Les Femmes de Brantome  

From The Art and Popular Culture Encyclopedia

Jump to: navigation, search

Related e

Wikipedia
Wiktionary
Shop


Featured:

Les Femmes de Brantome () by Henri Bouchot.

Full text

« Je ne veux point parler des personnes viles ny des champs, ny des villes , car telle n'a point esté mon intention d'en escrire , mais des grandes, pour lesquelles ma plume volle ... >> A Frédéric Masson. (BRANTÔME. )

Voici, mon cher ami, un livre d'histoire un peu osé, qui veut parler à la fois à l'esprit et aux yeux. Il traite d'une époque dont les moindres faits sont connus et commentés , mais qu'on ignore au point de vue humain. Je voudrais que votre bonne et indulgente amitié y trouvât quelque chose de nouveau, et que votre sûre érudition n'y relevât guère d'hérésies. En tout cas, je vous devrai ce grand merci de le lire, et d'y chercher le peu de bon qu'il renferme. Les hommes sont toujours pareils à eux-mêmes ; c'est en étudiant le milieu où ils évoluent qu'on parvient à les expliquer. A ce compte, les gens de la Renaissance offrent un élément curieux à la discussion ; ils sont si loin et pourtant si rapprochés de nous autres ! H. B.

BRANTOME I Ce nom éveille en nous je ne sais quelles idées joyeuses, pour ne pas dire plus, quelles ressouvenances d'un monde entrevu en rêve, les rires et les folies d'une société cosmopolite et gaillarde, oublieuse de la veille , dédaigneuse du lendemain ; théorie charmante de nymphes et de déesses païennes, envolée gracieuse d'amours à peine touchés par les tristesses des guerres civiles , sorte d'Olympe avec ses Jupiters accoutrés en guerre, ses Junons politiques, ses Vénus habillées de soie et d'or. Brantôme, c'est l'Argus aux cent yeux qui s'est chargé de tout voir et de tout redire ; mais, pour être né sur les bords de la Garonne, son imagination s'est activée d'autant : il a grandi encore ses héros, a brodé sur leurs histoires, s'est laissé entraîner plus loin qu'il n'eût voulu peut- être . Sa verve gasconne a grossi les hommes et les choses, en même temps que sa naïveté provinciale s'émousI INTRODUCTION. sait au contact des dieux. Il s'est réglé peu à peu à l'allure commune de ses contemporains jusqu'à les dépasser de beaucoup, et à former en soi une synthèse exagérée de son temps, à tourner légèrement à la caricature. - - On a dit, dans un paradoxe célèbre, que l'esprit méridional avait fait d'Athènes et de Sparte deux bourgades des cités immenses ; même réflexion se peut appliquer à Brantôme. Quand il touche de près à un seigneur ou à une dame, ils deviennent aussitôt des << plus grands qui soient » , ils apparaissent supérieurs en tout, en beauté, en courage, en vice ou en vertu . Qu'il assiste à une bataille, elle a décidé du sort du monde ; s'il visite une comtesse, elle passe princesse tout à l'instant, et sa bonne figure d'apparence bourgeoise, conservée par quelque médaille ou quelque tableau bavard, s'éclaire, sous la plume de Brantôme, d'une auréole de grâce inexprimable. Le pire drôle qui le traite et lui donne à dîner est drapé en héros d'épopée, la moindre fille de chambre. courtisée par lui devient «< une grande » . Et ces emphases sont si naïves et si franches qu'elles désarment tout aussitôt , car lui - même finit par se croire, et se croire si ingénument qu'il répète sans sourciller la même bourde en vingt endroits divers . Pensez qu'un homme du Nord , froid et tranquille , eût laissé sa philosophie sérieuse au milieu de ce monde ; que pouvait faire un Gascon ? Très jeune, Pierre de Bourdeille a perdu son père ; il entre au collège à Paris , comme un simple fils de roturier, bien que de vieille et solide noblesse. Il est le petit-fils de cet André de Vivonne sénéchal de Poitou, dont les chroniques firent grand cas , et le neveu de la Chasteigneraie. A peine adolescent, il est allé terminer ses études à Poitiers , et s'est trouvé lancé dans cette cour de France où ses alliées et ses parentes visitent parfois les couches royales pour INTRODUCTION. 3 le plus grand bien de leurs maris. La tête du jeune Gascon tourne affreusement ; les traités de morale s'oublient, Machiavel remplace Platon ; tout en gardant intactes ces vieilles idées de chevalerie dont les jeunes gens se paraient comme du patriotisme d'alors, il se brûle aux yeux des jolies filles qui évoluent à la cour, qui jonglent avec leur jeunesse et leur cœur . Il entend les dames déjà très mûres de la cour du roi François , les histoires qui se colportent sur le temps passé, celles qui se font sur l'heure présente . Il voit les plus grands arrivés aux honneurs par des routes où sombrent les délicatesses et les vertus . Les gens d'Église l'étonnent de même. Alors un amour de voyage le prend ; il va courir le monde. Il est déjà coseigneur laïque de l'abbaye de Brantôme, c'est- à-dire que le roi Henri II a dédoublé en sa faveur les revenus du monastère ; mais jamais il ne fut abbé quoi qu'en aient pu dire les biographes. Quand il passe à Rome en 1559, à quinze ans à peine, il peut fréquenter les belles Romaines sans jeter le froc, car il porte fièrement le pourpoint sombre, la toque de velours et l'épée de gentilhomme. Sa bourse est légère toutefois, et quand avec l'ardeur du Gascon il se prend aux beaux yeux de la célèbre Faustine, il n'a jamais les dix écus nécessaires à ses exigences. Il est déjà vieux garçon et il le restera toute sa vie . La femme n'est pour lui qu'un objet dangereux dont un courtisan doit fuir l'accointance durable. Mais, à la façon des célibataires, il s'éprend de toutes les dames, il recherche leur société, les frôle , les conseille, les adore. Peut-être d'ailleurs n'a-t-il pas grand succès auprès d'elles , à cause de ses allures félines, de sa figure en lame de couteau, et de ses gasconnades effroyables . Il parle trop pour inspirer confiance, et son portrait nous le montre capable d'effaroucher les moins craintives. A l'en croire, il ressemblait à son frère le capitaine Bourdeille, le Rodomont du Piémont comme il l'appelle, et il ne 4 INTRODUCTION . manque pas de nombrer par le menu toutes les bonnes fortunes de son Sosie. Brantôme n'est pas loin d'imaginer que la reine Marie Stuart l'a distingué au milieu des princes ; il l'accompagne en 1561 à son retour en Écosse, il ne la quitte pas des yeux, il la surveille de loin, tenu à distance par les personnages de marque qui la suivent. Le malheur des imaginations de par delà ! Les romans se bâtissent ainsi dans ce jeune cerveau de dix- sept ans ; il rêve aux plus hautes destinées, aux amours de princesses, il se tourmente de billevesées, et , quand il retombe dans le terre-à-terre de la réalité, qu'il se voit condamné à devenir l'époux de quelque fille d'honneur, il préfère attendre, et il attendra jusqu'à la soixantaine sans avoir pris de parti . Physionomie bien spéciale et bien définie de célibataire endurci ! Ce qu'il recherche avant tout, c'est de s'entremettre auprès des beautés, de jouer à l'expérience avec elles , de les tirer d'un méchant pas, même sans en avoir salaire . Plus tard il s'épandra en plaintes bizarres sur ce désintéressement, il regrettera d'avoir sacrifié sa jeunesse en pure perte, d'avoir laissé courir les intrigues sans résultat . Tant d'autres n'ont pas eu cette discrétion, qui possèdent châteaux et fortune ! Lui se contente de colorer les histoires scabreuses, du moins, il le dit. Il est allé en Espagne dans le courant de l'année 1564 à près de vingt ans, et là il a vu la jeune reine Élisabeth de Valois, sa contemporaine, une passion platonique parmi tant d'autres. La petite Française a une « poussière en sa fleute » , et ses enfants ressemblent à un cavalier qui n'est pas Philippe II , leur père putatif. Brantôme a arrangé l'affaire, il nous le dit ; il s'est extasié sur la ressemblance de ces enfants avec le roi . Croyez qu'il s'est persuadé la chose à lui- même, car, au moment précis de son voyage, Élisabeth n'avait point encore sa première fille ; il invente à plaisir, il épilogue merveilleusement, RENÉE DE RIEUX, demoiselle de Chateauneuf. D'après un crayon de François Clouet . ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques. ) 15 9,751 KEYFI דיד saber | synowne meine an KY lozeur 5. T 22

