British Museum ne fournira pas quel. que jour à un nouveau Champollion le moyen de déchiffrer par conjecture les hiéroglyphes de l'écriture cuneiforme ? On a recueilli de plus quelques briques en faïence peinte qui servaient à la décoration intérieure des habitations , comme les azoulaï dont les Arabes d'Espagne ont rempli leurs monuments. Les remarques générales que l'on peut faire sur les tables de Nimroud , c'est qu'elles sont sculptées en bas - relief très bas, presque sans relief ; qu'elles sont très finement tou chées par le ciseau et soigneusement polies ; - que , sauf les yeux, mis de face dans des personnages, toujours vus de pro til , sauf aussi les épaules qui ont précisément le même dé LE BRITISH MUSEUM . 55 faut, le dessin de ces bas - reliefs est vraiment beau , pur et sévère ; que les traits du visage et les muscles du corps sont assez fortement accentués pour arriver souvent jusquà l'expression ; -que les compositions diverses, non soumises à des formes immuables et conventionnelles , offrent beau coup de mouvement, beaucoup plus que la sculpture hiéra tique des Egyptiens ; - qu'enfin les animaux sont très fi dèlement copiés d'après la nature , et que les chevaux, par exemple , loin de ressembler à ces lourds coursiers classi ques , si longtemps admis dans les arts , ont toute la finesse de membres et toute la vigoureuse agilité des vrais chevaux arabes . Les tables assyriennes ne prouvent pas moins que le poème de Job comment s'est conservée pure , sans altéra tion ni mélange , cette race primitive et normale du bel et utile serviteur de l'homme que Buffon nomme avec justice « sa plus noble conquête. » ( 1 ) . Antiquités égyptiennes ( Egyptian Saloon) . Avant de pénétrer dans ce monde exhumé des tombeaux, et qui sem ble n'avoir jamais été pleinement doué de la vie ; - avant de passer en revue ces lions endormis , ces sphinx pensifs , ces cadavres eromaillotés, ces héros inertes , ces dieux accroupis , sourds , muets , aveugles , immobiles , enfin ces monstres étranges où , pour rendre la divinité visible et palpable, pour l'élever au - dessus de l'espèce humaine , on l'a rabaissée , par un assemblage impie , jusqu'à l'animalité ; il est bon de prendre quelques notions préliminaires. Ces notions , que j'emprunterai en grande partie au synopsis anglais , ( 1 ) Ce que je dis , en général , des antiquités assyriennes peut se vérifier au Musée du Louvre, où nous avons même des échan tillons plus considérables , - tels que les deux énormes taureaux à tête d'hommes, avec leurs gigantesques statues latérales , - mais dont la collection , cependant, est, jusqu'à cette heure, moins nombreuse et moins variée que celle de Londres . 55 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. doivent être de deux sortes : Par les unes , on pourra connaitre , à leurs formes et à leurs attributs , immuables comme le dogme lui même, les divinités représentées ; par les autres, on pourra découvrir à peu près l'époque où fu rent faites leurs images, et les rattacher ainsi à l'une des pha ses de l'art égyptien. De sorte que le visiteur , devant une fi gure quelconque, puisse se dire : cette figure est celle de telle divinité ; elle appartient à telle époque de l'art égyptien , et partant à telle époque de l'histoire d'Égypte. Voici d'abord l'explication de quelques termes qui ser vent à dénommer les diverses parties du vêtement des sta lues égyptiennes : Pschent, bonnet ou couronne porté par les divinités ou les Pharaons. Il est double et composé du schaa et du teshr. Schaa , bonnet cônique formant la partie supérieure du pschent. Il est blanc. Teshr , bonnet cylindrique, avec une haute pointe incli née en arrière et un ornement en spirale par devant , for mant la partie inférieure du pschent. Il est rouge. Alſ, couronne d'Osiris et d'autres divinités , composée d'un bonnet cônique posé sur les cornes d'une chèvre , et flanqué de deux plumes d'autruche. Elle porte un disque au milieu du frontal. Tesch , bonnet royal militaire. Het, bonnet de la Haute- Egypte . Clafl , coiffure avec de longues bandelettes qui tombent sur les épaules et le cou. Oskh , collier semi circulaire , ou pèlerine autour du cou. Schenti, vêtement court porté autour des reins. Les sla tues des Pharaons ont de plus le tablier royal . Gom , espèce de sceptre terminé par la tête de l'animal appelé koukoupha. Voici maintenant les forines et attributs des principales di vinités composant la mythologie égyptienne. Nous leur ad LE BRITISH MUSEUM. 57 joindrons, autant que possible, le nom des divinités corres pondantes dans la mythologie de la Grèce et de Rome, ainsi que le nom des villes où leur culle était principalement en honneur : Forme humaine ( homme) avec le teshr sur la tête surmonté de deux plumes , ou forme humaine et tête de bélier, Amen , Ammon ou Hammon « le caché , » Zeus, Jupiter, dieu suprême, roi des dieux. --Thèbes. Forme féminine ( femine) portant le teshr , - Mouth « la mère, » Héra, Junon , femme d'Amen . - Thèbes. Jeune homme ayant sur la tête une seule boucle de chc veux et le disque lunaire , Chouns ou Chons « la force , Héraclès , Hercule , fils d'Amen et de Mouth . - Thèbes. Forme humaine à tête de chèvre, Noum « l'eau , » ap pelé par les Grecs Zeus- Chnoumis , et qui pourrait être aussi leur Poseidon ou Neptune, créateur de l'humanité. - Eléphantine. Forme féminine portant sur la tête une couronne circulaire de plumes, — Aneka , Hestia , Vesta , femme de Noum . - Eléphantine. Forme féminine portant le het, avec une corne de chèvre de chaque côté , Saté a rayon du soleil , » autre Junon , femme de Jupiter Chnoumis. - Eléphantine. Enfant ou nain , aux jambes noucuses , avec un scarabée sur la tête , ou forme humaineemmaillotée comme une momie, - Phtah ou Pththa , Hléphæstos, Vulcain , dieu du feu , créa teur du soleil et de la lune. Memphis. Forme féminine à tête de lion , — Pash - t ou Pacht (Bu - bastis) « la lionne, » Artémis, Diane, femme de Phtah. Memphis. Forme humaine ayant la tête surmontée de deux haules plumes et d'un lis , - Atoum - Nefer, supposé fils de Phtah et de Pash - t, appelé le « gardien de la narine du soleil. » — Memphis. 58 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Forme humaine à tête de faucon, coiffée de deux hautes plumes, — Mount, Arès, Mars, person nifiant la puissance solaire . Hermonthis. Forme féminine avec l'égide sur la poitrine , ou souvent avec deux ailes , et foulant aux pieds le serpent Apoph, Neith, Athènè , Minerve, déesse de la sagesse et des arts . - Saïs . Forme féminine simple, ou forme féminine à tête de vache, - Athor ou Hathor, aphroditė, Vénus , déesse de la beauté, personnifiant la vache qui a produit le soleil . — La topolis (Esneh) et Atho ( Edfou ). Forme humaine à tête de faucon , portant le disque solaire. - Ra, Hélios, le soleil , fils d'Athor. – Héliopolis. Forme humaine portant le pschent sur la tête , - Atoum , personnification du soleil couchant. Forme humaine à tête de crocodile , Sébak « le dompteur. » Crocodilopolis (Ombos). Forme humaine ayant une oie sur la tête , Seb « l'é toile , » Chronos, Saturne, dieu du temps. Forme féminine ayant sur la tête un vase à eau , -Noutpé on Netpé a abîme du ciel , » Rhéa, Cybèle, femme de Seb. Forme humaine à tête d'ibis , portant quelquefois sur sa lête le disque lunaire, - Thoth , « Logos ou le discours, » Herinès, Mercure, fils de Ra, inventeur de la parole et de l'écriture , scribe des dieux, ayant puissance sur la lune. - Hermopolis. Forme humaine portant quatre plumes sur la tête , En -pé ou Emeph « le guide du ciel , , fils de Ra, autre forme du dieu Thoth. Forme humaine à genoux, portant sur sa tête le disque so laire, - Maou « le brillant, , personnification de la lumière du soleil. Momie portant le het , -- Ousri ( Osiris) , fils aîné de Sob cl de Moutpé, appelé alors Oun - Nofer (Onnophris) - le ré LE BRITISIL MUSEUM . 59 vélateur du bien , » Dionysios, Bacchus des Grecs. -Bu siris . Momie portant le Alf, - Osiris , appelé alors Pethem pamentés, « celui qui réside dans les enfers , » le Pluton des Grecs. — Abydos. Forme féminine portant un trône sur la tête , Isis, a le siége , » Démètère , Cérès, fille de Seb et de Noutpé, sæur et femme d'Osiris. - Abydos. Forme féminine portant sur la tête les hiéroglyphes des mots maitresse et palais, - Neb-t - a (Nephtys), « la mai tresse du palais, » Perséphonè, Proserpine, autre fille de Seb et de Nuutpé, sæur et concubine d'Osiris. Abydos. Forme humaine à tête de faucon , portant le pschent, Haroer ( Harouéris) , Horus aîné , Apollon , fils de Seb et de Noutpé. Ses yeux sont supposés représenter le soleil et la lune. — Apollinopolis magna . (Osiris, Isis et Horus personnifient le principe bienfai-. sant. ) Forme humaine avec une tête d'âne, ou vieux nain ha billé d'une peau de lon et portant des plumes, - Seth , « l'âne , » Typhon , fils de Seb et de Noulpe, l'esprit du mal . Ombos. Hippopotame debout, avec une queue de crocodile , et quelquefois une tête de femme, — Taour ou Ta Hcr (Thoué ris), femme de Seth. Ombos. ( Seth ( Typhon ) et Taour personnifient le principe mal faisant). Enfant avec des jambes faibles et des boucles de cheveux aux deux côtés de la tête , — Her, « le sentier ( du soleil ) , Horus jeune , Harpocrates , fils d'Osiris et d'Isis. -- Apolli-. nopolis parva. Forme humaine à tête de chien , Anoup ( Anubis ) , surnommé « l'Embaumcur des morts » et « le Gardien de la Grille du sentier du Soleil- ,ils ou frère d'Osiris. -Lycopolis. 60 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. IL Prêtre assis dans une chaise et déroulant un volume, 1. Em -Hept, « venant en paix , » Asclepios, Esculape, fils de Thot. - Philoë . Taureau -.pie portant sur sa tête le disque solaire , - Hépi ( Apis) , « le nombre caché, » ſils toujours vivant de Phlah. - Memphis. Griffon à tête d'âne, - Bar, Dieu des Assyriens et des Phéniciens ( Philistins), le Baal de la Bible. Forme humaine en costume asiatique et avec diadème portant une tête d'orix au frontal, - Ren-pou ( Réphan ), Dieu des peuples sémitiques ( Asie occidentale) . Forme humaine avec la tête d'un oiseau noir, Noubi ( Nubia ) ou Nashi, « le Rebelle , » le Dieu des peuples noirs. Forme féminine coiffée du flet, portant le bouclier et la lance , – Anta ( Anaïtis ), déesse des Arméniens et des Sy nienis. Nous passons à la seconde partic des notions prélimi maires. Il est admis, si je ne m’abuse, que l'art égyptien , d'ac cord avec l'histoire de la nation , se peut diviser en trois époques principales. L'une, la plus ancienne, et qu'on nomme a du style archaïque , » s'étend des temps les plus reculés jusqu'à la douzième dynastie ( vers l'an 2400 av. J - C . ). Tan dis que l'architecture, simple, forte , colossale , se bornait à élever des masses de pierre ( comme les premières pyramides qui appartiennent à la quatrième dynastie ) , la sculpture était massive aussi , et sortait à peine de l'enfance. Dans les statues de cette époque , la facc est large et commune, le nez long et gros , le front bombé ; les cheveux , à peine dégrossis, lom bent en lourdes boucles verticales ; les pieds et les mains ont une longueur démesurée. Les bas - reliefs sont très déprimés, et l'exécution de toutes les œuvres du ciseau , même dans les fins détails, reste imparfaite et grossière ; mais l'exécu TE BRITISH MUSEUM . 61 lion , et même le style, ront sans cesse s'améliorant jusqu'à la douzième dynastie. A cette seconde époque, —tandis que l'architecture amé liorée devenait un art plus savant , plus varié, plus riche de combinaisons et d'ornements, employant, par exemple, les colonnes et les triglyphes (comme on le voit dans les hypo gées dites de Beni-Hassan ), - la statuaire , de plus en plus dégrossie et délicate, s'approchait de sa perſection relative. Alors on trouve plus de proportion ei d'harmonie dans les membres du corps, plus d'exactitude et de finesse dans les traits du visage ; les cheveux sont disposés en boucles plus élégantes et plus ſouillées ; enfin la délicatesse du travail devient telle , jusque dans les moindres détails , que souvent une statue est traitée ct finie comme un camée. Quant au bas relief , il s'emploie de plus en plus rarement, et disparaît même avec Ramsès II . L'invasion des Arabes Kouschytes, appelés pasteurs ( Hycsos), sous la dix septième dynastie (vers 2200 av. J.-C. ) , amena dans les arts de l'Égypte une décadence immédiate, ou plutôt une véritable interruption , une disparition complète , qui dura jusqu'à l'expulsion de ce peuple étranger , deux à trois siècles plus tard . Après la délivrance de l’Egypte , et sous les règnes fameux de Mæris, de Ramsès, d'Aménophis, de Sésostris, il y cut une renaissance de l'art égyptien . L'architecture prit ses der niers développements. On éleva de vastes temples rectangu - laires, ayant des murailles couvertes de sculptures , des ves tibules à dômes coniques , des avenues de sphinx ou de divi nités , et la colonne fut ornée de chapiteaux représentant des Deurs et des boutons de lotus ou de papyrus. On tailla dans le roc des temples entiers, el dans le roc aussi , des galeries de sépultures , des hypogées, ornées de peintures historiques. Dans la statuaire, cette renaissance se distingue par un rc lour complet au style archaïque, par l'imitation évidente des plus anciennes ouvres de sculpture ; mais toutefois l'exécu . 4 . 62 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. tion diffère essentiellement , si le style se rapproche. Les membres sont plus libres et plus arrondis, les muscles plus développés, enfin les traits du visage améliorés et variés jus qu'à devenir des portraits . En outre , les détails sont termi nés avec le soin le plus minutieux , et l'effet général est pro duit plutôt par ce fini de toutes les parties que par l'ampleur et l'harmonie de l'ensemble. La conquête de l'Égypte par les Perses , sous Cambyse ( 525 av. J.-C. ) coupant de nouveau les traditions et l'exer cice de l'art égyptien , amena de nouveau sa seconde et défi nitive décadence. Il y eut bien , après la conquête d'Alexan dre , sous les Ptolémées, et après la conqnête romaine, prin cipalement sous Adrien , quelques essais tentés pour faire refluer la civilisation de la Grèce en Égypte , et notamment pour greffer l’art grec sur l'art égyptien . Mais ces tentatives promptement avortées , n'eurent de succès ni réel , ni dura . ble ; et l'art en Égypte périt bien positivement avec le règne et le culte de ses Pharaons. A cette rapide esquisse historique , il faut ajouter quelques remarques générales qui s'appliquent également aux diverses époques. Les statuaires égyptiens firent emploi de matières beau coup plus variées que les statuaires grecs, et surtout plus dures, plus résistantes , de plus long travail et de plus longue durée. Le marbre ne leur suffisait point, et l'on peut dire que toutes les autres substances propres à la sculpture se trouvent dans leurs œuvres : granit rouge , noir et gris , basalte , porphyre , jaspe , serpentine, cornaline, aragonite , pierre à chaux, pierre à sablon , - or, argent, bronze , fer , plomb , - cèdre , pin , sycomore , ébène , - ivoire , verre , faïence , terre cuite . Les bas-reliefs étaient très déprimés , très bas , de même que ceux des Assyriens , et quelquefois exécutés en creux , au rebours du relief , comme ceux des pierres gravées. Mais les statuaires égyptiens en firent peu LE BRITISH MUSEUMI. 63 d'usage, et la généralité de leurs æuvres sont en plein relief. Dans les statues , dans celles , du moins , qui ne sont ni de métal ni de bois , les bras restent collés à la poitrine et ne se détachent nullement du corps , en même temps qu'un bloc de matière lie également les jambes , qui ne sont pas plus détachées que les bras. Par derrière une plinthe est dis posée pour recevoir les inscriptions. C'est à cette disposition générale , ainsi qu'à la solidité des matériaux , qu'est due la conservation singulière des æuvres de la sculpture égyptienne lorsqu'on les compare aux quvres bien postérieures et si mutilées de la sculpture grecque. Les cheveux, massés en boucles verticales , tombent du sommet de la tête , et la barbe, au lieu de descendre des joues , est seulement tressée au bout du menton. Les yeux , les cils et les sourcils se prolongent jusqu'aux oreilles, et les paupières sont taillées à angle aigu . Le bas de l'oreille se trouve de niveau avec l'ail , ce qui in diquerait, aux yeux d'un phrénologue, une faible dose de ma tière cérébrale, et partant d'intelligence. Les lèvres sont très accentuées , dilatées et souriantes , caractère qui se re trouve dans les anciens marbres d'Égine , même dans ceux qui représentent des mourants et des morts. Si la sculpture est en bas - relief , ou en relief creux , le profil est naturelle . ment plus en usage ; mais alors les yeux et les épaules sont vus de face, comme chez les Assyriens, comme chez les plus vieux artistes de la Grèce. Dans toutes les quvres de la statuaire égyptienne , les for mes sont longues et grèles , les traits calmes et sans émotion , les membres et les muscles au repos. Outre l'immobilité , le trait distinctif de cet art c'est la régularité , la carrure , la par faite symétrie , pour qu'il s'allie et se mêle à l'art de l'archi tecture ; c'est aussi , niême dans les plus dures matières , l'extrême poli, la fine délicatesse du travail, qui arrive, comme je l'ai déjà dit , à traiter une statue comme un ca mée et un bas-relief comme une pierre fine. Un artiste de 64 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. le por que nos jours , avec toutes les ressources de la science moderne, serait fort embarrassé pour tailler et polir le granit , phyre, le basalte , comme faisaient les Égyptiens , et consu merait sa vie sur une de leurs euvres gigantesques. Les sta tues des dieux , des héros , des rois , des prêtres , des officiers de cour, étaient soumises, pour la laille et les proportions, à des règles ou canons immuables. Mais souvent, et notamment dans la troisième époque , le visage des personnages humains pouvait offrir assez de variété pour devenir un portrait. Quant aux diverses divinilés , elles avaient des traits convenus, des types arrêtés , qui pouvaient les faire reconnaitre aussi bien leurs attributs , et souvent aussi l'on donnait à ces divini tés les traits des rois régnants, ce qui est sans doute le der nier degré d'adulation où soient jamais descendus les arts , réfléchissant les mæurs de la société ( 1 ) . Un homme qu'on avait grandi jusqu'à l'élever non seulement sur le trône ab. solu de Sésostris , mais sur le piédestal d'Osiris, de Thoth ou d'Amen , ne pouvait avoir pour tombeau qu'une pyramide, à laquelle travaillait un peuple entier. Il ne faut pas oublier que l'architecture et la sculpture , en Égypte , s'aidaient habituellement de la peinture , et qu'à peu près toutes leurs euvres étaient peintes , ou quelque fois dorées. Pour ce troisième art , la peinture , qui n'était guère que l'accessoire et le complément des deux autres , les Égyp tiens se servaient des couleurs les plus simples. Longtemps ils ne connurent que le blanc, le noir, le bleu , le jaune et le rouge d'ocre. Ce ne fut que fort tard qu'ils employèrent le vert et le pourpre ;et ces couleurs si peu nombreuses étaient simplement étendues l'une à coté de l'autre , sans qu'ils eus sent jamais imaginé de former des nuances intermédiaires ou des clégradations de teintes par lcur mélange intelligent ; ( 1 ) Alexandre , dans la suite , ſut aussi représenté en Jupiter, Néron en Bacchus indien et Louis XIV eu Apollon. LE BRITISJI MUSEUM . 63 les peintures proprements dites , que l'on a trouvées princi palement dans les hypogées de Thèbes , sont des peintures à l'eau , des espèces de gouaches , assez semblables , pour les procédés , aux peintures romaines exhumées des Thermes de Néron , des bains de Titus et des maisons de Pompéi. Elles sont étendues sur un enduit de chaux ou de plâtre , comme les fresques , ou sur des feuilles de papyrus, comme les des sins au lavis ( 1 ) . Il faut se rappeler encore que toutes les æuvres produiles par les trois arts du dessin pour l'usage public , et tous les objets produits par l'industrie pour l'usage particulier , de puis le plus gigantesque obélisque jusqu'au plus petit usten sile de ménage , étaient décorés d'hiéroglyphes , c'est- à - dire d'inscriptions tracées en écriture égyptienne, qui était elle même un véritable dessin . Les hiéroglyphes (de hiéros, sacré ct glyphéin , sculpter , graver) sont, en effet, des représen tations de figures et d'objets servant d'écriture. Les uns sont phonétiques , c'est- à - dire qu'ils expriment des sons comme nos lettres , et alors ils se divisent en deux espèces : 1 ° al phabétiques , ceux qui représentent simplement une lettre , up son de voyelle ou de consovne . Ainsi un bras veut dire A , un hibou M , etc .; 2° syllabiques , ceux qui représentent des syllabes entières. Ainsi un ciseau ( à ciseler ) veut dire ab, une naite men , elc . Les autres hiéroglyphes , qui re tracent non simplement des sons, mais des idées , sont de trois espèces : 10 idéo phonétiques, ceux qui représentent une syllabe exprimant une idée. Ainsi une branche d'arbre ( nakhl) signifie la victoire , la puissance ; un luth ( nébel) , le bien , etc .; 2 ° symboliques , ceux qui représentent des ob jets exprimant une idée. Ainsi un ibis veut dirc ibis , un ( 1) Nous avons , au Musée du Louvre, des exemples de ces deux espèces de peinture : dans les bas-reliefs du tombeau de Séti ler , et dans une foule de papyrus peints. 4 . 66 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. singe la colère , etc. Ceux- ci ont fréquemment leur pronon ciation écrite à côté d'eux en caractères alphabétiques ou syllabiques ; 3 ° déterminatifs , ceux qui déterminent le sens des mots écrits en d'autres caractères , et pouvant s'em · ployer en plus d'un sens. Ainsi une paire de jambes , qui exprime toule espèce de mouvement, de locomotion , placée après certains caractères alphabétiques ou syllabiques , tels que ha, aka, oun , signifie étre debout , marcher, appa raitre. On appelle hiératique ( sacrée ou sacerdotale) l'écri lure complète en hiéroglyphes qui s'emplo e sur les monu ments ; démotique ou enchóriale ( populaire , vulgaire) l'é criture plus abrégée et plus cursive que la hiératique qui fut introduite, au temps de Cambyse , pour les lois , les annales, les calculs , etc. Muni de ces indications élémentaires comme d'un guide utile , on peut pénétrer avec plus de fruit et de commodité dans les salles égyptiennes du British Museum . Les objets divers qu'elles renferment proviennent en partie de la collec tion de M. Salt, achetée par acte du parlement, en partie de la collection faite en Égypte même par le célèbre voyageur Bel zoni , continuée par sa veuve , augmentée par un autre Ita lien M. Anastasi , en partie des présents faits au musée par le comte de Spencer , le comte de Belmore , lord Prudhoe , lo révérend R. Goff, M. Sams, M. Hamilton , M. Howard Wyse , etc. Ce musée égyptien forme deux divisions : l'une, dans les salles du rez- de - chaussée , contient les plus grandes et les plus lourdes pièces de sculpture, statues , bustes, sar cophages, sphinx, lions , griffons, tables d'inscriptions , ta bles sépulcrales , elc .; l'autre dans les salles du premier étage , les petits objets qu'on peut enfermer dans des armoi res ou sous des vitrines, statuetles , vases , ustensiles, armes, amuletles, etc. Je me garderai bien d'entrer dans le détail des objets , mème de choix , qui composent celle double et vaste collec LE BRITISHI MUSEUM . 67 tion . Le catalogue numéroté suffit généralement pour satis - faire à la curiosité du visiteur. Mais je veux du moins re commander à son attention , à ses études, à ses respects , quel ques pièces d'une importance capitale dans l'histoire de l'art égyptien. Elles font partie , pour la plupart, de la division des grands objets, au rez - de-chaussée : Tête colossale d'Amon (Jupiter ·Ammon) rapportée de Thèbes à Londres par Belzoni ; – tête de Ramsès II ou III (Ramsès- le -Grand, qu'on croit le même que Sésourtasen ou Sesostris ) ; - statue d'Aménophis III (Memnon ), le même roi que représentait la célèbre stalue vocale de Thèbes ; statue de Séti -Ménepta II , assis ; - statue d'un roi (qu'on croit Ménepta, fils de Sésostris), couronné du het et ceint du tablier royal ; statue de la reine Maulémua , femme de Thathmès IV , mère d'Aménophis (ou Memnon ). Cette statne, en granit noir , est ombragée par un vautour dans un bateau dont la proue se termine par la tête de la déesse Athor , la Vénus égyptienne ; - groupe d'un gardien du temple d'A men- Ra , appelé Iri- Nefrou , et de sa femme A- Pou ; - groupe de deux prêtresses ; —petite statue de Thothmès III , à genoux sur neuf arcs, emblème des ennemis de l’Égypte ; - trois pierres de la grande pyramide de Djizeh , qui en montrent l'angle d'inclinaison, etc. Mais les deux plus précieux morceaux de toute la collec tion , et les plus célèbres, aussi précieux et aussi célèbres que notre Zodiaque de Denilerah, sont la Table d'Abydos ( ou Table des prénoms d'Abydos) et la Pierre de Rosette. La pre mière fut découverte , en 1818 , par M. Banks , dans une pièce du temple ruiné d'Abydos ( 1 ) , et publiée depuis , en fac -simile ,par M. Cailliaud , M. Salt , et tous ceux qui ont ( 1 ) Aujourd'hui Madfounel , ou la Ville enterrée, sur la rive gauche du Nil , et qu'il ne faut pas confondre avec l’Abydos de l'Asie- Mineure, sur l'Hellespont, aujourd'hui Nagara -Bouroum . 68 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. écrit sur l'isistoire ou la chronologie de l'Égypte. On croit qu'à l'origine , cette Table , en pierre calcaire , était une of frande faite par Ramsès-le -Grand (Sésostris ), de la dix -neu vième dynastie , à ses prédécesseurs sur le trône d'Égypte. Lorsqu'elle fut découverte par M. Banks, puis copiée par M. Cailliaud et d'autres, elle contenait les noms de cinquante deux rois , disposés en deux lignes égales , superposées, de vingt- six noms chacune. Une troisième ligne, inférieure, con lenait vingt - six fois de suite le nom de Ramsès. Depuis ce temps , douze noms de la première ligne et huit de la se conde ont disparu par la rupture d'un coin. L'inscription du revers contient le discours adressé par les rois morts « à leur lils Ramsès. - La Table d'Abydos fut achetée par l'Angle terre , en 1837 , à la vente du cabinet de M. Mimaut, long temps consul- général de France en Egypte. Elle é'ait la pro . priété d'un Français, elle était à Paris, et le musée des An liques l'a laissée partir pour Londres. Et l'on vante cepen dant le goût, la passion du dernier gouvernement royal pour les arts , les sciences et les lettres ! C'est pendant l'occupation des Français , en 1799 , que la Pierre de Rosette fut trouvée près de cette ville ( l'ancien Bol bitinum , appelé Rachid par les Arabes) , dans les ruines d'un temple dédié au dieu Atoum par le roi Néchao . Les inscrip . lions que porte celte pierre , tracées jadis par ordre des grands-prêtres rassemblés à Memphis pour investir Ptolé mée V ( Ptoléméc -Epiphanès) des prérogatives royales en l'année 193 av. J.-C. , rappellent les services rendus par ce prince à la contrée. Ce ne serait pas une telle circonstance qui, scule, pourrait donner à la Pierre de Roselte la valeur et la célébrité dont elle jouit . Mais , par une heureuse conjonc ture , ces inscriptions furent tracées en trois langues et en trois caractères : 1 ° hiéroglyphes ou écriture biératique ; - 2 ° écriture démotique ou enchöriale ; -- 3 ° écriture grecque. Et c'est par la comparaison que l'on a pu faire entre le sens LE BRITISHI MUSEUM . 69 facilement lisible et sûrement compris des inscriptions en grec, et le sens encore inconnu des hiéroglyphes disant la même chose, que la Pierre de Rosette est devenue la première clef de l'écriture hiéroglyphique. A Champollion aîné, le sa vant et regrettable auteur de l'Egypte sous les Pharaons , revient l'honneur de cette découverte importante. Mais , bien que ses compatriotes fussent les inventeurs du précieux monument historique sur lequel se firent ses premières re cherches, et bien qu'il l'eut acquis de nouveau par sa propre invention , ce n'est pas à son pays qu'il appartient désormais. Les Anglais ont hérité de ce trophée de victoire , dont la science, et non la guerre , devait consacrer la propriété légi time . Sic vos non vobis. . Nous n'avons en France que la publication faite en 1841 , par M. Letronne , du texte et de la traduction littérale de l'inscription grecque ( 1 ) . Il est sans doute inutile de dire qu'un grand nombre des objets réunis dans le musée égyptien sont sortis des tom beaux , des villes souterraines où les vivants rangeaient et con servaient les morts. Tels sont les stéles ou tablettes sépul - crales recueillies en grand nombre et qui appartiennent aux diverses époques de l'histoire d'Egypte, depuis les temps très reculés antéricurs à la douzième dynastie , jusqu'au temps de la conquête romaine ; tels sont aussi les canopes ou vases sé pulcraux. Ces vases contenaient les viscères des morts, qu'on einbaumait séparément du corps des momies. Ils étaient tou jours , dans chaque tombeau , par série de quatre , et por taient les têtes des quatre génies ou juges des morts : 1 ° Am set , à tête d'homme, fils d'Osiris, premier juge des Amenti (Hadès, enfers) ; 2 ° Hapi, à tête de babouin, fils de Phtah, second juge ou génie ; 3. Sioumoutf ou Taoutmoutf, à tête de chacal; 4. Kebsnouſ, à tête de faucon. L'on croit que le ( 1 ) Le musée du Louvre a reçu lout récemment ( 1852) , un spe cimen de la Pierre de Roselle. 70 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. vase consacré à Amset recevait l'estomac et les gros intestins ; le vase Hapi, les petits intestins ; le vase Sioumoutf, les pou mons et le cæur ; le vase Kebsnouf, le foie et la vessie de fiel. Chacun des quatre vases sépulcraux contient des inscriptions hiéroglyphiques. Sur Amset se trouve un discours de la déesse Isis au mort, considéré comme Amset ; sur Hapi , un discours semblable de la déesse Nephthys ; sur Sioumoutf, un discours de la déesse Neith ; sur Kebsnouf, un discours de la déesse Selk. Quelquefois la formule du discours varie : c'est le génie qui parle au mort, annonçant qu'il lui apporte des habits de toile cirée, de l'encens et de l'eau. Ces vases sont générale ment faits et terminés avec beaucoup de délicatesse. Les plus élégants sont en pierre appelée aragonite ; les autres en pierre calcaire, en poterie, en bois . C'est dans les tombes de Men phis, de Thèbes et d'Abydos qu'on les a trouvés en plus grande abondance. Leur usage semble remonter aux temps les plus anciens , et il se perdit entièrement sous les Plo lémées . La salle des grands objets contient encore quelques pein lures à fresque, recueillies dans les hypogées, ou tombeaux souterrains qui sont sous des collines à l'ouest de Thèbes. On les a découpées des murailles et enfermées sous des cadres, à peu près comme les fresques de Pompeï conservées au mu sée de Naples. Voici les principaux sujets qu'elles représen tent : l'Inspection des troupeaux de boufs ; – l'Inspec tion des troupes d'oies et de canards ; un Chasseur d'oiseau x aquatiques dans les roseaux du papyrus ; une Offrande de blé , d'oies et de lièvres ; - un Vivier à poisson entouré d'arbres ; des Chariots et des Charrues traînés par des chevaux et des ânes ; un Groupe de femmes jouant de la nabla (espèce de guitare ) ; -un Repas, où les domestiques apportent du vin et des colliers, où des femmes dansent en jouant de la flûte. On voit par ces pein tures, non - seulement, comme je l'ai déjà dit , que les Egyp t LE BRITISII MUSEUM 71 Liens n'employaient que des couleur's simples, peu nom breuses, sans augmenter les teintes par leur mélange, mais encore que les figures , soit d'hommes , soit d'animaux, et tous les objets représentés , étaient d'abord tracés au con tour noir avant que d'être coloriés . On voit aussi que les Egyptiens ignoraient entièrement les lois de la perspective et du raccourci. Sauf ces défauts, peu apparents d'ailleurs dans des sujets traités à la façon des bas- reliefs, sauf aussi le dé faut ordinaire des yeux et des épaules, en face dans des figu res de profil, le dessin ne manque ni de correction ni de vé rité ; et , malgré tant de siècles passés sur cette espèce de badigeonnage, les couleurs sont conservées au point d'être encore très fraîches et très vives. Les salles des petits objets, au premier étage , méritent l'attention de tous ceux qui aiment à reconstruire, sur la vie de ses débris , une civilisation éteinte , à retrouver, comme le feu dans la cendre, la vie d'un peuple mort. Cette collection , très nombreuse, renferme des échantillons de tous les objets qu'on peut appeler les reliques de la vieille Egypte. Il y a d'abord une infinité de figurines représentant toutes les divinités que nous avons nommées précédemment , et dans une foule de substances diverses, argent , bronze, pierre calcaire , pierre à sablon , pierre noire, lapis- lazuli , faïence, bois peint , composition vitrifiée, etc. Généralement les yeux de ces figurines sont en or, en argent, en émail , en pierres fines. Avec ces statuettes de dieux sont des statuettes d'une foule de rois, de reines , de prêtres, d'officiers de tout emploi , etc ; puis les figures des divers animaux sacrés , bæuf Apis, sphinx ac croupis , lions couchés , chats assis, chevaux , gazelles , bé liers , porcs, chacals, chiens, singes , lièvres , hippopotames, cynocephales , quadrupèdes à tête de vipère , - ibis , faucons, vautours, oies , - crocodiles, serpents, grenouilles, - scara - bées et scorpions. Puis une foule de momies, non - sculement d'hommes et de femmes, mais encore d'animaux et même de 72 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. - serpents, avec des cercucils en bois peint dont les ins criptions rappellent les noms et titres des morts, avec des tablelles sépulcrales où les morts sont représentés adorant les divinités de leurs choix , comme les chrétiens invoquent les saints de leur dévotion , avec des ornements sépul craux en ivoire , jaspe , cornaline, avec les bijoux des morts, colliers, anneaux, boucles d'oreille ; - enfin avec les amulettes qu'on enfouissait dans tous les tombeaux. Ces amulettes sont généralement en forme de scarabées ; d'autres en forme de hérissons , de chevaux, de taureaux, de chiens à tête d'homme , d'yeux symboliques, de disques du soleil , de sceptres de lolus , etc. Toutes , et surtout les scarabées, sont couvertes d'inscriptions hiéroglyphiques, quelquefois utiles à l'histoire , non du mort seul, mais du pays entier. Par exemple , un scarabée rappelant le mariage d'Améno phis III et de Taia , dit que l'Egypte s'étendait de Naharaïna ( la Mésopotamie) au nord, jusqu'à Kalou au sud. On trouve aussi des ustensiles de ménage et des ornements d'habitation : tables , carrées et rondes, lampes, boîtes, pa niers, cruches , seaux, cuillères ,-des vases , les uns grands pour contenir le vin , l'huile, la cire ; les autres petits pour les parfums et les pommades ; -des armes , pieux à crochet, arcs , javelots , haches , poignards, casques et cuirasses; – des instruments d'agriculture , socs de charrue, jougs de bæufs, roues, échelles , cordes , outils ; - des instruments pour écrire , pugiilaires ou tablettes en cire , styles , cachets, boîte à encre, étui à plumes ; des instruments pour pein dre , palettes , boîtes à couleurs, brosses en fibres de palmier ; - des instruments de musique, sistres , clochettes, cym. bales, harpes diverses de cinq à dix - sept cordes, flûtes et pi peaux ; -enfin toutes sortes de jouets, poupées , balles, dés et jeux d'échecs, dont les figures sont coniques avec les lèles rondes. De tous ces objets, le plus curicux, il me semble, est une LE BRITISH MUSEUM . figurine de la déesse Ta - our, femme de Seth ( Typhon , le génie du mal). Elle est représentée en hippopotame, debout sur ses pattes de derrière et les bras pendants, avec une tête de lion , des seins de femme et une queue de crocodile. Cette figure étrange, qui rappelle la Chimère des Grecs et certains démons du moyen âge , est la preuve bien vieille d'une vérité de tous les temps : que l'homme ne peut rien inventer au delà des objets qu'il'a connus par ses sens, et que , pour créer quelque chose, son imagination ne peut aller plus loin que de combiner, dans de monstrueux amalgames, les diverses parties de la création. Antiquités lyciennes ( Lycian room ). Apportées en 1842 et 1846 par M. Ch. Fellows, ces antiquités appartien nent aux époques comprises entre l'année 545 av. J.-C. et l'empire bysantin. Elles proviennent des ruines de Xanthe, ville de Lycie, dans l'Asie-Mineure, sur la rivière Xanthus ou Scamandre, qui sortait du mont Ida par deux sources , l'une chaude, l'autre froide, et qu'ont immortalisée les poë. mes d'Homère. Les plus anciennes, extraites de l'Acropolis de Xanthe, sont quelques bas - reliefs pris au monument appelé la Tombe des Harpies, sur l'origine et le sens duquel on a fait plu sieurs conjectures tirées des croyances mythologiques. A ces bas- reliefs sont joints quelques fragments de sculpture où l'on retrouve la figure de la Chimère, ce monstre composé d'un corps de chèvre, d'une tête de lion , d'une queue de serpent, et vomissant des tourbillons de flamme , lequel, né en Lycie de Typhon et d'Échidna, et tué par Bellérophon , n'était autre que la personnification d'un petit volcan sur une des cimes du mont Cragus. Les plus récentes sont quel ques inscriptions, dans les langues lycienne et grecque, en l'honneur de Pixodorus, roi de Carie , au temps de Ptolé mée - Philadelphe ( vers 280 av. J.-C. ) , un sarcophage ro main , des fragments d'on arc-de- triomphe élevé sons Vos 5 LES MOSÉES D'ANGLETERRE. N Vpasien , et même quelques débris d'une église chrétienne bysantine, trouvés sous le monument grec, et sans doute en : gloutis par le même tremblement de terre. Ces antiquités de dates extrêmes montrent les diverses conquêtes et les divers cultes qui ont passé sur la terre de Lycie. Mais les plus importantes sont d'une époque inter médiaire. Elles proviennent de ce qu'on nomme simplement le monument de Xanthe. M. Ch. Fellows en a construit un petit modèle en bois peint qui donne sa forme, ses propor tions, son emplacement; et l'on a pu reconstituer , au fond de la salle , toute une muraille latérale du monument. On voit que, sur une base massive, s'élevait une galerie qua drangulaire de quatorze colonnes d'ordre ionique , entre mêlées du même nombre de statues , et soutenant une légère attique. Au pied de la base était une grande frise en bas relief représentant une série de combats, où des guerriers armés à la grecque font face à des ennemis presque nus et évidemment asiatiques. Une autre frise, plus petite, et cou rant an sommet de la base, représentait, à ce qu'on suppose, l'attaque de la porte de Xanthie et la reddition de celle ville entre les mains des Perses. Deux autres petites frises , l'une intérieure sous la corniche en oves, l'autre extérieure, re présentaient un festin , un sacrifice , des présents d'habits, d'armes, de chevaux, des chasses aux ours et aux sangliers. Les parties les plus entières, quoique bien mutilées , les plus belles, les plus curieuses, sont quelques -unes des statues qui alternaient avec les colonnes sous la galerie circulaire . Elles sont sans tēles , sans mains et sans pieds ; mais le corps , les bras et les jambes offrent d'admirables proportions , des mou vements pleins de grâce et une exécution supérieure. Vêtues d'une étoffe fine et transparente , que le vent colle à la peau , elles sont comme nues avec décence. Légères et élancées, elles semblent toutes fendre l'air , courir ou danser. Mais quelques-unes ont à leurs bases des allégories marines, dau LE BRITISIL MUSEUM. 73 phins, crabes , alcyons; et l'on croit , sur cette donnée , qu'elles formaient le cortege de Latone arrivant en Lycie avec ses enfants, Apollon et Diane. Quel était ce monument de Xanthe ? Les uns le supposent un temple, consacré peut- être à Latone, peut- être à Neptune. Les autres le croient plutôt un trophée de victoire , rappelant, soit la prise de la Lycie par les Perses , sous Harpage, l'an 545 av. J.-C. et , dans ce cas , fait un ou deux siècles après l'évènement, soit la victoire d'un satrape persan , appelé Paiafa , sur les révoltés de Cilicie , en 387 av. J.-C. Ce qui me semble hors de doute, c'est que ce monument, fût - il le trophée d'une victoire des Perses , est une æuvre de l'art grec , et de sa grande époque , entre Phidias et Praxitele. J'en ai pour preuves les inscriptions en langue grecque dont il était décoré, et parmi lesquelles on a retrouvé quelques vers du poète Simonide, le flatteur de tyrans et de princes, en l'honneur des exploits du fils d'Harpage. J'en ai pour preuves encore plus évidentes le style et la perfection des débris , des statues surtout, que n'aurait pu faire nul autre peuple, et de nul autre temps. Antiquités arcadiennes ( Phigalian Saloon ). Sur le mont Cotylius , près de Phigalie, en Arcadie , était jadis un célèbre temple d'Apollon -Epicurius ( secourable ), construit, d'après Pausanias, par Ictinus, l'un des deux architectes du Parthénon . De ce temple, duquel le même historien a dit : « qu'il était le plus admiré dans le Péloponèse pour la beauté du marbre et l'harmonie des proportions, » le British Museum possède deux des frises en bas- relief qui décoraient l'intérieur de la Cella , ou sanctuaire . L'une est composée de onze tablettes de marbre ; l'autre de douze. L'une repré sente le Combat des Centaures et des Lapithes, l'autre le Combat des Grecs et des Amazones, ces deux sujets tant et tant de fois traités et reproduits par les artistes de l'anti 76 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. 11quité païenne ( 1 ) . Pour montrer quel prix et quel intérêt doit s'attacher à ces sculptures de Phigalie, il suffit de rap peler qu'elles sont de l'art purement grec, et de l'époque de Périclès , c'est - à - dire contemporaines des sculptures du Par. thénon . Avec quelques fragments de colonnes, de chapiteaux , de corniches, de métopes, de tablettes votives, trouvés en La conie , à Sparte, à Délos, à Halicarnasse, à Thèbes, en Thes salie , on a rassenıblé , dans la même salle , les moulures des célèbres marbres d'Égine. Ces moulures, fort mal réussies , n'offrent qu'une bien imparfaite copie des originaux , que nous avons trouvés à la Glyptothèque de Munich , et dont nous avons parlé alors avec tout le détail et tout le soin re ligieux qu'ils méritent (2 ) . Mais ce que contient de plus intéressant, si je ne m'abuse, ce même Phigalian Saloon , ce sont des débris antiques qui eussent été mieux à leur place dans le salon précédent, le Lycian room , avec les marbres de Xanthe. Personne n'ignore que la reine Artémise, veuve de Mausole, roi de Carie, fit élever à son époux , dans la ville d'Halicarnasse, en l'année 355 av. J.-C. , un tombeau célèbre , qui reçut le nom de Mausolée et transmit ce nom à tous les monuments de la même espèce. Compté dès lors parmi les sept merveilles du monde, le Mausolée était l'æuvre des architectes Phitée et Satyrus. Cinq statuaires s'étaient partagé le travail de ses or ( 1 ) « On y voit peints ( dans le temple de Thésée) , d'abord le combat des Athéniens contre les Amazones , combat représenté aussi sur le bouclier de Minerve et sur le piédestal de la statue de Jupiter - Olympien ; puis la bataille des Centaures et des La pithes ..... » (Pausanias, Attique, chap. VII . ) « Sur le mur dumi lieu ( au Pæcile) , on voit le combat de Thésée et des Athéniens contre les Amazones. » ( Ibid. , chap. XV . ) (2 ) Voir au volume des Musées d'Allemagne, p . 126 et suiv . LE BRITISH MUSEUM. 77 nements : Pythis fit un quadrige pour le sommet; Bryaxes sculpta les bas- reliefs du nord ; Thimothée ceux du midi ; Léocharès ceux de l'ouest , et ceux de l'est enfin furent l'ou vrage du ciseau renommé de Scopas ou de Praxitèle. Tous ces artistes , comme on le voit par leurs noms et par la date du monument, appartiennent aux derniers temps de la grande école athénienne. Dans la conquête des Romains et dans celle des Parthes, le Mausolée dut subir le sort de tous les édifices élevés par l'art grec. Mais ce que l'on sait de positif, c'est qu'en l'année 1522 , les chevaliers de Rhodes en employèrent les murailles et les débris à l'érection du château - fort d'Hali carnasse , devenu bientôt après , pour les Turcs victorieux , la forteresse de Boudroum . En 1846 , le sultan Abd-ul-Mehjid fit extraire des murs de cette forteresse quelques pierres an tiques qui s'y trouvaient enchâssées, et les donna à sir Straf ford Canning , qui lui- même en fit don au British Museum . Voilà comment sont arrivés dans ce musée onze fragments d'une frise en bas- relief qui représentait encore le Combat des Grecs contre les Amazones, et dans lequel figure par un anachronisme mythologique, non Thésée, mais Hercule lui-même. Antiquités Athéniennes ( Elgin Saloon ) . En arrivant à cette salle , vrai sanctuaire du musée britannique, où nous al lons adorer les plus saintes reliques de l'art grec , il faut men tionner d'abord, et rapidement , quelques autres objets qui s'y trouvent réunis aux marbres du Parthénon . Ces objets méritent un tel honneur, d'abord parce qu'ils sont tous grecs, et la plupart athéniens ; ensuite par leur grande va leur comme monuments de l'architecture et de la statuaire des anciens. Parmi divers débris de temples , de tombeaux et d'autels , il faut remarquer un chapiteau et un fragment du fut d'une colonne dorique du Parthenon. Ces deux morceaux donnent la juste mesure , même à l'ail et sans com pas , des proportions du temple de l'Acropolis d'Athènes. 78 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Un chapiteau et quelques fragments du fut et de la base d'une colonne ionique du portique d'Érechthée, qui entou rait le double temple dédié à Minerve- Poliade et à Pan drose ( 1 ) . Ce sont de précieux débris de l'architecture grecque , très finement terminés, et qui montrent avec quelle exquise perfection étaient traitées toutes les parties de ce temple où Phidias avait mis l'une de ses trois Minerves, la Po liade , non moins fameuse que la Minerve -Guerrière et que la Minerve Lemnienne. — Quelques fragments des propy lées , du temple de Nikè - Aptèros ( la Victoire sans ailes ) du temple de Thésée, du temple de Diane à Daphné, entre Athènes et Eleusis , du tombeau d'Agamemnon à Mycènes, et d'un autel circulaire à Délos. - Des vases , en marbre et en bronze , des tablettes votives , des cadrans solaires et quel ques morceaux de la frise du temple d'Erechthée qui of frent des fleurs et des fruits admirablement ciselés. - En fin des fragments d'une bacchanale, en bas-relief , trouvée dans les ruines du temple de Bacchus au sud de l'Acropolis. On y voit le Bacchus indien recevant dans sa coupe le vin versé par une bacchante , et le vieux Silène dansant devant un cratère. Au milieu de quelques inscriptions de lois , de décrets , d'annales, etc. , se trouve la célèbre inscription votive appelée sigéenne. Elle rapporte l'offrande faite par un certain Pha nodicus , fils d'Hermocratès , de trois ustensiles , une coupe, une sous- coupe et une chausse à filtrer, au Prytanée ou salle de justice de Sigeum , petite ville sur le promontoire du même nom , en Troade, où fut le tombeau d'Achille et de Patrocle . Ce qui rend si précieuse cette inscription insigni ( 1 ) Le Synopsis anglais dit Pandrosus. Ce mot masculin est une erreur. Pandrose, d'après Pausanias, est celle des trois filles de Cécrops (Aglaure, Hersé et Pandrose), qui respecta le dépôt que leur avait confiú Minerve, LE BRITISHI MUSEUM . 79 fiante , c'est qu'elle est en caractères grecs les plus anciens, ceux de la manière appelée boustrophédon parce que les lignes se suivaient dans la forme d'un sillon tracé par un beuf, c'est- à-dire qu'une ligne allait de gauche à droite , puis reve nait de droite à gauche, « de même, dit Pausanias, que ceux qui courent le double stade , » et continuait ainsi alternati vement jusqu'au bas de la page ou de la tablette . Les ins criptions dans cette forme primitive de l'écriture grecque sont d'une extrême rareté. Parmi les æuvres de la statuaire proprement dite , qui n'appartiennent pas au Parthenon , il faut rechercher, étu dier, admirer une statue colossale de Bacchus , fort mutilée, qui était placée au faîle du monument choragique élevé à la mémoire de Thrasyllus par les Athéniens repentants de l'a voir fait mourir après le combat des Arginuses , et plus en core une simple statue architecturale , beaucoup mieux con servée par bonheur, et dont la merveilleuse perſection peut ainsi éclater à tous les yeux. C'est l'une des quatre caryatides qui supportaient le petit toit sous lequel s'abritait l'olivier de Minerve , dans le temple de Pandrose. On l'a posée , au centre de la partie droite de cette salle oblongue , sur le cha piteau d'une colonne dorique des Propylées. Elle est debout, droite , immobile ; mais, sous les larges plis tombants de sa longue lunique , un simple petit mouvement du genou , en indiquant l'animation , la vie , rompt et ondule la ligne gé . nérale du corps. Il ne faut rien de plus que ce petit mouve ment pour marquer toute la différence qui sépare l'art égyp tien , soumis en esclave à la règle inflexible du dogme, de l'art grec , libre des croyances, et maître de lui- même comme la démocratie athénienne. Symbole de la force calme , cette admirable caryatide pourrait être prise pour une canéphore, car elle semble porter le chapiteau qui la couronne et l'en tablement qui s'appuyait sur ce chapiteau , avec autant d'ai sance et de grâce que si ce fut une simple amphore. Elle est SO LES MUSÉES D'ANGLETERRE. du même temps, de la même école , et peut-être de la même main que la Minerve- Poliade , digne en tous cas d'avoir eu le même auteur , le divin Phidias. Arrivons aux marbres du Parthénon. Au milieu de l'Acropolis (ville haute) ou forteresse d'A thènes , se trouvait le temple de la déesse protectrice dont cette ville avait pris le nom ( Athénè) . Dédié à Minerve Vierge ( Parthenos) , il fut appelé Parthénon. Les Perses de Xerxès le détruisirent, lorque, avant la bataille de Salamine, Thémistocle fit retirer les Athéniens sur leurs vaisseaux ( 1 ) . Après les glorieuses victoires de la guerre médique, lors • qu'Athènes , rendue à la démocratie , occupait le premier rang parmi les villes et les États de la Grèce, Périclès fit re . construire le Parthenon ( vers 440 av. J.-C. ). L'on garda l'emplacement et les proportions de l'ancien temple , lequel , parce qu'il avait cent pieds grecs de façade, était nommé Hé calompédon. Mais, pour la forme et les décorations, l'édifice fut entièrement nouveau. Deux architectes , Ictinus et Calli crates, furent chargés de sa construction, et Phidias, nommé par décret du peuple surintendant des travaux publics , reçut la mission d'en exécuter tous les ornements. Ce grand tra vail n'est pas , ne peut pas être entièrement de sa main. Quand on sait quelle quantité de statues , soit de dieux , soit d'athlètes, il fit pour tous les temples de la Grèce , on ne sau rait douter qu'il eût pris l'aide de ses collègues et de ses disciples. Mais Phidias au Parthénon , comme Raphaël dans les chambres et les loges du Vatican , eat la direction supé rieure des travaux ; il choisit les sujets, traça les plans , des sina les frontons, les métopes et les frises , corrigea , retou cha , termina l'auvre de ses aides , et fit lui - même les figures principales de ses compositions. Elle était bien de son ci ( 1 ) D'après Pausanias, les Athéniens placèrent dans leur nou veau Parthenon « un tableau représentant Thémistocle . » LE BRITISII MUSEUM . 81 seau cette prodigieuse Minerve- Guerrière qui occupait le sanctuaire du temple , cette rivale du Jupiter d'Olympie que le maître des dieux accepta pour son image ( 1 ) , puisque, sur l'égide même de la déesse , sortie , non du cerveau de Jupi ter, mais de ses mains guidées par le génie , il grava pour signature son propre portrait ( 2 ) . Quelque Anytus ( il ne se trouve pas moins d'envieux parmi les artistes que parmi les théologicns) l'accusa d'impiété , comme le fut un peu plus tard le fils du sculpteur Sophronisque. Phidias dut fuir son ingrale patrie , et , trente ans avant que Socrate bût la ciguë, il mourut exilé. Mais son æuvre était finie , et , quoi qu'en deviennent les derniers débris, dussent - ils tomber en pous sière avec le cours des âges, Phidias est immortel. Tant que dureront , sur notre terre , les traditions de la race humaine, il gardera le nom que lui décerna l’admiration des Grecs ; il sera « l'Homère de la sculpture. » Hélas ! ce ne sont pas seulement les ravages naturels de vingt- trois siècles qui ont passé sur l'æuvre de Phidias , sur les ornements du Parthénon. Les hommes n'ont que trop aidé à l'action destructive du temps. Nul coin de terre n'était plus riche que l'Attique en monuments des arts ; nul coin de terre ne fut plus fréquemment et plus cruellement dévasté par tous les ennemis des arts , la guerre , la conquête et jus qu'à la fureur des opinions religieuses. La dévastation des ( 1 ) a Jupiter lui- même a donné son approbation à cet ouvrage, car Phidias, lorsqu'il l'eut terminé , supplia ce Dieu de lui faire connaître par quelque signe qu'il était satisfait de son travail , et aussitôt, dit- on , la foudre frappa le pavé du temple à l'endroit où l'on voit encore une urne de bronze avec son couvercle . » (Pau sanias, Elide , chap. XI . ) La description détaillée de la statue et de son trône est au commencement du même chapitre. (2) Phidias avait seulement écrit sous le pied de sou Jupiter Olympien : Phidias, Athénien, fils de Charmides, m'a fail . 5 . 82 LES MUSÉES D'ANGLELERRE. édifices d'Athène dut commencer à la conquête des Romains (année 146 av . J.-C. ) , sous Mummius , Metellus et Scylla , vrais pillards , qui firent main basse sur tous les temples de la Grèce pour en entasser pêle- mêle les dépouilles dans les temples de Rome. Sous les Romains encore , et lorsque le christianisme eut occupé le double trône de l'empire, les monuments de la Grèce , ses temples surtout , eurent à subir la rage des premiers chrétiens, qui , dans leur fanatisme aveugle , brisaient et détruisaient toutes les idoles , tous les objets du culte païen. Une troisième et terrible dévastation eut lieu pendant l'hérésie des iconoclastes, qui , du cinquième au huitième siècles , régna sur l'empire byzantin . Viorent ensuite les croisades , et la prise de la Grèce , avec celle de Constantinople , sous Baudoin de Flandres (1204). Ces bar bares de l'Occident , qui mirent en pièces le Jupiter - Olym pien conservé jusque là dans la ville de Constantin , ne du rent épargner ni la Minerve d'Athènes , ni les autres statues de son temple. Enfin , lorsque Roger de Flor et ses aventu riers aragonais prirent l'Attique sur l'empire grec ( 1312) , lorsque les Vénitiens la prirent aux Aragonais ( 1370 ) , et lors que Mahomet II la prit aux Vénitiens ( 1456) , on peut croire que nul genre de ravage et de dévastation ne lui manqua. Et pourtant la conquête des Turcs , iconoclastes zélés , ne fut pas la dernière calamité qui frappa la ville et le temple de Minerve. Les Vénitiens conquirent encore la Grèce en 1687, et n'en furent chassés par les Turcs qu'en 1715 , après de nombreux et sanglants combats ; et lorsque , en 1821 , la Grèce se souleva tout entière contre ses oppresseurs de Tur• quie et d'Égypte , pendant les neuf années que dura celle guerre de l'indépendance, et jusqu'à l'expédition française dc 1828, pas une ville qui n'eût à repousser des assauts , pas un édifice qui ne fût converti en forteresse. Placé dans l'A cropolis, le Parthénon ne put échapper au sort commun , et les boulets de l'islam achevèrent de saccager ce qu'avaicut LE BRITISH MUSEUM . 83 épargné jusque - là les Turcs de Sélim et de Mahomet , les Vénitiens, les Aragonais , les Croisés , les iconoclastes byzan tins , les chrétiens fanatiques et les Romains barbares. C'é tait du moins à la France , véritable et désintéressée libéra trice des Grecs , qu'il pouvait être permis de demander, pour prix de son service , qu'on lui laissât recueillir pieusement les débris du Parthenon qu'elle avait affranchi. Mais les Anglais l'avaient devancée , non pas dans le service rendu , dans l'enlèvement de la récompense. On sait que lord Elgin , pendant son ambassade à Constantinople entre les années 1799 et 1807 , mettant à profit la faiblesse du sultan Selim III dont il dirigeait la politique et les actions , pilla sans façon les temples de la Grèce, et prit au Parthénon tout ce qui lui restait de décorations sculpturales. Déshonoré par quelques vers du Childe Harold , lord Elgin fil don à l'Angleterre du produit de ses vols à main armée , et c'est alors que les marbres du Parthénon furent déposés dans celle des salles du British Museum qui porte le nom de leur ravisseur. Pour faire bien comprendre ce qu'étaient ces précieuses dépouilles , avant qu'elles fussent arrachées à l'édifice dont elles furent les décorations , l'on a eu le bon csprit de placer dans la même salle deux petits modèles du temple de Mi nerve. L'un représente le Parthénon comme il était en son entier , comme il fut sous Périclès ; l'autre le représente comme l'ont fait les siècles et les hommes , comme il est au jourd'hui , un triste amas de ruines et de décombres. Avec ces petits modèles sous les yeux , il ne faut qu'un peu d'in telligence et d'autention pour remettre mentalement chaque chose à sa place , et , de tous ces fragments épars, reconsti tuer dans son ensemble toute l'quvre de Phidias. Elle se compose de trois parties principales : la frise , les métopes et les frontons. C'est la frise extérieure de la cella , ou sanctuaire , placée à l'intérieur de la colonnade qui faisait 84 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. lc tour entier de la cella , qu'on appelle simplement la frise. Elle est formée par une longue série de tables de marbre , se touchant l'une l'autre sans interruption , toutes de pro portions égales, toutes sculptées en bas- relief, et toutes réu nies par le lien d'un seul et même sujet qui désigne claire ment la place qu'occupait chacune d'elles dans la série. Ce sujet général est la procession des grandes Panathénées (Pan Athénè) , fêles instituées en l'honneur de Minerve par le vieux roi Erichtonius ( quinze cents ans av. J.-C. ) , lorsque la déesse d'Athènes fut proclamée déesse de loute l'Attique, et qui se célébraient à chaque période de quatre ans, à la différence des petites Panathénées , que Thésée fonda , et dont la célébration était annuelle. Comme une partie de ces tables de marbre manquent à la collection du British -Mu. seum ( nous en avons quelques - unes au Louvre) , on les a remplacées par des tables moulées en plâtre pour compléter la série entière , qui se trouve placée , à l'intérieur d'Elgin. Saloon , conime elle l'était à l'extérieur de la cella du tem ple de Minerve. Il faut seulement , pour en commencer la revue dans l'ordre véritable , que le visiteur, à son entrée dans la salle , tourne immédiatement sur sa gauche. Plusieurs des premières tables de la série ont pour sujets de leurs bas - reliefs, soit des dieux ou des déesses, soit des héros déifiés, tous assis et deux par deux : Jupiter avec Ju non , Cérès avec Triptolème, Esculape avec Hygie, Castor avec Pollux ; suivent des groupes de femmes se tenant de bout et tournées vers les dieux auxquels elles offrent des pré sents. Quelques -uns des conducteurs ou régulateurs de la procession sont là pour recevoir les dons présentés aux dieux. Après les groupes de femmes viennent les victimes destinées aux sacrifices, les conducteurs de chariots, les metæci, ou étrangers résidant à Athènes et admis à la procession , portant sur leurs épaules des plateaux chargés de gâteaux, de fruits et d'autres offrandes, enfin les cavaliers, c'est -à -dire les princi LE BRITISH MUSEUM . 83 paux jeunes gens des villes de l’Attique , montés sur leurs chevaux , en costume de combat. Ces rangées de cavaliers, qui forment avec les groupes de femmes, et plus encore que les groupes de femmes, la plus admirable partie de la frise du Parthénon, ces rangées de cavaliers, où brillent à un égal degré la variété infinie et l'étonnante hardiesse des attitudes, l'élégance et la vérité des formes, la pureté du dessin , la puissance du modelé, la finesse et la perfection du travail de ciselure , seront à jamais le chef-d'æuvre , le modèle et le dé sespoir de l'art du bas-relief. On appelle mélopes, parce qu'elles alternaient avec les ornements d'architecture appelés triglyphes, les ornements en sculpture de la grande frise extérieure qui régnait au -dessus de l'entablement de la colonnade, à quarante- quatre pieds du sol. C'étaient des espèces de niches carrées formant comme un cadre pour le sujet représenté. Et comme ces niches étaient, d'une part, trop peu profondes pour loger de véritables statues, de l'autre , trop élevées et trop en retraite pour qu'un simple bas relief fût perceptible à l'ail , on avait pris pour leur exécution le moyen terme entre le bas- relief et le plein relief ou statue , c'est - à-dire le haut - relief. Ces métopes , au nombre de seize , représentent toutes uniformé ment des épisodes du combat entre les Centaures et les Lapi thes, ou plutôt entre les Centaures et les Athéniens, qui , sous Thésév, se joignirent aux Lapithes, peuplade de Thessalie, qui avait pour roi Pirithoüs, l'ami de Thésée, pour la destruction des Centaures, autre peuplade des vallées de l'Ossa et du Pé lion , fils pillards et libertins d'Ixion et de la Nue , qu'on crut avoir été moitié hommes, moitié chevaux, parce qu'ils pas saient la vie sur leurs coursiers, comme font aujourd'hui les gauchos des pampas de l'Amérique du sud. Dans la plupart des métopes où se trouve invariablement le combat d'un Centaure et d'un Athénien , les Athéniens sont vainqueurs, comme il était juste à Athènes et d'après la tradition des temps 86 LES MUSÉES D'ANGLETERRE . héroïques ; dans quelques- unes les Centaures remportent la victoire ; dans quelques autres elle est encore incertaine. Plus exposées aux dévastations par leur nature de haut- relief que les bas -reliefs de la frise, les métopes du Parthénon sont beaucoup plus mutilées , beaucoup plus méconnaissables , et l'on ne doit pas oublier, en les regardant , qu'elles n'étaient pas, comme la frise , placées en face et à la portée du spec tateur , mais au sommet du temple et pour être vues de bas en haut. Rangées autour des murs d'Elgin - Saloon , immé diatement au - dessus de la frise , elles produisent un peu l'ef fet des fresques d'une coupole d'église descendues dans une galerie de musée. C'est un inconvénient et un désavantage inévitables. Ayant deux entrées, le Parthenon avait deux façades, par conséquent deux frontons dans les triangles de leurs tympans; et les façades étant tournées au levant et au couchant, l'on a désigné les deux frontons par les noms des deux points du ciel qu'ils eurent en face. Le fronton de l'est représentait la Naissance de Minerve , lorsqu'elle sortit toute armée du front de Jupiter sous le marteau de Vulcain ; le fronton de l'ouest , la Dispute de Minerve et de Neptune, lorsque ces deux di vinités briguèrent , au prix de la plus utile création , l'hon neur de nommer la ville naissante de Cécrops ( 1 ) . Si je dis ( 1 ) « Vous arrivez ensuite au temple nommé le Parthénon ; l'histoire de la naissance de Minerve occupe tout le fronton anté . rieur, et on voit sur le fronton opposé sa dispute avec Neplune au sujet de l'Attique . » (Pausanias, Altique , chap. XXIV , trad. de Clavier) . Voilà , sauf quelques détails à propos de la fable des Gryphons et des Arimasques, tout ce que dit sur le Parthenon l'artiste- rhéteur du second siècle de Rome. Phidias n'est pas même nommé, pas plus qu'Ictinus et Callicrates. Vainement les traducteurs de Pausanias veulent- ils expliquer son silence en di sant qu'il ne parlait pas des choses très comues de son temps; LE BRITISH MUSEUM . 87 représentait, et non pas représente , c'est qu'hélas ! l'on ne sait plus que par l'histoire et la conjecture quels furent les sujets des frontons et les personnages qu'ils réunissaient. Ce qu'on en a recueilli dans les ruines du temple, ce qu'on en voit à Londres aujourd'hui, serait certes insuffisant , même à la plus sagace érudition , pour reconstituer une scène claire et précise. Non seulement, en effet, les figures qui restent n'offrent que des tronçons et des débris mutilés ; mais la plupart des figures qui existèrent, et les principales, ont en tièrement disparu dans les combats, les assauts , les ravages dont la ville de Pallas fut tant de fois le théâtre et la victime. Une explication va faire comprendre toute la grandeur de ces pertes qu'il faut à jamais déplorer. Je ne sais quel est le rapport exact entre l'ancien pied athénien et le pied moderne anglais. Mais il se rencontre que la façade du vicil Hecatompédon, ou du moins le lym pan de ses frontons , ayant justement 100 pieds anglais, il pourrait encore porter ce nom antérieur au temps de Péri clès. Eh bien , pour borner mon exemple au fronton de l'est car alors, pourquoi nommer le Parthénon ? Pourquoi dire les su jets des deux frontons ? On est confondu de tant de froideur et d'indifférence. Quelques lignes plus loin , Pausanias ajoute : « Au delà du temple est la statue en bronze d'Apollon Parnopius, qui passe pour l'ouvrage de Phidias. On l'a surnommé Parnopius parce qu'il promit de délivrer le pays des sauterelles ( parnopes) qui le ravageaient. On sait qu'il tint sa parole , mais on ne dit pas par quel moyen , J'ai vu trois fois les sauterelles détruites sur le mont Sipyle , et toujours d'une manière différente. Les unes fu rent emportées par un violent coup de vent : les autres furent dé truites par une pluie suivie d'une chaleur excessive ; la troisième fois, elles périrent saisies d'un froid subit. Tout cela est arrivé de mon temps. » Telle est, pour juger les auvres d'art, pour parler d'une statue de Phidias, la manière du célèbre voyageur de Césa rée, du grand critique de l'antiquité ! 88 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. ( la Naissance de Minerve) , il reste seulement, de toutes les figures qui le composaient , cinq fragments dans l'angle gauche, sur un espace de 33 pieds , et quatre fragments, dans l'angle droit, sur un espace de 27 pieds. Tout ce qui remplissait l'espace de 40 pieds au milieu , c'est-à - dire la scène principale , — Jupiter au milieu des grands dieux , – est entièrement brisé, détruit , anéanti . L'on en chercherait vainement le moindre vestige. Que l'art pleure éternelle ment comme la Rachel de l'Ecriture ! Comme elle , il a perdu ses plus chers enfants, ses plus nobles créations ; commc elle , il ne peut plus être consolé. Et noluit consolari (1 ) ! Revenons aux fragments qui nous restent ; revenons à ces morceaux de pierre presque informes, mille fois plus pré cieux néanmoins, dans leur rang secondaire et dans leur hor rible état de dégradation , que cet autre trophée d'une autre aussi juste et loyale conquête, le gros diamant de Lahore, que les Anglais étalent avec orgueil comme l'objet du monde qui a la plus grande valeur commerciale, mais qui ne vaut pas, pour le plaisir des yeux , la moindre stalactite en cristal de roche. Du fronton de l'est , avons - nous dit , restent neuf fragments; cinq à gauche, quatre à droite. On trouve à gau che, en commençant par la pointe aiguë de l'angle : d'abord ( 1 ) Il paraît qu'après la dernière conquête des Vénitiens, en 1687 , des dessins furent faits , et sur ces dessins des gravures, qui représentaient une partie de la frise et des métopes, et les deux frontons, fort dégradés, il est vrai , mais du moins encore tout entiers . C'est donc depuis ce temps, à la fin du xvile siècle et du règne de Louis XIV, lorsque Molière était déjà mort et Voltaire déjà né , que s'est accompli cet acte de suprême barbarie, la destruction des figures centrales ! Il serait bien intéressant de placer, dans l'Elgin Saloon, ces gravures qui retraçaient les mar bres du Parthénon dans l'état où les Vénitiens les trourèrent avant la conquete del sitive des Turcs . LE BRITISH MUSEUM . 89 la lète d'Hyperion (Hélios, le soleil ), sortant de la mer au matin ; ses bras étendus hors de l'eau tiennent les rênes de ses coursiers , – puis deux têtes des chevaux du soleil, s'é levant au- dessus des flots , -puis Thésée, le héros athénien , à demi couché sur un roc couvert d'une peau de lion , et prenant l'attitude d'Hercule ; – puis un groupe de deux déesses, assises sur des siéges fort bas et tout semblables, dont l'une , pour être plus courbée , appuie sa tête sur l'é paule de l'autre , on les croit Proserpine et Cérès ; - puis, s'élevant toujours de plus en plus dans la hauteur du tym pan , une statue d'Iris , la messagère des dieux , qui semble, avec son voile enflé , exécuter précipitamment l'ordre d'an noncer au monde la naissance de Minerve. Après la déplora bic lacune des 40 pieds du centre , et dans l'angle droit , on trouve successivement , en descendant vers la pointe aiguc de l'angle : d'abord le torse d'une statue qu'on suppose être la Victoire ailée , et dont les ailes étaient sans doute de bronze , car on voit encore dans le marbre, à l'endroit des épaules , les trous où elles furent attachées,-puis, en deux fragments, le groupe qu'on appelle des trois Parques. L'une, isolée , est assise , ayant les pieds repliés sous son siége , comme une fileuse au fuseau ; les deux autres, réunies, sont couchées sur un Thalamos, l'une d'elles s'appuyant contre le sein de l'autre , afin de former, comme l'autre groupe correspondanť de Cérés et Proserpine, une dégradation vers l'angle . -- En fin la tête de l'un des chevaux du char de Sélène ( la Nuit) , qui se plonge dans l'Océan , à l'angle extrême, et en pen dant du char d'Hyperion. Je ne sais si ce merveilleux groupe des trois femmes, dans la partie droite du fronton , formait bien réellement celui des trois Parques. En ce cas , il me donnerait pleinement raison d'avoir rappelé , à propos du ta bleau des Parques de Michel -Ange qui se voit au palais Pitti , que, dans leur amour excessif du beau , les anciens faisaient des Parques, et même des Furics, non de vieilles sorcières , 90 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. comme les modernes, mais, sinon de jeunes vierges aussi charmantes que les trois Grâces , au moins de belles et puis santes matrones. Les débris du fronton de l'Ouest , celui qui avait pour su jet la Dispute de Neptune et de Minerve , où la création du cheval et de l'olivier , sont encore ( sauf pourtant la première figure à gauche) dans un pire état de mutilation et de ruine que ceux du fronton opposé. Là , il n'y a plus guères que d'informes fragments, auxquels on ne saurait , sans le se cours de l'histoire , trouver une dénomination même conjec turale. A gauche, dans l'angle extrême du fronton et couchée comme un fleuve sur son urne , est la figure de l'llissus , petite rivière qui , sortant du mont Hymette , courait à la mer par la plaine au sud d'Athènes. Pausanias dit qu'elle était consacrée aux Muses . Sans doute cette admirable sta tue doit à sa position mieux abritée le bonheur d'être mieux conservée que nulle autre. Si Michel- Ange l'eût connue , c'est elle assurément que , déshéritant de cet honneur le torse du Belvédère , il aurait appelée son maître en sculpture ; c'est d'elle que, dans son extrême vieillesse , il aurait amou reusement palpé les contours , lant de fois étudiés , tant de fois admirés par ses yeux. Après cette prodigieuse figure de l'Ilissus , vient le moulage de quelques débris d'un groupe qu'on croit être Hercule et Hébé. - Puis le torse colossal d'un homme supposé Cécrops , le fondateur d'Athènes. - Puis quelques fragments supérieurs, et de même en propor tions colossales, d'une tête de Minerve , originairement cou verte d'un casque en bronze , et dont les yeux furent en pierre de couleur. — Puis un fragment du corps de cette Minerve , un morceau de sa poitrine , où se trouvait attachée l'égide , c'est- à- dire la tête de Méduse et ses serpents en ai rain . -Puis un fragment du torse de Posëidon ou Neptune. Puis le moulage d'un fragment d'une autre statue innom mée , qui est à notre musée du Louvre , et qu'on croit avoir LE BRITISH MUSEUM . 91 fait partie de ce fronton de l'ouest. Puis le torse de Nike Apteros, ou la Victoire sans ailes , que les Athéniens repré sentaient ainsi pour indiquer qu'elle ne pouvait les fuir et qu'elle s'était fixée dans leur ville à jamais ( 1 ) . Cette Vic toire fidèle amenait le char sur lequel Minerve devait remon ter au ciel après avoir vaincu Neptune. - Puis enfin , à l'an gle droit du fronton, un petit fragment d’nn groupe de La lone et ses enfants , où l'on ne voit plusque le giron de La tone et un morceau du petit Apollon. Lorsque J.-M. Chénier disait du divin aveugle de Chios : Brisant des potentats la couronne éphémère, Trois mille ans ont passé sur la cendre d'Ilomère, Et depuis trois mille ans Homère respecté Est jeune encor de gloire et d'immortalité ; il avait sous les yeux ses deux poèmes , conservés sans alté ration , d'abord dans la mémoire des hommes, ensuite par les fragiles matériaux de l'écriture , et maintenant enfin par les impérissables produits de l'imprimerie. Les arts sont moins heureux que les lettres ; non-seulement leurs œuvres ne peuvent pas se multiplier par la transcription , et , n'ayant qu'un exemplaire unique , n'occupent qu'une seule place sur la terre ; mais ni la toile du peintre , ni même le marbre du stàtuaire, ni mêmeles piliers et les voûtes de l'architecte, ne ( 1 ) « Il y a vis- à - vis de ce temple (celui d'Hipposthènes à Sparte) , un Mars avec des fers aux pieds , statue très ancienne , qui a été érigée dans la même intention que la Victoire sans ailes qu'on voit à Athènes. Les Athéniens ont représenté la Victoire ainsi pour qu elle restât toujours chez eux , et les Lacédémoniens ont enchainé Mars pour qu'il ne pût jamais les quitter. » (Pausanias, Laconie, chap. XV . ) 92 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. sauraient , comme la parole écrite, résister à la dévorante action des âges. L'Illiade subsiste tout entière , et le Parthénon est en ruines ; et , tandis que la gloire d'Homère repose inébranlable sur l'éternelle base de ses æuvres , le temps barbare et les hommes sacriléges n'ont laissé à Phidias que de déplorables dé bris , desquels on peut dire comme du corps déchiré d'Hippo lyte , Triste objet où des dieux triomphe la colère, El méconnaîtrait l'oil même de son père . que Cependant ces débris sont si beaux, si merveilleux, si divins; ils permettent si bien à l'imagination la plus vulgaire de les reconstruire et de les compléter ; ils parlent à l'âme une langue si haute et si profonde ; ils éveillent une curiosité si insatiable ; ils allument une si brûlante admiration , qu’à leur vue , Phidias, comme Homère, bien que les siècles ne l'aient pas respecté , Est jeune encor de gloire et d'immortalité . . Je me garderai bien de faire autrement la description et l'éloge des marbres du Parthénon . Dicu me préserve d'une si coupable pensée ! je me croirais sacrilége à l'égal de ceux qui les ont mutilés. Seulement que le visiteur du British Museum , au moment où il accomplit son religieux pèleri nage dans Elgin Saloon , souffre que je lui remette une chose en mémoire : c'est que les métopes du Parthenon , très dégradées en général, ne sont plus au point de vue qu'elles occupaient jadis sur l'entablement de la colonnade ; - que la frise, mieux conservée en plusieurs parties , n'offre pas non plus, dans l'intérieur d'une salle , l'aspect qu'elle devait avoir dans le pronaos du temple, à l'extérieur et à l'entour de la cella ; – qu'enfin , de l'un et de l'autre frontons, il ne reste LE BRITISH MUSEUM . 93 que les débris des figures latérales, les moins importantes de chaque sujet ; et que les figures du centre , formant la com position principale, n'existent plus, même en débris. Si l'on admire avec tant de passion , si l'on adore d'un culte si fer vent ces parties incomplètes et accessoires, qu'éprouverait- on devant les figures des grands dieux du centre , devant l'impo sant ensemble des frontons complets ? A cette observation j'en ajoute une autre : c'est que les marbres du Parthénon appartiennent à ce moment suprême dans l'histoire des arts d'une nation policée où se trouvent, avec toute l'innocence et toute la pureté du premier âge , la science , la grâce, la force, toutes les qualités d'exécution de l'âge viril , mais encore sans nul mélange des défauts de la décadence. Ce moment unique fut, pour les arts grecs , le siècle de Périclès. Phidias en occupe le point précis , la juste conjonction , comme si Raphaël fût venu un peu plus proche de Giotto , Michel- Ange un peu plus proche de Nicolas de Pise , Palladio un peu plus proche des architectes gothiques, Mozart un peu plus proche de Palestrina , comme enfin si la perfection fût venue un peu plus proche des débuts. En ce sens, et sans autre comparaison , les sculptures de Phidias me semblent plus parfaites même que les tablcaux de Raphaël, que les statues de Michel-Ange, que les monuments de Pal ladio et que les opéras de Mozart. Voilà pourquoi l'on peni dire que ce sont les plus belles auvres d'art qui soient sor tics de la main des hommes. Si rien , dans l'âge moderne, ne leur est absolument compa rable, rien non plus ne les égale , à mon avis , et par les mêmes raisons , dans ce qui nousreste de l'antiquité. Ce n'est assuré ment ni l'Apollon du Belvédère, que, sur la foi de Winckel mann , on s'est trop habitué à mettre au premier rang des @uvres de la statuaire grecque , ni sa compagne ordinaire , la Vénus de Médicis, ni même le prodigieux groupe de Laocoon. L'on sent trop , dans ces statues si admirables qu'elles soient 944 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. d'ailleurs , le fni , la recherche, oserais -je dire l'afféterie, des troisièmes époques. Ce n'est plos Phidias , c'est Praxitèle. La Niobé, plus ancienne et plus simple, se rapproche davan tage des marbres du Parthenon ; et , de tous les chefs-d'œuvre antiques, un seul est du même âge, du même caractère , de la même suprême beauté, la Vénus de Milo. Mais, à mérite égal , une seule statue peut- elle lutter contre tous les bas reliefs d'une longue frise, les hauts - reliefs de seize métopes, et les statues d'un double fronton ? L'on raconte que , pour justifier la possession de ce fameux diamant de Lahore dont je faisais mention tout à l'heure , les Anglais disent que, s'ils l'ont pris, c'est pour empêcher que d'autres le prissent. Ils peuvent donner la même excuse pour la possession des marbres du Parthénon . Certes , lord Elgin les a volés , et les Grecs d'aujourd'hui, voyant le vieux temple de leur Acropole dépouillé de tous ses ornements, ont bien le droit d'en maudire le spoliateur. Mais quand on songe aux dé vastations qu'ils ont tant de fois souſfertes, à la destruction totale des principales statues , à l'odieuse mutilation des autres, an danger que celles - ci couraient d'être entièrement détruites à lcur tour ; - quand on songe que ces précieuses reliques de l'art sont maintenant en lieu de sûreté , et placées plus au centre de l'Europe artiste , - on perd l'envie et presque le droit d'adresser aux Anglais le reproche de piraterie et de brigandage. Quant à moi, si , pendant mes nombreuses et longues dévotions aux marbres de Phidias, un regret est venu troubler l'ardent plaisir de mon admiration , c'est que le vo leur de ces marbres ne fût pas un Français et leur recéleur le musée de Paris. GALERIE D'HAMPTON -COURT. Le palais d'Hampton -Court , composé d'un bizarre amal game de bâtiments anciens et de constructions modernes, est situé à douze milles de Londres, sur la rive droite de la Tamise , qui , lorsqu'on en remonte le cours , grand fleuve de son embouchure jusqu'à la capitale , n'est déjà plus là qu'une petite rivière. Si Windsor, encore dans toute sa splendeur féo dale est le Versailles de l'Angleterre, Hampton -Court en est le Saint- Germain ; et si l'on voulait faire l'histoire de ce vieux château , maintenant abandonné, ce serait faire, en quelque sorte, l'histoire même du pays sous les souverains dont il fut la résidence. Elle est toutefois assez curicuse pour que nous en donnions un aperçu. Le manoir d'Hampton est mentionné dans le Doomsday Book , ce grand cadastre de l'Angleterre, dressé sous Guil laume- le - Conquérant après le partage des terres entre ses ba rons, et qui fut ainsi nommé ( Livre du jour du Jugement) par les Saxons dépossédés. Ce manoir appartenait alors à un cer tain Walter de Saint-Walaric ; sous Édouard -le - Confesseur, il était au comte ( Earl) Algard. En 1214 , une lady Joan Grey (qu'il ne faut pas confondre avec Jeanne Gray) en fit dona tion aux chevaliers hospitaliers de Saint- Jean - de - Jérusalem , depuis chevaliers de Rhodes et de Malte. Il vint ensuite , je ne sais comment , en la possession du cardinal Wolsey. Ce fut ce prélat célèbre qui , en 1515 , lit bâtir l'ancien palais , sous 96 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. la surintendance du gardien des Cinq -Ports , et , dit- on , sur ses propres dessins ; car, ainsi que beaucoup d'autres ecclé siastiques de cette époque, il était versé dans la connaissance de l'architecture. Il en fit sa résidence favorite , et c'était là que ce fils de boucher, bocher's dog, comme l'appelaient ses ennemis, devenu archevêque d’York , cardinal de Cicely, légat du pape, lord haut chancelier d'Angleterre, traitant di rectement avec les anibassadeurs étrangers, et menant à sa suite une garde de huit cents hommes , sans compter les chambellans, médecins , aumôniers, ménestrels , huissiers , cuisiniers, palefreniers, etc. ; c'était là , dis -je , qu'il donnait ces grands festins, ces magnifiques bals masqués, dont il est resté de si pompeuses descriptions. Ce luxe royal excita la jalousie de la cour ; et , pour éviter une disgrâce qu'il en courut plus tard, Wolsey fit don de son château à Henri VIII, en lui disant qu'il avait voulu seulement faire l'essai d'une résidence qui fût digne d'un si grand monarque. Il reçut en échange le manoir de Richmond. En 1538 , un acte du parlement fit Hampton -Court chasse royale , afin que Henri, déjà vieux , pût se livrer , près de Londres, à son exercice favori. Puis , en 1540 , un au're acle convertit ce manor en fief d'honneur ( in honour, c'est-à dire qui ne relevait que de la couronne), et l'emploi de chief Sorward of the honour fut donné dès lors aux plus grands personnages et aux favoris les plus comblés ( 1 ) . Ce fut à ( 1 ) On cite successivement sir Anthony Browne, sir Mich : ël Stanhope, le marquis William de Northampton, le comte Charles de Noilingham , le duc Georges de Buckingham , Christopher Villiers , comte d'Anglesey ; sous Cromwell, le garde du sceau privé , Thomas Smitherly, ei Nathaniel Watherhouse ; sous Char les 11 , le général Monck, devenu duc d'Albemarle ; puis la du chesse de Cleveland, sous le nom de William Young, deux comtes d'Ilalifax, lady Anne North, comtesse de Guilfort, morte en 1797; GALERIE D'HAMPTON -COURT. 97 Hampton - Court, le 12 octobre 1537 , que naquit Édouard VI , fils de Jeanne Seymour , que Henri VIII épousa le lendemain même du supplice d’Anne Boleyn ( 20 mai 1536) , et qui fut la plus aimée de ses ſemmes , peut- être parce qu'elle vécut le moins longtemps. Ce fut encore à Hampton- Court , le 8 août 1540 , que Catherine Howard fut saluée reine , et , le 15 juillet 1543 , que Henri, déjà veuf de cinq femmes, épousa lady Catharine Parr, veuve de lord Latimer. Son successeur enfant, Édouard VI, y tint , en 1551 , un grand chapitre de l'ordre de la Jarretière , où furent créés les ducs de Suffolk et de Northumberland. La reine Marie la catholique y passa la lune de miel, lorsqu'elle épousa Phi lippe II d'Espagne ; et ces deux souverains célébrèrent à Hampton- Court les fêtes de Noël de 1558. Sasæur Élisabeth l'anglicane , devenue reine , prit en affection cette résidence ; on sait qu'elle y fit la Noël avec un grand éclat , en 1572 et 1593. Sous le pédant Jacques Ie ' , fils de Marie- Stuart , quand il vint d'Écosse occuper le trône de la reine- vierge, eurent lien à llampton - Court , en 1603 , ces fameuses conférences entre les presbytériens et les prélats de l'Église établie , sur la question de conformité . La reine Anne, femme de Jacques, y mourut le 2 mars 1618. Jusque-là , Hampton -Court avait paisiblement passé de main en main aux différents princes qui se succédaient sur le trône . Nous allons y voir apparaître un maître nouveau , un autre souverain , le peuple. Charles Ier et sa femme, Hen riette de France , fuyant la peste qui ravageait Londres , s'é taient installés une première fois dans cette résidence en 1625. Ce fut alors qu'on en fit une sorte de musée, et qu'on l'orna d'importants ouvrages d'art. Les cartons de Raphaël y furent apportés à celte époque. Seize ans plus tard , en 1641 , puis , sous Georges III , son frère le duc de Clarence , et , depuis 1837 , la reine douairière Adélaïde, reuve de Guillaume IV . 6 98 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Charles s'y réfugia de nouveau , fuyant un fléau plus terrible que la peste même , car c'était lui qui l'avait excité, la sédi tion populaire. Après les diverses phases de sa lutte contre le parlement et la nation , il y fut ramené prisonnier de guerre , le 24 août 1647 , et gardé , dans un emprisonne ment royal , jusqu'au 11 novembre, jour de sa fuite pour l'île de Wight, d'où il revintà Londres mourir sur l'écha faud . Hampton - Court fut vendu par le parlement, avec d'autres propriétés royales , et acheté aux criées moyennant 10,765 I. 19 s. 6 d. , par un certain John Phelps, membre des com munes. Olivier Cromwell l'acquit en 1656. Il y maria sa fille Elisabeth à lord Falconberg , le 18 novembre 1657 , et y perdit, l'année suivante, sa fille favorite , mistress Claypole. La restauration déposséda la famille du protecteur de son manoir d'Hampton pour le rendre aux Stuarts. Charles II el Jacques II l'habitèrent quelquefois. Mais après la révolution glorieuse de 1688 , Guillaume III adopta Hampton - Court, en fit sa résidence habituelle de campagne, et l'arrangea dans l'état où il est encore aujourd'hui. Ce fut lui qui fit ajouter à l'ancien palais du cardinal Wolsey, — tout entier dans le style gothique, vrai château féodal, avec tourelles , créneaux, meurtrières et machicoulis , - la grande cour à colonnes , dite du Jet d'eau ( Fontain - court ), et les deux grandes fa çades sur le jardin , qui ressemblent, par leur dessin archi tectural , par leur mélange de pierres blanches et de briques rouges , aux parties de Versailles voisines de l'Orangerie. Ces constructions sont l'ouvrage de sir Christopher Wren , l’ar chitecte de Saint- Paul. Ce fut aussi Guillaume III qui fit dessiner dans le goût français , et à l'imitation des jardins de Le Nôtre, le parc d'Hampton. On dit qu'il est en Angleterre le seul de ce genre, mieuxfait cependant pour une promenade publique ou une résidence royale que le jardin anglais, si convenable à une habitation particulière. Pendant les absen. GALERIE D'HAJIPTON - COURT. 99 en ces du roi Guillaume, qui séjourna longtemps en Irlande et dans les Pays-Bas, sa femme l'illustre Marie , habitait d'ordi naire Hampton -Court. On montre encore , dans les jardins , une allée couverte où elle se promenait de préférence , et , dans le palais , une chambre tendue de tapisseries brodées par elle et par ses dames. La reine Anne, Georges Ie , Geor ges II et sa femme Caroline , continuèrent à visiter Hamp ton -Court , qui , depuis Georges III , fut abandonné pour Windsor. Les appartements sont distribués maintenant , manière de retraites , aux vieux officiers de la couronne et aux veuves de ceux qui meurent avec l'emploi. Délaissé par la cour, Hampton est toujours visité par le public de Londres, qui s'y porte en foule les jours de fête, comme à un but de promenade, pour admirer ses jardins et sa galerie . Il y a dans le parc , -outre de vastes allées , de belles eaux et de belles fleurs , - deux curiosités remarquables. L'une est le Labyrinthe, formé par des haies disposées de telle sorle que , si l'on n'a un guide ou un plan à la main, il est à peu près impossible, une fois entré, de trouver une issue à ce dédale inextricable. L'autre est la fameuse treille , bien plus connue chez nos voisins que ne l'est , à Paris, celle de Fontainebleau. Elle ne se compose que d'un seul pied de vigne, le plus grand sans doute qu'il y ait au monde. Planté presque par hasard, il y a maintenant quatre -vingt- trois ans, ce cep est devenu monstrueux , et remplit de ses branches toute une vaste serre , où il trouve une chaleur méridionale. A trois pieds du sol , il a 75 centimètres ( 27 pouces) de circonférence , et l'une de ses branches , repliée sur elle -même, a plus de 100 mètres ( 300 pieds ) de longueur . Cette vigne produit, année commune, 700 kilogrammes de raisin noir, et la ré colte va quelquefois jusqu'à 1,000. On conserve presque toute l'année ces raisins, destinés uniquement à la table de la reine , et qu'on s'accorde à trouver exquis. La galeric de tableaux que renferinc Hampton - Court, et 100 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. qui est la plus considérable de l'Angleterre (au moins parmi les galeries publiques, car il y a de grands seigneurs qui pourraient bien lutter, en ce point aussi , avec leur prince) , comprend sept cents morceaux de peinture et de dessin , saits compter les grandes et curieuses tapisseries d'Arras et de Flandres, qui ornent deux salles attenantes à la grande hall du cardinal Wolsey. Ces tableaux sont dispersés dans les appartements du premier étage , où l'on voit encore des lits , des pric-Dieu , des estrades , des meubles de tous genres qui servaient jadis aux royaux habitants. C'est dire qu'il ne faut chercher dans leur distribution ni ordre quelconque, ni goûl , ni intelligence. Il est difficile , en effet , de voir un plus complet et plus affligeant pêle- mêle , une plus grande .igno . rance des règles qui doivent présider à l'arrangement d'une collection d'ouvrages d'art . Je ne parle pas seulement d'un désordre moral , des époques transposées, des écoles confon dues , de détestables croûtes accolées à des chefs-d'ouvre , d'évidentes copies ou des æuvres apocryphes mêlées à d'in contestables originaux ; je parle aussi d'un désordre matériel, de grossières ébauches mises à hauteur d'appui , tandis que de fines miniatures sont hissées au plafond ; de tableaux dans l'ombre , quands ils mériteraient d'être vus, d'autres en plein soleil , qu'on ne peut voir davantage, d'autres tournés à con tre jour et perdant leur effet. Tout le monde sait, par exem ple , que la plupart des peintures sont éclairées de gauche à droite , et doivent, autant que possible , recevoir le jour dans cette direction , pour que la lumière et les ombres soient à leur place ; tout le monde sait aussi qu'en rangeant des ta bleaux dans une pièce éclairée latéralement, et ne recevant pas le jour d'en haut, on éprouve toujours l'embarras d'avoir trop de cadres pour l'un des deux côtés, pas assez pour l'au tre. Eh bien , à Hampton - Court, on a si bien calculé la dis position des cadres , que, s'il se trouve par bonheur un ta bleau éclairé de droite à gauche, et pouvant aller à droite GALERIE D’UJAMPTON - COURT. 101 avec son jour propre , il est certainement pendu de l'autre côté . Je citerai , entre tous, une belle Foi de Guerchin , qui aurait dû occuper un panneau de droite , au licu d'autres ta bleaux placés à contre - jour, et qui est justement sur le pan neau de gauche , soumise au même inconvénient. C'est bien trouvé pour un ouvrage de Guerchin, celui de tous les pein tres peut-être qui , par l'éclat lumineux et transparent de son coloris , exige davantage l’exacte application de la lumière. Malgré ce regrettable désordre, la collection d'Ilamplon Court est justement célèbre par deux genres d'ouvrages dont elle a , sans contredit, les plus précieux échantillons qu'il y ait au monde, les peintures d'Holbein et les cartons de Raphaël. Ni l'artiste allemand , ni l'artiste romain n'ont laissé nulle part , même dans leur patrie , de plus belles cuvres en ces deux pres. Je crois ne pouvoir mieux faire que dc commencer par l'un et finir par l'autre cette revue de la ga lerie d'Hampton- Court. Entre les deux, je citerai les ou vrages des diverses écoles qui m'ont paru le plus dignes d'être cherchés et remarqués dans cette masse confuse, où , même en laissant à part ces deux illustres noms, l'on trouverait encore , avec un peu de goût et beaucoup de sévérité , à for mer un précieux cabinet. Hans ou Jean Holbein, le fils , qu'on croit communément né à Bâle, vers 1495 , mais qui naquit réellement à Augs bourg , en 1498, se décida , bien jeune encore (en 1526) , à passer en Angleterre, non - seulement parce que son ami Érasme lui donna des lettres pressantes de recommandation pour le chancelier Thomas Morus , mais surtout parce que sa femme, acariâtre comme celle de Socrate, lui rendait in supportable le séjour de leur pays. Ses æuvres sont partagées entre les palais de Londres , de Windsor et de Hampton . Court ; mais ce dernier a la plus nombreuse et la meilleure part. On y comple vingt-sept tableaux de llolbein , réunis presque tous dans la grande pièce appelée her Majesty's 6 . 102 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Gallery. Les plus remarquables me paraissent être : parmi les portraits, Henri VIII et sa famille , la reine Marie, la reine Elisabeth enfant, puis jeune fille , François ler , Érasme, répété deux fois, Frobenius, Reskemeer, sir Henri Guilford , lady Vaux , le comte de Surrey , en pied et de gran deur naturelle , le bouffon de Henri VIII , vu riant derrière une fenêtre en vitraux , le père et la mère d'Holbein , sa femme, enfin lui -même, jeune et vieux ; parmi les tableaux , l'entrevue de Henri VIII et de François ſer au camp du Drap d'or, celle de Henri VIII et de l'empereur Maximilien , la bataille de Pavie , la bataille de Spurs, et la Madeleine au tom. beau du Christ ( Noli me tangere ). Je n'ai pas besoin de faire comprendre aux admirateurs d'Holbein , de sa manière à la fois si naïve et si savante , où la vérité , qu'il cherchait pour premier mérite , n'excluait aucun de ceux que l'art réunit encore , combien une telle collection est intéressante et précieuse . L'artiste s'y montre tout entier , dans ses débuts , dans ses changements , dans ses progrès , tels qu'on pourrait douter , en voyant ses pre miers et ses derniers ouvrages , que la même main les eût produits. On le trouve toujours exact et correct , toujours esclave scrupuleus de la nature ; mais il est d'abord froid , dur , compassé ; tout , chez lui , est sacrifié à la ligne. En peignant sur le bois ou la toile , il semble graver au burin sur une planche de cuivre. Peu à peu , sa manière devient plus douce , plus suave , plus élégante ; la couleur aussi , d'abord sèche et morne , prend de la pâte , de la transpa rence , de la chaleur, de l'éclat. Il se montre enfin tout à la fois grand dessinateur et grand coloriste : il est peintre achevé. Ce dernier degré de perfection se voit principalement dans les wuvres de son âge mûr, presque de sa vicillesse , dont les dates attestent l'époque ; par exemple , parmi les tableaux , la Madeleine au tombeau du Christ, qu'on croirait , à la GALERIE D'HAMPTON - COURT. 103 vigueur d'expression , l'auvre d'un maître italien ; parini les portraits , le sien propre , faisant pendant de celui de sa femme , tous deux fort âgés , ou celui du comte de Surrey, habillé de rouge des pieds à la tête , portrait dans lequel Hol bein a vaincu cette difficulté de coloris dont Velazquez aussi s'est joué, cent ans plus tard , dans le portrait du pape Inno cent X. Jusque - là , je n'avais guère vu d'Holbein que des productions de sa jeunesse , presque toutes dans ce style dur et sec qu'il a successivement amélioré. Il faut visiter Hampton Court pour savoir jusqu'où il a porté les qualités qui lui manquaient d'abord , pour savoir combien il a été grand et complet. Presque toujours , c'est dans quelque localité spé ciale que chaque maitre se fait le mieux comprendre et le plus admirer : Raphaël à Rome , Titien à Venise et à Ma drid , Corrége à Parme et à Dresde , Andrea del Sarto à Flo rence, Poussin à Paris , Claude à Londres, Albert Durer à Vienne, Paul Potter à la llaye et à Saint - Pétersbourg ; Ilol bein est à Hampton- Court. Outre l'étude d'Holbein lui-même, qui avait le rare et pré cieux avantage de peindre également des deux mains , il y en aurait encore une autre , et fort curieuse , à faire dans ses ouvrages . Parmi ces portraits de famille , ces entrevues de souverains , ces batailles, ces tournois, on retrouve les cos tumes , les habitudes , les maurs d'une époque fameuse qui vit à la fois Charles Quint, François Ier, Henri VIII , Léon X, un nouveau monde découvert et conquis , deux réformes re ligieuses , et ce progrès gigantesque dans les lettres, les scien ces, les arts , qu'on appelle la Renaissance. Mais il faut lais ser à d'autres ce sujet , qui n'est pas le mien , et revenir aux tableaux de la galerie. Pour achever l'école allemande , ou du moins celle d'Ilol bein , je citerai quelques portraits de Janet ( François Clouet ), que les Anglais nomment Janelle , excellent imitateur du maître, ct digne d'être souvent confondu avec lui; quelques 104 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. 即portraits de Lucas de Heere, duquel on peut faire à peu près le même éloge ; de Van Bassen et de Janssen , qui a peint , entre autres , le beau Georges Villiers , duc de Buckingham. En voyant celle tête noble et gracieuse , on excuse aisément la tendre faiblesse d’Anne d'Autriche. Du reste , à ceux qui ont voulu faire de ce duc de Buckingham le père de Louis XIV, on peut leur affirmer qu'il n'existe aucun rapport entre la f gure du nobleman anglais et celle du grand roi . Cela dit sans vouloir nullement décider la question , mais comme un fait qui a son importance. Holbein et ses disciples tiennent de si près aux Hollandais et Flamands , à Lucas de Leyde , par exemple , que je pas serai d'abord à l'école flamande . On pourrait , dans Hampton. Court , écrire l'histoire entière de cette école , histoire qui s'écrirait elle -même si l'on avait mis quelque ordre dans la distribution des tableaux. En effet , outre deux ou trois ou. vrages , peu importants , il est vrai , attribués à Lucas Dani mesz , si connusparminous sous le nom de Lucas de Leyde , el en Italie sous celui de Luca d'Olanda , nous trouvons là une Madone, un Adam el Eve, et cinq ou six portraits de Jean Gossaert , de Maubeuge , qu'on appelle , en dénaturant le nom de sa ville natale , Jean de Mabuse ; puis trois mor ceaux importants de Martin Van - Veen , nommé Hemskerck , du licu de sa naissance , et surnomméle Raphaël hollandais. Ce sont le Christ guérissant les malades, Jonas dans la balcine, la Mort et le Jugement dernier. Les tableaux de Hemskerck ont d'autant plus de prix qu'ils sont devenus d'une extrême rareté , depuis que les Espagnols , à la prise de Harlem , en 1572 , eurent brûlé presque loutes les æuvres du peintre prostestant (1 ) . Il est juste de citer encore , dans 11HT1TH ( 1 ) Il y a un autre Hemskerck , dont le prénom est Egbert , peintre de petits sujets, qu'il ne faut pas confondre avec l'ancien Martin Van - Veen . GALERIE D'HAMPTON -COURT. 105 la haute école flamande , un Saint Jérôme, de J. de Henissen , maître peu connu , dont les ouvrages sont rares aussi , et confondus d'habitude avec ceux d'Albert Durer , qu'il imita , bien que les sujets soient traités en proportions beaucoup plus grandes, et qu'on y sente une connaissance plus avancée des procédés matériels de l'art . On trouve ensuite à Hampton- Court quelques tableaux des Breughel , et quelques portraits attribués à Porbus , dont la plupart sont évidemment apocryphes. Puis un grand tableau de Rubens , Dianc et ses Nymphes surprises dans leur som meil par des satyres , dont les animaux sont de Sneyders , et une Vénus , de Titien , copiée par Rubens. L'illustre Anver sois apporta cette Diane et copia cette Vénus lors de la vi sile qu'il fit à Charles Ier , en 1629. Il y a aussi un Rabbin juif , de Rembrandt, répété par Gainsborough , et de plus , une infinité de tableaux des maîtres qu'on désigne sous le nom de petits Flamands , Téniers, Van- de- Velde , Wynants, Cuyp, Berghem , Paul Brill , Backuisen , Skalken , Wou vermans , Poelembourg , etc. Je n'ai rien vu de préférable à ce qu'on rencontre dans tous les cabinets des amateurs de ces peintures; on pourrait dire , au contraire , que ces ta bleaux ne sont pas de premier choix , et qu'on a laissé là tout ce qui n'a pas semblé digne d'orner le palais de Lon dres (Buckingham Palace , où se trouve une collection de Flamands bien supérieure. Van - Dyck , le fécond Van Dyck , qui a jusqu'à vingt-deux portraits dans la seule salle du bal , à Windsor, n'en a pas ici plus de trois ou quatre : un Charles (er à cheval, qui ne me semble pas mériter , parmi les æuvres du maître , toute sa réputation" , et une mistress Lemon , qu'ont faite belle à l'envi la nature et l'art. Si les æuvres de Van -Dyck sont rares à Hamplon -Court, en revanche , celles de son disciple Pierre Van - der- Faës , que les Anglais nomment sir Peter Lely, sont très ilonubreuses. Il a laissé une curieuse galerie des princi 106 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. paux personnages , seigneurs et dames , qui formaient la cour de Charles II. Versailles n'a , certes , rien d'aussi complet et d'aussi authentique. On peut joindre à cette collection celle des portraits d'un autre Allemand naturalisé An glais , sir Godfrey Kneller, qui , bien que très inférieur à Lely comme artiste , a sa statue dans Westminster , après avoir été peintre officiel de Charles II , de Jacques II , de Guillaume III , de la reine Anne et de Georges Jer . Parmi eux se trouve Newton et Locke. On peut y joindre aussi les portraits de Van -Somers , presque tous en pied , et d'un mérite éminent. Le plus remarquable est certainement celui de Christian IV, - roi de Danemarck , et beau - frère de Jacques ler, -por teur d'une farouche figure de bandit, telle que Caravage, Ri bera et Salvator n'en ont jamais imaginé de semblable. Puisque j'ai nommé Lely et Kneller , je voudrais en finir avec l'école anglaise. Aussi bien , comme il n'y a rien de Hogarth, de Reynolds, de Gainsborough (sauf deux portraits et une copie de Rembrandt), de Wilkie , de Lawrence , je n'aurai guère à mentionner qu'une énorme collection des @uvres de Benjamin West, ce malheureux imitateur de l'é cole de David , dont il a outré tous les défauts sans atteindre aucune des qualités, et de qui les ouvrages , s'ils peuvent faire quelque effet, traduits en gravures à la manière noire, ne sauraient, sous aucun rapport, prendre un rang hono rable dans la haute peinture , à laquelle ils ont pourtant la prétention d'appartenir. Ayant nommé West, il serait in juste de ne pas nommer aussi sir William Beechey, auteur d'un grand tableau anecdotique qui représente Georges III passant la revue du 10° régiment de dragons, tableau fort goûté de la foule , et qu'on peut effectivement placer à côté des batailles d'Horace Vernet. Après cette nuée de portraits historiques dont les auteurs sont connus , il en reste un grand nombre, et d'importants, soit par le personnage qu'ils représentent, soit même par la GALERIE D'HAMPTON - COURT. 107 beauté du travail , de qui les auteurs ne sont point indiqués. Je citerai , par exemple , un Charles XII , un Frédéric II , un Guillaume de Nassau , prince d'Orange, un Guillaume III , son petit- fils, un Louis XIV , un Louis XV; puis , dans un au tre ordre de célébrités , un Michel Ange , un Jules Romain, un Tintoret , un Shakspeare à trente - quatre ans, une Jeanne Shore, un vieux compositeur que son cadre nomme Abel , etc. Les écoles d'Italie n'ont que des échantillons , faibles pour la plupart , et dispersés dans les galeries, les salles , les cabi nets. On a seulement rassemblé , autour de la grande salle à manger (public dining - room ), où sont les modèles en bois de divers palais, neuf grands cadres égaux du vieil Andrea Mantegna. Peints sur toile, mais simplement à la détrempe , ils représentent, dans leur série , le Triomphe de Jules César. C'étaient sans doute les cartons séparés de la longue fresque circulaire que Mantegna peignit, sous le même titre , pour le marquis Lodovico Gonzaga, dans le château de San Sebastiano , à Mantoue. Cette collection me semble aussi in téressante que curieuse ; car ces peintures, d'un grand , no ble et vigoureux dessin , sont bien de Mantegna , et je ne crois pas qu'il y ait rien de pareil dans son æuvre entière pour la dimension et le style. C'est assurément, après les cartons de Raphaël, et avec lesmeilleures peintures de Holbein , la perle d'Hampton -Court. Maintenant, si nous cherchons , dans cet incroyable pêle mêle , à reconnaître et à rapprocher les æuvres des écoles et des maîtres , voici , j'imagine, ce qu'on peut rencontrer de mieux. Parmi les Florentins : peut- être une Hérodiade devant la tête de saint Jean -Baptiste , par Léonard de Vinci ; mais les deux autres tableaux attribués à ce maître, Jésus ct Saint Jean , et un lomme enseignant un tour , ainsi qu'une Madone attribuée à Andrea del Sarto , sont évidemment apocryphes. Le premier des trois, qui est le moins mauvais , 108 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. n'est pas même une des nombreuses répétitions de ce sujet, puisque le copiste a négligé la fine bordure architecturale que Léonard a mise comme un encadrement à son tableau primitif. Si l'on veut rattacher un moment Corrége à cette école , on peut accepter , mais certes je ne m'en fais point garant , une très gracieuse Sainte Catherine , et le portrait du sculpteur Baccio Bandinelli , cet envieux, ce larron , qui, par haine de Michel- Ange , déchira le carton de la Guerre des Pisans. Un portrait de la main de Corrége serait bien précieux ; celui - là , en tout cas , est une cuvre distinguée , et réellement peinte à la manière du maître de Parme , autant qu'on peut le juger à la grande distance où il est du spec tateur. Parmi les Romains : quelques petits ouvrages de Perio del Vaga , et une série d'esquisses mythologiques par Jules Ro main , vigoureusement tracées , mais où l'on voit clairement combien leur auteur , tombant aussi dans la recherche des effets, s'éloigne de la simplicité et de la pureté de son divin maître ; -- un Auguste devant la Sibylle , par Pierre de Cortone, et un Saint François de Carle Maratie. Parmi les Vénitiens : quelques tableaux de Giorgion, en tre autres Actéon et Diane , une Madone, un Saint Guil laume, une Adoration des Bergers; et son propre portrait; plusieurs portraits de Titien, tous en buste , et quelques uns fort beaux : Alexandre de Médicis, Ignace de Loyola, l'oncle du peintre , etc. , et quelques tableaux aussi , une Sainte Famille, une Vénus, une Lucrèce, un David vain queur, et une très belle Madeleine, qui est malheureusement pendue au plafond presque hors de la vue, -- une Annoncia tion , un Mariage de Sainte Catherine, une sainte Cathe rine à l'autel, une Madone , et d'autres ouvrages de Paul Véronèse , sans grande importance, et quelques vastes compo sitions de son imitateur , de son plagiaire , Ricci ; - divers tableaux et portraits de Tintoret , les Muses, la Présentation GALERIE D'HAMPTON -COURT. 109 d'Esther , l'Expulsion de l'hérésie , Saint Georges et la princesse Théodolinde, un Chevalier de Malle, un Sénaleur de Venise ; enfin la vue, en perspective chinoise , d'un La byrinthe de jardin , qui, ne pouvant avoir été copié sur celui du parc d'Hampton - Court, peut très bien , au contraire, en avoir été le modèle ; - une Dame espagnole , de Sébastien del Piombo ; divers ouvrages des Palma, des Bassano , de Pâris Bordone ; enfin une belle vue des Ruines du Coly sée , par Canaletto. Parmi les Bolonais : une Assomption , de Denis Calvaert , le Flamand établi à Bologne; une Cléopâtre de Louis Car rache ; des Charités d'Annibal; une Foi et un Guerrier de Guerchin , ainsi que son portrait par lui- même ; une Judith de Guide , répétée deux fois, etc. Parmi les Napolitains : un Moïse frappant le rocher, de Salvator Rosa ; les Mages et douze tableaux représentant l'H stoire de Psyché, par Lucas Giordano, etc. Les Français ont une part assez distinguée dans la galeric d'Hampton-Court. Outre un Christ aux Oliviers et une Danse de nymphes et de satyres , qu'on peut accepter pour @uvres de Nicolas Poussin ; outre un Port de mer attribué à Claude , mais placé trop loin pour qu'on puisse en vérifier l'authenticité , il y a plusieurs jolis petits tableaux du Bour guignon (Jacques Courtois) ; un Louis XIV, par Mignard ; une Madame de Pompadour , par Greuze , et même un Louis XVIII, par Pierre Guérin. Quant aux Espagnols, c'est toujours, dans les anciennes galeries , la partie la plus faible et la plus controversable . Ribera , qu’on mêlait aux Italiens, est à peu près le seul peintre de son pays dont les ouvrages aient été, jusqu'au temps pré sent, connus et appréciés. Hampton - Court a de lui un très beau Saint Jean , sottement placé trop haut, comme la Madeleine de Titien , dont il fait le pendant, à côté d'un ancien dais ou baldaquin ; puis un curieux tableau représentant le docteur 7 110 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. ( cossais John Duns, ou Duns Scotus , lequel , ayant fait væu, dit sa légende , de traduire, sans manger, toutes les Ecritures, mourut d'inanition au dernier chapitre de sa tâ che. Velazquez est représenté par les portraits en pied de son royal ami Philippe IV et de la reine sa femme. Ces por traits viennent au moins de son atelier, s'ils ne sont tout en tiers de sa main ; mais ils appartiennent à l'espèce de ceux qu'on peut appeler de pacotille, et que le roi d'Espagne en voyait en présent ou en échange aux autres souverains de la chrétienté. Quant à Murillo, son nom se lit également sur trois ou quatre cadres . Mais comment s'y trouve- t -il encore, après que de véritables cuvres du peintre de Séville ont pé nétré en Angleterre ? Commeni n'a - t -on pas senti quelque honte à le charger des monstruosités révoltantes qui portent son nom ? Outre deux ou trois petits paysans, peints en en luminure, on lui attribue un portrait de don Carlos , fils ile Philippe IV, c'est-à -dire de Charles II enfant. Ce portrait, qui est , du reste , un assez bon ouvrage, et probablement de Carreño , porte la date de 1665. Or, Murillo ayait quitté Madrid , pour n'y plus revenir, en 1695 ; et Charles II , qui fut justement proclamé roi en cette année 1665, n'alla ja mais à Séville . Voilà , certes , un tableau bien nommé. Et cependant, combien il y aurait d'histoires semblables à faire, si l'on avait toujours les dates à sa disposition pour contrôler Tauthenticité des anyres . Commencée par Holbein , cette revuede la galerie d'Hamp. ton- Court doit , nous l'avons dit , se terminer par Raphaël. Arrivons enfin à ses célèbres cartons. D'abord , pourquoi, peints à Rome pour un pape, sont- ils dans un château d'An gleterre , et la propriété d'un monarque hérétique ? C'est une histoire fort simple, et que l'on peut conter en quelques mots. » Sa Sainteté ( Léon X ), dit Vasari, désirant avoir de très riches tapisseries tissues d'or et de soie , Raphaël en dessina GALERIE D'HAMPTON -COURT. 111 et coloria lui - même tous les cartons. On les envoya en Flan dres (à Arras) , et les tapisseries furent transportées à Rome aussitôt leur achèvement. Rien n'est plus merveilleux. Ce travail , que l'on prend pour l'ouvrage d'un habile pinceau , semble l'effet d'un art surnaturel plutôt que de l'industrie humaine. Les tapisseries coutèrent 70,000 écus ( 1 ) . » Ces cartons, que Raphaël acheva en 1520 , l'année même de sa mort, représentaient des sujets pris dans les Evangélistes et les Actes des Apôtres , et le travail de leur reproduction en tapisseries fut surveillé par Bernard Van - Orley et Michel Coxcie , tous deux Flamands, tous deux élèves de Raphaël. Ils étaient au nombre de douze. Mais, soit dans les manufactu res , où ils furent coupés en lambeaux perpendiculaires, soit en voyage, soit par des accidents dont la tradition n'a pas conservé le souvenir, cinq de ces cartons ont disparu. Les sept conservés, et qui sont, heureusement, les plus beaux par la composition et le style ( ce que fait aisément reconnaitre la vue des douze tapisseries ), furent acquis , pour Charles ler , par Rubens, après son séjour en Angleterre ( 1629) et l'am bassade secrète dont l'avait chargé Philippe IV d'Espagne. Charles ler laissa longtemps ces vénérables lambeaux enfouis dans des caisses. Après sa mort, ils furent mis en vente, achetés par Cromwell, puis enfin réunis et restaurés sous le roi Guillaume , qui leur consacra une grande pièce , en forme de galerie , de son château favori d'Hampton - Court, où ils sont encadrés dans la boiserie et rangés convenablement. Cinq d'entre eux remplissent le grand panneau du fond , en ( 1) Il fut fait au moins deux exemplaires des tapisseries d'Arras sur les cartons de Raphaël, car, outre la collection complète que possède le Vatican , il s'en trouve neuf des douze dans le Ge mælde- Sammlung de Berlin , savoir : la copie des sept cartons d'Hampton -Court, puis, en outre, le Martyre de saint Étienne et la Conversion de saint Paul. 112 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. face des fenêtres. Ce sont : au milieu , la Piche miraculeuse; à gauche, Saint Pierre et saint Jean guérissant un boi teux à la porte du temple, et Elymas le sorcier frappé de cécité par saint Paul ; à droite , Saint Paul et Saint Bar nabé à Lystres, et la Prédication de saint Paul à Athènes, Les deux autres, Ananias frappé de mori, et Jésus donnant les clefs à saint Pierre, occupent les murs latéraux , au dessus des portes. Cette disposition est bien entenduc, et permet de saisir facilement l'ensemble de l'auvre aussi bien que les détails de chaque composition. Malheureusement les cadres sont placés trop haut, trop loin des vues même les plus perçantes ; et les fenêtres, ouvertes sur une cour, ne donnent pas tout le jour et toute la lumière qui devraient éclairer de telles æuvres. Ces cartons de Raphaël ne sont point, comme les cartons ordinaires, de simples dessins au crayon noir sur du papier gris ou blanc. Pour servir de modèles à des tapisseries , et non pas seulement de préparations à des tableaux , ils de vaient être coloriés. Aussi sont - ce de véritables peintures à la détrempe, lesquelles , placées dans des boiseries qui cou vrent les murailles, font précisément l'effet de peintures à fresque. Le noin de cartons n'en donne donc qu'une idéc fort incomplète ; ce sont plutôt des tableaux. Il serait superflu , sans doute , d'essayer une description minutieuse de ces sept grandes compositions, que la gravure a fait connaître, autant qu'il lui est permis , et parmi les quelles , si j'osais indiquer une préférence , je citerais en premier lieu la Pêche miraculeuse , la Mort d'Ananias et la Prédication de saint Paul. Il suffil de dire que, tracées dans la dernière époque de la vie de leur auteur, lorsque Raphaël, grandissant toujours, avait atteint l'extrême éléva tion du génie et du talent , elles semblent aussi l'extrêine expression de la grande peinture monumentale. Je n'en ex copte pas même la chapelle Sixtine, où se trouvent la fresque GALERIE D'HAMPTON -COURT. 113 >>l'on peut et le plafond de Michel-Ange. « Là , s'écrie M. Quatremère » de Quincy, Raphaël s'est élevé au -dessus de lui-même; et faire de la collection de ces mémorables compo - sitions, le couronnement, non pas seulement de ses pro » ductions , mais de toutes celles du génie des modernes dans » la peinture. » Pour moi , Raphaël est aussi grand dans la galerie d'Hampton - Court que dans les Chambres mêmes du Vatican . Que puis-je dire de plus ? Ici et là , il est le prince de l'art ; ici et là , comme devant tous ses chefs -d'æu vre, il faut voir, sentir et adorer. Ce n'est donc pas seulement la promenade de Londres à Hampton - Court que mérite ce merveilleux trésor gardé dans le vicux manoir du cardinal Wolsey ; c'est le voyage en An gleterre, et de quelque part où réside un sincère admirateur du bean , du grand , du sublime dans les arts . GALERIES PARTICULIÈRES. Rivaux en tout de la royauté , les noblemen anglais ont fondé fréquemment, dans leurs majorats héréditaires , des collections d'art rivales de celle des rois à Hampton-Court ; et , comme les palais des anciens princes souverains à Vienne, plusieurs hôtels de Londres renferment de véritables musées. Là bas ce sont, par exemple, les princes de Lichtenstein et Esterhazy; ici , le marquis de Westminster, le duc de Su therland , le duc de Bridgewater, etc. Le premier de ceux- ci , dont la vaste et riche habitation se nomme Grosvenor- House, est un des plus fameux exem ples de ces fortunes colossales et toujours croissantes qu'a fondées et qu'entretient le droit d'aînesse, lesquelles, com parées aux horribles misères de la foule déshéritée, suffisent pour expliquer et pour absoudre le chartisme. Longtemps on a vu dans la galerie de Grosvenor- House, parmi les ta bleaux qui la composent, et sous un cadre doré pareil aux autres , un billet de banque de 100 mille livres sterlings ( 2,500,000 francs ). Le vol d'une si grosse valeur sous une si légère apparence n'était pas à craindre, car il n'avait été créé que deux billets de cette valeur ( l'autre était au roi ) , et la banque n'eût payé le seul qui restait en circulation qu'à son propriétaire connu . Mais cela disait à tous les yeux que le marquis de Westminster était assez riche et assez généreux GALERIES PARTICULIÈRES. 115 pour faire annuellement cadeau à la banque d'Angleterre du revenu de deux millions et derni . Ce singulier trophée de richesse vaniteuse a disparu depuis la dernière transmission du majorat. A quoi servait- il ? Il en reste d'autres, plus réellement précieux , et représentant aussi un gros capital sans revenu , qui prouvent, en même temps que l'opulence du maître, le noble et judicieux emploi qu'il en sait faire . Ce sont les tableaux de sa galerie. Elle comprend toutes les écoles , anglaise, italienne, fla mande, espagnole, française. Si je nomme l'anglaise avant les autres , ce n'est pas seulement parce que nous sommes en Angleterre, mais parce qu'une juste fierté l'a fait placer au premier rang... par ordre de progression dans les salles de l'hôtel : elle occupe l'antichambre. Les autres écoles sont confondues dans les salons. Nous trouvons donc , en entrant, d'abord une charmante composition de Hogarth , le Poète dans son grenier, fine et spirituelle comme de coutume , mais, ce qui est plus rare, d'un dessin soigné et même d'une bonne couleur. Hogarth s'est surpassé dans cette cuvre. – De Gainsborough, un très énergique Paysage dans le style de Salvator Rosa , et deux bons portraits d'hommes à la manière anglaise, c'est- à - dire peu finis, fórt lâchés , presque de simples ébauches , se bor nant à l'à peu près. - De Reynolds, un portrait de la célèbre mistriss Siddons, personnifiant la tragédie , répétition de celui de Dulwich -Gallery, mais autrement traité . - De Boning tón , une Flaque d'eau et des canards, son sujet ordinaire , peint à l'huile cette fois, et qui fait regretter ses aquarelles. - Enfin quelques toiles de Benjamin West, ce lointain dis ciple de David , dont les œuvres pompeuses, raides ct déco lorées ne sont supportables que traduites en gravures ou même en vignettes. L'école italienne commence avec le nom sacré de Raphaël. Je ne parle pas toutefois d'une Suinte Famille fort dou 116 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. tcuse , qui semble peinte par Andrea del Sarto sur un dessin de l'école romaine, comme sa copie du Léon X; mais de deux fort petits et fort précieux schizzi (esquisses ), l'E1 fant- Dieu adoré et Saint Luc peignant la Madone, qui sont, quoiqu'en figurines, dans la grande et sublime manière des cartons d'Hampton-Court. Titien vient ensuite, avec un excellent portrait de cette belle maîtresse du marquis de Guasto que nous avons aussi dans notre musée du Louvre ; - un grand paysage , étoffé , comme disent les Flamands, d'une nymphe couchée, à la ſaçon des Vénus de Florence et de Madrid ; une Femme adultère, sans grande importance malgré ses nombreux per sonnages, et un Cristo della moneta , simple copie du chef- d'æuvre qui se voit à Dresde. Véronèse accompagne Titien avec une Annonciation et une Sainte Famille, dont la belle couleur d'argent fait pardonner la composition un peu tourmentée. De Venise nous passons à Florence , mais pour y trouver seulement Andrea del Sarto et l'une des nombreuses repro ductions de sa Sainte Famille, où l'on voit sainte Anne coiffée d'un vaste bonnet blanc. Bologne est représentée par Guido Reni, qui a là une reproduction de sa Fortune, un Saint Jean - Baptiste dans la manière énergique de Cara vage , el une charmante Adoration des Bergers en figurines, imitant la fameuse Nuit de Corrége. En figurines aussi, et non moins charmant, est un autre tableau bolonais , Saint Antoine de Padoue recevant la miraculeuse visite de Marie et de Jésus. On l'attribue à Ludovic Carrache, qui n'a guère peint que de grandes toiles et des personnages de taille outre nature. N'est- ce pas plutôt d'Annibal, si célèbre par ses pe tits cadres, ses lunette, dont il enseigna l'art à Dominiquin ? Quant à Naples, il est représenté par trois grands tableaux de Salvator Rosa, tous trois horriblement sombres, et dont les sujets sont à peine explicables. C'est une preuve nouvelle que GALERIES PARTICULIÈRES . 117 Salvator n'est réellement grand que dans ses petits tableaux de chevalet. Canaletto Antonio Canale, l'oncle ), nous ramène à Venise, et nous montre une Fête sur la place Saint-Marc , où, parmi la foule , bariolée des ridicules costumes du siècle dernier, on lâche quelques boufs retenus par les cornes. Enfin Raphaël Mengs, le Saxon fait Italien , termine le cycle des écoles ila liennes , aujourd'hui tombées et disparues , avec un ouvrage de quelque importance : Joseph averli par l'Ange qu'il ne prenne pas à mal la miraculeuse grossesse de sa fiancéc. Si les Italiens , comme on voit , tiennent une belle place dans la galerie de Grosvenor- House , les Flamands sont en core plus largement partagés. La longue série de leurs æuvres commence par une précieuse relique du grand Van - Eyck , un excellent triptyque qui représente , sur le panneau central, le Christ entre sa mère et son disciple bien - aimé, sur les vo lets , la Madeleine et Saint Jean - Baptisie. Malgré son grand âge de quatre siècles passés , ce triptyque est d'une conservation aussi merveilleuse que la peinture. De Jean de Bruges il faut passer sans intervalle jusqu'à Rubens , qui n'a pas moins de sept ouvrages importants : d'abord quatre im menses toiles faites pour des églises , d'une exécutiou faible et mélangée , où l'on voit clairementla main des élèves bro chant et brossant sur le canevas du maître ; -puis une Ado ration des Mages , plus belle parce qu'elle est plus du maître lui même ; - puis un Renvoi d'Agar , excellent et char mant tableau de chevalet , où nulle aide étrangère ne se laisse apercevoir ; - puis enfin un vrai Capo d'opera , un chef d'æuvre , dans toute la portée , dans toute la puissance de ce mot trop prodigué. C'est une composition très mythologique, très érotique , qu'à Naples on mettrait dans les cabinets ré servés , et que je ne sais trop , pour ma part , de quel nom appeler. Hercule et Junon , en conversation criminelle , sont surpris par Vénus , qui sourit de la chute de sa rivale , 1 7 . 118 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. comme Célimène des coquetteries d'Arsinoé , et qui , pour prendre sa revanche du filet de Vulcain , envoie l'Amour avertir Jupiter en pleine cour de l'Olympe. Je ne croyais pas que l'acariâtre et hautaine moitié du maître des dieux eût jamais perdu le droit de faire enrager son mari et de persé cuter ses maîtresses , ni que la belle et douce Cythérée eût jamais vengé ses injures , même contre une rivale prude et vindicative . Il me semble que Rubens a inventé là une apo logue morale qui n'est ni dans Ovide , ni dans Varron ; et certes il a traité ce sujet comme s'il en fût doublement le père , par le fond et par la forme. En effet, histoire ou ro man , ce tableau doit être rangé parmi ses plus incompara bles ouvrages , ceux où tout est de sa main , ceux où il a porté au dernier degré possible la puissance de la couleur et du modelé. C'est la perle et l'honneur de la galerie. Nous n'a vons rien au Louvre qui l'égale , et rien ne le surpasse, rien ne l'égale peut-être , dans les plus riches collections des Flandres , de l'Espagne et de l'Allemagne. Après Rubens , il ne reste à citer , parmi ceux qu'on nomme les grands Flamands, qu’une Madone de Van Dyck , fort belle de style et d'effet , -- quelques beaux por traits de Rembrandt, outre un Renvoi d'Agar, en figurines, étrange , j'allais dire ignoble compesition, et l'un des paysages, en fort petit nombre , auxquels il s'est amusé; - enfin deux grandes Chasses de Sneyders , l'une aux lions , l'autre aux ours , par deschiens , loutes deux invraisemblables , surtout la première , car jamais chiens , si nombreux et si brates qu'ils fussent, ne se sont attaqués à sa majesté lionne, mais très belles , très animées , très énergiques. Quant aux Petits Flamands, leurs auvres sont là , comme partout , un vrai mare magnum , une mer sans rivages. Voici d'abord le fécond David Téniers avec quelques toiles , l'une, entre autres , de très grande dimension , chose rare , mais fort négligée, peu couverte et peu finie , chose plus rare GALERIES PARTICULIÈRES. 119 leur ; encore ; - pois l'autre prodige de fécondité , Philippe Wou wermans, avec quelques échantillons faibles et de mince va puis Gérard Dow , avec une Dame allaitant, petit cadre charmant et délicat ; – puis la foule des paysagistes : de Jacques Ruysdaël, leur chef, la Vue d'un pays plat , à lignes droites , à lointain perdu , cuvre fine , réfléchie , et profondément triste , comme toujours ; —de Berghem et de Both ( d'Italie) , deux vastes et belles pages ; -d'Albert Cuyp,, quelques ouvrages importants, entre autres un Clair de lune sur les bords d'un lac, où paissent quelques vaches attardées. Je n'ai pas souvenir d'avoir vu nulle part , même dans Van-der Neer, de tableau où l'on ait porté si loin l'obscurité de la nuit ; - d'Hobbéma, de l'introuvable Hobbéma, deux grands pen dants très clairs et très lumineux ; -- d'Adrien et de Guillaume Van -de -Velde, un vaste paysage peuplé d'animaux et une belle marine calme ; -du patient Van -der Heyden, un Jardin de couvent, aussi prodigieusement terminé qu'une tête de Den ner ; - de Fyt , quelques natures mortes , -- enfin , de Paul Potter, un Troupeau de vaches et de moutons sous des saules dans une prairie. En pleine lumière , éclairé des chauds rayonsdu soleil d'été , ce paysage rappelle , par son audace et son bonheur, la fameuse Vache qui pisse ( pardon de ce terme consacré), honneur du musée de l'Ermitage à Saint Pétersbourg . Il est presque aussi grand , aussi admirable , aussi précieux , bien que ce dernier ait coûté , dit- on , 250,000 fr , à l'empereur Alexandre. Celui de Londres est daté de 1647. Paul Polter , né en 1625 , n'avait donc pas plus de vingt- deux ans lorsqu'il peignit cet étonnant ouvrage , Une telle précocité de talent explique comment il a pu , mort dans så vingt-huitième année, laisser cependant d'assez nom breux chefs -d'æuvre pour une si courte vie. Les trois grands noms de l'école espagnole sont réunis dans Grosvenor- House . Je vais les citer par rang d'âge. Ri bera n'a qu'un échantillon , un rigoureux Diogène, pris de 118 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. comme Célimène des coquetteries d’Arsinoé , et qui , pour prendre sa revanche du filet de Vulcain , envoie l'Amour avertir Jupiter en pleine cour de l'Olympe. Je ne croyais pas que l'acariâtre et hautaine moitié du maître des dieux eût jamais perdu le droit de faire enrager son mari et de persé cuter ses maîtresses , ni que la belle et douce Cythérée eût jamais vengé ses injures , même contre une rivale prude et vindicative . Il me semble que Rubens a inventé là une apo logue morale qui n'est ni dans Ovide , ni dans Varron ; et certes il a traité ce sujet comme s'il en fût doublement le père , par le fond et par la forme. En effet, histoire ou ro man , ce tableau doit être rangé parmi ses plus incompara bles ouvrages , ceux où tout est de sa main , ceux où il à porté au dernier degré possible la puissance de la couleur et du modelé. C'est la perle et l'honneur de la galerie. Nous n'a vons rien au Louvre qui l'égale , et rien ne le surpasse , rien ne l'égale peut-être , dans les plus riches collections des Flandres , de l'Espagne et de l'Allemagne. Après Rubens , il ne reste à citer , parmi ceux qu'on pomme les grands Flamands, qu'une Madone de Van Dyck , fort belle de style et d'effet , -- quelques beaux por traits de Rembrandt, outre un Renvoi d'Agar, en figurines, étrange, j'allais dire ignoble composition, et l'un des paysages, en fort petit nombre , auxquels il s'est amusé; -- enfin deux grandes Chasses de Sneyders, l'ane aux lions , l'autre aux ours , pardes chiens , toutes deux invraisemblables , surtout la première, car jamais chiens , si nombreux et si braves qu'ils fussent, ne se sont attaqués à sa majesté lionne , mais très belles , très animées , très énergiques. Quant aux Petits Flamands , leurs cuvres sont là , comme partout , un vrai mare magnum , une mer sans rivages. Voici d'abord le fécond David Téniers avec quelques toiles , l'une, entre autres, de très grande dimension , chose rare , mais fort négligée, peu converte et peu finie , chose plus rare GALERIES PARTICULIÈRES. 119 encore ; -- pois l'autre prodige de fécondité, Philippe Wou wermans, avec quelques échantillons faibles et de mince va leur ; - puis Gérard Dow , avec une Dame allaitant, petit cadre charmant et délicat ; - puis la foule des paysagistes : de Jacques Ruysılaël, leur chef, la Vue d'un pays plat , à lignes droites , à lointain perdu , cuvre fine , réfléchie , et profondément triste , comme toujours ; -de Berghem et de Both (d'Itálie) , deux vastes et belles pages ; - d’AlbertCuyp, quelques ouvrages importants, entre autres un Clair de lune sur les bords d'un lac , où paissent quelques vaches attardées . Je n'ai pas souvenir d'avoir vu nulle part, même dans Van -der Neer, de tableau où l'on ait porté si loin l'obscurité de la nuit ; -d'Hobbéma , de l'introuvable Hobbema , deux grands pen dants très clairs et très lumineux ; --- d'Adrien et de Guillaume Van - de - Velde, un vaste paysage peuplé d'animaux et une belle marine calme; -du patient Van-der Heyden , un Jardin de couvent, aussi prodigieusement terminé qu'une tête de Den ner ; -- de Fyt, quelques natures mortes ; -- enfin , de Paul Potter, un Troupeau de vaches et de moutons sous des saules dans une prairie. En pleine lumière , éclairé des chauds rayons du soleil d'été , ce paysage rappelle , par son audace et son bonheur, la fameuse Vache qui pisse (pardon de ce terme consacré) , honneur du musée de l'Ermitage à Saint Pétersbourg. Il est presque aussi grand , aussi admirable , aussi précieux , bien que ce dernier ait coûté , dit -on , 250,000 fr . à l'empereur Alexandre. Celui de Londres est daté de 1647. Paul Potter , né en 1625 , n'avait donc pas plus de vingt- deux ans lorsqu'il peignit cet étonnant ouvrage, Une telle précocité de talent explique comment il a pu, mort dans sa vingt-huitième année, laisser cependant d'assez nom breux chefs - d'æuvre pour une si courte vie. Les trois grands noms de l'école espagnole sont réunis dans Grosvenor -House. Je vais les citer par rang d'âge. Ri bera n'a qu'un échantillon , un vigoureux Diogène, pris de 120 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. la collection des Philosophes mendian's. Velazquez aussi n'a qu'une page , mais plus importante , quoiqu'elle soit presque en figurines. Sur le premier plan est le jeune infant don Baltazar , second fils de Philippe IV, galopant, comme dans le grand tableau de Madrid , sur son poney noir anda lous. Un peu en arrière se tient un groupe de seigneurs , au centre desquels se reconnaît le comte duc d'Olivarès , et , plus loin, sur un balcon du palais, on aperçoit Philippe IV et la reine . Ce tableau , où Vélazquez se montre tout entier ; est une merveille de vérité , tant par la perspective aérienne des objets que par le don de vie et d'action répandu sur tous les personnages. La part du fécond Murillo est trois fois plus nombreuse que celle de son maître. Dans un grand paysage à figures dont le sujet est , je crois , la Visile de Jacob à Laban , il a peint la vie patriarchale. C'est une æuvre de médiocre mé rite , et le paysage pourrait bien être d'Iriarte avec lequel il s'associa d'abord pour ces sortes d'ouvrages à double genre. Le Saint Jean au mouton , quoique gracieux et charmant, cst bien inférieur au merveilleux chef- d'œuvre du même nom que montre avec orgueil la National - Gallery. Quant au Jė sus dormant, il est beau , noble, délicieux , et digne en tout point du grand peintre qui , mieux que tous ses devanciers peut- être , a su représenter l'Homme Dieu à tous les âges, de la naissance au lombeau. Après ces maîtres incontestés de l'école , il serait injuste d'oublier une belle Sainte (dont je n'ai pu deviner le nom faute d'attributs ), l'un des rares ouvrages de ce jeune Clau dio Coello , qui fit la folie de mourir de chagrin à l'arrivée de Luca Giordano à Madrid , sous -Charles II , et qui priva l’Espagne du dernier rejeton de sa grande famille d'artistes. L'école française (j'entends l'ancienne école , car , sauf un Chien de Landseer, il n'y a pas un seul tableau contempo rain dans toute la galerie du marquis de Westminster) ne GALERIES PARTICULIERES. 121 - compte , au milieu de cette riche collection , que deux re présentants. Ce sont , à la vérité, les deux plus illustres , ceux pour qui les Anglais , justes cette fois envers nous , pro fessent un culte véritable , Nicolas Poussin et Claude Gelée , le Lorrain. Le peintre des Andelys a quatre pages importantes : d'abord l'Enfant - Dieu servi par des anges , l'Euu dans le désert et des Jeux d'enfants, lous trois dans son grand style , dans sa noble , simple et poétique manière , éternel objet d'étude et d'admiration ; — puis la Formation de la Grande- Ourse , sujet mythologique animant un beau paysage , où des rocs amoncelés et des plantes incultes mon trent la nature abandonnée de l'homme. Quelques autres paysages portent le nom de Poussin , mais avec le prénom de Gaspard ou Guaspre . Ils sont du beau - frère de Nicolas , de Gaspard Dughet, qui mérita de recevoir son nom et d'en parlager la gloire. Quant à l'autre nom également glorieux de Claude le Lor rain , il est inscrit sur neuf cadres , tous dignes de lui. La Nutional - Gallery possède onze tableaux de Claude ; cela fait donc vingt dans deux collections anglaises. Je défie qu'on en trouve aujourd'hui six dans toute l'Italie , où Claude ce pendant à passé sa longue vie d'artiste , où il est mort , tra vaillant toujours, à l'âge de quatre- vingt-deux ans. L'Anglc terre, à force d'or , s'est em arée de son æuvre presque cn tière , dont elle n'a laissé au reste du monde que de rares échantillons , dispersés dans les musées publics. Sur les neuf toiles de Grosvenor -House, il en est sept de la plus haute importance. D'abord une Danse du soir, dans un doux, frais et calme paysage. Ce morceau seul ferait la gloire d'un riche cabinet d'amateur. - Puis deux pendants très curieux , qui montrent dans des paysages presque sem blables , presque identiques , le Lever ei le Coucher du so leil. On peut étudier là par quelles fines nuances et quels délicats contrastes l'art sait , comme la nature , marquer la 122 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. différence entre ces deux moments du jour, si pareils d'ail leurs pour des yeux vulgaires. Puis , deux autres pen dants superbes, admirables , dont l'un pourrait être appelé , par son sujet , comme celui du Louvre , le Passage du qué. - Puis enfin un troisième couple de pendants, auquel j'ai hâte d'arriver , et qui exigent un peu plus de détails. Ce sont les plus grands tableaux de Claude , j'entends les plus vastes , que j'aie vus nulle parı d'un bout à l'autre de l'Europe , de Madrid à Saint- Pétersbourg. Plus larges que hauts , sans être trop surbaissés , ils ont au moins deux mètres de largeur. Ils sont plus grands que la Reine de Saba et que les Amazones, plus grands même que les deux célèbres pendants de Madrid, le Saint Jérôme et la Madeleine. Cette circonstance , qui les rend uniques , ajoute encore à la valeur que leur donne , d'une autre part , un mérite prodigieux. Le sujet de l'un est l'Adoration du Veau dor ; celui de l'autre est le Sermon sur la montagne. Ni l'un ni l'autre , comme on le pense bien , ne représente l'aride et triste nature de l'Arabie et de la Judée ; ils ont, au contraire , tout le luxe et toute la splen deur de la nature italienne. Le premier offre un paysage plat , d'immense profondeur, coupé de massifs d'arbres et de fla ques d'eau , comme est le fameux Moulin , dont la galerie Doria de Rome et la National-Gallery de Londres se dis putent l'original. Seulement , au lieu des Noces d'Isaac et de Rébecca , Claude , ou l'un de ses aides , a mis sur la pe louse un veau d'or, encensé et adoré , non par le peuple juif, mais par un petit groupe de gens vêtus à la grecque , avec chlamydes et peplums. Dans le second , en avant d'une longue plaine à perte de vue , et d'un grand lac qui doit être celui de Génézareth , s'élève à pic une roche couronnée d'un bouquet de beaux arbres verdoyants. Sous ce bocage pitto resque , niche le Christ au milieu de ses disciples , comme serait Platon surle cap Suvium , et delà il adressse à la foule , réunie au pied de celte singulière tribune naturelle, l'ad GALERIES PARTICULIÈRES. 123 mirable discours sur la fraternité des hommes. Les figures de ces deux tableaux sont très belles et font grand honneur cette fois à l'aide de Claude , qu'il soit Filippo Lauri , ou Francesco Allegrini , ou Guillaume Courtois , ou tout autre . Quant aux paysages mêmes, je voudrais pouvoir louer comme je les admire ces deux scènes enchanteresses, l'éclat du ciel , les charmes de la terre , la savante dégradation des lignes et des plans , l'heureux contraste des ombres et des clairs , l'é tonnante perspective aérienne , le choix des détails , la magie de l'ensemble , tous les mérites , toutes les beautés qui frappent, qui captivent , qui enchaînent devant ces vues d'un monde idéal desquelles on ne peut s'arracher . Dans l'exposition du Timon d'Athènes, de Shakespeare, le poèle dit au peintré : « Votre tableau est une leçon donnée à la nature. » Eh bien , cette flatterie hyperbolique , je n'hé site point à l'adresser à Claude comme un éloge mérité . Oui , dans l'imitation des objets que lui présente la nature , son génie , qui choisit et qui arrange , surpasse la nature même; de même que Raphaël, en donnant à ses Vierges des formes possibles , des formes dispersées entre plusieurs beautés , les fait plus belles que ne le fut jamais aucune femme vivante ; de même qu'Apelle avait composé des attraits de cent mo dèles choisis l'idéale perfection de sa Vénus Anadyomène . Chez Claudecomme chez Raphaël, et sans doute chez Apelle aussi , l'on peut dire , en citant de nouveau le grand poète anglais : « l'expression artificielle des traits est supérieure à la vie. » C'est justement le triomphe de l'art , qui serait fort ràpetissé s'il n'était , comme le veulent certaines définitions , que la nature copiée, Dans cette rapide et succinte analyse de la galerie du mar quis de Westminster, je n'ai pas tout cité. Sans pouvoir dire : « J'en passe , et des meilleurs, » au moins dois - je avertir que je passe de fort bons ouvrages, et bien dignes de mention. Je ferai de même en parcourant l'hôtel du duc de Sutherland. 124 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. Cet hôtel, appelé Stafford - House, passe pour la plus splen dide des résidences de l'aristocratie anglaise. est , en effet, aussi vaste , aussi riche qu'un palais de roi ; et ce qui le rend surtout remarquable entre tous, c'est son magnifique escalier, chose rare et presque inconnue en Angleterre, où tous les édifices , palais , hôtels , maisons , pèchent par ce côté . L'un des nombreux salons est disposé en galerie de tableaux . L'école espagnole y domine. Les places d'honneur sont occupées par deux grandes toiles de Murillo , transportées de Séville à Londres en traversant la collection du maréchal Soult , Abraham accueillant les trois anges, et le Retour de l'Enfant prodigue. On les a décorées d'encadrements super bes , où sont incrustés les versets des Écritures qui en expli quent le sujet, et que surmontent les bustes dorés du peintre, dont la vie fut si simple et si peu fastueuse. C'est justice , car ce sont deux pages admirables dans l'æuvre de Murillo. L'En fant prodigue est, toutefois, bien supérieur à l'Abraham . Ce groupe du fils, sordide et repentant, qui s'agenouille aux pieds du père , noble et affectueux ; ce groupe de serviteurs qui s'empressent d'apporter des aliments et des habits ; jus qu'au petit chien de la maison qui vient reconnaître et ca resser le fugitif, jusqu'au veau gras qu'on va tuer en réjouis sance , tout cela est grand et merveilleux , par la composition ingénieuse , par l'expression puissante , par l'incomparable coloris. Le pendant de ce chef-d'auvre, Abraham et les trois anges, gagnerait à en être séparé. S'il l'égale par la couleur, par le travail du pinceau , il lui cède au moins sous un important rapport, l'intérêt de la scène, et, comme con séquence, la force et la noblesse d'expression. Le nom de Velazquez est en face de celui de Murillo , sur un cadre venu ausside la galerie Soult , et qui représente je ne sais quel prince ou seigneur reçu par des moines à la porte d'un couvent. Mais, hélas ! ce tableau n'est pas plus GALERIES PARTICULIERES. 125 de Velazquez à Londres qu'à Paris. Il n'est pas même de l'école de Séville , d'où Velazquez est sorti et qu'il continua fidèlement à la cour, mais de la pure école de Madrid , celle des Carducho, des Rizi , des Pereda, des Scalante. Si le duc de Sutherland doute de ma critique , il n'a qu'à comparer son prétendu Velazquez à celui de la National Gallery, ou bien encore à une autre Chasse de Philippe IV, que le comto de Clarendon a rapportée de son ambassade en Espagne. Il en est de même du nom de Ribera, mis sous un Christ à Emmaüs; ce tableau n'est que de ses élèves napolitains. Quant à Zurbaran, c'est bien de lui que sont quelques figures de moines, fortes , sombres et austères , allongées dans des cadres étroits , ainsi qu'une charmante Madone avec l'En fant -Dieu et le jeune Précurseur , laquelle , chose rare et presque unique, est signée du maître, avec la date de 1653 , lorsqu'il avait cinquante -cinq ans. L'école italienne n'a guère dans la galerie de Stafford House qu'une page vraiment capitale. Elle est de Guerchin , et représente l'apothéose, ou la canonisation ( c'est tout un ) de je ne sais quel pape béatifié, saint Léon ou saint Sixte. Composition vaste et grandiose, elle est de la plus puissante exécution , et vraiment digne du coloriste éminent qui fut nommé le Magicien de la peinture. Vient ensuite une Édu : ation de l'Amour par Titien . C'est la même composi tion que celle de Corrége à la National Gallery ; l'amour, entre autres, est identique dans les deux tableaux . Il y a donc à faire entre eux une curieuse comparaison , cette fois à l'a vantage de Corrége, dont le tableau , certainement antérieur, est de plus haute importance dans son Quyre entière. Il faut ciler encore une belle Sainte Famille de Ludovic Carrache, et trois précieux tableaux en figurines ; un Christ à Em maüs, de Véronèse, une Circoncision , de Bassano , une Sainte Catherine d'Alexandrie, de Dominiquin. Ce der nier surtout est admirable par l'énergie et la puissance du 126 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. clair - obscur. Il faut citer enfin divers portraits de Titien , de Véronèse, de Parmigianino, celui du pape Benoît XIV (Lambertini, le philosophe, à qui Voltaire dédia son Maho . met), par Subleyras, et , pour terminer par le meilleur , un excellent portrait d'homme (n'est -ce pas l'Arétin ? ) , de Mo rone, qui , celte fois, a surpassé ses maîtres , en s'élevant plus haut que Véronèse et Titien . De rares échantillons représentent seuls l'école flamande à Stafford House. Le plus important est un Christ devant Caïphe, par Honthorst, très bel ouvrage dans le genre or dinaire du peintre delle notti , qui, trouvant sans doute la lumière du soleil chose commune et triviale , n'a guère éclairé ses tableaux qu'avec des lampes et des chandelles. C'est ainsi qu'il s'est fait dans l'art un domaine el un nom . Deux beaux portraits d'hommes , par Van -Dyck, un autre, presque égal , par Philippe de Champagne, et une Sainte Famille de Rubens, æuvre peu noble et fort ordinaire, com plètent la maigre part des Flamands. Plus pauvres encore , les Français n'ont que deux mor ceaux , l'un ancien , l'autre moderne. L'ancien est une des mille Bacchanales de Nicolas Poussin , où l'on voit une nymphe enivrant un satyre , charmante composition d'une forte couleur ; le moderne est Stafford allant au supplice, par M. Delaroche. Comme le duc de Sutherland se fait hon neur d'être le descendant du ministre de Charles II , cet ou vrage est , dans sa maison , un tableau de famille. Mais voyez comme la jalousie et la malice britanniques trouvent toujours moyen de s'exercer contre nous ! on a mis le Stafford de M. Delaroche à côté de Murillo , en face de Titien et de Guerchin , exposé au voisinage écrasant de ces grands colo ristes . Pouvait- on lui jouer un plus méchant tour ? Puisque nos voisins , qui connurent avant nous la liberté ct ses garanties , mais pour qui l'égalité est un mot vide de sens, sont encore soigneusement parqués en castes , et que GALERIES PARTICULIÈRES. 127 leur société se compose de couches superposées , nous allons, comme ils diraient en leur patois , descendre de la nobility à la gentry , de la noblesse à la bourgeoisie. Dans le second rang social (nous sommes en Angleterre), je prendrai pour exemple d'un cabinet d'amateur la collection de M. Samuel Rogers , le banquier- poète .... pardon , le poète -banquier, car il faut au moins mettre les qualités dans leur ordre véri table. On dirait que , sentant la situation secondaire où le place l'absence de la syllabe lord ou sir devant son nom , M. Rogers se soit résigné à n'avoir aussi dans sa petite galerie que des objets d'art d'un ordre secondaire. Les tableaux pro · prements dits y sont rares , au moins les importants. L'on trouve bien quelques æuvres de Reynolds, dont M. Rogers, très vieux aujourd'hui , fut l'ami de jeunesse, --- une Men diante , un petit Satyre, fort burlesque, une Psyché décou vrant l'Amour, en cela semblable au Satyre , etc. On y trouve encore un petit paysage de Claude , un autre paysage de Rubens, assez curieux , un charmant Saint Joseph de Murillo , en petites proportions , et même une répétition du tableau de Velazquez que possède la galerie du marquis de Westminster. Seulement, dans celle- ci , le comte- duc d'O livarès manque au groupe placé derrière l'infant don Balta zar. Entre l'original et la copie , était sans doute arrivée la chute du favori de Philippe IV. Enfin l'on trouve chez M. Ro gers une ouvré importante de notre Poussin , l’Adoration des bergers , que la noblesse du style , la grandeur de l'ex pression et même la force du coloris rendent digne d'oc cuper une placé honorable près du Déluge ou de l’Ar cadie. Mais ces tableaux ne composeraient pas un cabinet assez considérable pour que je l'eusse mentionné de préférence . Ce qui distingue celui de M. Rogers c'est une curieuse et précieuse collection d'esquisses originales , - non pas des cartons , des dessins, mais des esquisses peintes, - et , 128 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. presque toutes , esquisses de très célèbres tableaux. Ainsi , j'ai trouvé réunies là : celle de l'Apothéose de Charles Quint, ce prodigieux chef-d'æuvre de Titien , longtemps oublié dans les catacombes de l'Escorial , et qu'on vient de rendre à la lumière dans le Museo del Rey à Madrid ; -celle du Miracle de saint Marc , chef -d'ouvre aussi de Tintoret, non moins prodigieux, et l'une des gloires de l'Accademia delle Belle - Arti à Venise ; - celle d'un Souper chez Lévy, de Véronèse , qui diffère du grand et célèbre tableau de ce nom , autre gloire de l'Académie vénitienne ; -- celle du fa meux tableau de Rubens , Mars quittant Vénus , etc. Je n'ai pas besoin de faire remarquer quel vif et juste intérêt offrent ces esquisses , où l'on découvre, où l'on surprend , pour ainsi dire , la première pensée et le premier jet d'un grand génie créant une grande cuvre. Chez les puissants coloristes, surtout , esprits féconds d'habitude , prompts , rapides , et prime-saultiers , comme dirait Montaigne , rien dans leur art , ne plaît et ne charme plus que la vue de ce prime sault , fait par leur vive intelligence et rendu par leur main bardie . Du front de Jupiter c'est Minerve élancée . En réunissant cette collection d'esquisses , M. Rogers a prouvé autant de bon goût que de persévérance et de bon heur. Il est à souhaiter qu'elle passe de ses mains dans quel que galerie nationale qui la conservera tout entière. On sera sans doute surpris qu'il ne se trouve pas dans cette revue succinte des plus riches galeries de Londres, y com pris le musée national , un seul mot sur la sculpture. Que voulez - vous ? où il n'y a rien , le roi perd son droit , et la critique aussi. Sauf une pauvre statue en marbre du peintre David Wilkie, la National Gallery ne contient encore que des tableaux , et je n'ai vu dans aucune galerie , cabinet ou GALERIES PARTICULIÈRES. 129 salon , une æuvre quelconque de la statuaire qui méritât d'être citée. Dans les jardins publics, les places et les squn res , pas davantage. Irai-je faire, par exemple, une descrip . tion de la statue en bronze et équestre de lord Wellington , qu'on a récemment élevée, dans Piccadilly, en face de son hôtel , en face de l'autre statue, pédestre et grotesque, toute nue et toute noire , qui représente Sa Grâce en Achille com battant ? Posée de profil et non de face , c'est- à - dire posée à l'envers, sur le maigre arc- de-triomphe qui lui sert de piédestal , elle semble l'image de Polichinelle monté sur un âne rétif qui refuse de passer l'eau . C'est du moins ainsi que le Punch l'a popularisée . Elle appartient en propre au spi rituel Charivari de Londres , et sort de mon domaine . En somme, la vue de quelques ouvrages de statuaire quc l'on trouve à Londres achève de prouver, si je ne m'abuse, que, dans les beaux- arts , les Anglais ne cultivent avec un goût véritable et un succès évident que les genres secondaires. Dans la peinture, c'est l'aquarelle , ou tout au plus le por trait ; dans la gravure , la taille douce , le keepsake; dans la sculplure , le portrait en buste. Nous allons trouver des preuves à cette dernière assertion dans le vrai musée natio nal de sculpture, l'abbaye de Westminster. L'ABBAYE DE WESTMINSTER. La cathédrale de Saint- Paul , que les Anglais appellent et croient la rivale de Saint- Pierre de Rome, quoique beaucoup moins vaste que l'ancienne église du même nom , bâtie à la fin du onzième siècle et détruite dans l'incendie de 1666 , est sans contredit le plus grand monument de Londres, et pro bablement des trois royaumes. Cependant, de tous les tem ples, l'abbaye de Westminster me paraît le plus beau , comme, de tous les palais, le château de Windsor. C'est qu'ils sont l'on et l'autre mieux appropriés à leur destination , à la ma tière qui les forme , aux objets qui les entourent, et surtout au climat sous lequel ils sont construits. La vue de ces deux églises , Westminster et Saint-Paul, dont l'une est franchement gothique, tandis que l'autre a la prétention d'être italienne, réveille une réflexion qui pour suit le voyageur à chaque pas qu'il fait dans Londres et dans tout le pays ; c'est que les beaux-arts , tels qu'on les y pra tique aujourd'hui , ne sont point, comme diraient les géo graphes, autochtônes en Angleterre. Ils y sont venus du de hors, par importation , comme des objets de curiosité et de mode, pour satisfaire plutôt les caprices de la richesse oisive que l'habitude et le besoin du goût national, du sentiment populaire ; ils y végètent comme les plantes du tropique dans une serre chaude , artificiellement, et ils trouvent à pénétrer dans l'esprit et la vie des masses la même résistance , la même L'ABBAYE DI WESTMLYSTER . 131 que impossibilité, que les fruits des régions tempérées à vivre en pleine terre sur ce sol humide et froid . Qu'on examine sans prévention l'état de la peinture, de l'architecture, de la mu sique , de tous les arts en Angleterre, et l'on sera frappé de cette absence de goût naturel, d'affection innée, de sentiment instinctif ; on sera frappé du travail obstiné, des efforts con tinuels et louables que fait une population persévérante pour acclimater chez elle ces productions exotiques, pour exciter des vocations rebelles , pour faire descendre enſin , et pres violemment, jusqu'au fond du peuple immobile sur sa terre natale , les goûts , les penchants, les connaissances que rapportent du continent les classes élevées et voyageuses. Il suffit , en vérité, d'un coup d'æil pour former cette opi nion et pour en trouver les preuves autour de soi . Certes, le premier aspect de Londres est magnifique. Rien de beau , de noble, d'imposant, de grandiose comme la vue de cette immense cité , deux fois plus peuplée et presque trois fois plus vaste que Paris, la première du monde par l'étendue de son enceinte et le nombre de ses habitants , par la richesse et le luxe , par le travail et l'industrie, par le bon ordre el la sécurité. On regarde avec admiration ces grandes rues, ces rues iufinies qui se prolongent en ligne droite tant que la vue peut s'étendre, ces chaussées à la Mac - Adam , sans pavés et sans bruit, ces larges trolloirs en dalles de granit, qui offrent aux voitures et aux piétons toutes les commodités désirables. Mais si l'on passe à l'analyse de ce spectacle magique, si l'on détaille cet admirable ensemble, si l'on cherche enfin les édifices au milieu de ces lignes de maisons noires, enfumées, uniformes, et l'art au milieu du comfort; alors , quel désen chantement pénible suit la première admiration ! ce n'est plus vraiment qu'un ramas confus, capricieux , désordonné, sans choix et sans goût, de tous les styles, de toutes les épo ques , de lous les pays. On verra, par exemple, un toit de pagode indienne sur un temple égyptien ayant pour entréc un