INTRODUCTION. 5 je n'oserais même assurer qu'il ment, il se trompe en égarant les autres. - C'est pour l'instant la troisième génération de la cour des Valois, la plus mauvaise . Les Italiens encombrent les hautes situations, embarrassent le monde financier, communiquent aux courtisans leur lèpre transalpine. Les femmes se sont éduquées ; les bonnes Françaises du vieux siècle, fringantes, franches, amoureuses, sont devenues astucieuses, avares et dédaigneuses des pauvres gentilshommes. Un besoin effrayant de luxe, un prurit énorme de jouissances futiles a mordu le monde entier. Les modes s'inspirent de l'Espagne, empruntent aux Florentins leurs ressources courtisanesques. Brantôme singe les Espagnols, il l'avoue sans honte ; c'est le genre admis, comme, en d'autres temps, la jeunesse dorée empruntera aux Anglais les fadaises burlesques de ses jockeys anémiques. Au théâtre le théâtre sommaire d'alors les acteurs chercheront à parodier les capitans castillans . Un des gelosi, Français égaré dans une troupe italienne , porte l'épée à la façon madrilène et retrousse ses crocs en hidalgo . Les belles filles se pâment, et, pour mériter leurs éloges, les jeunes seigneurs affectent des poses emphatiques, parlent la langue de là- bas, arrondissent leur torse désespérément. Elles- mêmes, les coquettes , recherchent les bustes espagnolisés , les tailles allongées et raidies , et s'emprisonnent au point de se déformer les côtes. Dans ce chaos des mœurs, les Transalpins jettent les éléments hétéroclites de leurs passions vénales. L'amour s'adjuge aux princes, et les gentilshommes mariés retirent de ce honteux trafic le collier de Saint- Michel, collier à toutes bêtes , suivant le mot, et les dignités d'hommes de guerre . ― - Brantôme a aimé deux jeunes filles . L'une, Renée de RieuxChâteauneuf, qu'il accable de vers et de plaintes langoureuses , le dédaigne pour le duc d'Anjou ; l'autre, Isabeau de la Tour- Limeil, 6 INTRODUCTION. s'embarque par ordre avec le prince de Condé. Le scepticisme lui vient de ces marchandages, sa naïveté s'émousse ; il hait ces grands qui foulent ainsi le cœur de leurs sujets ; il proclame la société bien changée depuis un siècle, depuis la reine Anne de Bretagne. Les seigneurs de la cour comptaient alors pour quelque chose ; les rois s'intéressaient à leurs affaires , les mariaient, les dotaient, les suivaient dans leur carrière . Il voyage à nouveau et, tout en parcourant le monde, il se désaf fectionne de plus en plus de son pays . En 1566, il a failli se fixer à Naples près du marquis de Pescaïre ; il regrettera plus tard d'y avoir manqué et d'avoir espéré mieux de ses princes. Il est rentré à la cour plein d'illusions encore, croyant que les cailles allaient lui tomber toutes rôties du ciel . Au lieu de cela, il voit les plus méchants drôles qui soient <« advancer comme potirons et fort agrandis » et lui rien , jamais ! Rien, parce qu'il ne se vend pas, parce qu'il n'a pas cherché la fortune là où tant d'autres l'ont trouvée. A la fin de sa vie, le bonhomme chenu repassera dans sa tête les occasions manquées, les grandeurs entrevues. Au fond de son castillon du Poitou, devant l'àtre qui l'éclaire, parmi les fumées qui fuient joyeusement, il verra courir les souvenirs en bandes pressées, et il jettera cette phrase à la fois comique et misérable, lamentation de cavalier fourbu : « Quant à moy je puis me vanter d'avoir servy en ma vie d'honnestes dames, et non des moindres ; mais, si j'eusse voulu prendre d'elles ce qu'elles m'ont présenté, et arraché ce que j'eusse pu, je serois riche aujourd'huy¹ » . L'occasion le , c'est une dame aux voiles envolés, poussée par vent sur une boule ronde et qu'on ne peut saisir qu'aux cheveux ; elle a passé et repassé devant lui , mais elle s'est lassée . N'a-t-il pas 1. Brantôme, les Dames ( édition de l'Histoire de France, par L. Lalanne) , t. IX, p. 109. INTRODUCTION. 7 vécu dans l'intimité poétique de la petite reine d'Écosse, qui depuis a élevé Rizzio ? N'a-t-il pas maintes fois dansé la pavane avec cette Marguerite de Valois dont il raffolait et qu'il n'eût osé disputer aux mignons ? Et la duchesse de Guise, si belle, si hautaine et Laprompteoccafion . L'OCCASION , Lorsque l'occafion fe prefenteà nosyeux, Nousladevonsfaifir fans autre temps attendre: C'eftpourquoy des cheueux aufront on luyfait pendre, Et que chauueaufurplus elle fuit en tous lieux. allégorie du xvi siècle, d'après une gravure sur bois éditée par Jean Leclerc. pourtant si bonne pour lui ? Maintes fois la fortune est venue le prendre par la main pour le conduire , les yeux bandés, aux plus hautes destinées ; il ne l'a point comprise et l'a laissée fuir sans se douter de rien. Toute sa morale ultérieure sera faite de regrets posthumes, et bâtie de récriminations ; sa politique de même. Que 8- INTRODUCTION. n'a-t-il suivi les princes étrangers ? « Possible, dit- il , que je serois maintenant plus chargé de bien et dignitez que je ne suis d'années et douleurs . Patience ! Si une Parque m'a ainsi filé , je la maudis ! Et s'il tient à mes princes, je les donne à tous les diables, s'ils n'y sont¹ ! » C'est à cette heure de désenchantements que l'homme écrit, même sans espoir de se voir imprimer jamais, et il exagère tout. L'amour est un leurre, une folie qui poinct durement les jeunes et les tue ; les femmes sont cruelles , indifférentes, trompeuses ; les hommes oublieux et méprisants. Brantôme jeune eût vu autrement les choses. Et d'abord, il ne se fût point complu au récit d'histoires grasses, car le vieux proverbe dit bien qui fait ne raconte pas, et qui raconte ne fait plus. La démangeaison de pousser le mot est l'apanage exclusif des malades et des affaiblis . Dans ses campagnes, soit qu'il guerroyât contre les Turcs, qu'il combattît à Jarnac ou préparât quelque expédition maritime à Brouage, le gai compagnon avait mieux à faire que de consigner ses mémoires sur un papier comme un greffier. Avec l'âge et les lourdes charges des soucis, dans une retraite perdue, le mieux est de revenir sur le passé pour égayer le présent. Brantôme a revu, dans le château d'Usson, la reine Margot, devenue vieille dame comme lui- même est vieux . A travers les fards et les supercheries de coquette, les rides se devinent sur ce visage grimaçant ; les dents ont fui , les cheveux tombent, la taille s'est effroyablement arrondie . « Que c'est que de nous ! » murmure-t-il, non sans jeter au miroir un regard inquiet sur lui- même. Il sait d'ailleurs que c'est fini de rire , mais il se vengera d'avoir manqué sa vie, en notant ses impressions, en rapportant les autrefois évanouis , en mettant à son plan ce monde bizarre qu'il a pratiqué et qu'il regrette tout de même. 1. Brantôme, les Dames, t. IX, p . 374 . INTRODUCTION. 9 Sa langue dévergondée est donc une langue de vieillard , et ses anecdotes sont destinées à faire renaître un goût perdu, une saveur désapprise ; c'est toute l'explication à donner de ses écarts et de sa liberté. Il travaille pour lui , comme ce peintre octogénaire qui reprenait sans cesse l'esquisse d'une femme nue et lui communiquait une vigueur intense de coloris et de vie. L'artiste se réchauffait à ces appas de chair, comme faisait Brantôme à ses contes . Au moment précis où il avait pris cette plume érotique, Pierre de Bourdeille était ridiculisé par ceux de la religion réformée. Sur le tard, il s'est ligué en haine du roi Henri III , et les parpaillots le peignent en tête de la procession de la Ligue « avec ses cheveux gris cordelés » suivi de quatre dames nues ayant «< sur le croupion chascune trois plumes de coq , une bourguignotte de lansquenet à la teste¹ » . Ce n'est pas que le pauvre gentilhomme eût jamais mené grand train dans les troubles religieux ; il professait un respect contenu du clergé catholique et ne lui mâchait pas les vérités cruelles. Au fond, Brantôme était plus équitable sur ce fait que non pas sur beaucoup d'autres ; il rendait à chacun justice suivant ses mérites, il eût voulu qu'on le laissât tranquille. Volontiers se fût- il écrié avec le satirique : Vive le pape et le roy catholique , Vive Valoys avecq sa sainte clique, Vive le bon et fidèle papault, Vive le fin et vaillant huguenault. Vive le Roy, le Conseil et la Royne, Vive le bon cardinal de Lorrayne, Vive Hugonis Marcel et ses supposts... Vive Calvin... Pourveu qu'ayons repos?! 1. Aventures du baron de Foneste; Cologne, les Marteau, 1729, p. 278-279 . 2. Bibliothèque nationale, Recueil manuscrit de Rasse des Noeuds, Manuscrit français , 22563 , p. 259. 2 10 INTRODUCTION. Il écrit à bâtons rompus, comme l'idée vient, et souvent cette idée l'emporte, la mémoire l'égare . Pour la moindre cause, la plus ordinaire des anecdotes de cour, il s'élève à des considérations empreintes de philosophie. Ses aperçus les plus gaillards apparaissent tout à coup au milieu d'un récit pompeux sur les batailles ; on sent qu'ils sont restés la dominante de cette vie manquée ; c'est à tout prendre la conversation sténographiée d'un soldat . Brantôme donne à sa pensée l'allure franche et crue d'un homme de guerre au bivouac, et son art consiste précisément à n'en avoir guère. Parfois , en relisant ses notes , il constate lui-même ses redites : il en rit et s'excuse ; il sait mieux manier une rondache que tenir la plume. Tant de choses se pressent ensemble dans sa tête qu'il ne les saurait digérer ! Aux premières venues la bonne place , et tant pis pour les autres. De là les erreurs et les mécomptes. Il a trop couru l'Europe pour avoir vu tout ce qu'il rapporte . Il s'est servi pour ses histoires sur les anciennes cours de sa tante de Dampierre, une vieille dame qui a transporté sous Henri III les modes de sa jeunesse et les traditions du roi François. Elle apparaît dans l'essaim riant des femmes de Louise de Lorraine comme une vision des temps disparus ; ses coiffes sont surannées, sa langue a la tournure archaïque qui plaît ; elle a vu et connu les héros de Pavie devenus des ancêtres, et pensez qu'on ne s'ennuie pas à l'interroger. Un cercle se forme parfois dans les salles au milieu duquel la bonne dame pérore sans relâche, très fière de son succès parmi la jeunesse . « C'estoit un vray registre de la court, et aussy habile, sage et vertueuse dame, et qui savoit tout aussi bien discourir de toutes choses. Aussi, dès l'asge de huit ans, avoit- elle esté nourrie à la cour et n'avoit rien oublié, et la faisoit bon ouyr parler, ainsi que j'ay veu nos roys et nos reynes y prendre ung singulier INTRODUCTION. II plaisir, car elle sçavoit tout et de son temps et du passé, si bien qu'on prenoit langue d'elle comme d'un oracle . Aussi le roy Henri III dernier la feist dame d'honneur de la reyne sa femme. Des mémoyres et leçons que j'ay appris d'elle , je me suis servi et espère m'en servir beaucoup en ce livre¹ ». FRANÇOISE DE VIVONNE, DAME DE DAMPIERRE , tante de Brantôme , en 1530. d'après un crayon de Castle Howard, en Angleterre. Le neveu a surtout retenu le récit joyeux des intrigues, les scènes gauloises décrites par Mme de Dampierre dans son langage naïf et précis. Le temps dont elle parlait, c'était celui de la vraie France, quand les étrangers ne tenaient pas les grandes avenues. Les femmes étaient légères et coquettes, mais elles ne calculaient 1. Brantôme, t . VII , p . 331 . 635728 12 INTRODUCTION. point encore et ne servaient pas à la politique des rois. Le mot cru n'effrayait pas Mme de Dampierre, et c'était là ce qui devait égayer le plus le monde nouveau où la pruderie décadente commençait à s'introniser. Mme de Dampierre, c'est encore la société du xv° siècle , avec son gros bon sens, son naturalisme sain et vigoureux, ses peintures sans voiles, ses statues dépouillées de leurs feuilles pudibondes; c'est la sève et la vie au grand air sans les fards et les teintures . Elle dit ce qu'elle pense tout à trac, sans plus de souci , parce que la civilisation avancée des Italiens ne l'a point touchée. Mais elle ne recherche pas les gauloiseries par goût, elle se contente de ne les point éviter. Au contraire d'elle, Brantôme les veut et les poursuit. Sous l'empire de cette obsession sénile, il prétend, lui aussi, lâcher l'expression nue, mais il la déniche, il la crée, si elle manque. Il est l'homme de son temps, avec ses imperfections morales et ses imaginations faussées. Quand il se repaît de gaillardises , il n'a plus la haute sérénité des vieux ; il a seulement plus d'esprit et de méthode, il sait mieux périphraser . C'est pourquoi les récits de sa tante, Mine de Dampierre, nous sont parvenus adonisés , musqués ou fardés par lui . Dans la bouche de la vieille dame, ces anecdotes étaient gauloises ; elles deviennent obscènes sous la plume de Brantôme, par je ne sais quelle transposition de la note primordiale. Imaginez une belle fille franchement, et si je puis ainsi dire , pudiquement nue , elle n'a rien qui ne plaise; laissez-lui ses bas et son chapeau seulement, en découvrant le reste , elle est canaille ; Brantôme a gardé les bas. Et il les a gardés , je le répète, parce qu'il est vieux, usé, édenté ; qu'il n'a plus que le souvenir des lippées. C'est se tromper que de voir en lui le courtisan jeune, alerte, scalabreux , comme il dit , et prêt à tout . Les méprises fourmillent sur son compte. Il n'a pas INTRODUCTION. 13 plus l'estomac pour faire ce qu'il dit, qu'il ne l'a pour manger les belles truffes dont regorge la riche abbaye de Brantôme. Les fredaines sont accrochées aux murailles entre les épées et les harnais de guerre. On le juge mal même dans sa langue particulière, parce qu'on CG 20 LeCourtifan, Le Courrtifan Françoys,au temps qui court Eft braucainfi qu'en voyez la figure, Amainte Dame il (çait faire la Court, Card'eloquence il entend lamefur c. ne la comprend pas toujours. Que n'a-t-on pas dit de ces « honnestes >> dames ou princesses, les pires meschines du monde, dont il nous décrit à merveille les déportements inenarrables ? Honneste, Messaline ; honneste , Diane de Poitiers ; honnestes , Mme d'Étampes, Mme de Sauves, la femme aux cent amants, la belle 14 INTRODUCTION. Vitry; honnestes, toutes les grandes. La cour de Catherine avec ses escadrons volants de créatures « est un vray paradis du monde, une escole de toute honnesteté. » Et l'on n'a pas compris que ce terme vague n'eût point l'acception particulière que nous lui donnons aujourd'hui. Il n'impliquait en rien l'honneur du sexe, mais servait seulement à qualifier l'état mondain de chacune. La femme honneste trompait son mari , entretenait des mignons , courait les étuves , se ruinait pour un misérable ; elle ne perdait ce titre que si elle devenait pauvre, si elle avait forfait au code poli des cours, si elle méconnaissait les formules ordinaires de la gentilhommerie. Elle est honneste si elle sait se vêtir, s'asseoir, faire la révérence, danser au palais , jouer de l'épinette ; elle ne l'est plus pour rester bonne mère, épouse dévouée, et s'enterrer au fond d'une province. L'honnesteté est l'apanage exclusif des courtisans , c'est une déesse fringante et haute à la main , qui méprise le petit monde et niche seulement dans les chambres des palais . On n'eût point osé dire de la vierge Marie qu'elle fût honneste, mais, par contre, Mme de Sardini l'est , en dépit de ses bâtards et de ses aventures. La belle et honneste dame peut donc très bien n'être pour nous ni l'une ni l'autre. Car la beauté comme l'honnêteté est chose essentiellement variable avec les siècles . Au temps d'Agnès Sorel , la femme réputée jolie avait le visage fort, le nez gros, la taille épaisse ; les cheveux ne comptaient pas, on les emprisonnait dans une calotte serrée. Avec la reine Anne de Bretagne, le goût vint des larges fronts, des yeux saillants , des lèvres vermeilles et sensuelles . Par une bizarrerie que nous revoyons encore, le type général se modelait sur une note particulière ; dans un moment, toutes les femmes furent blondes, en d'autres temps elles paraissaient des mauresques. Le roi François INTRODUCTION. 15 adorait les cheveux follets aux tempes et sur la nuque , toutes les beautés de la cour eurent des cheveux follets . Il y eut des périodes de pruderie où les robes montaient très haut, emprisonnaient le col ; après Louis XII , les belles épaules eurent la faveur LaDamoyfelle. Telles onvoit Frangoyfes damoyfelles Enleur maintien gracieufes & belles, Leurentretien à touseft agreable, Etpleine font de grace inconparable. marquée, elles brisèrent leurs liens , et les échancrures des corsages laissèrent deviner les poitrines opulentes . Lorsque Brantôme apparut à la cour , on était revenu aux réticences sempiternelles ; la reine Catherine affectait de couvrir sa gorge, même au temps du roi Henri ; ses filles portaient les collerettes montantes , les voiles chastes , les robes longues cachant la jambe. Les courtisans trou- 16 INTRODUCTION. vaient un raffinement à deviner le corps sous des amas de soie. << Quand un beau corps, dit le brave Gascon , orné d'une riche et belle taille, d'un port et d'une grâce, d'une aparence et superbe majesté à nous se présente à plein , quelle plus belle veue et agréable monstre peut- il estre au monde? » Pour lui , la reine Margot est Vénus elle- même, à cause de ses délicieux habillements; elle surpasse les Grecques et les Romaines au milieu de ses vertugades immenses, dans ses collerettes empesées, dans ses atours inouïs . Et puis son esthétique est nouvelle ; il proclame charmantes les plus ordinaires physionomies du monde. La race ne s'est point affinée encore ; les dames du xvr° siècle sont filles de gens vivant au grand air, de chevaliers robustes, de châtelaines bien en point ; elles gardent de leur naissance des traits un peu vulgaires . Diane de Poitiers, en dépit de ses quartiers de noblesse, est une plantureuse matrone, au nez retroussé , aux joues remplies, à la carnation saine ; de même l'amirale de Brion , Mme de Châteaubriand , Mme de Canaples. A peine les fards étrangers triomphent-ils de ces péchés d'origine. Brantôme déplore ces importations italiennes, il est pour la nature avec les peintres d'alors et les poètes . « Plusieurs belles dames, écrit-il , perdent le lustre et la beauté de leurs beaux visages par plusieurs accidents ou de froid ou de chaud, ou de soleil ou de lune, et autres, qui pis est, de plusieurs fards qu'elles y appliquent, pensant se rendre plus belles et gastent tout¹ ». En théorie, les femmes sont pour lui plus rapprochées de la divinité que l'homme même, mais on a peine à le suivre quand on se hasarde à parcourir leurs cahiers de portraitures . Combien d'entre elles pourraient rentrer dans les limites de la beauté absolue 1. Brantôme, t . IX, p . 344 . .monde ledans L'AMOUR .Sadeler Raphaël par gravée ,Vos Martin deallégorique Composition combe anionpekordas pgun jedGrace bipobje 7701P Fgrue monqo jo'