132 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. péristyle grec, pour ouvertures des ogives gothiques , pour ornements des colonnettes arabes et des cariatides de la Re naissance. C'est là ce qu'on appelle un monument. Rien n'est pire que cette confusion des genres , que cette introduction forcée et violente de l'architecture d'un climat dans un climat différent. L'Angleterre démontre victorieu sement cette vérité trop peu respectée. Il est reconnu , par exemple , que les colonnes sont la plus noble et la plus gra cieuse partie de l'architecture. Or, elles sont employées à Londres avec une incroyable profusion , à ce point que l'on en compterait davantage dans telle paroisse, dans telle rue, que dans Rome entière. Croit-on qu'elles parent et enno blissent la ville ? croit - on que cette foule de chapiteaux do riques , ioniens, corinthiens, composites, soient un embellis sement pour les édifices et les maisons ? Loin de là ; je ne vois rien de plus burlesque et de plus attristant. Pourquoi ? parce qu'à Londres la colonne est un contre - sens. La colonne, grecque ou arabe, est faite pour le pays où elle fut inventée, pour l’Orient; elle doit conserver, sous l'azur foncé d'un ciel pur , la blancheur du marbre ou de l'albâtre. Mais imaginez, je vous prie, des colonnes en brique ou en fonte , incessam ment souillées par le brouillard qui les humecte , par la fumée de la houille qui s'y attache et les noircit ! Peuvent- elles res . sembler en rien aux colonnes du Parthenon ? Je ſus bien choqué tout d'abord , et comme par instinct, de leur aspect étrange; mais ensuite la réflexion m'indiqua par quelle cause physique et palpable elles sont proprement défigurées. L'ef fet combiné du brouillard et de la fumée les rend noires par devant et seulement grisâtres par derrière. Ainsi l'ombre se trouve au premier plan et la lumière au second ; en d'autres termes, le devant de la colonne paraît derrière et le derrière devant. C'est le renversement complet des lois de la perspec tive et des lois de lumière ; c'est une monstruosité. La senle architecture possible sous le climat de l'Angle L'APPAYE DE WESTMINSTER . 133 torre , c'était celle de la féodalité et de la foi du moyen âge : de larges tours, d'épaisses murailles, des créneaux , des ponts- levis , ou bien de hautes nefs , des voûtes élancées , des clochers perdus dans les airs , l'architecture enfin des forteresses et des églises , Windsor ou Westminster. Mais celles des palais et des temples , des édifices légers faits pour un climat chaud et sec , pour un peuple habitué à vivre en plein air et n'ayant d'autre feu que son soleil , en vérité , celle -là n'est point permise aux Anglais. Et pourtant , sauf quelques judicieuses exceptions, comme le Penitentiary, Bedlam , le Mint ( hôtel des Monnaies ) , l'école gratuite appelée Christ church , le nouvel hospice des aveugles , etc. , lous leurs édifices publics et privés sont des imitations gau chement déguisées des édifices du Midi. Ainsi le Colosseum est une lourde copie du Panthéon d'Agrippa ; ainsi Saint Paul est à peu près calqué sur Saint- Pierre de Rome, de sorte qu'il ne lui reste guère d'autre mérite que la grandeur et la solidité ; encore je ne parle que de l'extérieur : le de dans , complétement nu , n'offre ni pavés de marbre, ni sta tues , ni dorures, ni mosaïques, ni fresques, ni vitraux . C'est un temple protestant sous l'enveloppe d'une église catholique. L'on ne finirait point s'il fallait citer tous les emprunts qu'ont faits les Anglais à l'art étranger, emprunts bien per mis assurément quand ils sont heureux , mais qu'on doit réprouver dès qu'ils sont impropres et maladroits. Cette ma nie d'associer l'art d'autres siècles et d'autres contrées aux exigences locales , aux nécessités actuelles et domestiques , produit les plus bizarres résultats. Voyez , par exemple , le Mansion - louse , l'Hôtel- de - Ville de Londres , où réside le lord -maire dans loute la magnificence d'un roi bourgeois : la façade est un péristyle grec , avec ses colonnes en saillie et son fronton triangulaire , assez semblable à celle de notre Chambre des représentants. Eh bien , au -dessus de l'attique qui surmonte le fronton , un second édifice s'élève , non plus 8 13/1 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. un temple grec , mais une maison anglaise , et posée , non dans le sens du premier édifice , mais en travers , de manière que le premier étage du monument est une façade à colon nes , et le second étage , le mur latéral d'une maison. Voilà comment on a compris l’union du beau et de l'utile , l'art mis en pratique. C'est à n'y pas croire , à moins de l'avoir vu. Au reste , ce goût bizarre , disons mieux , cette absence de goût , se retrouve même dans les édifices qui se prétendent consacrés exclusivement à l'art. Il suffit de voir la colonne élévée au duc d'York par ses amis du torysme, cette espèce de grosse borne en pierre brute , sans proportions et sans grâce , quoique imitée de la colonne Trajane, qu'on a encaissée entre deux maisons , tandis qn'on avait pour la placer isolée, d'un côté Waterloo Place, de l'autre Saint - James's Park. Elle est plus ridicule encore par sa forme que par sa destina tion , bien qu'elle porte la statue du prince qui conduisit la honteuse campagne de Hollande , et qui mourut en faillite; car l'inscription : Au père de l'armée anglaise , annonce du moins que ses bienfails ont effacé ses défaites, et qu'il s'est ruiné en bonnes æuvres. Il suffit de voir à l'autre ex trémité de cette magnifique chaussée bordée de palais qu'on appelle Regeni- Street , l'église des Ames (All- Souls), qui lui fait face. Qu'on se représente un grand cône , un enton noir renversé , un bonnet de magicien , un pain de sucre , un éteignoir, je ne sais quoi dire , enfermé à sa base et à son milieu dans deux cercles de colonnes , et se terminant en pointe aiguë : voilà le monument. C'est si étrange , si ri dicule , si insensé, que je m'étonne qu'on n'ait point con damné l'architecte, comme le voulait une caricature du temps, à être juché au sommet de son aiguille de pierre, pour y su bir, en expiation d'un tel forfait , le supplice des Turcs. Mais d'autres aussi auraient dû en porter la peine ; car si un ta bleau , une statue , sont bien l'æuvre individnelle d'un seul artiste , qui en demeure seul responsable , tant de personnes L'ABBAYE DE WESTMINSTER . 135 concourent, au moins par le choix et l'adoption des plans, à l'érection d'un monument public , que le pays entier est en quelque sorte complice de ses défauts. On ferait une curieuse revue critique des monuments de Londres , depuis le misérable amas de masures en briques qu'on appelle Palais de Saint- James , et qui ressemble bien plus à des tuileries que le magnifique palais élevé par Phi libert Delorme, jusqu'aux deux statues , pédestre et équestre, élevées à la gloire du duc de Wellington. Je veux seulement faire comprendre, par deux exemples, l'un d'ensemble, l'autre de détail , la pensée générale que j'exprimais tout à l'heure . Pour donner une apparence monumentale à ces petites maisons exactement uniformes , dans lesquelles s'isole et s'enferme chaque famille , et qui font de Londres comme un grand couvent divisé en cellules , où les mêmes choses se font aux mêmes heures et de la même façon , l'on a eu l'idée de réunir dix , vingt , quarante maisons , afin de leur faire une espèce de façade commune , et de singer ainsi le monument. Jusque- là tout est bien ; l'idée est bonne , et c'é tait peut-être l'unique moyen de donner aux habitations une sorte de grandeur d'accord avec celle des rues et des places . Mais bientôt l'usage , le droit et le goût individuels viennent toutgåter. Ces maisons , réunies par un simple dessin archi tectural, sont à plusieurs propriétaires. L'un badigeonne sa demeure cette année , l'autre la badigeonnera l'an prochain ; l’un choisit une couleur , l'autre une autre ; adieu le pom peux monument, ce n'est plus qu'une ridicule arlequinade. Second exemple : Il y a , dans Piccadilly , un temple égyptien ( cgyptian -hall), ou du moins la façade d'un temple, car la grande salle qu'elle cache , et qui sert maintenant à des ventes , expositions, lectures et assemblées , ressemble à toutes les autres salles. Pourquoi un temple égyptien dans Piccadilly ? je n'en sais rien ; mais supposons que ce soit une singularité calculée, comme les Bains-Chinois sur le boulo 136 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. vard des Italiens , une sorte d'enseigne permanente , et ac ceptons le temple égyptien . Il est évident qu'on a copié l'en trée de quelque édifice de la vieille Égypte , mais avec cer taines variantes. Les deux cariatides qui supportent la fenêtre centrale ne sont plus ces personnages parfaitement égaux , raides , graves, immobiles , paraissant l'assembler foules leurs forces et toute leur altention pour soulenir le poids énorme qui charge leurs épaules. Ici , l'un est homme, l'autre femme; ils tournent la tête l'un vers l'autre , se saluent de la main avec une aisance parfaite , et échangent un amoureux sourire. L'architecte , comme on voit , peut prendre un bre vet d'importation et de perfectionnement. L'abbaye de Westminster ( j'y reviens enfin par ce long détour ) est heureusement exempte de ces taches originelles. Quoique élevée , comme la plupart des édifices considéra . bles , par fragments et à plusieurs reprises , quoique ne for mant pas un corps exactement régulier, elle a conservé dans toutes ses parties le caractère général de son ensemble. C'est bien un monument de ceux qu'on appelle gothiques , non que les Goths en aient jamais élevé de semblables, mais peut être parce que les Arabes , qui donnèrent en partie le mo dèle du genre à l'Europe chrétienne, babitaient l'Espagne , où les Goths avaient longtemps régné. Il est sans doute inutile de vérifier si l'abbaye primitive fut bâtie au commencement du septième siècle , par Sebert, roi des Saxons de l'est. L'ab baye actuelle doit sa fondation à Édouard -le - Confesseur, qui , relevé d'un væu téméraire par Léon IX , consacra à cette @uvre pie , sur l'ordre du pontife, la dîme de tous ses biens. Commencé en 1050 , le vaisseau principal de l'abbaye était achevé quinze ans après. Il semble que les grandes construc tions du moyen âge fussent des œuvres communes , où toules les têtes s’employaient comme tous les bras ; on n'en connaît pas les auteurs. L'architecte de Westminster est resté inconnu comme les autres , et , parmi la foule de mausolées quirem L'ABBAYE DE WESTMINSTER. 137 plissent les nefs et les chapelles , on chercherait vainement le sien : moins heureux en cela que l'architecte de Saint-Paul, sir Christopher Wren , qui repose au centre de son édifice , sous une simple pierre, il est vrai , mais où l'on a gravé celte magnifique parole : Si requiris munumentum , cir cumspice. Depuis le saint confesseur , plusieurs souverains ont pris à lâche d'agrandir et d'embellir Westminster : Henri III d'a bord, puis les trois Édouard, Richard II , l'odicux Richard III et son vainqueur Henri VII. Pape de la religion anglicane et grand destructeur de couvents, Henri VIII chassa les moines, que sa fille Marie la Catholique rétablit un moment ; et enfin Élisabeth fit une église collégiale , sous l'invocation de saint Pierre , de l'ancienne abbaye , qui , malgré cette métainor - phose, a conservé son nom primitif. Les princes de la maison de Brunswick ne l’onl point non plus négligée. Ce fut sous Georges II que l'on reconstruisit en entier la grande fenêtre de l'ouest , et que l'on acheva les deux tours de la façade du même côté , commencées par Christopher Wren . Sans s'ac corder parfaitement avec le style des constructions anciennes, ces deux tours ne causent pas du moins de disparate cho quante , et de loin , au contraire, elles donnent un grand ca ractère à l'édifice, dont la facade , ainsi terminée, rappelle beaucoup celle de Notre - Dame de Paris. Enfin Georges III ordonna la restauration complète de Westminster. Je n’entreprendrai pas la description architecturale de ce monument ; les simples voyageurs la trouveraient trop lon gue, les hommes de l'art trop courte , et tous imparfaite. Il suffit de dire que l'église , dont la longueur lotale dépasse 500 pieds dans auvre, se compose d'une nef principale et de deux ailes formant la croix latine ; que les deux rangs d'arcades superposées qui soutiennent les toits s'appuient sur des pilastres, où se réunissent en faisceaux un gros pilier central ct qualrc pelils qui l'entourent ; qu'à ces pilaslie's 8 . 138 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. correspondent des arcades circulaires qui divisent le toit en une foule de voûtes ogivales décorées par des galeries , des colonnettes , des sculptures et des arêtes dorées; que les quatre grandes fenêtres tournées aux quatre points cardinaux, aidées de celles des murailles latérales , donnent tout le jour désirable, et qu'enfin il serait difficile de rencontrer dans un autre monument du même style , avec une symétrie mieux entendue, plus de délicatesse , d'élégance, de force et de majesté. Cela dit sur l'ensemble, entrons dans les détails . La plus ancienne partie de l'édifice, conservée dans son état primitif, est la chapelle du fondateur de l'abbaye, d'É douard -le -Confesseur, espèce de massif en maçonnerie élevé à l'est du chæur, derrière l'hôtel. A l'entour règne une frisc composée de quatorze bas - reliefs grossiers, représentant des légendes Au milieu , se trouve le tombeau , ou plutôt la cbâsse du Confesseur, autre massif plus petit , qui renferme ses cendres recueillies dans une caisse en bois. Ce massif, presque nu maintenant et tout dégradé, porte encore quel ques vestiges d'une riche mosaïque d'émaux et de métaux précieux dont il était entièrement revēlu . On en estimait le travail , et la matière valait , dit-on , cinquante mille livres sterling. Pendant les révolutions politiques et religieuses, faites contre le roi et contre le pape , on a détruit cette mo saïque et volé ses débris. Autour de la châsse d'Édouard sont divers autres tombeaux, très simples, très nus, très mi sérables : celui de sa femme Édith ; celui de Henri III , le plus riche de tous , parce qu'il est orné de lames de porphyre poli; ceux de Henri IV , de Henri V, d'Édouard jer et de sa femme Éléonore, d'Édouard III et de sa femme Philippe, que les Anglais nomment l'Héroïne, de Richard II et de sa femme Anne. C'est là que l'on montre l'épée d'Édouard I'r, longue de six pieds, et qu'on maniait à deux mains, ainsi que le bouclier de Henri V , qui est tout simplement un cuir L'ABBAYE DE WESTMINSTER . 139 collé sur des bandes de fer entre- croisées. Pour donner plus de prix à ces reliques guerrières, le gardien cicerone ne manque pas de vous dire que ce sont le bouclier et l'épée que portait Édouard III lors de son entrée triomphale dans Paris. Ce petit mensonge flatte les visiteurs, qui ne semblent pas se rappeler que cet Édouard Plantagenet, venu seulement sous Paris , était lui-même Français d'origine, et menait une armée plus qu'à demi-française. Mais les plus précieuses curiosités de la chapelle d'É douard- le-Confesseur sont les fauteuils du couronnement. Édouard Ier rapporta d'Écosse , dans l'année 1297 , une grosse pierre , entièrement brute et informe , mais que la tradition populaire disait avoir été l'oreiller de Jacob lors . qu'il eut ce songe symbolique rapporté dans l'Écriture. C'est sur cette pierre que l'on couronnait de temps immémorial, les rois d'Écosse. On en fit le siége d'un fauteuil, c'est-à dirc d'un escabeau en bois , avec un dossier triangulaire, ayant pour bras deux planches garnies d'un bourrelet de grosse toile. Cc fauteuil patriarcal devint celui du couronne ment des rois d'Angleterre. On en construisit un autre sem blable pour Marie, femme de Guillaume III , qui sert depuis lors pour la reine, quand le roi est marić. Victoria a été cou ronnée assise sur l'oreiller de Jacob. La cérémonie du couronnement, dont l'Angleterre a cu le dernier spectacle en 1838 , ne se fait pas, toutefois, dans la petite chapelle d'Edouard, mais dans le chæur, beaucoup plus vaste. C'est le seul endroit de l'édifice où le public soit admis sans payer le schelling d'entrée par personne , encore n'est- ce que pendant l'office divin . Il y a quelque chose qui altriste , humilie et révolte dans ces habitudes fis cales de l'Angleterre, poussées à ce point que, pour visiter une église et des tombeaux , il faut payer un droit d'accise , comme si l'on buvait à la taverne un broc de porter ou de gin. Ce chaur privilégié, espèce d'asile momentané contre 140 LES MUSÉES D'ANGLETERRE . le fisc, est d'une forme octogone et entouré de huit petites chapelles uniformes. Les ornements, récemment restaurés, sont délicats et de bon goût. On admire surtout le pavé en mosaïque , qu'un ancien abbé de Westminster , Richard Ware, riche comme un souverain, fit exécuter à ses frais dans l'anné 1272. Cette mosaïque , qui malheureusement s'alière et se dégrade , est forméc d'une infinité de petites pièces en marbre, en jaspe, en albâtre, en porphyre, en lapis , en ser pentine, en pierres ponces, composant des dessins ou ara besques d'une grande variété et d'une exécution fort ingé nieuse. La chapelle de Henri VII , la plus vaste et la plus ornée, est un véritable édifice ajouté au vaisseau principal , dont il augmente la longueur d'au moins 120 pieds. Elle est sur inontée, à l'extérieur, par quatorze tourelles gothiques, très fines , très légères, qu'unissent au corps principal un nombre égal d'arcs boutants d'une grande hardiesse. La toiture , pres. que plate, repose sur les voûtes de la nef que soutiennent des piliers finement ciselés . Comme l'église elle - même, cette chapelle est formée d'une nef et de deux petites ailes en croix ; elle se termine par un décagone présentant cinq pe tites chapelles ou retraites. On y arrive sous un péristyle orné, par un escalier de marbre noir et trois portes de bronze doré travaillées avec un art et une délicatesse admirables. Au centre de chaque panneau l'on voit alternativement la rose blanche des Lancaster et la herse des Beaufort , emblè mes qui se retrouvent encore dans quelques vitraux des quatre rangées de fenêtres. Le milieu de la chapelle , pavé en carreaux de marbre noir et blanc , est occupé par le tombeau de son fondateur. Ce tombeau , en basalte noir et en forme d'autel , chargé d'ornements divers , entouré d'une riche et solide balustrade de bronze ciselé , sur lequel Henri VII re pose, ayant à ses côtés sa femme Élisabeth , est l'ouvrage du Florentin Pictro Torregiani, celui qui fut, dès l'atelier , le L'ABBAYE DE WESTMINSTER . 1111 valiers ; rival de Michel-Ange, et à qui la jalousie fit quitter son pays pour courir la France, l'Angleterre , l'Espagne, où il a laissé les meilleures æuvres de son ciseau. Les murailles de la nef et des ailes sont ornées d'une mul titude de figurines fort estimées , qui représentent des pa triarches, des prophètes, des marlys, des saints de toute es pèce . Mais la principale décoration de cette fameuse chapelle de Henri VII vient de la destination nouvelle qu'on lui a donnée. C'est là que sont armés les chevaliers de l'ordre du Bain , rétabli par Georges ſer en 1725 , et dont le dernier cha pitre s'est tenu , je crois , en 1812 , sous Georges III , ou plu tôt le régent , depuis Georges IV. De chaque côté de la cha pelle , règne un double rang de siéges , ou stalles , en bois sculpté , pareils à ceux des chanoines dans le cheur d'une église catholique. Les stalles supérieures sont celles des che les stalles inférieures , celles des écuyers. Toutes portent , sur des écussons en cuivre gravés , les armoiries du titulaire. Les stalles des chevaliers sont surmontées en outre de trophées d'armes fort curieux , car on y voit des casques avec panaches , dragons, griffons, lions , lionnes , chimères, bras menaçants, tout l'attirail des vieux blasons. Enfin , par dessus les trophées , s'étendent des bannières pendantes , rangées comme les drapeaux des Invalides , et qui portent les noms des chevaliers, inscrits sous leurs armoiries. Parmi les noms que j'ai lus en courant se trouvait celui de sa Grâce le duc de Wellington , qui , après les deux campagnes de Portugal , n'était déjà plus sir Arthur Wellesley , mais qui , avant les campagnes des Pyrénées et de la Belgique, n'était encore que Earl of Wellington . Je ne ferai pas la revue méthodique des dix ou douze chapelles qui resteraient encore à nommer : celle de Henri V , de Saint -Paul, de Saint- Benoît , de Saint- Edmond, de Saint Erasmc, etc. Il vaut mieux, j'imagine, indiquer brièvement les principaux tombeaux que renferme l'abbaye , nou sui . 142 . LES JUSÉES D'ANGLETERRE . du pays ; vant la place qu'ils y occupent, mais suivant celles qu’occu pèrent dans le monde les morts illustres dont ils couvrent la cendre. Pour achever d'abord la liste des souverains , nous cite rons , après ceux dont les noms précèdent, la grande Élisa beth , portant encore sur sa figure de marbre , dans ses yeux ronds et son nez crochu , l'air sec , impérieux , altier , qui convenait à son caractère de Reine - Vierge ; Marie Stuart , plus belle , plus tendre et plus faible ; - Edouard V et son frère Richard , tous deux assassinés ; - Charles II le res tauré , non loin duquel est son restaurateur , le général Monck ; — Guillaume III , qu'appela au trône la révolution glorieuse, et qui sut fonder sa dynastie sur les vrais intérêts sa femme Marie ; la reine Anne ; - et enfin George II , qui avait lui-même préparé son sépulcre dans les caveaux de la chapelle de Henri VII. Plusieurs de ces sou verains et quelques autres personnages, tels qu’Élisabeth , la reine Marie, la reine Anne, une duchesse de Buckingham , une duchesse de Richmond , Charles II , Chatham , Nelson , sont représentés une seconde fois , en cire, avec les habits de leur temps ; et bien que ces poupées , dressées dans des armoires comme les figures d'un cabinet de curiosité , paraissent un peu bouffonnes en un tel lieu , on y retrouve avec intérêt la parfaite ressemblance des traits et l'exactitude des cos tunes. Westminster n'est pas seulement le Saint- Denis de l’An gleterre, il en est encore le Panthéon ; tous les hommes qui ont rendu de grands services à ce pays, ou qui l'ont illustré par leurs travaux , y partagent les honneurs et l'empire de la célébrité avec ceux qu'a jetés sur le trône le hasard de la naissance. Les hommes de guerre n'y sont pas en grand nombre. On cherche vainement le prince Noir , Talbot , Marlborough ; Nelson , plus funeste encore à la France, est à Saint- Paul, presque scul . Westminster compte moins de L'ABBATE DE WESTILASTER . 143 grands généraux de terre et de mer que de simples officiers morts en combattant. A côté de l'amiral Cornwallis et de son monument fastueux , où l'on voit , au pied d'une pyramide ombragée de palmiers, d'élégantes marines en bas- relief, sont le général Wolf, lord Ligonier, le major André, de simples capitaines. Un étranger se trouve parmi cux : c'est le général corse Pasquale Paoli , celui dont le nom excitait l'enthou siasme de Napoléon enfant, et auquel les Anglais ont donné l'hospitalité jusque dans leur temple. Les homme d'Etat sont plus nombreux , là , comme dans l'histoire d'Angleterre. Je ne citerai pas plusieurs anciens chanceliers des Tudor et des Stuarts ; mais , à notre époque contemporaine , lord Stanhope , - lord Mansfield , dont le magnifique mausolée fut érigé , en 1801 , par Flaxman , ce grand dessinateur de Dante et d'Homère ; le comte de Chatham , père de Pitt ; -- les deux illustres rivaux , Wil Liam Pitt , ennemi acharné de la France, de sa révolution , de ses principes, et Charles Fox , qui ne put faire prévaloir une politique plus sage , plus humaine, plus utile aux deux pays ; l'orateur Gratian ; enfin , Georges Canning , héritier de Fox et vainqueur des torys. Au milieu de celle foule de monuments funéraires el de noms peu connus au delà du détroit , on rencontre quelques célébrités européennes devant lesquelles l'étranger s'arrêle avec plus de respect. Tels sont Camden , le savant antiquaire ; -Gottfried Kneller, qui fut peintre sous cinq rois, de Char les II à George ler , et qui a rempli de portraits historiques tous les châteaux de la Grande- Bretagne ( 1 ) ; -- l'ingénieur Telford ; -le chimiste Humphry Davy, à qui l'industrie et l'hu manité sont aussi redevables que la science ; - James Wait, qui n'inventa pas la vapeur, il est vrai, mais qui en inventa ( 1) Les peintres plus récents, tels que Joshua Reynolds, Benja min West, Thomas Lawrence, sont dans les caveaux de Saint- Paul. LES MOSÉES D'ANGLETERFE. l'application et l'usage ; -- Wilberforce , homme cxcellent, vrai philanthrope , que l'on n'aurait pas dû séparer de Ho ward, déposé à Saint - Paul ; - enfin , le grand Isaac Newton , qui devrait avoir son tombeau , comme Dieu son sanctuaire, non dans un édifice, non dans une contréc, mais dans l'uni vers , dont il a reconnu et posé les lois. En examinant sa sta tue , fort bien exécutée par un sculpteur dont je n'ai pu dé couvrir le nom , l'on est frappé de sa ressemblance avec un autre homme aux grandes vues et aux grandes euvres, Mi chel - Ange. La figure de Newton est plus belle sans doute , car il n'eut pas , comme Michel-Ange, le nez brisé dans sa jeunesse par un rival colérique; elle est aussi plus douce , plus réfléchie ; mais pourtant, je le répète , la ressemblance est frappante dans la charpente générale de la tête , dans les lignes du visage , dans les traits , dans la physionomie. On a inscrit, sous la statue de Newton , ces paroles belles et justes : Sibi gratulentur mortales tale tantumque exstitisse ; et plus bas : Humani generis decus. De toutes les parties de l'église , celle que j'ai visitée avec le plus de soin , de recueillement et d'amour, c'est l'extrémité méridionale qu'on appelle le coin des Poètes ( Poet's corner) . Devant les effigies des rois et des politiques , on n'éprouve qu'une curiosité froide; mais au milieu de cette académie fu néraire et silencieuse, parmi ces hommes dont le souvenir est toujours vivant , dont on peut même évoquer la présence, et qui parlent encore dans leurs ouvrages , le cœur s'échauffe ainsi que la pensée, et l'on se croit en présence de leur as semblée imposante, on se croit sous le regard de ces maîtres incontestés, qu’on admire, qu'on révère et qu'on aime. Là sont réunis, groupés, pressés dans un étroit espace, presque tous les écrivains qui ont illustré la riche et puissante litté rature anglaise, et que nous connaissons au moins par les travaux de nos traducteurs et de nos critiques : le vieux Ben Johnson, Chancer, appelé l'Ennius anglais, Spencer, Wil L'ABBATE DE WESTJENSTER. liam Shakspeare, John Milton, Thomas Gray , Prior, Butler , W. Congrève, Mason, Gay, Wyatt, Isaac Casaubon , Dryden, Pope , Addison , Olivier Goldsmith, Rowe , Thompson Shé ridan. On regrette l'absence de Swift, de Fielding , de Sterne, de Hume, de Richardson : mais, parmi les plus grands, il nc manque guère que quatre hommes, deux des temps passés, deux des temps modernes : d'une part, Roger Bacon, le sa vant moine, et François Bacon , le grand chancelier ; d'autre part , Byron et Walter Scott. L'auteur immortel du Paradis perdu n'a pas une place digne de lui : un petit tombeau tout près de la porte, pressé entre d'autres tombeaux, est trop mesquin pour un si granil nom . Est - ce que le souvenir du pamphlétaire républicain aurait nui au poète religieux ? Shakspeare est plus dignement traité. Son mausolée, cuvre distinguće de Sheemakers, re présente sa statue entière , sur un piédestal orné d'attributs et d'allégories. Il y a , dans cette stalue, de la noblesse natu relle sans raideur théâtrale ; mais le visage me semble trop rond et trop épanoui. On voudrait au grand poète dramati que cette figure longue, austère, méditative, que lui donnent ses portraits gravés. Aux pieds de Shakspeare, sous une sim ple dalle de marbre noir, repose Sheridan, qui pouvait avoir sa statue parmi les hommes d'Etat , et qui a mieux aimé rester parmi les poètes ; puis, en face , un homme qui écrivit pen , mais qui fut comédien comie Sbakspeare, el sans doute plus grand comédien , David Garrick. Sa présence là pourrait prouver la tolérance des anglicans, au moins pour le théâtre , lolérance si démentie sur tout autre point; mais le cheur seul de l'ancienne église catho'ique est consacré au culte, le reste n'est qu'un édifice profane. Nous avons vu , parmi les hommes de guerre , un général étranger , le Corse Paoli , et , parmi les savants, le Suisse Ca saubon. Nous trouvons aussi , dans le coin des poètes, un autre étranger, grand poète en effet, quoiqn'il n'ait écrit ni 9 146 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. en anglais ni en aucune langue parlée , le Saxon Georges Frédéric Handel. On sait que , né le 23 février 1684 (sui vant l'inscription de son tombeau) à Halle , dans les environs de Magdebourg, Handel est mort à Londres le 14 avril 1759. Il était dès longtemps fixé dans cette ville , où il composa, avant la cécité qui affligea sa vieillesse, la plupart des ouvres considérables qu'il a laissées , à savoir quarante -cinq opéras, vingt- six oratorios, un Te Deum , des antiennes , des motets, des cantates , des sonates d'instruments, dont le recueil forme environ quatre-vingts volumes. Reconnaissants envers cegrand homme, que beaucoup d'entre eux croient très naïvement leur compatriote, les Anglais ont toujours conservé le culte de sa musique. Maintenant encore une espèce de corporation , com posée presque en entier d'amateurs enthousiastes (Sacred Music Society) , exécute lesgrandes cuvres de landel, et celles de Handel presque seul, dans la vaste salle d'Exeter- Hall, avec des chậurs de cinq cents voix et un orchestre de deux cents instruments. Il faut avoir entendu là quelque oratorio comme the Messiah , Judas Macchabaus, Sampson , Israel in Egypt, pour se faire une idée de ce compositeur prodigieux, immense, qui mérite d'être appelé le Michel-Ange de la mu sique ; car il manie aussi des masses, des foules de peuples, pareilles à celles du Jugement dernier. Je croirais volon tiers que , par une sorte de réaction telle que l'esprit de con tradiction en fait souvent naître même dans les choses d'art, le grand et légitime engouement des Anglais pour Handel lui a nui quelque peu dans l'opinion des autres peuples. Mais tout homme impartial qui lira ses æuvres avec un peu de connais sance et de goût reconnaîtra , que, placé dans l'ordre des maîtres entre Marcello, mort avant lui , el Mozart, né avant qu'il mourût, Handel a opéré en musique l'heureuse fusion des styles de l'Eglise et du théâtre, et que, hormislesrhythmes, qui sont la création la plus personnelle du compositeur, il a transmis à ses successeurs la science complète, mélodie et har . L'ABBAYE DE WESTMINSTER. 147 monie, à laquelle on n'a rien ajouté d'important depuis ses ouvrages , où tous, même les plus grands, ont puisé à pleines mains. L'æuvre de Handel est une encyclopédie de la mu sique. Son monument, élevé par le sculpteur Roubilliac , est plus bizarre et plus théâtral que vraiment beau . Dans une espèce de niche ou de cabinet en marbre, on voit Handel composant, de bout devant une table où sont épars des cahiers de musique et des instruments , entre autres un cor, sans doute pour indi quer qu'il introduisit le premier, dans son orchestre, les ins truments de cuivre connus de son temps. Le plus grand re proche que j'adresserais au sculpteur , c'est d'avoir trop dé primé le front , trop écrasé la vaste tête de son modèle ; et j'en aurais le droit, non - seulement en vertu de la science phrénologique , suspecte à bien des gens, mais pour avoir vu un portrait de Handel jeune, où se découvrent clairement toute la vivacité de son humeur un peu fantasque , toute l'é nergie de son caractère opiniâtre , tout le feu de son génic créateur et fécond . S'il fallait maintenant, laissant à part la célébrité plus ou moins grande des personnages admis à Westminster , m'oc cuper uniquement du mérite des mausolées comme objets d'art, j'aurais peu de chose à dire. Il y a plus d'étendue dans certains monuments que de vraie grandeur, plus de bizarre rie dans d'autres que de variété. Les meilleurs sont les plus simples , des statues ou des bustes. Je ne crois pas qu'aucun d'eux puisse être comparé aux tombeaux des Médicis à Flo rence , de Paul III ou de Rezzonico à Rome, de Turenne à Paris, du maréchal de Saxe à Strasbourg. D'ailleurs , j'ai déjà nommé les principaux : parmi les anciens, celui de llenri VII, par Torregiani ; parmi les modernes, ceux de lord Mansfield , par Flaxman , de lord Cornwalis, de Newton , de Shakspeare, par Sheemakers, et la statue de Watt, par Chantrey, dont la ressemblance est , dit- on , parfaite. Il y a pourtant deux au 1118 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. tres tombeaux , et tous deux de femmes, que je dois men tionner, au moins pour la célébrité dont ils jouissent. L'un, celui d'Elisabeth Warren , exécuté par Westmacott, est une statue de jeune fille à demi- nue , et presque accroupic comme la Madeleine de Canova. Cette figure m'a paru bien étudiée, bien rendue ; mais je suis convaincu que ce qu'on y admire le plus , c'est l'imitation en marbre d'une chemise en grosse toile , de laquelle on compterail les fils, puérilité qui rappelle lc Christ sous le Suaire et le Péché dans le Filet, de la chapelle della Pietra de' Sangri, à Naples ( 1 ) . Quant à l'au tre tombeau , je n'ai pu savoir ni le nom du sculpteur qui l'a fait, ni celui de la personne à laquelle il est consacré ; car les ciceroni de Westminster, peu complaisants, quoique gras sement payés et par avance, font passer les tombcaux devant les yeux d'un étranger comme le médecin de Sancho Pança faisait passer les plats sur la table du gouverneur. Tout ce que j'ai pu comprendre , c'est qu'il s'agit d'une dame qui , longtemps enfermée dans un cachot, mourut en revoyant le jour, lorsque son mari venait de la délivrer. Cette scène est représentée sur la partie élevée du monument. Au - dessous, la Mort décharnée, franchissant la porte entr'ouverte de la pri son , se retourne et touche du bout de sa faux la prisonnière cxpirante. Comme on voit , c'est une composition étrange , théâtrale, prétentieuse. Mais il faut convenir qu'elle offre de belles parties d'exécution . Le squelette de la Mort entre autres est vigoureusement rendu dans ses détails et dans son molle vement. A l'heure où les ténèbres commencent à descendre des vastes nefs, il doit former une effrayante apparition . A côté de l'église proprement dite, religieusement conser vée dans son intégrité , sont encore quelques beaux débris du Monastère de l'Ouest ( West-Minster ). On ne trouve plus, il est vrai , ni l'ancien sanctuaire , lieu d'asile inviolable, où ( 1) Les Musées d'Italie , page 300. L'ABBAYE DE WESTMINSTER . 199 plusieurs rois ont cherché un refuge, ni la vieille aumôneric , restée célèbre parce qu'en 1474 , William Caxton y établit les premières presses connues en Angleterre, el y imprima son livre du Jeu des Echecs. Mais, en sortant de l'église par les bas- côtés du sud , deux portes donnent accès dans les cloîtres qui subsistent encore dans leur entier. Suivant l'usage , c'est un grand carré , formé de quatre longues avenues recouvertes par des arcades. Leur pavé et leurs parois latérales sont pres. que uniquement composées de pierres tumulaires qui cou vrent, si je puis accoupler ces deux mois , plusieurs généra tions de moines. On retrouve aussi quelques - uns des anciens caveaux , aux murailles de dix -huit pieds d'épaisscur, dont les voûtes massives, qui ont caché sans doute bien des mys tères hideux , portaient les vastes dépendances du chapitre. La grande salle , à laquelle on arrive par un riche portique gothique , et qui fut construite en 1220 , présente une forme ingénieuse et singulière. C'était un octogone parfait, au cen tre duquel s'élevait un unique pilier , solide , orné, majes tueux , ' sur lequel venaient aboutir en s'amincissant les huit voûtes en ogive qui partaient des murailles. Cette salle , dont il est difficile à présent de bien saisir l'ensemble , a été trans formée en galeries où sont déposées les archives de la cou ronne. C'est dans ces archives, curieuses à plus d'un titre , que l'on conserve le grand cadastre d'Angleterre, dressé sous Guillaume- le - Conquérant, immédiatement après le partage des terres entre ses barons. On l'appelle the Doom's day book , mot à mot , le Livre du Jour du Jugement ( Liber diei magni Judicii ) , nom qui lui fut donné par les Saxons, parce qu'il contenait , dit M. Augustin Thierry, leur sentence d'expropriation irrévocable. Ce sont, m'a- t- on dit , deux gros volumes , in - 4º , bien entiers et fort lisibles encore , quoique écrits depuis bientôt huit siècles. Cette ancienne salle du cha pitre, aujourd'hui défigurée par sa nouvelle destination , re çut en 1377 , avec la permission de l'abbé, la Chambre des 150 LES MUSÉES D'ANGLETERRE. communes, qui l'occupa près d'un siècle, jusqu'au règne de Henri IV , lorsqu'elle transporta le lieu de ses séances à la chapelle Saint - Étienne, où elle est restée sans interruption jusqu'à l'incendie du 16 octobre 1834. Si quelque chose est plus antipathique et plus insuppor table que le faste des vivants, c'est le faste des morts. Rien ne me paraît plus ridicule et plus choquant qu'une pompeuse sépulture. La pyramide de Djizeh n'a pas rendu plus grand le Pharaon inconnu dont elle couvre les cendres, et je ne crois pas que la reine Artémise ait montré plus de vraie dou lcur et de regrets sincères pour avoir élevé , aux frais des Cariens, le fameux monument de son époux Mausole . Mais s'il est permis , s'il est utile et noble d'entourer les morts d'éclat et de grandeur, c'est assurément lorsqu'une nation choisil ses hommes d'élite , les réunit dans un temple , consa cre leur mémoire par des inscriptions et par des statues , en fait ses dieux domestiques ; lorsqu'elle les présente avec or gueil aux nations étrangères , et excite chez les générations nouvelles la louable émulation d'en augmenter le nombre. Voilà ce qui doit faire absoudre Westminster aux yeux des plus rigides ; voilà ce qui peut faire désirer que l'on élève aussi parmi nous le Panthéon de la France .