1 INTRODUCTION. 17 réglée par les Espagnols ? Ceux- ci demandaient trente-six qualités principales à la femme réputée belle. Trois blanches : la peau, les dents et les mains ; trois noires : les yeux, les sourcils et les paupières ; trois rouges : les lèvres, les joues et les ongles ; trois longues: le corps, les cheveux et les mains ; trois courtes les dents, les oreilles et les pieds ; trois larges : la poitrine, le front , l'entresourcil ; trois étroites la bouche, la taille, le cou- de-pied ; trois grosses : le bras, la cuisse et le mollet ; trois déliées : les doigts, les cheveux et les lèvres ; trois petites : les seins , le nez et la teste¹ . Hélas ! jamais ces choses ne se trouvent réunies ; en posséder la moitié est déjà un triomphe. - - Qui peut savoir jamais ? On rencontre à la cour de véritables déesses, au port souverain, à la démarche solennelle , qui dissimulent sous leurs cottes de soie les pires imperfections du monde. Quelle duperie ! Une grande une très grande peut-être Mme de Montpensier, sœur des Guise, a des tares cachées que tout le monde connaît. Telle a les cuisses « héronnières » , plus sèches que pattes d'échassier ; cette autre, des pieds comparables à une nef armée en guerre . Mais , dans ces constatations hasardées , Brantôme demeure le courtisan libidineux qui met des bas de chausses aux statues. Il se complaît à détailler les moindres échappées sur une fente de robe. Peu lui importe d'ailleurs le visage pourpre, adonisé, rondelet ou maigre, le nez gros ou petit, les yeux ou les lèvres . Une chose possède la suprême puissance , c'est la jambe ; la jambe qui se voit par surprise, dans les voltes des bals, dans les accidents ou les déchirures, par les jours de grande ventée . La jambe a une suprême vertu en amour et elle prend les vieux courtisans, les barbons, plus sûrement qu'une 1. Un poète, Philibert Bretin, a mis ceci en vers dans des Poésies amoureuses. Lyon, Rigaud, 1576 , in- 8 ° , p . 40 verso. 3 18 INTRODUCTION , œillade. Imaginez que Catherine de Médicis n'exige pas de ses dames les chausses bien tirées sur une grève arrondie pour le seul plaisir, pour les dissimuler sous la jupe, « mais pour en faire parade quelquefois avec de beaux callessons de toille d'or ou d'argent ou d'autre estoffe ». Eût-il abandonné les trente- cinq autres points qu'il eût gardé la belle jambe comme une condition supérieure de la beauté . Il y revient sans cesse avec cette ténacité comique dont il a le secret et cette prolixité enfiévrée de l'homme qui écrit des gauloiseries . Marie Stuart a conquis le grand prieur en se laissant déchausser par lui ; de moindres princesses ont obtenu de riches accointances en remettant à point leurs jarretières . Henri III a vu d'en bas la princesse de Condé sur un échafaud d'honneur. Il a longuement promené ses regards sur une jambe magnifique , à travers les piliers d'une balustrade, et il a pensé s'en désespérer d'amour. Dans les fètes , les vieux gentilshommes perclus s'assoient dans les encoignures, et quand les cavaliers font voltiger les dames en l'air, ils découvrent « tous jours quelque chose agréable à la vue² » . C'est beaucoup sur ces qualités charmantes que Brantôme estime ses contemporaines ; il les répute les non pareilles du monde, sur leur pied , leur taille , leur jambe admirable. Et nous, qui ne les pouvons juger que d'après leurs visages plus ou moins bien peints, nous nous étonnons de ses enthousiasmes, nous comprenons à peine ses engouements . Mais, à travers mille contradictions , le goût du temps se peut dégager très bien ; ces gens , sans avoir les exigences des Espagnols, aimaient la blancheur nacrée des chairs, la 1. Brantôme, t. IX, p. 307. 2. Brantôme, t . IX, p. 322 . INTRODUCTION. 19 transparence, même la fadeur. Le visage de la femme aimée est toujours d'albâtre ou de lait : Le beau visage de ma dame D'une si blanche neige est teinct, Et d'une si vermeille flamme Qui tous jours flambe et ne s'esteinct A sa blancheur étincelante Apparoist telle que de nuict, La lune sur l'eau non mouvante De ses rais tremblottants reluit ¹ . Pour se garder des taches les coquettes ne quittent guère leurs masques, elles ont recours aux bains, aux ablutions fréquentes . Diane de Poitiers se conserve fraîche en se lavant dans des mixtures savantes d'eau de roses et de plantes rares. La régularité des traits le cède à la blancheur du teint . Les brunettes sont en baisse, elles ne sauraient lutter contre les Flamandes lymphatiques aux carnations rosées. Du Billon, qui prend le contre-pied de Brantôme dans son livre sur l'honneur féminin³ et qui proclame toutes les dames belles , chastes et adorables, décrit amoureusement « la modeste face surtout merveilleuse, qui est la couleur d'un lait plus riche qu'allebastre, et si souvent accompagnée ès Françoyses plus qu'ès Italiennes d'une douceur angélique » . Ce qu'il aime dans un beau visage, c'est, après cette fraîcheur exquise, le nez « égal et de droit fil »< , puis la « vermeillante bouche... en pareille égalité de lèvres simplement mouvantes, entre lesquels s'ouvrant un ris modéré, l'on voit les tuyaux de l'organe angélique ( qui sont les dents) compassés en blancheur cristallyne . » Du Billon a trente- cinq ans lorsqu'il compose son livre, il n'a que faire encore des subtilités 1. Amadis Jamin , Œuvres. Paris, R. Estienne , 1575 , fol . 162 . 2. Du Billon , le Fort inexpugnable de l'honneur féminin, fol . 139-140. 20 INTRODUCTION. gaillardes des vieux ; il décrit ce que tout le monde peut voir, Brantôme soulève les voiles, dégrafe les ceintures, ce qu'on voit ne l'intéresse plus. Marguerite de Valois est bien adorable, elle a le port de Junon, l'allure alanguie de Vénus, la fraîcheur inexpriFoylegere dela femme V Nevous fiez iamais à la parjure foy D'vnefemmeimpudique, & d'vneamétraiftreffe, Contemplantcelle-cyqui manque depromeffe Au bratic Courtifan , qu'elle met en efmoy. mable des nymphes. Mais pourquoi ne débarrasse-t-on pas ce que de riches habillements enlèvent aux regards et laissent seulement deviner? L'esprit travaille à libérer ce corps majestueux des voiles qui le recouvrent ; par induction on s'imagine bien que les beautés dissimulées concordent avec les autres, mais le beau temps que celui où les divinités parcouraient la terre dévêtues ! Brantôme est tout entier dans ces regrets ; sa langue, ses récits , INTRODUCTION. 21 sa philosophie, procèdent de cette manière sénile d'entrevoir les choses, son âge est la raison dernière de ses descriptions hasardées et de ses anecdotes épicées de soudard . Il ne veut rien prouver aux autres, il écrit pour lui-même beaucoup plus que pour la postérité ; c'est une amusette pour le vieux courtisan ruiné, enfermé dans une des salles du château de Richemont en tête- à- tête avec ses souvenirs, de reprendre ainsi bribe par bribe sa vie galante de jadis. Ce qu'on lui a appris ou ce qu'il a vu prend une singulière extension dans sa mémoire ; il tient à se prouver à lui -même qu'il a manqué les plus extraordinaires occasions qui soient. Des reines l'ont aimé, le brave courtisan , des grandes se sont damnées pour lui , et il n'en a gardé que la mémoire. Si vieillesse pouvait ! Mais vieillesse ne peut que se douloir des illusions perdues ; et , quand cette vieillesse , cette fin de vie s'écoule doucement parmi les plaines du Périgord, sous ce beau soleil clair qui ferait mentir les saints , mentir la Vierge, gasconner Dieu le Père lui-même, pensez qu'un simple seigneur, un bon compagnon ne saurait faire moins. II Il va y avoir tantôt deux siècles et demi que le Laboureur fit connaître Brantôme ' . Jusqu'à lui les contes et les histoires étaient demeurés enfouis dans la bibliothèque des héritiers , en grand'peine de trouver jamais âme charitable qui les tirât de l'oubli. Le Laboureur y puisa les éléments de notes à joindre aux Mémoires de Castelnau , c'était un commencement de consécration. 1. Le Laboureur, Additions aux mémoires de Castelnau. 22 INTRODUCTION. Bientôt des éditeurs étrangers en commencèrent la publication, et , de ce jour jusqu'à nous, le succès de ces anecdotes salées , de ces récits égrillards , grandit au point de paraître résumer l'histoire amoureuse d'une époque. Les livres sérieux de Pierre de Bourdeille, tels que les grands capitaines, les couronnels, les duels, les dames, disparaissent devant les célèbres femmes galantes, titre du xvir® siècle inventé par les éditeurs, et que l'écrivain n'eût jamais donné à son dernier livre. Dans le principe les femmes galantes faisaient partie du livre des dames dont elles étaient le complément ; après les reines, Brantôme avait voulu parler un peu des princesses et des femmes de la cour. Ce fut, comme j'ai cherché à le montrer, une œuvre d'arrière - saison, la production hâtive d'un été de la SaintMartin, sans grande prétention littéraire. Le cadre était vaste, il permettait de développer mille choses négligées auparavant, et laissait à l'auteur le droit de fourrager de droite et de gauche. Brantôme dédia cette œuvre spéciale, devant qu'il l'eût commencée, à François, duc d'Alençon , dont il avait longtemps partagé la fortune, et qui, par ses goûts, pouvait le comprendre mieux que personne. A l'époque précise où il écrivait ses mémoires, Brantôme était loin d'avoir le renom dont il a bénéficié depuis ; son aigreur vient peut-être de l'oubli profond où le laissaient ses princes, et, quand ses contemporains venaient à le nommer, ils le présentaient comme un vieux seigneur ruiné, sans consistance et sans relations. Marguerite de Valois avait été seule à le complimenter, ensuite de l'éloge qu'il avait écrit d'elle. C'est à la première page de ses Mémoires¹ qu'elle le veut remercier : « Je tiens à beaucoup de gloire , écrit-elle, qu'un si honneste homme que vous m'aye voulu pein1. Mémoires de Marguerite de Valois, reine de France ( sic) et de Navarre. Liège J.-F. Broncart, 1713, p. 51. INTRODUCTION. 23 dre d'un si riche pinceau. » Et plus loin elle enchérit encore, elle emploie pour la première fois le terme de femmes galantes, mais combien éloigné du sens que lui attribuèrent les gens du XVIIIe siècle : « C'est une histoire certes digne d'ètre escrite par un cavalier d'honneur, vray Françoys né d'illustre maison, nourry des roys mes père et frères, parent et familier aussy des plus galantes et honnestes femmes de nostre temps, de la compagnie desquelles j'ay eu ce bonheur d'estre la liaison. » Une fois la reine Catherine le mentionne dans ses lettres sous le nom du & jeune Bourdeille » . Il revient d'Espagne, et apporte à la cour les nouvelles fraîches de par delà ¹ . Mais c'est bien tout. Ami des poètes, ceux- ci l'oublient dans leurs vers ; ami des peintres royaux, ceux-ci le négligent dans leurs cahiers de portraits . Tout au plus quelque médiocre artiste le joint-il à une série , probablement commandée par lui, où figurait également sa belle- sœur Jacquette de Montberon, aujourd'hui conservée au château de Bourdeille . C'est cette physionomie lamentable que les premiers éditeurs firent graver pour ses œuvres, et que nous reproduisons en tête de ce livre d'après l'original de la Bibliothèque nationale³ . Perdu dans la foule des gentilshommes de la maison du roi à six cents livres de gages , Brantôme ne comptait guère. C'est donc que son talent de littérateur était méconnu, que ses voyages fréquents le faisaient perdre de vue, et qu'il n'avait point su forcer les indiffé1. H. de Laferrière , Lettres de Catherine de Médicis. Lettre du 9 novembre 1564 (Collection des documents inédits) . 2. Ce portrait a été publié par Paul Perret dans son fascicule des Châteaux historiques consacré à Bourdeille ( Paris, Oudin, 1881 , gr. in- 4°) . 3. Bibliothèque nationale, Manuscrits. Collection Clairambault, 1133, fol. 6. Crayon de couleur. La lettre porte M. de Bourdeille de la même main que l'inscription du portrait de Jacquette de Montberon. 4. Archives nationales, KK. 134. Compte de la maison de Charles IX. 24 INTRODUCTION. rences . Au fond c'était un timide, très propre à couvrir le papier de récits en prose ou en vers soigneusement cachés au fond de ses tiroirs, et que nul de ses amis ne lut jamais. La méchante fortune qu'il déplore lui fut donc contraire jusqu'à la fin . Depuis, son nom a conquis une importance singulière, et par la commune bizarrerie des destinées littéraires , c'est le livre le moins soigné de son œuvre qui lui a valu la plus grande part de gloire. Les éditions ne s'en pourraient facilement nombrer. Cet érotisme froid et particulier a tenté les marchands d'objets malodorants, car ce serait folie que de vouloir y chercher un art quelconque, un pavillon brillant couvrant une marchandise de médiocre aloi . Autant Rabelais occupe une place magnifique dans la vie intellectuelle du XVIe siècle , autant Brantôme ne saurait viser au grand et solide renom d'écrivain . Il a des aperçus ingénieux, une manière joyeuse de décrire ; mais il compose à l'improviste, si l'on peut dire, parfois heureux, souvent lourd , redondant et ennuyeux. Les farces qu'il rapporte, d'autres les ont dites et mieux ; ils en ont dit moins, voilà tout. Tous les siècles ont eu de ces anecdotes risquées dont les désœuvrés font leur pâture ; les fabliaux du XIIIe siècle, les lais , virelais, vaudevilles populaires disaient tous les mêmes bons mots, faisaient les mêmes réponses hardies ; Brantôme accommode à la sauce de son époque les vieilleries qu'on lui apprend. Il n'est réellement intéressant que dans les récits touchant ses contemporains immédiats. En glanant les bons épis, on parvient à construire une assez large histoire des mœurs au xvi° siècle , mais jusqu'à nous on l'a peu tenté. Il n'y a pas si longtemps que le côté humain cherche à se substituer au côté fait dans notre histoire nationale ; il y a beaucoup à demander à Brantôme pour la condition des personnes. On n'a guère tenté non plus de mettre en regard de son texte DIANE DE VIVONNE, femme du sieur de Larchant, nièce de Brantôme. (Bibliothèque Nationale, Estampes Na 21a fol. 97.) i1 I1 .. I H 1578 19. Archant femnie dan Capitaine de gardes du corps de SoulsleRoy henry Troisieme. 기 BR

INTRODUCTION. 25 les figures vraies des seigneurs ou des dames dont il écrit. Il n'est pas sans intérêt cependant de retrouver dans une physionomie un appui ou une dénégation aux assertions gasconnes du sire. Brantôme, je le disais tout à l'heure, embellit tout ce qui le touche de près, et plus volontiers dénigre les inconnus ou les indifférents . Je vou. drais me donner la tâche de montrer quelques-unes de ces « grandes » dont il nous rebat les oreilles , de les montrer sous leur face vraie au physique et au moral. La plupart d'entre elles nous sont parvenues dans ces cahiers de portraits dont les peintres d'alors étaient prodigues, et qui servaient aux mêmes usages que nos albums de photographies. Brantôme s'est trouvé vivre à la meilleure époque de ces artistes , et, pour ne nommer que le plus populaire, François Clouet, dit Janet, travaillait à la cour dans les années mêmes où il y était aussi . Jamais historien médiocre trouva- t- il sur sa route un commentateur graphique de plus grande renommée ? Clouet est un Flamand d'origine , il rapporte ce qu'il voit sans flatterie ni omission, il rend la nature avec ses roses ou ses verrues ; chez lui les laides sont laides, les belles ne gagnent rien. Il vient parfois jeter sa note froide en pleine envolée méridionale de Brantôme, et nous renseigner sur la valeur de ses enthousiasmes. Combien de « plus belles qui soient » reprennent leur vraie place , quand on les juge sur un panneau ou une esquisse dessinée de Clouet ! Marguerite de Valois elle- même perd singulièrement de sa réputation dans l'œuvre géniale que nous a laissée le peintre . Brantôme avait intérêt à découvrir en elle des qualités dont l'artiste faisait bon marché. Catherine de Médicis reprochait assez à celui-ci de ne pas embellir ses modèles. Il y a autre chose encore , et je voudrais opposer aussi au texte de notre auteur quelques- unes des petites figures gravées dans lesquelles l'esprit d'une époque entière est passé : peintures de mœurs 4 26 INTRODUCTION! autrement explicites que les phrases alambiquées des scènes charmantes où évoluent les courtisans et les d ries d'amour, devises, emblèmes . La vie d'alors res "oniqueurs, nes ; allégocitera pour nous dans ces pages gracieuses, dans ces notes documentaires. Sans rechercher de préférence les sujets par trop rapprochés de l'esprit de Brantôme, nous ne craindrons pas de montrer eux qui l'excusent et l'absolvent. Ce livre n'est point dédié aux enfan,,, mais aux gens soucieux de pénétrer dans les mœurs de nos anciens et d'asseoir une opinion sur des preuves irréfutables. L'histoire plus encore que le roman se doit écrire sur documents humains. Or, l'artiste naïf, le dessinateur populaire décrit sincèrement ce qu'il voit sans préoccupation d'aucune sorte . A côté des idéalistes italiens, empreints de doctrines éthérées , amenés à la cour par le roi François, vivaient les vieux miniaturistes français demeurés fidèles à leur origine et peignant sur nature les scènes de chaquejour. Ce sont ceux-là qui fourniront les éléments de notre illustration , et nous emprunterons leurs pensées telles qu'elles leur sont venues, sans les soumettre aux transformations des très habiles dessinateurs d'aujourd'hui. Peut- être certaines figures paraîtrontelles un peu maigres, un peu primitives, il ne faudra en accuser que l'artiste d'autrefois ; l'oeuvre , médiocre ou excellente, n'aura subi ni interprétation ni retouches ; aussi les surprises seront- elles grandes. Les peintres et les costumiers du XIX siècle se sont fait des opinions spéciales sur la cour des Valois ; on s'étonnera de ne point rencontrer dans ce livre la consécration de leurs formules hasardées et saugrenues. Car il faut se bien pénétrer de cette idée que le goût d'alors n'était pas du tout le nôtre, que ce qui nous paraît une hérésie aujourd'hui était le suprême bon ton des Français de la Renaissance. Brantôme lui- même ne sera plus celui que les légendes ont formé de toutes pièces ; nous INTRODUCTION. 27 aurons occasion de le contredire par les papiers d'archives. Ce monde a exé, il a vécu comme nous ; comme nous encore il s'est cru le plu ndispensable , le plus grand, le plus merveilleux des mondes. Il a pensé que le soleil avait été fait pour éclairer sa gloire, l'importance de sa politique ; il nous valait en somme, et c'est pourquoi il n'est point mauvais de revenir à lui ; mais il faut le faire en connaissance de cause sans l'exalter ni le diminuer, en lui conservant sa très personnelle et très vivante physionomie. La mode fut pour lui de se « fanfaronner de vice » , de crier bien haut ses misères dans une langue libre , de dire simplement les plus grosses choses . On nommait un chien un chien, même dans les hautes classes, surtout dans les hautes classes. Les courtisans arboraient en public des compléments de toilette dont les dames ne rougissaient plus, et qui paraîtront si extraordinaires déjà sous Louis XIV. Pour mettre en scène ces courtisans, il faut ne pas craindre de les suivre, on les amoindrirait à vouloir celer quelque chose de leurs mœurs ou de leur langage. Mais , si lâchés qu'ils aient été dans leurs actes ou leurs paroles, il ne faudrait pas croire Brantôme que personnifiât en lui l'époque tout entière ; il y a lieu de lui faire subir l'épreuve de ses contemporains moins littéraires , de lui retirer le trop grand bénéfice de sa réputation .