LES MUSÉES DE BELGIQUE.

BRUGES,

Si l'on se rappelle le sens primitif du mot seigneur (senior, le plus vieux , l'ancien ), on peut dire hardiment, en parlant de Bruges : A tout seigneur tout honneur. Ce n'est pas seulement le commerce et la politique qui ont donné à Bruges ce droit d'aînesse parmi les villes de Flandre , c'est l'art également. Elle doit à jamais conserver la gloire d'avoir été la mère de toutes les écoles flamandes. A Bruges donc le premier rang. L'ordre historique , aussi bien que la justice et le respect , veut qu'elle précède ici , non - seulement son actuelle supérieure, Bruxelles, ville neuve à son égard, et que la Sainte -Alliance a faite capitale d'un royaume impro visé , mais Anvers même, sa fille déjà vieille , sa fille puis sante, qui lui a ravi tout à la fois la suprématie dans le com merce, dans la politique et dans l'art. Aussitôt qu'un voyageur a parcouru quelques rues et quel ques places de Bruges, et qu'il a retrouvé, avec une surprise 152 LES MUSÉES DE BELGIQUE. pleine de charme, toute une ville du moyen âge , presque saps altération ni changement, sa première visite , sa pre mière station de religieux amateur des arts doit appartenir à l'hôpital Saint-Jean. Qu'il n'espère pas loutefois trouver dans cet amalgame de masures en briques, n'ayant ni forme , ni style , ni caractère , quelque monument architectural ou même quelque curiosité archéologique. L'édifice n'est qu'une enveloppe trompeuse. Mais quand il aura courbé la tête sous une porte basse , quand il aura traversé deux ou trois petites cours tortueuses , pavées de cailloux pointus , quand il aura frappé à la porte d'une espèce de petite vieille chapelle , qui n'a plus dès longtemps , au dedans et au dehors, que ses quatre murailles noircies par les années ; alors il trouvera , sous la garde inoffensive d'un flegmatique infirmier, un tré sor aussi digne de renommée et de convoitise que celui des antiques Hespérides, protégé par le dragon , ou celui de la riche Venise , que défendait la garde esclavone. Il faut ra conter d'abord , avec la tradition , l'origine de ce trésor sans prix. Vers l'an 1478 , un soldat blessé fut apporté dans l'hôpital Saint-Jean. C'était un homme de moyen âge , que la misère, après une jeunesse agitée , avait jeté dans le métier des armes. Du reste , l'on ne savait , et l'on ne sait encore aujourd'hui , ni quelle était précisément sa patrie , ni même quel était son nom . Les uns le font naître à Dammes, dans les environs de Bruges , d'autres à Cologne , d'autres à Constance , d'autres à Brême ( 1 ) ; quelques-uns supposent qu'il est allé mourir en Espagne, où on l'aurait connu sous le sobriquet de Flamin ( 1 ) Dans son livre De l'Art en Allemagne , M. Fortoul cite un passage des chroniques allemandes rassemblées par Menckenius , où il est fait mention d'un certain Johannes Hemelingus, architectus capituli Bremensis , lequel vivait en 1420. Ce ne pourrait dire que le père du blessé de l'hôpital Saint - Jean . BRUGES . 133 go. Son prénom était Jean ( Hans ou Ian ) ; mais, quant à son nom de famille, plusieurs savantes dissertations n'ont pu jus qu'à présent éclaircir pleinement les doutes . A Bruges , où la tradition parle à défaut de preuves écrites, on l'appelle , on l'a toujours appelé Hemling, ce qui lui donnerait une origine allemande ; à Anvers , où les antiquaires ont fait des recher ches d'érudition , il est appelé Memelinck , ce qui le rendrait Flamand de naissance. Dans cette dispute, personne jusqu'à présent n'a cédé ; et le même homme, dans la même contrée, se trouve avoir deux noms fort différents. C'est un point dont il est bon d'instruire les voyageurs. Si j'osais , pour mon compte , émettre une opinion , je me rangerais à la croyance traditionnelle des habitants de Bruges ; je l'appellerais Hem ling , et je le croirais Allemand d'origine. Il me semble , en effet, à l'attentive observation de ses ouvrages , qu'il appar tenait à la vieille école de Cologne, où venaient de briller meister Wilhelm et meister Stephan, et que, soit artiste , soit soldat , il avait visité en Italie les écoles florentine et om brienne, à l'époque de Verocchio et de la jeunesse du Péru gin , un quart de siècle avant Léonard et Raphaël. Quoi qu'il en soit de toutes ces conjectures , le soldat malade avait été peintre. Le goûl de son art lui revint dans les loisirs d'une longue convalescence. Reconnaissant d'ailleurs des soins qu'on lui avait prodigués , se trouvant bien du paisible ré gime de la maison , où le retenait, dit encore la légende, son amour pour une jeune sąur hospitalière, il y passa quelques années, payant son écot en monnaie d'artiste Voilà comment ses plus belles æuvres appartiennent à l'hôpital Saint- Jean . Elles furent faites là , elles sont toujours restées là , malgré les guerres , les conquêtes, les pillages ; ce qui explique leur merveilleuse conservation après bientôt quatre siècles ; et sans doute elles resteront là des siècles encore, si le pauvre hôpital continue à défendre fièrement son trésor contre les riches amateurs et les musées royaux , dont les offres brillantes 9. 154 LES MUSÉES DE BELGIQUE. lui permettraient pourtant de changer en palais de marbre ses masures de briques. Le plus renommé des ouvrages d'Hemling est la Chasse de sainte Ursule. C'est un morceau d'orfèvrerie orné de ci selures et de peintures, alors destiné à contenir des reliques. L'intérieur est vide aujourd'hui; mais l'extérieur garde bien, en effet , les saintes reliques du peintre qui en fit les orne ments. Qu'on se représente une petite chapelle gothique , formant un carré long, et n'ayant pas deux pieds de hauteur entre sa base et le sommet de son toit aigu. Les deux façades, si l'on peut se servir de ces grands mots d'architecture, les murs latéraux et la toiture même, forment, de leurs bordures d'or finement découpées, les cadres des peintures d'Hemling, plus fines et plus précieuses encore, qui sont les fresques de ce temple en miniature. Sur l'une des façades est représentée la Madone , entre deux religieuses qui l'adorent. C'est une figure d'un pied de haut, et les religieuses sont plus petites de moitié. Sur l'autre façade, est sainte Ursule , grande comme la Vierge , tenant à la main la flèche , instrument de son martyre , et cachant sous son ample manteau une foule de jeunes filles rapetissées à la taille des religieuses. Elle représente ainsi ce personnage des comédies enfantines qu'on appelle la mère Gigogne. J'ai compté dix jeunes filles abritées sous son manteau , et sans doute ce n'est point par hasard que le peintre s'est arrêté à ce nombre. La sainte faisant la onzième, leur groupe entier com prend symboliquement les onze mille vierges. Les deux pentes du toit contiennent chacune trois cadres ronds : l'un au cen tre ; les autres , plus petits , sur les côtés. Sainte Ursule est peinte dans les deux cadres du milieu ; là , parmi ses com pagnes , qu'elle semble mener, sa flèche en main , à la gloire du martyre; ici , agenouillée entre le Père et le Fils qui la couronnent , tandis que l'Esprit- Saint plane sur sa tête. Les petits cadres latéraux contiennent quatre anges, qui forment BRUGES. 155 un concert céleste. L'un joue de la mandoline , l'autre du violon , ou plutôt d'une guitare à archet ; celui - là d'un orgue portatif , celui- ci d'un instrument inconnu de nos jours , es pèce d'armonica à cordes pincées. Enfin, sur les deux flancs de la châsse , divisés en six compartiments , qui ont la forme d'arceaux en ogive , est représentée toute la légende des Vierges de Cologne. D'un côté , leur départ de celte ville , leur arrivée à Bâle sur de gros bateaux ronds, puis leur entrée à Rome , et la réception que leur y fait le pape sous le péris tyle d'un temple ; de l'autre , leur départ de Rome , rame nant le pape au milieu d'elles , leur retour à Cologne , et leur martyre enfin , sous les coups des soldats , qui les percent à coups de flèches , de lances et d'épées. Dans les six chapitres de cette légende peinte , il y a bien deux cents figurines en action , dont les plus grandes , celles des premiers plans , n'ont pas au delà de quatre pouces ; et je ne compte point dans le nombre les personnages micros copiques des derniers plans, qui n'atteignent pas six lignes de hauteur. Il faudrait une loupe pour contempler à l'aise ce monde liliputien. Je n'ai pas besoin de dire que le peintre a transporté l'histoire de sainte Ursule , des commencements du christianisme à son époque : édifices , paysages , costumes , armures , tout est du quinzième siècle. On reconnaît sans peine dans ses personnages une foule de portraits. Ursule et son armée de vierges sont de belles filles flamandes, blondes, fraiches , gracieuses , élégamment parées ; et certes , ce dut être sans beaucoup de peine qu'Hemling trouva tant de char mants modèles dans une ville riche alors , largement peuplée , et qui comptait la beauté des femmes parmi ses titres de gloire : formosis Bruga puellis. On devrait croire , en lisant cette courte description , que la peinture d'Hemling , au moins sur cette châsse de sainte Ursule , n'est rien de plus qu'un chef-d'æuvre de patience , de fini, de léché , de minutieuse perfection dans tous les dé 156 LES MUSÉES DE BELGIQUE. tails ; on se tromperait. C'est un grand et magnifique en semble , plein de vigueur, de noblesse , d'expression reli gieuse et pathétique. Pour comprendre ce travail surprenant, qu'on se figure des tableaux d'histoire qu'aurait conçus Fra Angelico dans son plus haut style , qu'aurait exécutés Gérard Dow dans sa plus fine manière. Et c'est encore trop peu dire : car , en réunissant à lui seul dans ses ouvrages, sans effort et sans contraste , la touche de Gérard Dow à la pensée de Fra Angelico, Hemling les a faits plus naïfs , plus forts et plus complets. Mais ce n'est pas seulement de la miniature qu'il a peinte, et la châsse de sainte Ursule ne forme pas tout le trésor de l'hôpital Saint-Jean. Cette châsse porte la date de 1480. L'année précédente Hemling avait achevé une cuvre plus ca pitale peut-être au point de vue purement artistique , et dans les plus grandes proportions dont on usát alors , puisque les personnages sont au moins de demi-nature . C'est un tripty que , c'est- à- dire un tableau en trois compartiments, fermés par des volets extérieurs. Le panneau central représente le Mariage mystique de sainte Catherine. La Madone, comme les Vierges glorieuses de Francia ou du Pérugin , est assise sous un dais magnifique, les pieds sur un riche tapis de Flan dres , qui produit , par le coloris et la perspective , un effet prodigieux. Deux anges sont à ses côtés pour la servir ; l'un tient un livre dont elle tourne les feuillets , l'autre joue d'un petit orgue. Sur le premier plan , à gauche , se trouve sainte Catherine, très richement parée , qui reçoit , à genoux , l'anneau nuptial des mains du saint Bambino. En face d'elle est sainte Barbe ; un peu en arrière, saint Jean -Baptiste d'un côté , saint Jean l'Évangéliste de l'autre. L'histoire de ces deux derniers forme le sujet des peintures latérales : à gau che , la Décollation de saint Jean - Baptiste devant Héro diade; à droite, le jeune Saint Jean à Pathmos, auquel ap paraissent les visions apocalyptiques. Enfin , sur les volets ex . BRUGES . 157 térieurs , sont les admirables portraits de deux frères de l'hô pital , avec les images symboliques de leurs patrons , saint Jacques et saint Antoine , et de deux sæurs religieuses , avec leurs patronnes, sainte Agnès et sainte Claire. Cette grande composition , aussi merveilleusement con servée que merveilleusement peinte , passe unanimement pour l'æuvre capitale de son auteur. Là brillent , en effet , toutes ses qualités , depuis la calme et sainte majesté du style , jusqu'à l'infinie délicatesse de la touche Cependant, tout en déclarant cette œuvre la première pour l'importance , je lui donnerais du moins une rivale pour la perfection. Dans cette même année 1479 , Hemling a peint tous les compartiments d'un second triptyque , mais beaucoup plus petit , puisque les figures n'ont pas plus de huit à neuf pouces. Les volets extérieurs représentent saint Jean et sainte Véronique; les volets intérieurs , à gauche la Crèche, à droite la Présenta lion au Temple ; le panneau du centre , l'Adoration des Mages. On lit au-dessous , en manière de légende , l'ins cription suivante écrite en flamand : « Cet ouvrage fut fait pour frère Ian Floreins , alias Van -der Rüst , frère profès de l'hôpital Saint- Jean , à Bruges. Anno 1479. – Opus Johan nis Hemling. » S'il est vrai , comme on l'affirme , que celte inscription fut tracée par le peintre lui-même, elle décide rait l'orthographe de son nom , et même, jusqu'à un certain point, le lieu de sa naissance. Dans la partie gauche du ta bleau central , à une fenêtre , se voit le portrait de ce Ian Floreius , agenouillé et vêtu de noir . C'est une tête char mante , et d'un homme encore jeune ; car le chiffre 36 , écrit au- dessus de lui sur le mur, indique son âge. En face , une figure de paysan , qui regarde par une lucarne derrière le roi nègre , passe pour être le portrait d'Hemling. Il porte une pelite barbe , des cheveux épais ; et sa figure, un peu fati guée , est pleine de douceur et d'intelligence. De tous les ouvrages d'Ilemling, ce triptyquc est celui qui 158 LES MUSÉES DE BELGIQUE. a le plus de charme pour moi. Peut-être , s'il me ravit plus encore que le Mariage de sainte Catherine , est - ce parce que le genre de cette peinture et son extrême finesse con viennent mieux aux sujets de petite proportion. Mais enfin , c'est devant cette Adoration des Mages que j'ai le plus adoré l'étonnante perfection du peintre de l'hôpital Saint- Jean. Je ne suis pasle seul , sans doute. Un de mes amis , me parlant de l'impression que ce tableau lui avait fait éprouver, me ra contait qu'il avait eu , en l'admirant , une de ces terribles tentations de larcin , de vol , que donne quelquefois la vue des belles choses. Je ne sais quel serpent lui disait à l'oreille : « Tu es seul avec ce pauvre infirmier ; assomme- le d'un coup de poing ; de l'autre main , décroche la boîte ; cours au che min de fer, pars ; et te voilà possesseur d'un des plus mer veilleux chefs -d'æuvre qu'ait enfantés la peinture. » Un troisième triptyque , portant la date de 1480, mais de figures encore plus petites , car elles n'ont pas au delà de six à sept pouces , représente la Déposition de Croix. On y voit la Vierge soutenant le corps du Christ , le jeune saint Jean portant son manteau rouge traditionnel , que les Flamands n'ont jamais oublié , et la Madeleine , non pas à demi nue , mais vêtue au contraire des plus riches étoffes de soie et d'or. Sur le volet de gauche , est peint le commettant du tableau , frère Adrien de Ryns “ , escorté de son patron , saint Adrien , qui porte ses insignes , l'enclume et le marteau . En face , se trouve sainte Barbe ; sur les volets extérieurs, sainte Hélène et la vraie croix , et sainte Marie Égyptienne, presque nue , avec ses trois pains symboliques. Ce n'est pas encore le dernier ouvrage d'Hemling. Il a laissé à l'hôpital Saint- Jean une Sibylle persique en haut bonnet et en costume flamand , qui n'est qu'un portrait bap tisé d'un nom de fantaisie , et portant la même date que la châsse de sainte Ursule , 1480. Il a laissé aussi un diptyque où se trouve le portrait d'un jeune homme de vingt-trois BRUGES. 159 ans, nommé Martin de Newenhoven , adorant la Madone, qui occupe le second panneau . Ce diptyque est daté de 1485 , ce qui semble indiquer qu'Ilemling a fait un long séjour à l'hôpital , ou qu'il y est revenu après quelque absence . Mais peut- être est-ce tout simplement un don fait plus tard à l'hô pital par les héritiers ou les acquéreurs du tableau . Il y a, en effet, dans ce petit sanctuaire de l'hôpital Saint Jean , quelques autres cadeaux de la même espèce : un assez vigoureux Samaritain de je ne sais quel maître , trois ou quatre tableaux des Van - Os père et fils , et même une belle Sainte Famille de Van - Dyck , où l'on admire surtout le Jé sus endormi. Mais à peine, pour voir tout cela , dérobe - t -on quelques regards aux @uvres d'Hemling. Hemling a toute l'attention comme tout l'enthousiasme. Ce qui rend plus éton nant encore l'effet irrésistible que cause la vue de ses ouvra ges , c'est qu'ils ne sont pas peints à l'huile. Quoique leurs dates les fassent postérieurs d'environ soixante ans à l'inven tion des frères Van- Eyck , il est évident qu'Hemling ne se servit pas de leurs procédés . Il peignit simplement à la dé trempe , en employant pour fixer ses couleurs la gomme ou le blanc d'æuf. Mais sans doute il faisait usage de quelque encaustique à la manière des Byzantins ; car son coloris a une vigueur , une netteté , une conservation qui ne s'expli - queraient point autrement. L'un des panneaux, par exemple , de son Adoration des Mages, celui de la Présentation au Temple , est d'un ton chaud et doré qui rappelle les plus ex cellentes toiles de Titien . Cette circonstance singulière peut faire ranger Hemling parmi les maîtres antérieurs à la pein ture à l'huile , dont il serait ainsi le dernier dans l'ordre des dates, mais l'un des premiers à coup sûr dans l'ordre du mérite. Au sortir de l'hôpital Saint - Jean , il faut se rendre au musée de Bruges. Mais que ce mot , ici fort mal appliqué , n'aille pas tromper le voyageur, et lui causer ensuite le dé 160 LES MUSÉES DE BELGIQUE. plaisir du désappointement. Il ne s'agit que d'une école gra luile de dessin , décorée du nom pompeux d'académic , qui se compose d'une grande salle bien éclairée , et d'une anti chambre assez obscure. C'est dans l'antichambre qu'est le musée de Bruges , c'est-à- dire une dizaine de tableaux de di verses époques. Je ne ferai que mentionner les portraits de Van - Os père et fils , peints par le père , et deux belles toiles en pendant , de Claïs , qui représentent l'histoire du juge prevaricateur: d'un côté , son jugement rendu contre lui même; de l'autre , son supplice . J'arrive tout de suite aux ouvrages importants , précieux , inestimables , que renferme cette sombre antichambre, où l'on voit côte à côte , et comme aux prises , les deux grands rivaux de la primitive école fla mande , Jean Van -Eyck et Jean Hemling. Commençons par le premier, qui a sur l'autre au moins le droit d'ainesse. Son plus ancien ouvrage est une Tête de Christ , vuc de face , et portant l'inscription suivante , que je copie fidèle ment : Joh. de Eyck inventor . Anno 1420, 30 january. Ce mot d'invenior, cette date minutieuse, semblent s'appli quer moins au tableau lui-même qu'aux procédés de pein ture qui s'y trouvent employés. Probablement cette Tête de Christ , de contours un peu secs et d'une couleur rougeâtre, est un des premiers essais de la peinture à l'huile , dont Jean Van - Eyck ( que nous nommons Jean de Bruges) fut , comme chacun sait , sinon l'inventeur véritable , au moins le vulga risaleur. Cette circonstance , qui me paraît très admissible , reculerait de quelques années l'invention de la peinture à l'huile , qu'on s'accorde à placer vers 1410. Elle expliquerait mieux aussi la lenteur singulière que cette invention mit à se répandre, puisque aucun Italien n'en fit usage avant l'an née 1445 . Un autre petit ouvrage de Var: -Eyck , sans date , est le por trait de sa femme, blonde Flamande, coiffée d'un étrange BRUGES . 161 bonnet blanc, relevé au-dessus des tempes par des nattes de cheveux qui ressemblent à deux cornes. Elle n'est ni jeunc ni belle ; elle a le nez pointu , les yeux perçants, les lèvres minces, et c'est une figure qu'on pourrait bien prêter à la femme de Socrate, Mais l'ouvrage capital de Van- Eyck à Bruges, et que rien sans doule ne surpasse dans son æuvre entière, c'est une Vierge glorieuse , traitée à la manière de Francia , du Pé rugin , de Cima da Conegliano, et des autres maîtres de leur époque. Elle est datée de 1436 , c'est-à - dire du temps où Van-Eyck avait atteint à la fois la plénitude de son talent et la perfection de ses procédés. A gauche de la Madone qui siége sur son trône , se tient saint Donat (Donatianus) en grand costume d'archevêque ; à droite , saint Georges , cou vert d'une riche et complète armure. Un peu derrière lui , se voit , agenouillé , le commettant du tableau , de qui lui vient son nom populaire, le chanoine de Pala , vieux , gros , gras et pelé. Cette composition , très vaste pour le temps , car les personnages sont de demi - nature , est vraiment pro digieuse par son extrême vigueur, par l'étonnant fini de tous les détails , et aussi par sa conservation singulière. Avant de la voir, j'avais plus admiré dans Van - Eyck l'inventeur que le peintre ; mais a présent je n'hésite point à dire qu'eût-il simplement profité , comme ses successeurs , des découvertes d'un autre, il mériterait encore, pour ses seuls travaux d'ar tiste , une place éminente parmi les maîtres de l'art . Après avoir cité cette cuvre capitale , il ne faut point ou blier une petite Adoration des Mages , de son frère Hubert Van - Eyck . C'est une peinture assurément beaucoup moins finie et moins complète, assombrie d'ailleurs par le temps, au point d'être à peine visible , mais précieuse parce que les au vres d'Hubert sont plus rares encore que celles de Jean , et parce que son teur, l'aîné des tleux , mit sans doute son frère cadet sur la voie de sa grande invention . 162 LES MUSÉES DE BELGIQUE. Pour lutter contre Jean de Bruges , Hemling apporte au concours un grand triptyque, dont le panneau central repré sente le Baptême du Christ. Au -dessus du groupe principal plane le Saint-Esprit , et plus haut encore le Père éternel. Au fond , en petites figurines , se voit la prédication de saint Jean dans le désert. Sur les deux volets sont peints les com mettants : à gauche , le mari avec son patron et un fils ; à droite , la femme avec sa patronne et quatre filles. Cette mère est encore représentée avec une de ses filles sur les volets ex térieurs , adorant la Madone. Ce tableau d'Hemling égale (c'est tout dire) ceux du l'hôpital Saint- Jean . Même naïveté, même grâce , même finesse prodigieuse , mêmes expressions charmantes. Le Précurseur est une figure sublime, et ces jeunes filles groupées sont aussi ravissantes par la délicate carnation de leur teint que par leur candeur virginale. Au - dessus de ces deux grandes pages, la Vierge glorieuse de Van-Eyck (qu'on appelle plutôt le Chanoine de Pala) et le Baptême d'Hemling, on a placé cinq autres tableaux de la même époque , dont trois réunis en triptyque. Le sujet prin cipal est un Saint Christophe, le disciple -géant, que l'on voit , suivant la légende , traverser une rivière , ayant un tronc de chêne pour bâton , et portant l'enfant - Dieu sur ses larges épaules. Comme d'habitude , les deux volets sont des portraits de commettants : à gauche , un homme mûr et cinq garçons ; à droite, une matrone et douze filles. Ces dix - neuf personnes ne sont- elles qu'une seule famille ? On peut le croire d'après l'arrangement des groupes. Les cinq tableaux sont attribués par les plus hardis à Hemling, par les plus ré servés à quelque maître sorti de son école. Il y a , effective ment, entre leur faire et le sien propre , une grande analo gie . Je crois aussi , du moins autant qu'on en peut juger à cette distance , qu'ils sont peints , comme ses tableaux , à la détrempe. Mais la date inscrite au bas du panneau central renverse toutes ces suppositions. Si j'ai bien lu , c'est l'année BRUGES. 163 1434. Iemling n'était pas né sans doute . Il faudrait donc attribuer ces belles et curieuses peintures à quelque autre grand artiste , qui , au moment où se répandait l'invention de Van - Eyck , se montrait , comme le fut encore Hemling un demi- siècle plus tard , fidèle aux vieux procédés by zantins. Après la station fort courte qu'exige le petit musée de Bruges, le voyageur -artiste doit continuer son pèlerinage en visitant l'église Notre - Dame. Là , ce ne sont plus des æu vres de peinture qui appellent son attention et méritent son enthousiasme , bien qu'il y trouve une fort belle Adoration des Mages de Seghers, une Adoration des Bergers de Crayer, et une Cène de Pourbus , datée de 1562. C'est la sculpture qui tient le premier rang à l'église Notre - Dame. Les gardiens vous conduisent d'abord aux célèbres tom beaux de Charles-le-Téméraire et de sa fille Marie de Bour gogne, dont ils enlèvent les enveloppes en châssis mobiles avec grande précaution et grand apparat. Ces deux tombeaux sont tout simplement des socles en marbre noir, sur lesquels sont couchées des statues en cuivre doré. Charles est représenté en costume de guerre , avec une belle armure ciselée . Il porte la couronne ducale et l'ordre de la Toison -d'Or: son casque, ses gantelets sont posés à ses côtés, et ses pieds re posent sur un lion. A l'entour de la frise sont rangées les ar moiries de ses divers États ; sur les flancs du socle , celles de tous les souverains de son temps , empereur , rois , ducs , comtes, prélats couronnés , etc .; et , sur la face , se lit la de vise de ce prince aventureux et tenace : le lay empris, bien en aviengne. Marie de Bourgogne appuie sa tête sur un vaste coussin , et ses pieds sur deux petits chiens. Cette statue est surtout remarquable par la délicate ciselure des étoffes de ses vêtements. Le tombeau de Marie (qui mourut , comme on sait, à vingt- cinq ans , d'une chute de cheval) , fait plu sieurs années avant celui de son père , est aussi le meilleur 164 LES MUSÉES DE BELGIQUE. des deux. Les rameaux d'arbres en cuivre , les figurines d'an ges en même métal qui supportent les armoiries, tous les or nements, enfin , sont d'une exécution plus délicate. Mais ce tombeau même de Marie est loin d'égaler celui de son fils , Philippe - le - Beau, et de sa bru , Jeanne-la - Folle, qui est daus la cathédrale de Grenade , et surtout ceux de ses aïeux , les ducs de Bourgogne Jean - sans-Peur et Philippe - le -Hardi, qui, de la Chartreuse de Dijon , sont passés au musée de celle ville. Ceux - là sont vraiment admirables, et surtout dans leurs ornements. Tous les détails de ces édifices en miniature, ces ogives hautes de trois pieds , ces cloîtres où se promènent des personnages de quinze pouces , ces clochetons , ces angelots, ces dentelles de marbre et d'albâtre , réunissent le fini le plus pur , la plus étonnante perfection du travail , à l'élégance du dessin , à l'harmonie des proportions, à l'heureuse combinaison des parties. Les statnettes de pleureurs surtout, c'est-à -dire de moines et d'officiers du palais qui prient ou se lamentent , sont vraiment merveilleuses. Il y a là quatre- vingts figurines dont chacune, prise isolément, est un petit chef-d'œuvre; ct leur réunion en augmente encore , par l'effet du contraste, le mérite et la beauté. La variété singulière de leurs poses, tou . jours naturelles , de leurs expressions, toujours vraies et pro fondes, le caractère des têtes , le jet des draperies , la délica tesse du ciscau , surpassent véritablement tout ce qu'on peut altendre. Ces tombeaux , dont les détails sont comparables aux bas -reliefs de Ghiberti et aux cariatides de Jean Goujon, me semblent les plus précieuses reliques de l'époque qui pré céda immédiatement la Renaissance. Il est vrai que le premier des deux , celui de Philippe -le Hardi , terminé en 1404 , est l'ouvrage de trois artistes fla mands , de Claux Sluter , aidé de son neveu Claux de vou sonne et de Jacques de Baerz , tous trois ymaigiers du duc de Bourgogne. Le tombeau de Jean - sans - Peur fut élevé , quarante ans plus tard , par un artiste espagnol, Juan de la IN! BRIGES . 165 Huerta, natif de Daroca en Aragon , qui fut aidé par deux ouvriers bourguignons , Jehan de Droguès el Antoine Le . mouturier. Je n'ai pu connaître à Bruges quels étaient les auteurs des tombeaux de Charles et de Marie. Leurs noms sont peut- être oubliés . De la chapelle latérale qui renferme ces deux tombeaux, il faut s'approcher du chœur de l'égise , faire déranger quel ques cierges et un grand crucifix de bois doré , puis admirer à l'aise , sur le maître -autel , la fameuse Madone dite de Mi. chel - Ange. Dans le Nord, où la statuaire fut toujours faible , où manque d'ailleurs sa principale matière, le marbre , cette Madone ne pouvail manquer de causer une immense admi ration . C'est , en effet, un très beau groupe, d'un style élevé , noble , saint . La Vierge , assise , est couverte jusqu'au cou par sa robe, et jusque sur la tête par son voile , comme le se rait une madone byzantine; mais toutes ces draperies sont légères , fines et charmantes. L'enfant Jésus est debout entre ses jambes , comme celui de Raphaël, dans le tableau de la Tierye au Chardonneret de Florence ; il estnu ; son mou vement est plein de grâce , sa chair parfaite. A tout prendre, l'on peut donner à ce beau groupe le nom trop prodigué de chef -d'æuvre. Mais est-il de Michel-Ange ? Ici le doute est plus permis , et , pour mon compte , je n'hésite point à douter. Qu'un beau morceau de sculpture italienne arrive dans les Flandres, qu’on l'admire avec enthousiasme, et qu'on l'attribue tont de suite au plus grand des staluaires italiens, cela est parfaite ment naturel. Mais où est la preuve bistorique ? Les alivres de Michel- Ange, depuis le masque de Faune qu'il sculplait à qumze ans, jusqu'à la coupole de Saint- Pierre, qu'il ter minait à quatre -vingt-sept ans , sont toutes connues dans son pays, et mentionnées par ses biographes. La Madone de Bruges n'est nommée nulle part. Dit - on , du moins, avec preuves justificatives, comment elle est venue dans cette ville ; 166 LES MUSÉES DE BELGIQUE. qui l'envoya, ou qui l'acheta ; qui en fit présent à l'église Notre - Dame? Point du tout. On raconte bien je ne sais quelle histoire d'un corsaire algérien qui l'aurait prise lors qu'elle allait en bateau d'une ville d'Italie à une autre, et qui fut pris à son tour par un vaisseau hollandais. Mais dans quel titre authentique, ou seulement dans quelle écrivain cette histoire est - elle consignée ? Ce n'est qu'une de ces vagues traditions beaucoup plus faites pour accréditer une fable que pour conserver une vérité. Si la preuve historique manque, celle de l'art existe-t-elle au moins ? La Vierge de Bruges porte-t- elle l'empreinte du maître , cette marque indélébile que laisse à ses euvres un génie original et puissant, et qui , bien plus que les signa tures et les monogrammes, atteste le nom de leur auteur ? Pas davantage. Dans ce groupe , si beau qu'il soit , je ne re trouve pas Michel- Ange, Sans doute , il est encore plus dif ficile de reconnaître la touche du ciseau que celle du pin et d'affirmer sûrement quel est l'auteur d'un morceau de sculpture ; aussi ne me hasarderai- je point à dire par qui fut faite la Madone de Bruges. Mais il est plus permis de nier, de douter au moins, que tel ouvrage soit de tel sta tuaire. Ici , assurément, le ciseau se montre plus doux , plus fin , plus délicat que celui de Michel- Ange, c'est-à - dire aussi moins énergique et moins puissant. Si , par impossible , ce groupe était de Michel- Ange, il appartiendrait à sa jeunesse, lorsque le triple artiste mettait à ses travaux plus de patience et de soins minutieux que de fougue et de hardiesse ; car la Madone de Bruges ressemble bien plus au Bacchus de Flo rence qu'au Moïse de Saint- Pierre - aux- Liens ou à la Notre Dame de Piété de Saint- Pierre du Vatican . Mais une autre observation , qui porte sur un fait matériel et palpable , doit, à mon avis , trancher la question ; et je m'étonne que personne encore ne l'ait faite devant cette Madone, pour révoquer en doute l'opinion commune qui l'attribue à Michel-Ange. C'est ceau , BRUGES. 167 que ni la Vierge ni l'Enfant n'ont de prunelles aux yeux , et je ne crois pas qu'il y ait , dans l'auvre entière du grand Florentin , une tête quelconque de statue ou de buste qui soit sans prunelles. Cette remarque me paraît décisive . Comme le style du groupe, quoique plein de noblesse et de dignité, n'est pas extrêmement sévère, qu'il y a dans plu sieurs détails une délicatesse un peu coquette, je ne crois même pas qu'il soit de l'époque terminée par Michel Ange, et qu'on puisse l'attribuer , par exemple , à Donatello , à Giam Bologna , à Della Robbia. Il ressemble davantage aux æuvres de Sansovino, renommé pour la légèreté des draperies, pour la finesse des têtes de femmes et d'enfants ; il ressemble sur tout aux cuvres de l'époque un peu postérieure, celle qui est comprise entre Michel- Ange et le Bernin ( 1 ) . L'hôpital , l'académie et l'église ne sont pas tous les mo numents de Bruges qui aient donné asile aux beaux ouvrages du temps de sa grandeur. Il faut visiter encore le palais de justice. Là, dans la salle qui sert aux délibérations des jurés pendant les assises , se trouve la fameuse cheminée en bois sculpté et ciselé dont la moulure est maintenant à Paris. Cette cheminée a aussi sa légende. On raconte qu’un certain Halis mann ( si j'ai bien entendu ce nom diabolique) , condamné à mort pour je ne sais quel méfait, demanda la faveur de faire un dernier ouvrage de son métier. Il était sculpteur ou ymaigier en bois . Aidé de sa fille, il entreprit cette che minée fameuse, qui lui valut, comme de raison , grâce de la corde et indulgence plénière. ( 1 ) Cette Madone de Bruges ne serait- elle pas l'oeuvre du Flo rentin Torregiani , qui , fuyant son pays par jalousie des succès de Michel-Ange , voyagea en France, en Flandre , en Angleterre, et alla mourir en Espagne ? On appelait généralement Torregiani le rival de Michel- Ange, auquel il brisa le nez d'un coup de poing dans sa jeunesse. Ce serait assez pour que la tradition en eût fait Michel-Ange lui-même. 168 LES MUSÉES DE BELGIQUE. Les statues qui la décorent sont presque de grandeur palli relle. Au centre se tient Charles- Quint, debout, en costume de guerre, portant d'une main l'épée nue, de l'autre le globe ; à droite est son bisaïeul, Charles -le - Téméraire, avec Margue rite d'Angleterre , sa troisième femme ; à gauche, Marie de Bourgogne avec Maximilien d'Autriche. Des génies, des amours, des armoiries , des ornements divers, réunissent ces cinq stalues et complètent la décoration générale , que ter mine la frise de la cheminée, représentant l'Histoire de Suzanne en marbre blanc. Il est difficile de pousser plus loin le bon goût de l'arrangement et la perfection du travail. Même pour sauver sa tête, aucun artiste n'aurait mieux fait; je me garde bien de dire , ne ferait pas mieux , car cet art de la sculpture sur bois est à peu près perdu , et , quand on voit les belles œuvres qu'il a produites, on sent plus vivement le regret de le voir si complètement abandonné. Cet art est sur tout espagnol, et ce sont probablement les Espagnols , par lesquels il était cultivé de temps immémorial, qui l'ont intro duit dans les Flandres. Il n'y a pas un canton de la Pénin sule , pas une église de village qui n'ait quelque bel échan tillon de sculpture sur bois. C'est en bois ( mais je ne dis pas en bois seulement) qu'ont travaillé tous les grands statuaires de l'Espagne, Berruguete, disciple de Michel-Ange dans les trois arts du dessin , fondateur de l'école de Madrid , et qui a l'empli de ses auvres Grenade, Valladolid et Tolède ; Be cerra , son continualeur, auteur de la Notre - Dame de la Solitude ; et même Alonzo Cano, dont le père était un de ces charpentiers-ciseleurs, artisans par le métier , artistes par le goûl, qui dressaient la charpente des chaurs, des autels , et de ces immenses retables qui sont, dans les églises d'Es pagne, de véritables monuments. Ce fut pour faire à lui seul l'ouvrage dont son père ne faisait qu'une partie qu'Alonzo Cano devint peu à peu , comme l'avaient été Berruguelc et Becerra, architecte, sculpteur et peintre, BRUGES , 169 En terminant celle courte notice sur les cuvres d'art que Bruges possède encore, il est juste de mentionner les échan tillons que nous avons en France du merveilleux talent de ce grand artiste , si longtemps obscur , qui tient la première place dans mon travail , comme dans son époque et son pays , de Ian Hemling. Au milieu de la salle principale du petit musée de Douai, on a placé une espèce de triptyque, peint sur ses deux faces, d'un côté en couleur, de l'autre en grisaille. Il est fort déla bré; et peut- être devrait-on essayer une restauration qui me semble possible , et qui le conserverait, du moins, comme il est aujourd'hui. Quoique faits dans le même temps et dans le même style , les deux côtés de ce triptyque ne paraissent pas de la même main . La grisaille est supérieure à la pein ture ; et c'est elle qu'on peut principalement attribuer à Hemling, dont elle rappelle pleinement la manière et les qua-. lités. Mais, dans la même ville de Douai , il est un autre mor ceau d'une bien autre importance , et qui mériterait une place, non point au musée de la sous- préfecture, mais au musée du Louvre, à Paris. Il appartient à M. le docteur Escalier , et tient la place d'honneur dans un assez riche ca binet , rempli de curiosités diverses et de quelques bons ta bleaux , flamands pour la plupart. Celui-là n'est pas un trip lyque ; car il se compose d'un panneau central et de quatre volets doubles, ce qui forme deux séries de peintures , sur un total de neuf volets . C'est un ouvrage considérable, une ga Jerie entière ; et quand on pense que ce précieux ensemble, sorti de l'abbaye d'Anchin , avait été dispersé pendant la ré volution , on admire le zèle qu'a mis M. le docteur Escalier à en rechercher toutes les pièces , et le rare bonheur qu'il a eu de réussir à les rassembler. Les personnages de cette grande composition sont de taille intermédiaire entre ceux du plus grand triptyque de l'hôpi - tal Saint- Jean , qui représente le Mariage de sainte Cathe 10 170 LES MUSÉES DE BELGIQUE . rine , et du second, qui représente l'Adoration des Mages. Mais elle renferme un sujet plus vaste et plus compliqué. Dans le panneau central est peinte la Trinité, dont les trois divines personnes siégent réunies sur un trône d'or, au mi lieu d'un magnifique palais , que des groupes de petits anges remplissent de leurs célestes concerts . Sur les deux côtés, sont distribués une foule de sujets divers , pris dans les lé gendes de la Vierge , de saint Jean- Baptiste , des prophètes et des apôtres , ainsi que la personnification des mystères et des sacrements ; c'est , enfin , une espèce d'histoire générale de la religion chrétienne. On voit, sur les deux volets ex trêmes extérieurs , les portraits des commettants de ce ta bleau multiple , c'est - à - dire du prieur et de quelques moines de l'abbaye d'Anchin . Il est probable qu'après s'être fait connaître par ses travaux de Bruges , Hemling aura été ap pelé à l'abbaye d'Anchin , peu éloignée de cette ville , pour y exécuter cette grande page de peinture. En tous cas, semble hors de doute qu’Hemling en est l'auteur. Vainement montrerait- on quelques détails terminés avec moins de dé licatesse que ses petits chefs - d'oeuvre de Bruges. On pour rait d'abord en montrer d'autres qui les valent ; puis on di rait que , dans un travail de si longue baleine, il était impos sible que toutes les parties fussent achevées avec la même patience ; on dirait aussi qu'un peintre ne fait pas toutes ses euvres également parfaites , et qu'Hemling , hors de son pays, employé par des étrangers , ne travaillait plus avec au tant d'amour que pour son cher hôpital Saint-Jean. Mais ensuite le mérite de ces tableaux , faits pour l'abbaye d’An chin, est encore si grand, si prodigieux, on y retrouve si clairement son haut style et sa ravissante manière, que le doute , en vérité, n'est pas permis. Voici , d'ailleurs , des preuves en quelque sorte matérielles et positives. Ces ta bleaux n'ont point de date ; mais un portrait de l'empereur Maximilien fer , déjà mûr, indique suffisamment qu'ils ne furent il me BRUGES. 171 pas faits avant l'année 1493. D'un autre côté , ils sont peints à la détrempe. Or, je crois bien qu'à cette époque Hemling était le seul artiste au monde qui n'eût pas encore adopté les pro cédés de Van-Eyck, la peinture à l'huile. Si , malgré cela , quelqu'un doutait encore , on pourrait lui demander de qui est, de qui peut être un tel ouvrage , et le défier de répondre à cette question. Il est d'Hemling, parce qu'il ne peut être d'Hemling. Nous souhaitons vivement que ce vaste et magnifique échantillon de l'art flamand, au quinzième siècle , ne sorte des mains de M. le docteur Escalier que pour venir prendre place dans notre grande collection nationale. que INVERS. MUSÉE. Berceau de l'art en Flandres, Bruges a religieuscment con . servé quelques précieux échantillons des vieux maîtres dans les lieux mêmes où ceux- ci les produisirent; mais n'ayant rien pris hors de chez elle , hors d'une école qui ne fit que naître dans son sein , pour grandir et se développer ail leurs , elle n'a pu former aucune collection d'art. Il faut aller dans les hôpitaux, les académies, les églises et les prétoires de justice pour y trouver les rares monuments d'une impor tance rapidement passée. Héritière de sa puissance qu'elle a conservée plus longtemps, et de son école dont elle a vu les divers développements et transformations jusqu'à la déca dence , Anvers n'a manqué ni du temps ni des moyens né cessaires pour former cette collection dont Bruges est restée dépourvue. Anvers a donc un véritable musée. Il n'est pas fort considérable quant au nombre des objets ; la sculpture s'en trouve exclue, la gravure également, et , même en réunissant aux tableaux proprements dits , de toutes dimensions, les esquisses , dessins , répétitions et copies, on n'atteindrait pas , sur un catalogue complet, le chiffre 300. Il est tel riche amateur qui a deux fois plus de cadres daus les galeries et les appartements de son lòtel . En revanche,

ANVERS .