LES FEMMES DE BRANTOME CHAPITRE PREMIER Origine de la cour des Valois. - FRANÇOIS I ** - I - La reine Anne et l'âge d'or des dames de France. -Le puritanisme et la sévérité . Passage de la féodalité à la Renaissance. La reine est le modèle physique sur lequel toutes les femmes se modèlent. Les amourettes naïves. Erreurs d'Anne de Bretagne. Histoire d'une tante de Brantôme et d'un franciscain amoureux. --- La corde de Saint- François. Les coquetteries naissent. Recherches mondaines des femmes. - - - - - · Tendances joyeuses de la cour à la fin du règne d'Anne de - Bretagne. Espérances formées sur Louise de Savoie et son fils François, héritier présomptif de France. - La reine et la duchesse. Les bouderies d'Anne de Bretagne ; ses colères et ses haines. -La fin des idylles . De Louis XII à Henri IV la cour de France apparaît comme une famille d'enrichis, une maison bourgeoise sévèrement créée par deux travailleurs modestes, gens d'épargne et de labeur, qui furent Louis XII et Anne de Bretagne , reprise par un gendre brillant et heureux, le roi François, continuée par un petit-fils capable de la maintenir, mais non de l'élever, Henri II , et finalement ruinée par leurs enfants, suivant la loi ordinaire . François Ier, c'est le véritable artisan de la grandeur, le père de famille sans grands scrupules, hasardeux, inventif, grisé par les réussites, jamais arrêté par les revers. Il a dù sans trève. payer de sa personne pour agrandir les affaires et asseoir son crédit. A la mode des 30 LES FEMMES DE BRANTOME. heureux créateurs, il a la main large, les conceptions hardies, il a l'égoïsme des arrivés . Il laisse un fils qui n'a eu que la peine de naître comme on dit, qui, par des fortunes inespérées, est demeuré le seul héritier. Celui- ci a trouvé ses maîtresses toutes prètes, sa maison installée, ses affaires à peu près en ordre ; sa femme est d'une race d'habiles et peut l'aider, elle garde que la maison ne sombre par insouciance. Pour le plus grand malheur de leurs fils , elle reste veuve de bonne heure, en proie aux charges d'une succession embrouillée . La sève est abâtardie dans ces enfants ; ils tiennent, de la vie trop facile de leurs auteurs, les germes d'une dégénérescence impitoyable. Successivement les trois frères s'essaieront au gouvernement, au milieu des compétitions de leurs proches , désireux de jouir, las de travailler avant d'avoir rien entrepris, incapables de prévoir et de diriger. La mère est toujours là ; mais, en dépit de ses qualités réelles , elle est femme, et ses passions dominent le raisonnement. Elle disparaîtra à la male heure, désabusée, aigrie, effrayée, sans espoir dans l'avenir, car, de ses trois fils , aucun n'a pu faire souche d'héritiers légitimes . A son insu elle a été pour eux une cause indiscutable de ruine; originaire d'Italie , elle s'est entourée de partisans venus de là pour s'enrichir et s'élever à la faveur du désarroi . Les corruptions subtiles et misérables de ces intrigants se sont glissées dans la société polie et ont surpris tout le monde, du petit au grand . Par malheur ses enfants ont été les premiers touchés de cette peste, ils se sont énervés. L'orgueil leur est resté de leurs ancêtres , mais un orgueil vain, qu'ils montrent sottement sans le mériter. Plongés dans les vices florentins, leurs organes relâchés ne tiennent point la vie, et ils dispersent leur capital . Quelles origines à cette débâcle finale ! C'est la cour de la reine Anne, retenue, économe, brillante pourtant, où les fêtes gardent CHAPITRE PREMIER. 31 une allure puritaine et chaste. La Bretonne posée et tranquille est 00 00 DIVE IVNONIARMO RICE SACRVM I'lle, LA JUNON ARMORICAINE, d'après la gravure sur bois attribuée à Jean Perréal. la première reine qui se soit avisée d'attirer auprès d'elle les princesses et les dames ; elle les dirige, les dote et les protège. La Junon 32 LES FEMMES DE BRANTOME. Armoricaine, pour lui donner le nom poétique que lui décerne Jean Le Maire , a voulu rehausser l'éclat de son entourage, peupler les salles immenses des châteaux royaux, et créer entre les seigneurs et le roi des liens d'amitié et de reconnaissance. Période idyllique où les plus jolies, les plus jeunes de ces femmes se condamnent aux travaux sérieux de l'aiguille, devisent modestement en la présence de la reine, sans penser que cette existence paisible pût changer jamais. Écoutez la tante de Brantôme, madame de Dampierre, qui a connu ces heureux temps : « La court estoit une fort belle escole pour les dames, car elle les faisoit bien nourrir et sagement, et toutes à son modelle se faisoient et se façonnoient très sages et vertueuses ¹ . » Elles firent mieux les bonnes dames, elles voulurent imiter la reine en tout, jusqu'à lui ressembler par le visage, les manières , les vêtements . Il fut de bon goût de découvrir son front pour lui plaire, d'adopter la cape de velours qu'elle affectionnait, de se mouler le corps comme elle dans des robes serrées. Certaines même prirent souci de se déhancher doucement pour paraître boiter, car la princesse avait une jambe plus courte que l'autre. Les peintres du temps s'ingéniaient à modeler leurs œuvres sur ce type uniforme, si bien que, dans les rares portraitures qui nous soient restées de ce temps lointain , toutes les femmes ont le front bombé, le nez fort, les lèvres épaisses et bonnes. Les amourettes sont pourchassées sévèrement dans ce milieu hautain où la religion tient une place très grande. Anne de Bretagne ne redoute point les accointances passagères entre jeunes gens et jeunes filles, parce qu'elle veille, et qu'elle sépare les uns des autres hors de sa présence ; mais elle sait que les demoiselles 1. Brantôme, t . VII , p . 314. ANNE DE BRETAGNE jeune, peinture sur bois du xve siècle. (Bibliothèque Nationale, Manuscrits latins 1190.) alosi 77 ch rod m ( 2011 -aitel etiverra . V spodrsi nƐ 12. A I 1


CHAPITRE PREMIER. 33 de France n'ont point toutes la candeur bretonne ; Jean Marot les a chantées assez haut pour être entendu : La Françoise est entière et sans rompeure, Plaisir la meine, au proffit ne regarde. Conclusion : Qui en parle ou brocarde, Françoises sont chef-d'œuvre de nature. Pour le desduict ¹ . Ce sont pour l'instant des femmes du moyen âge, franches, désintéressées, capables d'aimer éperdument. Elles restent naïves très longtemps, parce que les vices étrangers n'ont point pénétré dans les familles. Brantôme les traite par ouï- dire assez dédaigneusement : << On les a vues fort grossières , écrit- il , et se contentant de faire l'amour à la grosse mode. » Cette mode méprisée est la manière française du vieux temps, quand les pucelles couronnaient les chevaliers dans les tournois , suivaient de l'oeil leur damoiseau parmi les fêtes, priaient pour lui pendant la guerre et se laissaient gentiment embrasser au retour. Point de calcul dans ces envolées du cœur ; le temps n'est point encore où les filles de quinze ans savent le prix d'un sourire , la valeur d'un baiser, l'importance d'une lettre envoyée. Anne de Bretagne a parfois des candeurs excessives. Elle a attiré à la cour une enfant, Louise de Bourdeille , filleule de Louis XII , sœur du père de Brantôme, fillette joyeuse et bavarde qu'on met au bout de la table dans les festins pour amuser le vieux roi << parce qu'elle avoit le bec affilé et disoit d'or » . A la quinzaine Louise de Bourdeille est devenue une beauté, une merveille, - du moins Brantôme le dit et on la nomme l'Ange de la Cour pour sa figure, son air décent et folâtre pourtant, qui faisait tourner bien 1. Rondeau XIII . - ― 5 34 LES FEMMES DE BRANTOME . des têtes. Plusieurs jeunes gens avaient pris sa devise et ses couleurs, peut-être à son insu , mais il n'en était que cela. Un bon père cordelier, frère Jean Bourgeois, la reine Anne et, probablement aussi, les vieilles dames surveillaient ce petit monde de trop près pour que le péché se glissât facilement sous le chaperon de la damoiselle . Hélas ! ce fut le chien du jardinier qui, cette fois , tenta de manger les fruits . Monsieur le cordelier se brûla aux yeux rieurs de la belle << car soubs la ceinture de sainct Françoys, l'amour volle aussy bien qu'ailleurs » ¹ . La chose vint tout simplement, soit dans la chambre de la reine, où le mécréant avait ses entrées à toute heure, soit à confesse « où il faisoit tous jours tomber quelques mots sur son amour » , si bien que la fille , d'abord étonnée de ce langage, puis effrayée, s'en vint plaindre à la gouvernante. Rapport à la reine. Comparution de Louise de Bourdeille qu'on accuse de malice et de dépravation (( jusqu'à luy dire qu'elle estoit une mauvaise garce, et que ce cordellier estoit un très sainct homme de bien ». Mais la mignonne fut bien vengée . Un jour de vendredi saint, Monsieur le cordelier prêchait à la chapelle de Blois . On força Louise de Bourdeille à se placer devant lui, bien en vue, pour la faire rougir de ses méchants propos . Le pauvre frère, troublé par cette apparition, sentit le feu reprendre, et, sans perdre des yeux la jeune fille , il s'embarqua dans un sermon incohérent et mystique où l'amour de Dieu frôlait celui des créatures, où la langue fourchait sous l'empire d'hallucinations étranges. Il contrefit « du triste , du marmiteux et du passionné des tourmens de Nostre- Seigneur » , mais il filait une autre laine, et avec tant de sans-gêne, que cette 1. Brantôme, t . VII , p. 190. CHAPITRE PREMIER. 35 fois la reine comprit. Après le sermon elle manda le galant chez elle et le mit sur le gril, en compagnie de deux docteurs qui l'avaient ouï divaguer. Lui se défendit comme un beau diable, ANNE DE BRETAGNE ET SES FEMMES , AU CHATEAU DE BLOIS , d'après la gravure de l'Histoire de la Monarchie françoise , du Père Montfaucon. discuta pied à pied les termes de son allocution, mais Anne ne voulut rien comprendre et le fit renvoyer à son provincial. Quelque vigilance qu'elle y mit, le fait d'avoir créé une cour de toutes pièces, d'avoir enfermé dans de hautes murailles des dames oisives et jolies, d'avoir réuni en un même lieu de galants 36 LES FEMMES DE BRANTOME. cavaliers et de gentilles pucelles fut la plus grosse hérésie royale qui se pût commettre. Au temps de la reine Anne, les passions ne se connaissent pas très bien, les appétits s'ignorent encore, le roi est vieux et ne saurait s'égarer en des histoires amoureuses avec les charmantes filles qui s'agitent là . Mais toute les folies sont en germe au milieu de ce monde réservé et poli . Un prince jeune et ardent verra tantôt à ses pieds les mêmes femmes qui font les sévères et les prudes à la suite de la reine Anne. Dans la pratique ordinaire de la vie, les hommes ne mettent guère que leurs vices en commun ; il fallait la sérénité implacable de la Bretonne pour maintenir ces courtisans orientés par instinct vers les plaisirs, les jouissances et le désœuvrement. La vérité, c'est qu'on ne s'amusait pas auprès d'elle ; mais on ne savait pas qu'il pût en être autrement. Le jour où la digue sera brisée , la poussée humaine ne s'arrêtera guère. La coquetterie a commencé son œuvre ; ces Françaises un peu lourdes d'aspect, maladroites en amour, que Brantôme nous décrit d'après sa grand'mère et ses tantes, sont tourmentées d'un besoin de luxe que la reine ne saurait défendre . Olivier de la Marche habille devant nous la mondaine d'alors , dans son Parement des dames; les besoins grandissent, l'amour des colifichets a pris une importance énorme. Voici la coquette dans la chambre à lit : le soleil filtre dans les verrières, c'est l'heure du lever. Elle appelle une de ses femmes qui a préparé les objets de toilette indispensables et qui prendra les ordres pour le choix de la robe du jour. Apeine la servante est- elle entrée, la dame descend de son lit dans ses atours de nymphe surprise, et se plonge dans la cuve baigneresse de forme ovale où elle fera des ablutions . Olivier de la Marche a mis en vers ce qui va suivre, il eût pu tout aussi bien CHAPITRE PREMIER. 37 parler en prose. Il nous montre la dame commençant par chausser ses pantoufles, c'est honneste pareure Oublier ne les vueil 1. C'est avec ces pantoufles qu'elle trottinera dans la chambre, qu'elle ira jeter un coup d'œil sur le temps, qu'elle reviendra à son lit. Elle s'y assied et la chambrière lui passe ses chausses, montant au-dessus du genou et retenues par une jarretière en drap. Après mille pauses ensommeillées , mille bâillements, la dame songe à vêtir sa chemise, cette fine chemise de lin , dont les coutures sont à droite et à gauche pour ne point blesser le corps. Ce serait dom. mage ! s'écrie le poète galant, dommage de marquer cette belle chair de lignes bleuâtres. Par-dessus elle glissera la cotte de damas blanc, taillée et cousue par le couturier à la mode. Cet artiste n'est pas le premier venu : Ung cousturier nous convient rencontrer Pour cotte simple tailler à ma princesse... La cotte est à manches longues , elle découpe la gorge au carré et s'ouvre très bas sur la poitrine. Dans l'ouverture on glisse une pièce d'étoffe rouge, qui cachera les seins et fera ressortir la teinte éclatante de la soie. Un lacet en X la maintient et sert à dessiner la taille . Point de busc encore, point de torture, les dames gardent leur souplesse naturelle, elles se peuvent baisser sans contrainte. Sur la cotte on attache un demi-ceint où pend une chaînette chargée de l'aumônière, des ciseaux et d'un couteau pour se défendre en ses nécessités . 1. Consulter le curieux manuscrit du Parement des Dames, Bibliothèque nationale, manuscrit français 25431. Les figures aident à comprendre le texte. 38 LES FEMMES DE BRANTOME. Alors seulement, la coquette pense à ses cheveux qu'un touret de nuit retient enroulés. La chambrière les passe au peigne d'ivoire, les parfume et les attache avec un ruban. Le chignon est formé de nattes tressées ; on le cache sous la coiffe en forme « d'un rettiz » et cette coiffe est assujettie par une templette ou cercle d'or. Si la dame doit sortir par la ville , aller au moustier ou visiter ses amies, elle endosse la large robe de drap d'or, tissée à Venise ou à Lucques . C'est une cotte plus ample, décolletée au carré , fourrée aux manches, bordée de soie ou de velours, d'épaisseur variable suivant les saisons . Les gants et le chaperon forment le complément de cette toilette ; le chaperon est de velours brodé tombant en voile sur les épaules, c'est lui que l'on a appelé la cape bretonne par erreur, à cause de la reine Anne. Elle eut beau faire, la princesse sérieuse : « un mauvais air souffloit sur la société françoise » . Louis XI avait laissé courir les ambitions bourgeoises, les guerres d'Italie avaient favorisé le luxe dans les familles de finance ; c'est par là que les dépravations pénétrèrent dans l'aristocratie retenue à la cour ; les appétits eurent beau jeu au dehors . Peu à peu une infiltration se fit par les mariages ; les Berthelot, les Briçonnet, les de Beaune- Semblançay, s'allièrent aux grands et leur apportèrent l'amour effréné des richesses, des palais, des plaisirs coûteux. Avant de mourir la reine put entrevoir ce que l'avenir réservait à sa famille. Malheureusement ses deux fils étaient morts, et il ne lui restait , du second mariage, que Claude et Renée, fillettes encore bien incapables de comprendre ses craintes. Elle haïssait « merveilleusement la comtesse d'Angoulême, Louise de Savoie, parce que celle- ci personnifiait pour elle les condescendances coupables envers la bourgeoisie ambitieuse, et laissait paraître une joie terrible de la mort des deux petits princes . Eux disparus, le roi de France CHAPITRE PREMIER. 