173 le musée d'Anvers, comme devrait faire toute collection pu . blique et nationale, rachèle ce défaut de quantité par la qua lité des æuvres. Elles sont généralement rares, précieuses et choisies. Une autre circonstance où les uns trouveraient ma lière à reproche , les autres à louange, où l'on pourrait voir également un signe de pauvreté et un signe de richesse, mais de qui , dans tous les cas , Anvers peut justement et haute ment se glorifier, c'est que toutes ces æuvres , à peu d'excep tions près, lui appartiennent autrement que par droit d'héri tage ou d'acquisition ; elles sont de l'école que son nom dé signe ; elles ont été faites dans ses murs, et par ses enfants. Comme l'Academia delle belle arli de Venise , qui est un musée tout vénitien , celui d'Anvers est un musée non seu lement tout flamand , mais tout anversois. La mention des ouvrages étrangers sera bientôt faile . Le plus ancien est un Calvaire gothique, ou plutôt by santin , sur un fond d'or, qui porte , à ses deux angles supé rieurs, comme les tableaux de la lanterne magique, mon sieur le soleil et madame la lune. Viennent ensuite deux petits pendants , aussi sur fond d'or, très noirs, très enfumés. dont l'un représente saint Paul , l'autre un évêque et une reli gieuse . Comme une grande partie des cadres du musée d'an vers , et notamment tous les ouvrages des vicux maîtres, ne sont point portés sur le livret , on a mis, au bas de ces deux pen dants, sur une étiquelle en papier, le nom de Giotii, L'au teur de ces étiquelles a voulu dire Giollo , et ne s'est point rappelé que le nom traditionnel du petit pâtre de Vespigna no, devenu l'élève de Cimabuë, et bientôt le chef de la pre mière école purement italienne affranchie de l'art bysantin , était un prénom ( Angiolo, Angiolotto , Giotto) . Mais qui peut assurer qu'il n'y a d'autre erreur que dans l'orthographe du noin ? N'y en a- t- il pas dans le nom même ? Ces figurines , presque effacées par le temps , sont- elles bien l'æuvre du grand Giollo ? Le doule est encore plus permis pour un lout 10 . 174 LES MUSÉES DE BELGIQUE. petit tableau , daté de 1387 , et toujours sur un fond d'or, qui représente, je crois, l'empereur s'humiliant devant le pape. On l'attribue à Fra Giovanni , de Fiesole ; mais rien dans ce petit cadre ne m'a rappelé l'artiste pieux et passionné que l'admiration de ses contemporains avait dès lors sur nommé Fra Angelico. Après ces deux Florentins , vient , dans l'ordre des dates , le Sicilien Antonello de Messine, devenu si célèbre pour avoir communiqué à ses compatriotes d'Italie , et d'abord à son ami Domenico de Venise , l'invention de Van-Eyck , la peinture à l'huile. Il a laissé à Anvers deux ouvrages, peints sans doute en Flandres , lorsqu'après avoir vu l'Adoration des mages que Van- Eyck avait envoyée au roi de Naples Alphonse V, il vint dans ce pays pour acheter, en échange d'un grand nombre de dessins italiens , la connaissance des procédés du peintre de Bruges. Ces deux ouvrages, précieux par leur mérite autant que par les circonstances que je viens de rappeler, sont le portrait d'un homme inconnu , vêtu de noir , tenant une médaille à la main , et un Calvaire d'une singulière composition. Le Christ est allaché au faîte d'une haute croix , et les deux larrons sont bizarrement perchés et contournés sur des branches d'arbres. Ce n'est point , d'ail leurs , l'aride Golgotha qui forme le lieu de la scène, mais un fin et gracieux paysage que termine une vuc lointaine de la mer. L'artiste exilé avait mis là un souvenir de sa belle Sicile . D'Antonello de Messine il faut sauter jusqu'à Titien , le fécond, l'inépuisable Titien , qui a laissé partout des échan tillons de son æuvre immense. Le roi Guillaume a donné au musée d'Anvers un tableau du peintre centenaire, où l'on voit le pape Alexandre VI présentant à saint Pierre l'évêqne de Paphos, qu'il vient de nommer général de ses galères. Quel étrange amalgame de mots et de choses ! Le Borgia qui fait un évêque de Paphos , et qui , de cet évêque ou prêtre ANVERS. 175 de Vénus, fait un amiral , et qui lui fait donner par saint Pierre en personne l'étendard de sa capitane. Ces cinq ou six tableaux , tous petits, sauf le dernier, sont toute la part des Italiens au musée d'Anvers. L'école allemande n'est pas plus richement dotée. Voici , je crois , les seules euvres qui la représentent : d'Albert Du rer, une Vierge des sept douleurs , placée au centre de la composition , et entourée de sept petits cadres explicatifs ; ce tableau , sur cuivre , est très beau , très achevé , et d'une parfaite conservation ; de Lucas Kranach , Adam et Ère, espèce de miniature très finement touchée ; de Holbein , un petit portrait de François II , lorsqu'il était dauphin de France , et un portrait d'Erasme de demi- grandeur, dur , sec, et des commencements de l'artiste. Ce dernier fut peint sans doute à Bâle, avant que les conseils du célèbre apolo giste de la Folie , et plus encore l'humeur acariâtre de sa femme, eussent décidé Holbein à se réfugier en Angleterre. J'ai découvert dans un coin du musée un autre petit por trait , peut- être de Thomas Morus, sans nom d'auteur, qui est certainement d'Holbein , et de sa dernière époque. Celui ci rappelle ses meilleures cuvres d'Hampton -Court. Arrivons enfin aux Flamands, en les rangeant, autant que possible , dans l'ordre que leur assignent le temps et les transformations de l'école. Un des plus anciens ouvrages que possède le musée d'An. rers est un tableau peint dans la manière appelée gothique , et représentant la fête du Serment des archers d'Anvers (Jongen Handboog). Ce sont de curieux mémoires histori ques sur l'époque où il fut fait, qui est sans doute la fin du quinzième sièle , car les armes d'Espagne et d'Anvers, qu'on voit réunies en plusieurs endroits du tableau, semblent rap peler les fêtes qui eurent lieu pour le mariage de l'archiduc Philippe d'Autriche avec Jeanne la Folle , héritière des rois catholiques et mère de Charles- Quint. Ce tableau , qu’on a 176 LES MUSÉES DE BELGIQUE. longtemps attribué au vieux maître Hans Verbeeck, ou Hans de Malines, est maintenant sans nom d'auteur, ainsi qu'une Adoration des mages, fine , douce , et charmante , qui a passé pour l'æuvre de Josse Van Cleef , surnommé le Fou. Le premier par ordre de dates des ouvrages signés est un vieux el curieux triptyque de Ian Von Calcar, représentant une Sainte Famille au centre , et , sur les volets , la famille des commettants, père , mère , fils et fille . Viennent ensuite quelques ouvrages du grand Van-Eyck : trois beaux portraits, d'un magistrat , d'un moine en prières, et d'un moine grand seigueur ; puis la répétition de cette Vierge glorieuse , ap pelée communément le Chanoine de Pala , dont nous avons vu l'original au petit musée de Bruges ; puis enfin un grand triptyque qu'on peut ranger parmi les æuvres capitales de son auteur. La composition en est singulière : c'est un Calvaire --c'est-à- dire le Christ en croix , entouré de la Vierge , de la Madeleine et de saint Jean — placé au milieu d'une vaste église gothique , où sept autres groupes, de proportions plus pelites , représentent en action les Sept Sacremenis. Ce ta bleau , d'architecture et d'histoire, renferme dans ses plans divers plus de soixante figures. Tout ce grand ensemble est d'un travail admirable, d'un effet prodigieux , et sauf le point culminant des nefs de l'église, qui a souffert quelque dégra dation , d'une conservation parfaite . Il ne faut que la vue d'un tel ouvrage pour connaître, pour apprécier le célèbre artiste qui l'a produit . Cependant, même après avoir admiré celle composition capitale , qu'on n'oublie pas de chercher soi gneusement un tout petit dessin , en grisailles , qui est con servé sous verre. Ce dessin représente l'édification d'une église gothique par des personnages tellement liliputiens , qu'on dirait moins un amas d'hommes qu'une fourmilière en travail. Sur le premier plan, se tient assise une sainte , sans doute la titulaire de l'église en construction , qui semble pré. sider au travaux , comme ferait l'archilccle du monument, il ANTERS. 177 est impossible de pousser plus loin que dans ce dessin précieux la patience du travail, la finesse de la touche , la puissance des effets. On lit cette légende sur le cadre enmar bre rouge : IOHES DE EYCK ME FECIT. 1435. Ce n'est pas Jean de Bruges seulement , c'est toute sa famille qui est représentée au musée d'Anvers. D'Hubert , son frère aîné , il y a une Vierge allaitant, entourée de deux portraits , homme et femme ; et de Marguerite Van Eyck, leur saur , restée fille pour rester artiste , un Repos en Égypte, c'est- à- dire la Vierge en voyage avec son fils et son mari , s'arrêtant au milieu d'un gras et frais paysage fla mand. C'est une tavola très finement touchée, que rendent d'autant plus précieuse le nom de l'auteur et l'extrême ra reté de ses æuvres . A côté du grand Van Eyck , nous retrouvons ici , comme à Bruges , le grand Hemling, appelé par les Anversois Meme Jinck . Sa part n'est assurément ni aussi nombreuse ni aussi importante qu'à l'hôpital Saint - Jean ; mais elle suffit néan moins pour lui assurer, au milieu de tous les peintres des Flandres , une place digne de lui. C'est d'abord un portrait de religieux , demi-nature; puis une Annonciation, fine comme les peintures de la châsse de sainte Ursule ; puis une Crèche, où les bergers accourent se mêler à un chœur d'anges qui adorent l'Enfant Dicu ; puis enfin deux pendants , en très peiiles proportions , qui représentent la Vierge couronnée se promenant dans une église, et un Evêque en prières dans son oratoire . Tous ces ouvrages, les deux derniers surtout , sont de prodigieux tours de force , où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de l'extrêmedélicatesse du travail , de la singulière beauté des types , de l'effet saisissant des com positions. Précurseur non surpassé des Gérard Dow, des Slingeland , des plus patients Hollandais, Hemling , dans sa noble naïveté , les surpasse tous par la supériorité des sujets et l'élévation du style . 178 LES MUSÉES DE BELGIQUE. Lucas de Leyde ( Lucas Dammesz) n'a , au musée d'Anvers, que de petits tableaux , sans grande importance ; mais lan Van- der-Meer , que je crois son disciple , a quelques bons et curieux ouvrages, entre autres un Calvaire fort remarquable, et Jean Schoreel , qui tient à la même école , une Madone avec l'enfant, tous deux blancs comme du marbre , au mi lieu d'un cheur d'anges rouges comme du granit : étrange contraste , qui n'empêche pas cette peinture d'être travaillée et précieuse. Schoreel nous ramène à son maître direct, Jean Gossaert , appelé Mabuse ou Mabuge , parce qu'il était de Maubeuge , et qui mérite une mention moins succincte. Né dans la Flandre française , élevé à l'école de Leyde , mais cor rigé de la raideur allemande par le goût italien , car il visita Florence au temps de Léonard et de Michel- Ange, Maubeuge a commencé peut-être cette espèce de compromis entre les deux écoles du midi et du nord, qui a formé la seconde épo que de l'art flamand. Un Ecce Homò très petit et très fin , et surtout une Vierge au Calvaire que soutient saint Jean et qu'entoure un groupe de saintes femmes , ouvrage d'un sentiment profond , d'une beauté complète et d'une conser vation singulière , donnent un bel échantillon du talent de cet artiste , si important dans l'histoire traditionnelle de l'art. Nous n'avons trouvé jusqu'à présent , parmi ces vieux maîtres , que des noms étrangers à Anvers, Jean de Bruges , Hemling , Lucas de Leyde , Jean de Maubeuge. Voici enfin un Anversois , et des plus grands. Quintin Metzys, ou Mas sys ( qu'on appelle communément le Maréchal d'Anvers , parce qu'en effet , et par amour, dit -on , il se fit de forgeron peintre, comme à Naples le Zingaro, et pour la même cause , sc fit peintre , de chaudronnier ambulant ) , Quintin Metzys commence la série des artistes illustres qui élevèrent l'école d'Anvers à un tel degré de supériorité, que toutes les autres écoles flamandes vinrent s'y réunir et s'y confondre. ANVERS, 179 Il était naturel que la ville natale du maréchal d'Anvers eût conservé ses meilleurs ouvrages. Rien de plus précieux , en effet , de plus complet , de plus achevé , de plus grand , en un mot , dans toute son œuvre , que le fameux triptyque qui représente , au centre, la Mise au tombeau ; sur le volet droit , la Tête de saint Jean -Baptiste présentée à Hérode ; sur le volet gauche , Saint Jean dans l'huile bouillante. Ces trois vastes compositions, réunies seulement par la forme ordinaire des tableaux de cette époque en Flandres , et dont les personnages sont de grandeur naturelle , furent com mandées au peintre , en 1508 , par la corporation des me nuisiers d'Anvers , qui les paya 300 forins. En 1577 , sur les instances de Martin de Vos , elles furent achetées 1,500 flo . rins par le magistrat de la ville. Ce triptyque est certainement le chef- d'æuvre du maître , et je crois qu'on peut ajouter hardiment que c'est un des chefs -d'æuvre de la peinture. Là se montre , dans tout son éclat , le travail à la fois patient et intelligent. Chaque cheveu , chaque fil de vêtement , chaque brin d'herbe , est rendu avec une fidélité merveilleuse , et pourtant, malgré ce minutieux fini des détails , l'ensemble est du plus puissant effet. On peut regarder ce tableau éga lement de près et de loin , avec une loupe ou un télescope. C'est la nature même , qui se prête à tous les points de vue. Mais le travail matériel du pinceau n'est pas seul admirable ; la pensée ne se montre pas moins haute et profonde. A la vi goureuse couleur de Van-Eyck , Quintin Metzys réunit cette fois la naïveté noble d'Hemling. Mouvement de scène, puis sance d'expression , variété des attitudes et des physionomies, toutes les grandes qualités se trouvent dans cette cuvre , où les groupes de saints et de bourreaux montrent encore le sublime et grotesque rassemblés sans effort et s'augmentant par le contraste. Huit autres ouvrages, tous de choix, et récemment donnés au musée d'Anvers, y complètent la part du célèbre forge 180 LES MUSÉES DE PELGIQUE . ron : un Ecce Homo; une jeunefille jouant avec un vieillard ; quatre petits volets sur fond d'or , un Calvaire , une Des cente de Croix , une Madone et un Ange ; puis le Christ et la Vierge, deux pendants d'un fini prodigieux; puis en fin un Christ aux Épines, autre merveille de patience , de vérité et d'effet. Quand on a vu , dans quelque galerie d'a mateur, un de ces Avares ou Peseurs d'or que Quintin Metzys a tant de fois répétés pendant sa longue vie , comme des ouvrages de pacotille , et presque toujours dans le style sec et plat des Allemands , on n'a de ce grand artiste qu'une idée bien incomplète et bien fausse. C'est à Anvers qu'ilfaut aller pour l'étudier et le connaître. Comme Raphaël est à Rome, Corrége à Parme , Andrea del Sarto à Florence , et Lesueur à Paris , c'est à Anvers qu'est le Maréchal d’An vers . Pour rester dans les Flamands purs, il faut citer à présent un Portement de croix du vieux Pierre Breughel , compo sition curieuse et singulière , où plus de cent personnages, vêtus comme au seizième siècle , remplissent un vaste paysage terminé par une ville flamande. Le Christ et son entourage ne sont qu'un petit épisode de la scène générale. Il faut citer ensuite un double Ex - Voto d'Adrien - Thomas Keh, ouvrage froid , sec et pourtant curieux , puis une Prédication de saint Eloi, de François Pourbus, grande page où l'artiste a rassemblé une foule de beaux portraits pour en composer l'auditoire du saint argentier de Dagobert. Michel Coxcie , qu'on appelle le Raphaël de Flandre, nous ramène à l'imitation des Italiens, et nous rentrons pleinement avec lui dans cette seconde époque de l'art flamand que Jean de Maubeuge avait au moins annoncée. Son maître, Bernard Van Orley, s'était déjà rangé parmi les disciples du chef de l'école romaine , comme le prouve , à Anvers même, la vue d'une Madone qui lui appartient. Mais Michel Coxcie alla plus loin dans l'imitation et dans le mérite de l'imitation . Son ANTERS. 181 Christ ressuscité , assis sur le tombeau , et ses deux Mur tyres de saints inconnus, pourraient passer à coup sûr pour d'excellents ouvrages des disciples immédiats de Raphaël, tels que le Fattorino ou Perin del Vaga . François de Vriendt , qu'on appelle communément Franz Floris, et qui partagea le surnom déjà donné de Raphaël Flumand , a suivi la même voie d'imitation , au moins dans le style , mais avec une certaine force d'exécution qui le rend plus original. Anvers a de lui une Adoration des Bergers, un Saint Luc peignant, assisté de son broyeur et de sol beuf qui lui sert de marchepied ( ou plutôt le portrait de son ami Ryckhaert Aerts, dit Ryck- Metter-Stell , qu'il a paré des insignes du premier peintre chrétien ), et enfin la Chule des Anges rebelles. Ce dernier ouvrage est très beau, quoique très bizarre. Les démons ont des têtes de tigres, de boucs, de sangliers, des queues, des griffes, des pieds fourchus. Mais les anges fidèles sont d'une noblesse toute romaine, et l'on re connaît, dans l'ensemble , une composition sainte et sérieuse, bien qu'un peu traitée comme une Tentation de saint An toine. Ce dernier sujet est le plus important des nombreux ou vrages laissés à Anvers par Martin de Vos, chef de cette fa mille de peintres où nous trouverons plus tard Corneille et Simon. Martin de Vos a peint dans ce cadre plus que la Ten tation du saint anachorète, il a peint presque sa vie entière ; car on le voit aussi visiter Paul , le premier des ermites, et creuser sa tombe, aidé par deux lions. Du reste, différent en cela de Franz Floris, dont il fut l'élève , Martin de Vos est en tré pleinement dans le burlesque , et son tableau semble un Teniers avec des personnages grands comme nature. Il a de plus jusqu'à douze compositions : un Christ ressuscité , un Baptême du Christ, un Christ devant les Pharisiens, un Saint Thomas, le Denier de la Veuve, le Baptême de Constantin , l'Edification de sainte Sophie, Saint Luc 11 182 LES MUSÉES DE BELGIQUE. peignant la Vierge, tableau où le peintre a laissé son por trait et celui de sa femme , etc. Dans tous ces ouvrages , qui sortent de plus en plus de la sécheresse primitive , et qui se recommandent par un coloris presque vénitien , on reconnaît le disciple de Tintoret , que Martin de Vos alla effectivement étudier dans sa patrie. Après lui vient une autre famille de peintres , les Franck père et fils. Un Christ à Emmaüs et l'Election de saint Paul et saint Barnabé, forment la part du père, qu'on ap pelle Franck le Vieux . Celle du fils aîné , François Franck, se compose d'une série de douze tableaux représentant la Vie et les miracles de son patron , le fondateur des ordres men diants, avec une Nativité, et le Combat des Horaces et des Curiaces. Du second fils , Jérôme Franck , il n'y a qu'une Cène; mais du troisième, Antoine Franck , le plus important des quatre, Anvers réunit un Martyre de saint Cômo, un Martyre de saint Damien , un Saint Sébastien , autour duquel sont groupés plusieurs portraits ; enfin un Marlyre de saint Crépin et de saint Crépinien , composition pleine de noblesse et d'une vigoureuse exécution. Il faut citer , pour compléter l'époque des Franck, c'est à- dire la seconde moitié du seizième siècle , une Multiplica tion des pains de Hans Van -der - Elburcht, qu'on appelle aussi Klein Hans Ken , puis une Prédication de saint Luc et un Passage de la mer Rouge, par Martin Pepyn , qui , né Fla mand, se rendit en Italie jeune encore, et , comme Poussin ou Claude , y passa le reste de sa vie. Ces artistes secondaires, qui servent tous de passage , de transition entre l'époque pu rement flamande, qu'on pourrait appeler celle de l'art du Nord , et la seconde époque mêlée d'italien , qu'on pourrait appeler celle de l'art du Midi, nous amènent enfin au premier peintre éminent de cette seconde grande période, au maître de Rubens, Octavio Van- Veen, qu'on appelle communément Otto Venius, AVVERS . 183 Celui - ci déjà n'a plus rien conservé de celte simplicité naïve, de cette louche patiente, et si l'on veut de celle rai deur un peu froide des maîtres de Cologne et de Bruges. Il a le savoir , l'ampleur , l'aisance des Italiens , lorsque finissait l'école de Venise et commençait l'école de Bologne. Pour comprendre que la révolution commencée dès Jean de Mau - beuge est pleinement accomplie, il suffit de jeter les yeux sur un ouvrage d'Otto Venius. Anvers en possède six : un soi disant portrait de Sonnius, son premier évêque; Saint Luc devant le proconsul, Zachée sur le figuier , deux Charités de saint Nicolas et la Vocation de saint Matthieu . Cette dernière composition , à laquelle on peut reprocher, comme à celles de Paul Véronèse, par exemple, la trop grande moder nilé des personnages, me semble la plus belle des six ; mais elles sont toutes précieuses et non moins par leurs propres mérites que par le rôle important qu'a joué leur auteur dans l'école. Par lui , j'arrive enfin à Rubens, qui est , non pas le chef des Flamands , comme on a l'habitude de le dire , mais leur héritier suprême; absolument comme Murillo , qu'on appelle aussi improprement le chef de l'école espagnole, en est la dernière expression dans le double sens du mot. Après eux et leurs élèves immédiats, Anvers et Séville ont cessé d'être . Mais avant d'entrer dans le détail des æuvres léguées par Rubens à sa patrie (car on doit le tenir pour Anversois, quoi que né accidentellement à Cologne), il faut parler de lui d'une manière plus générale et plus absolue. Rubens est le drapeau , l'idole , le dieu des coloristes exclusifs, comme Ra phaël est le drapeau, l'idole, le dicu des dessinateurs exclusifs. Ni l'un ni l'autre, sans doute , n'a prétendu à l'étrange hon neur qu'on leur fait aujourd'hui : Rubens a souvent cher ché la pureté du dessin , et l'a souvent rencontrée , et Ra phaël , j'imagine, surtout vers la fin de sa trop courte vic , 184 LES MUSÉES DE BELGIQUE. avait acquis un coloris fort supportable. Leur exemple même prouve donc la futilité de ces distinctions qui amusent notre âge , où , à la différence des âges précédents, l'on raisonne beaucoup plus sur l'art qu'on ne le pratique . Pour moi , de même que la musique se compose nécessairement et insépa . rablement de la mélodie et de l'harmonie, de même la pein ture se compose nécessairement et inséparablement de la ligne et de la couleur . Mais comme il s'est trouvé des con naisseurs musiciens pour nier la mélodie , qui est le dessin de la musique, il s'est trouvé des connaisseurs peintres pour nier la ligne, qui est la mélodie de la peinture. Ils ont dit, par exemple, qu'en peinture , la ligne n'a point d'existence réelle, qu'elle est la délimitation de la couleur, et rien de plus ; que la durée d'un sou forme la mesure , et que l'éten due de la couleur forme le dessin . Ce raisonnement, qui re pose sur un fait extérieur et accessoire , non intime et fonda mental, à savoir que la peinture proprement dite est toujours coloriée, me paraît tout au plus spécieux et ne laisse pas la moindre conviction dans mon esprit. On peut répondre, avec beaucoup plus de raison , je crois , que la ligne , indépendam ment de la couleur, existe dans la nature et dans l'art. Qu'on regarde à l'horizon une chaîne de montagnes , une scie ( sierra) comme disent les Espagnols, détachant sur un ciel clair ses noires ondulations, niera t -on la ligne, la ligne pure ? Claude et Poussin connaissaient bien celle - là . Qu'on regarde tous les corps , à tous les plans : peut- on les isoler de la ligne ? Peut- on les voir ou les comprendre sans la ligne ? Mais les nuages mêmes, avec leurs images fugitives et vaporeuses , tracent des lignes dans l'espace, par la raison fort simple que la ligne est la forme. Que sera - ce si de la nature nous pas sons à l'art ? Nier la ligne, c'est nier d'un scul couple dessin proprement dit el la gravure , qui ne se composent que de lignes, c'est nier l'architecture, qui a plus de lignes que de plans, c'est nier la sculpture, qui n'a point de couleur, A ANVERS. 185 ceux qui doutent qu'avec la ligne seul l'art peut s'exprimer dans sa langue complète, qu'il a l'invention , la beauté , le sen timent, l'idéal , il suffit de montrer un carton de Raphaël. S'ils ne se convertissent à cette vue , s'ils ne confessent leur erreur avec repentir, ce sont des pécheurs endurcis. J'avoue maintenant , pour revenir à Rubens, que les rai sons qui le font adorer par l'école , je me trompe, par le parti des coloristes exclusifs , sont précisément celles qui me for cent à lui refuser ma complète adoration . Je trouve sa fécon dité un peu furieuse , comme le disaient de celle de Tintoret ses propres amis ; il est souvent obscur et confus dans la composition , souvent lâche et mou dans le faire ; la vérité, pour lui , semble trop fréquemment exclure la noblesse ; son coloris même, si justement célèbre , me paraît inféricur d'habitude à celui de Titien , et quelquefois à celui de Mu rillo . Enfin , même quand il est excellent , irréprochable, merveilleux , comme dans quelques ouvrages d'élite , il ap partient toujours à l'école du pur naturalisme, sans paraître jamais inspiré par le souffle divin de l'idéal , qui scul enfante le sublime dans l'art . Je confesse donc, sans prendre aucun parti dans cette vaine guerre que se livrent les deux camps opposés sous les bannières de Rubens et de Raphaël, que je préfère Raphaël à Rubens, non - seulement l'homme à l'homme, mais plus en : core le style au style, et la manière à la manière. Après ce préambule et cette déclaration , nous pouvons entrer dans le détail des æuyres qu'Anvers a conservées du plus illustre de ses enfants. Elles sont au nombre de dix-huit. La plus vaste est un immense Calvaire, destiné sans doute à quelque haute mu raille d'église , car les figures sont colossales. Prise d'ensem - ble, cette grande composition est d'un effet très vigoureux. Le Christ, qui reçoit le coup de lance au côté, et plus encore les deux larrons qui l'accompagnent, sont, dans leurs genres op 186 LES MUSÉES DE BELGIQUE. posés, trois superbes académies ; mais le groupe inférieur, de la Vierge , la Madeleine et saint Jean, me semble beaucoup plus faible et plus froid. L'Adoration des Mages est une autre composition non moins vaste , que la gravure a reproduite, et qui est facile à distinguer parmi toutes les autres (car Ru bens a souvent traité le même sujet) au groupe de chameaux qui termine la scène. Tout en reconnaissant la force et l'éclat de cette grande page, on peut reprocher au peintre d'y avoir amoncelé ses figures jusqu'à produire la confusion , et d'y avoir prodigué , outre toute mesure et toute raison , des types si bizarres , si peu nobles, qu'ils touchent à la caricature. Dans sa Dernière communion de saint François, autre composition de même importance , Rubens commet la même faute que Dominiquin dans sa Dernière communion de saint Jérôme : le saint agonisant est complétement nu au milieu des moines habillés. Mais cette circonstance étudiée , qui donne quelque chose d'étrange au premier aspect du tableau , est bien vite oubliée devant la majesté de la scène et la splendeur du coloris, que Rubens n'a peut- être sur . passé dans nul autre ouvrage ( 1 ) . Après ces trois immenses toiles , il me reste à citer , parmi les meilleures , une bonne répétition en proportions réduites de la fameuse Descente de croix , que nous trouverons à l'é . glise Notre - Dame; un Christ en croix , autre belle académie d'une touche à la fois fine et forte ; deux excellents portraits, ceux du bourgmestre Nicolas Rockox , et de sa femme Adrienne Perez , qui formaient les volets d'un triptyque ayant pour panneau central un Saint Thomas touchant les plaies ; enfin , trois curieuses esquisses , sur bois brut, des arcs de triomphe élevés pour l'entrée solennelle de l'archiduc ( 1 ) On conserve, dans les archives de la famille de Van-de. Werve la quittance des 750 florins que Rubens reçut pour prix de ce tableau . Elle est datée du 17 mai 1619. ANVERS. 187 Ferdinand. Il est sans doute inutile de donner minutieuse mcnt le détail des huit ou dix autres tableaux de Rubens. Toutefois , après les plus excellents , est il bon de citer les plus médiocres. L'appréciation est ainsi plus complète et plus utile. L'Éducation de la Vierge, la Sainte Thérèse intercédant pour les âmes du purgatoire, et la Trinité, où l'on voit le Christ mort dans les bras du Père, me se . blent pouvoir être appelés sans injustice des ouvrages de pacotille , qui montrent , avant Luca Giordano , l'abus des grandes facultés réduites à une funeste habileté de main , et qui mériteraient aussi quelquefois à leur auteur le triste sur nom de Fa presto. Le corps du Christ, dans la Trinité, forme un raccourci forcé, disgracieux , défectueux peut être, en ce sens du moins qu'un raccourci, quand le peintre l'emploie , doit être fait avec tant de justesse et de naturel qu'on ne sente même pas la difficulté vaincue. Rubens est pourtant d'une habileté prodigieuse pour tous ces tours de force du métier ; mais il prouve là , par son propre exemple, le plus grand qu'on puisse invoquer, que l'habileté, même prodigieuse , est impuissante, si elle n'est toujours guidée par l'application et par cette sévérité pour soi -même, qui est chez les artistes le sentiment de leur dignité. Parmi les contemporains de Rubens, dont le musée d'An vers possède des échantillons, on voit une lutte assez curieuse entre le style d'imitation italienne adopté par Michel Coxcie , Franz Floris, Otto Venius , et le nouveau style , sorti des deux écoles , mais émancipé et libre , que professait triomphale ment l'illustre novateur. D'un côté , Henry Van - Balen , élève d'Adam Van - Oort qui fut aussi le premier maître de Rubens, et lui- mênie premier maître de Van-Dyck ; puis Abraham Janssens , auteur d'une Sainle Famille tout à fait dans le goût et le sentiment italiens ; puis son élève Théodore Rom bouts. De l'autre côté, Gaspard de Craeyer, lequel , bien que disciple du Raphaël flamand Coacie, marchait parallèlement 188 LES MUSÉES DE BELGIQUE. dans la même voie que Rubens ; puis Corneille et Simon de Vos , devenus imitateurs de ce dernier ; puis, enfin , ses grands disciples , Jordaens et Van -Dyck . Corneille et Simon de Vos ont tous deux au musée d'An vers quelques ex- volo, c'est - à dire des portraits, soit d'une personne, soit de deux époux , soit d'une famille entière, en prières devant quelque sainte image. Tous ces tableaux sont d'une belle peinture, ferme et finement travaillée. Il faut mettre au premier rang la Famille Snoeck offrant des orne ments d'église à l'abbaye de Saint-Michel, par Corneille de Vos. Ce même maître, duquel on regrette de ne trouver au : cune composition proprement dite , a encore le portrait du concierge de la corporation de Saint - Luc , espèce de vieille femme aux yeux rouges et éraillés , vêtu d'un costume bi zarre , tout chamarré de médailles, et rangeant sur une ta ble placée devant lui les coupes et gobelets de vermeil dont plusieurs souverains avaient fait présent à la corporation. C'est un curieux et magnifique portrait d'un être horrible. Des cinq ou six ouvrages de Jacques Jordaens , qui dé passa , qui exagéra la chaude manière de son maître, et dont la touche enflammée , rougeâtre, semble toujours donner des reflets d'une fournaise , il n'y a guère à citer qu'une Cène, grand sujet , peu noble de style , mais d'une extrême vigueur d'exécution . Quant aux æuvres d’Antoine Van -Dyck, autre élève de Rubens, devenu son rival et la seconde gloire d'Anvers, elles n'ont ni le nombre ni l'importance qu'on pourrait leur désirer dans la patrie du grand artiste , qui, pendant une courte vie de quarante -deux ans, sut joindre à tous ses mérites celui de la fécondité. Un Christ en croix, entre saint Dominique et sainte Catherine de Sienne, simple, calme, noble , plein de majesté religieuse ; - un Christ mort sur les genoux de la Vierge, grande composition , un peu froide, quoique d'une touche moelleuse et puissante ; le même sujet répété avec quelques changements, ct d'un ANVERS. 189 ton plus chaud , plus énergique , car il fut , dit -on , peint en Italie ; un petit Christ en croix , doux et fin ; le beau portrait d'un évêque d'Anvers, appelé Malderus; - enfin , le portrait encore plus excellent et plus prodigieux de l'Ita lien César-Alexandre Scaglia , l'un des négociateurs de l'Es pagne au congrès de Munster, voilà toute la part de Van Dyck au musée d'Anvers. Mais, bien qu'insuffisante, elle permet cependant d'apprécier dans ses deux genres princi paux , la composition religieuse et le portrait, le maître il lustre qui termine dignement et semble couronner la grande école flamande . Que citerai -je après lui ? Gérard Seghers , auteur d'un Stanislas se faisant jésuite , d'un Mariage dela Vierge, etc. , Corneille Schut et Théodore Van - Thulden , tous deux con disciples de Van -Dyck dans l'atelier de Rubens, appartien nent à son époque. Il en est de même de François Sneyders, l'excellent peintre de la nature morte. Nous avons donc à descendre , pour en faire une simple mention , à son élève T. Boeyermans , qui rappelle assez bien , dans des allégories et des portraits de famille , les qualités du maître ; à Raphaël Van - Orley, auteur d'une Procession triomphale , où l'on voit le pape et Charles- Quint; à Jean Feydt, auteur d'un bon tableau de chiens et de gibier ; enfin , aux deux Erasme Quellin , père et fils , parmi les auvres desquels se distingue la Piscine de Bethsaïde, de Quellin jeune, cadre immense d'au moins trente pieds carrés, mais composition surchargée, confuse , qui ne répond ni par l'ensemble ni par les détails à de si fastueuses proportions. Si nous trouvions tout à l'heure la part de Van- Dyck in suffisante dans le musée de son pays , que dirons- nous d'un autre célèbre enfant d'Anvers , de David Teniers ? Lui , si laborieux et si fécond pendant soixante années , lui dont les @uvres remplissent toutes les galeries publiques et tous les cabinets d'amateurs de l'Europe , lui qui a , par exemple , 11 . 190 LES MUSÉES DE BELGIQUE. dans le seul musée de Madrid , jusqu'à soixante - seize ouvrages, D. Teniers n'en avait pas un seul , il y a vingt cinq ans, dans celui de sa ville natale. Depuis lors , le musée d'Anvers a reçu en cadeau deux ouvrages de ce peintre éminent, qui , à force d'esprit , joint à la touche la plus vigoureuse et la plus déli cate , a élevé les petits sujets au rang des grandes auvres. L'un d'eux est un vrai Teniers , un groupe de fumeurs dans un paysage ravissant , qu'illumine un coup de soleil à travers les nuages. C'est un de ces bijoux que les amateurs couvrent de dix couches d'or. Quant à l'autre , jamais , à voir le sujet, l'on ne se douterait qu'il est de la même main que les Bu . veurs de bière , les Kermesses et les Tentations de saint An toine. Ce n'est rien moins qu'un tableau d'Histoire , Valen ciennes secourue. Cette place , qui appartenait encore à l’Espagne , vivement pressée , en 1656 , par Turenne et La Ferté , fut débloquée par le second don Juan d'Autriche , fils naturel de Philippe IV et de la comédienne Maria Calde ron . Le tableau de Teniers n'est guère qu'un plan de la ville assiégée , avec les positions des troupes ; mais autour de ce plan se déroulent, en forme d'arc de triomphe ou de trophée militaire, une foule d'armes et d'armures d'une merveilleuse exécution , et , sur chaque côté , une série de médaillons qui renferment les portraits des généraux vainqueurs. On y voit avec peine, si ce n'est avec surprise, celui de Condé, qui s'é tait mis alors au service des Espagnols , comme un déserteur qui passe à l'ennemi. Il ne faut pas quitter le musée d'Anvers sans donner un coup d'ail à deux curiosités artistiques qu'on a placées au fond de la grande galerie. L'une d'elles est la chaise en cuir noir doré qu'occupa Rubens lorsqu'il fut nommé doyen de la corporation de Saint- Luc, en 1631. L'autre sont les pré cieuses, tables où furent successivement inscrits les noms de tous les doyens de cette corporation des peintres d'Anvers , depuis sa fondation , en 1454 , jusqu'à son extinction , en 1778. ANVERS. 191 Deux noms seulement, dans cette longue liste , sont inscrits en gros caractères : celui de Rubens, sous la date de 1631 , et celui de Van Dyck , sous la date de 1634. Ces tables , pro prement encadrées, devraient faire le pendant de la chaise de Rubens. Mais il fallait ménager une place d'honneur à un mauvais buste en plâtre du roi Léopold ; on les a donc relé guées dans un coin . ÉGLISES. Bien qu'Anvers, qui diffère en cela de Bruges, ait un véri table et complet musée, il faut cependant, comme à Bruges, aller chercher dans les églises le complément des autres d'art qu'enferment ses murailles. La cathédrale , ou Notre Dame , célèbre par son antiquité , sa tour merveilleuse , sa grosse cloche et son carillon , est la plus richement dotée , bien que Rubens ait fait à peu près seul tous les frais de la décoration . C'est dans la cathédrale qu'est la fameuse Dcs cente de Croix , qui passe unaninement pour la plus belle page de son œuvre immense . Allons donc sur- le-champ nous prosterner devantce chef- d'æuvre ; mais n'oublions pas qu'il faut être en garde contre les exigences de l'imagination , qui , pour les choses très vantées, veut toujours plus que le pos sible , et que ne satisfait pas la première vue , même des Al pes et de l'Océan. La Descente de Croix est le panneau central d'un vaste triptyque , encore conservé sous cette forme, qui offre sur ses deux volets la Présentation de la Vierge et la Présenta tion de Jésus. Ce tableau se voit mal ; il est placé un peu trop haut , et reçoit des reflets de jour qui ne permettent pas d'en saisir d'un coup d'ail tout l'ensemble. Cette disposition défectueuse exige d'autant plus l'attention du spectateur, 192 LES MUSÉES DE BELGIQUE. réclamée d'ailleurs tout entière par l'importance de l'ou vrage , qui gagne à une longue et profonde contemplation. Il est inutile de détailler le sujet , que tout le monde connaît au moins par la gravure. C'est une grande scène de grand ca ractère , où l'on sent une conception plus sévère et plus haute , un travail plus réfléchi et plus achevé que d'habitude, de la sagesse et du calme au milieu d'un mouvement éner gique , et , pour cette fois , non moins de noblesse que de fougue et d’emportement . La composition se recommande par la plus parfaite unité. Tout se meut autour du centre , le corps de Jésus , corps merveilleux , adorable , plein de morbidezsa , bien lourd , bien flasque , bien mort , et con servant néanmoins une dignité qu'on peut appeler majesté divine. Le saint Jean en manteau rouge , qui , fièrement campé, soutient les restes inanimés du Sauveur ; la Vierge, absorbée par sa douleur profonde, et la Madeleine , dont les pleurs augmentent la grâce et la beauté , forment, au pied de la croix , un admirable groupe. Je ne parle ici que de la com . position et du style ; à quoi bon louer la couleur dans le chef. d'euvre de Rubens. On a placé dans l'autre grande nef de la cathédrale , et pour faire pendant à la Descente de croix , un second grand triptyque , d'égale dimension , que Rubens avait peint pour le maître - autel de l'église Sainte-Walburge. Celui-là repré sente la Mise en croix , dans son panneau central : sur le volet de droite , un centurion romain faisant enchaîner des prisonniers ou des martyrs ; sur le volet de gauche, un groupe de disciples et de saintes femmes regardant le sup. plice du Sauvenr. Au centre de ce groupe, est une superbe vieille , le plus beau personnage, à mon avis , de la triple composition . Quant au tableau central , beaucoup de gens le placent au niveau de la Descente de croix , lui trouvant même plus de verve , de chaleur et d'entraînement. Je ne puis partager cette opinion , et la Mise en crois me semble ANVERS . 193 fort inférieure à son célèbre pendant. Le sujet est confus , dispersé ; et au lieu de cette fougue si vantée , je trouve plu tôt un abus de la force corporelle en jeu , des muscles tendus, de la chair nue et remuante. Toutefois , le corps du Christ est encore d'une grande beauté dans ce tableau , où le public ordinaire de la paroisse admire en outre le portrait du chien de Rubens , qu'il y plaça , longtemps après coup , à la de mande du curé de Sainte - Walburge. Sur le maitre -autel de cette cathédrale d'Anvers , dédiée à Notre- Dame, Rubens a placé une grande Assomption de la Vierge, sujet traité aussi sur le plafond de la coupole par Corneille Schut. Ce tableau renferme au moins trente per sonnages : cependant Rubens l'acheva complètement en scize jours ; et comme il évaluait , dit - on , à cent florins par jour le travail de son pinceau, il se contenta de scize cents florins pour prix de cette grande toile. Tout en conservant ses fraîches carnations et son naturel souvent trop vulgaire , Rubens a vraiment ennobli dans ce tableau ses ordinaires modèles ; il a jeté sur toute la composition un parfum de poésie et de sainteté qui n'est pas commun dans ses æuvres. La Vierge est mieux qu'une blonde et rose Flamande , et les groupes d'anges qui la couronnent , ou qui poussent dans l'espace le nuage sur lequel la mère du Sauveur monte aux cieux , ne sont pas seulement de gros garçons joufflus. Cette composition , du style le plus noble qu'ait atteint Rubens , est aussi d'un coloris éblouissant. Et cependant (l'identité du sujet provoque cette comparaison ) je ne crois pas qu'elle égale. l'Assomption de Titien , qui occupe la place d'hon peur au musée de Venise ; je ne trouve dans l'æuvre du Fla mand ni la même conception , ni la même vigueur , ni la même sublimité. Ce n'est pas encore tout ce que Rubens a laissé à la ca thédrale d'Anvers. La seconde chapelle à droite du cheur renferme, avec le tombeau de Jean Morctus, un beau por 194 LES MUSÉES DE BELGIQUE. trait de ce typographe célèbre , et un autre triptyque de pe tites proportions, dont les deux volets représentent Saint Jean - Baptiste et Sainte Catherine, et le panneau du cen tre la Résurrection . C'est une æuvre de moyenne beauté , recommardable cependant par les deux qualités qui ne sont pas les plus ordinaires chez Rubens , la sagessc de la com position et la correction du dessin. Dans l'église Saint Paul, --- qu'on appelle aussi les Domi nicains, parce qu'elle appartenait à cet ordre, et le Calvaire , à cause d'une ridicule représentation du Golgotha sur un ro cher en coquillages , se voit un autre célèbre et excellent tableau de Rubens, la Flagellation. Il est difficile de trou ver ; même dans les œuvres de son pinceau , une scène plus vigoureuse et de plus merveilleuse couleur. Les bourreaux frappent bien, et avec rage. Le Christ est patient , résigné ; et son beau corps blanc, tout ensanglanté, est un prodige de modelé ferme et savant. Mais on voudrait , dans son regard et dans son attitude, une expression plus haute et plus cé leste . Il ressemble trop à un soldat passé par les armes. La vue de cette Flagellation , justement fameuse , ne doit pas tellement absorber le visiteur de l'église Saint- Paul qu'il ne donne quelques regards et quelque admiration à d'autres bons ouvrages qu'elle renferme; entre autres , un très beau Portement de croix de Van - Dyck, un Christ en croix de Jordaens, fort et commun suivant son usage , et un Saint Dominique de Gaspard Craeyer , tableau allégorique , sym bolique, mystique, mais fort remarquable , même auprès de Rubens, dont il rappelle la manière et les qualités. C'est surtout à la modeste église Saint-Jacques que doivent se rendre en pieux pèlerinage les admirateurs du grand peintre d'Anvers. Là se trouve son tombeau, son portrait et l'un de ses chefs-d'auvre. Le tombcau, dessiné par Rubens lui même, remplit une petite chapelle derrière le cheur de l'église . Son corps repose au centre de celle chapelle, sous ANVERS. 195 une vaste pierre lumulaire , que foulent aux pieds les dé vots et les touristes , et qu'on a surchargée d'une longue inscription latine où sont rappelés en style lapidaire tous les noms, litres et mérites du défunt, tandis qu'il suffisait d'ins crire ce seul mot : Rubens. « Veux- tu vanter César ? dit Shakespeare ; appelle -le César, et restes - en là . » Le tableau qui orne l'autel présente , sous prétexte d'une Sainte Famille, toute la famille du peintre. Saint George le guerrier est Ru bens lui-même; saint Jérôme, son père ; le Temps , son grand père ; un ange , son fils ; Marthe et Madeleine, les deux femmes dont il était alors veuf. Quant à la Vierge , on croit que c'est une demoiselle Lunden , qui lui servit de mo dèle en plusieurs occasions, et qu'on appelait communément le Chapeau de paille , depuis que Rubens l'avait peinte avec la coiffure qu'indique ce surnom . Cette prétendue Sainte Famille, qui, par le nombre des personnages, sort beau coup des dimensions ordinaires, est un tableau magnifique, d'une composition ingénieuse et facile , d'une couleur incom parable , d'un effet ravissant , et d'une conservation parfaite. De toutes les œuvres de Rubens que j'ai vues , dans les Flan dres , en France, en Angleterre, en Italie , en Espagne, je n'en connais point de supéricure à cette simple réunion de portraits. Cependant Rubens ne mit que dix - sept jours à la peindre . C'était quinze ans avant sa mort , arrivée en 1640 .

BRUXELLES.

MUSÉE. Les Belges, qui vantent beaucoup, et non sans justice , les collections d'art que renferment Anvers et Bruges , ainsi quc les riches cabinets d'amateurs formés, non - seulement dans ces deux villes , mais encore à Louvain , à Liége , à Gand, à Malines, affectent une sorte de mépris pour le musée de Bruxelles, qu'ils trouvent tout à la fois indigne de Bruxelles et indigne du nom de musée. Il est sûr que , si l'on considère l'importance actuelle de cette ville , et l'importance de la grande école qui naquit et se développa dans les provinces dont se compose aujourd'hui la Belgique, il est sûr que le musée de Bruxelles paraîtra bien insuffisant, bien mesquin, pour la capitale des Flandres. Cependant, si l'on compte tous les cadres , - grands, moyens et petits, - vieux , intermé diaires et modernes, – achetés, échangés et donnés, -- l'on arrivera bien au chiffre 400, ce qui est un nombre fort res pectable ; et si , dans cette masse , à la vérité fort mêlée, l'on cherche avec patience et discernement, il se trouvera d'assez belles auvres pour ôter tout regret de la peine prise et tout prétexte à ce mépris systématique. En somme, le musée de Bruxelles vaut mieux que sa réputation . Commençons, suivant notre usage, par les écoles étran DROSELLES. 197 gères. La revue en sera bientôt passée , car les auvres de ces écoles sont peu nombreuses, et plus faibles encore que rares . Il faut citer d'abord , pour exception à cette espèce de règle générale, un admirable petit portrait du chancelier Thomas Morus, par Holbein. C'est la perle de cette partie du musée , et peut-être du musée tout entier . Si l'on passe de ce précieux mais unique échantillon de l'école allemande aux écoles italiennes, on trouve d'abord deux portraits attribués à Tilien , que je ne crois de lui ni l'un ni l'autre. Celui du jeune homme, vêtu en soie noire, qui porte le n ° 156 , me semble d'un de ses élèves, de Palma, Morone ou Bonifazio ; celui du vieillard , en toge bordée de fourrures, n ° 157 , de Tintoret . Vient ensuite une belle esquisse de Paul Véronèse , celle de son grand tableau des Noces de Cana , sujet qu'il a fort augmenté entre la première idée et la dernière exécu tion . Une autre vaste et singulière composition de ce maître, Sainte Catherine adorant Jésus, — dans laquelle on voit , au milieu de la sainte Famille , non-seulement la martyre de Sienne , mais encore l'Espagnole sainte Thérèse, - cst au moins de son école , et peinte dans son atelier, où de nom breux élèves , ayant à leur tête Benedetto, son frère , et Car letto , son fils, l'aidaient à couvrir les immenses toiles que sont partagées les galeries de l'Europe. Voilà pour l'école de Venise. Celle de Parme n'a qu'un assez pauvre Baroccio , le Christ appelant saint Pierre, et celle de Rome qu'une Daphné de Carlo Maratla ; car la Ma done attribuée à Sasso - Ferrato est une auvre apocryphe, une imitation , une copie. Les Bolonais sont un peu mieux partagés. Un Ex - voto de Guerchin , où l'on voit un jeune homme placé sous la protection de la Vierge par ses quatré patrons , saint Nicolas , saint Louis, saint François et saint Joseph , est un excellent tableau qui réunit au plus heureux arrangement la plus brillante exécution. Le groupe supérieur se 198 LES MUSÉES DE BELGIQUE. est surtout d'une grande beauté. Le rival ordinaire de Guer. chin , Guide , a une Fuile en Egypte, signée, mais peu digne de lui ; Albane, un Adam et Eve, tableau qu'à ses propor tions et à son faire, on peut croire plutôt de Guide que du peintre des petils amours. Le Calabrais ( Mattia Preti) re présente seul l'école napolitaine. Son Job visité par ses amis, et je ne sais quel autre indéchiffrable sujet, sont deux pages vigoureuses, qui rappellent Guerchin , le modèle ordinaire du peintre des Calabres , et sans grande infériorité. Ajoutez à cette courte liste un Saint Sébastien de César Procacini, plus un petit Canaletto , faible et sans finesse, et vous aurez tous les Italiens du musée de Bruxelles . Quant aux Français, j'ai quelque honte d'en parler. Un très faible échantillon de Lesueur , le Sauveur donnant sa bénédiction , un petit Saint Charles Borromée de Simon Vouet , et un Choc de cavalerie du Bourguignon (Jacques Courtois ), voilà toute la part d'une école qui a produit, dans le dix - septième siècle , Claude et Poussin , et qui forme au jourd'hui à peu près tout l'art moderne. On pourrait cepen dant y comprendre Philippe de Champagne, lequel, bien que né Flamand, mais ayant passé presque toute sa vie en France, appartientévidemmentà l'école qui réunit Poussin , Lebrun et Lesueur. Les Italiens le classent toujours parmi les Fran çais . Il a , au musée de Bruxelles, une Sainte Geneviève, un Saint Joseph, un Saint Etienne, un Saint Ambroise, un Saint Charles Borromée, et enfin une Présentation au Temple, dans laquelle il a glissé , sous le costume de quatre docteurs juifs , les portraits de Pascal, d'Arnauld et de deux autres solitaires de Port- Royal, ses amis. Cette composition est pleine de noblesse et délicatement touchée. Cependant on peut lui reprocher une certaine crudité de tons , surtout dans des manteaux bleus qui blessent vraiment le regard. Venons aux purs Flamands. Privé de Van - Eyck et d'Hemling, le musée de Bruxelles a BRUXELLES. 199 pourtant quelques tableaux du quinzième siècle , de ceux qu'on appelle gothiques. Les plus anciens me paraissent une Annonciation (n " 286) et un diptyque sur fond d'or dont les volets intérieurs représentent la Flagellation et la Ré surrection . Ces tableaux , précieux par leur âge , et quelques autres de la même époque, sont sans noms d'auteurs. Le pre mier maître connu . est l'excellent Jean de Maubeuge (Jean Gossaert, appelé d'habitude Mabuge ou Mabuse ). Son grand triptyque, dont le sujet principal est le Christ ches Simon, peut justement passer pour une de ses æuvres les plus consi dérables et les plus parfaites. Deux circonstances font aisé ment reconnaître cette vaste composition , dont tous les dé tails sont précieusement finis. La Madeleine se glisse sous la table , comme le ferait un enfant qui marche à quatre patles, pour laver et parfumer les pieds du Sauveur ; et la tête du Christ est le portrait d'un homme beaucoup plus âgé que la tradition ne représente le Fils de Marie à l'époque de sa pré dication . Les deux volets, aussi finement achevés que le pan neau central , contiennent la Résurrection de Lazare et la Madeleine conduite au ciel par un ange. Une Descente de Croix de Jean Van - Hemmisten rappelle tout - à- fait Mau . beuge par la naïveté noble du style et par la délicatesse du pinceau . On peut faire à peu près le même éloge d'un trip tyque de Jacques Grimner , où se trouvent rassemblés en plusieurs petits groupes tous les épisodes de la vie de saint Hubert, le patron des Ardennes et des chasseurs. Avec deux précieux volets du vieil Hemskerk (Martin Van-Veen) , réunissant plusieurs sujets , entre autres un Portement de Croix et un Calvaire , puis avec deux vigou reux portraits de Pierre Meer , nous arrivons des Flamands primitifs aux maîtres de la seconde époque , aux imitateurs des Italiens. Un Miracle de:saint Benoit de Jean Van - Conix loo, et plus encore une Sainte Famille, grande et belle position du même maitre, bien que conservant encore la forme 200 LES MUSÉES DE BELGIQUE. flamande, puisque ce sont des triptyques à volets , accusent déjà nettement l'étude et l'imitation des maîtres de l'école florentine- romaine . Mais le sentiment italien est encore plus clair , plus évident et mieux compris dans un grand ouvrage de Bernard Van - Orley, disciple direct de Raphaël. Je ne parle point d'une Sainte Famille qui est à peu près une copie de son maître, tant l'imitation est flagrante, mais d'un Christ mort, entouré de la Vierge, de la Madeleine, de saint Jean , et de quelques autres saints personnages. C'est encore, je le répètc, la forme flamande, un triptyque, dont les volets représentent la nombreuse famille des commettants : d'un côté , le père et sept fils , sous l'invocation de saint Jean - Baptiste ; de l'autre , la mère et cinq filles , sous l'invocation de sainte Marguerite . La peinture intérieure est même exécutée sur un fond d'or, bizarrement moucheté de petites taches noires. Mais celle peinture , dans toutes ses parties , arrangement des groupes, expression, attitudes , draperies , finesse d'exécution , dans tout ce qui constitue le style et la manière, rappelle parfaite ment les premières cuvres de Raphaël. C'est dire combien elle est précieuse, en elle - même et con memonument histor : que de cette introduction de l'art italien dans les Flandres, qui forme la seconde époque de l'art flamand. De la même époque d'imitation , Bruxelles nous offre en core une Cène de Michel Coxcie, celui qui fut appelé le Ra phaël Flamand, et un Jugement dernier de Franz Floris , que le petit livret nomme, je ne sais pourquoi , Florus Franck, ce qui placerait ce maître dans la nombreuse famille des Franck , François, Jérôme, Ambroise, etc. , tandis que son vrai nom est François de Vriendt. Il s'y est peint lui -même sortant d'un tombeau dont le Temps soulève la pierre. Otto Venius (Octavio - Van - Veen ), de qui nous trouvons un portrait par sa fille Gertrude , marque la transition à la troi sième époque , lorsque les Flamands, sous Rubens et Van Dyck , sans répudier l'héritage des Italiens, reprennent toute BRUXELLES. 201 fois une originalité nouvelle. Le musée de Bruxelles possède trois ouvrages intéressants de ce maître , dont Rubens fut élève : une Sainte Famille, qu'on appelle communément le Capucin d'Arenberg , parce qu'un prince de cette maison , enrôlé dans la milice mendiante de saint François, s'y trouve représenté ; un Porlement de Croix , où se voit l'histoire de sainte Véronique et de son linge ; enfin, un Calvaire, grand triptyque dont les volets représentent le Christ aux Oli viers et le Christ au Tombeau. Ce dernier tableau , sans contredit l'un des plus importants de son auteur, est une composition puissante, dont tous les détails sont vigoureuse ment rendus, el qui se recommande surtout par l'heureux contraste qu'offrent le bon et le mauvais larrous. Sept vastes toiles forment la part de Rubens, auquel nous arrivons naturellement par son maître. Il y en a quatre, le Martyre de saint Livin , l'Alloralion des Mages, la Sta lion du Christ montant au Calvaire, et le Christ au tom. bean , qui ont été faites évidemment, non pour un musée, où le spectateur les touche de la main , mais pour des églises, où le point de vue est non -seulement plus éloigné, mais en core dirigé de bas en haut. Enlevées ainsi à leur vraie place et à leur vrai jour, ces quatre grandes pages ressemblent trop à des esquisses , à des ébauches, exécutées à larges traits comme des décorations de théâtre. Toute l'ampleur de la composition , tout le mouvement des groupes, cessent d'être bien compris ; et le coloris même, dont les combinaisons so trouvent détruites , perd son effet et sa puissance. On vou drait , pour leur rendre pleinement la beauté et la vie , repor ter ces tableaux sous les hautes nefs auxquelles ils furent destinés. Quoique appartenant aussi à la peinture d'église par leurs sujets, leurs dimensions et leur faire, les trois autres com positions me semblent mieux résister au désavantage du faux point de vue où elles sont placées . La plus capitale ( st, je 202 LES MUSÉES DE BELGIQUE. crois , un Saint François sauvant le monde, sujet traité dans le genre chéri du peintre , en allégorie . Le Christ, ir rité des crimes de la terre, qu'on voit indiqués dans le loin tain , se prépare, malgré les pleurs de sa mère et les prières des anges, à foudroyer ce monde impie, figuré par un globe qu'étreint un énorme serpent. Mais saint François se jette sur ce globe, le couvre de son corps, et le préserve ainsi des coups de la vengeance divine. Cette allégorie mystique est d'un grand effet, trop grand peut -être , ou du moins un peu outré. Peut- être aussi est- elle trop mythologique. Le Christ est l'exacte reproduction de l'Apollon Pythien, que Rubens a placé dans un de ses tableaux composant l'histoire de Ma rie de Médicis ( le Gouvernement de la reine), aujourd'hui dans notre musée du Louvre. L'Assomption ne rappelle que par son sujet et ses larges dimensions le fameux maître-autel de la cathédrale d'Anvers. Celle - ci , dont l'arrangement est moins heureux, est en même temps d'une exécution plus dure et plus froide . On est surpris de rencontrer, dans une euvre de Rubens, des groupes de petits anges pâles et dé lavés . Mais le grand coloriste prend bien vite sa revanche, et se montre tout entier dans un autre tableau qui peut faire le pendant de cette Assomption attiédie , le Couronnement de la Vierge. Là se trouvent d'autres groupes d'anges, aussi éclatants, aussi harmonieux, aussi beaux de tout point que ceux d'Anvers, aussi beaux que Rubens peut les conce voir et les exécuter. L'autre grand Anversois , Antoine Van Dyck, mort si jeune, n'a pas une part aussi importante dans le musée de Bruxelles , au moins par la dimension des auvres. Mais il s'en trouve quatre, sur le nombre, qu'on peut appeler de premier ordre : le portrait d'un bourgmestre d'Anvers nommé la Faille ; un petit Christ en croix , noble , énergique et saint ; un Silène ivre , soutenu par une bacchante et un berger , vi goureux morceau de peinture purement naturaliste ; enfin DRUXELLES , 203 le Martyre de saint Pierre, qui réunit à l'énergie un peu brutale du Silène toute la grandeur, toute la dignité, tout l'idéal qu'exige impérieusement un sujet sacré . Je crois que de tous les disciples de Rubens, le plus illus tre , après Van -Dyck, est Jacques Jordaens. Bruxelles a de lui deux compositions qui n'ont assurément, l'une d'elles entre autres , ni supérieure, ni rivale peut-être, dans toute son æuvre. La plus considérable, puisqu'elle réunit dix à douze personnages de grandeur naturelle, est un Miracle de saint Martin , qui guérit un possédé devant le proconsul Tesrade. Il y a , comme toujours, de la fougue et de la puis sance dans cette composition ; mais, comme d'habitude aussi, elle est peinte de ce ton enflammé, de ce ton de fournaise ardente , qui caractérise Jordaens. L'autre sujet , allégorie des occupations et des dons de l'automne, est d'une couleur beaucoup plus sage, bien qu'elle ne perde rien de sa force et de son éclat. Il me semble qu'on peut nommer ce tableau de l'Automne le chef-d'œuvre de Jordaens ; du moins je n'ai vu nulle part un ouvrage de ce maître qui l'égale , et je n'en ai jamais entendu mentionner d'autre avec les éloges que mérite celui-là . Le paysage, les fruits , les acteurs de la scène, surtout un satyre qui porte un petit faune sur ses épaules, et plus encore une nymphe toute nue, qu'on voit par der rière sur le premier plan du tableau, sont d'une extrême vi gueur et d'un effet prodigieux : c'est Caravage ou Ribera avec la couleur de Rubens. · Sans avoir été condisciple de Jordaens et de Van - Dyck , qu'il a précédés d'une douzaine d'années, et sans avoir eu d'autre maître que le Raphaël flamand (Michel Coxcie ), Gaspard de Craeyer se trouve avoir marché , comme aussi Corneille de Vos, dans la même voie que Rubens, soit que la supériorité de ce maître , leur contemporain , les cût entraî nés l'un et l'autre dans l'imitation , soit qu'alors loute l'école flamande eût été poussée par une espèce de loi , de force des 204 LES MUSÉES DE BELGIQUE. choses, à la manière dont Rubens fut la suprême expression. Gaspard de Craeyer, quoique Anversois aussi, a laissé au musée de Bruxelles une grande partie de son euvre. On peut dire qu'il est à Bruxelles, comme Holbein , né à Augs bourg, est au chateau d'Hampton - Court, comme Schidone, né à Parme, est au musée de Naples. Treize ouvrages y for ment sa part : la Pêche miraculeuse de saint Pierre, l'As somption de sainte Catherine, le Martyre de saint Blaise, le Martyre de sainte Apolline, la Conversion de saint Julien , l'Apparition de la Vierge à saint Bernard , etc. A ces compositions, dont les deux premières me semblent les plus recommandables, il faut ajouter une espèce d'Ex - Voto provenant de l'église supprimée du Béguinage, et qui repré sente le chevalier Donglebert et sa femme en adoration devant le Chrișt mort. Je crois que Gaspard de Craeyer s'est élevé dans ce dernier ouvrage à toute la hauteur qu'il lui a été donné d'atteindre. Sa manière , comme je l'ai dit, est absolu ment celle de Rubens, qu'il égale presque dans l'entente du coloris, si ce n'est dans toute sa puissance ; et de plus il a gardé des leçons de Coxcie un bon goût , une noblesse qui montrent clairement le disciple des Italiens non révolté con tre ses maîtres. Rembrandt n'a rien de plus qu'un portrait d'homme à mi corps , signé, daté, et digne en tous points de son nom . Mais il est encore représenté, et en quelque sorte continué par un fort bon tableau de son élève Ferdinand Bol , où l'on voit une espèce de sorcier étudiant entre une sphère et une tête de mort. Le Siège de Tournay par Louis XIV, l'une des plus vastes et des plus belles compositions de Van -der -Meulen, où il a le mieux réussi à peindre les mouvements d'une armée, nous conduit , comme par un intermédiaire qui réunit les deux genres, des grands aux petits Flamands. Parmi ces derniers , qui ne s'élèvent point au - dessus du tableau de chevalet et du sujet anecdotique, le plus ancien , BRUXELLES. 205 je crois , est Breughel le vieux. Il a laissé au musée de Bruxelles un Massacre des Innocents, fort curieux , fort bizarre. Non -seulement les acteurs de cette vaste scène por tent les costumes de son temps, mais, chose non moins étrange quand ils'agit de la Judée, la scène se passe au cæur de l'biver des Flandres et sur la glace d'une rivière. Comme les Innocents se fêtent le 28 décembre, il a cru compléter ainsi la vérité historique. De cette époque du vieux Breughel, sont deux volets d'un triptyque peint par Jacques Mostard, et dont le panneau du centre est malheureusement perdu. Fort remarqués , et fort remarquables, en effet, par leur touche dé licate, par leur couleur harmonieuse et puissante , et par le sentiment naïf et vrai qui régne dans toute la composition , ces volets , auxquels on a donné le nom populaire du T'amis brisé , semblent avoir fait partie d'une espèce d'ex- voto , offert à quelque patron de quelque abbaye en expiation d'une faute amoureuse. Sur un volet, du moins, une jeune fille qui pleure et un jeune homme qui prie, les mains jointes, près des débris du tamis brisé ; sur l'autre volet , deux religieux agenouillés, qui mêlent leurs prières à celles du coupable repentant, indiquent assez clairement quels étaient le sujet et l'objet de l'ouvrage tout entier. La Procession du corps des métiers , celle appelée de l'Ommegang, et la Féte du tir à l'arbalète , peintes par Antoine Sallaert dans les premières années du dix - septième siècle , sont pour Bruxelles des espèces de mémoires histori ques , comme le sont pour Venise les tableaux anecdotiques de Gentile Bellini, et pour Madrid quelques vues de Velaz quez. On peut dire la même chose d'un tableau de Tilbourg, plus moderne cependant, qui représente je ne sais quelle cérémonie où paraissent cinq chevaliers de la Toison -d'Or, à cheval, et suivis de leur cortége. Après ces ouvrages , dont les sujets peuvent aisément s'indiquer, et quand on arrive à la foule des petits Flamands, il devient impossible de men 12 200 LES MUSÉES DE BELGIQCE. tionner , même par un simple titre , tous ces tableaux que la mode peut - être , non moins que le vrai mérite, a rendus de nos jours si chers et si goûtés. Il faut se borner au nom des auteurs. On trouve à Bruxelles Breughel de Velours, Teniers, Ruysdaël , Cuyp , Berghem , Wynants, Peter Neefs , Backuy sen , Moucheron. Mais il n'ya , de tous ces maîtres , que des échantillons très faibles, dont nul cabinet d'amateur ne se fe rait gloire. Voici , parmi les tableaux de chevalet , ceux qui me paraissent mériter une mention spéciale et l'attention des visiteurs : un Carnaval sur la glace , d’Adrien Van -Nieuw landt , un Chimiste ou Alchimiste de David Reykaert ; un tableau de Nature morte de Sneyders ; un Effet de lumière factice de Skalken , véritable tour de force ; le Portrait de Dietrich , par lui -même, peint dans la manière de Gérard Dow ; enfin un merveilleux petit cadre de Gérard Dow lui même, où il s'est aussi représenté dessinant une statue de l'Amour à la lueur d'une lampe. C'est un de ses chefs d'ouvre de patience , de finesse , de grâce et de prodigieuse vérité. Tout compte fait, on voit , comme je l'ai dit au début de ce chapitre , que le musée de Bruxelles vaut mieux que sa réputation. Il en est d'autres plus renommés qui ne méritent pas cet éloge.

LES MUSÉES DE HOLLANDE.

Des circonstances plus fortes que mon désir , je dirais vo lontiers plus fortes que mon devoir, ne m'ont point permis de faire en temps opportun le petit voyage de la Hollande. Mais , pour tenir autant qu'il est en moi la promesse que donne le titre de ce volume, pour ne point priver le lecteur que j'ai conduit dans tous les autres musées de l'Europe , d'un guide pour les musées hollandais, je me suis adressé à des amis qui les connaissent dans tous leurs détails , et qui sont plus compétents que je ne puis l'être pour apprécier les @uvres que possèdent ces collections d'art. C'est d'après leur opinion , c'est en quelque sorte sous leur dictée, que je vais écrire une note succincte sur les musées d'Amster dam , de Rotterdam et de La Haye. AMSTERDAM , Plus ancien que la plupart de autres musées de l'Eu rope, le Musée royal des Pays- Bas fut établi dès l'origine 208 LES MUSÉES DE HOLLANDE. dans une ancienne maison nomméc Trippen -Huis. Il s'y trouve encore . Je n'ai pas besoin d'ajouter que cet emplace ment est fort défectueux, comme toute habitation privée que l'on destine après coup à une collection d'objets d’art , où manquent nécessairement l'espace, l'air et le jour. Il serait bien à souhaiter que cette riche et belle ville d'Amsterdam se décidât , comme Madrid , Munich , Berlin , Saint-Péters bourg, à faire construire une véritable galerie . Non - seule ment sa précieuse collection de tableaux aurait un abri plus digne d'elle , et plus digne de la ville dont elle est la propriété; mais encore on pourrait notablement l'accroître en y réu nissant les tableaux de l'Hôtel -de - Ville , et d'autres encore , dispersés , faute d'autre place , dans quelques institutions pu bliques. Pour son honneur, et pour celui des artistes illustres qu'a produit la Hollande , Amsterdam se doit un tel édifice. Le petit musée rassemblé dans Trippen - Huis est tout Hollandais , comme celui de Venise , par exemple , est tout Vénitien , comme celui d'Anvers est tout Anversois. A peine y peut - on rencontrer quelques échantillons faibles el d uteux de quelques maîtres étrangers . Encore ces mai tres sont- ils si mal connus dans le pays, que, sur le petit livret , leurs noms mêmes sont étrangement défigurés. On y lit Morillos (pour Murillo ), Velasque. (pour Velazquez ), Spa gnoletti ( pour Ribera , lo Spagnoletto) , Cyrus Ferrus (pour Ciro Ferri) , etc. De ces échantillons des écoles étrangères, il n'y a rien de plus à citer que quatre porțraits attribués à Hans Holbein le jeune. On les nomme Érasme, Robert Sydney ( quel est ce personnage ? ) , Charles - Quint et l'empereur Maximilien. Pour ce dernier, le doute est plus que permis, Maximilien II ne fut empereur que dix ans après la mort de Holbein , et Maximilien ſer mourut en 1519 , alors que Hol bein , né en 1498 , n'avait que vingt-un ans. Il est difficile de croire qu'avant cet âge et encore inconnu, Holbein cût eu la mission de peindre un visage impérial. Si ce portrait est AMSTERDAM . 209 celui de Maximilien, il doit être de Holbein le père. Tous les quatre , au surplus, en les supposant du grand Holbein le fils , appartiennent à la première époque de sa vie , avant qu'il eût quitté le séjour de Bâle pour celui de l'Angleterre , où mûrit et se développa son merveilleux talent . Amsterdam n'a donc qu'un musée hollandais. Mais avec des maîtres si nombreux, si laborieux et si féconds, cela peut suffire. Nous ne les rangerons pas, cette fois, dans l'ordre chro nologique qui nous est habituel. Marchant, non plus par rang d'âge , mais par rang de mérite, nous indiquerons d'a bord les maîtres qui ont laissés là des æuvres capitales , hors de ligne comme hors de question , de vrais chefs- d'æuvre enfin ; puis ceux dont les ouvrages distingués, excellents, méritent qu'on les recherche avec soin , avec amour. Je me garderai bien de dire : Le resle ne vaut pas l'honneur d'être nommé; Mais je me dispenserai d'en faire mention , car enfin je n'inscris pas une liste, je ne dresse pas un catalogue . Dans la première classe , celle des chefs- d'œuvre, deux noms se présentent d'abord , Rembrandt et Van - der - Helst. De Rembrandt, le plus grand des peintres hollandais, pro testants , réalistes , et en même temps le plus grand des poè les par le seul emploi de la lumière, Amsterdam a recueilli l'une de ses deux ou trois æuvres capitales , de celles qu'on place au premier rang de toutes ses œuvres. Ce tableau , réunissant quinze à vingt personnages de grandeur naturelle , représente un peloton de la garde civique d'Amsterdam , of ficier , tambour et soldats , faisant une patrouille dans les rues . On le nomme la Garde ou la Ronde de nuit. Et ce nom est défectueux, car c'est une ronde faite en plein jour. 12. 210 LES MUSÉES DE HOLLANDE. Mais le nom et l'erreur populaires, viennent de ce que ce sujet est traité, par exemple, comme le petit atelier de me nuisier du Louvre , de ce que les tons lumineux et transpa rents , les grands effets de clairs et d'ombres , semblent être produits plutôt par une lumière factice que par celle du so leil . La Ronde de nuit ( il faut lui laisser ce nom consacré) est peinte tout entière dans la manière prodigieuse de l'Ecce Homo des princes Esterhazy, à Vienne ( 1 ). Mais elle l'em porte de beaucoup sur l'Ecce Homo : d'abord par l'impor tance de la composition et le nombre des personnages qu'elle renferme; ensuite et surtout, parce que le sujet n'exigeant que la vérité vraie, sans noblesse , sans idéal , sans expres sion , sans aucune des hautes qualités qui manquaient à Rembrandt, l'admiration n'est pas troublée par le regret, et l'on y trouve avec bonheur, avec ravissement, dans la pure et simple reproduction des choses matérielles, le triom he de la peinture. Un autre tableau de Rembrandt, Les Syndics de la cor poration des marchands de drap d’Amsterdam , quoique simple réunion de portraits, et vus seulement jusqu'aux ge noux , partage et balance la renommée de la Ronde de nuit. Ce tableau n'a pas reçu , il est vrai , de nom populaire, de nom consacré, et , par cette raison , il est moins cité que le précédent. Mais, parmi les artistes et les connaisseurs , il s'en trouvent beaucoup qui le préfèrent et le portent plus haut encore . A propos de Van -der - Helst, il faut répéter une observa tion que nous avons eu souvent l'occasion de faire : que cer tains maîtres sont en certains endroits ; c'est - à dire que, là seulement, on peut pleinement les connaître et les appré. cier. Inconnu en Italie , en Espagne, en France , en Angle terre , en Belgique , en Russie , à peine deviné en Allemagne ( 1 ) Voir au vol . des Musérs d'Allemagne, page 237 . AMSTERDAM. 211 par quelques portraits égarés dans les galeries de Munich , de Dresde, de Berlin et des princes Lichtenstein à Vienne, Barthélemy Van - der-Helst ( 1613-1670) ne se trouve vrai ment qu'au musée d'Amsterdam . Il n'était qu'un peintre de portraits, et il n'a jamais fait autre chose. Mais, en réunis sant , en groupant plusieurs portraits dans un même cadre, à propos d'un même sujet, il est arrivé à faire des tableaux d'histoire. Tels sont le Banquet de la garde civique d'Ams terdam et les Chefs de la confrérie des arbalétriers. Ce banquet fut mémorable , dit-on , parce qu'il célébrait le fa meux traité de Westphalie, ou de Münster, qui mit fin à la guerre de Trente ans, et consacra l'indépendance des Pro vinces -Unies. Si ce sujet est bien réellement celui du tableau de Van-der- Helst , comme la paix de Westphalie fut signée en 1648 , et que le peintre était né en 1613 , il avait trente cinq ans lorsqu'il entreprit ce vaste et magnifique travail, où les personnages, fort nombreux , sont de grandeur natu relle. On a dit de ces portraits rassemblés sur la même toile par Van- der- Helst , qu'ils sont parfaits à ce point qu'on peut aisément reconnaître , dans chacun d'eux , la condition so . ciale , le caractère, le tempérament du personnage repré senté. L'ensemble est comme une æuvre de Philippe de Champagne, mais plus achevée, plus forte, plus élevée sur tout , et dans laquelle Philippe de Champagne aurait montré un de ces élans d'audace et de génie qui ont toujours man qué à sa manière froide et correcte . Le même éloge , comme la même célébrité , s'attache au second tableau de Van -der Helst , portraits aussi , et de grandeur naturelle , dont nous avons, au Louvre , une esquisse ou répétition en figurines , qui ne peut donner une suffisante idée de l'original. Amsterdam possède encore l'æuvre capitale d'un maître qui a précédé d'un demi- siècle Rembrandt et Van -der - Helst, et qui , en cela , semblable au dernier, n'est pas connu comme il le mérite : c'est Corneille Van-Harlem ( 1562-1638 ). Son 212 . LES MUSÉES DE HOLLANDE. Massacre des Innocents , où les nus sont nombreux et les gens de taille naturelle , deux choses rares de son temps et dans son pays, doit le placer haut dans l'estime des ama teurs. Le dessin de Van - Harlem est un peu maniéré, mais très énergique, et , pour faire apprécier clairement ce vieux maître par une comparaison , sa peinture ressemble à celle un peu plus connue de son contemporain Bloemaert, auquel, d'ailleurs, il est très supérieur par le style et l'ampleur de composition . Nous ne sommes pas au bout des æuvres capitales. Voici encore celle de Govaert Flink ; et c'est encore, comme dans les chefs - d'æuvre de Rembrandt et de Van -der. Helst, une As semblée de gardes civiques e après conclusion de la paix de Munster en 1648 , » ajoute le livret. Né en 1615 , Govaert Flink n'avait alors que trente - trois ans , et , comme Van-der Helst, c'est bien jeune encore qu'il a fait son principal on vrage. Ce tableau célèbre est naturellement peint dans la manière de Rembrandt, dont Flinck fut l'un des meilleurs élèves ; mais là , il l'emporte par un point sur Rembrandt lui même : il est plus simple, plus vrai , plus exempt de recherche et de ces grands effets de clair -obscur, toujours un peu forcés , puisqu'ils vont jusqu'à faire prendre le jour pour la nuit. Voici maintenant de Gérard Dow un tableau non moins renommé que notre Femme hydropique du Louvre-- etc'est tout dire --- l'Ecole du soir. Celui - ci , où les personnages sont beaucoup plus nombreux sans que le travail soit moins achevé, où la manière est plus large , plus ample, plus ma gistrale, offre de plus la curieuse el difficile bizarrerie qu'il est éclairé par quatre lumières différentes. Un second ta bleau , de très simple sujet, -- un seigneur et une dame dans un paysage , offre une seconde bizarrerie non moins heu reuse : les personnages sont de Gérard Dow, le paysage de Nicolas Berghem ; et , dans celle lutte des deux maîlres, leurs AMSTERDAM . 213 styles différents, bien mis en harmonie, forment une page très précieuse, très admirée et très admirable. C'est encore à Amsterdam que Karel- Dujardin a laissé ses @uvres les plus importantes et les plus singulières. On y trouve , outre son portrait et celui d'un certain Reynst qui fut son protecteur et son ami , un tableau des Syndics d'une confrérie hollandaise, vaste réunion de portraits en gran deur naturelle. Il est inutile de faire observer combien l'artis te sortait de ses habitudes ; et pourtant, dans cette œuvre supérieure , il se montre l'égal en quelque sorte de Rem brandt , de Flink et de Van -der-Helst. Karel-Dujardin re vient à ses moutons dans un paysage ( n° 140 ) , où il imite Paul Potter, et dans deux Vues d'auberge, où , tout- à - fait lui même, il est plus fin et plus léger que lorsqu'il cherche à prendre la vigueur d'autrui. Comme les précédents , le patient Van -der - Heyden a doté son pays de son cuvre la plus magistrale , la Vue d'une ville hollandaise. Pour l'excessive finesse de la touche , pour la ravissante harmonie des tons , ce tableau est d'un effet vrai ment prodigieux . Adrien Van-de- Velde en a peint les person nages , comme dans deux autres Vues d'autres villes de Hol. lande , et ces trois pages importantes offrent justement celle lutte heureuse , ce contraste plein d'harmonie , que nous si gnalions tout à l'heure dans une œuvre commune de Gérard Dow et de Nicolas Berghem. Là , toutefois , Adrien Van - de- Velde n'a que le second rôle. Mais il se montre seul, et tout entier, et non moins prodigieux , dans ses deux admirables paysages (nº. 289 et 290) , l'un avec du bétail , l'autre avec une chaumière. Lui aussi semble avoir voulu donner à sa patrie ses plus ex - Et son frère Guillaume semble l'avoir imilé dans cette intention. Rien n'est plus grand , plus beau , plus magnifique parmi toutes ses marines , non -seulement que la Vue d' Amsterdam , prise à l'Y , loile d'une dimen cellents ouvrages. 214 LES MUSÉES DE HOLLANDE . en - sion inusitée pour lui , mais surtout que les deux scènes , pendants, de la Bataille navale dite des Quatre- Jours, ga gnée par Ruyter sur les Anglais en 1666. Ces deux morceaux marquent, dans cette partie de l'art , le point extrême de la perfection. On tient encore pour de vrais chefs-d'ouvre , dans les genres cultivés par leurs auteurs , - du bétail au milieu d'un paysage montagneux , et un Orphée domptant les animaux , par Paul Potter ; une Réunion villageoise et un Atelier de peintre, par Adrien Ostade ; une Con versation de deux dames et un seigneur, par G. Terburg ; - un Combat de soldats et de paysans, par Wouwermans; du gibier mort dans un paysage , par Weenix ; – enfin la Féte de saint Nicolas , très célèbre scène comique d'in térieur , par Jean Steen , et l'excellent portrait qu'il a fait de lui-même. Cette figure douce , sérieuse , mélancolique , montre bien , comme celle de notre Molière , le vrai carac tère des comiques de profession : ils font rire , mais ils ne rient point . Après ces diverses cuvres , qu'on peut appeler hors ligne, il en vient une foule d'autres excellentes , toujours de la même école , qui feraient partout l'honneur d'un cabinet , et même d'une galerie . Je vais les mentionner rapidement , sous le nom de leurs auteurs ; et cette fois , pour suivre l'ordre numérique des cadres , je prendrai l'ordre alphabétique des noms. Asselyn : un Cygne aux ailes déployées , emblême de la vigilance du grand pensionnaire Jean de Witt. De grandeur naturelle , ce cygne est hors des habitudes du maîlre. Backuysen : Embarquement de Jean de Witt sur la flotte hollandaise , Vue du Port-aux -Moules , sur l'Y à Amster dam , et Mer houleuse , trois grandes et belle marines. - Beerestraten : Combal naval, du 12 juin 1666 , entre les flottes hollandaise et anglaise , page très remarquable d'un AMSTERDAM . 215 ges seul. maître fort peu connu hors de son pays. - X. Berghem : Paysage d'Italie, Paysage montagneux , et Paysage d'hiver, parmi quelques autres encore . Ferd . Bol : trois beaux portraits , le sien propre , celui de l'architecte Van Campen , et celui du grand amiral Ruyter. - J. Both : deux excellents paysages , italiens comme toujours. — A. Cuyp : un Paysage coupé par une rivière, dans son plus grand style et le plus habituel ; et un Combat de cavalerie , dans sa troisième manière , ou manie plutôt , c'est-à -dire sombre ct noir.-C. Dusart : une Poissonnerie , tableau capital du peintre , dans le style de son maître Adrien Ostade. Hu bert et Jean Van- Eyck : un Temple gothique et une Ma done que l'on croit des æuvres faites en commun par les deux frères, et une Adoration des mayes de Jean de Bru Van - der- Helst : outre ses deux grands tableaux cités précédemment, six portraits isolés , à deux desquels , l'amiral Van - Es et sa femme, Backuysen a mis des fonds de marine. Hondekoeler : une série de Basses - cours et de Volières, excellentes dans ce genre , entre autres celle qu'on nomme la Plume flottante. — L. de Jong : portraits du même amiral Van - Es et de sa femme, assez bons pour lut ter même contre ceux de Van - der - Jelst. N. Maas : une Jeune fille à la fenêtre , dans le meilleur style de Rembrandt. -G. Metzu et Fr. Miéris : chacun deux excellents échantil lons de leur manière si connue et si célèbre. -- A. Pynaker : grand et magnifique Paysage montagneur. – J. Ruys daël : un grand Paysage à cascade, et un autre couronné par le vieux château de Bentheim , presque dignes tous deux de lutter avec les plus fameuses pages de Ruysdaël à Vienne et à Dresde . -Sckalken et Slingelandt : quelques charmants échantillons de leur manière fine , patiente, achevée. — A. De Vois : un joyeux Ménétrier, qu'il faut citer parce qu'il fait honneur à un peintre peu connu. Wynants : admirable Tue des dunes, dont les figures sont d’A . Van -der Velde, 216 LES MUSÉES DE HOLLANDE . A tous ces noms, l'on peut ajouter ceux de Rubens, Van Dyck, Téniers, Sneyders, Honthorst, Netscher, Poelen bourg, etc. Mais leur apport au musée d'Amsterdam n'a vraiment pas assez d'importance pour qu'il faille encore rap peler ici ces maîtres, tant de fois nommés dans ce livre , et partout si renommés. ROTTERDAM A la différence de celui d'Amsterdam , le musée de Rot terdam est très récent, très nouveau. Il se compose à peu près entièrement du legs fait à sa ville natale par M. le con . seiller Franz Jacob Otto Boymans, mort en 1847 , qui avait consacré sa vie et sa fortune à se former un cabinet de ta bleaux et de dessins. Ce cabinet d'amateur, devenu galerie publique , fut transporté dans le Scheelands-huis, hôtel de la commission de surveillance des digues et canaux. Comme, au milieu de cet hôtel, se trouve une vaste salle éclairée d'en haut, l'on peut dire qu'il forme un aussi bon emplacement de musée que peut l'être une maison , et bien supérieur en ce point au Trippen -huis d'Amsterdam . C'est d'ailleurs son unique supériorité. Le directeur nommé par la ville de Rotterdam pour l'ar rangement et la conservation du legs de M. Boymans, en a d'abord prudemment retiré les deux tiers, comme n'étant pas dignes d'une collection publique . Puis le reste , auquel on pourrait donner le nom de liers consolidé, a été divisé lui - même en trois. parties : 1 ° les tableaux bons par eux mêmes, et comme æuvres d'art ; 2 ° les tableaux utiles et curieux pour l'histoire de l'art ; 30 les tableaux utiles et curieux pour l'histoire du pays. Nous acceptons volontiers cette division, et nous indique rons sommairement, dans chaque catégorie, en suivant l'or - 13 218 LES MUSÉES DE HOLLANDE . dre numérique du livret, les cadres qu'on nous a désignés pour les plus dignes d'intérêt et d'attention . Première catégorie. Un excellent Paysage italien de Jean Both , au soleil couchant, avec un léger brouillard . Une Descente de croix de Gaspard Crayer, tout à fait capi tale dans l'auvre du boulanger fait peintre . – Deux excel lentes pages d'Albert Cuyp : un Gué et du bétail , une écurie et des chevaux. — Une jeune fille qui fait de la dentelle, par Gérard Dow, joli cadre de son premier temps. - L'En trée d'une forêt , par Jean Van-der- Hagen , æuvre très im portante d'un maître fort peu connu , dans la manière un peu maniérée de Ruysdaël et d'Hobbéma. Un tout petit cadre de ce dernier, fort curieux en ce qu'il est le seul échantillon de ce maître hollandais dans les trois musées de Hollande. - Un délicieux Paysage italien de Karel-Du jardin . -Saint Jean écrivant l'Apocalypse, par Hemling, ou Memmelink. Derrière l'apôtre se tient le diable , qui jette son écritoire de dépit. Très fin , très soigné, ce petit tableau cst peint à l'huile . Il faut donc le donner, non à l'Hemling de Bruges, mais à l'Hemling de Munich ( 1 ) . – Un charmant Clair de lune, de Van - der- Neer, et un autre non moins charinant , augmenté d'un effet d'incendie. - Un admirable Vieillard dans sa chambre d'étude , par Adrien Ostade. Un joli pelit Paysage de Paul Potter, malheureusement bien dégradé. Comme on y voit un bæuf blanc, on a désigné ce tableau sous le nom de l’Amant de la belle Europe. O my. thologie ! c'est un bæuf qu'on prend pour Jupiter enlevant la fille du roi de Phénicie, la mère de Minos et de Rhada mantel - Un très beau portrait d'un homme très laid , par Rembrandt. La vue d'une Rivière traversée par du bé . tail , de Salomon Ruysdaël, excellente pour ce frère aîné de Jacques, qui n'a pas fait de meilleure cuvre que l'éducation (1 ) Voir au volume des Musées d’Allemagne, page 39 el suiv ROTTERDAM . 219 de cet illustre élève. La Vue du vieux cháleau de Ben . theim au fond d'un paysage , par Jacques Ruysdaël lui même, admirable tableau , fait avec un soin prodigieux, et d'une parfaite conservation. Le Chateau de Bentheim serait assurément l'un des grands chefs - d'euvre de Ruysdaël, c'est-à dire de l'art du paysagiste, si quelque barbouilleur de figures , semblable aux aides de Claude le Lorrain , ne s'é tait imaginé de tracer au premier plan l'épisode évangélique du Christ à Emmaüs. Ce choquant contraste enlève au ta bleau toute sa poésie, partant son premier mérite. Mais on peut admirer sans réserve un simple Champ de blé éclairé d'un coup de soleil, où Ruysdaël seul a mis sa main et son âme. Une autre Féte de saint Nicolas, par Jean Steen . Cette charmante scène de famille, où l'on voit le patron des enfants leur apporter des bonbons ou des verges, est presque égale à celle très fameuse que possède Amsterdam . Puis une autre spirituelle composition du même peintre humoriste, le Malade imaginaire qui se croit des pierres dans la tête , puis un Tobie guérissant son père devant l'ange Raphaël , scène biblique prise en charge, et remarquable par le combat de trois lumières , une chandelle, une lampe et le feu de la cheminée. - Un Atelier de maréchal ferrant, charmante page d'Adrien Van -de- Velde. —- Deux excellents Paysages du maître qui a fait tant d'excellents élèves, Wynants. A cette catégorie des bonnes æuvres de l'art , il faut ajouter deux tableaux que des dons ont ajouté au legs de M. Boymans : une Vue de Norwège, un site montagneux et sauvage , où Everdingen se montre vraiment l'émule de Ruys daël , pour le faire et pour la poésie ; - une Chasse au sanglier, de grandeur naturelle , par Hondius. Égale à celles de Sneyders, cette chasse est assurément l'oeuvre principale d'un peintre dont le nom , hors de la Hollande , est entière ment inconnu . Seconde catégorie. Tableaux utiles et curieux pour l'his 220 LES MUSÉES DE HOLLANDE . toire de l'art : un Paysage- Marine de Henri Van -Avercamp, peintre à peu près inconnu , et duquel on ne sait rien , sinon qu'il vivait, comme presque tous les maîtres hollandais, dans le dix - septième siècle . - Un Paysage d'un autre peintre non moins inconnu , Van - Bergen , assez beau pour qu'on l'attribuật à Adrien Van -der - Velde, dont Van-Bergen prit les leçons. — Un Paysage italien de Blinkvliet, dont les cuvres ne sont pas moins rares et le nom pas moins inconnu. —Deux portraits d'Arnold Boonen , encore euvres rares d'un pein tre inconnu . — Un Clair de lune d'Abraham Van - Borssum , toujours confondu avec Van-der Neer. — Une Scène d'in térieur de L. Boursse , toujours confondu avec Pierre de Hooghe. — Une Scène de village de Raphaël Camphuysen , connu seulement parce qu'il fut le maître de Paul Potter. - Deux portraits de Corneille Van -Ceulen , dont les ouvrages sont toujours achetés, surtout en Angleterre, pour des cu vres de Van-Dyck. Divers tableaux d'Albert Cuyp, entiè rement hors de ses habitudes : deux portraits d'hommes, en grandeur naturelle , des animaux morts, des fruits, des co quillages. — Un charmant Paysage de Conrad Dekker, dont les tableaux sont généralement attribués à Ruysdaël. Deux Paysages arcadiens de Jean Glauber, tout- à - fait semblables à ceux de Gaspard Poussin. Un Laboratoire d'alchimiste , de Matthieu Van-Hellemont , toujours con fondu avec D. Téniers. — Quelques Paysages italiens, de Guillaume de Heusch , imitant Jean Both à s'y méprendre. - Deux Paysages de Van - Huysum , où ne se trouve pas une scule fleur : rare curiosité. Une Vue d'Amsterdam de Jean Van -Kessel, qui pourrait passer pour l'æuvre d'Hob béma. — Des Vues du Rhin , par Philippe de Koning, tout à - fait dans la manière de Rembrandt , dont il fut l'élève : excellents ouvrages d'un peintre fort, peu connu , et bien digne de l’être davantage. Cinq Paysages de Pierre Van der - Leeuw , dont les tabicaux passent et se vendent partout ROTTERDAM . 224 00 pour des Adrien Van-de-Velde. - Un Paysage de Jean Lo . ten , encore semblable à Hobbema. Un Baptême du Christ, par Jean Schoorel, lorsqu'il rapportait, de l'atelier de Raphaël , le style romain , el avant qu'il retombât dans le vieux style flamand très maniéré. Deux beaux Portraits d'hommes, par Abraham Van -den - Tempel, toujours confondu avec Van -der - Helst. Deux petites Scènes d'intérieur, par Dominique Van - Tol, heureux imitateur de Gérard Dow . Une autre Scène de Jacques Uchtervelt, dont tous les vrages son attribués à Metzu . — Un Camp de Pierre Wou wermans, attribué au célèbre et fécond Philippe. Un Paysage dans les dunes, de Jean Wouwermans, le plus jeune des trois frères, qui n'a laissé que de très rares ou vrages dans la manière de Wynants. — Une Réunion d'of ficiers de la garde bourgeoise, par de Jong, très bon la bleau longtemps attribué à Van -der-Helst. - Une Sainte Catherine, attribuée à Guerchin , et qui est signéė Nicolo Lozet di Simon , de Naples, peintre inconnu. – Enfin une Scène d'intérieur de Jean -Baptiste Scheffer, intéressante au même titre que les ouvrages de Giovanni Sanzio, le père de Raphaël , parce qu'elle est l'ouvrage du père de notre peintre éminent M. Ary Scheffer , et de son digne frère Henri. Troisième catégorie. Tableaux utiles et curieux pour l'histoire du pays : Le portrait de l'historien de la Hollande, Pierre Bor, par Franz Hals. Les portraits de Philippe de Nassau et de quelques autres , par Mirevelt . — Celui d'ol den Barnevelt , l'illustre et malheureux républicain à qui la haine d'un prince , Maurice de Nassau , donna l'échafaud pour récompense à cinquante années d'éminents services , par Paul Moreelse. — Celui de Guillaume III d'Angleterre , par Constantin Netscher. J'ajouterai à cette courte liste , et comme tenant aussi à la première catégorie , un très beau portrait du célèbre Didier Erasme , né à Rotterdam , par 222 LES MUSÉES DE HOLLANDE. Albert Durer. Malheureusement ce portrait , fort dégradé par le temps, a été bien plus gâté encore par les maladroites re touches d'un badigeonneur auquel le conseil municipal en avait confié la restauration . LA HAYE. Il ne faut pas confondre le musée de La Haye avec le célèbre cabinet qu'avait formé, dans le palais de ce Versailles de la Hollande , le roi Guillaume II , et qui , depuis sa mort, a été vendu et dispersé. Propriété nationale , le musée est établi à perpétuité , autant du moins que peuvent l'être les choses humaines ; il doit vivre autant que la nation même à laquelle il appartient. Le local qui le renferme se nomme Maurits Huis. C'est encore une maison et non une galerie ; ce sont des appartements préparés , dans l'origine , pour recevoir d'autres hôtes que des cadres de peinture. Mais, si défectueux qu'il soit , ce local est préférable pourtant à celui d'Amster dam , en ce sens que les tableaux sont rangés dans les salles d'un premier étage , tandis que des curiosités diverses occu pent celles du rez-de -chaussée. Ils ont donc plus d'air et de jour. Comme pour le musée d'Amsterdam , nous indiquerons d'abord quelques quvres hors ligne , quelques æuvres très célèbres , qui font la gloire du musée de La Haye , comme l'admiration de tous ses visiteurs ; puis les ouvrages d'élite et de renom , qui méritent plus qu'un coup d'æil rapide et superficiel Deux noms aussi dominent tout le musée de La Haye : Rembrandt encore et Paul Potter. Si la Ronde de nuit passe pour l'œuvre capitale de Rem 224 LES MUSÉES DE HOLLANDE. brandt dans sa seconde manière , la plus large , la plus sa vante , la plus osée , c'est à La Haye , où il établit d'abord son école au sortir du moulin , que le fils du meunier Gerrit sen a laissé l'œuvre capitale de son premier style , plus ti mide peut- être , mais plus étudié , plus délicat et plus fin : la Leçon d'anatomie du professeur Tulp. Ce sujet, qui est la dissection d'un cadavre par un médecin célèbre en son temps devant d'autres médecins, est trop connu par les co pies et la gravure pour qu'il faille autrement l'expliquer. Bornons- nous à dire que , n'exigeant point d'invention , point d'idéal , il allait aussi merveilleusement que la Ronde de nuit au génie réaliste et quelque peu grossier de Rem brandt. Là cependant , tous les personnages ont cette cer taine noblesse que donne toujours la science attentive et curieuse. Quant à l'exécution , il suffit de dire , pour la louer, que la Leçon d'anatomie passe unaniment pour le plus ex cellent ouvrage du maître dans son premier style, avant que, pour excuser la fougue un peu désordonnée du second et ses audacieux coups de pinceaux du premier jet , il ait dit qu'un tableau ne devait pas étre flairé. Le Siméon au Temple , en figurines , avec un admirable effet de lumière tombant sur le groupe principal , et la Suzanne au bain , d'un dessin ignoble, d'une couleur prodigieuse, achèvent de montrer Rembrandt au comble de ses mérites et de ses dé fauts. Paul Potter était , comme on sait , un petit gentilhomme campagnard, que la vue de la nature, plus que les leçons de son père et d'un certain Camphuysen , rendit peintre de paysages et d'animaux. Dès qu'il fut célèbre , à peine ado lescent, il vint s'établir à La Haye, puis à Amsterdam , où l'excès d'un travail opiniâtre le fit mourir à vingt -huit ans. La Haye a gardé de lui , non seulement celle de ses euvres qui passe pour la première, mais qui est encore unique en son genre : le paysage où se trouvent un jeune laureau , une LA HAYE . 225 vache, une brebis, avec leur pâtre , tous de grandeur natu relle, et qu'on nomme le Taureau de Paul Polter. Auprès de lui se trouve un paysage dans les conditions ordinaires , c'est- à - dire avec des animaux en très petites figurines, appelé la Vache qui se mire. Ce dernier est peint en quelque sorte comme un émail , avec cette étonnante finesse qu'on trouve habituellement dans les cadres de Paul Potter , dans ceux , par exemple , que nous verrons bientôt à l'Ermitage de Saint-Pétersbourg. Le Taureau , tout au contraire, exigeait, par ses proportions inusitées, un autre système d'exécution . Paul Potter l'a peint avec un fort et profond empâtement dans les masses ; mais, sur ces masses empâtées presque jus qu'au relief , il a tracé des détails terminés comme un vi sage de Denner , comme une maison de Van -der-Heyden , comme une fleur de Van -Huysum , et qu'on peut observer à la loupe aussi bien que sur la nature même. Cette double ma nière d'arriver , par deux systèmes différents, à la même ex trême perfection , est d'une observation pleine d'intérêt pour les artistes et pour les amateurs , parmi lesquels nul ne saurait refuser à Paul Potter le nom que lui donnèrent ses contemporains , celui de Raphaël des animaux. Prenons maintenant la série des maîtres que le musée de La Haye montre avec le plus d'orgueil. Ils sont tous Hollan dais de naissance , comme Rembrandt et Paul Potter , ou de venus Hollandais , comme les Ostade de Lubeck et Netscher de Prague. Gérard Dow : l'un de ses plus précieux bijoux , une Jeune femmeavec un enfant au berceau , devant une fe nêtre ouverte . Il ne manque à ce cadre qu'un nom consacré pour égaler en renommée même l'École du soir. — Phi lippe Wouwermans : une Bataille, le plus grand de ses ta bleaux connus , et probablement le plus beau, près duquel se trouvent huit autres pages de sujets variés , toutes char mantes et choisies. Adrien Ostade : un Intérieur et un 13 . 226 LES MUSÉES DE HOLLANDE. nus. Extérieur de maison rustique , acceptés pour les chefs d'æuvre du maître , très célèbres et très connus par la gram vure. - Jean Steen : la Famille du peintre et le Tableau de la vie humaine, autres chefs-d'oeuvre admis et recon Albert Cuyp : une vue aux environs de Dor drecht, vaste et capital tableau auquel on ne reproche qu'un ton quelque peu grisâtre et moins lumineux , moins doré que d'habitude. --- Nicolas Berghem : un Paysage italien , avec des personnes et des animaux de grandeur naturelle , unique dans l'æuvre du maître , et très curieux à ce titre, mais non de sa meilleure exécution , et dès lors doublement inférieur au Taureau de Paul Potter ; un Combat de cava lerie dans un défilé , plein de mouvement et d'énergie, vaut beaucoup mieux comme æuvre d'art . Adrien Van -de Velde : une Vue du rivage de Scheveningue, très impor tante, admirable, et répandue par la gravure. — Jean Both : un magnifique Coucher de soleil, plein de chaleur, de calme, de poésie et vraiment italien . – Van - der-Meer ( né à Delft en 1632 ) : une Vue de la ville de Delft, æuvre ex cellente et capitale d'un maître à peine connu , dont les ou vrages sont d'une extrême rareté , et qu'il ne faut confondre ni avec le vieux Gérard Van - der-Meer, élève de Jean de Bruges, que nous avons trouvé dans la galerie de Berlin ( 1 ) , ni avec Van- der- Neer , le peintre des clairs de lune. Jean Weenix : des Animaux vivants dans un vaste paysage , un Cygne, un Cerf, etc. , genre de sujet qu'il n'a peut- être jamais répété, et un Faisan avec plusieurs sortes de gibier mort. Ce dernier tableau , connu sous le nom du Faisan , passe aussi pour l'ouvre capitale du plus grand peintre de nature morte. - C. Troost ( 1697-1750) : Decet artiste singulier, inconnu hors de la Hollande , il n'y a que des dessins à la gouache et au pastel , en deux séries ; mais ces dessins méritent une ( 1 ) Volume des Musées d'Allemagne, page 315. LA HAYE. 227 mention particulière. Dix d'entre eux représentent des Scènes de comédies hollandaises, et cinq autres les cinq actes d'une Réunion d'amis, dont ces tilres, en latin de salle à manger, indiquent les sujets : Nemo loquebatur, - Erat sermo in ter fratres --- Loquebantur omnes, -Rumor erat in casa, -Ibant qui poterant, qui non potuere cadebant. Troost, né dans la même année que Hogarth, est nommé l’Hogarth hollandais , parce qu'il a le même esprit d'observation , la même gaîté railleuse et le même humour original. A ces cuvres de premier choix et de premier mérite, il en faut ajouter bien d'autres qui les égalent à peu près. Nous en nommerons quelques -unes dans leur ordre numérique. Une belle Marine de Backuysen , où l'on voit le retour à Maasluis, en 1691 , de Guillaume d'Orange , devenu roi d'Angleterre. — Un Paradis de Jean Breughel , dans lequel Rubeņs a peint un Adam et une Ève de charmante couleur. Quelques excellents portraits de Van-Dyck , le duc et la du : chesse de Buckingham , Quintin Simons , peintre anver sois , etc. Une Adoration des Mages , de Van -Eckout , tout- à - fait digne de son maître Rembrandt. Les portraits réunis de la famille du grand- pensionnaire Steyn , par Ever dingen , ouvrage plus que curieux et vraiment beau. - Une Vue du Rhynpoort à Arnhem , de Van-der. Haagen et A. Van de - Velde, excellente par le naturel et la simplicité . —Un Massacre des Innocents, de Corneille Van -Harlem , semblable par le sujet à celui d'Amsterdam , différent par la composition , supérieur par le travail du pinceau . — Une Vue de l'intérieur d'Anvers , due à l'association de Van- der- Heyden et d'Adrien Van-de-Velde , égal à la célèbre Vue d 'Amster dam par les mêmes. Un Intérieur de l'église neuve à Delft , par Hoekgeest , que l'on confond toujours avec Em manuel de Witte. -- Un Portique de Hoogstraten , toujours confondu avec P. de Hooghe . --Une Assemblée des bourg mestres d'Amsterdam à l'arrivée de Marie de Médicis , ch 228 LES MUSÉES DE HOLLANDE . - un figurines , ouvrage distingué de Keyzer, peintre inconnu hors de la Hollande . - Un Concert de trois musiciens, Chasseur, etc., de Gabriel Metzu , le plus grand des petits Flamands, non par la dimension des figures , mais par le style et la touche. - Les portraits 'réunis de F. Méris et de sa femme, par lui-même , le plus délicieux ouvrage de cet excellent émule de Gérard Dow .-- Autres portraits réunis de Gaspard Netscher, de sa femme et de sa fille , par cet autre élève et rival du même maître .. Un Intérieur de maison , par A. de Pape , toujours confondu avec son maître G. Dow . Quelques beaux portraits de Rubens , sa première et sa se conde femme , et son confesseur. Une belle Cascade et un excellent Lointain , de J. Ruysdaël. - Une grande Chasse au cerf et une Cuisine avec du gibier, deux belles pages dues à l'heureuse association de Sneyders et de Rubens. - Une Cuisinière et un Alchimiste à leurs fourneaux , de premier choix dans l'œuvre de Teniers. —Un Officier cau sant avec une dame, magnifique échantillon de Terbourg. Une charmante Mer calme de Guillaume Van- de- Velde. - Des Édifices antiques , dans le genre de Pannini , par Van -den -Ulft , à peu près inconnu. - Enfin un portrait dou blement précieux ; il est peint par Van - der- Helst , et c'est celui de Paul Potter. On y voit bien une nature faible , fra gile , et qui n'était pas douée d'une longue vie. En maîtres des écoles étrangères, le musée de La Haye est un peu moins pauvre que ceux d'Amsterdam et de Rot terdam. On y trouve deux portraits d'hommes, par Albert Durer, beaux et authentiques. - Quatre portraits par Hol bein le fils, le chancelier Thomas Morus, le fauconnier Ro bert Cheseman, Jeanne Seymour, la troisième des six fem mes d'Henri VIII, et une dame inconnue. Ces portraits , faits en Angleterre, sont du meilleur temps et du meilleur style de Holbein. Un portrait de l'infant don Balthazar, par Velazquez, qui a souvent peint ce fils de Philippe IV, mort LA HAYE . 229 avant l'âge d'homme. Une Madone de Murillo , remar quable par le grand style et la belle exécution. — Puis, de l'Italie , quelques vingt ou trente toiles dont pas une ne mé rite qu'on en désigne l'auteur. Dans le volume des Musées d'Italie, en terminant le cha pitre consacré à Venise, j'ai fait remarquer, par l'exemple de cette puissante république, ajouté à l'exemple contempo rain de Florence indépendante, à celui , plus ancien , d'Athè nes et de la Grèce entière , que la forme monarchique n'était nullement indispensable à la culture des arts , pas plus qu'à la gloire et à la fortune des artistes. Ainsi, tandis qu'un pape, comme Adrien VI , chassait les arts et les artistes de Rome, Venise était le refuge et le séjour préféré d'une foule d'ar tistes , nés hors de son sein , mais qui disaient avec le sculp . teur -architecte Sansovino : « qu'ayant le bonheur de vivre dans une république, ce serait folie d'aller vivre sous un prince absolu . ) La Hollande offre un exemple encore plus récent, plus complet et plus décisif. Depuis sa révolte contre le roi d'Es pagne, en 1572, jusqu'à la paix d'Utrecht, en 1713 , la Hol lande eut un gouvernement purement populaire , purement électif , puisqu'elle n'obéit qu'à ses Stathouders et à ses Grands- Pensionnaires, ou syndics salariés. C'est, néanmoins, pendant cette époque de pleine liberté, comme d'entière indé pendance , alors que la Hollande porta si baul sa gloire et sa force , alors qu'elle résista successivement à l'Espagne, à l'Angleterre , à la France, et qu'elle devint l'arbitre des grands États, c'est pendant cette époque glorieuse que fleurit aussi son école de peinture , depuis Lucas de Leyde jusqu'à Van -Huysum . De Venise et de Florence on pouvait dire qu'à défaut de monarchie, ces deux États avaient des aristocraties hérédi taires , riches et puissantes, bien des palais de patriciens , à 230 LES MUSÉES DE HOLLANDE. défaut d'un palais impérial , royal ou papal , et bien des pe tites cours seigneuriales à défaut d'une cour souveraine. Mais en Hollande, plus de cours , plus de palais d'aucune espèce: une simple bourgeoisie , vivant du commerce, de la pêche et du bétail . Et cependant, quel pays, sur une si mince étendue de territoire, et avec une si faible population , a jamais pro duit un si grand nombre d'artistes éminents ? Le premier regard fait deviner pour quels nouveaux com mettants travaillaient ces artistes. Ce ne sont plus de grandes fresques ou de grandes toiles , destinées aux nefs d'église, aux galeries de palais et de châteaux ; mais de petits tableaux de chevalet, qui peuvent entrer et tenir dans le plus étroit ca binet d'amateur. Ce ne sont plus des sujets de haute poésie, sacrée ou profane, dont l'appréciation demande beaucoup de connaissances et un goût formé ; mais de vulgaires sujets pris dans la vie commune, que chacun a chaque jour sous les yeux , et qui n'ont de secrets pour personne. Si , par ha sard , il se peint un grand tableau , c'est pour l'hôtel-de-ville , et sur l'histoire de la commune. Tout le surplus s'adresse à la bourgeoisie, au peuple même, et l'artiste parle simplement à ses égaux la langue commune du pays. Ce sont pourtant ces petits tableaux de genre et de chambre, ces petits sujets populaires , que leur mérite et le goût général ont portés au jourd'hui à une valeur énorme, à des prix fabuleux. Encore une fois, que les artistes se rassurent donc, à l'exemple de la Hollande, comme à celui de Venise ou d'Athènes, sur les changements que l'esprit du siècle peut opérer dans les ins titutions politiques ; et , s'il le faut , qu'ils voient sans effroi revenir cette forme républicaine qui leur a toujours donné, mieux que la monarchie, la gloire et la fortune, avec l'indé pendance et la dignité.

LES MUSÉES DE RUSSIE.

SAINT-PÉTERSBOURG . GALERIE DE L'ERMITAGE. Lorsque, par delà l'extrême frontière allemande, après un long voyage de trois cents lieues à travers un pays dépeuplé, qui n'offre à la vue que des villages en bois et pour abri que des relais de postes , on trouve tout à coup, au 60e degré de latitude , une grande ville de cinq cent mille âmes, la seconde du continent européen par le nombre de ses habitants, et la première par l'étendue de son enceinte, qui semble attendre un accroissement infaillible et gigantesque de population ; - lorsqu'on voit ses places immenses , ses rues droites , longues et larges , ses quais solides enfermant et resserrant le grand fleuve qui la traverse , ses nombreux canaux intérieurs, ses ponts plus nombreux encore, ses vastes édifices , ses splen dides hôtels, son industrie , son commerce, sa richesse , et son luxe , on est saisi d'étonnement, non moins que d'ad miration. Mais l'admiration redouble , ainsi que l'étonne 232 LES MUSÉES DE RUSSIE. ment, quand on se rappelle que cette cité magnifique n'a pas encore un siècle et demi d'existence ; — lorsqu'on se dit qu'en 1703 , dans la vieillesse de Louis XIV, et vingt- cing ans après que Versailles était achevé , il n'y avait là qu'un grand marais, caché six mois dans la neige, abandonné le reste du temps aux oiseaux de passage , là où s'élèvent main . tenant, sur une rive de la Néwa , le palais d'hiver , l'amirauté, l'église Saint-Isaac, sur l'autre , la Bourse et les académies; - et que les trois grandes voies de communications qui , partant de ce point central, traversent toute la ville en lignes divergentes, en patie d'oie , à savoir la rue Voznecenski , la rue Garochovaia et la grande Perspective- Newski , n'étaient quedes percées ouvertes dans une profonde forêt de pins et de bouleaux. Comment, au premier aspect de Saint- Péters bourg, peut- il y avoir place dans l'âme pour d'autre senti ment que celui d'une admiration stupéfaite, devant l'homme à la volonté de fer qui a fondé une telle ville par des efforts opiniâtres, tyranniques, sanguinaires, devant la puissance du peuple dont elle est devenue la nouvelle capitale ( 1 ) ? ( 1 ) « ... Un oukase du 4 avril 1714 ordonna que toutes les mai sons sises le long du fleuve fussent bâties en charpente et murées, convertes de tuiles , avec de bons poëles à l'intérieur . Un autre oukase, du 3 juillet suivant, prescrivit aux riches propriétaires nobles et aux principaux négociants qu'ils eussent à faire bâtir des maisons dans la nouvelle ville ; et, pour soutenir le zèle qu'on témoigna de toutes parts , un oukase du 9 octobre de la même année porta que , aussi longtemps que dureraient les construc tions entreprises à Saint - Pétersbourg , aucune maison murée ne pourrait être élevée dans une portion quelconque de l'empire. Enfin un oukase du 24 octobre décida que tout grand bateau arri vant sur la Néva serait tenu d'apporter au moins trente pierres, tout petit bateau dix, toute charrelle de paysan trois . En même temps (oukases des 4 novembre 1714 et 14 septembre 1715) , on arrêta un plan régulier de voirie auquel lout le monde devail se SAINT- PÉTERSBOURG . 233 Je dis au premier aspect, car il arrive , à Saint-Péters bourg comme à Londres, à qui la vue de l'ensemble est aussi plus favorable que celle des détails , qu'en y prolongeant son séjour, un homme des vieux peuples européens tombe, par une pente facile, de l'esprit d'analyse à l'esprit de dénigre ment. On fera remarquer, avant tout, l'histoire à la main , qu'en son impatiente ambition, le tzar Pierre a commis une faute grande comme son æuvre ; que les besoins du pré sent lui ont caché les avantages de l'avenir ; que, pour tenir les Suédois en échec et communiquer directement par la Baltique avec l'Europe occidentale , il a attiré la Russie , ou du moins son centre d'action , loin du côté où la font pencher son origine et sa nature, où l'appellent ses desseins, ses intérêts , ses nécessités , loin du monde oriental ; et que si jamais, avec ou malgré l'Europe, le tzar envoie ses armées au delà des Balkans et sa flotte au delà du Bosphore, si jamais il s'empare de Stamboul- la -bien -gardée et replace conformer, et l'on détermina ( 1719, 1720 et 1724) d'une manière plus précise le nombre et la nature des maisons que la noblesse et le haut commerce devaient faire bâtir . (Schnitzler, la Russie, tableau statistique, etc. , page 192. ) « ... Pierre donna ordre de rassembler pour le printemps de 1703 une grande quantité de paysans russes , tatars , cosaks, kal muks, finnois, etc .; on fit venir des ouvriers de tous les points de l'empire. En même temps, il fit camper ses troupes sur les deux bords de la Néwa . C'était une grande difficulté que de nourrir un tel amas d'hommes. Le pays d'alentour offrait peu de ressources, et des vents contraires arrêtaient souvent les convois qu'on en voyait de l'intérieur par le lac Ladoga . Les vivres étaient donc rares et d'une cherté excessive . Mal nourris , exposés au froid , à l'humidité, souvent dans l'eau jusqu'aux épaules , les malheureux ouvriers succombaient aux fatigues et à la misère, et l'on compte que près de cent mille hommes ont ainsi péri . Mais rien n'arrêta Pierre.... » ( Id . , p . 190. ) 234 LES MUSÉES DE RUSSIE. la croix grecque sur les dômes de Sainte -Sophie, de ce jour, ayant deux têtes , l'une au Midi, l'autre au Nord , la Russie doit se couper en deux parties, comme fit le monde romain sous le fondateur de Constantinople. Tout cela peut être vrai, mais n'est point ici de mon ressort ; je ne vois pas , et je ne fais pas voir Saint-Pétersbourg en politique, mais en artiste voyageur. Restant donc dans ce simple rôle, voici, si je ne m'abuse, les principaux reproches qu'adressent à la ville de Pierre- le Grand les touristes de profession , qui , résistant au plaisir d'être étonnés et satisfaits, font leur métier avec la sévère et consciencieuse exactitude d'un critique . D'abord , le climat est si rigoureux , le froid si prolongé , la neige si tenace et si profonde, que tous les édifices ont à souffrir du temps d'an nuelles injures, et qu'il faut, chaque été , réparer les dégâts de l'hiver. C'est là , il est vrai , un grand inconvénient de la position géographique ; mais que prouve-t -il , sinon une pa tiente constance après une grande audace, et la puissance de l'homme qui lutte avec courage , avec succès, contre une implacable nature ? — Ensuite, quoique les murailles des quais , les trottoirs des rues, les assises des grands édifices, les colonnes monumentales des temples et des palais soient en granit de Finlande, Saint- Pétersbourg est une ville bâtie en bois et en briques. Ceux qui parlent des maisons de bois sont d'anciens voyageurs, tout au moins du siècle dernier, car dès longtemps il n'est plus permis de construire, ni même de réparer une habitation en bois dans l'enceinte de la ville ; on ne trouve plus guère qu'aux extrémités des faubourgs ces vestiges de la cité primitive. Quant à ceux qui parlent des maisons de briques, il faut nécessairement que ce soient des Français , ou des Écossais , ou des Napolitains. De quelle autre contrée les habitants auraient-il le droit de faire un tel reproche à la capitale de la Russie ? quelle grande ville de l'Europe , en exceptant Paris , Édimbourg et Naples, est SAINT- PÉTERSBOURG . 235 construite en pierres de taille ? n'est- ce pas en briques aussi ( je veux dire que la brique est la commune matière de cons truction ) que sont bâties Londres, Dublin, Bruxelles, Ams terdam , Berlin , Vienne, Munich , Milan , Rome, Madrid et Lisbonne ? On dit enfin que l'architecture est toute d'im portation étrangère à Saint-Pétersbourg , et qu'on y trouve réunis tous les arts du monde , sauf l'art russe. Dans ce der nier reproche, il y a certes plus de vérité , comme plus de sens, que dans les autres. Il est évident que l'on peut dire de Saint- Pétersbourg, absolument comme de Londres, que l'architecture dominante, l'architecture adoptée, prodiguée, · appliquée à tous les édifices publics ou particuliers, a été faite pour d'autres climats et pour d'autres matériaux. Que devient la colonne, par exemple, la colonne si belle en mar bre blanc, sous le ciel de la Grèce , et pour un peuple vivant en plein air, lorsqu'il faut péniblement la construire en bri ques taillées et rajustées , la crépir chaque année à la chaux vive, et la dresser sous des portiques ouverts , où , durant plus de six mois , souffle une bise glaciale , où s’amoncellent d'épaisses conches de neige ? Bien qu'elle ne soit pas noircie à Saint -Pétersbourg , comme à Londres, par le brouillard et la fumée , bien qu'elle ne présente pas ce bizarre renverse ment des lois de l'optique et de la perspective que j'ai pré cédemment signalé ( 1 ) , la colonne, en tant qu'ornement ex térieur, ne forme pas moins, dans la nouvelle capitale russe , un véritable anachronisme , une anomalie et un contre sens. Jusque dans les édifices du culte , plus habituellement préservés des défauts de l'imitation étrangère, se fait sentir l'absence d'un art national, qu'il faut chercher plutôt dans les pauvres villages en bois, peuplés de serfs indigents, que ( 1 ) Voir aux Musées d'Angleterre, le chapitre Abbaye de West minster, page 130. 236 LES MUSÉES DE RUSSIE. dans la splendide capitale de l'empire. L'église cathédrale elle -même, Notre - Dame de Kazan , n'est qu'une copie gau che et écourtée du Saint-Pierre de Rome, et c'est sur la mé tropole de la papauté latine qu'a été calquée la métropole du schisme grec. On y a petitement imité, au dedans et au de hors, l'audacieuse coupole de Michel-Ange, tandis que la grande place en face du péristyle est enceinte également par l'hémicycle à colonnes qu'ajouta le Bernin au plan de Bra mante. Il est vrai que l'église impériale de Saint-Isaac , qu'achève d'élever un ingénieur français, est aussi supé rieure à Notre-Dame de Kazan par sa beauté architecturale que par la richesse et la solidité des matérieux . On y em ploie du moins le granit , le marbre et le bronze. Toutefois elle rappelle dans son ensemble le Panthéon de Paris , mais privé de la longue nef qui forme le bas de la croix latine , et présentant, dans sa masse carrée qui forme la croix grec que , quatre faces égales et également monumentales. La seule église qui puisse à peu près s'appeler grecque, qui re produise à peu près l'architecture de Byzance , où prit nais sance le grand schisme réfugié maintenant en Russie , est celle qu'on nomme Cathédrale de Smolna , située dans l'ancien village de ce nom , qu'a englobé depuis l'enceinte toujours agrandie de Saint-Pétersbourg. L'architecte italien Rastrelli , qui la construisit dans le siècle dernier , sous le rè gne d'Élisabeth , en entourant son dôme élancé de quatre minarets à l'orientale , lui a donné le caractère originel du culte dont elle est le temple, et a su produire, par cet accou plement heureux des formes de l'Asie et de celles de l'Eu rope, un effet charmant, pittoresque, sensé , qu'augmentent encore les constructions circulaires élevées autour de l'église pour un vaste couvent, occupé maintenant par un institut de jeunes orphelines et un asile de veuves. Mais dans l'intérieur du temple, achevé récemment avec un grand luxe, et dont les voûtes, les parois, les piliers, sont entièrement revêtus de . SAINT-PÉTERSBOURG. 237 stuc blanc, on retrouve encore , en petites proportions, l'éter nel dôme du Saint- Pierre romain . Saint - Pétersbourg est donc réellement une ville italienne, française, anglaise , allemande , et non point une ville russe . Moscou seul peu s'appeler de ce nom. Mais, ainsi créé, et entouré du reste de l'empire , Saint-Pétersbourg donne l'image fidèle de toute la nation , de toute la société russe, telle que l'ont faite la nature, l'histoire et les institutions. Cette grande ville toute moderne, toute européenne , jetée au milieu d'un pays presque asiatique , mal peuplé , mal cultivé, arriéré par les lois, les meurs, les arts , les coutumes, n'est- ce pas cette so ciété réunissant les deux extrêmes sans intermédiaires , dé pourvue de toute classe moyenne, de toute transition , de tout lien , présentant une caste de nobles au milieu d'un peuple de serfs , la richesse excessive au sein de l'excessive pauvreté, la science de quelques- uns parmi l'ignorance commune , la civilisation entourée de la barbarie , le dix -neuvième siècle dans le treizième ? Fondé par le pouvoir et la force , devenu capitale par usurpation , imposé pour modèle au peuple russe par ses souverains , qui le poussent violemment de l'Asie dans l'Eu rope , et lui commandent de se civiliser , Saint-Pétersbourg ne pouvait manquer de réunir, presqu'à son origine , tous les établissemeuts de sciences , arts et belles - lettres qu’ont laborieusement élevé dans leurs capitales les vieilles nations européennes. On y trouve donc - toutes sortes d'instituts d'éducation pour les deux sexes , colléges , écoles militaires , écoles des mines, de la marine , du commerce , de l'agricul ture , - Université impériale, — Académie de Médecine, Académie russe , Académie des Beaux -Arts , occupant le bel édifice construit , sous la grande Catherine , par l'archi tecte Kakorinoff, d'après les dessins de Lamotte et de Velten ; Académie des Sciences , dont Leibnitz, déjà fondateur de celle de Berlin , donna l'idée à Pierre le Grand, et qui com I : S MISÉES DE SE. presi toks ks chartijas relatives à Feat se Elrothè. que, OÓSITZ - re , ERREeseso . Ense Enerude . Esse priserize , sese beide , Detaze e bome. roze de esape de etj Bezorge. Scient 21 pris TRENI: 42e7-120 ha estreia de Reis Zaict . Terserie , date . mece crise 11 soara los de sa 20 76 Qez uzten194 ; ee uretas e ha triste FUL. I es mi 1 : 1 van23.ca PRICUTmH , NHsties. * 275525 ༼ed ཙཎཱ ཀ Ng# * ས ས་ཨ - - པ ས - ?? ཀུ དཔས པ༌ ཀྱི་ ཀྱ་ ཀྱི s sur INTE I FNs coaà de Bacle # HE 2004 Sarmi ! : e's dule : IK Senec 529 DT 085 IS dans SH SB Purp 100.35 d . s E C # m.st SAT UTATUZ SIR IN SI JELAJE SA HSS HIS TININUN. NI Dans ve CZE 2011 , i saatmains l'H. pur eus ami: 59de Mas A A Tree . * Hus Tis 9c : ce L. ANN o rue. I vala ! Ive goje de HREE.LTir nere. *** Res : 19-SP 5. 111 : 1113112 i oz . cury vs INs Posty :.Daire Dan is anns viles rear IS Nus re - S sara . Nu s HIRT