39 serait le fils de la Savoisienne, le garçonnet François au long nez, à l'appétit robuste, dont les courtisans commençaient à briguer les faveurs. Quelles lamentations, quelles colères le jour où Louise de Savoie osa lui demander la main de Claude pour cet héritier présomptif de la couronne ! La Bretonne était rancunière, emportée et bien parlante . Elle jura ses grands dieux que jamais pareille histoire n'arriverait de son vivant ; elle préférait Charles d'Autriche à tous les prétendants du monde , pour cette raison qu'il ne touchait ni de près ni de loin à la comtesse d'Angoulême, et surtout parce qu'il serait le maître d'un royaume immense. Sa passion l'égarait comme elle l'égarera contre le maréchal de Gié; mais , dans cette cour de femmes formée par ses soins, nourrie de ses libéralités et largement payée par elle, une opposition se formait lentement. Les jeunes ne voyaient pas sans espérance la venue possible d'un roi adolescent, aimant les plaisirs, prodigue peutêtre, en tout cas moins attaché à faire respecter les règlements d'une cour austère. Louise de Savoie même n'effrayait pas ; on comptait sur elle pour ouvrir la porte aux fêtes joyeuses. FRANÇOIS , DUC D'ANGOULEME, en costume antique ; d'après une pierre gravée. La lutte sourde entre ces deux femmes mériterait une page à part. Toutes deux d'une intelligence masculine, d'une volonté impitoyable, celle-ci reine, celle- là simple comtesse, l'une chaste, superstitieuse et plus bourgeoise en dépit de la couronne, l'autre sceptique, amoureuse, mais plus reine que sa rivale. Louis XII s'était 40 LES FEMMES DE BRANTOME . laissé prendre aux charmes des enfants de Louise de Savoie qu'elle élevait elle- même avec une prudence et un tact supérieurs. Pour lui la raison d'État voulait que le jeune François épousât Claude, il s'en était ouvert formellement dès sa maladie en 1505. Il avait même fait venir Louise de Savoie avec son fils François et sa fille , la petite Marguerite, au château d'Amboise, où il les couvrit de caresses et de présents. Il céda pour un temps aux colères de la Bretonne ; Anne de Bretagne avait sa manière à elle de s'opposer aux volontés du roi ; elle boudait, elle faisait grise mine et s'épandait en reproches. C'est même pour l'apaiser un peu et détourner sa colère sur un objet de moindre importance, que Louis XII lui abandonna le maréchal de Gié, coupable d'avoir pris trop à la lettre certaines fonctions de sa charge durant la maladie du Roi. « Trop curieux, dit Brantôme, de vouloir contrefaire le bon officier, et le bon valet de la couronne . » Mais, en dépit de ces oppositions , le temps des idylles était fini ; devant la reine, les dames se contenaient encore qui rêvaient un changement . Une génération venait de jeunes seigneurs et de belles filles que les grilles des palais royaux effrayaient un peu. N'allait- on pas leur ouvrir ces portes, ramener les fêtes ? Quand Anne mourut le 9 janvier 1514, à trente-sept ans, il y eut un moment d'angoisse passagère. Le monde d'alors espérait le jeune comte d'Angoulême, mais le vieux roi trahirait- il les dernières volontés de la morte? Quatre mois juste après, on célébrait en grand deuil noir le mariage de la princesse Claude avec l'héritier présomptif de la couronne, comme si l'on eût craint quelque retour des choses . II François Ier, gendre du roi Louis XII. mère. - - - - -- -Louise de Savoie reine - Bonne vengeance d'un - - Anne. - Terreur des Précautions. - Les premières folies. Manquements à la parole donnée. — « Le gros gars ». vieux monarque. Marie d'Angleterre succédant à la reine Louise de Savoie. Amours de François et de sa belle- mère. Monsieur de Grignaux remontreur de torts. Plaisirs de chair ! La mort de Louis XII ramène le calme. - Une princesse qui sait « ce que c'est d'avoir des enfants » .-- Erreurs communes sur François Ier jeune. Le roi s'amuse. - Monsieur de Saint- Vallier et la belle Diane. Un décapité bien vivant et une pucelle mère de famille. Les premières venues à la cour des Valois. La légende d'Agnès Sorel et les maîtresse royales. Madame de Chateaubriand. minée du château de Blois. Apothéose de la chair. - - - - - - L'amiral de Bonnivet et ses bonnes fortunes. -- La che1 La reine Claude. L'album de portraits d'Aix. ---- C'est le triomphe de Louise de Savoie, véritable reine mère de trente-huit ans à peine. De tous côtés arrivent les amis de la veille qu'il faut pourvoir, les affamés qui attendent leur tour. François se jette à corps perdu dans les plaisirs ; il est bien réellement le gendre, heureux de puiser à pleines mains dans les coffres du beau-père, le prince aux dents longues qui rêve du trône à brève échéance. Il mène les affaires bon train, si bon train même que le roi Louis XII s'écrie dans un moment d'ennui : « Ce gros gars gastera tout! >> Et, de fait, la cour a pris une autre allure ; le deuil de la reine Anne n'empêche guère les allégresses . Les dames ne brodent plus de tapisseries historiées dans les bosquets, les offices religieux se font plus rares. Pourtant les nouveaux maîtres ne tiennent point toutes leurs promesses ; le grand- père de Brantôme¹ a reçu autre1. André de Vivonne , sénéchal de Poitou . Brantôme , t . VI , p. 52. 6 42 LES FEMMES DE BRANTOME fois des protestations empressées de Louise de Savoie. Que ne ferait-elle pas si Dieu lui donnait le trône de France, à la bonne heure! M. le sénéchal quitterait son gouvernement du Poitou pour des destinées plus hautes, il aurait sa place brillante à la cour. Le brave homme n'a garde de douter ; il se met en route un beau jour et se présente à la comtesse. Mais elle l'a oublié, elle lui tourne le dos. Vivonne s'emporte : « Eh bien, donc ! madame, s'écrie-t-il, estoit-ce ce que me promettiez estant en vostre petit comté ? Vous ne m'avez pas trompé, car le naturel de vous autres princes et princesses est, quand vous venez à une grandeur plus grande que n'aviez jamais espéré , vous ne faites jamais plus de cas de ceux qui vous ont aymés et faict service ! » « Le gros gars gastera tout ! » Mais, si lui et les siens ont la mémoire courte pour les vieux serviteurs d'autrefois , ils se prodiguent envers les nouveaux venus, ceux de l'ancienne cour qu'il s'agit d'entraîner. En moins de six mois, les rapports entre le gendre et le beau-père sont devenus plus froids ; les deniers de l'épargne dansent une sarabande effroyable. Une idée féroce germe dans l'esprit du vieux monarque. S'il épousait de hasard quelque jeune princesse et qu'elle lui donnât un héritier , voilà le prétendant exclu du trône, les choses remises en l'état. La journée de Guinegate, où les chevaliers français jouèrent des éperons, amena la paix avec l'Angleterre. Le duc de Longueville, prisonnier, la << moyenna » de son mieux, et, pour la sceller, demanda la main de Marie, sœur d'Henri VIII , pour le roi de France. Louis XII a cinquante-trois ans, Marie dix-sept à peine. Louise de Savoie, un instant abasourdie par l'aventure, reprit vite courage. Elle calcula froidement qu'un prince usé et perclus comme le roi ne conduirait point très loin la bataille . L'essentiel était que la reine ne s'embarquat point dans une aventure joyeuse CHAPITRE PREMIER. 43 hors du lit conjugal, et, sur ce fait, on se promettait de faire la lumière toute grande. L'histoire scandaleuse rapportait que Marie, si jeune qu'elle fût, avait une accointance avec Charles Brandon, MARIE D'ANGLETERRE , REINE Ꭰ Ꭼ FRANCE. D'après un crayon de la Bibliothèque de Lille. duc de Suffolk, favori du roi Henri VIII ; mais la raison d'État s'embarrasse peu de ces histoires. Par une bizarrerie digne de ces temps, Suffolk obtint d'accompagner Marie sur le continent en qualité d'ambassadeur en France . Là était le danger ; Louise de Savoie tenta de le conjurer à sa manière. 44 LES FEMMES DE BRANTOME. Marie d'Angleterre n'était point une idéale beauté, du moins les portraits qui nous sont restés d'elle la montrent sèche, raide et presque maladive ; c'était une de ces femmes maigres qui cachent leur tempérament sous un masque de froideur . Le jeune comte d'Angoulême fut chargé de l'aller recevoir à son débarquement, et de lui faire, comme on disait alors, « bonne chère » . Il n'y manqua point, il se surpassa même, sans laisser rien paraître de son secret dépit, heureux de témoigner le premier ses grâces à Mme sa bellemère. Belle-mère de dix- sept ans, d'un prince brillant et beau du même âge ! Ce qui devait arriver se produisit tout naturellement. En dépit de Suffolk, du roi Louis XII, de la princesse Claude qu'il venait d'épouser, François se brûla aux yeux bleus de la reine. Il fit du fol dans les tournois, se montra empressé, joyeux, amoureux, amoureux jusqu'à en perdre la raison et à compromettre le monde entier. Louise de Savoie était enchantée de ce dérivatif, mais elle n'eût pas voulu que le roman se poussât tout outre ; la moindre folie sérieuse mettait un petit prince dans la maison , un héritier qui eût changé l'aventure. Brantôme a tout appris de Me de Dampierre ; il nous conte à sa façon les désespoirs comiques de Louise de Savoie, obligée de surveiller Suffolk et de tenir en laisse son « gros gars » hors de sens. Le voyant prêt à l'escarmouche, elle lui dépêcha Grignaux, un vieux serviteur de la reine Anne, homme de bon conseil, qui jurait comme Louis XI, son ancien maître, et ne se gênait guère dans ses mots : « Comment, Pâques-Dieu ! s'écria-t-il en prenant à part François d'Angoulême, que voulez- vous faire ? Ne voyez- vous pas que ceste femme qui est fine et caute, vous veut attirer à elle ? Et, si elle vient à avoir un fils, vous voylà encores simple comte d'Angoulême, et jamais roy de France, comme vous espérez... ! LOUISE DE SAVOIE , comtesse d'Angoulême, sous la figure allégorique de la Régente tenant un gouvernail et veillant sur l'État malade. Miniature de Robinet Testart ? ( Bibliothèque Nationale, Manuscrits français 5715 , fol . 1. ) PLU 16K 16 11506 LETA E 7641944 61 NJUTOLAN pa16 19 2012 ཝཱ * « 2740LF DE POLICE Grudij Konz zu , onga