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w VIN E "Tervis smu . Tenire et Hr **** urami VE11ilung & le The" I 2 ?? **7 de Britis* SAINT - PÉTERSBOURG . 239 Nicolas , n'ont cessé d'accroître la galerie, non -seulement par de nombreuses acquisitions partielles, mais par l'ad jonction d'autres galeries entières, que désignaient au choix des monarques russes leur célébrité européenne. Telles sont, depuis 1768 , les collections de sir Robert Walpole, du comte de Brühl, du baron Crozat, du comte de Choiseul, de M. Tranchini, de M. Coswelt, de la Malmaison, des princes Giustiniani , de M. Hope, de la duchesse de Saint - Leu , du prince de la Paix. Aujourd'hui le musée de l'Ermitage ren . ferme plus de 1700 tableaux, sans compter ceux qui ornent les appartements particuliers de la famille impériale. En effet, le catalogue dressé en 1838 porte déjà à 1692 leur nombre total, savoir : 472 des écoles italiennes, 110 des éco les espagnoles, 222 de l'école française, 75 de l'école alle mande, 302 de l'école flamande, 482 de l'école hollandaise , 6 de l'école anglaise, et 23 de l'école russe . La galerie de l'Hermitage ne le cède donc, pour le nombre des cadres pris en masse, qu'aux seuls musées de Paris, de Madrid et de Dresde ; elle l'emporte sur tous les autres de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Angleterre et des Flandres. Le palais d'hiver , élevé sous Elisabeth par l'Italien Ras trelli , entièrement détruit par l'incendie de 1837 , et recon struit en dix-huit mois sur les mêmes plans , mais avec plus de luxe et de solidité, est un grand parallelogramme à quatre faces, ayant environ 150 mètres de longueur sur 115 tle largeur. Si on le compare aux autres résidences royales de l'Europe, c'est avec le palais de Madrid qu'il a le plus de ressemblance. Même forme générale : un carré long, quatre façades, deux étages à colonnes superposées, une cour inté rieure, point de jardin. Beaucoup plus spacieux, le palais de Saint-Pétersbourg est en briques ; celui de Madrid , en gra nit et en marbre. Mais le palais de Madrid donne sur l'hum ble Manzanarès, celui de Saint- Pétersbourg sur l'orgueil leuse Néwa. Et ce dernier rachète encore l'inſériorité de sa 240 LES MUSÉES DE RUSSIE. matière et la pesanteur de sa forme par la magnificence inouïe des appartements intérieurs. Le grand escalier , en marbre incrusté d'or, la salle blanche, en stuc, où se don nent des festins de huit cents couverts, la salle Saint George, aussi vaste, et toute en marbre de Carrare, n'ont rien à envier, même aux splendides prodigalités du grand roi. Des quatre façades de cette somptueuse demeure, l'une s'ouvre sur la Néwa, en face de la Bourse, des académies et de la forteresse intérieure qui renferme, dans l'église Saint Pierre et Saint- Paul, la sépulture impériale. Obligés d'être moins faibles d'esprit que Louis XIV, qui ne voulait point voir la flèche de Saint- Denis, les autocrates de Russie, au sein des pompes de leur cour, ont ainsi toujours devant les yeux la fin et le néant des grandeurs humaines. La seconde façade du palais donne sur la place de l'Amirauté, d'où la vue s'étend jusque sur la grande place d'Isaac, que domine, du haut d'un rocher de granit , la belle statue équestre en bronze que Catherine II fit élever à Pierre le Grand par le sculpteur Falconet ( 1 ) . Sur la place du Palais, en face de l'hémicycle formé par les bâtiments de l'état-major général, s'ouvre la troisième façade. C'est là , au centre de la place, que l'archi tecte de Saint-Isaac, M. de Montferrand, vient d'élever un monument qui rappelle ceux de l'antique Egypte, la Colonne d'Alexandre. Semblable par son objet et par sa forme aux colonnes de Trajan , de Marc-Aurèle et de Napoléon , mais portant à son faîte, au lieu de l'image du prince qu'elle doit rappeler, une statue symbolique de la Religion , elle se dis tingue encore plus par sa matière, qui n'est ni le bronze fondu, ni le marbre sculpté , et surtout par sa taille gigan tesque. Le fût de la colonne est formé d'un seul morceau de ( 1 ) Elle porte pour inscription : Pelroprimo Catharina secunda. On devrait mettre aujourd'hui, pour esprimer la vraie pensée de la fondatrice : Petro magno Catharina magna. SAINT-PÉTERSBOURG. 241 granit rouge poli, tiré des mines de Finlande, qui a quatorze pieds de diamètre et quatre- vingt-quatre d'élévation . C'est assurément le plus grand monolithe qu'ait jamais taillé et dressé la main des hommes. Enfin le quatrième côté du pa lais d'hiver ( ce n'est plus une façade) n'est séparé que par une étroite rue du palais de l'Ermitage , auquel le relient trois galeries ou passages couverts jetés de l'un à l'autre édi fice , au premier étage , comme le Pont-des - Soupirs, à Ve nise , entre le palais ducal et la prison d'État. Construit successivement sur les dessins de Lamotte, de Velten et de Guarenghi, par ordre de Catherine II, qui , à la mode des grands seigneurs du dix- huitième siècle , en avait fait sa petite maison , l'Ermitage échappa à l'incendie de 1837 , et les tableaux de la galerie n'eurent pas même à souffrir un déménagement précipité. Ils ne sont pourtant pas tous dans ce sanctuaire intime dont ils devaient faire l'orne ment exclusif; un grand nombre, d'écoles et d'époques di verses, ornent aussi quelques parties du palais d'hiver. Sans compter les antiques et saintes images byzantines, qui, sui vant l'usage de l'église grecque, sont appendues, comme au tant de talismans religieux , aux angles de toutes les pièces, grandes ou petites , de la demeure impériale, il y a, par exemple, dans les appartements de l'impératrice, plusieurs précieuses toiles italiennes , entre autres le célèbre saint Jean l'Evangéliste de Dominiquin ; et, dansla galerie laté rale supérieure de la grande salle blanche, où l'on a empilé, loin du monde et loin du jour, comme en un garde- meubles , des tableaux de rebut, j'ai découvert une belle et impor tante composition de Poussin ( le sujet ne m'est pas resté dans la mémoire) et une Annonciation de Murillo, si char mante, si parfaite, qu'elle peut rivaliser avec celles du mu . sée de Madrid . De telles æuvres et quelques autres victimes d'une erreur évidente doivent être tirées de ces limbos do LES NOSÉES DE ROSSIE . l'art, dès qu'un sureur descendra . Poissé -je, nouveau précurseur, lui en montrer le chemin ! La peinture malerne est surtont ISSEZ Hombreuse au pa Izis d'hiver. Qaytmuve une essèce de salle des meoreei.ant, où sont les portraits en pied des plus célèbres caritaines qui out occupé l'errkide fe -marichal, o que eu Russie, et qui répond à notre ancienne charge de cocnétable : Souw ră, scramé, à la manière des Scipinas . Rizikski et Hindi, à cause de ses victoires du Rimnik et de vori; Reenact Zins, le Trans - Lazebieg : Koutouz.fi Smin , giai doré à la retraite de 13 ! ? : Disbitech Z12033637 , le pusieur des Bons : Pask -witsch Ere raze . le varan d'Eri22 . and bui prizce de Tar sorie , virite Polese. Pris de ces derni's sect quel ques 2011 Eins le but de la Fra- Chape quese . ! 11.eu lacrerer Lemn de arte are charge de cauzme goria ver risene i mesni da bassés fran ( 25. le Pont Army . Porno SE , 9. mare purchal Ps . Le precier le cas r . seint ons la mu pre neTruet . 2ut da Doment de la venta cirersze a csen!, est lleons IT s . ii rime viernes d'inn niigits : Greete Unte, cina , dins U nede, sono pers. set de so ܗܝܬܘܘܐܬD-10? ?..- & ) ܀،،܂܂܀ "ܢ .ܝܬ.. 46 : . £ .;: ܂4ܢܐ: : ; PPS s povezan bi da abiti Jedi Beheescetist allons Da os doce Senegal cabia de sorte Desdaten saras sa was ILTA SASAJ dhe hali Sama one new a Scadded D. 4 DUO Se ( ܘ ܚ ܪܰܢ݈ܢ [ ܕܬܐ if'f ܝ ܕ ܫܘܐ ܘܬܽܠf...f f ar . ܀ܰܪ ; _a: ܬܝܘ ܙܘܬcuit ܀ܦܠܬܝ ܐܳܠܶܐ ܝcon le pryse imepite milume ! . nar Krior de cruise : groepeer succezar je regis JULe re alopata e il PH - ii Constantia , je JuraIdeen Gara' ie Lvl * te Wra, pur :parsepopoare sunt inrbues on beurs room an SAINT- PÉTERSBOURG . 243 neaux , sur cinq de hauteur, les portraits en buste de trois cent quarante -deux généraux. Ils sont tous de la main du même George Dawe, auquel ils furent payés mille roubles pièce , et qui en commença la série en 1829 , copiant les vi vants sur nature , les morts sur d'autres portraits. On les tient pour fort ressemblants , et , quoique faits un peu en dé corations , dans la manière affaiblie de Reynolds et de Law rence , ils ne manquent assurément ni de vigueur, ni de va riété. Dans le palais de l'Ermitage , où se trouve la collection de tableaux , il faut bien se garder de chercher un musée pro prement dit , ni même une galerie. Formée par Catherine pour la décoration de sa demeure particulière, où elle cessait d'être impératrice pour devenir femme spirituelle et galante , accrue , par ses héritiers , mais toujours suivant leur goût et pour leur usage , cette collection , comme celle du palais Pitti , d'Hampton - Court, du Belvédère, n'est qu'un cabinet d'amateur, le cabinet des tzars ; seulement il est grand , vaste , gigantesque , comme leur palais , comme leur em . pire. Cela est si vrai , qu'on n'est admis à le visiter qu'avec des cartes d'entrée , et qu'il faut être vêtu presque du cos tume de cour. Un homme n'est admis qu'en frac , et que les étrangers n'oublient pas cette prescription de l'é:iquette, car les gardiens sont impitoyables. J'ai déjà dit, à propos d’llamp ton -Court et du Belvédère , ce qu'est une galerie de tableaux dispersée dans les diverses pièces d'une habitation , fût- elle princière , royale , impériale. Il ne faut attendre , dans leur placement , ni ordre , ni goût, ni intelligence , mais igno rance complète des plus simples règles . On est sûr de trouver à la fois désordre moral , c'est- à - dire époques transposées , écoles confondues , copies mêlées aux originaux , médiocrités aux chefs -d'auvres ; ct désordre matériel, c'est - à - dire des ébauches présentées à hauteur d'appui et des miniatures his . sées au plafond , des tableaux dans l'ombre, ou en plein so 236 LES MUSÉES DE RUSSIE. dans la splendide capitale de l'empire. L'église cathédrale elle- même, Notre- Dame de Kazan , n'est qu'une copie gau che et écourtée du Saint-Pierre de Rome, et c'est sur la mé tropole de la papauté latine qu'a été calquée la métropole du schisme grec. On y a petitement imité, au dedans et au de hors, l'audacieuse coupole de Michel-Ange, tandis que la grande place en face du péristyle est enceinte également par l'hémicycle à colonnes qu'ajouta le Bernin au plan de Bra mante. Il est vrai que l'église impériale de Saint- Isaac, qu'achève d'élever un ingénieur français , est aussi supé rieure à Notre-Dame de Kazan par sa beauté architecturale que par la richesse et la solidité des matérieux. On y em ploie du moins le granit , le marbre et le bronze. Toutefois elle rappelle dans son ensemble le Panthéon de Paris , mais privé de la longue nef qui forme le bas de la croix latine , et présentant , dans sa masse carrée qui forme la croix grec que , quatre faces égales et également monumentales. La seule église qui puisse à peu près s'appeler grecque, qui re produise à peu près l'architecture de Byzance, où prit nais sance le grand schisme réfugié maintenant en Russie , est celle qu'on nomme Cathédrale de Smolna , située dans l'ancien village de ce nom , qu'a englobé depuis l'enceinte toujours agrandie de Saint-Pétersbourg. L'architecte italien Rastrelli , qui la construisit dans le siècle dernier, sous le rè gne d'Élisabeth , en entourant son dôme élancé de quatre minarets à l'orientale , lui a donné le caractère originel du culte dont elle est le temple, et a su produire, par cet accou plement heureux des formes de l'Asie et de celles de l'Eu rope, un effet charmant, pittoresque, sensé, qu'augmentent encore les constructions circulaires élevées autour de l'église pour un vaste couvent, occupé maintenant par un institut de jeunes orphelines et un asile de veuves. Mais dans l'intérieur du temple, achevé récemment avec un grand luxe, et dont les voûtes, les parois, les piliers, sont entièrement revêtus de SAINT- PÉTERSBOURG, 237 stuc blanc, on retrouve encore, en petites proportions, l'éter nel dôme du Saint- Pierre romain . Saint- Pétersbourg est donc réellement une ville italienne, française , anglaise , allemande , et non point une ville russe. Moscou seul peu s'appeler de ce nom. Mais, ainsi créé, et entouré du reste de l'empire , Saint-Pétersbourg donne l'image fidèle de toute la nation , de toute la société russe , telle que l'ont faite la nature, l'histoire et les institutions. Cette grande ville toute moderne, toute européenne , jetée au milieu d'un pays presque asiatique , mal peuplé , mal cultivé, arriéré par les lois, les mœurs, les arts , les coutumes, n'est- ce pas cette so ciété réunissant les deux extrêmes sans intermédiaires , dé pourvue de toute classe moyenne , de toute transition , de tout lien , présentant une caste de nobles au milieu d'un peuple de serfs, la richesse excessive au sein de l'excessive pauvreté, la science de quelques-uns parmi l'ignorance commune , la civilisation entourée de la barbarie , le dix -neuvième siècle dans le treizième ? Fondé par le pouvoir et la force , devenu capitale par usurpation, imposé pour modèle au peuple russe par ses souverains , qui le poussent violemment de l'Asie dans l'Eu rope , et lui commandent de se civiliser , Saint-Pétersbourg ne pouvait manquer de réunir, presqu'à son origine , tous les établissemeuts de sciences , arts et belles -lettres qu’ont laborieusement élevé dans leurs capitales les vieilles nations européennes. On y trouve donc toutes sortes d'instituts d'éducation pour les deux sexes, colléges , écoles militaires , écoles des mines, de la marine, du commerce , de l'agricul ture , Université impériale, Académie de Médecine, Académie russe , -- Académie des Beaux-Arts , occupant le bel édifice construit , sous la grande Catherine , par l'archi tecte Kakorinoff, d'après lesdessins de Lamotte et de Velten ; Académie des Sciences, dont Leibnitz , déjà fondateur de celle de Berlin , donna l'idée à Pierre le Grand, et qui com 238 LES MUSÉES DE RUSSIE . prend toutes les collections relatives à son objet, bibliothè que, observatoire , musée asiatique , musée égyptien , musée ethnographique , musée numismatique , musée zoologique , botanique et minéralogique , musée de physique et de chi mie etc. ; - Bibliothèque impériale , contenant au moins 400,000 volumes et manuscrits; elle eut pour premier noyau la célèbre collection des comtes Zalouski, de Varsovie, deve nue bibliothèque publique , et dont Catherine II s'empara lors de la première prise de cette ville par Souvaroff, en 1794 ; elle s'augmenta encore des autres dépouilles de la triste Pologne, à qui ses maîtres n'ont rien laissé de ce qui fait un peuple , et de quelques importantes acquisitions , entre autres celle du musée Doubrowski, si riche en précieux documents sur l'histoire de France , recueillis , pendant la révolution , à la Bastille et à l'ancienne abbaye Saint- Germain ( 1 ) ; enfin elle s'enrichit récemment des bibliothèques orientales prises dans le mausolée des rois de Perse à Ardébil , dans la mos quée d'Ahmed à Akhaltsikhé, dans Erzeroum et Bayezid , et des cadeaux fails aux tzars victorieux par les schahs et les sul tans vaincus. Mais ce n'était point assez . Dans cette magnifique capitale, il fallait un palais qui , pour le moins , égalât en magnificence tous ceux du reste de l'Europe, et , dans ce palais, tout ce qui constitue la richesse souveraine; il fallait une galerie de tableaux. Ce fut la grande Catherine qui , pour orner ses petits appartements de l'Ermitage, en commença la collec tion . Outre les membres de sa diplomatie , elle entretenait dans les grandes villes de l'Europe des espèces de commis saires , Grimm , Reifenstein , Raphaël Mengs, avec la mission de lui proposer toutes les belles œuvres qui se trouvaient à vendre. Ses successeurs , les empereurs Paul , Alexandre et ( 1 ) On peut consulter sur ce point le catalogue d'Adelung et le Tableau statistique de Schnitzler, pages 252 et suiv , SAINT- PÉTERSBOURG . 239 Nicolas , n'ont cessé d'accroître la galerie , non- seulement par de nombreuses acquisitions partielles, mais par l'ad jonction d'autres galeries entières , que désignaient au choix des monarques russes leur célébrité européenne. Telles sont, depuis 1768, les collections de sir Robert Walpole, du comte de Brühl, du baron Crozat, du comte de Choiseul, de M. Tranchini , de M. Coswelt, de la Malmaison, des princes Giustiniani , de M. Hope, de la duchesse de Saint - Leu , du prince de la Paix . Aujourd'hui le musée de l'Ermitage ren . ferme plus de 1700 tableaux, sans compter ceux qui ornent les appartements particuliers de la famille impériale. En effet, le catalogue dressé en 1838 porte déjà à 1692 leur nombre total , savoir : 472 des écoles italiennes, 110 des éco. les espagnoles, 222 de l'école française , 75 de l'école allea mande, 302 de l'école flamande, 482 de l'école hollandaise , 6 de l'école anglaise, et 23 de l'école russe . La galerie de l'Hermitage ne le cède donc, pour le nombre des cadres pris en masse, qu'aux seuls musées de Paris, de Madrid et de Dresde ; elle l'emporte sur tous les autres de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Angleterre et des Flandres. Le palais d'hiver, élevé sous Elisabeth par l'Italien Ras trelli , entièrement détruit par l'incendie de 1837 , et recon struit en dix - huit mois sur les mêmes plans, mais avec plus de luxe et de solidité, est un grand parallelogramme à quatre faces, ayant environ 150 mètres de longueur sur 115 de largeur. Si on le compare aux autres résidences royales de l'Europe, c'est avec le palais de Madrid qu'il a le plus de ressemblance. Même forme générale : un carré long, quatre façades, deux étages à colonnes superposées, une cour inté rieure , point de jardin . Beaucoup plus spacieux, le palais de Saint-Pétersbourg est en briques ; celui de Madrid, en gra nit et en marbre. Mais le palais de Madrid donne sur l'hum ble Manzanarès, celui de Saint- Pétersbourg sur l'orgueil leuse Néwa. Et ce dernier rachète encore l'infériorité de sa 240 LES MUSÉES DE RUSSIE. matière et la pesanteur de sa forme par la magnificence inouïe des appartements intérieurs. Le grand escalier, en marbre incrusté d'or, la salle blanche, en stuc, où se don nent des festins de huit cents couverts, la salle Saint George, aussi vaste, et toute en marbre de Carrare, n'ont rien à envier, même aux splendides prodigalités du grand roi. Des quatre façades de cette somptueuse demeure, l'une s'ouvre sur la Néwa, en face de la Bourse , des académies et de la forteresse intérieure qui renferme, dans l'église Saint Pierre et Saint - Paul, la sépulture impériale. Obligés d'être moins faibles d'esprit que Louis XIV, qui ne voulait point voir la flèche de Saint- Denis, les autocrates de Russie, au sein des pompes de leur cour, ont ainsi toujours devant les yeux la fin et le néant des grandeurs humaines. La seconde façade du palais donne sur la place de l'Amirauté, d'où la vue s'étend jusque sur la grande place d'Isaac , que domine, du haut d'un rocher de granit, la belle statue équestre en bronze que Catherine II fit élever à Pierre le Grand par le sculpteur Falconet ( 1 ) . Sur la place du Palais, en face de l'hémicycle formé par les bâtiments de l'état -major général, s'ouvre la troisième façade. C'est là , au centre de la place, que l'archi tecte de Saint-Isaac , M. de Montferrand, vient d'élever un monument qui rappelle ceux de l'antique Egypte, la Colonne d'Alexandre. Semblable par son objet et par sa forme aux colonnes de Trajan, de Marc -Aurèle et de Napoléon, mais portant à son faîte, au lieu de l'image du prince qu'elle doit rappeler , une statue symbolique de la Religion , elle se dis tingue encore plus par sa matière, qui n'est ni le bronze fondu , ni le marbre sculpté , et surtout par sa taille gigan tesque. Le fût de la colonne est formé d'un seul morceau de ( 1) Elle porte pour inscription : Pelro primo Catharina secunda. On devrait mettre aujourd'hui , pour exprimer la vraie pensée de la fondatrice : Petro magno Catharina magna. SAINT-PÉTERSBOURG. 2011 granit rouge poli, tiré des mines de Finlande, qui a quatorze pieds de diamètre et quatre- vingt-quatre d'élévation . C'est assurément le plus grand monolithe qu'ait jamais taillé et dressé la main des hommes. Enfin le quatrième côté du pa lais d'hiver ( ce n'est plus une façade) n'est séparé que par une étroite rue du palais de l'Ermitage, auquel le relient trois galeries ou passages couverts jetés de l'un à l'autre édi fice, au premier étage, comme le Pont- des -Soupirs, à Ve nise, entre le palais ducal et la prison d'État. Construit successivement sur les dessins de Lamotte, de Velten et de Guarenghi , par ordre de Catherine II, qui , à la mode des grands seigneurs du dix-huitième siècle , en avait fait sa petite maison , l'Ermitage échappa à l'incendie de 1837 , et les tableaux de la galerie n'eurent pas même à souffrir un déménagement précipité . Ils ne sont pourtant pas tous dans ce sanctuaire intime dont ils devaient faire l'orne - ment exclusif ; un grand nombre , d'écoles et d'époques di verses , ornent aussi quelques parties du palais d'hiver. Sans compter les antiques et saintes images byzantines, qui, sui vant l'usage de l'église grecque, sont appendues, comme au tant de talismans religieux, aux angles de toutes les pièces , grandes ou petites , de la demeure impériale , il y a , par exemple, dans les appartements de l'impératrice , plusieurs précieuses toiles italiennes, entre autres le célèbre saint Jean l'Evangéliste de Dominiquin ; et , dans la galerie laté rale supérieure de la grande salle blanche, où l'on a empilé, loin du monde et loin du jour, comme en un garde- meubles , des tableaux de rebut, j'ai découvert une belle et impor tante composition de Poussin ( le sujet ne m'est pas resté dans la mémoire) et une Annonciation de Murillo, si char mante , si parfaite, qu'elle peut rivaliser avec celles du mu . sée de Madrid. De telles æuvres et quelques autres victimc3 d'une erreur évidente doivent être tirées de ces limbes do 242 LES MUSÉES DE RUSSIE . l'art , dès qu'un sauveur y descendra. Puissé -je, nouveau précurseur, lui en montrer le chemin ! La peinture moderne est surtout assez nombreuse au pa lais d'hiver . On y trouve une espèce de salle des maréchaux, où sont les portraits en pied des plus célèbres capitaines qui ont occupé l'emploi de feld -maréchal, unique en Russie , et qui répond à notre ancienne charge de connétable : Souwa roff , surnommé, à la manière des Scipions , Rimnikski et Italinski, à cause de ses victoires du Rimnik et de Novi; Roumantzoff Zadonnaöski , le Trans - Danubien ; Koutouzoff Smolenskoj, ainsi nommé à la retraite de 1812 ; Điebitsch Zabalkanski , le passeur des Balkans; Paskewitsch Eri vanski , le vainqueur d'Erivan , aujourd'hui prince de Var sovie , vice- roi de Pologne . Près de ces portraits sont quel ques tableaux militaires, le Combat de la Fère-Champe noise , en 1814 , où l'empereur Alexandre arrête une charge de cavalerie pour laisser passage à un convoi de blessés fran çais , la Prise de Kars, 1828 , et la Prise d'Erzeroum , en 1829, par le maréchal Paskewitsch. Le premier de ces tableaux , peint dans la manière d'Horace Vernet , ayant du mouvement , de la vie , un effet pittoresque et puissant , est de Willebald ; les deux autres , du même style , mais d'un travail plus dur , d'une couleur pâle et violette , offrant, dans un ensemble faible , des détails bien étudiés , sont de Sou dokolski. Mais la salle dite d'Alexandre renferme une cu riosité tout- à - fait particulière , et certainement unique en son genre. C'est la réunion des portraits de tous les géné raux russes qui ont pris part aux gnerres contre la France. Autour des portraits à cheval de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse Frédéric Guillaume III , par Krüger, de celui de l'empereur François d'Autriche, par je ne sais quel autre peintre allemand , et de ceux du grad - duc Constantin , de Koutouzoff, de Barclay de Tolly et de Wellington , par l'Anglais Ceorge Dawe, sont distribués en divers grands pan SAINT- PÉTERSBOURG . 243 neaux , sur cinq de hauteur, les portraits en buste de trois cent quarante -deux généraux. Ils sont tous de la main du même George Dawe , auquel ils furent payés mille roubles pièce , et qui en commença la série en 1829, copiant les vi vants sur nature , les morts sur d'autres portraits. On les tient pour fort ressemblants , et , quoique faits un peu en dé corations , dans la manière affaiblie de Reynolds et de Law rence , ils ne manquent assurément ni de vigueur, ni de va riété. Dans le palais de l'Ermitage , où se trouve la collection de tableaux , il faut bien se garder de chercher un musée pro prement dit , ui même une galerie. Formée par Catherine pour la décoration de sa demeure particulière , où elle cessait d'être impératrice pour devenir femme spirituelle et galante, accrue , par ses héritiers , mais toujours suivant leur goût et pour leur usage, cette collection , comme celle du palais Pitti , d'Hampton - Court , du Belvédère, n'est qu'un cabinet d'ainateur , le cabinet des tzars ; seulement il est grand , vaste , gigantesque , comme leur palais , comme leur em pire. Cela est si vrai , qu'on n'est admis à le visiter qu'avec des cartes d'entrée , et qu'il faut être vêtu presque du cos tume de cour. Un homme n'est admis qu'en frac, et que les étrangers n'oublient pas cette prescription de l'é: iquette, car les gardiens sont impitoyables. J'ai déjà dit , à propos d'Hamp ton - Court et du Belvédère, ce qu'est une galerie de tableaux dispersée dans les diverses pièces d'une babitation , fût- clle princière , royale , impériale. Il ne faut attendre, dans leur placement , ni ordre , ni goût , ni intelligence , mais igno rance complète des plus simples règles. On est sûr de trouver à la fois désordre moral , c'est-à -dire époques transposées , écoles confondues , copies mêlées aux originaux , médiocrités aux chefs -d'oeuvres ; et désordre matériel , c'est - à - dire des ébauches présentécs à hauteur d'appui et des miniatures his sées au plafond , des tableaux dans l'ombre, ou en plein so 244 LES MUSÉES DE RUSSIE. leil, ou à contre jour. Ce double désordre semble encore plus grand à l'Ermitage qu'en nul autre des palais convertis en galeries. Rien de plus capricieux que l'arrangement adopté, rien de plus affligeant que l'incroyable pêle -mêle qu'il offre aux yeux et à l'esprit. On dirait , en vérité , que les tableaux n'ont été mis là que pour leurs cadres , sans acception des toiles , symétriquement rangés dans les panneaux des mu railles , comme de simples ornements d'intérieur , de tenture , comme des meubles meublants , selon le mot du Code . Pres que tous sont placés trop haut , même les plus petits et les plus fins ; presque tous sont hors du jour qui leur convient, qui leur est nécessaire. Aux meilleurs , aux plus célèbres, on a cru donner les places d'honneur en les accrochant vis-à vis des fenêtres, et ils sont là sans point de vue possible , frappés des rayons de lumière qui s'y confondent et s'y re flètent; ils sont , à bien dire , invisibles. Quand on possède plus de deux mille tableaux, il faut leur donner un abri convenable ; quand on a un empire dont la longueur équivaut au diamètre de la terre , et sur lequel jamais le soleil ne se couche, une nation de soixante millions d'âmes, une capitale de trois myriamètres de circonférence, et dans cette capitale , des bibliothèques et des académies , il faut avoir un musée . J'ai ouï dire , avec la joie d'un sincère ami des cuvres de l'art , qu'il est question d'élever , à la suite du pa lais désert de Catherine , un édifice spécialement consacré à cette destination , une véritable galerie . J'ai ouï dire avec la même joie que l'on confierait l'érection de cette galerie à l'architecte de la Pinacothèque de Munich , M. Léon de Klenze. Personne en Europe ne peut , plus que lui , offrir un talent à l'épreuve : pour bien faire , il n'a qu'à se répéter. Qu'on me permette , à ce propos , de rappeler une anecdote prise dans l'histoire de Russie. Après avoir fait construire , dans le Kremlin de Moscou , la belle église orientale de la Protection de la Vierge (Pakrofskoï ou Vazillii Blagen SAINT- PÉTERSBOURG . 245 noë), Ivan - le -Terrible manda, dit -on, l'architecte qui en avait tracé les plans et dirigé les travaux ; et , louant avec enthou siasme la beauté de son @uvre , il lui demanda s'il croyait pouvoir en faire une autre plus belle encore. L'architecte , avec la conscience de son talent grandi par une première épreuve, répondit sans hésiter qu'il en était sûr . Alors Ivan lui fit crever les yeux , soit pour le punir de n'avoir pas fait tout d'abord cette cuvre plus belle , soit pour empêcher que l'église construite fût jamais surpassée. Assurément, s'il pro met une galerie plus belle que la Pinacothèque, M. de Klenze n'a pas à craindre pour sa vue ni pour sa vie ; le roi de Bavière n'imitera pas Ivan -le - Terrible ; mais on peut se contenter , je crois , qu'il en promette une semblable. Il se rait mêmeplus prudent, à mon avis , de ne lui rien deman der au delà : le mieux est quelquefois l'ennemi du bien , Pour donner une description sommaire de la collection de l'Ermitage, je n'aurais pu suivre, même de loin , l'espèce d'ordre et d'arrangement ( si ces mots peuvent s'employer pour leurs contraires ) adoptée dans le classement des la bleaux. Mais cette heureuse circonstance de la prochaine érection d'une galerie spéciale , me met complétement à mon aise. Je vais supposer la galerie construite et les tableaux , non point placés déjà , mais à placer dans leur nouveau tem ple ; je vais supposer ( il n'y a pas de présomption dans un rêve ), qu'on veut bien prendre mon avis sur l'ordre à suivre pour ce placement, et que j'ai , comme on dit , voix au cha pitre. Si je suppose encore la division matérielle faite , ainsi qu'à Munich , de grandes salles éclairées par le haut et de petits cabinets éclairés latéralement , -pour faire marcher de front, dans chaque école , les tableaux d'histoire et les ta bleaux de chevalet , les Rubens et les Gérard Dow de chaque pays , –voici dans quel ordre je rangerais les diverses écoles dont se compose la collection : d'abord l'école russe ; je dirai tout à l'heure pourquoi; - puis l'allemande , sa plus proche 14 . 246 LES MUSÉES DE RUSSIE. voisine ; - puis la flamande, et sa fille la hollandaise ; - puis, allant toujours du nord au midi, la française , les espa gnoles et les italiennes. Parmi les différentes écoles d'une même contrée , comme l'Espagne ou l'Italie , je suivrais, quand elles naissent l'une de l'autre , le rang de filiation ; quand elles sont sæurs, le droit d'aînesse ; parmi les maîtres, l'ordre chronologique. On voit ainsi , pour toutes les écoles passées , l'origine, le progrès, la perfection , la décadence et l'extinction totale . ÉCOLE RUSSE. Si je place au premier rang l'école russe , ce n'est pas seu lement parce qu'elle est celle du pays ; ni davantage parce que , dans son infériorité manifeste, il ne faut pas l'exposer, après d'autres, à d'écrasantes comparaisons. C'est encore , et surtout , parce qu'un lien direct , immédiat , la rattache aux origines communes de toute la peinture moderne, à l'art bysantin . Je voudrais donc que la nouvelle galerie , comme celles du Louvre à Paris , degl' Uffizi à Florence , delle Belle- Arli à Venise , commencât par quelques auvres by santines , afin qu'on vît d'abord les maîtres ; puis , par d'an ciens ouvrages russes copiant les Bysantins, pour qu'on vit ensuite les élèves , dans le dogme et dans l'art . Malheureuse ment la collection de l'Ermitage n'a pas aujourd'hui le moin dre échantillon de ces deux époques, également dignes d'in térêt. Il faudrait en emprunter aux églises , qui sont suffi samment riches. Depuis les premiers villages de la Lithuanie, jusqu'à la cathédrale de Saint- Pétersbourg , j'ai trouvé par tout , soit des Vierges noires, des Christs, des Evangélistes, purement bysantins, soit des imitations russes faites dans le temps passé. Celles- ci se reconnaissent à une circonstance SAINT-PÉTERSBOURG, 247 bien frappante, à un mélange de la peinture et de l'orfèvre rie. Généralement les lètes et les mains sont seules peintes ; les vêtements , les couronnes , les auréoles , tous les accessoi res sont en métal , en feuilles d'or ou d'argent, ciselées ou battues, et plaquées en relief sur le fond du tableau. C'est à Moscou , la vieille ville sainte, qu'on trouverait sur tout de ces primitives peintures , passées , avec le culte , de Bysance en Moscovie. Il y a , par exemple , de très curieuses fresques dans l'église de l'Assomption , bâtie sous Ivan III , vers 1475, par le Bolonais Ridolfo Fioravanti , qu'on nomma à Moscou Aristotil , telles qu'une Vierge noire , si vieille qu'on la dit peinte par saint Luc , et un Christ assis , tenant l'Évangile de saint Jean , que la tradition attribue à l'un des empereurs grecs du nom d'Emmanuel , soit Comnène, soit Paléologue . Parmi les saints du christianisme peints à l’As somption , on rencontre Pythagore , Socrate , Aristote , et d'autres sages de l'antiquité païenne , qui portent sur les épaules la chlamyde grecque, sans avoir sur la tête le nimbe des bienheureux . Pour suffire à l'usage universel de placer de saintes ima ges dans les angles des habitations, - usage qui atteint sans distinction empereur et sujets , seigneurs et serfs , riches et pauvres , une fabrique de peintures bysantines est dès longtemps établie à Souzdal , petite ville du gouvernement de Vladimir , qui n'a pas aujourd'hui plus de 6,000 âmes , mais dont Moscou fut originairement une colonie . Les produits de cette fabrique, où l'on ne fait que d'immuables copies, comme jadis dans la Thebes égyptienne , comme à Bysance depuis Constantin , comme en Chine aujourd'hui , se nomment dans toute la Russie Peintures de Souzdál. Je n'ai pas besoin de dire que l'art est pleinement étranger à ce travail tout manuel. C'est un métier exercé par des artisans. Depuis quel que temps néanmoins, l'art commence à pénétrer jusque dans les temples, j'entends l'art moderne , émancipé , dé 248 LES MUSÉES DE RUSSIE. livré des langes du dogme qui le retenait dans l'enfance . En trez à Notre-Dame- de - Kažan , dans la cathédrale de Smolna, dans toutes les églises de quelque importance , et voyez , en avant de la balustrade qui ferme le sanctuaire aux pro fanes , notamment aux femmes , les deux bannières portant la Face du Christ et son Baptême , puis , au - dessus de la porte du sanctuaire , la Sainte- Cène , puis, à droite de celle porte , l'image du saint patronimique; - ce sont des pein tures de notre temps , et traitées dans le style moderne. Se borne- t - elle aux sujets ordinaires , consacrés, indispensables, la peinture est permise dans les temples du rite grec , mais non pas la statuaire. Les Russes sont encore iconoclastes à demi. Lorsqu'il s'est agi de commander les ornements de saint Isaac , de l'église impériale , le synode assemblé n'a permis que des statues d'anges , et seulement à l'extérieur, autour de la coupole ; à l'intérieur , pas une seule image plastique. On se croirait dans une mosquée arabe. L'Ermitage ne contient qu'une vingtaine de tableaux rus ses , ou plutôt peints par des Russes en imitation des écoles modernes . Aucun n'est antérieur au règne d'Alexandre. En général on les prendrait pour les ouvrages d'artistes alle mands de second ordre , étudiant en Italie. Parmi les sujets historiques, on peut remarquer un épisode du siége de Kiew, en 933 , par André Ivanoff , qui semble un élève faible de David , et un Noli me tangere , en grandes proportions, de M. Alexandre Ivanoff, fils du précédent , qui a aussi le style froid et guindé de notre école actuelle académique ; - parmi les tableaux de chevalet , une Jeune bacchante enivrant un enſant, par M. Féodor Bruni , très joli groupe , bien com posé et d'une agréable couleur; et un jeune paysan italien au repos , appelé le Jardinier , ouvrage gracieux et finement touché de M. Oreste Kiprainski , lequel a mis encore plus de coloris et de vigueur dans le portrait de son père. Le reste se compose presque uniquement de Vues prises dans SAINT- PÉTERSBOURG . 249 diverses contrées : une Vue du Colysée, par Silvestre Sche drine, ouvrage fort distingué d'un artiste mort à la fleur de l'âge, une Vue des cascatelles de Tivoli , par Féodor Mal veieff, une Vue de Crimée , par Ivan Martinoff , une Vue du pont de pierre à Moscou , par Féodor Alexéieff, et quel ques Vues de la Judée (le souterrain de Bethléem , l'église de Golgotha , la chapelle de Sainte - Hélène, le portail de l'é glise de la Résurrection à Jérusalem) , par M. Maxime Voro bieff, enfin la Vue intérieure d'un goumno , ou grange à battre le blé , par M. Alexis Venetzianoff. Ce dernier tableau , auquel je donnerais la préférence dans toute la collection , comme plus curieux , plus original , plus russe que tout au tre , est une peinture fort sèche assurément , sans beaucoup de relief et d'effet , mais bien étudiée , pleine d'heureux dé tails , où la vérité , la naïveté même , n'excluent pas le sens et la recherche du beau. On y trouve un peu le sentiment de Léopold Robert ( 1 ) . ( 1 ) Il faut plutôt chercher l'école russe à l'Académie des Beaux Arts . C'est là que sont de bonnes copies des grands chefs-d'æu vres italiens , les fresques des Chambres du Vatican ( entre autres l'École d'Athènes par M. Bruloff ), la Vierge de Saint - Sixte, la Cone munion de saint Jérôme, la sainte Pétronille de Guerchin , la Notre Dame-de- Pitié , de Guide, etc. , et la grande composition de M. Bruloff, le Dernier jour de Pompei, que nous avons admirée au Louvre, à l'exposition de 1835. Il y a , dans Saint - Pétersbourg, un cabinet d'amateur plus riche en peintures russes que le palais de l'Ermitage, celui de M. Pria nitchnikoff, directeur des postes. Je puis en citer quelques mor ceaux : un portrait de vieillard , à la manière forte et solide de Rembrandt, par Lewitski , peintre qui est mort depuis un demi siècle ; – un autre vigoureux portrait, celui d'un métropolitain , par Borowikowski, peintre du temps de Catherine II ; une Fa mille de paysans des bords du Volga , peinte au pastel par le Da nois Eriksen pendant le voyage de Catherine en Crimée; jeune fille malade recevant les sacrements , scène de chaumière une 250 LES MUSÉES DE RUSSIE. ÉCOLE ALLEMANDE. On n'a pas fait aux maîtres allemands l'honneur de réunir leurs ceuvres dans une salle particulière. Elles sont dispersées au travers de toutes les autres écoles , dans les cinquante salles du palais de l'Ermitage, et quiconque veut les chercher dans ce dédale immense , doit parcourir d'un bout à l'autre les deux étages consacrés à la collection des tableaux. Dans ces æuvres , dont le nombre n'est pas fort grand d'ailleurs, je ne vois guère à citer que les noms d'Albert Durer, de Kra nach et de Holbein dans la première époque ; dans la se conde , ceux de Dietrich , Rottenhammer, Denner, Raphaël Mengs et Angelica Kaufmann. Encore je dis les noms, car tel des maîtres cités n'a sans doute pas autre chose. C'est ce que je crois notamment d'Al bert Durer. Il mesemble fort difficile d'adopter pour sien le russe, simple et vraie , de dl. Venetzianoff ; – de bonnes vues de Rome, par Schédrine; - le lac Karakol , curieux paysage de la frontière nord de la Chine, par Meyer ; -une nuit de Saint- Pé tersbourg au mois de juin , par Vorobieff, effet très bien étudié d'un demi-jour intermédiaire entre le soleil et la lune ; des Vues du Kremlin avant 1812, par Alexéieff, etc. Il ne faut pas confondre cet Alexéieſ ( Féodor) , avec un autre artiste du même nom qui a récemment fondé, dans la petite ville d'Arzamas, du gouvernement de Nijni- Novgorod , une espèce de petite école nationale ou locale, comptant cinq à six élèves . Leur coloris est terne et jaune ; mais ce grand défaut est racheté dans toutes leurs auvres , comme dans celles de Vénétzianoff, par une vérité naïve qui a beaucoup de charme. Ils réussissent principale ment à rendre, dans des scènes villageoises, les figures mélanco liques des pauvres paysans serfs. Leur école enfin s'approche de l'art ; ce n'est déjà plus la fabrique d'images dévotes de Souzdål. SAINT- PÉTERSBOURG . 251 triptyque ayant au centre l'Adoration des Magos,là droite le Massacre des Innocents , à gauche la Circoncision ; et le Jésus aux Oliviers, qu'on voit mal, n'est rien de plus , si je ne me trompe , qu'une de ces contrefaçons très fréquentes dans les cuvres du peintre de Nuremberg , que l'on faisait en collant sur cuivre les gravures qui étaient ensuite passées aux couleurs et au vernis. Quant aux portraits d'homme et de femme ( nos 4 et 18 , salle XLVI) , en gratifier Albert Du rer, c'est vraiment lui faire une injure sanglante ; ils ne sont ni de lui , ni de sa manière , ni de son temps. Reste le por trait de l'électeur de Saxe , Jean - Frédéric-le -Magnanime; mais celui là est évidemment de Lucas Kranach ; et le nom seul du modèle , qui fut le constant protecteur du peintre saxon comme de son ami Luther, aurait dû mettre en garde contre une erreur qui saute aux yeux. On pouvait encore s'éclairer par des comparaisons, puisque , outre ce portrait, Lucas Kranach en a deux à l'Ermitage , catalogués sous son celui d'une jeune fille de Weimar dont il fut épris , dit on , et celui d'un cardinal signé du petit dragon ailé qui lui servait de monogramme. Pour Holbein ( il s'agit du fils ), sur les huit cadres où se lit son nom , la moitié seulement me paraissent dignes de le porter. Le petit portrait en pied du roi- enfant Édouard VI d'Angleterre , est probablement l'ou vrage de son habile disciple François Clouet, appelé Janet ou Janette , dont la galerie d'Hampton -Court contient plusieurs ouvrages identiques ; et le portrait d'Érasme, placé hors de la vue , ne doit être qu'une répétition , ou même une copie , de celui qu'Holbein porta de Bâle à Londres et qui lui ga gna , avec l'amitié du chancelier Thomas Morus, les bonnes grâces d'Henri VIII. Mais on trouve Holbein , le vrai , le grand Holbein , d'abord dans deux pendants d'assez vasles dimensions qui réunissent les portraits à mi- corps d'un gen tilhomme avec ses trois fils et d'une dame avec sa fille ; puis encore dans deux autres petits portraits , en pendants, d'un nom , 252 LES MUSÉES DE RUSSIE. jeune homme en manteau fourré et d'une jeune dame coiffée de perles. Ces derniers surtout sont excellents , de la meil leure époque du maître , et de son meilleur style. En passant de l'école allemande, que laissèrent périr les élèves d'Albert Durer, aux artistes allemands devenus imita teurs des étrangers , on trouve à l'Ermitage quelques pages de Rottenhammer, qui se fit vénitien , et de Diétrich , le Luca fa presto du Nord , qui se fit copiste universel. Il n'y a rien de notable dans ces imitations. Mais un artiste émi nemment original par l'excès du fini , et qui a vaincu en pa tience lous les Flamands et tous les Hollandais , Balthazar Denner , a laissé à l'Ermitage un morceau qui peut s'appeler le chef - d'œuvre du genre. Ce n'est ni une tête de vieillard , ni une tête de vieille femme, rangées sous les nºs 5 et 20 dans la salle XXXI ; celles-là sont très faibles, quoique ho norablement placées ; je parle du portrait en buste d'un vieil lard misérablement vêtu , les cheveux et la barbe en désor dre , espèce de saint Jérome en redingote, qui tient une tête de mort à la main. Il est considérable pour Denner, qui met tait dans de petits cadres des figures coupées au - dessous du menton ; il est excellent , superbe, merveilleux , dans ce genre de peinture faite à la loupe , et qu'il faut regarder au microscope . Mais on l'a relégué dans les combles, avec des toiles de rebut , et accroché si haut qu'on ne peut le voir sans le secours d'une échelle. J'espère qu'on lui rendra, dans la nouvelle galerie, une place digne de lui. De Raphaël Mengs et d'Angelica Kaufmann , les ceuvres ne sont pas fort importantes, quoique assez nombreuses. Ils ont tous deux leurs portraits , et c'est , de tous deux, la meil leure page. Cependant il serait injuste d'oublier quelques épisodes du Voyage sentimental de Sterne, peints dans de petits cadres ronds, par l'élève ; et , par le maître , un Persie délivrant Andromède, un Saint Jean dans le désert, et une Allégorie sur la gloire de Catherine II . Le Persée est SAINT - PÉTERSBOURG . 253 copié de l'Apollon du Belvédère , et l'Andromède , d'un bas relief de la villa Panfili. Le saint Jean est trop gros , trop gras et trop vieux. Est- ce là le compagnon d'enfance du Christ, le précédant de quelques années dans la prédication ? est -ce là l'austère mangeur de sauterelles exténué par le . jeûne et la solitude ? et avec cet aspect d'un homme en dé mence, ne paraît - il pas plutôt possédé du démon qu'inspiré du ciel ? Raphaël Mengs , qui copiait tout à l'heure l'antique, ne s'est plus souvenu ici de son modèle et de son parrain , l'autre Raphaël de Rome. Quant à la Catherine allégorique , pour excuser la faiblesse de cette page décolorée, le catalogue dit que c'est un ouvrage de la vieillesse de Mengs. Comment un artiste mort à cinquante ans peut- il avoir une vieillesse ? Pour ceux qui ont vécu davantage , Michel-Ange, Titien , Rubens, Murillo, ç'a été l'âge des chefs-d'æuvre . ÉCOLE FLAMANDE - HOLLANDAISE . Dans le catalogue du musée de l'Ermitage, rédigé avec soin , avec ampleur, avec discernement, et qui fait honneur aux lumières de son éditeur, M. de Labinski, on a séparé cette école en deux parts , on en a fail deux écoles. Sans doute, en inscrivant , salle par salle , et dans un ordre numé rique, des tableaux capricieusement rangés, rien de plus fa cile que de les nommer flamands ou hollandais ; il suffit de connaître le lieu de naissance de leurs auteurs. C'est comme si l'on disait de Poussin qu'il est Normand, de Claude Gelée qu'il est Lorrain , de Jacques Courtois qu'il est Bourguignon. Mais si l'on veut ranger ces mêmes tableaux dans une galerie, méthodiquement, suivant l'ordre historique, la question change , et je ne conçois plus cette division arbitraire entre les deux parties des anciens Pays-Bas , qui n'ont, en défini 15 254 LES MUSÉES DE RUSSIE. tive , qu'une même et commune école. Est -ce que le ruis seau de Moërdyck, inventé sur les cartes actuelles, est une frontière comme les Pyrénées ou les Alpes ? Qu'un maître soit né à Anvers ou à Rotterdam , cela change - t-il son rôle dans l'histoire et la filiation de l'art au point de lui ôter ses ancêtres et ses descendants ? Comment enlever Lucas de Leyde à l'école sortie des Van Eyck, comment le séparer de Quintin Metzys et de Maubeuge, dont il est l'intermédiaire par l'époque et par le style ? Comment séparer Rembrandt de Rubens, dont il procède évidemment? Comment séparer les Ostade des Téniers ? Encore une fois , et malgré l'intro duction en Hollande du protestantisme qui ne pouvait pas ôter beaucoup d'idéal à un art essentiellement naturaliste, toutes les Flandres n'ont eu qu'une seule et même école , qui sc nomme flamande. J'aime bien mieux la division des grands et des petits Flamands. Celle là , du moins, sépare la peinture de haut style de la peinture anecdotique, et les grandes toiles monumentales des petits cadres de chevalet; celle - là justifie, dans la galerie projetée , cette division par salles et cabinets, qui : ' evient l'effet dont elle est la cause. Je crois donc qu'en subordonnant le classement matériel des tableaux dans l'une ou l'autre catégorie à la dimension du cadre , au choix du sujet , au style de la peinture , aux exigences du point de vue , je crois qu'il ne faut faire qu'une seule et même série de toute l'école llamande, soit belge , soit hollandaise. C'est ainsi que je vais procéder pour indiquer sommairement de quoi se compose cette partie du musée de l'Ermitage, la plus riche assurément, car elle com prend elle seule la moitié du nombre total des tableaux , et , dans cette moitié , les plus importants de toute la collection. Je ferai seulement trois groupes principaux : peinture d'his toire , comprenant le portrait : - peinture anecdotique ou de genre , comprenant les intérieurs ; - paysages, marines, animaux, leurs et fruits ; – puis je citerai, comme d'habi SAINT- PÉTERSBOURG . 255 tude et par ordre chronologique, parmi les maîtres, les plus dignes de renommée , parmi leurs æuvres , les plus dignes de mention . Peinture historique. A défaut des Van - Eyck , dont les @uvres et le nom même manquent à l'Ermitage , le premier maître de la vieille école flamande est Quintin Metzys , le maréchal d'Anvers, né cinq ans avant la mort de Jean de Bruges. Ses deux tableaux de Peseurs d'or sont tout - à - fait de pacotille. Vient ensuite Corneille Engelbrechtsen , que le livret fait à tort élève de Van - Eyck , mort vingt -trois ans avant sa naissance, mais dont il fut l'imitateur , .et qui , en formant son compatriote Lucas de Leyde, a fait pénétrer l'é cole de Bruges en Hollande. Ses portraits de Confédérés suisses et de Confédérés hollandais, réunis en groupes de neuf et de dix- sept personnages , sont curieux par le su jet, le style et l'exécution . On attribue à Lucas de Leyde une Conversion de saint Paul en figurines , et une petite Sainte Famille , sur fond d'or , où le saint Joseph est un portrait du temps. Ce sont, en tous cas , des ouvrages de bien faible importance. Après ces Flamands primitifs, et en entrant dans l'épo que de l'imitation italienne, on trouve successivement : une Annonciation de Michel Coxcie , dans le goût de l'école ro maine après Raphaël, - un Calvaire en triptyque de Hem skerck (Martin Van - Veen ), une Allégorie de Franz Flo ris , représentant les trois époques de la vie de l'homme, et non moins romaine que l'Annonciation de Coxcie , – enfin une Madone en demi- nature de Maubeuge. Le livret dit : « Ce tableau est d'un artiste contemporain de Lucas de « Leyde : son nom de famille est Mabuse. » Son nom est Jean Gossaert; s'il fut appelé Mabuse , ou plutôt Mabuge, c'était par corruption du nom de sa ville natale , Maubeuge, et parce qu'il signait quelquefois en latin Johannes Mal bodius. Deux portraits en pendants de Mirerelt, quelques 256 LES MUSÉES DE RUSSIE. morceaux de Franck , et trois fragments d'un tableau de François Porbus le jeune, où l'on voit Henri IV , le duc d'É pernon , le chancelier Duvair et les échevins de Paris, com plètent l'époque antérieure à Rubens. Ici , dans cette importante période , je dois avouer qu'il m'est plus facile de citer les ouvrages que de les juger, si une humble opinion personnelle peut jamais se nommer un jugement. Lorsque j'ai visité l'Ermitage, des réparations , des bâtisses, exécutées dans les cours intérieures du palais , avaient fait fermer les fenêtres des salles qui portent les noms de Rubens et de Van - Dyck , parce qu'elles renferment plus spécialement les æuvres très nombreuses de ces deux maî tres. Ce qu'on voyait malgré l'obscurité pouvait faire con jecturer néanmoins qu'il n'y a ni de l'un , ni de l'autre , ni de toute leur école, aucune page vraiment capitale , comme à Anvers, à Madrid, à Munich , à Vienne, mais seulement plusieurs excellents échantillons. De Rubens d'abord , et parmi les cinquante -quatre tableaux ou esquisses qui por tent son nom : quelques paysages , – l'un traité largement, à la vénitienne, où deux chasseurs sont à l'affût ; – un au tre , au contraire , délicatement fini ; c'est une route sur le bord d'un bois ; je crois que le paysage est de Breughel , et que les figures seulement sont de Rubens; un autre en core plus important , et certainement du maître , qui a très heureusement rendu l'effet de l'arc - en - ciel, où les troupeaux sont gardés par des bergères grandes dames , des bergères habillées de satin , comme celles de Watteau , etc. ; quel ques portraits : ceux de Sneyders , de Philippe IV d'Espagne et de sa femme Élisabeth de France ; du comte de Bucquoy, peint en grisaille avec une admirable maestria , d'Élisabeth Brandt, première femme du peintre, etc .; - quelques belles esquisses terminées, entre autres celles de la grande Adora tion des mayes d'Anvers , des plafonds de Saint- James et de Whitehall, etc. ; - enfin , plusieurs sujets d'histoire profano SAINT-PÉTERSBOURG . 257 ou sacrée, le Fleuve Tigre, Persée et Andromede , le Dé part d'Adonis que veulent en vain retenir Vénus et l'Amour; une Charité romaine , pleine d'expression et de pathéti que ; un Silène ivre, entouré de satyres d'une vérité trop crue, trop basse , trop dégradée ; un Bacchus servi par une de ses prêtresses, où plus de décence , de retenue et de bon goût font mieux valoir une verve plus étincelante encore ; puis une Descente de croix , qui fut donnée par la ville de Bruges à l'impératrice Josépbine; Jésus et saint Jean , char mant groupe d'enfants dans un frais paysage ; enfin , le Sou per chez Simon le Pharisien , où l'on voit la Madeleine se jeler aux pieds du Sauveur , qu'elle arrose de parſums et de larmes. Cette vaste composition , qui réunit quatorze figures de grandeur naturelle, décrite par De Piles , copiée par Van Dyck et plusieurs fois gravée , est un tableau de premier or . dre , où Rubens montre et déploie largement toutes ses mer veilleuses facultés. Les dates amènent après lui François Sneyders , son ami et si souvent son collaborateur, Sneyders, l'excellent peintre des animaux, qui a élevé leurs faits et gestes jusqu'au rang de l'histoire. Des ouvrages nombreux et choisis ont fait don ner son noin à l'une des plus vastes salles de l'Ermitage , et cet honneur est une justice. Parmi plusieurs tableaux de nature morte , des Chasses au cerf, aux ours, au tigre , et des Loups dévorant un cheval marquent la perfection de l'artiste et du genre. Gérard Honthorst, le peintre delle notti , est hono rablement représenté par un Christ devant Pilate , vigou reuse scène de nuit qu'éclaire un seul flambeau, par la Fi leuse à son rouet d'un effet semblable, et quelques morceaux de moindre importance. Viennent ensuite, et ensemble , les deux grands élèves de Rubens, dans l'un desquels il a trouvé son rival, Jordaens et Van- Dyck. Parmi les dix ouvrages du premier, les plus importants, les plus recommandables, sont le Satyre « ! lc Passant, qu'il a maintes fois répété, Argus ܕ 258 LES MUSÉES DE RUSSIE. endormi, sujet d'un grand paysage marécageux , un groupe de portraits composant la Famille de hubens, quand il était encore époux d'Élisabeth Brandt, enfin la Prédication et le Miracle de saint Paul à Lystres. Ces deux derniers sont peints dans la plus énergique manière de Jordaens , et l'on ne saurait s'étonner que le second ait été longtemps attribué à son maître. Sauf le ton général, trop rougeâtre, trop flam boyant , Rubens n'en aurait pas désavoué l'exécution , et l'ab sence de noblesse , de grandeur morale, ne suffirait peut- être point pour désigner exclusivement l'élève . Quant à Van -Dyck , si l'on compare sa courte vie de qua rante - un ans aux soixante - trois ans de la vie de Rubens , dont elle est seulement le tiers en les prenant tous deux hommes faits, sa part à l'Ermitage, composée de quarante morceaux divers, semblera plus considérable encore que celle de son maître ; et l'on se demandera de nouveau , avec unesurprise toujours croissante, comment, en une vingtaine d'années, et d'années de jeunesse, le second peintre d'Anvers a pu rem plir le monde de ses productions. Il est vrai , pour Saint Pétersbourg, que, sur les quarante pages de Van - Dyck, quelques- unes pourraient lui être contestées . La figure allé gorique de la Vanité est probablement de Philippe Van Dyck , peintre d'Amsterdam , né dix-neuf ans après la mort d'Antoine, et je demande si la copie avec variantes du Sou per chez Simon , de Rubens , n'est pas plutôt de Jordaens que de Van - Dyck ? Il est encore vrai que celui - ci a quelques simples esquisses parmi ses tableaux ; telles que le Sacrifice d 'Abraham et la Famille d'Arundel, l'une très finie , l'autre très négl gee ; ou des études , comme cette magnifique Téte de vieillard à cheveux blancs et en manteau rouge, qu'il peignit dans l'atelier de Rubens, et qui rappelle par sa vi gueur le Gevartius de Londres. Il est enfin vrai qu'il a beau coup plus de portraits que de tableaux d'histoire. De ces der niers , le plus considérable est une Sainte Famille , qu'on SAINT- PÉTERSBOURG . 259 a gravée sous le nom de la Vierge aux Perdrix . Belle et sainte, aussi grande par le style que par la merveilleuse exé cution , cette Vierge faisait l'honneur de la célèbre galerie de sir Robert Walpole , acquise en entier par l'impératrice Catherine. Tout en l'admirant, qu'on n'oublie pas le Saint Sébastien secouru par deux anges, et la Mort d'Adonis, que pleurent amèrement Vénus et l'Amour. Celle- ci , placée près du Départ d’Adonis, de Rubens, en complétant le su jet , offrirait une intéressante comparaison entre le maître et le disciple . Mais la collection des portraits ne se recommande pas seulement par leur nombre. Presque tous sont du plus grand choix , de la plus excellente manière ; presque tous ap partiennent à la dernière époque de la vie de Van -Dyck , lors qu'il habitait Londres, sous Charles Stuart jusqu'au Long Parlement. Nous pouvons particulièrement désigner les portraits en pied et en pendants de Charles Ier à trente-cinq ans et de Henriette de France à vingt-six , l'un en armure de guerre, l'autre en habit de cour. Ils sont magnifiques l'un et l'autre. Van- Dyck a répété Henriette de France dans un second cadre, mais à mi-corps, et avec sa belle-sæur Élisabeth Stuart. Deux autres dames, qui forment leurs pendants, sont appelées la femme et la fille de Cromwell. Je crois qu'on fait erreur dans cette dernière désignation , aussi bien qu'en donnant le nom de Cromwell à un petit portrait de guerrier tenant le bâton de général. Van- Dyck est mort en 1641. A cette époque, Cromwell, encore peu connu , entrait comme député dans le Long - Parlement; la guerre n'éclata que plus tard , et il ne fut nommé général de cavalerie qu'en 1644. Comment Van- Dyck pouvait- il lui donner le bâton de com mandement, et comment le peintre de Charles Jer aurait - il mis en pendant de la femme et de la seur du roi , la femme et la fille de l'un des meneurs du Parlement ? Une autre er reur a été commise au sujet d'un portrait d'homme qu'on dit être sir Thomas Chaloner, mort en 1615 , étant gouver 260 LES MUSÉES DE RUSSIE. neur du prince Henri de Galles. Van - Dyck n'avait alors que seize ans, et étudiait à Anvers dans l'atelier de Rubens. Au reste , ce portrait n'en est pas moins admirable, ainsi que ceux du comte de Danby, du vieux lord Wandesford , de l'arche vêque de Cantorbery William Laud, de lady Philadelphic Warton , de son jeune fils Philippe, de ses filles enfants, et d'une famille entière de sept personnes, que l'artiste a re présentées à la promenade. Mais tous sont surpassés, je crois, - même un autre , encore excellent , du jeune prince d'O range Guillaume II , par celui d'un certain Van -der - Wou wer, que les uns diseni ministre d'Espagne dans les Pays Bas, d'autres directeur des finances, et qui était peut- être , en conciliant tout cela , ministre des finances pour l'Espagne dans les Pays Bas. Celui - là , peint en 1632 , peut disputer le premier rang même au Wallenstein de la galerie Lichtens tein , de Vienne, qui ne put être peint beaucoup plus tard , puisque le héros de la guerre de trente ans périt en 1634. En quittant les rois , les ministres et les généraux, en arri vant aux artistes , nous trouvons une autre série non moins intéressante : Sneyders, avec sa femme et son enfant ; Jean Breughel, qu'on appela de Velours, parce que, en peintre grand seigneur, il portait habituellement des habits de celte étoffe ; le sculpteur Gabriel Gibson , enfin Van- Dyck lui même, debout contre une colonne, encore imberbe et plus jeune que dans son buste de Paris. On lui attribue de plus un beau portrait de la belle Hélène Forman , seconde femme de Rubens, en riche costume flamand. Il est vrai que Van -Hyck aurait pu le peindre, car cette fois Hélène Forman n'est pas en Vénus ou en Diane ; elle a des robes, quoique fort dé colletées . Mais la touche du tableau indique Rubens lui même, et je crois qu'il y a seulement erreur de nom sur le catalogue. Philippe de Champagne, Flamand de naissance et Fran cais de style, viendrait jeter quelque variété dans l'école ; SAINT-PÉTERSBOURG. 261 mais il n'a qu'un Moïse à mi- corps. Nous passons donc de Van -Dyck, le dernier des grands Flamands, au plus célèbre des Hollandais, au fils du meunier des cnvirons de Leyde, à Paul Rembrandt Gerretz ou Gerritzen , qu’on a nommé Rembrandt du Rhin ( Van -Ryn ). Nulle ville , Munich même, ne peut se glorifier d'avoir une aussi nombreuse collection des euvres de Rembrandt que Saint Pétersbourg. L'Ermi tage en contient quarante -trois ; et , dans cette quantité, se trouvent tous les genres qu'a cultivés un artiste aussi uni versel que Rubens . Voulez vous le paysage ? voici une Vue de Judée , une campagne aride où se promène le Christ entre les disciples d'Emmaüs. Voulez-vous la marine, sujet encore plus rare dans l'æuvre de Rembrandt ? voici la vue d'une plage de Hollande, d'un ton chaud, doré, lumineux, où le ciel et l'eau vont se perdre et se confondre, par une savante dégradation , dans un horizon lointain . Voulez- vous le por trait ? ici l'on n'a d'autre embarras que de tout voir , et de faire un choix avec discernement et justice. Voici d'abord la mère du peintre, Cornélie Wilhems , de Zuitbroek , qu'il a répétée quatre fois. C'est tantôt une bonne vieille , souriante (nº 2 de la salle XI) , tantôt une pieuse chrétienne en médita tion sur la Bible (n ° 8) . Ces deux portraits, dont le dernier est dalé de 1643 , sont merveilleux par le fini, l'éclat et la vérité. Voilà ensuite la femme de Rembrandt, deux fois ré pétée . Pourquoi la couvre -t- il , avec une sorte d'affectation , de broderies, de velours, de fourrures ? Veut il faire oublier qu'elle était une simple paysanne du village de Rausdorf ? Quand à Rembrandt lui-même, qui s'est peint, je crois, cha que année de sa vie , il n'est pas à l'Ermitage. Un portrait ( nº 7 , salle XI) porte , à la vérité, son nom , mais évidemment ce n'est pas lui; ce n'est pas sa figure si connue , ronde , large , au nez épaté , aux yeux à fleur de tête . Parmi tous les autres portraits faits hors de sa famille , on distingue quelques figures de différents âges et sans noms historiques, entre au . 15, 262 LES MUSÉES DE RUSSIE. tres la jeune fille à corset rouge ( nº 18) , celle qui tient un æillet ( nº 10) , celle qui se penche à la fenêtre, un collier de perles à la main ( nº 30 ), et deux ou trois portraits de ces riches juifs hollandais qui se paraient de costumes orientaux si favorables à la peinture. L'un d'eux , le plus beau , le plus excellent peut- être (n° 23) porte le grand nom de Jean So bieski , sans doute parce qu'il est coiffé d'une espèce de toque polonaise , car en quel lieu pouvaient se rencontrer le héros de Vienne, toujours occupé à l'orient de l'Europe , et le pein tre d’Amsterdam , qui n'a jamais quitté les lagunes de sa pa . trie ? Un autre excellent portrait ( n ° 1 ) est donné pour le théologien Arminius (Jacques Hermann) qui fonda le schisme protestant des Arminiens. Mais ce rude adversaire des doc trines de Calvin sur la prédestination était mort en 1609, lorsque Rembrandt avait trois ans. Ce ne pourrait donc être qu'une tête d'étude , ou la répétition d'un autre portrait an térieur. Il en est de même, je crois, du portrait de vieillard appelé Thomas Parr, lequel mourut à Londres en 1634, âgé de cent cinquante- deux ans. Rembrandt n'avait que vingt- trois ans alors ; où et comment aurait-il rencontré pour le peindre le centenaire anglais ? Voulez- vous maintenant des tableaux d'histoire ? vous en avez de sacrés et de profanes. Je dis sacrés en les jugeant sur le titre , car personne n'ignore que rien n'est moins pieux , moins recueilli , moins idéal , moins profond de sentiment et de pensée , moins sacré enfin que la peinture de Rembrandt. Il ne faut dans ses ouvrages chercher que l'exécution , et si leur vue , qui charme les yeux , parvient à satisfaire l'esprit ( je ne dirai jamais à toucher le cæur), l'admiration qu'ils excitent en nous vient uniquement de leur perfection maté. rielle, de leur perfection dans ce qui tient plus au métier manuel qu'à l'art inspiré. Rien n'est dit par l'âme du peintre, et rien ne parle à l'âme du spectateur. On éprouve le senti ment de la difficulté vaincue, la surprise et le plaisir de trou SAINT -PÉTERSBOURG . 263 ver dans le rendu des objets une vérité singulière , enfin l'éblouissement que causent les jeux bien entendus de la lu mière, les savantes oppositions de jour et d'ombre ; c'est le triomphe brutal du clair- obscur. Cela convenu , nous pou vons, en toute liberté de conscience, admirer dans ce qu'ils ont de vraiment admirable : un grand et vigoureux Sa crifice d'Abraham ; - un Retour de l'Enfant prodigue, de proportions plus colossales encore et dont les figures sont encore plus bizarrement accoutrées ; ce tableau serait d'un puissant effet, s'il était mieux placé , mieux visible , bien éclairé d'en haut au bout d'une profonde reculée ; -- Jésus chez Marthe et Marie, en figurines , tableau d'intérieur très lumineux ; — l'Éducation de la Vierge par sainte Anne, c'est- à -dire une vieille religieuse faisant lire une jeune fille , ses lunettes à la main ; une Sainte Famille , c'est- à -dire la famille d'un charpentier dans son établi, où viennent vol tiger quelques anges comme des chauves- souris lumineuses ; c'est une absurde composition, mais un tableau superbe par la vérité, l'éclat, la splendeur du coloris ; — Saint Pierre au prétoire , reniant le Christ, autre composition non moins absurde , mais d'un merveilleux effet de lumière factice ; une Descente de croix , dans la dimension et la forme de celle de Munich , inférieure sans doute , mais très belle tou tefois,et présentant un autre prodigieux effet de lumière dans la nuit. Rembrandt, qui traitait les sujets bibliques comme des scènes d'intérieur et de cabaret, ne s'est point fait faute de mettre la mythologie au même régime. On sait quelle in croyable gaucherie , quelle repoussante vulgarité distinguent ses héros, ses nymphes et ses déesses. Il n'a qu'un seul échantillon mythologique à l'Ermitage, mais peut- être le plus complet qu'il puisse donner de Ini même, de ses défants et de ses mérites. C'est une Danaë, que le sujet peu décent et la manière moins décente encore de le traiter , ont fait relé 264 LES MUSÉES DE RUSSIE. guer loin de la foule des visiteurs, dans les combles du palais. Sur un lit que domine la statue de l'Amour en or massif, et dont une vieille servante ouvre les rideaux à la pluie d'or , une femme est couchée toute nue , faisant face au spectateur. Voilà le sujet du tableau qu'on peut apprécier en deux paro les : horrible nature, art incomparable. D'un côté, comment concevoir le caprice du maître des dieux pour une créature si peu digne de plaire , ou le caprice du peintre pour un mo dèle si défectueux ? De l'autre , où trouver plus de lumière, de transparence, de relief, de vie , d'illusion complète, ou plutôt d'effrayante réalité ? Quoique la peinture ait souffert en quelques parties , cette Danaë est assurément le chef d'œuvre de Rembrandt à l'Ermitage, et peut - être le chef d'ouvre de la galerie tout entière . Parmi les élèves de Rembrandt dans la grande peinture, deux seulement tiennent là une place honorable près du mai tre : Govaert Flinck, avec les portraits réunis du petit prince d'Orange Guillaume II , et de son précepteur Jacques Catz ; Ferdinand Bol , avec les figures allégoriques de la Charité et de l'Abondance, ainsi que plusieurs portraits , entre lesquels on distingue une princesse de Nassau -Siegen, un vieillard qu'on croit être le père de Rembrandt , le meunier Gerretz, et un savant désigné naguère sous le nom de Christophe Co lomb. Quelle idée ! le découvreur de l'Amérique, mort en 1506 , qui se trouve peint par Ferdinand Bol, né en 1610 ! Contemporain des élèves de Rembrandt, Barthélemy Van der. Helst semble avoir échappé à l'influence de sa manière. Il reste fidèle aux procédés plus an 'iens et plus sévères des Porbus. Deux grands tableaux de famille et le portrait de son ami Govaert Flinck recommandent honorablement à Saint Pétersbourg l'auteur du célèbre Banquet de la garde civique d'Amsterdam . Van - der -Meulen , qui se fit Français après Philippe de Champagne, pour devenir peintre historiographe de Louis XIV , lermine la liste des grands Flamands. Il serait SAINT- PÉTERSBOURG. 265 difficile de trouver dans son Quvre nombreuse une seule page supérieure aux Combats de cavalerie catalogués sous les nos 7 et 10 de la salle VII. Variété sans confusion, épisodes intéressants, beaux groupes, action vive , tumultueuse, pleine de feu, dessin châtié , couleur juste , rien ne leur manque, sur tout au premier , pour en faire les modèles du genre. Peintures anecdotiques. Pour procéder avec plus de ra pidité dans cette partie de l'école flamande où les détails sont à peu près impossibles, où les maîtres, d'ailleurs, ont cha cun une manière très connue et presque uniforme., où les experts évaluent le prix des tableaux sur le nom de l'auteur, en les mesurant par pieds , pouces et lignes , je vais me bor ner à donner la liste chronologique des principaux maîtres représentés , avec l'indication succincte de leurs principaux ouvrages. Jean Breughel : une dizaine de paysages animés où sou vent les figures sont d'une autre main , telles qu'une Vénus dans un parterre , d'Henri Van - Balen ; une Diane surprise par Actéon , de Lemoine ; deux Ermites devant une grotte , de David Téniers. Péter Neefs : quelques Intérieurs d'é glises , ordinairement avec les figures de François Franck ; il y en a deux excellents qui proviennent de la Malmaison (n ° 31 et 34 , salle XI ) . — Corneille Poelenbourg : douze ou quinze paysages animés par des sujets sacrés ou mytholo giques , dont il faisait toutes les parties sans recourir à l'aide de personne. Dans un Repos en Égypte, il s'est peint sous la figure du berger appuyé contre un arbre. -- David Téniers le père : la plupart des sujets dont il a donné l'exemple à son fils , fumeurs, alchimistes , kermesses. — Adrien Brauwer, l'autre maître de Téniers le fils : quelques scènes grotesques, genre où son élève ne l'a également surpassé qu'en l'imi tant. A David Téniers , il faut faire une pause. Son nom est trop grand partout , ses oeuvres trop considérables à l'Ermi. 266 LES MUSÉES DE RUSSIE. tage , pour qu'on en fasse un simple article dans la série commune , que nous reprendrons après lui . Sur les 47 ta bleaux qui composent sa part , on trouve tous les genres di vers qu'il a traités , ou plutôt tous les divers sujets qu'il a traités dans le même genre , paysages , cabarets , tabagies, kermesses , corps - de- garrle , tentations de saint Antoine , in térieurs , scènes grotesques , musiciens , alchimistes , pê cheurs , ivrognes , fumeurs et singes ; on y trouve même des sujets rares et exceptionnels dans son æuvre , un marché de bestiaux , un portrait ( celui d'un prélat) en très petites pro portions , et une marine enfin , traitée un peu à la manière de Claude , mais dont Téniers n'a peut- être fait que les fic gures. Cependant , jusqu'à l'achat par l'empereur Alexandre du cabinet de la Malmaison , l'on n'aurait pu citer dans ce nombre une seule page vraiment capitale. Beaucoup de pe tits cadres n'étaient que des Après -souper, de cenx que Té niers terminait dans une soirée. Les seuls ouvrages saillants eussent été jusque - là deux grandes Fêtes villageoises ( nº 13 et 36 de la salle VIII) , provenant du cabinet de Voyer d'Ar genson , un très beau Corps -de-yarde, où , près d'un amas d'armes , jouent un groupe de soldats , l'Intérieur d'une cuisine , pleine de gibier, de poisson , de légumes , dans la quelle Téniers a peint son père en vieux pêcheur aveugle , et lui même en fauconnier, enfin une belle et curieuse Vue de sa maison dans le village de Perck , entre Anvers et Malines, où il étudiait à son aise les meurs et les usages de ses per sonnages habituels qui posaient naturellement devant lui , où il pouvait , comme disait Fontenelle , prendre la nature sur le fait. Mais la Malmaison a livré à l'Ermitage une auvre hors ligne , une æuvre sans prix. C'est un grand tableau d'environ quatre pieds de hauteur sur sept à huit de largeur, qui fut peint en 1643 pour la confrérie de l'Arbalète , et qu'on ap pelle les Arquebusiers d'Anvers. Sur la grande place de cette ville , où , parmi la foule des curieux , défilent en habits de SAINT - PÉTERSBOURG . 267 parade les différents corps de métiers , s'est rassemblée toute cette confrérie de l'Arbalète. Quarante - cinq personnages, en figurines de huit à dix pouces , sont réunis au premier plan ; tous sont terminés avec le soin le plus minutieux, et dans un style qui , sans s'éloigner du naturel , s'éloigne au moins du grotesque. L'arrangement de cette foule en perspective est merveilleux , comme le rendu de tous les détails. L'air circule parmi ces groupes animés , où l'on croit surprendre le mouvement et la vie . Descamps a raison de nommer cet ouvrage « le plus beau tableau de Téniers , » car rien de plus considérable et de plus parfait n'est sorti du pinceau de ce maître fécond , qui avait trente- trois ans lorsqu'il le fit , et qui devait travailler sans relâche encore un demi- siècle. Reprenons après lui la série chronologique. Adrien Os tade : vingt ouvrages , parmi lesquels une série des Cinq sens , et quelques charmantes Scènes d'intérieur. — Isaac Ostade : l'Été et l'Hiver , et d'autres scènes familières, dans le style de son frère aîné , qui fut son maître. Pierre de Laar , le Bamboccio : des Haltes de chasseurs, où il imite tantôt Wouwermans, tantôt Téniers. — Gérard Terburg : six de ces petits sujets fort simples , un militaire en armure , une dame en robe de satin , où il excellait par le naturel des poses et la perfection des détails. Le plus considérable et le plus excellent est un groupe de trois personnes , un gentil homme et deux dames , assis autour d'une table. Gérard Dow : quinze petits cadres , quinze petits chefs- d'æuvre : la Liseuse , la Dévideuse , la Marchande de harengs , le Soli taire , le Philosophe, le Portrait du peintre , jouantdu vio lon dans son atelier , un Baigneur et deux Baigneuses, sujets rares , et peut - être les seules figures nues qu'il ait ja mais peintes , enfin l'Empirique dans son cabinet de con sultation , ouvrage de hante importance , presque égal à la Femme hydropique qui , très connue à Paris , me sert ha bituellement par ce motif de terme de comparaison. - Ga 268 LES MUSÉES DE RUSSIE. briel Metzu : quelques petits sujets dans les genres de Ter burg et de Gérard Dow, ses deux maîtres ; comme le pre mier, une jeune dame élégamment vêtue à qui l'on présente un plat d'huîtres ; comme le second , un Repas de Familie, auquel prennent part le stathouder Guillaume II , sa femme Marie d'Angleterre, et leur jeune fils , depuis Guillaume III . Laborieux et fécond autant que Téniers , dans une vie de moitié plus courte , Philippe Wouwermans mérite aussi une mention toute spéciale. A l'Ermitage , comme Téniers , comme Rembrandt , comme Rubens , il a une salle à lui , et c'est un honneur, un droit , qu'il achète suffisamment par la réunion de quarante -neuf ouvrages. On connaît les sujets ordinaires de Wouwermans , des combats de cavalerie , des haltes , des camps , des chasses , des auberges , des écuries , des manéges, des abreuvoirs, toutes les espèces de paysages animés où se peuvent placer des chevaux. Aucun d'eux nc manque à l'Ermitage , et voici , dans ce demi- cent de cadres, ceux que je recommande le plus à l'attention des visiteurs : une grande Chasse aux cerfs ( nº 9 de la salle VI) , char mante composition , pleine d'heureux détails ; — une Mélée de cavaliers sur le bord d'une rivière ( n° 26) ; un autre combat, nommé le Moulin brûlé ( nº 31 ) très vif , très animé, où des masses de verdure mêlées aux tourbillons de flammes forment, suivant la remarque du livret , le plus harmonieux contraste ; une Écurie d'auberge (nº 39) ; - un Hiver ( nº 50) ; - une Chasse au héron , et un Manège en plein air (nº 43 et 34) d'une belle et vigoureuse couleur; - la Vue d'une grande plaine, avec trois chevaux au pré, re serrée dans un panneau de six pouces sur quatre , très cu rieuse miniature ; — enfin , le Carrousel flamand ( nº 12) ; dans une plaine spacieuse , au milieu d'une foule de specta teurs ; un chat pendu par les pattes à une corde tendue, sert de but aux lances des cavaliers. Pleine de mouvement et de gaîté , cette scène est vraiment superhe ; rien , j'en suis con SAINT- PÉTERSBOURG . 269 vaincu , rien ne la surpasse , ni dans la collection , ni dans l'œuvre entière de Wouwermans. Revenons aux élèves de Gérard Dow , dont il a coupé la série , et d'abord aux Miéris , qui se trouvent tous les quatre à l'Ermitage. François Miéris le père : son portrait et celui de sa femme en fine grisaille , et diverses petites Scènes d'in terieur où l'on reconnaît le premier disciple du maitre. — Guillaume et Jean Miéris , ses fils , et François Miéris le jeune , son petit- fils : d'autres scènes du même genre , du même style , où ils suivent pieusement leur père et leur aïeul , mais comme Ascagne suivait Énée , non passibus @quis. — Gaspard Netscher : divers portraits , et une seule Scène d'intérieur (nº 58 salle ***) où l'on retrouve claire ment les leçons de Gérard Dow . Godefroy Sckalken et Pierre Slingelandt : chacun un simple échantillon de faible valeur. - Jean Steen : la Partie de tric - trac, où il s'est peint avec sa femme, et quelques scènes comiques , un cabaret, un fumeur , un goutteux , de la plus franche gaîté , de la plus belle couleur, enfin un Assuérus touchant Esther de son sceptre d'or , sujet que le peintre a sans doute voulu traiter sérieusement , noblement, et qui se trouve plus comique néanmoins qu'aucun autre. Pierre de Huoghe : le Retour du marché, autre scène familière , mais très finie , très lumi neuse , parfaite , excellente , et donnant la plus haute idée d'un maître dont les ouvrages sont malheureusement fort rares. Adrien Van - der Werff : plusieurs sujets sacrés , Sainte Famille , Assomption , Descente de croix , toujours trop relevés pour sa manière fine , léchée , minutieuse, qui ne convient pleinement qu'aux petites scènes flamandes , et son portrait , où il s'est représenté complaisamment devant son chevalet , sa paletle à la main , ayant près de lui le sablier du Temps et une tête de mort couronnée de laurier : nouvel in dice de la présomption d'un peintre qui annonce lui-même son immortalité. 270 LES MUSÉES DE RUSSIE. Paysages et animaux. L'Ermitage réunit à peu près tous les paysagistes des Flandres, depuis Paul Brill , l'un des créa teurs du genre , qui précéda d'un demi- siècle en Italie notre Claude le Lorrain , jusqu'à Van - Huysum , qui termine et couronne avec ses fleurs la longue série des petits Flamands. Je vais me borner, comme tout à l'heure, à donner une liste chronologique des maîtres , avec l'indication sommaire de leurs principaux ouvrages . Paul Brill : l'Europe et l'Afrique, personnifiées par des paysages composés , et diverses Vues d'Italie , invariable ment terminées par des lointains bleuâtres. Dans les figures de quelques-unes, on croit reconnaître la main d'Annibal Carra che et de Dominiquin. — Jean Wynantz : la Cour d'une mé tairie , l'une des æuvres les plus considérables du maître sous les leçons duquel se sont formés Berghem , Cuyp , Wou wermans , et quelques pages plus petites où l'on trouve à peu près toujours un chemin tournant, et d'habitude près de quelque mamelon sablonneux. - Albert Cuyp : rien de bien important; de petites marines, un Coucher de soleil sur une prairie terminée par la mer, et la Porte d'une auberge, près de laquelle un jeune valet d'écurie tient en bride le cheval gris -pommelé aussi cher à Cuyp que le cheval blanc à Wou wermans. Jean Both , d'Italie : quelques chaudes vues de la nature méridionale. Salomon Ruysdaël : une Forêt et une Rivière , où l'on pressent le frère immortel , Jacques Ruysdaël, qu’a formé Salomon, comme on pressent Téniers le fils dans son père. Nicolas Berghem : dix - huit toiles , presque toutes réunies dans une salle (IX ) qui porte son nom . Il y en a de très importantes, et même de trop ambi tieuses : l'Enlèvement d'Europe, la Sainte Famille au re pos , l'Ange annonçant aux bergers la naissancedu Christ. Il faut oublier la composition pour ne voir que son entourage, la campagne et les animaux. J'aime mieux, parce qu'ils sont plus parfaits, le Paysage italien au soleil couchant ( nº 30) , SAINT- PÉTERSBOURG . 271 très chaud , très lumineux , et surtout la grande Halte de chasseurs (nº 27 ) sur le bord d'une rivière , au pied d'une masse de ces rochers rougeâtres, si affectionnés de l'artiste. Il la peignit pour disputer à Both d'Italie un prix de 800 flo rins proposé par le bourgmestre de Dordrecht, qui acquit les deux tableaux en doublant la somme. Cette Halte de chas seurs passait , au dire de Descamps , pour le chef -d'œuvre de Berghem . — Jean - Baptiste Weenix : deux tableaux de na ture morte , touchés avec la plus minutieuse finesse. A Paul Potter, comme tout à l'heure à David Téniers, il faut faire une pause. Tous les musées publics, tous les grands cabinets d'amateurs se disputent le moindre échantillon de ce maître éminent, devenu original dans des sujets communs à force de perfection , et qui n'eut pas dix années de vie d'ar tiste , puisqu'il mourut à vingt-huit ans. De ses très rares ouvrages , le cabinet impérial a pu en réunir jusqu'à neuf; et , répétant l'observation déjà faite, que la plupart des mai tres ont comme une patrie posthume pour être , là mieux que partout ailleurs , connus et appréciés , l'on peut dire que Paul Potter est à l'Ermitage. Quelques-uns de ses tableaux , tels qu'un Bæufau pré, un Chien à l'attache, un Savelier sur sa porte, un Jeune berger gardant un cheval , sont trop petits et trop simples pour exiger d'autre description que le nom même. De la Vue d'un cabaret, devant lequel sont ar rêtés un chasseur et son valet , tous deux à cheval , et de la Vue d'une chaumière, devant laquelle une jeune paysanne trait sa vache , que peut-on dire de plus , sinon que l'une est datée de 1650 , l'autre 1651 , et que l'une et l'autre sont de pelites merveilles , peintes comme sont écrites les fables de La Fontaine , avec autant de grâce et d'esprit ? mais il faut s'arrêter un peu plus longtemps sur les trois ceuvres princi pales. L'une semble avoir réalisé le veu du lion : Si nos confrères savaient peindre ! 272 LES MUSÉES DE RUSSIE. C'est le procès de l'homme par les animaux. Cette composi tion singulière, qui ressemble aux tableaux multiples des By santins et des plus anciens maîtres de la Renaissance, forme quatorze compartiments , dont douze plus petits encadrent les deux plus grands. Mais ce n'est pas Paul Potter seul qui a peint tous les chapitres de ce long apologue. L'histoire d'Actéon est de Poelenbourg ; une autre ( je crois celle de saint Hubert) est peut -être de Téniers. Ce qui appartient incontestablement à Paul Potter , c'est le tableau principal , qu'il a signé, la Condamnation de l'homme par le tribunal des animaux. Les cases du bas ne sont ni de Paul Potter, ni de ses vrais émules ; une main plus malhabile les a ter minées, sans doute après la mort si précoce et si regrettable du principal auteur. Plus important, et de Paul Potter seul, vient ensuite un grand paysage, daté de 1650 ( nº 10 de la salle I ) . A travers un bois épais , près d'une pièce d'eau cachée dans l'ombre , passe une route que le soleil éclaire ou plutôt illumine de sa plus radieuse lumière. Un voyageur à cheval, deux pêcheurs, un pâtre el ses vaches étoffent ce paysage ( comme disent les catalogues belges), étoffé surtout par cette magnifique opposition de jour et d'ombre. Il est aussi grand, aussi beau , aussi prodigieux que le paysage si célèbre de la Dulwich Gallery près de Londres, et, s'il peut être surpassé , ce n'est que par le plus célèbre de tous , celui qui porte le nom fort ridicule, mais consacré, de la Vache qui pisse . Paul Potter peignit ce dernier tableau en 1649, ayant vingt -quatre ans . Il lui était commaridé par une comtesse douairière Émilie de Zolms , née princesse de Nassau. Mais cette grande dame aimait sans doute la peinture à la façon de Louis XIV , qui repoussait avec horreur les mugots de Téniers. Elle re fusa , comme inconvenant, indécent et blessant , le tableau de Paul Potter , qui passa aux mains d'un échevin d'Amsterdam , puis dans la galerie de lesse - Cassel, puis à la Malmaison , SAINT- PÉTERSBOURG. 273 puis à l'Ermitage. C'est un paysage plat , un vaste pâturage, en plein soleil, sans masses d'ombre, sans clair -obscur, sans repoussoirs d'aucune sorte. Seulement de grands arbres , dispersés çà et là , ombragent une ferme et du bétail au re pos. Mais, dans ce cas si simple , Paul Potter a réuni , outre ses chères vaches, à peu près tout ce qui peut animer un paysage , chevaux , ânes , chèvres , moutons , poules , chien , chat et gens. Sauf le Taureau de La Haye, c'est l'œuvre capi tale du maître, et c'est le chef - d'æuvre du genre . Nous con naissons Paul Potter au Louvre sur de si faibles échantillons qu'il est bien permis de s'étonner que tant de renommée s'attache à son nom et lant de prix à ses ouvrages. On ac cuse , avec une sorte de raison , l'engouement des amateurs, qui paient un tableau comme une tulipe, uniquement pour la rareté. Mais, devant un tel prodige de l'art , il faut bien changer d'avis , il faut. bien convenir qu'en le couvrant de monceaux d'or, en le payant comme une seigneurie ( 1 ) , on ne fait que lui rendre justice et le mettre à son prix. Jacques Ruysdaël aussi mérite un article à part. S'il n'a pas à Saint - Pétersbourg, comme Paul Folter , la plus grande collection de ses æuvres et les plus magnifiques, treize pages cependant, dont plusieurs sont excellentes, supérieures , for . ment une part assez belle pour que l'Ermitage n'ait point à porter envie aux autres collections de l'Europe . On reconnaît quelquefois, dans les figures de ces paysages la main d'Adrien Ostade el d’Adrien Van - de-Velde, ce qui augmente, s'il est possible , leur attrait et leur valeur. Quatre d'entre eux m'ont surtout frappé d'admiration . L'un est petit et très simple ( n ° 62 de la salle XXI ) : un site sablonneux, une route tor lueuse, un paysan suivi de son chien ; rien de plus. Mais sur cela un voile de mélancolie qui touche et serre le cæur au ( 1 ) Le tableau de Paul Potter est entré, dit -on, pour 250,000 fr . dans l'estimation totale du cabinet de la Malmaison . 274 LES MUSÉES DE RUSSIE. lant que la scène la plus pathétique. Un autre ( n. 1 de la salle I ) , qu'on a hissé au-dessus de la porte d'entrée comme des Amours de Vanloo ou des Bergères de Boucher, est d'aussi simple composition , quoique de dimensions bien plus vaste : un sentier dans un bois , et , sur le bord d'une eau dormante , un grand hêtre que les ans ont à demi-dé pouillé de ses rameaux. Dans le troisième (nº 18 salle I ) , très grand aussi , le principal personnage , si l'on peut ainsi dire, est encore un vieux hêtre , l'arbre chéri de l'artiste , brisé par la foudre et tombé dans les eaux d'un torrent qui forme, en roulant sur des masses de rochers, une magnifique nappe d'eau. Le quatrième ( qu'on a porté de la salle II à la salle XXXIII , où il n'a pas de numéro ) semble réunir les deux autres. C'est aussi dans une forêt profonde un grand hêtre abattu ; c'est une flaque d'eau dormante , cachée pres que sous les larges feuilles des nénuphars. Deux ou trois oi seaux d'eau , perchés sur leurs longues pattes , un passant dans le lointain , voilà tout ce qui anime cette solitude ; mais l'aspect en est plein de silence , de mystère, de douce tris tesse , et jamais Ruysdaël, le peintre mélancoliqne , n'a mieux parlé aux âmes tendres et rêveuses. On le retrouve encore dans un beau paysage de son élève Minderout Hobbema ; mais après Ruysdaël, je ne puis plus citer que par leur nom les autres paysagistes de l'école , Py nacker, Moucheron , les deux Van -der - Neer. Everdingen, Ka rel Dujardin , et je passe aux sujets d'une autre espèce. Mel chior Hondekoter : le Combat d'un coq et d'un dindon dans une basse cour, grand, fini et vrai comme les animaux morts de Veenix ou de Fyt , mais qui a de plus le don de la vie . -Jean Van der Heyden : trois Vues, prises au milieu de la ville de Harlem, sur un canal d'Amsterdam et dans la cathétrale de Cologne, avec des figures d'Adrien Van-de Velde. Ces trois vues, dont la dernière est fort pâle , mais les autres d'une plus énergique couleur, offrent également ce SAINT- PÉTERSBOURG. 275 fini prodigieux dans les moindres détails des choses inani mées, qui ne peul se comparer qu'au fini de Denner dans les visages . Ils sont les deux héros de la patience ; mais Van der -Heyden a composé ou copié d'assez vastes ensemble , tandis que Denner , faible dessinateur, n'a jamais réuni deux figures dans le même cadre. —Adrien Van de Velde : un paysage animé, toul-à -fait dans le genre de Paul Potter, mais où les personnes et les animaux sont de proportions plus grandes. —Jean Van -Huysum : quelques excellents ta bleaux de fleurs et de fruits, sujets où nul ne le surpasse, et même deux paysages du genre pastoral. Mais il se pourrait fort bien qu'il eût seulement placé des corbeilles de fleurs dans deux paysages de son père, Juste Van -Huysum . Il ter mine ainsi , dans les dernières délicatesses du naturalisme, la liste des anciens Flamands , qui remonte sans interruption jusqu'aux Van -Eyk . ÉCOLE FRANCAISE. En voyant la composition du musée de l'Ermitage , on se demande avec surprise comment il est possible d'y trouver réunis deux cent vingt - deux tableaux français, lorsque tous sont antérieurs au présent siècle , à l'école féconde outre mesure, en artistes et en ouvrages, que l'on fait commencer seulement avec Louis David. Assurément, Catherine II , qui faisait pénétrer dans son empire les usages , l'esprit et le goût français, à qui Voltaire adressait ses plus fines flatteries , et qui entretenait à Paris toute une diplomatie au petit pied, toute une légation de commissionnaires en modes , livres et tableaux , assurément, dis - je , la Semiramis du Nord a beaucoup mieux que nous -mêmes colligé et conservé toutes les productions artistiques, ou soi-disant telles , de notre pays 268 LES MUSÉES DE RUSSIE. briel Metzu : quelques petits sujets dans les genres de Ter burg et de Gérard Dow, ses deux maîtres ; comme le pre mier, une jeune dame élégamment vêtue à qui l'on présente un plat d'huîtres ; comme le second, un Repas de Familie, auquel prennent part le stathouder Guillaume II , sa femme Marie d'Angleterre , et leur jeune fils , depuis Guillaume III . Laborieux et fécond autant que Téniers , dans une vie de moitié plus courte , Philippe Wouwermans mérite aussi une mention toute spéciale. A l'Ermitage , comme Téniers, comme Rembrandt , comme Rubens , il a une salle à lui , et c'est un honneur, un droit , qu'il achète suffisamment par la réunion de quarante- neuf ouvrages. On connaît les sujets ordinaires de Wouwermans , des combats de cavalerie , des haltes , des camps , des chasses , des auberges , des écuries , des manéges , des abreuvoirs , toutes les espèces de paysages animés où se peuvent placer des chevaux. Aucun d'eux ne manque à l'Ermitage , et voici , dans ce demi-cent de cadres, ceux que je recommande le plus à l'attention des visiteurs : une grande Chasse aux cerfs ( nº 9 de la salle VI) , char mante composition , pleine d'heureux détails ; une Mélée de cavaliers sur le bord d'une rivière ( n ° 26) ; un autre combat, nommé le Moulin brûlé ( n ° 31) très vif , très animé, où des masses de verdure mêlées aux tourbillons de flammes forment , suivant la remarque du livret , le plus harmonieux contraste ; une Écurie d'auberge (nº 39) ; un River (n ° 50) ; — une Chasse au héron , et un Manége en plein air (nº 43 et 34) d'une belle et vigoureuse couleur ; - la Vue d'une grande plaine , avec trois chevaux au pré , re serrée dans un panneau de six pouces sur quatre , très cu rieuse miniature ; - enfin , le Carrousel flamand ( nº 12) ; dans une plaine spacieuse , au milieu d'une foule de specta teurs ; un chat pendu par les pattes à une corde tendue, sert de but aux lances des cavaliers. Pleine de mouvement et de gaité , cette scène est vraiment superbe ; rien , j'en suis con - SAINT- PÉTERSBOURG, 269 1 vaincu , rien ne la surpasse , ni dans la collection , ni dans l'æuvre entière de Wouwerinans. Revenons aux élèves de Gérard Dow , dont il a coupé la série, et d'abord aux Miéris , qui se trouvent tous les quatre à l'Ermitage. François Miéris le père : son portrait et celui de sa femme en fine grisaille , et diverses petites Scènes d'in térieur où l'on reconnaît le premier disciple du maître. Guillaume et Jean Miéris , ses fils , et François Miéris le jeune , son petit- fils : d'autres scènes du même genre , du même style , où ils suivent pieusement leur père et leur aïeul , mais commc Ascagne suivait Énée , non passibus @quis. —Gaspard Netscher : divers portraits , et une seule Scène d'intérieur ( n ° 58 salle ***) où l'on retrouve claire ment les leçons de Gérard Dow . — Godefroy Sckalken et Pierre Slingelandt : chacun un simple échantillon de faible valeur. -Jean Steen : la Partic de tric -trac, où il s'est peint avec sa femme, et quelques scènes comiques, un cabaret, un fumeur , un goutteux , de la plus franche gaîté , de la plus belle couleur, enfin un Assuérus touchant Esther de son sceptre d'or , sujet que le peintre a sans doute voulu traiter sérieusement , doblement, et qui se trouve plus comique néanmoins qu'aucun autre. - Pierre de Huoghe : le Retour du marché, autre scène familière , mais très finie , très lumi neuse , parfaite , excellente , et donnant la plus haute idée d'un maître dont les ouvrages sont malheureusement fort rares. Adrien Van - der Werff : plusieurs sujets sacrés , Sainte Famille, Assomption , Descente de croix , toujours trop relevés pour sa manière fine , léchée, minutieuse, qui ne convient pleinement qu'aux petites scènes flamandes , et son portrait , où il s'est représenté complaisamment devant son chevalet, sa paletle à la main , ayant près de lui le sablier du Temps et une tête de mort couronnée de laurier : nouvel in dice de la présomption d'un peintre qui annonce lui-même son immortalité. 276 LES MUSÉES DE RUSSIE . pendant les deux siècles passés. Qu'elle ait eu tort ou raison , nous lui devons pleinement cette justice. En effet, l'on ne trouve pas seulement dans les salons et les boudoirs de son Ermitage les quelques noms illustres de notre ancienne école , dont nous parleronstoutà l'heure ; ni même ceux des artistes secondaires qui ont laissé, sinon de la renommée , au moins de la réputation , tels que Vouet, La Fosse , Natoire , Santerre, La Hyre , Lemoine , Lefèvre , Chardin , les Vanloo, les Coy pel , les Boullogne , les Détroy , Lancret, Largillière , tous plus ou moins peintres d'histoire; tels que Desportes , l'habile peintre d'animaux, Robert, l'habile peintre de ruines , Patel , l'heureux imitateur de Claude, ou les frères Lenain , Toqué et madame Lebrun, qui ont réussi dans le portrait ; c'est encore une foule absolument nouvelle , des gens morts de toutes fa çons, dont personne ne parle plus , dont personne n'avait peut être parlé , Verdier , Sylvestre , Pesne , Raoux , Moitte , Le maire, Pierre , Demachy, Colombel , Cousin , Delacroix , Hallé , Jeaurat, Pater, Licherie , Galloche , Si j'en connais pas un , je veux être pendu . Certes, nous ne nous doutions pas en France, oublieux que nous sommes, d'avoir eu cette innombrable pléïade de peintres, contemporains de Lebrun , de Walteau et de Greuze; il faut aller en Russie pour apprendre seulement leurs noms. C est du N rd aujourd'hui, etc. Nous voudrions bien , pour reconnaître ce galant procédé, pouvoir exhumer des tombes de l'oubli quelque artiste ou quelque ouvre digne de sou - venir. Mais vainement avons- nous cherché par toutes les salles , dans tous les cadres, sous tous les numéros ; il faut se borner prudemment aux douze ou quinze noms déjà consa crés par le suffrage universel. Nicolas Poussin est partout le premier des peintres fran SAINT- PÉTERSBOURG . 277 çais. Mais , dans les vingt- trois compositions qui lui sont al tribuées à l'Ermitage, il en est peu qui révèlent pleinement l'illustre auteur du Déluge et de la Femme adultère. Le Cacus et le Polyphéme me paraissent des copies de ceux du Louvre et du Museo del Rey de Madrid ; le Testament d'Eudamidas est seulement l'esquisse du tableau que pos sède l'Angleterre ; et les deux Victoires de Josué, ainsi que les deux épisodes de la Jérusalem délivrée, sujets confus, faiblement touchés, d'une couleur crue et monotone, sont probablement des essais de jeunesse. Je ne retrouve, je ne reconnais notre grand Poussin , notre peintre poète et philo sophe , que dans une belle Amphitrite portée sur les eaux ; dans une Esther évanouie devant Assuérus, peinture très assombrie, mais noble et forte composition, où l'on ne peut trop admirer le groupe des femmes; — enfin, dans une Visitation de sainte Elisabeth, très grande page et très importante, dont la couleur, également sombre et bistrée , ne peut ni cacher ni amoindrir le style imposant et magni fique. Quant aux meilleures æuvres de Sébastien Bourdon et de Jacques Stella , élèves préférés de Poussin dans les sujets d'histoire , elles rappellent le maître en l'affaiblissant. Mais de Gaspard Poussin (Dughet), il faut au moins recommander quelques excellents paysages , le Chasseur, le Pêcheur, la Cascade, dans la manière grave et forte du Diogène et du Phocion. Il faut recommander encore un saint Pierre re niant Jésus, ou , si l'on veut, des Soldats jouant aux dés , par l'imitateur de Caravage , Moïse Valentin, qui fut l'ami de Poussin à Rome, et qui pouvait , avec une moins courte vie , devenir aussi son émule. Avant l'acquisition du cabinet de l'impératrice Joséphine, j'aurais probablement parlé du Lorrain ( Claude Gelée ) comme du peintre des Andelys ; je me serais plaint aussi de ne pas le trouver à l'Ermitage, complet, entier, digne en tout de lui-même. Malgré ses dix ouvrages, malgré de su 16 278 LES MUSÉES DE RUSSIE. perbes échantillons, tels qu'un Site d'Italie ( nº 22 de la salle XIX ) , un Port de mer ( nº 36) , et les deux grands paysages antiques ( nºs 51 , 59 ), où se voient d'un côté Apol lon et Marsyas, de l'autre, Apollon et la sibylle de Cumes, j'aurais encore cherché, dans mon orgueil de compatriote et d'admirateur enthousiaste , un plus éclatant chefd'æuvre. Mais la Malmaison a fort heureusement absous l'Ermitage de tout reproche en lui livrant une magnifique série de quatre pendants, le Matin , le Midi, le Soir et la Nuil, où l'aide habituel de Claude, Filippo Lauri, a peint la Rencon tre de Jacob et de Rachel, le Repos de la sainte Famille, la Pêche de Tobie et la Lutte avec l'Ange. J'ai trop sou vent essayé de décrire quelques pages du Lorrain , j'ai trop vanté, suivant la profonde et inépuisable admiration qu'il me cause , le Raphaël du paysage, pour qu'il soit besoin de ré péter ici des descriptions bien insuffisantes et des louanges bien superflues. Dire que cette précieuse série de quatre pendants égale les plus fameux chefs-d'æuvre de Paris ou de Londres, et surtout ceux de Madrid qu'ils rappellent aussi par le sujet, n'est ce pas en faire sans phrases le plus pompeux éloge ? Mais, à propos de ces paysages italiens transportés au nord de la Russie , l'occasion se présente de toucher une question d'art qui prête à de nombreuses discussions, et qui n'est pas sans intérêt : Est - il vrai qu'il faille absolument, pour bien apprécier une peinture, et généralement toute æuvre d'art , pour bien en sentir les mérites et les beautés, la voir dans le pays même où l'a faite son auteur ? En d'autres termes, est- il vrai que le déplacement lui ôte à coup sûr une grande partie de sa valeur morale ? On pourrait peut- être, au contraire, rappeler l'opinion de Montesquieu qui prétend que, si la nature a place dans les régions méridionales une partie des productions les plus uties aux habitants des régions du nord, et réciproquement, SAINT-PÉTERSBOURG. 279 c'est qu'elle a voulu , en donnant ainsi des aliments au com merce , créer des liens de bonne relation et de confraternité entre tous les hommes ; et dire aussi qu'en changeant de place , de région , presque de nature, une auvre d'art ac quiert au moins l'attrait de la nouveauté , du contraste ; qu'elle est comme une blonde et blanche fille du Nord amenée sous le ciel brûlant des tropiques, ou comme une brune du Midi, aux cheveux d'ébène, aux yeux de velours , conduite au milieu des neiges du cercle boréal. Leurs attraits sem blent augmenter à mesure qu'elles s'éloignent de leur pa trie, parce qu'ils deviennent plus rares , plus inconnus, dès lors plus saisissants. C'est ce qui arrive, entre autres , pour les chansons et les danses nationales. Mais , sans chercher à la retourner, prenons la question dans ses termes . Je crois très fermement qu'une cuvre d'art n'est com plétement expliquée à l'ail et à l'esprit du spectateur que sur la place et par la place où elle a pris naissance ; que, par exemple, Raphaël et Claude ont besoin, pour être bien com pris, que l'on connaisse la nature italienne, c'est - à - dire les types de la population , le ciel , la terre, la lumière, tous les objets qu'ils ont eus pour modèles, tout le milieu où ils ont vécu . De même, Rubens et Ruysdaël ont besoin , pour être compris, justifiés , admirés, que l'on connaisse la nature flamande. Mais je crois aussi que, cette connaissance une fois acquise, cette révélation complète de l'artiste une fois ob tenue , on les porte facilement partout avec soi ; et qu'il ne faut pas un grand effort d'imagination pour se rappeler, de vant Rubens et Ruysdaël, la nature Namande, devant Ra phaël et Claude, la nature italienne ; partant, pour apprécier, en quelque part qu'on les rencontre, toutes leurs beautés et tout leur mérite. Autrement (je ne parle pas des monuments de l'architecture , qui ne peuvent être déplacés, et dont l'imitation , entre contrées très différentes, ne produit guè res que des monstres), autrement nulle æuvre d'art ne pour 280 LES MUSÉES DE RUSSIE. rait impunément se dépayser. Alors comment expliquer que l'Italie entière n'ait peut- être pas conservé dix tableaux de Claude , qui fit tous les siens dans cette patrie adoptive, sa patrie d'artiste, tandis que l'Angleterre les recherche avide ment, les paie au poids de l'or , les amoncèle dans ses gale ries publiques et ses cabinets d'amateurs ? N'esl-ce pas , au contraire, que les Anglais, grands touristes , sont ravis de retrouver, dans les tableaux de Claude, la plus belle image d'une contrée dont ils ont admiré le ciel et la terre ? Autre ment encore , comment expliquer que les marbres du Par thénon , arrachés à leur temple, à leur point de vue , à leur Jumineux soleil , puissent encore, entre de sombres murs en brique , sous les brumes de la - Tamise, nous confondre d'ad miration , nous ravir en extase ? Non , non ; le beau n'est pas une question de latitude et de thermomètre, pas plus que de siècle et de mode ; il ne dépend ni du lieu ni du temps. Par tout et toujours, il est le beau ; partout et toujours, l'âme humaine peut le saisir , le comprendre, s'en repaître , s'en rassasier, et savourer en lui sa véritable ambroisie sur la terre . Revenons à nos peintres français. Avec un intéressant portrait de mademoiselle de La Val lière en Flore , et une Cléopâtre imitée de Guide, Pierre Mignard (qu'on appelle le Romain , ce qui veut dire un peu le Raphaël, sans doute parce qu'il avait peint une sainte Famille, la Tierge à la grappe), a dans les salons de l'Er mitage un grand tableau représentant la Famille de Darius aux picds d'Alexandre, qui fut gravé par le célèbre Ede Jinck . Mignard le peignit, dit - on, en opposition du chef d'ouvre de Lebrun , et partagea les suffrages de la cour , un peintre de portraits qui flatte ses modèles est toujours sûr de leur préférence. Quant à Charles Lebrun, il n'apporte au concours , en original , que des essais de jeunesse, très au dessous de son non et de son talent; mais il se recommande car SAINT- PÉTERSBOURG , 281 davantage par une excellente copie de la plus fameuse fresqjuc des chambres du Vatican , l'Ecole d'Athènes. Eustache Le sueur, si l'on en croit le catalogue , aurait sept ouvrages dans la galerie des tzars. Quelle bonne fortune ! Sept ouvrages d'un maître mort à trente - huit ans , et qui en a peu laissé hors du cloître des Chartreux où il finit sa trop courte vie ! Mais d'abord quatre des sept ne sont que de simples esquisses , dont l'authenticité est incertaine. Il n'y a d'important qu'un Moïse enfant exposé sur les eaux du Nil par sa mère Jocha bed , et un Martyre de saint Etienne. Le Moïse est un grand tableau , de noble ordonnance, de forte exécution , qu'on peut, sans lui faire injure, attribuer au digne rival de Poussin . Mais comment l'accuser du Martyre de saint Etienne ? Cette toile immense renferme dix - neuf personna ges plus grands que nature . Jamais Lesueur , si je ne me trompe, n'a peint dans de telles proportions ; il préférait les demi-figures. Et d'ailleurs où est son style si grandiose, où est son dessin si énergique, où est sa couleur si bien appro priée au sujet ? Dans ce groupe gauchement réuni, sans pas sion , sans mouvement, dans ces visages calqués l'un sur l'autre , et tous busqués comme des têtes de chevaux nor mands, où reconnaître l'admirable auteur de la Vie de saint Bruno ? Je vais citer plus à la håte. Du Bourguignon ( Jacques Courtois) : quelques morceaux en imitation de Salvator et de Wouwermans, et deux vastes pendants, la Sortie d'une place assiégée et l'Attaque d'une batterie (nº 97 et 79 de la salle XIX ), non moins précieux par la rare perfection du travail que par la grande dimension des cadres. D'Hya cinthe Rigaud : un beau portrait de vieillard , qu'on dit celui de Fontenelle dans un âge avancé. Je ferai remarquer pour tant que, si c'est Fontenelle, il n'a pu être peint par Rigaud vers la fin de sa longue carrière, puisque, né en 1657 , il vé cut un siècle entier , et que Rigaud, né en 1659, ne dépassa 10 . 282 LES MUSÉES DE RUSSIE. point l'âge de soixante-quatre ans. — D'Antoine Watteau : Marche et Halte de troupes, Danse et Diner champêtre, touchés avec esprit , grâce , finesse , et de sa plus charmante couleur ; puis encore , le croira - t - on ? une sainte Famille dans un paysage . Oui , Watteau a peint une sainte Famille ; il a fait de l'histoire, de l'histoire sacrée , et je le dénonce pour Romain , pour classique , pour académique, aux amateurs du Pompadour, aux enthousiastes du rococo. Lorsqu'en visitant l'Ermitage, M. Horace Vernet a passé le seuil de la salle XIX, consacrée spécialement à l'école fran çaise, il a pu se croire dans un musée de famille . Il a trouvé réunis dix-sept tableaux de son célèbre aïeul Claude - Joseph Vernet. Dans ce nombre , plusieurs sont très choisis , très im portants , non moins que les Ports de France rassemblés au Louvre. Je citerai de préférence deux séries de pendants, les Vues de Palerme et de Reggio en Calabre (nºs 29 et 44) , et les Marines au soleil levant et au clair de lune ( nos 30 et 45 ) ; puis des Naufragjes (nºs 2 et 8 ) , et celui de Virginie à l'île de France (nº 12 , salle XLVIII) . Sans doute il ne faut chercher dans ces Marines ni Claude , ni Salvator , ni Bac kuysen ou Guillaume - Van -de - Velde. Mais, après ces maîtres du genre dans des manières diverses , nul ne dispute le pre mier rang à Joseph Vernet, dont la peinture, au dix - huitième siècle , est pleine de raison , de naturel, d'ampleur et de soli dité. Citons après lui deux petits paysages de Lantara , pour rappeler le nom de cet ivrogne de talent , mort à l'hôpital; et, pour finir, le Paralytique servi par ses enfants, l'une des plus grandes et des plus charmantes compositions de Greuze, qui , touchant par son âge au siècle présent ( il est mort en 1805 ) , et par sa manière à Prudhon , nous amène aux débuts de l'école actuelle , à qui l'on n'a point encore ouvert les portes du palais de l'Ermitage , pour elle seule in hospitalier. SAINT- PÉTERSBOURG . 283 ÉCOLE ESPAGNOLE . Si l'on s'étonne de rencontrer au musée de Saint- Péters bourg plus de 200 tableaux de l'ancienne école française , on peut éprouver une surprise au moins égale en y trouvant jusqu'à 110 tableaux de l'école espagnole , qui a fleuri à l'au tre bout de l'Europe, et qui est restée, on peut le dire, in connue à toutes les nations étrangères jusqu'au siècle présent. C'est une collection rare , curieuse , distinguée, qui peut ri valiser avec une certaine autre collection plus nombreuse, et dont le premier tort fut d'être annoncée dans notre pays avec trop de pompe et de fracas. Toutefois, je n'avancerai pas , comme le livret , que « elle offre une série assez complète » des trois principales écoles d'Espagne, Madrid , Séville et » Valence. » Ce serait dire un peu plus que la vérité. Je ferai remarquer aussi à propos de cette phrase , d'abord que l'or dre chronologique exige le renversement des noms : il faut dire Valence, Séville et Madrid ; et puis, il faut ajouter une quatrième école , celle de Tolède , qui précéda les trois au tres . En supprimant Tolède, où placerait - on Moralès, Blas del Prado, le Greco, Tristan et ses condisciples ? Cette suppres sion a fait commettre quelques erreurs dans la répartition des maîtres parmi les écoles ; d'autres erreurs assez fréquentes ont échappé dans l'orthographe des noms propres je citerai pour unique exemple celui de Chimenii da Torres, qui ne peut pas être espagnol), et d'autres encore dans certains dé lails biographiques. Pourquoi dire , en prenant un nouvel exemple à propos du portrait de Lope de Vega ( et non Lo pez) , pourquoi dire : « Il composa au- delà de quatre cents » pièces de théâtre, sans parler de ses innombrables poèmes. » Les poèmes de Lope ne sont pas innombrables , car on compte aisément jusqu'à six ou sept, la Jérusalem conquise , 284 : LES MUSÉES DE RUSSIE. les Larmes d'Angélique , la Circé, la Gatomachie, le Pèle rin , l’Art de faire des comédies, et peut-être quelque autre pièce didactique ; mais c'est bien au delà de quatre cents pièces de théâtre qu'il écrivit , c'est au-delà de deux mille , si l'on réunit aux comédies profanes de capa y espada les drames religieux nommés autos sacramentales. Après ces petites querelles faites dans l'intérêt du catalogue futur, mais que je regretterais amèrement si l'on y trouvait quelque ombre de pédantisme, nous allons examiner succes sivement la part des quatre écoles , en nommant toujours dans chacune d'elles les meilleurs maîtres et leurs meilleures cuvres. Ecole de Tolède. Antonio del Rincon : Rien ne serait plus précieux qu'un échantillon de ce vieux maître , qui , né en 1446 , alla l'un des premiers étudier l'art en Italie , où il ap prit , dit - on , d'Andrea del Castagno lui -même les procédés de la peinture à l'huile, et qui devint à son tour peintre des rois catholiques , Ferdinand et Isabelle . Mais la madone qu'on lui attribue est d'un caractère trop moderne pour appartenir à son époque. Luis de Moralès ( et non Cristobal Perez Moralès) surnommé El divino : une belle Mater dolorosa, dans le genre religieux , ascétique, toujours empreint de sainte douleur et d'ardente piété , qui valut à Moralès, en Espagne, le surnom dont l'universelle admiration salua Ra phaël en Italie. Blas de Prado : on a mis un Christ et une Vierge sous le nom de ce peintre qui passa une partie de sa vie dans le Maroc, et dont les rares ouvrages sort fort difficiles à reconnaître. Domenico Theotocopuli, surnom mé El Greco : le portrait du célèbre Don Alonzo de Ercilla y Zuñiga, qui composa de ses aventures guerrières le long et beau poème de l’Araucana. Ce portrait , dans la manière raisonnable du Greco, fut peint sans doute avant que l'élève de Titien , né dans la Grèce et établi à Tolède où il fonda une école , se fît volontairement faux et ridicule pour se rendre SAINT- PÉTERSBOURG . 285 original. - Fray Juan Bautista Mayno : une Adoration des bergers, réunion de portraits dans la manière de Véronèse, où l'on retrouverait probablement la famille de Philippe III , car le dominicain Mayno fut le maître de peinture du prince des Asturies , depuis Philippe IV. — Luis Tristan : un por : trait de Lope de Vega qui a pour inscription Lupus de Vega Carpio ) digne à la fois du poète universel et de l'élève pré féré du Greco, qui devint le premier des peintres de Tolède. École de Valence. Juan de Joanès : deux figures en pied , dans le style des disciples de Rapbaël; - Sainte Anne, à qui l'ange annonce la fin de sa stérilité : Ne timeas, Anni , concipies et paries Mariam , Dei matrem , et Saint Do. minique tenant la terrible devise de l'inquisition , Timete Deum , quia vcniet hora judicii ejus. Je ferai remarquer, à propos de Joanès, qu'on a tort de lui donner dans le livret le surnom de Vicente , sous lequel fut connu son fils. L'il lustre fondateur de l'école valencienne s'appelait Vicente Juan Macip. En Italie , il eut la fantaisie , alors fort com mune, de latiniser un de ses prénoms, Joannes, et de s'en faire un surnom de peintre. De là vint, par habitude et cor ruption , le nom que lui donnent toujours les Espagnols, et sous lequel il faut le désigner , Juan de Joanès. —Francisco et Juan Ribalta : parmi leurs æuvres, que l'on confond habi. tuellement en Espagne sous le nom commun de los Ribal tas , on donne au père une Mise en croix , une Madrleine au tombeau, et une Sainte Catherine, dans le style des Carrache , sous lesquels il étudia en Italie ; au fils une belle Rencontre d'Anne et de Joachim , d'un pinceau plus moel leux et plus délié. Josef Ribera, surnommé à Naples lo Spagnoleito : je crois devoir reproduire ici l'observation déjà faite, qu'ayant passé toute sa vie d'artiste en Italie , Ri bera fut plutôt el mieux connu en Europe que nul autre peintre espagnol. A l'Ermitage, sur les huit tableaux qui for ment sa part, quelques- uns sont de premier choix : deux 286 LES MUSÉES DE RUSSIE. des Philosophes mendiants dont il fit plusieurs séries, - unc charmante Sainte Lucie portant deux yeux sur un plat d'argent, en pendant d'un Saint François de Paule re connaissable à la devise des minimes dont il fut fondateur, Caritas, un Saint Sébastien secouru par les saintes femmes, très belle académie, peinte dans la forte manière de Caravage, mais avec plus de style et de noblesse, -enfin un Saint Jérôme au désert, appelé par la trompette de l'ange, autre superbe académie, égalant l'autre Saint Jé . róme qu'on a justement placé dans la salle des Capi d'opera au musée de Naples. École de Séville, qu'il faudrait plutôt appeler école d'An . dalousie, pour y comprendre celles de Grenade, de Murcie et de Cordoue. - Pablo de Cespedès : on sait que la plupart des tableaux du savant Cespedès, qui fut aussi statuaire , ar chitecte , philologue, antiquaire et poète, ayant été faits pour le collége des jésuites de Cordoue, ont disparu après la sup pression de l'ordre par Charles III ; en recueillir quelques uns est donc, pour toute collection , une vraie bonne fortune, et je crois que l'Ermitage peut s'applaudir de l'avoir eue. La Tête du Christ semble, en effet, une précieuse étude pour la fameuse Cène, rivale de la fresque de Léonard , qui orne une des chapelle de la Mezquita ou cathédrale arabe de Cordoue ; et le Martyre de saint Étienne, en petites proportions , rappelle bien un digne et enthousiaste élève de Michel- Ange. Juan de Las Roelas : le Sacrement de l’Eucharistie, pelit tableau que je cite surtout pour ne pas omettre le nom d'un peintre qui propagea en Espagne le style vénitien . - Francisco Zurbaran : la Vierge Marie, jeune fille en prières , unique et faible échantillon de l'aus lère et puissant bistorien des rigueurs du cloître. — Diego Velazquez de Silva : on lit ce grand nom sur onze cadres à l'Ermitage. Je ne crois pas qu'il y ait , dans tous les musées el cabinets de Paris , dix ouvrages reconnus du maître illus SAINT- PÉTERSBOURG . 287 tre qui , ayant appartenu toute sa vie à Philippe IV , comme pintor de camara , a laissé toute son æuvre dans le palais de Madrid. C'est dire assez qu'à Saint- Pétersbourg on a trop prodigué son nom . Pour le Buveur ( n° 62 , salle XLI), pour le Paysage (n ° 67) , pour la Mort de saint Joseph (nº 105 ) , j'affirme hardiment qu'ils ne sont point de Velazquez. Quant aux Vues de Sarragosse et de la Caraca ( arsenal maritime situé dans la baie de Cadix et non à deux lieues de Séville) , on les a placées si haut et si mal qu'il est impossible de re connaitre si elles sont de Velazquez lui-même, qui a peint effectivement de semblables vues, ou de son gendre Mazo Martinez , qui l'a parfaitement imité dans ce genre comme dans le portrait. Je ne vois d'acceptable pour Velazquez que trois Études, une tête de jeune paysan riant aux éclats ( nº 37 ) , - la première ébauche du portrait d'innocent X ( n ° 31 ) , qui est au palais Doria de Rome, après avoir eu les honneurs de la procession , --- et le portrait en buste du comte- duc d'Olivarès , qu'il a plusieurs fois répété , à mi corps, en pied et à cheval. Tout cela ne donne guère l'idée du maître éminent dont j'ai tâché d'analyser les œuvres et la manière dans l'article du Musée de Madrid ( 1 ) . Je citerai , près de ses æuvres, et comme parmi elles, le beau portrait d'un provincial des capucins par son esclave affranchi, Juan de Pareja, duquel on peut trouver, dans le même article , la curieuse et touchante histoire ( 2 ) . Alonzo Cano : on lui attribue une Madone et un Enfant Jésus , qui , fussent-ils de lui tous deux , ne sauraient davantage représenter un ar tiste fameux , qu'on a nommé le Michel Ange espagnol pour indiquer la pluralité de ses talents, et l'Albane espagnol pour caractériser la sagesse et le charme de sa peinture. - Pedro de Moya : un portrait de femme, que je cite , comme l'Eu ( 1 ) Voir au volume des Musées d'Espagne , page 124 et suiv . (2) Id ., page 136 el suiv. 288 LES MUSÉES DE RUSSIE. - charistie de Las Roelas, pour nommer au moins ce peintre voyageur, qui , à son retour d'Angleterre, eut le mérite d'être intermédiaire entre Van- Dyck et Murillo. Bartolomé Es taban Murillo : plus généreusement traité que ses illustres rivaux de l'Espagne, Velazquez et Ribera , Murillo ne compte pas moins de dix neuf cadres dans la galerie de l'Ermitage. Ce serait beaucoup, même pour ce peintre si laborieux et si fécond, qui , jouant à Séville le rôle de Rubens à Anvers , cou lonna toute l'école, dont il ne fut pas le fondateur, comme dit le livret , puisqu'au contraire elle mourul après lui , mais la plus complète et la plus brillante personnification . Il faut donc retrancher quelque chose de sa part , et d'abord un grand Saint Florian martyr (n ° 29 de la salle XLI ) , car jamais il n'a peint ainsi , sans perspective , et d'une mono tone couleur rougeâtre . Ce Saint Florian rappelle plutôt la manière de Francisco Herrera le -Jeune. · La petite Sainte Famille (nº 42) est une simple esquisse. -- L'Échelle et la Bénédiction de Jacob , grands paysages pâles , froids et vides , pourraient bien être d'Iriarte, longtemps son aide , son collaborateur, et dont il aurait seulement peint les figu res. — Enfin , la Fuite en Égypte ( n ° 43) et le Calvaire ( 11° 51 ) , touchés dans le style de Van- Dyck, marquent sa pre mière époque. On aurait dû leur joindre, au lieu de la mettre sous le nom de Bocanegra ( nº 55) , la copie réduite d'une par tie de son grand tableau de Sainte Claire mourante, qu'il fit à vingt-huit ans, au retour de Madrid , et qui devint le premier fondement de sa haute renommée. Si l'on veut trou ver Murillo , le vrai Murillo , il faut, je crois , le chercher de préférence dans le Jeune garçon et la Jeune fille ( n . 1 et 10 ), charmants tous deux , quoique de la manière froide; une Adoration des bergers ( nº 9) , esquisse finie et très délicate ; une Nativité ( n° 104 ), où , comme dans la Nuit de Corrége et dans plusieurs compositions de Honthorst, le corps lumineux de l'Enfant- Dieu éclaire toute la scène ; SAINT- PÉTERSBOURG, 289 une Assomption , où d'excellents groupes de petits anges rachètent la vulgarité du sujet, tant de fois répété par l'ar tiste ; enfin une vaste composition ( nº 9 de la salle III ) , qui représente l'assassinat d'un prêtre frappé par deux bri gands devant son prie- Dieu. Le livret , très réservé cette fois, désigne le sujet sans le nommer. C'est évidemment le Mar tyre de saint Pierre de Vérone, moine dominicain canon nisé; ce sujet avait déjà produit deux chefs -d'oeuvre , l'un de Titien à l'église San Giovanni- San-Paolo de Venise, l'autre de Dominiquin , à la Pinacothèque de Bologne ( 1 ) . Moins im portant que les tableaux de ses devanciers, celui de Murillo , malgré des qualités saillantes où le maître se reconnaît sans peine, ne saurait non plus prétendre au premier rang dans son œuvre ; et , pour ne prendre des points de comparaison que loin de l'Espagne, il n'égale ni le Miracle de saint Fran çois de Munich , ni la grande Madone de la galerie des princes Esterhazy à Vienne . École de Madrid . Juan Fernandez Navarrete , el Mudo : un Saint Jean en prison, belle figure à mi-corps, dans le style de Titien , sous lequel étudia ce sourd -nuet de nais sance , que les instincts naturels , les penchants innés, firent peintre en dépit de son isolement parmi les hommes. – Vi cente Carducho : une grande et correcte Exlase de saint Antoine de Padoue, qui parait cependant petite , faible et pâle quand on se rappelle l'immense chef- d'œuvre qu'a lé gué Murillo à la cathédrale de Séville. Ce tableau est signé et daté de 1620 , ce qui rend inexplicable l'inadvertance où est tombé le livret , lorsqu'il ajoute : « Saint Antoine de Padoue mourut en 1630. » Comment le peintre aurait- il reproduit la vision du bienheureux durant sa vie et avant sa canoni sation ? Saint Antoine était mort en 1231 . - Juan Carreño de Miranda : un Saint Damien , figure à mi- corps , et un ( 1 ) Voir au volume de; Jusées I'llalię , pages 311 et 107 , 11 290 LES MUSÉES DE RUSSIE. Baptême du Christ, simple esquisse. --- Juan Antonio Es calante : un Saint Joseph, digne d'un maître plus renommé. Mateo Cerezo : une Conception et une Madeleine, ou . vrages de faible importance , et que l'artiste a souvent surpas sés. - Claudio Coello : une autre Madeleine, non supérieure, et son propre portrait. C'est un visage triste, morose, où l'on croit lire le caractère et le sort du pintor de camara de Charles II , qui s'illustra, jeune encore , par un magnifique ouvrage , le tableau de la Forma, mais que l'arrivée de Luca Giordano en Espagne fit mourir de dépit et de chagrin . Il fut le dernier des maîtres de la grande époque, qui avait com mencé aux premières communications avec l'Italie, et dont le cycle entier renferme à peine un siècle et demi. ÉCOLE ITALIENNE , Bien que les tableaux italiens forment au moins le quart du nombre total de ceux de la galerie , il me semble que , toutes proportions gardées , l'école italienne est plus faible à l'Ermitage que les autres écoles . Si l'on met en compte , avec la quantité des æuvres qu'elle a produites, la renomméc de ses maîtres , si ancienne, si générale , si éclatante , on con viendra qu'elle est moins richement représentée en Russie, non-seulement que l'école flamande -hollandaise , mais encore que les écoles de France et d'Espagne. Bien des noms s'y trouvent , de peu d'importance et de peu de valeur, marquant plutôt , dans chacune des écoles locales , la décadence de l'art que sa perfection ; et il faut dire aussi que , sous des noms plus haut placés dans l'estime du monde, bien des æuvres se trouvent qui n'ont ni plus d'importance, ni plus de valeur. En pénétrant, plein de respect , dans une si vaste et si splen dide collection , l'on voudrait rencontrer, avec tous les noms illustres, vénérés, auxquels s'attache une admiration sécu SAINT- PÉTERSBOURG . 291 laire , des auvres d'élite qui fissent éclater à tous les yeux la supériorité de leurs auteurs et justifiassent la renommée. Par une sorte de fatalité , les plus grands ont les moindres parts. Mais , encore une fois, que faire à cela ? Dès longtemps, les maîtres ne vivent plus que dans leurs ouvrages, et ces ouvrages sont recueillis presque tous dans des collections pu bliques, inaliénables. Ni désirs ardents, ni démarches acti ves, ni trésors offerts , ne peuvent rien créer de nouveau , ni rien prendre aux anciens sanctuaires. Malheur donc, mal heur aux derniers venus ! Vc tarde venientibus ! Comme je les rangerais dans la nouvelle galerie, je ran gerai ici les tableaux italiens qui valent une mention , soit pour les approuver, soit pour les contredire, en les classant sous six divisions, Florence, Parme et la Lombardie, Rome, Venise, Bologne et Naples. École de Florence. Léonard de Vinci : c'est son nom que les dates amènent le premier, et comme pour rendre sur le -champ témoignage à la vérité des observations qui précè dent. Sauf celui de Raphaël, en est- il un plus grand , plus respecté ? Mais les cuvres qui le portent répondent- elles au souvenir ou à l'idée qu'il éveille ? Parcourons- les rapidement. La sainte Catherine à mi- corps, provenant de la Malmai son (nº 1 , salle XL), peut être admise sans doute, malgré sa couleur très sombre , pour un ouvrage médiocre de l'illustre auteur de la Cène. Mais faut- il accepter aussi la petite Ma done allaitant ( n ° 32 , salle II ) , ou le Christ à mi-corps (no 17 , salle V ) ? Ils n'ont vraiment qu'une simple ressem blance, et non très prochaine, avec la manière de Léonard . L'autre Madone à mi- corps (nº 37 , salle V) , n'est- elle pas évidemment plus moderne que lui , et peut -on y voir autre chose qu'une intention fort louable et fort heureuse d'appro cher de l'illustre modèle ? Le buste de l'apôtre saint Jean n'est- il pas une copie du disciple bien - aimé de la Cène, faite à l'époque où cette admirable fresque, aujourd'hui presque 292 LES MUSÉES DE RUSSIE. effacéc, presque anéantie , vivait encore aux yeux de ses ad mirateurs ? Toutes ces œuvres sont de l'école , mais non du maître. Qu'on n'oublie pas d'ailleurs , l'histoire de Luca Fa preslo , que son père , le marchand de tableaux , employait à refaire les vieux peintres , et celle d'un artiste allemand, éta bli à Florence dans le siècle dernier , qui , après s'être enrichi à fabriquer des originaux, se vantait d'avoir dupé tout le monde, et d'avoir introduit sa contrebande effrontée jusque dans les palais des souverains et les galeries nationales. Quant au portrait de femme ( n ° 20 , salle XLV) , la preuve qu'il n'est point de Léonard , c'est l'erreur où tombe le ca talogue à son sujet : « Portrait à mi- corps, dit- il , de Joconde, surnommée la belle Ferronière, femme d'un maréchal-fer rant et maîtresse de François Ier . » La femme du marchand de fer des Halles, de ce mari jaloux qui empoisonna par son intermédiaire le galant monarque, n'était nullement la dame milanaise , Monna Lisa , femme de Francesco Giocondo, que Léonard peignit plusieurs fois, et qui devint comme son type de beauté. Reste le plus considérable ouvrage, la sainte Famille à mi-corps ( n ° 27 , salle V) . Mais vainement le ca talogue invoque en son honneur ces paroles de Lanzi : « Parmi les meilleures productions de Vinci, celle- ci , pen » dant le pillage de Mantoue, ful, dit -on , dérobée et cachée » avec soin , jusqu'à ce qu'après une longue vicissitude, elle » ſût vendue à très haut prix à la cour de Russie. » On peut répondre aussitôt que Lanzi ne l'avait donc point vue, et qu'il n'en parlait que par ouï dire. J'ignore si le judicieux historien de la peinture italienne eût accepté pour quvre du grand Léonard cette page défectueuse, où les deux femmes, iMarie et sainte Catherine , sont calquées l'une sur l'autre, où tout est laid , disgracieux , grimaçant; mais j'affirme qu'il ne l'eût pas nommée l'une de ses meilleures productions, surtout s'il avait connu l'autre merveilleuse sainte Famille, que le musée de Madrid a récemment reprise au monastère SAINT - PÉTERSBOURG . 293 de l'Escorial. Fra Bartolommeo della Porta : les figures en pied des apôtres saint Jean et saint André. On lui at tribue encore une Madone écoutant un concert d'anges. Mais cette peinture n'est-elle pas bien molle, bien fade pour l'austère disciple de Savonarole ? - Michel- Ange Buonarotti : un Enlèvement de Ganymède, dont le dessin est assuré ment de Michel- Ange, ou d'après lui , comme dans les ta bleaux de Vienne et de Londres sur le même sujet , mais dont la peinture est d'une autre main , peut- être de son élève Marcello Venusti , qui s'est à peu près borné à colorier ct reproduire les compositions du maître. - Andrea del Sarto : une sainte Famille , augmentée de sainte Elisabeth et de sain le Catherine, en demi- proportions ( n ° 5 , salle XL) ; et une autre sainte Familie , qu'on appelle la Visitation (n° 8 , salle XXVI) , parce qu'Elisabeth semble présenter à l'Enfant- Dieu son jeune fils le précurseur. Au dire du livret , « le musée de Paris possède une répétition de ce tableau ; » mais il y a dans le monde plusieurs autres répétitions du même sujet, et je ne sais trop quelle collection pourrait se flatter d'avoir sûrement l'original. Je ferai la même obser vation à propos d'une troisième sainte Famille (n° 65) et d'une quatrième encore (nº 57 , salle IV) , copiée ensuite par le Pontormo, en rappelant que de tous les maîtres éminents de l'Italie , Andrea del Sarto est peut- être celui qui a le plus donné prise aux imitateurs et aux copistes. Il faut être , pour lui , deux fois sur ses gardes. – Angelo Allori , le Bronzino : une Bethsabée sortant du bain, de grand style , qui semble enlevée d'une fresque et portée sur la toile. Lodovico Cardi , de Cigoli : une Cène, en demi- proportions ; mais peut - on lui attribuer aussi une vaste Circoncision, où les figures sont colossales (nº 10 , salle IV) ? Jamais Cigoli , je le crois au moins, jaunais l'élève d’Andrea del Sarto, devenu imitaleur de Corrége, n'a peint dans ces proportions et dans celle manière. Carlo Dolci, un Christ, une Vierge, uno 294 LES MUSÉES DE RUSSIE. sainte Catherine, un saint Antoine,etc. , dans la petite ma nière fine et gracieuse où est venue se perdre et s'éteindre avec lui la grande école de Florence. École de Parme et de la Lombardie. Andrea Mantegna : une Adoration des mages, réunissant trente-sept figures de petites proportions; l'une des vastes compositions de ce grave et savant maître , si important dans l'histoire de l'art par ses ouvrages et son exemple, et le doyen vénérable des peintres de l'Italic à l'Ermitage , ou plutôt de tous les pein tres qui s'y trouvent rassemblés, car aucun d'eux n'est an térieur à la première moitié du quinzième siècle. — Garo falo ( Benvenuto Tisio ) : une belle Mise au tombeau , la Femme adultère, et quelques autres petites compositions. Dans une Madone imitant sa manière , on voit l'aillet dont il signait souvent ses œuvres, et d'où lui vint son nom. Ainsi le copiste s'est fait faussaire. - Corrége ( Antonio Allegri ) : deux Groupes d'enfants, études qui ont servi probablement à ses grandes fresques du Duomo et de l'église San- Gio vanni de Parme, et un Mariage de sainte Catherine en proportions de miniature, plus petit encore que celui de Naples , dont il y a tant de répétitions et de copies. On lisait l'inscription suivante au revers du panneau : Laus Deo ! per donna Matilda d'Este. Antonio Lieto da Correggio fece il presente quadretto per sua divozione, anno 1517. Corrége n'avait alors que vingt-un ans. Ce quadretto serait donc la première pensée du sujet qu'il traita ensuite en fi gures de grandeur naturelle dans le célèbre tableau que nous avons au Louvre , et à l'époque de la maturité de son talent, peu avant sa déplorable fin . On attribue encore à Corrége une petite Madone dont l'histoire est fort romanesque, et le portrait d'un homme inconnu. Pour ce dernier , comme pour le Baccio Bandinelli d'Hampton - Court et le Médecin de Dresde , on est réduit aux suppositions, car les portraits de Correge sont d'une si grande rareté qu'on n'en montre SAINT-PÉTERSBOURG. 295 pas un dans toute l'Italie , et du très petit nombre qui lui sont donnés dans le reste de l'Europe, aucun n'est garanti par ce que les légistes nomment une ancienne possession d'État. — Caravage ( Michel-Angelo Amerighi ) : une figure allégorique de la Musique, bonne et forte peinture, un grand Martyre de saint Pierre, qu'a dû étudier son disciple Ri bera , le peintre des supplices, et un Couronnement d'é. pines dans le genre des Carrache ; c'est à leur école que peut se rattacher Caravage, qui n'eut point de maître ( quoique le livret le fasse élève du Josépin , qu'il détestait) , et qui ap prit les éléments de l'art en broyant la chaux et le mortier pour les peintres de fresques. - Benedetto Castiglione ( il Greghetto) : quelques tableaux anecdotiques, la Rencontre de Jacob et de Rachel , celle de Rébecca et du serviteur d'Abraham , Orphée chantant, Cyrus exposé et nourri par une lice , simples prétextes pour placer des animaux , les mettre en scène, et en faire les plus importants personnages de la composition. École de Rome. En arrivant à Raphaël , et prêt à nier, comme pour Léonard , la plupart des tableaux qu'on lui at tribue , prêt à repousser, pour l'honneur de son nom sans rival , ce que je crois d'injurieuses imputations, il faut que j'explique les raisons d'une sévérité qui peut sembler au moins excessive. Qu’un marchand de tableaux décore des plus pompeuses dénominations les ouvrages exposés dans ses magasins, les lois fort indulgentes du commerce lui donnent à peu près le droit d'agir ainsi; c'est aux acheteurs à se tenir sur leurs gardes . Qu'un amateur s'imagine posséder dans son salon bourgeois quelque impayable chef - d'ouvre ; pour quoi lui ôter cette innocente satisfaction ? Ce serait presque aussi coupable que d'ébranler la croyance d'un vrai chré. lien ; c'est la foi qui les sauve , les console et les réjouit tous deux . Mais il en est autrement d'une galerie publique, d'un musée placé sous la sauve -garde du prince et de la nation , 294 LES MUSÉES DE RUSSIE. sainte Catherine, un saint Antoine, etc. , dans la petite ma nière fine et gracieuse où est venue se perdre et s'éteindre avec lui la grande école de Florence. École de Parme et de la Lombardie. Andrea Mantegna : une Adoration des mages, réunissant trente-sept figures de petites proportions ; l'une des vastes compositions de ce grave et savant maître, si important dans l'histoire de l'art par ses ouvrages et son exemple, et le doyen vénérable des peintres de l'Italie à l'Ermitage , ou plutôt de tous les pein tres qui s'y trouvent rassemblés, car aucun d'eux n'est an térieur à la première moitié du quinzième siècle. — Garo falo ( Benvenuto Tisio ) : une belle Mise au tombeau , la Femme adultère, et quelques autres petites compositions. Dans une Madone imitant sa manière , on voit l'aillet dont il signait souvent ses æuvres, et d'où lui vint son nom. Ainsi le copiste s'est fait faussaire. — Corrége ( Antonio Allegri): deux Groupes d'enfants, études qui ont servi probablement à ses grandes fresques du Duomo et de l'église San- Gio vanni de Parme , et un Mariage de sainte Catherine en proportions de miniature, plus petit encore que celui de Naples, dont il y a tant de répétitions et de copies. On lisait l'inscription suivante au revers du panneau : Laus Deo ! per donna Matilda d'Este. Antonio Lieto da Correggio fece il presente quadretto per sua divozione, anno 1517. Corrége n'avait alors que vingt-un ans. Ce quadretto serait donc la première pensée du sujet qu'il traita ensuite en fi. gures de grandeur naturelle dans le célèbre tableau avons au Louvre , et à l'époque de la maturité de son talent, peu avant sa déplorable fin . On attribue encore à Corrége une petite Madone dont l'histoire est fort romanesque, et le portrait d'un homme inconnu. Pour ce dernier , comme pour le Baccio Bandinelli d'Hampton -Court et le Médecin de Dresde , on est réduit aux suppositions, car les portraits de Corrége sont d'une si grande rareté qu'on n'en montre que nous SAINT-PÉTERSBOURG. 295 pas un dans toute l'Italie , et du très petit nombre qui lui sont donnés dans le reste de l'Europe, aucun n'est garanti par ce que les légistes nomment une ancienne possession d'État. - Caravage (Michel-Angelo Amerighi ) : une figure allégorique de la Musique, bonne et forte peinture, un grand Martyre de saint Pierre, qu'a dû étudier son disciple Ri bera , le peintre des supplices , et un Couronnement d'é pines dans le genre des Carrache ; c'est à leur école que peut se rattacher Caravage, qui n'eut point de maître (quoique le livret le fasse élève du Josépin , qu'il détestait ) , et qui ap prit les éléments de l'art en broyant la chaux et le mortier pour les peintres de fresques. — Benedetto Castiglione ( il Greghetto) : quelques tableaux anecdotiques, la Rencontre de Jacob et de Rachel , celle de Rébecca et du serviteur d'Abraham , Orphée chantant, Cyrus exposé et nourri par une lice , simples prétextes pour placer des animaux, les mettre en scène, et en faire les plus importants personnages de la composition. École de Rome. En arrivant à Raphaël , et prêt à nier, comme pour Léonard , la plupart des tableaux qu'on lui at tribue , prêt à repousser , pour l'honneur de son nom sans rival , ce que je crois d'injurieuses imputations, il faut que j'explique les raisons d'une sévérité qui peut sembler au moins excessive. Qu'un marchand de tableaux décore des plus pompeuses dénominations les ouvrages exposés dans ses magasins, les lois fort indulgentes du commerce lui donnent à peu près le droit d'agir ainsi; c'est aux acheteurs à se tenir sur leurs gardes. Qu'un amateur s'imagine posséder dans son salon bourgeois quelque impayable chef- d'ouvre; pour quoi lui ôter cette innocente satisfaction ? Ce serait presque aussi coupable que d'ébranler la croyance d'un vrai chré tien ; c'est la foi qui les sauve , les console et les réjouit tous deux . Mais il en est autrement d'une galerie publique, d'un musée placé sous la sauve -garde du prince et de la nation , 296 LES MUSÉES DE RUSSIE . ouvert pour exemple aux artistes , pour enseignement non moins que pour récréation aux visiteurs du monde entier. Là, nulle supercherie n'est permise , ignorée ou volontaire , innocente ou coupable. Point d'illusion d'amateur, point de calcul de marchand. Tout tableau reçu dans un musée est revêtu d'une sanction , comme la monnaie qui a la garantie de sa valeur dans l'effigie du prince. Il n'y faut donc admettre aucun objet de bas aloi , rien qui soit entaché d'alliage , pas de fausse monnaie enfin . Voilà pourquoi , en général , pou . vant se montrer indulgent partout ailleurs , il faut être d'une rigidité en quelque sorte impitoyable quand il s'agit d'une galerie publique. Et puis , en particulier, comment ne pas étre sévère à propos des noms les plus illustres, d'autant plus exposés aux usurpations qui les avilissent, qui les dégradent , qui les calomnient ? Comment ne pas être sévère à propos de Raphaël ? Mettant à part un Jésus adoré, ouvrage douteux du Pé rugin , et que je crois seulement de son temps et de sa ma nière , nous trouvons huit pages signées du nom divin de Raffaello Sanzio . Mais laissons d'abord une petite Cène ( n° 27 , salle XXVI) , car le catalogue avoue qu'elle est seu lement l'æuvre d'un élève. Laissons encore un autre Jésus adoré (nº 10, salle v tout semblable à celui qu'on dit du Perugin et auquel on a fait une généalogie complète, car le loyal directeur de la galerie a lui-même biffé sur mon livrel le nom de Raphaël, pour y substituer le nom plus modeste de Filippino Lippi. Examinons rapidement les six autres ou vrages . La petite esquisse à deux sujets ( n ° 31 , salle IV) re présentant le Christ allant au Thabor, puis se transfigurant sur la montagne, n'est que du temps de Raphaël, et nom de sa main. Elle ressemble aux petits sujets de Garofalo , et peut- être faudrait- il la rendre au peintre de Ferrare. — Pour la Sainte Famille sans nom ( n ° 28 , salle V) , j'éprouve un étonnement extrême à la voir sous l'invocation du grand SAINT- PÉTERSBOURG . 297 - apôtre de la peinture. Marie, sans doute, est peinte comme un pastiche de Raphaël, dans son style et ses formes ; mais Joseph et l'Enfant- Dieu ne le rappellent même point par ce côté si facile de l'imitation . Je crois donc que ce tableau n'est pas, ne peut pas être de Raphaël. Une autre Sainte Fa mille (nº 10 , salle XL) , également sans appellation particu lière , oppose à ce fâcheux indice une aulorité puissante : elle avait été reçue dans la collection choisie de la Malmaison . Je n'oserais donc contredire les gens experts qui lui ont donné ou laissé le nom qu'elle porte ; mais certes je n'oserais pas davantage m'en faire le parrain. - La Judith foulant aux pieds la tête d'Holopherne, et chantant son cantique au Sei gneur, est assurément une très belle académie , de haut style , de sage et forle peinture. Mais, parce qu'elle a tous ces mé rites , faut- il absolument l'attribuer à Raphaël ? n'est- elle pas simplement l'ouvrage d'un de ses élèves ou de ses condisci ples , du Fattore, par exemple, ou du Pinturicchio ? Une circonstance toute matérielle vient singulièrement en aide à cette supposition. Le panneau , étroit et allongé comme un volet , porte en outre la trace d'une serrure. Jamais, que je sache, Raphaël , même à ses débuts, n'a peint un ouvrage dans la forme de tryptique. Où seraient donc, étant de lui , de qui l'on recueille les moindres traces avec respect, avec amour, où seraient donc l'autre volet et le panneau central ? C'est encore le nom de Raphaël qu'on lit , en grandes lettres d'or, sur un cadre de moyenne dimension , où se voit une femme presque nue, à mi- corps, coiffée d'un petit turban , espèce d'odalisque à sa toilette. La pose est gauche, la figure laide , le bras tordu , tout le dessin défectueux , toute la cou leur sèche et terne. On ne trouve à louer dans ce tableau que quelques détails accessoires. En voyant sur une telle @uvre un tel nom , ce noin divin qu'adorent pieusement tous les amis de l'art , il n'y a qu'un mot pour rendre le sen timent qu'on éprouve : c'est un blasphème. 17. 298 LES MUSÉES DE RUSSIE. Reste la Vierge d'Albe, sainte famille à trois personnages , qu'on nomme ainsi parce qu'elle fut dans la maison des ducs d'Albe , en Espagne, depuis le temps du chef de cette maison, don Fernando Alvarez de Toledo , le célèbre et cruel vice. roi des Flandres, mort en 1582. Je dois dire que cette Vierge elle - même n'est pas acceptée par tout le monde. J'ai entendu tel homme très versé dans l'histoire des monuments artistiques prétendre que Raphaël n'en avait tracé que le carton , qui serait aujourd'hui dans je ne sais quel palais de Rome, et que, sur ce carton , plusieurs peintures avaient été faites par ses disciples; la Vierge d 'Albe serait seulement la plus heureuse des copies. N'allons point , en fuyant une to lérance trop facile, n'allons point tomber dans l'excès con traire . Avec de semblables explications , quelle cuvre échap perait au doute , à la négation de son origine ? quelle æuvre serait incontestable ? Croire ou ne pas croire, est une affaire de foi personnelle; mais, dans les arts , la foi s'éclaire et rai sonne. Je crois que la Vierge d'Albe est de Raphaël par des motifs précisément inverses de ceux qui m'ont fait douler des autres compositions. C'est qu'elle porte un nom histo rique , et de temps immémorial; c'est qu'elle est admise par les plus imposantes autorités , outre la tradition ; c'est qu'elle montre dans son style, dans ses formes, dans son faire, le génie et la main du maître; c'est enfin qu'elle est digne de lui . Quel autre que l'auteur de tant de saintes et merveil leuses Madones a pu trouver cette heureuse et charmante disposition du groupe , ce dessin hardi , correct et délicat , cette peinture sage et ferme, ces trails , ces expressions de visages qui surpassent toute humaine beauté ? Il faut donc s'écrier avec le cardinal Bembo : Ille hic est Raffuel. Tou tefois , la Vierge d'Albe n'étant que de sa seconde manière, ne peut être que de second ordre dans ses auvres. Elle ne saurait nullement rivaliser avec la Vierge de saint Sixle ou la Vierge au poisson , et c'est, quoique moins vaste et SAINT-PÉTERSBOURG . 299 moins importante, sur le rang de la Vierge à la rose qu'il faut la placer, car, en somme, elle est aussi plutôt jolic que belle . Continuons l'école , après le maître. Jules Romain, (Giu lio Pippi) : une Bataille très finement terminée, la Créa tion d'Eve, autre miniature, une Sainte Famille rappelant par sa disposition la Vierge au chardonneret, mais d'un ton rose et fade, enfin une autre Sainte Famille copiée de celle de la Vierge aux ruines qu'on nomme dans les ateliers la Vierge à la longue cuisse. Ce n'est pas une répétition de ce tableau, comme dit le livret , qui existe au palais de l'Escorial , c'est l'original même de Raphaël , qui est maintenant au musée de Madrid . -- Perin del Vaga (Pietro Buonacorsi ) : une charmante Madone adorant l'Enfant- Dieu, qui prouve qu'on peut ressembler à Raphaël sans être lui-même. Cette Madone serait plus digne du divin jeune homme que cer laine Sainte Famille qui porte son nom. Daniel de Vol terre : un Christ mort soutenu par sa mère et deux anges, en figurines, mais dans le style énergique de Michel- Ange, son maître. -- Baroccio (Federico Fiori) : une esquisse de sa grande Descente de croix qui est dans la cathédrale de Pérouse, une petite Nativité, autre esquisse terminée, etc. On lui attribue encore une Sainte Famille (n ° 8 , salle III ) , qui me semble de l'école bolonaise. L'idée de cette composi tion , dit même le livret , est empruntée à Carracci. Mais comment, et à quelle époque, Barroccio , qui avait vingt deux ans de plus qu'Annibal Carrache, se serait-il fait tout à coup son imitateur ? Pierre de Cortone ( Pietro Beret tini) : l'Alliance de Jacob et de Laban , le Retour d ' Agar, un Noli me tangere, et quelques bonnes esquisses, qui pro mettent habituellement plus que ne tiennent ses tableaux. Carlo Maratta : une énorme collection de dix- neuf ouvrages. Il y en a de tous les âges de ce peintre , qui termine honora blement, en pleine décadence, la liste des maîtres romains. 300 LES MUSÉES DE RUSSIE. Le Repos en Egyple (nº 59 , salle IV) est encore dans le goût d'Andrea Sacchi , dont il fut disciple ; la Samaritaine ( ° 58, salle XXIV) et l'Adoration des Bergers ( nº 33 ) , da lées du milieu de sa vie , sont de sa meilleure manière ; en fin , le Jugement de Paris (nº 19) fut peint par Carle Maratte à l'âge de quatre -vingt- trois ans , et une petite sainte Famille (n° 72 , salle IV) , de ses derniers jours, n'est pas même achevée. Ecole de Venise. Giovanni Bellini : Jésus adoré par saint Pierre et saint Antoine, un autre Jésus adoré par quatre saintes, Catherine , Elisabeth , Hélène et Lucie. Ces deux compositions , caprices de commettants qui réunisseni leurs patrons ou patronnes, sont de faibles échantillons pour l'il lustre fondateur de la grande école vénitienne. - Giorgion (Giorgio Barbarelli ) : un Saint Antoine à mi- corps, simple figure d'étude et un excellent portrait d'homme, placé dans a salle III , mais nou catalogué, que je crois non seulement de Giorgion , mais Giorgion lui -même. Du moins cette forte tête , cette belle physionomie , si douce, si intelligente, rap pellent bien lous les traits du gros George , et , par exem ple , son portrait de Munich ; un portefeuille placé sous la main du modele ajoute une nouvelle probabilité à cette sup position qui , vérifiée , donnerait un grand prix au portrait. Il est daté de 1511 , de l'année même où Giorgion mourut, ågé de trente- quatre ans. Peut - être l'avait- il destiné à cette in grate et volage maîtresse dont l'abandon lui coûta la vie. Tilien ( Tiziano Vecelli ) : seize cadres portent le nom du peintre centenaire. Mais ce que fait le catalogue en rendant à l'un de ses élèves une Marie Madeleine ( n° 62 , salle XXVI ) , devrait être fait, je crois , à l'égard de bien d'autres tableaux. Ce serait justice , et pour ceux à qui l'on restituc , et plus encore pour celui qu'on dépouille. Qui peut reconnaître l'immortel auteur de l'Assomption et de cent autres merveilleux chefs -d'æuvre dans une petite adone SAINT - PÉTERSBOURG . 301 ( n ° 17 , salle III ) , dans une Andromède au rocher (n " 25 , salle XLVII ) , dans une Angélique avec Médor ( n . 19 , salle XLIV) , qui n'est que la très faible imitation de Vénus et Adonis ; dans un portrait de l'Arétin ( n ° 62 , salle IV ), où l'on ne trouve pas plus la figure si connue du satirique ami de Titien que le pinceau de Titien lui-même ? — Ce qui est bien du peintre de Cadore , ce qu'on ne saurait lui re prendre sans injustice , c'est un beau portrait de la femme qu'on nomme sa maîtresse ( n. 22 , salle III ) , qu'il a peinte sous une foule d'aspects , qu'il a mise jusque dans la mytho logie et dans les testaments ; c'est un autre portrait de femme, en profil ( n ° 4 , salle IV) , très tine et très élégante peinture; et le portrait d'un enfant conduit par sa gouvernante ( nº 59 , salle XXVI) , qu'on croit celui de l'un des fils de Titien, Orazio ou Pomponio; c'est la Toilette de Vénus ( n° 4 , salle XL) , pro Venantdela Malmaison ; c'est la Danaé ( n° 10 , salle XLIV ), répétition de celle de Naples, et qui rappelle un peu , par la beauté des chairs , les fameuses Vénus de Florence et de Madrid. Quant au portrait de Gaston de Foix ( n° 27 , salle XLIV) , n'est-il pas plutôt de Giorgion , qui, près de mourir lui-même, a peint effectivement le jeune héros français un an avant sa mort glorieuse sous les murs de Ravenne ? Au sur plus, quelque opinion qu'on se fasse de l'authenticité des ca dres donnés à Titien , il faudra bien convenir que nul d'en tre eux n'est de premier ordre, que nul ne répond digne ment à la grande idée qu'éveille ce grand non , et que Titien n'est pas encore représenté à l'Ermitage. -Sébastien del Piombo ( Bastiano Luciano ) : un beau portrait du cardinal anglais Polus ( Pool) , président du concile de Trente. — Pâris Bordone : une très jolie figure de la Foi, et quelques por Le Bassano ( Jacopo da Ponte ) : on a réuni sous son nom une vingtaine de pages ; mais évidemment tous les sujets sacrés , traités en grandes proportions ou en demi nature , sont plutôt de ses fils , Leandro et Francesco. Le traits. 302 LES MUSÉES DE RUSSIE. vrai Bassano se retrouve dans quatre paysages animés, en pendants , les travaux du printemps, de l'été , de l'automne et de l'hiver, et dans une assez grande composition des Noces de Cana (n° 25 , salle IV) , toute remplie de chiens, de chats , de légumes , de fruits , des objets chéris du peintre ; il est étrange qu'il se soit privé du bæuf, de l'âne et de la chèvre. - Jacopo Palma , il Vecchio : un beau portrait de femme, et une Sainte Famille ( nº 11 , salle IV ) dont le sujet di visé forme deux groupes, suivant l'usage défectueux du maî. tre , mais dont la peinture excellente est digne du disciple bien- aimé de Titien . - Tintoret ( Jacopo Robusti ) : deux portraits faibles , insignifiants , et une grande Naissance de saint Jean- Baptiste, dont la vue fait naître un scrupule très légitime. Le livret dit avec raison qu'elle est peinte dans la manière de Paul Véronèse ; or, plus jeune que Tintoret de dix -huit ans, Véronèse ne pouvait guère lui imposer sa ma nière. Ne serait ce pas simplement une imitation de ce der nier, faite par un de ses successeurs dans l'école , et non par son prédécesseur ? Au reste , on peut dire aussi de l'illustre fils du teinturier : il n'est pas représenté à l'Ermitage. - PaulVéronèse ( Paolo Cagliari ) : est- il plus heureux que Tin . toret , avec seize ouvrages comme Titien ? pas beaucoup , à mon avis. La plupart de ces ouvrages sont de simples es quisses, telles que l'Adoration des Rois , le Riche et Lazare, ou des études, telle que le groupe de concertants où il s'est peint avec Titien et Tintoret. Le Saint George, l'Ascension, la Pentecôte , le Repos en Egypte, tous en demi- nature , une Sainte Famille à mi- corps (nº 20, salle III ) , qui me semble sa meilleure peinture à l'Ermitage, et même la Descente de croix ( n° 41 , salle IV ),cuvre considérable,quifut gravée, dit on , par Augustin Carrache, avant qu'il abandonnât le burin pour le pinceau , tous ces tableaux me paraissent insuffisants , soit chacun à part , soit tous ensemble , pour élever à la haute place qui lui est due le puissant auteur des Noces de Cana, SAINT- PÉTERSBOURG . 303 du Souper chez Léri et de l'Enlèvement d'Europe. ---Cana letto ( Antonio Canale ) : le Mariage du Doge avec la mer , et la Réception d'un ambassadeur de France à Venise, grandes vues du canal principal de la place Saint- Marc , animées par de nombreuses foules portant des costumes à la française, usités en Italie dans le milieu du dix -huitième siècle. Ecole de Bologne. Francesco Francia (Raibolini) : l'En fant Jésus bénissant le monde, précieux échantillon du pre mier fondateur de l'école bolonaise , du digne rival de ses contemporains le Pérugin et Bellini ; après lequel nous pas sons sans intermédiaire aux réformateurs de toute l'école ita lienne , qui leur doit une ère nouvelle et brillante, les Carra che. Lodovico Carracci : une dizaine depages, parmi lesquelles une copie de la Zingarella de Corrége , maître qu'il affection nait particulièrement, et dont il recommandait à ses neveux l'étude et l'imitation pour les corriger des défauts qu'avait mis à la mode l'école exagérée de Michel-Ange ; une Mise au tom beau , dans le style vénitien , dont sa manière fut une dériva tion ; une Sainte Famille en fine miniature, gravée par Au gustin Carrache; un Christ portant la croix, de l'expression la plus noble et la plus touchante, etc. - Agostino Carrac ci : une Vierge aux douleurs, qu'on suppose l'un des rares ouvrages du peintre de la première Communion de saint Jérôme, qui fut graveur d'abord , et mourut jeune. - Anni bale Carracci : douze ouvrages, dans les divers genres qu'il a cultivés ; - histoire sainte , la Descente de croix, les Trois Maries au sépulcre, la Samaritaine, le Repos en Egypte, la Sainte Famille, etc. ; - histoire profane, Diane et Endy mion, - paysages, divers sujets épisodiques, entre autres le Repos de la sainte Famille, dans un cadre rond comme les Lunette du palais Doria. Plusieurs de ces tableaux ont de l'importance ; mais aucun cependant n'est de premier ordre dans l'æuvre considérable du fécond Annibal, qui, maître il 304 LES MUSÉES DE RUSSIE. lustre , forma tant d'illustres disciples. Guide (Guido Reni) : dans une quinzaine de cadres, grands ou petits, es quisses ou tableaux , on peut trouver tous ses genres et suivre toutes les variations de sa manière. Il y a des miniatures de quelques pouces, comme la Sainte Famille ( n° 88, salle IV ) et l'Adoration des Mayes ( n° 33, salle V ) ; il y a des toiles de dix pieds carrés, comme la Dispute sur i'Immaculée Conception ( n ° 38, salle IV ) . On voit Guide à ses débuts dans une Vierge glorieuse (n° 45, salle IV) , encore timide , incertaine ; puis , avec la plénitude de son talent, de sa force , de sa beauté, dans un vigoureux saint François ado rant l'Enfant -Dieu ( no 17 , salle XL) , et dans cette grande Querelle théologique , traitée à la façon de la Dispute sur le Saint- Sacrement de Raphaël et de la Dispute sur la Trinité d'Andrea del Sarto , où l'étrange effet de l'apparition qu'on croit voir dans un jaune d'oeuf est bien racheté par l'admirable ensemble du groupe des vieillards ; puis enfin , après le regrettable abandon de sa manière chaude, et l'adop tion de cette nuance argentée et pâle, que je nomme bla farde, dans l'Enlèvement d'Europe (n° 6, salle III ). Bien des gens , je le sais , approuvent, admirent cette dernière trans formation de Guide. Ils peuvent avoir raison ; où est le juge souverain dans les choses de goût ? Mais je reste avec ceux qui la blâment et la déplorent, et je ne puis concevoir . par exemple, qu'on éprouve devant ce pâle Enlèvement d'Eu rope, un autre sentiment que le regret , quand on a dans le souvenir l'énergique et éclatant chef-d'ouvre que Véronèse a laissé au palais des doges. — Albane ( Francesco Albani) : quelques ouvrages dans les deux genres qu'il a traités si di versement, l'histoire sacrée et la mythologie. D'un côté, l'An nonciation , en figurines , et le Baptême du Christ, répéti tion ou copie du grand ct noble tableau de la pinacothèque de Bologne; de l'autre , le Triomphe de Vénus et l’Enlève ment d'Europe, qu'on peut citer parmi les plus vastes et les 1 SAINT- PÉTEESBOURG . 303 plus charmantes compositions du maître qui fut justement surnommé l'Anacreon de la peinture. - Dominiquin (Do menico Zampieri) : exposé de son vivant même, non -seule ment à des jalousies furieuses, mais encore aux copies, aux imitations et contrefaçons, le fils du cordonnier de Bologne ressemble par ce côté au fils du tailleur de Florence. Il faut, pour Dominiquin , être sur ses gardes comme pour Andrea del Sarto. Des treize tableaux mis sous son nom à l'Ermitage , combien lui en resterait - il après une sévère investigation ? Le livret reconnaît déjà que la Timoclée devant Alexandre ( 11° 84 , salle XXI) n'est qu'une copie dont l'original se trouve à Paris, - que la Sibylle Delphique (n ° 12 , salle V ) est la variante des sibylles du Capitole et du palais Farnèse, - que le petit Christ au Calvaire ( n° 36 , salle IV) doit être resti tué à Ludovic Carrache. Mais qui oserait se rendre garant du saint Jérome à mi- corps ( nº 11 , salle III ) , ou du Renie . ment de saint Pierre (n ° 7 , salle XLVI) , ou de l'As. somption de la Madeleine (n ° 33 , salle III ) ? La petite Pri nité ( 11 ° 32 , salle III ) , fine et délicate peinture assurément, n'est- elle pas d'une époque plus moderne ? La même ques tion n'est- elle pas permise encore à propos de la grande Extase de sainte Thérèse ( n ° 29, salle IV ) , car la célèbre réformatrice des Carmélites ne fut canonisée qu'en 1621 , lorsque Dominiquin avait déjà quarante ans ? En tous cas , y trouve-t -on bien la touche du Martyre de sainte Agnès, des Aumônes de sainte Cécile, de la Notre- Dame du Rosaire, de toutes ses æuvres mystiques ? Ce que l'on peut , ce que l'on doit, si je ne m'abuse, laisser à Dominiquin , c'est une figure de l'Amour ( 11" 40 , salle V) , pourtant de médiocre valeur, et surtout la sainte Hélène entourée des instruments de la Passion ( n ° 7 , salle V ) , qui passe pour un portrait de la fille du peintre. Mais, quoique traitée avec un amour tout paternel, cette simple figure ne saurait faire entièrement con naitre le plus illustre élève des Carrache, dont tant de chefs 306 LES MUSÉES DE RUSSIE. nom . d'ouvre recueillis à Rome et à Bologne ont immortalisé le Guerchin (Giovanni Francesco Barbieri) : sa part est plus importante et plus digne de lui. A la vérité , sur les dix ou douze pages qu'on lui donne, quelques-unes sont au moins fort incertaines , telles que les Trois âges de la vie (n° 14 , salle III ) , ou la sainte Claire ( nº 3 ) , petite esquisse qui rappelle plutôt son condisciple Schidone; d'autres , faibles et froides, telle que le saint Sébastien attaché au tronc d'ar bre ( nº 5 ) . Il en est aussi plusieurs qui ne sont que de sim ples esquisses , comme l'Apparition de la Vierge à saint Laurent, ou de fines miniatures, comme sainte Catherine d'Alexandrie (nº 95 , salle IV) et saint Pierre et saint Paul ( n° 87 ) . Mais on peut compter pour æuvres importantes saint Jérôme dans le désert de Chalcis , appelé par la trom pette céleste ( n ° 33 , salle IV ) , deux Saintes Familles diver sement traitées ( n° 16 , salle IV , et n° 29, salle V) , enfin une vaste composition nouvellement acquise, car elle n'est encore ni cataloguée ni mise en place , qui représente l'Assomp tion . Tandis que, dans le haut du tableau , la mère de Dieu s'avance rajeunie vers le céleste séjour, dans le bas, les apô tres accourus à son tombeau n'y trouvent que des roses fleu . ries au lieu de sa dépouille mortelle. Dégradée en plusieurs parties , retouchée en plusieurs autres , cette grande toile rappelle néanmoins, autant par son mérite supérieur que par sa disposition tout- à - fait analogue, le chef- d'æuvre du magi cien de la peinture, la fameuse sainte Pétronille , qui est en original au Capitole et en mosaïque à Saint - Pierre. École de Naples. Privé de Ribera , qu'il faut bien rendre à l'école de Valence, celle de Naples n'a plus que deux maî tres dignes de mention , tous deux élèves du peintre espa gnol , Salvator Rosa et Luca Giordano. Mais ils ont l'un et l'autre une part considérable, quinze à vingt compositions. J'ai trop souvent parlé de Luca Giordano, le Få presto, le copiste universel, pour qu'il me reste rien à ajouter sur sa SAINT- PÉTERSBOURG. 307 manière expéditive et toujours imitatrice, sur sa prodigieuse fécondité, sur son exemple fatal qui précipita la décadence. Il suffit de dire qu'il est à l'Ermitage, comme partout ailleurs , ce qu'indique l'autre surnom plus noble qu'il a reçu , le Protée de la peinture. Voici de l'italien , du flamand, de l'espagnol; voici de fines esquisses près de toiles immenses, voici de la mythologie près de l'histoire sacrée , le Jugement de Paris et la Descente de croix , le triomphe de Galathée et la Nativité de saint Jean- Baptiste, la Nymphe Aré thuse et le Massacre des Innocents , voici des allégories , et des paysages, et des animaux, e tutti quanti. Quant à Sal vator Rosa , autre peintre universel, mais le plus original de son école, on peut le connaître et l'étudier au musée de Saint Pétersbourg, non -seulement dans tous les genres qu'il a cultivés , mais sur d'excellents échantillons en tous les genres. Voulez - vous le peintre d'histoire sacrée, son côté le plus faible et le plus négligé ? cherchez un Denier de saint Pierre ( nº 69, salle IV) , un saint Pierre repentant (nº 32 , salle XXIII) et un Enfant prodigue (n° 29, salle III) , dont la tête est passionnée , méchante, pleine d'instincts bas et vi cieux. Voulez-vous le peintre d'histoire anecdotique, son côté le plus fort et le plus fécond ? vous trouverez Démocrite et Protagoras (nº 5 , salle IV) , Ulysse et Nausicaa ( nº 58) et les Soldats jouantaux dés ( nº 3 ) , page admirable par la hardiesse des poses , par la force et l'éclat du coloris. Voulez vous le peintre de portraits ? il y a celui d'un poète lauréat ( n ° 5 , salle IV) , qu'on appelle Torquato Tasso, et qui est peut -être simplement le cavaliere Marini ; il y a l'énergique tête d'un bandit (n ° 48 , salle XXVI) , beaucoup plus poéti que que celle du poète. Voulez-vous enfin le peintre de ma rines ou de paysages ? voici deux Vues de mer, à l'aube du jour et au soleil couchant (nºs 37 et 40 , salle I) , toutes deux calmes, tranquilles, sereines , où l'imitation de Claude est flagrante ; voici un Diogène jetant son écuelle , répété de 308 LES MUSÉES DE RUSSIE. Poussin, une côte aride et rocailleuse , où sont groupées quelques figures pittoresques (nº 35 , salle XLV) , enfin un site montagneux, sauvage, tourmenté (nº 5 , salle II ) dans le genre préféré du peintre et dans son style le plus vigoureux. Là se termine, avec la série des diverses écoles de pein ture et celle de leurs plus illustres maîtres , l'énumération des meilleurs tableaux que nous ayons rencontrés à l'Ermi tage. Mais ce palais , vaste dépôt d'objets d'art, n'offre pas seulement des tableaux à la curiosité du visiteur ; et si notre lâche n'était bornée , il y aurait une autre analyse à entre prendre, non moins longue, non moins prolixe. Nous indi querons toutefois , avec autant de brièveté que ferait une simple table des matières, et seulement en les groupant par grandes masses , par règnes , familles , genres et espèces, comme dirait un naturaliste , les autres objets précieux que renferme la petite maison de Catherine-la-Grande : Les copies fort exactes et fort remarquables de toutes les Loges de Raphaël, peintes sur des toiles tendues imitant la fresque, dans une galerie qui a précisément la forme et les proportions de celle que le peintre d'Urbin , devenu architecte à trente- cinq ans, éleva dans le palais des papes ; —une col lection de statues, statuettes et bustes, en bronze , en marbre, en terre cuite , qui réunit aux portraits de plusieurs tzars et tzarines et de plusieurs hommes célèbres , depuis Pierre-le Grand , Galitzin , Schérémeteff , Roumantzoff, Souwaroff, Tchitchagoff , etc. , quelques morceaux d'art de premier ordre , tels qu'un Faune en bronze de Giam Bologna , qui surmonta longtemps une fontaine publique en Italie , et quatre marbres de Canova , le groupe de l'Amour et Psyché, Hébé, Terpsychore et Paris ; - une collection de dessins origi. naux , que l'on évalue à dix-huit mille pièces ; il y en a de Raphaël et de tous les grands maîtres ; une collection de gravures, estampes, lithographics, etc. , dont le nombre de SAINT-PÉTERSBOURG . 309 passe cent mille , à ce qu'on assure, et où l'on trouve Marc Antoine, Albert Durer, Ribera, Rembrandt , etc .; une col . lection de médailles et monnaies , divisée en trois sections principales , médailles de l'antiquité , surtout grecques et romaines, médailles du moyen -âge, médailles orientales ; une collection de camées et pierres gravées, rangée sous des vitrines , qui comprend environ dix mille pièces originales, venant des Égyptiens, des Perses, des Étrusques, des Grecs, des Romains , de l'Europe moderne, et un supplément d'envi ron trois mille pièces copiéesen pâte et en plâtre ; -quelques mosaïques, soit italiennes du XVIIe siècle , soit russes et mo dernes, entre autres celles de M.Wekler , d'après Paul Potter et Claude le Lorrain ; - quelques tableaux sur porcelaine et une nombreuse collection de miniatures et d'émaux ; on en compte deux cent vingt-six groupés en neuf cadres ; - émaux de Limoges, du xve siècle , vases , plats , ustensiles peints de Faenza ;—poupées et animaux automates, bureaux et fauteuils mécaniques, horloges à musique, dont l'une contient tout un orchestre et douze cylindres de rechange ; — plusieurs ar moires remplies d'ouvrages d'orfèvrerie et de bijouterie, en pierres précieuses , or, argent , platine, filigrane , etc.; - ouvrages en cire , ivoire, ambre, coquillages ; - petits tem ples, portiques, fontaines, colonnes ornées ; - yases de toutes formes et de toutes grandeurs , tables, consoles, guéridons, coupes, jattes , candélabres , trépieds, en bois sculpté, bronze, marbre, granit, cristal, porcelaine , jaspe, malachite , por phyre, cipoline , serpentine, brêche , lapis-lazuli , quartz, onyx, sardoine , agathe, etc.; vases et idoles de la Chine, du Japon , de la Mongolie ; -antiquités de Kertsch , en Crimée , non moins curieuses que celles de Pompéï , provenant des fouilles que l'on opère dans une espèce de nécropole , dans les tombeaux de l'antique Panticapée , colonie grecque de l'Asic- Mineure, qui fut capitale du royaume de Bosphore, où Mithridate mourut, où s'établirent les Romains après le roi 310 LES MUSÉES DE RUSSIE. de Pont, puis les Grecs du Bas- Empire, puis les Génois au XIVe siècle , puis les Turcs sous Mahomet II , puis les Russes en 1774 ; - enfin , pour clore la liste des curiosités, le cé lèbre Règlement de l'Ermitage , l'une des lois conçues , rédigées et promulguées par Catherine II pour sa petite ré publique intérieure ( 1 ) . Je ne saurais non plus passer sous silence , quoique étant plus étrangère à mon sujet , la bibliothèque particulière des tzars , qui n'est point la bibliothèque impériale, et que ren ferme aussi le palais de l'Ermitage. Les quelques cent mille volumes qui la composent proviennent presque tous de col lections formées par des hommes éminents de divers pays, l'historien russe Tcherbatoſf, à Saint- Pétersbourg , Nicolaï et Zimmermann à Berlin, l'abbé Galiani à Naples, et en France ( 1 ) Règles d'après lesquelles on doit se conduire en entrant: 1 ° On déposera en entrant ses titres et son rang , ainsi que son chapeau , et surtout son épée ;-2° les prétentions sur les pré rogatives de la naissance, l'orgueil et autres sentiments sembla bles devront aussi rester à la porte ; les autres ; 3 ° soyez gai ; toutefois ne cassez ni ne gâtez rien ; -4° asseyez-vous, restez debout, marchez; faites ce que bon vous semblera sans faire attention à personne; -- 5° parlez modérément et pas trop fort, pour ne pas troubler 6 ° discutez sans colère et sans vivacité ; -7° ban nissez les soupirs et les bâillements pour ne causer d'ennui ni ètre à charge à personne ; 8° les jeux innocents proposés par une personne de la société , duivent être acceptés par les autres ; 9 ° mangez doucement et avec appétit ; buvez avec modération pour que chacun retrouve ses jambes en sortant ; – 10° laissez les querelles en entrant . Ce qui entre par une oreille doit sortir par l'autre avant de passer le seuil de la porte . Si quelqu'un manquait au règlement ci -dessus, et sur le témoignage de deux personnes , il sera obligé , pour chaque faute , de boire un verre d'eau fraîche (sans en excepter les dames) , et, indépendamment de cela , de lire à haute voix , une page de la Télémachide (poëme de Trédiakolliski ), ele . SAINT-PÉTERSBOURG. 311 Diderot, d'Alembert, Voltaire enfin , de qui Catherine a fait acheter toute la bibliothèque. Elle comprend plus de six mille tomes sur toutes les matières, dont un grand nombre sont annotés de sa main , sans compter les extraits et manus crits, parmi lesquels il s'en trouve quelques- uns, dit-on , en core inédits , malgré les cent volumes de ses œuvres com plètes. C'est un autre édifice qui renferme la galerie des antiques. Il faut aller la chercher à l'extrémité de Saint- Pétersbourg , près de la cathédrale de Smolna, dans le Palais de Tauride, ainsi nommé par Catherine II , qui le fit bâtir pour son favori Potemkin (Patiomkine), tandis qu'il faisait la facile conquête de l'ancienne Chersonèse- Taurique , la Crimée. Ce musée provisoire, comme on l'appelle, n'est pas encore bien consi dérable en nombre, ni surtout bien riche en chefs- d'auvre . La plupart des marbres qu'il renferme furent achetés par l'em pereur Paul , lorsqu'il voyagea en Italie et en France sous le nom de prince du Nord . Dans la grande rotonde à l'entrée et dans la grande salle oblongue à colonnes, qui n'a pas moins de cent pas sur trente , et que termine un jardin en serre chaude, voici , parmi les statues , bustes, bas-reliefs , sarco phages, vases , colonnettes, etc. , les morceaux qu'on peut chercher de préférence : d'abord, une Vénus pudique, répé tition de la célèbre Vénus de Médicis, qui a aussi des bras modernes et des mains non moins maniérées. Elle fut donnée à Pierre- le -Grand par le pape Clément XI, en 1719 ; Jupiter -Sérapis, un llercule au repos, deux autres Hercules plus petits , portant les pommes des Hespérides, un Silène et une petite déesse Hygie, dont les draperics sont très belles . On rencontre aussi , près de ces reliques vénérables de l'an tiquité , quelques marbres tout modernes , un Prométhée animant l'homme , un Pygmalion animant Galathée , puis d'assez bonnes copies de l'Apollon pythien, du Laocoon , un 312 LES MUSÉES DE RUSSIE . de la Vénus callipyge, etc .; enfin , près de quelques pré cieuses colonnes de manganèse, ou quartz rouge de Sibérie, on rencontre, étendus à terre ou dressés contre les murailles, des marbres arabes, persans, géorgiens, pris dans les expé ditions militaires qu’ont faites les Russes en Orient. Ce ne sont pas des images , bien entendu , car toutes les sectes musulmanes, issues d’Aly ou d'Omar, sont encore icono clastes , —mais des tables ou panneaux , dont les inscriptions, souvent dorées, et les ornements en forme d'aivéoles rappel lent singulièrement les décorations de la mosquée arabe de Cordoue et de l'Alhamrâ moresque de Grenade. On trouve encore dans le palais de Tauride un assez grand assortiment de meubles rococo, et des tableaux d'An gelica Kaufmann , de Vien, de Mongez, de Detroy, qui pour raient bien recevoir le même nom . Les seules peintures bon nes et curieuses sont diverses Vues de Dresde, de Varsovie et de Saint- Pétersbourg , par Canaletto , le neveu. La princi pale est une espèce de grand panorama de Varsovie, où le peintre s'est représenté en habit de marquis français , avec la perruque poudrée et l'épée en sautoir ; elle porte la date de 1779. C'est donc bien le vrai Canaletto ( le petit Canale) Bernardo Belotio, qui mourut à Varsovie l'année suivante , et non son oncle Antonio Canale, mort en 1768 , mais que l'on confond aujourd'hui sous le même nom que le neveu . Dans un pays d'aristocratie puissante , comme la Russie , où les nobles ont seuls le privilege de l'éducation de même que celui de la fortune , où seuls ils forment leur goût par les études et les voyages , on comprend que la possession d'une galerie , d'une collection d'objets d'art soit presque insépara ble de la possession d'un grand nom , d'un grand bien , d'une grande demeure. Les nobles russes, en effet, sont comme les patriciens de la moderne Italie ; leurs hôtels, comme les pa lais de Rome ou de Venise ; et si nul d'entre eux ne peut SAINT - PÉTERSBOURG . 313 montrer quelqu'un de ces anciens musées de famille qui font encore l'orgueil des maisons Borghèse , Doria , Sciarra , Colonna , Corsini, ou Manfrin , Barbarigo , Pisano , Capo villa , ni davantage quelqu'un de ces somptueux cabi nets dont les richesses s'accumulent depuis des siècles dans les majorats de l'Autriche et de l'Angleterre, c'est parce que les hôtels de la noblesse russe sont tout nouvellement bâtis dans une ville toute neuve , à l'extrémité de l'Europe , et que son goût pour les arts n'est pas moins nouveau que les de meures qu'elle habite ; c'est enfin parce qu'elle a pour ses galeries, comme l'empereur pour la sienne , l'irréparable désavantage des derniers venus. Je vais indiquer rapidement les principales collections particulières de Saint- Pétersbourg , et les principaux objets que j'ai notés en les visitant. Cabinet du grand chambellan , M. de Tatischtcheff, ancien ambassadeur à Vienne et à Ma drid : une troupe de cavaliers et de fantassins en armure du moyen âge , muette garnison d'une espèce de château -fort , plusieurs marbres et bas- reliefs antiques, camées, pierres dures , mosaïques , meubles curieux , porcelaines du Japon , de Saxe , de Sèvres, etc. , — et parmi les tableaux , malheu reusement dans des salles fort obscures : un ancien dyptique flamand qu'on attribue à Jean Van Eyck, le Calvaire et le Jugement dernier ; celui- ci divisé en deux groupes, au dessus la Trinité recevant les élus, au-dessous les damnés enveloppés dans les ailes de la mort, une Annonciation de Filippo Lippi , — les copies de la Cène et de la Vierge aux Rochers de Léonard , la première par Marco d'Oggione, et celle du Saint Jean de Raphaël par le Bronzino, – une Sainte Famille, du Frate, petite, mais belle et noble , - une Vierge glorieuse d'Innocent d'Imola , - une Vierge au voile, donnée à Raphaël, mais qui me semble du Pérugin , comme le Jésus adoré par Marie et Joseph, belle Vénus de Titien , -- l'esquisse ou la copie réduite du une très 18 314 LES MUSÉES DE RUSSIE. Souper chez Lévy de Véronèse , - les Trois Graces d'Albane , deux figures à une fenêtre , la mère et la fille , faisant la même tête vieille et jeune, qu'on donne à Murillo , et qui sont une belle étude de Velazquez ,-- un Claude, un Bas sano , etc. Cabinet du comte Alexandre Koucheleff, formé par son oncle le prince Besborodko , chancelier de Catherine II : une Sainte famille d'Andrea del Sarto , une Sainte Cathe rine, de Carlo Dolci, un Saint Jean au mouton de Mu rillo , -- un Ecce Homo de Rubens, dans sa manière la plus travaillée, la plus magnifique, - une Adoration des Rois, tableau capital de Poelenbourg, - une superbe Marine de Rembrandt, sujet rare dans son quvre. C'est une plage hol landaise ; terre , mer, ciel tout est gris et tout est lumineux. Des Dames de Terbourg, des Joueurs de dés de Téniers, une Halte de cavalerie de Wouwermans, morceaux de premier choix, de grande valeur, - un magnifique paysage de Ruysdaël , l'Écluse de moulin, -un autre d'Hobbema, une grande et excellente Chasse dans une forét, d’Adrien Van-der -Velde, -trois vaches de Paul Potter, etc. Cabinet de la princesse Anne Beloselsky de Belozerski : une petite Madone, étude de Corrége ; - une belle Judith , attribuée à Andrea del Sarto , peut- être de Pontormo ou de Squarzella; - une Descente de Croix , de Sassoferrato , sujet à plusieurs personnages , sans doute unique dans son æuvre ; un saint Francois visitant saint Dominique, de Carlo Dolci , très fin et très fort; un charmant Noli me tangere d'Annibal Carrache; - un petit Mariage de sainte Catherine, sur cuivre , qu’on dit de Paul Véronèse , et qui est sans contredit d'Alessandro Turchi, l'autre peintre de Vérone ; - un Héros victoricux , allégorie de Poussin ; - un Fumeur de Terbourg, etc.; une belle collection de gravures , dont plusieurs avant la lettre , et même des épreu ves d'essai d'Edelinck , Raphaël Morghen , Masson , Des. SAINT- PÉTERSBOURG . 315 noyers , etc., et quarante-huit portraits d'hommes et de femmes célèbres du siècle de Louis XIV , la plupart gravés par Nanteuil. Cabinet du prince Joussoupoff : un groupe de Psyché en levée, par Canova ; une allégorie de la Fécondité et une belle esquisse de saint Pierre et saint Paul, par Rubens; une Chasse aux loups de Rubens et Sneyders ; un beau portrait de femme, de Giorgion ou de Sébastien del Piombo ; - quelques morceaux d'Annibal Carrache, Guide, Salvator Rosa , Canaletto ; un saint Jean , de Murillo ; un Combat, de Wouwermans; un autre Combat sur un pont et l'Enlèvement d'Europe, de Claude le Lorrain ; puis un grand tableau de notre école moderne , que j'ose à peine désigner , par respect pour son auteur ; c'est une dé plorable composition de Sapho et Phaon, signée Louis Da vid , 1809. Cabinet de la comtesse de Laval : une collection d'anti ques , statues , bas - reliefs , bronzes , albâtres, terres cuites, vases étrusques ; - une Joconde , de Léonard , qui est au moins la cinquième répétition du même modèle; - une Sainte Famille de Fra Bartolommeo ; -- un très beau David , de Guide ; - un Martyre de saint Barthélemy, esquisse de Guerchin ; -- quelques morceaux de Rembrandt, Poelen bourg, Wouwermans, Wynants, Everingen , etc. Cabinet du comte Nicolas Gourieff , dans une habitation somptueuse, disposée avec autant de bon goût que de richesse par l'architecte Bossé : une excellente Madone , de Luini, tableau digne de Léonard , à qui l'on pourrait attribuer éga lement les têtes , les mains, les chairs, les draperies et le fonds du paysage ; -- un Joueur de lath, de Caravage ; -- trois pré cieuses études de Léopold Roberi, de 1821 et 1822 ; - Terpsychore, de Canova , etc. Cabinet du comte Schéréméteff : une Sainte Famille, de Rubens, belle , mais fort dégradée ; – une vigoureuse Ata une 316 LES MUSÉES DE RUSSIE. letto ; lante au sanglier, de Jordaëns ; - plusieurs ruesde Cana plusieurs téles de Greuze ; des éludes faites en Italie par Kiprensky , etc. Cabinet du comte André Rastapichine : un beau portrait de moine de Rubens ; - un charmant Bal champêtre , de Watteau , -et divers échantillonsde Téniers, Ostade, Metzu , Wouwermans , Both d'Italie, Rigaud , Greuze, Robert, etc. C'est au milieu de ces belles pages de l'art flamand et fran çais que la comtesse Eudoxie Rastaptchine écrit des poésies russes , très fêtées, très admirées, où ses compatriotes retrou vent un écho de leurs poëtes , Pouschkine et Lermontoff , morts tous deux misérablement dans de funestes duels. LE KREMLIN DE MOSCOU. Saint Pétersbourg est une ville trop inoderne, puisqu'il n'y a pas un siècle et demi que Pierre le Grand en marqua la place dans les forêts de la Finlande et les marais de la Néva , et une ville trop européenne par la forme de ses édifices comme par les mours de ses habitants, pour qu'un voyage à Saint- Pétersbourg soit un voyage en Russie . Les touristes de profession, qui ne parcourent que les grandes routes et ne traversent que les grandes cités , qui ne voient un pays que par la portière de leurs carrosses et du balcon de leurs au berges, doivent au moins aller à Moscou . Certes , Moscou n'est plus la vieille capitale des tzars , celle que se disputèrent les Mongols et les Polonais, et qui , victorieuse des uns et des autres , hérita des dépouilles de Kiev et de Novgorod. L'Eu rope occidentale a pénétré jusque-là ; elle s'y est infiltrée avec toute sa civilisation ; elle y règne en souveraine, et chaque jour, emportant quelques débris des formes du passé , étend sur la jeune nation moscovite cet uniſorme niveau qui , du centre de l'Europe vieillie, monte et coule comme le flot d'une marée sans reflux sur le reste du monde. Mais toute fois , préservée par la distance et par les derniers efforts d'une résistance qui s'épuise, Moscou tient encore assez à l'Orient, à l'Asie par sa position géographique, au moyen âge par son aspect, ses institutions et ses mæurs, pour offrir, aux gens 1 18. 318 LES MUSÉES DE RUSSIE. de nos contrées et de notre époque, le plus curieux de tous les spectacles, celui d'une ville originale. Tracée dans des plaines uniformes, et presque habituelle ment à travers des bois marécageux, la grande chaussée , toule récente , qui lie l'une à l'autre les deux têtes rivales de l'empire, offre peu d'intérêt à l'oeil et à l'esprit. On traverse la petite chaîne des montagnes de Valdaï, qui , dans une con trée moins plate que la Russie, n'auraient pas même de nom, car c'est simplement une montée et une descente, – puis , Novgorod (ville neuve) , la plus vieille des villes russes, mal gré son nom , et dont l'antique église de Sainte - Sophie fut le premier temple élevé par les Moscovites à la religion que leur donna Bysance, puis Tarjok , célèbre par ses mer veilleux ouvrages en cuirs parfumés, dorés et de toutes cou leurs , – puis la Tver, puis le Volga, qui serait le plus grand fleuve de l'Europe , surpassant même le Danube por la lon gucur de son cours et la largeur de ses rives, si , passant la frontière de l'Asie , il n'allait se perdre dans la Caspienne, puis Kline , avec ses forges et ses pâles imitations des excel lentes armes circassiennes, -- puis enfin le palais bizarre, curieux et lout oriental de Pétrofski, élevé par Catherine la Grande à la mémoire de Pierre le Grand, où vint camper Napoléon le soir de cette victoire sanglante, de cette bataille de géants, qu'on nomme en Russie Borodino, en France la Moskva, où il attendit vainement la députation qui devait lui apporter les clefs de la ville soumise , et d'où il vit , après une seule nuit passée au Kremlin, les lueurs de l'horrible in cendie qui, en détruisant l'abri conquis par son armée, la livrait aux inévitables désastres d'un combat inégal contre le froid et la faim. L'entrée de Moscou , par le côté de Saint- Pétersbourg, n'oflre pas l'aspect général, la vue d'ensemble, que désire un voyageur à sa venue dans un pays nouveau . On y entre comme à Paris par la barrière d'Enfer, ou d'Italie , ou de LE KREMLIN DE MOSCOU. 319 Charenton. Aussi, n'eus- je aucun regret d'arriver à la tom bée de la nuit . Mais le lendemain , malgré la fraicheur, ou plutôt le froid encore vif d'une matinée d'avril , j'étais de bonne heure monté sur le sommet de la haute tour d’Ivan Véliki (de Jean le Grand ), qui , au centre du Kremlin, centre lui-même de la ville , la domine tout entière, et dans toutes les directions. C'est le clocher de la cathédrale. Pour pren dre une idée de cette position si commode, qu'on surpose les tours de Notre- Dame à la hauteur du Panthéon . De là haut, sur une plate -forme circulaire, où sont pendues dans de larges embrasures les petites cloches du troisième étage , se déroule à perte de vue, le plus magnifique panorama. Les regards dirigés alternativement sur tous les édifices de cette ville singulière, qui en rappellent les différents âges, on peut commodément repasser par le souvenir les principales pha ses de son histoire . La première fondation de Moscou appartient au douzième siècle . C'est une date ancienne pour toute ville qui ne fait pas remonter sa généalogie jusqu'à un municipe romain, an cienne surtout dans un pays dont le nom même était alors moins connu de l'Europe que celui de la Chine. Ce fut Iourii ( Georges) fils de Vladimir Monomachos, qui fit construire, en 1147 , les premières maisons d'un bourg sur la colline que couronna depuis le Kremlin . Vingt ans plus tard , son fils André éleva sur la même place la première église de l’As somption ( Ouspenski, la Mort, ou plutôt le Sommeil de la Vierge) , et le petit - fils d'André, Daniel, le plus jeune des en fants de saint Alexandre Nefski, y fixa la résidence des grands princes de Moscou , qu'agrandirent ses successeurs immé diats, Ivan Danilovitch et Dmitri Ivanovitch surnommé Dons koï. Enfin , les fondateurs de la puissance des tzars, Ivan III , Ivan IV -le - Terrible, et Boris Godounoff, en avaient fait, à la fin du seizième siècle , la vaste et puissante capitale d'un em pire toujours agrandi. Ce ne fut pas toutefois sans périls, 320 LES MUSÉES DE RUSSIE . sans combats , sans catastrophes, que Moscou atteignit son développement et sa puissance. Attaqué au levant et et cou chant, au midi et au nord , par les princes de Souzdál, de Kiev et de Tver, par la république de Novgorod, par les Li . thuaniens et par toutes les races tatares , il fut dévasté de fond en comble par les Mongols , sous Batu - Khan, au com mencement du treizième siècle , sous Tokhtainykh, en 1382, et un peu plus tard , sous lédigheï , l'un des lieutenants de Tamerlan , puis enfin par les Polonais en 1611 , lorsque, al liés du faux Démétrius (Dmitri), ils occupèrent toute la ville , d'où les repoussèrent le boucher Minine et le prince Po jarski, venus de Nijni Novgorod. Mais un autre ennemi que ses voisins d'Europe et d'Asie ravagea plus fréquemment en core la capitale des tzars, je veux dire le feu. On ne saurait croire combien de fois Moscou fut détruit par des incendies. Schnitzler, dans son Tableau statistique , etc., en cite un au treizième siècle, un autre sous Dmitri Donskoſ, vers 1370 , puis en 1382 , puis encore avant la fin du même siècle , puis en 1547 , sous Ivan- le-Terrible , puis en 1571 , et vers 1590 , sous Fédor Ivanovitch, puis en 1611 , sous l'un des faux Dé . métrius. Et je ne parle ici que des incendies complets , gé néraux , où disparaissait la ville entière, car des incendies de maisons, de rues, de quartiers, il serait impossible d'en faire le dénombrement. « La négligence des Moscovites est si » grande, dit Olearius ( OElschlæger, Voyage en Moscovie » et en Perse, 1635) , qu'il ne se passe point de mois, ni » même de semaine, que le feu ne prenne à leur ville , et que » cet élément, rencontrant une matière fort combustible , ct » renforcé par le vent, ne réduise en cendres, dans un mo » ment, plusieurs maisons, même des rues entières. Peu de jours avant notre arrivée , le feu avait consumé la troisième » partie de la ville , et il y a cinq à six ans , qu'un accident » semblable faillit à la détruire entièrement... Ceux qui font » ces perles s'en consolent en quelque façon par la facilité LE KREMLIA DE JOSCOU . 321 ) » qu'ils ont de trouver des maisons neuves, loutes bâties , au » marché destiné pour cela hors de la muraille blanche, où l'on achète pour fort peu de chose une maison entière, que » l'on fait démonter, transporter et rebâtir en fort peu de » temps au lieu où était la première. » Je ne crois pas qu'en 1812 , lorsque , pour dernière dé ſense contre un ennemi maître de leurs murs, les Moscovites se décidèrent à brûler eux -mêines la ville sainte profanée par l'étranger, je ne crois pas qu'ils comptassent alors sur les ressources du marché aux maisons. Dans ce dernier et sublime effort d'un sauvage héroïsme , la Rome tatare ( comme l'appelait madame de Staël ) prit un aspect nouveau , et c'est de sa ruine totale que date sa véritable splendeur. Qu'on la compare au serpent qui, se dépouillant de sa vieille enveloppe, en revêt une plus brillante , ou à l'or qui sort plus pur du creuset, ou au phénix qui s'envole de son bû cher plus jeune et plus beau , toujours est-il que l'incendie de 1812 a changé une ville de bois en une ville de pierre (c'est le nom qu'on donne à la brique en Russie) , et que Moscou , à l'abri désormais d'une si fréquente calamité , n'a plus à sa porte un marché de maisons. Quand on voit cette résurrection rapide et magnifique, quand on se rappelle ce que Londres est devenu par le grand incendie de 1665 , Li bonne par le tremblement de terre de 1755 , Hambourg, par le grand feu de 1842, on reconnaît que ce ne sont jamais les calamités physiques, mais seulement les fautes morales des nations , qui détruisent sans retour les ouvrages de l'homme, qui effacent du globe les cités et les empires. Du haut de la tour d'Ivan-Véliki , l'aspect de Moscou , étendu , comme l'autre Rome, sur les croupes et les pentes de plusicurs collines , est étrange jusqu'au fantastique. Rien dans le reste de l'Europe, et probablement dans le reste du monde, n'a pu préparer à ce spectacle singulier. C'est à deux circonstances principales que Moscou doit cette originalité 322 LES MUSÉES DE RUSSIE. 1 complète. D'abord les toits des maisons ne sont ni de tuiles, ni d'ardoises, ni de chaume , ni de planches , ni d'aucune matière employée en d'autres pays. Ils sont tous en feuilles de tôle , et tous uniformément peints en rouge foncé ou en vert pâle. Et puis , cette immense marqueterie de deux cou leurs éclatantes , toujours mêlées et toujours en opposition, est parsemée en tous sens et comme émaillée par les dômes, les minarets, les clochers et les clochelons d'une innombrable multitude d'églises . Jamais, même après la grande Cordoué des Arabes, qui renfermait, au dire de leurs géographes, deux cent mille maisons , six cents mosquées , cinquante hô pitaux, huit cents écoles publiques et neuf cents bains, ja mais aucune ville n'eut autant d'édifices consacrés au culte. Jadis on disait proverbialement de Moscou qu'il possédait quarante fois quarante églises . Les incendies et les prises d'assaut, joints à l'effet du temps, en ont fait disparaître bon nombre. Mais on en compte encore au moins neuf cents au jourd'hui. Toutefois, que ce mot d'église ne cause pas d'il lusions : ce sont généralement de simples chapelles, de tou tes formes, de toutes couleurs, rappelant Byzance et l'Asie beaucoup plus que Rome et l'Europe, et qui , vues de haut et de loin , semblent autant de petites pagodes en porcelaine de Saxe. On a longtemps nommé Moscou le grand village, et cha cun de ces deux mots était également vrai . Pour l'étendue de son enceinte, aucune ville ne mérita mieux le nom de grande. On la dit encore , et longtemps elle fut , en effet, la plus grande ville de l'Europe. Avec une population qui ne dépasse pas 350,000 âmes, elle se vante d'être plus vaste que Saint- Pétersbourg qui a 500,000 habitants, que Paris qui en renferme un million , que Londres qui a le double de Paris. Je crois que ce dernier point est fort contestable ;mais il est certain que Moscou n'a pas moins de quarante versles ou environ dix lieues de tour. Quant au nom de village, il 1 LE KREMLIN DE MOSCOU , 323 ne le méritait pas moins lorsque les habitants de cette capi tale d'un pays barbare, d'un pays de servitude, où la civili sation n'avait pas encore lui , allaient acheter au marché des maisons toutes faites. Aujourd'hui, sans doute , un tel nom ne serait pas inventé. Et pourtant, Moscou , dans certaines parties et sous certains rapports, n'est rien de plus qu'un grand village . Les quartiers du centre seulement, tels que le Kitaï- Gorod et le Beloż -Gorod , qui entourent le Kremlin, offrent des rues véritables, dont les maisons se touchent et forment, sans interruption , des lignes monumentales. Ail leurs, les habitations sont isolées, entourées de cours et de jardins. Il y a même, en dedans du mur d'enceinte, de vastes parties entièrement vides , des champs cultivés, des prairies, des bois , des étangs. On peut , sans sortir de la ville , chasser à tir et à courre. C'est dans ces habitations dispersées, véri tables maisons de campagne réunies en cité , que la vieille noblesse moscovile peut continuer l'antique genre de vie , la vie des patriarches, qu'elle menait de temps immémorial dans ses terres. Là , chaque famille , amenant les provisions d'hiver de possessions plus ou moins lointaines qu'elle ha bite l'été , traîne aussi après elle ses chevaux, ses vaches, ses poules et ses innombrables valets. Les uns sont tisserands , les autres tailleurs ou cordonniers, charpentiers ou maçons, médecins quelqucfois ; et souvent encore , joignant l'agréable à l'utile , des orchestres de musiciens - serfs donnent chaque soir, après le travail de la journée, un concert à leurs maî tres , qui trouvent ainsi, sans sortir de chez eux , sans re courir à personne, tout ce qu'il faut pour mener l'oisive et somptueuse existence des gens qui se nomment bien nés. La position générale de Moscou rappelle singulièrement celle de Prague. La Moskva traverse l'ancienne capitale russe comme la Moldau l'ancienne capitale bohême, et par une inflexion semi-circulaire toute semblable. Dans l'une et dans l'autre, la rivière baigne, sur la rive du nord , le pied 324 LES MUSÉES DE RUSSIE . de la colline que couronne le vieux château - palais, appelé Kremlin ici , et là Hradschin. Seulement il faudrait, pour la parfaite similitude , qu'au lieu d'être assise sur la rive méri dionale de sa rivière , la principale partie de Prague s'étendît à l'entour des créneaux ruinés qui ceignent encore la de meure de ses anciens rois. Du reste , entre Prague et Mos cou , la ressemblance est purement topographique. Si l'on veut trouver une ressemblance pittoresque , celle de l'aspect, celle qui frappe les yeux , il faut franchir toute l'Allemagne, toute la Erance, et s'arrêter sculement à l'autre bout de l'Europe , au centre de l'Espagne. C'est Madrid , avec ses on . dulations de terrain , avec sa multitude de petits clochers dépassant çà et là les blocs des maisons, c'est Madrid qui rappelle le mieux l'effet général d'une vue de Moscou. Mais qui pourrait s'étonner de ce rapport intime entre deux villes si distantes pourtant, et si étrangères l'une à l'autre qu'elles se connaissent à peine de nom ? Ne sait -on pas que l'Orient a pénétré dans l'Europe par ses deux extrémités ? N'est-ce pas l'Orient qu'ont apporté les Arabes en Espagne et les Mongols en Russie ? Maîtresse en civilisation des premiers Arabes sor uis de leurs plaines de sable à la voix du prophète, la Bysance du Bas - Empire n'a - t- elle pas été l'institutrice des Russes pour le culte , pour la langue et pour les arts ? N'est-ce pas Bysance qu'on retrouve dans la Sainte - Sophie de Novgorod ou l'As somption de Moscou , comme dans la Mesquita de Cordoue, qu'on retrouve dans l'Alcazar des khalyfes à Séville ou dans l'Alhamià des émyrs de Grenade, comme dans le Kremlin des ( zars ? La ressemblance entre la Russie et l'Espague, malgré l'ex trême différence du climat et des caractères nationaux , se fait sentir dans tout ce qui leur est venu , à l'une où à l'au tre , par l'imitation , par l'importation étrangère, et principa lement dans les arts. Si les Russes , s'arrêtant pour leurs saiotes images à la manière des Rysantins, n'ont rien à op . LE KREMLIN DE MOSCOU . 325 poser à la grande peinture des Espagnols, émancipée du dogme par l'art comme celle des Italiens, la similitude frap pante qu'offre l'architecture dans les deux pays s'étend , par exemple, jusqu'à la musique , et même aux deux espèces de musique, la sacrée et la profane. Dans le rituel grec, comme dans le rituel latin , cette musique traditionnelle qu'on nomme le plain-chant est également le chant grégorien , celui que le pape saint Grégoire établit pour l'Église universelle , à la fin du sixième siècle , trois cents ans avant le grand schisme de Bysance. Les deux rituels viennent également du Bas - Em pire , où l'on connaissait dès longtemps , et bien avant saint Grégoire , le cantique de saint André. Et si l'on pouvait remonter du plain - chant à ce cantique , et de ce cantique à la musique des anciens, l'on reconnaîtrait sans doute que l'art de la musique , comme celui de la peinture, a une filia tion traditionnelle et ininterrompue depuis les anciens Grecs jusqu'à nous. On reconnaîtrait aussi que le plain -chant fixé par saint Grégoire a fait, en quelque sorte, partie du dogme chrétien , comme la peinture des Bysantins, et qu'ils sont tous deux restés immuables pendant une longue période de temps. Seulement cette période d'immobilité dans l'art a beaucoup plus duré pour l'Eglise grecque que pour l'Eglise latine. En Italie , puis en Espagne , ce fut à l'époque d'éman cipation générale appelée la Renaissance, grâce aux Pales trina et aux Monteverde , imitant Giotto et ses successeurs, que la musique rompit les liens du dogme, comme la pein ture, pour entrer dans la pleine liberté de l'art. En Russie , l'introduction d'une musique sacrée autre que le plain - chant grégorien , ainsi que d'une peinture autre que la bysantine , date seulement du siècle passé, lorsque, sous la grande Ca therine, Giuseppe Sarti créa le célèbre corps des Chantres de la cour, dirigé ensuite par Bortnianski, et maintenant par le général Alexis Lvoff. Mais, pour le rituel au moins, dès l'o rigine et jusqu'à celte heure, la ressemblance est restée com 19 326 LES MUSÉES DE RUSSIE . plète entre la musique religieuse du nord et celle du midi de l'Europe. Cette ressemblance n'est pas moins frappante pour la mu sique populaire, si on la cherche entre l'Espagne et la Rus sie. Écoutez les chants nationaux des peuplades caucasiennes aujourd'hui soumises aux Russes, les Arméniens, Géorgiens, Baschkirs , Kirghises, Tcherkesses, etc.; rien ne ressemble plus aux chants arabes conservés en Andalousie ; et toute la musique russe , qui est venue de là , a gardé, comme la mu sique espagnole, le caractère de son origine orientale. A Mos cou principalement et dans le quartier populaire du Zamos kvarétchié ( pays au delà de la Moskva), on pourrait se croire au faubourg de Triana de Séville , qui est au delà du Guadal quivir. C'est qu'à Moscou vivent aussi un grand nombre de Bohémiens, gens de cette race nomade qui , venue d'Égypte vers le quatorzième siècle , et peut- être précédemment de l'Inde , s'est répandue dans toute l'Europe , s'appelant Zin. gari en Italie , Gitanos en Espagne, Gypsies en Angleterre, Zigeuner en Allemagne, Tsigani en Russie, et se nommant cux- mêmes Pharaons. Ces Bohémiens sont les musiciens du peuple ; ils forment des troupes assez nombreuses de chan teurs , qui font des excursions jusqu'à Saint - Pétersbourg, où l'on invite pour entendre les Bohémiens comme pour pren dre le thé et pour danser au bal . Ce qui frappe le plus dans leurs chants nationaux ( si le nom de nation peut se donner à une race dispersée et vagabonde), c'est le singulier rapport, la similitude frappante qu'on y trouve avec ceux des Bohé miens d'Espagne. Il y a des morceaux lents et tendres qui semblent des tiranas et des polos de l'Andalousie. D'autres sont animés , vifs et séniillants comme les seguidillas de la Manche ou la jota d'Aragon. Sur ces mouvements rapides, les femmes se lèvent, jeunes ou vieilles , et se mettent à danser , ou plutôt à glisser sur le parquet , en donnant à leurs bras et à leurs épaules, à leurs hanches , à tout leur LE KREMLIN DE MOSCOU . 327 corps des frémissements bizarres, des mouvements désordon nés , qui les jettent peu à peu , comme les bayadères et les almées de l'Orient , dans une sorte de transport et d'ivresse. C'est que , pour dernière ressemblance , en Russie comme en Espagne, le même air est à la fois un chant et une danse. Puisque les Bohémiens de Moscou devaient être cités ici , il me reste à dire, pour achever leur histoire , qu'ils ont con servé là non moins purement qu'ailleurs tous les caractères de leur race, et qu'ils sont, malgré l'extrême différence des climats, tout semblables aux Bohémiens que j'ai vus en Hon grie , en Angleterre et en Espagne. Dans les femmes surtout, ces caractères sont visibles et prononcés. Elles ont les che veux et les yeux noirs, la peau brune, les dents blanches, Toreille maigre , la gorge petite , les doigts effilés, la taille cambrée, le corps souple. Elles s'habillent d'oripeaux, de clinquants, d'étoffes bariolées. Chacune s'attiſe à sa guise ; mais, rouge ou vert , de soie ou de coton, toutes portent le Véritable peplum attaché sur les épaules. D'où leur vient, ct comment conservent - elles encore cette mode de la Grèce an tique ? Et ce n'est pas seulement par la physionomie, c'est aussi par les mæurs que les Bohémiens de Russie ressem blent à ceux du reste de l'Europe. Là aussi , les hommes ont pour principale profession le maquignonnage, le commerce et la médecine des chevaux ou du bétail ; là aussi , les fem mes disent la bonne aventure, et tous sont, comme je l'ai dit, les musiciens du peuple ; là aussi , ils vivent en tribus, sous l'autorité d'un chef électif. Tout ce qu'ils gagnent est mis en commun ; les gens valides nourrissent les enfants , les vieillards , les malades. C'est le communisme en exercice. Si les mæurs des Bohémiens à l'égard des autres races ne sont pas irréprochables sous le rapport de la probité , s'ils ont ce que les phrénologues appellent poliment la bosse de l'uppropriation , c'est à - dire l'instinct naïf du vol, comme les sauvages de la mer Pac : lique, en revanche, dans les rap 328 LES MUSÉES DE RUSSIE . ports des sexes, leurs mæurs sont d'une extrême sévérité . Ni par les hommes, ni par les femmes, la race bohémienne ne se mêle à nulle autre. Une femme mariée est incorrupti ble ; elle payerait une faute de sa vie, comme l'adultère de l'Evangile , et tous les gens de sa tribu auraient le droit de lui jeter la première pierre. Quant aux filles, quelquefois, avec la permission des chefs et des anciens, elles se marient à des Russes ; mais ce n'est qu'après de longues épreuves d'affection et de fidélité mutuelles. Quelquefois aussi ( ce cas est fort rare) elles sont vendues au profit de la commu pauté, qui les recueille lorsqu'elles sont abandonnées de leurs riches amants. Au reste, si l'on veut connaître dans Tous leurs détails les meurs des Bohémiens russes, on n'a qu'à lire celle des nouvelles de Cervantes qui est intitulée la Gitanilla de Madrid . Bien qu'écrite il y a deux cent soixante ans, l'histoire est encore de notre époque, et bien que tracé en Espagne, le portrait n'est pas moins ressem blant en Russie. Ne faut- il pas admirer quelle est, dans cer taines races émigrées, la puissance des traditions originelles , puisque , au physique et au moral, sans correspondre et sans se connaitre, leurs tribus sont absolument les mêmes au pied de l’Alhamra de Grenade et du Kremlin de Moscou ? Mais les Bohémiens cités à propos de la musique, comme la musique à propos des arts venus de l'Orient , m'ont fait oublier trop longtemps que je suis au faite de la tour d'Ivan Véliki, cherchant à discerner les monuments que présente le panorama circulaire de la vieille cité moscovite. Parmi les toits rouges et verts des maisons, parmi les cou poles et les clochers des temples, comptons d'abord, hors de l'enceinte du Kremlin , les édifices profanes; le nombre n'en est pas fort considérable, et tous sont de récente origine. Voilà , sur la même place , le grand et le petit théâtre , l'o péra et le Vaudeville . A l'exception de San Carlo , de Naples, et de la Scala , de Milan , aucune salle en Europe n'est aussi LE KREMLIN DE MOSCOU . 329 vaste que le premier. J'entends aucune salle de spectacle, car celle de bal et de concert qu'on nomme à Moscou l'As semblée de la noblesse est encore plus gigantesque et plus magnifique. Sous ses pilastres de marbre blanc et ses lam bris dorés , elle peut contenir quatre à cinq mille personnes. - Voilà , d'un autre côté , la Maison d'exercice, destinée aux manæuvres des troupes pendant l'hiver. Deux régiments d'infanterie, ou deux batteries d'artillerie à cheval, peuvent commodément maneuvrer dans cette salle immense, la plus grande peut- être qu'il y ait au monde. Elle a 80 sagenes de long sur 21 de large ( c'est- à -dire environ 162 mètres sur 42 1/2) ; et , chose vraiment étrange ! elle est couverte par un simple plafond uni, posé sur ses quatre murailles. Pas un berceau de voûte , pas un pilier , pas une colonne. Je n'ai pu savoir au juste par qui fut construite cette toiture élon nante ; les uns m'ont nommé l'ingénieur Bétancourt, les au tres le général Carbonnier, l'un des quatre élèves de l'École polytechnique que Napoléon , après le baiser de paix donné à Tilsitt , mit au service de l'empereur Alexandre. Naturali sés Russes, tous quatre ont eu la plus brillante carrière, et le général Destrem , seul survivant, occupe encore un des premiers rangs dans l'empire. - Voilà enfin , en descendant le cours de la rivière , un autre établissement phénoménal , la Maison des Orphelins et des Enfants trouvés (Vospi talelnii dom ). De ce vaste hospice, créé et richement doté par Catherine II, respecté , en 1812 , par les Français et par les Russes , et alors seule maison de Moscou habitée et tran quille , relève une population d'environ vingt- cinq mille âmes. Outre ses employés nombreux , un mont-de-piété, un hôpital d'accouchement, outre un millier d'orphelins des deux sexes , qui, destinés à la profession de maîtres et d'in stitutrices, forment une espèce d'école normale, outre un nombre à peu près égal d'enfants trouvés, auxquels on donne là les premiers secours, la maison entretient au dchors, dis - 330 LES MUSÉES DE RUSSIE . persés dans les villages, plus de vingt mille enfants aban donnés, qui reçoivent une petite pension jusqu'à quinze ans, pour devenir ensuite paysans de la couronne. C'est dans la chapelle de ce puissant établissement de bienfaisance que j'ai assisté à l'une des cérémonies religieuses de la semaine de Pâques. L'office était célébré par le métropolitain , qui oc - cupe la première charge de l'Église grecque, depuis que Pierre -le -Grand a supprimé le patriarche. Il n'y a que trois métropolitains en Russie : celui de Kiev, le premier par le droit d'ancienneté ; celui de Novgorod, qui a Saint- Péters- . bourg dans son diocèse, et celui de Moscou . Moine, et non marić, comme tous les hauts dignitaires de l'Église russe , qui laissent au bas clergé le mariage et la famille, le métro politain de Moscou était un petit vieillard maigre et débile , à la barbe grisonnante , qu'on s'accordait à dire homme d'es prit et d'instruction . Tout ce qui me frappa dans le rituel grec, comme différant essentiellement du nôtre, c'est une cé . rémonie préliminaire qui sert d'introduction à l'office. Servi par trois diacres, comme Vénus par les Grâces, le métropo litain fait sa toilette dans le temple et devant le public. Après qu'on l'a dépouillé de ses vêtements extérieurs, il se peigne les cheveux et la barbe , il se lave les mains et la figure, ct c'est seulement ensuite , lorsqu'il a revêtu le riche et pom peux costume de sa dignité, que le clergé, s'humiliant devant le chef de l'Église , le salue de la fumée de ses encensoirs. Très nombreuses, et quelquefois anciennes , les églises forment la partie monumentale de Moscou. Rien , d'ailleurs , dans leur forme et leur construction , n'offre le moindre rap prochement avec les grandes cathédrales gothiques élevées depuis le moyen âge par l'Église latine. Ni Saint- Pierre de Rome ou Saint- Paul de Londres, ni Saint- Etienne de Vienne ou Notre - Dame de Paris , ni la cathédrale de Séville ou celle de Nuremberg , ne sauraient trouver d'analogue en Russie. Petites, basses , étroites , les églises de Moscou , même les LE KREMLIN DE MOSCOU . 331 plus fameuses et les plus vénérées, ne sont que des chapelles à dômes et à clochetons. S'il s'en trouve quelqu'une plus ambitieuse , qui , sur une enceinte toujours courte et exiguë , dresse des nefs plus élancées, on peut être certain qu'elle est l'oeuvre d'un architecte italien , qui a porté , dans les for mes adoptées pour le rite grec , un peu de l'élégance et du grandiose des temples romains. Tel est l'Assomption (Ous penskii Sabor), rebâtie en 1975 , à la place d'une antique église en bois , par Alberto Fioravanti, de Bologne, que les Russes nommaient Aristotil ; tel est l'Archange Saint- Mi. chel (Arkangelskii Sabor ), que le Milanais Alevisi recon struisit également sur l'emplacement d'une vieille église , et l'Annonciation ( Blagovechtchenskii Sabor) , qu'il termina Vers 1485 , pendant qu'il élevait les murailles en briques du Kremlin , avec l'assistance de Marco - Antonio el de Pietro , deux autres Italiens. Ce qui rend les églises grecques plus petites encore qu'elles ne devraient le paraître, c'est qu'elles sont coupées presque en deux moitiés par la cloison du sanc . tuaire , où n'entrent que les prêtres pendant les offices , où les femmes ne peuvent jamais pénétrer. Mais semblables par là , comme par la forme et les proportions, à l'église tout orientale de Saint- Marc à Venise, ces églises sont, pour la plupart, très riches et très ornées à l'intérieur. D'antiquespein tures bysantines en couvrent tous les murs , toutes les voûtes, toutes les coupoles. Sur la plupart de ces images sont appli quées des plaques de métal, des espèces de carapaces en or on en argent batlu et ciselé imitant les habits qu'elles couvrent et remplacent, de sorte que souvent une paroi entière est toute revêtue de ces plaques de métaux précieux , étince lants , où se voient seulement, sous la forme de quelques trous sombres, les têles et les mains des figures de saints. Certai nes images, les plus anciennes et les plus révérées , sont en fermées dans des châsses ou sous des dais en argent et en or massif, et chargées d'un foule d'ex -lolo, qui sont habituel. 332 LES MUSÉES DE RUSSIE. lement des pierres précieuses, diamants, rubis, émeraudes, saphirs , de telle dimension et de telle valeur qu'elles feraient honneur au trésor d'un roi. La plus curieuse des églises de Moscou , parce qu'elle est la plus russe , c'est- à- dire la plus orientale , c'est assuré ment celle qu'on appelle Vasili Blagennoï (Basile l'heu reux , le beat). Elle fut bâtie , en 1554 , sous Ivan -le - Terri ble , qui voulait remercier ainsi le ciel de la prise de Kha san , et qui compléta son œuvre pie par un trait digne du surnom qu'il ne mérita que trop. Nous l'avons rapporté pré cédeinment ( 1 ) . Cette église , très petite cependant, est mul tiple dans tous les genres , outre son nom populaire, elle s'ap pelle encore la Protection de la Vierge (Pakroſskoï), la Sainte Trinité sur le rivage, Jérusalem , etc. Horizontale ment , elle est coupée en deux parties, ayant un rez - de chaussée et un premier étage auquel on monte par des per rons extérieurs ; et , dans le sens vertical , ces deux étages sont divisés en trente six compartiments , sans communica tions entre eux , formant autant d'églises dans la même. Au dehors, la bizarrerie ou plutôt la bigarrure n'est pas moindre. Suivant l'usage presque immuable , les toit sont couronnés de petites coupoles. Mais pas une ne ressemble à l'autre , ni par la taille, ni par la forme , ni par la couleur. Et pourtant l'ensemble de cette étrange pagode ne plaît pas moins à l'ail que ses curieux détails ; preuve nouvelle que , dans les arts, on peut arriver au beau par des voies très diverses , et qu'il ne faut pas plus condamner absolument un genre qu'il ne faut en adopter exclusivement un autre. Vasili Blagennoï n'est pas dans le Kremlin , mais tout auprès du mur d'enceinte, sur la Belle -Place , et presque en face de la Porte - Sainte, que personne ne traverse sans se découvrir humblement la tête . On croit, pour expliquer cet ( 1 ) Page 244 . LE KREMLIN DE MOSCOU. 333 usage, que c'est l'ancienne porte particulière aux Izars, où l'on saluait en entrant, comme les paysans saluent encore devant la porte de leurs seigneurs. Mais c'est dans l'intérieur même et au centre du Kremlin , que quatre églises , décri vant un carré parfait, forment la véritable métropole et le sanctuaire de la Russie. L'une de ces églises , celle qui porte le nom de Saint - Nicolas Goltounskii, ou le thaumaturge, le faiseur de miracles, n'est qu'une chapelle adossée à la tour d'Ivan Véliki, rebâtie en 1600 , sous le tzar Boris Go dounoff, pour être le clocher de la métropole. Parmi les trente-deux cloches que porte cette tour , il en est une qui peut rivaliser avec les plus grosses du reste de la chrétienté. Elle pèse 4,000 pouds, ou 72,000 kil . On ne la sonne qu'aux trois grandes fêtes de l'année, et non pas en la mettant en branle, car elle est immobile, mais en frappant le battant contre ses parois. Cette cloche énorme n'est pourtant qu'une espèce de joujou en comparaison de celle qui fut fondue en 1737 , par ordre de l'impératrice Anne. Celle - là , qui a vingt pieds de haut sur vingt pieds de diamètre intérieur, ne pèse pas moins de 12,000 pouds, ou 216,000 kil . Cette masse énorme, qui est assurément la plus grosse pièce de métal qu'ait fondue la main des hommes, tomba pendant qu'on la hissait sur un échafaudage, d'autres disent dans un incendie , et resta , brisée d'un côté , à demi enfouie dans la terre. En 1836 , un ingénieur français, M. de Montferrand, parvint à la soulever, et à la poser sur un piédestal, au pied de la tour. Les trois autres églises du carré ont toutes trois le titre de cathédrale ( sabor). Elles furent d'abord bâties en bois. La plus ancienne, depuis leur reconstruction en briques, est celle de l'Annonciation , qui date de 1397. Ce qu'elle offre de plus curieux, ce sont les fresques qui la décorent, au vres de deux moines russes et de deux époques, 1905 el 1508. Les voûtes représentent le paradis , ou la réunion des 19 . 33 ! LES MUSÉES DE RUSSIE . grands saints. Chose bien digne de remarque! entre les bien heureux fêtés par l'Eglise, les peintres, bien que moines, ont placé des philosophes païens, qui ne se distinguent de leurs compagnons que parce qu'ils n'ont pas sur la tête le nimbc, emblème de la demi-divinité des bienheureux. Parmi ces philosophes admis aux joies du ciel chrétien , on peut ne pas s'étonner de rencontrer Anacharsis : il était Scythe, c'est - à -dire presque Russe ; ni Socrate, qui mourut comme le juste, prêchant le Dieu unique, maximum et optimum . Mais on est plus surpris de voir, auprès de saint Pierre ou de saint Nicolas , Aristote l'encyclopédiste, Ptolémée l'astro - nome, et jusqu'à Ménandre, l'auteur de comédies. Les chré tions grecs se montraient certainement, il y a quatre siècles, plus tolérants que ceux de l'Eglise apostolique et romaine. Un noine italien du quinzième siècle n'aurait pas manqué de mettre en enfer, près de Caïn et de Judas Iscariote, le comique Ménandre, Aristote, et jusqu'au maître du divin Platon. En bois ou en briques, l'Archange Saint-Michel conserva le privilège d'être la sépulture des tzars depuis André Ivano vitch , mort en 1253 , jusqu'à Ivan Alexeïevitch , mort en 1696. Ceſut trente ans plus tard que Pierre - le -Grand, déshé ritant Moscou des princes morts comme des princes vivants , commença dans la forteresse de sa ville nouvelle une autre série de tombes impériales. Mais, quoiqu'elle ne possède ni les cloches de Saint- Nicolas Goltounskii, ni les curienses fres ques de l'Annonciation , ni les sépulcres de Saint-Michel, la principale des quatre églises , la première des trois cathédra les , la vraie métropole , en un mot, c'est l'Assomption . Là reposent, à défaut des princes, les anciens patriarches , espè ces de papes de l’Iglise grecque ; là se faisaient couronner les vieux izars, et se font encore aujourd'hui couronner les cmpereurs. On y voit une tribune ou chaire, dans laquelle il 11'est jamais entrique des autocrales , lorsque le fruit oint LE KREMLIN DE MOSCOV . 335 par l'huile sainte , ils ont reçu , au nom de Dieu , toute la puissance qu'un homme peut exercer sur la terre ; là , enfin , au milieu des pierres précieuses , brillantes et nombreuses comme les constellations du ciel , sont exposées deux célèbres images, objets d'une antique et générale vénération , qui out échappé toutes deux aux incendies et aux pillages. L'une est le Sauveur tenant l'évangile de saint Jean ; on le dit peint par l'empereur grec Emmanuel Comnène , et il orna la basi lique de Sainte - Sophie, à Constantinople, jusqu'à la conquête de Mahomet II. L'autre image est celle de Notre- Dame de Vladimir , qui passe pour l'auvre originale, et tantde fois répétée , de l'évangéliste saint Luc. C'est le vrai portrait de la Vierge, dit -on sans rire , peint il y a dix- huit cents ans. On l'apporta, comme un palladium , de Vladimir à Moscou , lorsque Tamerlan marchait contre cette capitale encore ré cente des grands- princes de Moscovie, et , quatre siècles plus tard, en . 1812, mais moins heureuse cette fois, elle fut por lée dans les rangs de l'armée russe la veille de la bataille for midable qui livra Moscou à Napoléon. Il est cependant une autre image encore plus célèbre et plus vénérée que la Notre- Dame de Vladimir ; c'est la Vierge d'Iversk, placée dans une chapelle adossée à l'intervalle des deux passages de la porte d'Iversk , entre la cour de justice et la prison . Celle- là n'a pas éloigné de Moscou les conqué rants étrangers ; mais elle opère chaque jour des guérisons miraculeuses. C'est le médecin le plus accrédité de toute la Russie. Outre ses desservants, occupés à ranger dans la cha pelle d'innombrables ex- voto , elle a ses serviteurs , sa mai son , et même son carrosse à quatre chevaux , car on la porte chez les malades assez riches pour recevoir à domicile la visite d'un tel Esculape. Son cocher la conduit tête nue , comme le saint Viatique en Espagne, et , sur son passage , tout le monde se range, se découvre , s'agenouille. Sunctuaire religieux de la Russie , le krenulin de Mos 336 LES MUSÉES DE RUSSIE . cou est aussi , en quelque sorte , son sanctuaire politique. Il réunit tous les vieux souvenirs de son histoire , jusqu'à l'é poque où , par une secousse gigantesque, Pierre-le-Grand fit entrer la Russie dans l'Europe. On ne sait rien de précis sur l'origine du Kremlin , ni même sur l'origine et le sens de son nom ( kreml) , que certains étymoligistes font dériver de krem , pierre. Ce nom , d'ailleurs, ne lui est point parti culier ; il y a d'autres kreml en Russie ; Khasan a son kreml, Toula aussi , d'autres villes encore . Kreml est donc sans doute un nom plus général, comme, par exemple, celui d'Alcazar ( Al- Kasr) que les Arabes ont tant répandu en Es pagne, et qui signifie un palais fortifié. Le Kremlin n'est pas autre chose qu'un alcazar, une forteresse qui renferme et protége, avec la résidence du souverain , tout ce que la na tion a de plus cher et de plus sacré. Près des temples et des images que je viens de citer, sont des reliques d'une autre espèce. Voilà le vieux palais des tzars , non moins étrange et non moins bariolé, de ses fondations jusqu'au faîte des cou - poles , que l'église de Saint- Basile ; voilà le vieux palais des patriarches , où se conservent encore tous les actes et tous les livres du saint synode ; voilà le sénat et l'arsenal ; voilà le Trésor, ou palais des armures ( Oroujéïnaïa palata) , dans lequel vingt salles sont encombrées des objets les plus précieux par la matière, le travail ou les souvenirs qu'ils rap pellent , des trônes, des sceptres , des couronnes , des bijoux, des armes , des armures, des drapeaux , des croix , des cros ses, des bâtons de commandement. On trouve là , parmi d'autres curiosités , le sceptre et le globe qu'envoya, dit - on , l'empereur Alexis Comnène à l'un des premiers grands-prin ces moscoviles, Vladimir Monomachos, le trône d'Ivan III , celui de Boris Godounoff, celui des deux fils d’Alexis , Ivan et Pierre, les couronnes des royaumes de l'Asie et de l'Eu rope annexés à la Russie, les habits que Pierre - le -Grand por tait à Pultava, et le brancard sur lequel on promenait Char LE KREMLIN DE MOSCOU . 337 les XII à cette bataille qui décida entre les deux rivaux , etc. Les Russes regrettent sans doute de n'avoir pu donner aussi place dans cette collection de trophées nationaux aux canons pris à l'armée française en 1812 , ou plutôt ramassés derrière elle pendant l'effroyable retraite qui suivit les premiers triom phes de cette campagne fabuleuse. Ils sont rangés devant l'ar senal. Mais de toutes les curiosités du Kremlin , celle qu'on montre avec le plus d'empressement, parce qu'elle aura peut- être bientôt disparu , c'est la partie de l'ancienne rési dence des tzars qu'on appelle , à cause du travail extérieur de ses murailles , le Palais à facettes ( Granovitaia palata) . C'est dans la grande salle , qui remplit tout l'édifice et dont les voûtes circulaires reposent sur un pilier central , comme la vieille salle aux archives de l'abbaye de Westminster, que les tzars tenaient leur cour, qu'ils donnaient audience aux ambassadeurs, qu'ils écoutaient débattre en leur présence par le saint synode les questions religieuses. A cette salle , tant de fois citée dans les annales russes, altenait le célèbre Perron - Rouge, théâtre aussi d'une foule d'évènements his toriques. Ce Perron - Rouge est déjà renversé , et peut-être le même sort attend le Palais à facettes. Ils doivent céder la place au nouveau palais impérial ( imperatorskii dvoretz ), commencé sous Élisabeth , et que chaque règne nouveau voit agrandir , mais non pas terminer . Les vieux Moscovites, que révolte le seul nom de Saint - Pétersbourg, voient avec un mécontentement qu'ils ne prennent pas la peine de cacher, et qu'il leur est facile de justifier cette fois , l'empiétement toujours progressif du moderne sur l'ancien . Ils s'indignent contre les grilles de fer qui font d'un monument national la propriété du souverain ; ils s'indignent contre les lourdes constructions récentes qui écrasent, par le seul contact de leur massive régularité , les légères et capricieuses dentelures des tours orientales du vieux Kreml. Il est sûr, il est évident 338 LES MUSÉES DE RUSSIE. que , faisant offense aux règles du goût , non moins qu'aux souvenirs de l'histoire, l'imperatorski dvoreiz mérite d'être comparé de tous points au palais florentin que Charles- Quint fit insolemment construire dans l'alcazar moresque de l’Al hambrâ. Si les touristes de l'Italie recherchent avec empressement l'occasion de se trouver à Rome pendant la semaine sainte , pour avoir le spectacle des grandes cérémonies de l'Eglise catholique, les voyageurs moins nombreux qui parcourent le nord de l'Europe feront bien de passer à Moscou le temps de Pâques, s'ils veulent connaitre aussi les grandes cérémo nies de l'Eglise grecque. Quant à moi , j'eus d'autant plus à m'applaudir d'avoir pris cette époque pour le voyage de Moscou , que le carême russe s'étant trouvé presque d'un mois plus tardif que le nôtre, et Pâques n'étant arrivé que le 27 avril , on avait passé les grands froids d'un long et ri goureux hiver, et la neige amoncelée depuis le mois d'octo . bre venait de fondre enfin sous la tiède haleine du prin temps. On pouvait donc, sans crainte de geler sur pied , passer quelques heures de nuit à la belle étoile. C'est la nuit, en effet, comme à Rome, qu'a lieu le plus imposant et le plus magnifique des spectacles du culte ; non pas le jeudi saint , toutefois, ni dans la soirée , mais deux jours plus tard , et à l'heure précise où , le samedi finissant, et avec lui la semaine des fêtes lugubres, commencent le dimanche et les fêtes triomphales. A onze heures du soir , la veille de Pâ ques, j'étais monté avec quelques amis sur la plus haute platc- forme de mon observatoire ordinaire, la tour d'Ivan Véliki. Bien enveloppés dans nos pelisses et nos bonnets fourrés, nous bravions la petite gelée qui durcissait encore chaque matin la surface des ſaques d'eau . Le vent ne souf flait pas ; la nuit était parfaitement calme et sereine , mais obscure néanmoins, et les seules étoiles scintillaient sur nos lètes au firmament. Cette profonde obscurité du ciel ne per LE KREMLIN DE MOSCOU . 339 mcllait pas de distinguer autre chose, en jetant nos regards sur Moscou, que les pâles lanternes de l'éclairage public, lesquelles , dispersées dans les rues et les places , et vues de haut en bas, semblaient les étoiles d'un ciel inférieur. Nous pouvions nous croire lancés hors de notre planète , n'ayant autour de nous que le vide infini, et l'immensité de l'espace où nagent les astres et les mondes. Jusqu'au milieu de la nuit régnèrent le silence et l'immo bilité. Dans la ville entière, aucun bruit, aucun mouvement ne pouvait faire soupçonner l'approche d'une fête générale. Enfin minuit sonne . Aussitôt l'énorme bourdon suspendu sous nos pieds, que frappe le battant de fer secoué par qua tre vigoureux sonneurs, lance dans l'air un son grave et re tentissant. A la voix de cette reine des cloches, et comme si la baguette d'un enchanteur eût donné le signal, toutes les églises s'illuminent à la fois. Notre tour d'Ivan Vélili sc montre entourée de plusieurs ceintures de feu, et Moscou tout entier sort des ténèbres. C'est en ce moment que le mé. tropolitain , ouvrant les portes du sanctuaire où il se tenait caché, prononce au milicu de la cathédrale de l'Assomption la parole sacramentelle : Christ est ressuscité. Alors, pour la seconde fois, le bourdon résonne ; les trente -deus cloches de la tour lui répondent, et , s'ébranlant de proche en proche, toutes celles des neuf cents temples illuminés. Dans chaque église, dans chaque chapelle, les diacres et les chantres en tonnent l'hymne de louange auquel tout le peuple répond en cheur, et le canon mêle sa grande voix à ce concert uni versel. Il ne manque que le tonnerre pour que tous les grands bruits de la terre soient réunis. Bientôt de longues processions sortent de toutes les églises pour en faire le tour . Le clergé marche en tête , et chaque assistant porte un cierge à la main . Nous avions sous les yeux la procession de la ca thédrale. Entouré d'archevêques, d'évêques, de diacres , de lout le haut clergé grec en pompeux costumes de cérému. 340 LES MUSÉES DE RUSSIE. nie, le métropolitain était suivi d'une foule de généraux, d'officiers, de magistrats et d'employés civils dont les riches uniformes brillaient aux feux de toutes ces lumières mou vantes, et les yeux n'étaient pas moins éblouis par tant de spectacles éclatants que les oreilles n'étaient assourdies par les bruits confus et prolongés des voix humaines, des clo ches et du canon. Les offices commencent alors et se pro longent bien avant dans le jour. Parmi toutes les fêtes de l'Église grecque, Pâques est la plus grande et la plus populaire. C'est aussi la plus magnifi quement célébrée , et ce qui lui donne une supériorité in contestable sur les fêtes de l'Église romaine, principalement sur celles que Rome elle - même célèbre , c'est que toute la population y prend une part active et sérieuse, c'est que tous les fidèles se font un devoir d'y assister , non pas en curieux, pour amuser leurs yeux d'un spectacle , mais avec recueille ment et piété. Certes , dans ce peuple jeune, neuf, où la ci vilisation commence seulement à luire et n'éclaire que les hauteurs de la société, le scepticisme n'a pas encore pénétré à la suite des lumières. La foi se montre encore , aveugle si l'on veut et amie de vaines pratiques, mais naïve et sincère. Il suffit, pour la reconnaître à tous ses caractères, de jeter un coup d'æil sur la foule qui se presse , qui s'agenouille, qui se frappe la poitrine et baise humblement la terre autour de tous les autels , de toutes les images, de tous les objets de sa dévotion. Pâques est à Moscou l'époque des visites et des cadeaux, comme le jour de l'an à Paris , comme Noël à Londres, à Ber lin , à Saint- Pétersbourg. On se sert alors , pour le salut , d'une formule particulière : « Christ est ressuscité. vérité , il est ressuscité. » Pendant six semaines après Pâ ques, on ne s'aborde qu'avec cette phrase et cette réponse sacramentelles, et, pendant six semaines , toutes les lettres commencent par cette même félicitation : - Christ est res En LE KREMLIN DE MOSCOU . -341 suscité. » Mais Pâques amène un autre usage plus singulier, plus spécial et plus touchant. Dès que le métropolitain , en prononçant la fameuse formule, donne le signal des réjouis sances, la joie des fidèles éclate dans les transports d'une embrassade universelle. Que les parents embrassent les pa rents, que les amis embrassent les amis, ce serait trop peu ; pour un moment tous les hommes sont frères, tous les hom mes sont égaux. Les valets embrassent leurs maîtres , les serfs embrassent leurs seigneurs, les moujiks embrassent les no bles , les pauvres embrassent les riches. Et chaque embras sade se compose invariablement de trois baisers sur les joues. On ne voit , on n'entend que des baisers dans les maisons , que des baisers dans les rues , que des baisers partout , entrecoupés seulement par le salut : « Christ est ressuscité , » et par la réponse : « Vraiment , il est res . suscité, o Mais à ces démonstrations d'allégresse générale , à cette universelle effusion des caurs, se joignent de plus solides té moignages d'union et de fraternité entre les hommes. D'a bondantes aumônes accompagnent ces baisers qui rappro chent les petits et les grands et la misère et l'opulence. Dans toutes les maisons, suivant le rang et la fortune, on distribue aux nécessiteux des hardes , des vivres , de l'argent. Ce jour - là , demander n'est point une honte, et donner est un devoir. Au reste , il faut le reconnaître et le proclamer, la charité est grande en Russie. C'est , hélas ! l'unique correc tif à cet état de choses antisocial, antihumain , antireligieux , qui attache l'homme à la glèbe , ainsi qu'une brule , qui fait de l'homme la propriété d'un maître , homme comme lui. Du moins, cet unique correctif à la servitude , la charité, s'exerce largement. Une foule d'établissements de bienfaisance sont fondés et entretenus par des dons volontaires , et nulle fa. mille dans l'aisance ne manque d'avoir ce qu'on appelle ses pauvres , qu'elle se fait un devoir et un honneur d'assister 342 LES MUSÉES DE RUSSIE. avec fidélité . Dans ces habitudes bienfaisantes , on sent les mæurs de l'Orient, où la charité est un dogme religieux mieux pratiqué qu'à l'Occident , et je ne serais pas surpris que bien des gens en Russie , nobles ou marchands, riches par la naissance ou par l'industrie , donnassent aux pauvres la dime de leurs revenus , comme le voulut, comme l'enjoi gnit Mahomet. Certes on reconnaît à tous ces caractères le sentiment de la fraternité humaine, de la fraternité devant Dieu , tel que l'a prêché Christ , le premier dans le monde, tel qu'il a consolé , pendant des siècles , par la promesse d'une autre vie meilleure , les opprimés et les souffrants. La frater nité, c'est le premier des trois termes dont se compose au jourd'hui le progrès de la destinée humaine ; c'est par elle que viendront la liberté et l'égalité. Puissiez - vous, ô Russes, peuple doué de grandes vertus naturelles , peuple bon , brave, patient, fidèle, hospitalier, généreux, puissiez - vous marcher à ce progrès avec toutes les forces de la raison et de l'amour ! C'est au sortir de votre longue passion dans la servitude, que vous pourrez vous embrasser fraternellement les uns les autres , et vous écrier avec un juste orgueil : Christ est res suscité ! Lorsqu'au retour d'un voyage en Italie , j'écrivis le pre mier de ces quatre vo'umes des Musées d'Europe ( première édition, 1842) , sans avoir autre chose, pour aider ma mé moire, que de simples notes, dont je regrettais bien alors la rapidité et l'insuffisance, je n'avais ni la pensée ni l'espoir de donner une suite à ce travail particulier. Mais depuis, d'au tres voyages successifs à travers toute l'Europe, de Grenade à Moscou , par Madrid, Londres , Anvers, Munich , Vienne , Dresde, Berlin , Saint- Pétersbourg , m'ont donné le rare et précieux avantage de visiter à peu près toutes les grandes collections d'art des diverses capitales d'États. J'ai donc pu généraliser, pour l'Europe entière, un ouvrage d'abord tout spécial à l'Italie. Ce vaste travail , qui comprend en abrégé l'histoire de toutes les écoles , et , en quelque sorte , de tous les artistes , dont la vie est dans leurs æuvres plus que dans leurs actions , aurait dû , sans les circonstances favorables qui m'ont conduit partout , se diviser entre plusieurs écrivains. Ainsi fait, il eût gagné sans doute par le talent et l'autorité de ses rédacteurs ; mais il eût perdu d'abord l'une de ses qualités, celle de pouvoir établir des comparaisons perpétuelles de ville à ville , de galerie à galerie, de maitre à maître, de tableau à tableau . De plus , il cûl nécessairement pêché par la diver gence des opinions, et le lecteur eût trouvé peut- être quel que embarras à concilier des jugements, sinon opposés , du moins fort divers, sur les mêmes choses et les mêmes hommes. Au contraire , le travail que j'ai entrepris seul , et mis seul à fin , a ce mérite, faute d'autres plus éclatants, qu'il offre l'unité de goût, de sentiment, d'appréciation . Mais arrivé au terme de ma tàche, d'une tàche ingrate et 344 difficile, je dois prier le lecteur de montrer une juste indul gence pour la sécheresse et l'aridité toujours croissantes du long ouvrage que j'achève enfin. Parlant sans cesse , quatre vo lumes durant, des mêmes choses et des mêmes hommes, je ne pouvais répéter, à tous les chapitres , les observations générales sur quelques parties de l'art , ou les détails biographiques sur quelques artistes , qui auraient jeté de la variété et de l'inté rêt dans un chapitre fait isolément. Plus j'avançais , plus j'étais privé de ressources accessoires , et réduit à mon seul sujet; en finissant, il ne me restait guère à tracer qu'une simple nomenclature. Lorsque j'ai entrepris, en voyageur et pour d'autres voyageurs, ces analyses des musées de l'Europe, je ne pensais guère à imiter certain critique del'Allemagne , qui , devant l'Ecce Homo de Rembrandt, se demande Cur Deus homo ? et se jette résolument dans une profonde dis sertation sur les incarnations de Dieu au sein de l'humanité. Loin de me plonger dans ces extases métaphysiques, je n'ai pas même prétendu ( et Dieu m'en garde ! ) bâtir, à force de science et d'ingéniosité , quelque nouveau système d'esthé tique . Mes prétentions sont beaucoup plus modestes. J'ai seulement voulu montrer aux voyageurs la porte des musées, leur annoncer, comme fait l'affiche du spectacle , ce qu'ils trouveront dans la salle , le rappeler à ceux qui ne voyagent plus, et l'apprendre à ceux qui ne voyagent point ; – heu reux si mon travail ne semble pas plus difficile à lire que les livrets des galeries, qu'il peut remplacer d'habitude, qu'il corrige quelquefois, et sur lesquels il a du moins un incon testable avantage, celui de les réunir tous ! FIN. TABLE ANALYTIQUE. A Albane (Francesco ), 198, 304. Antiquités égyptiennes, 55. Alexéieft ( Fédor) , 249, 250. Antiquités grecques , 77 . Andrea del Sarto (Vanucchi), 8, Antiquités lyciennes, 73. 107 , 116, 293 , 314. Antiquités romaines, 49. Angelico ( Fra) , 174 . Antonello de Messine, 174. Antiquités arcadiennes, 75. Asselyn , 214. Antiquités assyriennes, 51 , Avercamp (Henri Van) , 220. B Backuysen (Lud .), 214, 227 . Bibliothèque nationale anglaise , Baroccio ( Federico ) , 21 , 197, 43. 299 . Blink vliet, 220 . Bartolommeo ( Fra) , 293 , 313, Bol (Ferdinand ), 204, 215 , 264. 315 . Bologne (Jean de) , 308. Bassano (Jacopo da Ponte) , 125, Bonington , 115. 301 . Boonen ( Arnold ) , 220. Beechey ( William) , 106 . Borovikowski , 249. Beerestraten , 214 . Borsum (Abraham Van) , 220. Bellini (Giovanni), 13, 300. Both ( Jean) , 119, 215, 218, 226, Berghem ( Nicolas ), 119, 212, 270. 215, 226 , 270 . Bourdon (Sébastien) , 29. 346 TABLE ANALYTIQUE. Bourse (L.), 220. Boyermans, 189. Brăuwer ( Adrien) , 265 . Breughel ( Pierre) , 180 , 205. Breughel (Jean) , 105, 227 , 265. Brill (Paul), 270. Bronzino (Angelo Allori ) , 8, 293. Bruloff, 249. Bruni (Fédor) , 248. C Cabinet des bronzes, 50 Castiglione ( Giovanni Benedetto) , Cabinet des estampes , 49 295. Cabinci des médailles, 48 . Cerezo (Mateo ), 290 . Calabrais ( Matia Preti, le) , 198. Cespedès (Pablo ), 286 . Calcar (Jean Von) , 176. Champagne ( Philippe de ) , 126, Calvaeri (Denis), 109 . 198 . Camphuysen, 220 . Chantrey, 147, 260. Canaletto (Antonio Canale), 21 , Cigoli (Luigi Cardi ) , 293. 109 , 117 , 303 . Claës, 160. Canaletto ( Bernardo Belotto ) , Claude le Lorrain (Gelée ), 27, 312 . 109; 121 et suiv . , 127 , 277 et Canova , 308, 315 . Cano (Alonzo ), 287. Coello (Claudio), 120, 290. Caravage (Michel - Angelo Ame. Collection des vases étrusques, 47. rigbi), 20, 295, 315. Correge (Antonio Allegri),8 , 108, Carducho ( Vicente), 289. 294. Carrache (Annibal), 19, 109, 116 , Corlone (Pierre de) , 108, 299. 303 . Courtois (Jacques), 109, 198,281. Carrache (Augustin ), 303. Coxcie (Michel), 180 , 200, 25 ). Carrache Ludovic),18 , 109, 116, Crayer (Gaspard de ) , 163, 187 , 125 , 303 . 194, 203, 218. Carreño ( Juan ), 289 . Curp ( A bert), 34, 119, 215,218, Carlons de Raphaël (Les), 110, 220, 226 , 270. suiv . D David (Louis), 315 . Dawe (Georges), 242. Dukker (Conrad), 220. Delaroche ( Paul , 126 . Jenner (Balthazar), 252. D.etrich (Guil. -Ernesi), 206 , 282. Dolci (Carlo ), 293, 31 Dominiquin (Domenico Zampie ri), 20 , 125 , 241 , 303 . Dow (Gérard ), 119 , 206 , 212 , 218, 295, 1207 . Durer (Albert ), 175 , 222 , 298, 230 . Dusart, TABLE ANALYTIQUE . 347 E Engelbrechtsen (Corneille) , 235. Escalante Juan Ant . ) , 290, Eriksen, 249. Everdingen, 219 , 227. F Ferrara (Ercole di) , 6 . Feydt (Jean) , 189. Flaxman , 143. Flink (Govaert) , 212, 264. Francia ( Francesco Raibolini ), 17 , 303. Franck iles) , 182. Fraiz -Floris, 181 , 200, 255. Fyt, 119 . G Gainsborough ( Thomas), 36, 105, Greco ( Dom . Theolocopuli, le ), 115 . 284 . Galerie des antiques, 49. Greuze ( Jean - Baptiste ) , 109, Garofalo (Benvenuto Tisio) , 6, 282. 294. Grimmer ( Jacques) , 199. Giordano (Luca), 109, 305 . Guerchin (Giov. Franc. Barbieri), Giorgion ( Giorgio Barbarelli), 13, 20, 109, 125, 197 , 306, 315 . 108, 300. Guérin ( Pierre ), 109. Gioito, 173 . Guide ( Reni ) , 19, 109, 116, 198, Glauber ( Jean) , 220. 304, 315. H 227 . Haaghen ( Van -der-), 218, 227 . Hemmessen , 103 . llaarlem ( Corneille Van ), 211 , Hemskerck (Martin Van - Veen ), 104, 199 , 255 . Hals ( Franz) , 221 . Hensch ( de) , 220. Haltsmann , 107 . Hobbema (Minderhout), 119, 218, llellemont (Matthieu Van ), 220. 274 , 314. Hemling ( Jean ), 152 et suiv . , 162, Hoekgeesi, 227 . 169, 170, 177, 218. llogarth (Willian ), 35, 115 . 348 TABLE ANALYTIQUE. Holbein (le jeune), 101 et suiv. , Honthorst (Gérard ), 126, 257 . 176 , 197, 208, 228, 251 . Hooghe (Pierre de), 269. Hondekoeter ( Melchior) , 215,274. Hoogstraten, 227 . Hondius, 219. I Ivanoff ( Alexandre), 248. Ivanoff ( André) , 248. J Janet, 103. Jansens, 104, 187 . Joanès (Juan de), 285. Jong (de) , 215, 221 . Jordaens (Jacques), 33, 188, 194, 203, 257 . Jules Romain (Giulio Pippi ) , 21 , 108, 299. K Karel-Dujardin , 213, 218. Kaufmann (Angelica), 252. Keh (Adrien ), 180. Kessel ( J. Van ), 220. Keyser, 228 . Kiprainski (Oreste) , 248. Kneller (Godfrey), 106 . Koning (Philippe de ), 220. Kranach (Lucas), 176, 251 . Krüger, 242 L Laar (Pierre de) , 267 . Lesueur (Eustache), 198, 281 . Landseer ( Edwin) , 38, 120. Levitzki , 249 Lantara , 282 . Lippi (Filippo) , 313 . Lawrence ( Thomas), 37. Loten ( Jean) , 221 . Lebrun (Charles ), 280. Lozet di Simon , 221 . Leeuw ( Van- der) , 220 . Lucas de Heere, 104. Lely ( Peter ), 105. Lucas de Leyde , 104, 178, 255, Léonard (de Vinci), 6, 107, 291 , Luini (Bernardino), 315 . 315. TABLE ANALYTIQUE.

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M Maas ou Maës, 33 , 215 . Miéris (Francois), 215, 228 , 269 . Mantegna ( Andrea ) , 107 , 294. Miéris (Guillaume), 269 . Maratta (Carlo ), 108, 197, 299 .. Mignard ( Pierre) , 109, 280. Martynoff ( Ivan ) , 249. Mirevelt, 221 , 255. Matvéieff ( Fédor ), 249. Mola (Francesco ), 20. Maubeuge (Jean Gossaert de) , 104, Moralès, 284 . 178, 199, 255. Moréelse ( Paul), 221 . Mayno (Juan -Bautista ), 285. Morone, 126. Mazzolino, 6. Mostard ( Jacques), 203. Mengs (Raphaël), 117 , 252. Moya ( Pedro ), 287 . · Meer (Pierre ), 199 Murillo (Bart.-Esteban ), 23 , 110, Meizu (Gabriel), 215, 228 , 268 . 120, 124, 127 , 229 , 241 , 288 , Meyer, 230. 314. Michel-Ange ( Buonarroti), 7 , 165, Musée d'histoire naturelli, 45. 293 . Musée ethnographique, 47 . N Navarrele (el Mudo), 289. Neefs (Peter ), 265 . Netscher (Gaspard ), 228, 269 . Netscher (Constantin ), 221 . 0 Ostade ( Adrien) , 214, 218 , 225, 267) Ostade ( Isaac) , 267 . Padovanino ( Ales . Varotari), 21. Pépyn ( Martin ) , 182. Palma ( Jacopo, le vieux) , 302. Perin del Vaga ( Buonaccorsi) Pape (A. de), 228 . 108, 299. Paris-Bordone , 301 . Perugin ( Pietro Vanucci, le) , 13 . Parmigianino (Franc. Mazzuola) , Peruzzi (Baldassare), 6 . 11 , 125 . Phidias , 80 . 20 350 TABLE ANALYTIQUE. Poelenburg ( Corneille), 265, 314. Poussin (Nicolas), 26 , 109, 121 , Porbus (François), 105, 163, 180 , 126 , 127, 241, 276 . 256 . Prado (Blas del), 284 . Poller (Paul), 119, 214 ,218, 224, Procacini (Cesare), 198 . 271 el suiv . 314. Pynaker, 215. Poussin ( Gaspard) , 29, 121 , 277. Q Quellin ( les) , 189 . Quintin - Netzys, 178, 253. R Raphaël (Sanzio ), 11, 110, 115, Ruberli Lespold), 315 . 295et suiv . Ruelas (Juari de Las), 286 . Ravestein ( J. Van) Rombols (Abr.), 187 . Re: brandi, 32 , 105 , 118, 204, Rolanhemmer, 232. 209 et suiv . , 218, 223, 261 et Roubilliac, 147 . suiv . , 314 . Rubens ( Pierre - Paul) , 30. 105, Reskaert ( David ) , 206 . 117 , 126 , 127 , 128 , 183 el Reynolds (Joshua ), 33, 115, 127 . suiv ., 191 et suiv . , 201 , 228 , Ribalta ( Los) , 283. 256, 314 , 315 . Ribera ( José) , 109, 119, 283, Ruysdael (Jacques), 119 , 215, Ricci, 108 . 219, 228, 273 , 314. Rigaud ( Ilyacinthe ), 281 . Ruysdael (Salomon ,218 , 270 . Rincon Antonio dei ) , 284 . S Sillaert ( Ant. ) , 203 . Scheffer ( Jean -Baptiste), 221 . Salvator Rosa , 21,109, 116, 307. Schoorel ( Jean ), 178 , 221 . Sansovino, 167. Schul (Corneille), 189, 193. Sassoferrato (Giam - Ballista Salvi), Sebastien del Piombo (luciana ), 197 , 314 . 16 , 109 , 301. Schedrine (Silestre , 249, 250. Seghers, 163, 189 . TABLE ANALYTIQCE. 331 Sheemakers, 145 . Sneyders ( François ) , 118 , 189 , Slalker (Godefroy ), 206,215,2 9 . 200, 228 , 237. Slingelanul (Pierre - Van) , 215 , Suzdal (peintures de ), 247 . 269. Steen (Jean ), 214, 219, 226, 209 . Smirke ( sir Robert), 40. Subleyras, 126. T Tempel (Ab. Van-den ), 221 . Tintoret ( Jacopo Robusti ), 13 , Téniers ( David , le père), 265. 108 , 128, 302 . Téniers (David , le fils), 34, 118, Titien ( Tiziano Vecelli), 14 , 108, 189, 228 , 265 et suiv ., 314. 116, 125 , 126 , 128, 174, 300 . Terburgh ( Gérard ) , 214, 228, Tol (Dom -Van) 221. 267, 314. Torrigiani, 140, 147. Tilborg, 205. Tristan ( Luis) , 285. Troosi, 226 . Uchtervelt, 221 . UN ( lander ), 228. Valentin (Muïse ), 277 . Van-der -Neer, 34, 218. Van- Baden, 187 , 265 . Viln -der- Plaas, 33. Van -Bassen, 104. Van der - Werff ( Adrien) , 269. Van - Bergen, 220 . Vandyck (Antoine), 32, 103, 118 , Van -Ceulen, 220 . 126, 139, 188, 194, 202, 927 , Van -Conixloo, 199. 258 el suiv . Van de Velde (Adrien ), 119 , 213 , Van -Eckout, 227. 219 , 226 , 227 , 275, 314 . Van -Eyck (Jean ), 29, 117 , 160 , Van de Velde (Guillaume), 33, 171. , 215 , 313 119 213 , 228. Van -Eyck ( IIuberi), 161,177,215 . Van - der-Eiburghit, 182. Van -lyck (Marguerite), 177 . Van-der-Helstº(Barth . ), 210 et Van -Ilemmisteri, 199 suiv . , 215 , 228, 261. Van-Huysum ( Jean ). 220 , 275. Van - iler - lleyden , 119, 2 : 3 , 227, Van -Nieuwlandt (Adriem ), 200 . 274. Van -Orley (Bernarı ), 180 , 200 . Van - der-Meer, 178 , 220 . Van-Oiley (Raple ), 189 . Val - de - Vaulen, 201, 01. Van Os, 139, 160. 352 TABLE ANALYTIQUE. Van - Somers, 106 . Vernet ( Joseph), 282 . Van - Thulden ( Théodore), 189. Vois ( A. de) . 215 . Velazquez ( Diego ), 21 , 110, 120, Volterre (Daniel de ), 299. 124, 127, 228 , 286 . Vorobieff ( Maxime), 249 , 250. Venetzianoff (Alexis), 249, 250 . Vos (Corneille del, 188 . Venius ( Olto) , 182. 200 Vos (Martin de) , 181 . Véronèse (Paolo Cagliari) , 14 , Vos (Simon de), 188 . 108, 116, 125, 126 , 128 , 197, Vouet ( Simon ), 198. 302. W Watteau ( Antoine) , 282 , 316. Weenix (Jean ), 214 , 226 , 271 . West (Benjamin ), 36, 106, 115. Westmacoit , 42 , 148 . Wilkie (David ), 37 , 128. Willebald, 242. Wilson ( Richard) , 36 . Wouwermans ( Philippe) , 119, 214, 225, 268, 314. Wouwermans (Pierre) , 221 . Wouwermans ( Jean) , 221 . Wynants (Jean) , 215 , 219, 270. z Zurbaran (Francisco), 125, 286 .

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See also




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