  • fuorciDG 1

I'S VERBO DIC TM. ET SANABITUR

CHAPITRE PREMIER. 45 Après vous pourrez bien dire : Adieu ma part du royaume de France¹! >> Quels bouleversements dans la maison de la reine Anne ! Le vieux roi se croit aimé par cette jeunesse ; il se prodigue en plaisirs et en fêtes. Il dîne à midi et se couche à minuit, il joue le jeune homme et grimace des sourires à la reine. La mort à la grande faux passe les nuits au chevet du lit royal , où les espérances de lignée s'endorment de plus en plus ; et la comédie que Louis XII est le seul à ne point deviner se joue du soleil levant à la nuit tombée. Marie d'Angleterre n'est jamais abandonnée un seul instant par Louise de Savoie. Tantôt c'est la princesse Claude qui monte la garde auprès d'elle, tantôt Mme d'Aumont, tantôt Mme d'Angoulême elle- même. Suffolk est tenu à distance et François surveillé jusque dans les garde-robes . Mais les bons conseils de Grignaux n'ont point convaincu celui-ci , il retourne au change avec fureur, à peine arrêté par sa femme et sa mère épiant ses entrées . « Que c'est que l'ardeur de l'amour ! s'écrie Brantôme ; et d'un tel plaisir de chair pour lequel on en quicte et les royaumes et les empires , et les perd-on, comme les histoires en sont pleines ! » Quoi qu'il en soit, la Savoisienne ne se démentit pas un seul instant, et le roi Louis XII pêchait innocemment dans les amorces d'autrui. Il pêcha même tant que le chef lui en vira, et qu'il tomba, un an juste après la mort de la reine Anne, en une langueur dont il mourut. Voilà la princesse anglaise bien en peine. Elle tenta de répandre le bruit d'une grossesse avancée, et , pour faire admettre l'idée, elle alla jusqu'à se rembourrer de linges graduellement, espérant trouver au dernier moment un nouveau- né qu'elle eût fait passer pour le sien. Malheureusement pour elle, Louise de 1. Brantôme, t . IX, p. 640. 2. Brantôme, t . IX, p. 641. 46 LES FEMMES DE BRANTOME . Savoie, « qui sçavoit que c'est de faire des enfants, et qui voyoit qu'il y alloit de trop de bon pour elle et pour son fils , la fit si bien esclairer et visiter par médecins et sages- femmes... qu'elle fust descouverte et faillie en son desseing, et point reyne mère, et renvoyée en son païs¹ » . Le souvenir de la princesse anglaise ne hanta point très longtemps le roi François ; une cour de filles et de femmes jolies, spirituelles , s'offrait à lui ; il n'avait qu'à se baisser. Les fêtes de son couronnement le retinrent un peu, puis les guerres ; mais, dans les moments d'accalmie, il revint à ses goûts avec une ardeur nouvelle. François était de ces hommes qu'un frôlement de jupes froissées jette hors de sens . Une légende s'est formée sur lui que les historiens sérieux auront grand'peine à déraciner ; elle le montre abusant des princesses, des dames, des bourgeoises, vendant ses grâces à prix d'honneur ; notre grand dramaturge Victor Hugo a poussé sur ce point la fantaisie jusqu'aux limites extrêmes. Beaucoup ont mieux retenu ces conceptions hasardées , qu'ils n'ont voulu chercher le vrai dans ses sources. Il n'est guère d'âme sensible qui ne se lamente aujourd'hui sur les monstrueuses débauches du roi , la vie brisée du sire de Saint-Vallier et les infamies de la cour. Entre son élévation au trône et la bataille de Pavie, François est un jeune tyran déchaîné qui bouleverse les familles, enlève les filles, menace les maris ou les amants qui le gênent. Le pis est que Brantôme a contribué à répandre ces idées . C'est lui qui a ouï dire et qui nous répète , en l'enjolivant, le récit de cette grasse histoire où Diane de Poitiers achetait au roi la grâce de son père condamné à l'échafaud . Au fond , rien ne tient debout de cette rengaine ; Saint - Vallier avait embrassé la 1. Brantôme, t . IX, p. 641 . CHAPITRE PREMIER. 47 cause du connétable de Bourbon et s'était compromis au point de ne pouvoir nier. Son procès fut engagé solennellement, sa culpabilité absolument démontrée et il fut condamné à mort. On était en 1524, Diane de Poitiers avait environ vingt-quatre ans ; elle était mariée depuis plus de dix ans au grand sénéchal de Normandie, DIANE DE POITIERS SAINT - VALLIER , DAME DE BRÉZÉ, vers 1520. D'après le crayon de l'album d'Aix. Louis de Brézé , un seigneur bien en cour, ami et conseiller du roi de France; Brézé n'hésita point à intercéder personnellement en faveur de son beau-père et obtint sa grâce. François n'exigea qu'une chose pour l'exemple, ce fut le simulacre de la décapitation . On sortit le sire de Saint-Vallier de sa prison, on le hissa sur l'échafaud, et tout le monde put voir sa barbe poussée dans les cachots, ses traits amaigris . Au moment décisif, un courrier allait fendre la foule et apporter les lettres de rémission , et le bour- 48 LES FEMMES DE BRANTOME . reau devait biaiser et niaiser pour donner au messager le temps d'arriver jusqu'à lui . Si bien prêtes que fussent les choses, l'homme manqua son entrée ; l'exécuteur perdait contenance et Saint-Vallier tremblait la fièvre ; enfin un brouhaha se fit ; un cavalier soi - disant couvert d'écume et brandissant un parchemin scellé accourut tout assez tôt pour sauver tout le monde du ridicule. Brantôme prétend que Saint-Vallier se redressa tout joyeux et envoya dans son langage gaulois une bénédiction à sa bonne fille qui l'avait tiré d'un si méchant pas ; la vérité, c'est que le brave homme avait l'esprit à l'envers, qu'il embrassa l'échafaud et rentra dans sa prison. Quant au parchemin , on l'a retrouvé de nos jours, et il mentionne Louis de Brézé comme ayant obtenu la commutation de peine¹ . Sans doute le roi François, le vainqueur de Marignan, ne se gênait pas, mais était- il obligé d'employer la force? A supposer que la tante de Brantôme n'eût point trompé celui- ci dans le cas qui nous occupe, et que la belle Diane eût obtenu cette grâce « par la vertu de son beau corps » , il ne s'ensuit pas qu'on lui eût fait violence . Elle était du même âge que le roi , déjà mère de famille, et, par le fait, en bonne position de ne pas se laisser surprendre. Donnez- vous l'assurance qu'elle ne se fût pas plainte, et que la belle tirade du Saint- Vallier de Victor Hugo l'eût fait bien rire. Cette partie du règne de François Ier est d'ailleurs une époque de transition ; le vieux levain de pruderie de l'ancienne cour est demeuré qui arrête les essors ; les dames s'observent encore. Les robes se décollètent et découvrent la poitrine, mais sobrement, et l'ancien chaperon s'est changé en une sorte de capote noire , de voile de religieuse qui manque de grâce. On en est encore à la théorie des choses d'amour. Le roi , qui veut colorer sa conduite 1. Georges Guiffrey, Procès criminel de Jehan de Poytiers. Paris, Lemerre, 1868. Cette lettre de rémission est à la Bibliothèque nationale, ms. 5109 , fol. 286. AGNES SOREL , type popularisé au XVIe siècle par les crayonneurs . ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques. )

P.R La belle annes

CHAPITRE PREMIER. 49 - et excuser les maîtresses qu'il se choisira , crée une légende autour d'Agnès Sorel ; c'est elle qui a sauvé la France au temps des Anglais ; elle mérite plus d'honneur que la plus sainte des nonnes, ou le plus dévot ermite. Justement une mode commence, celle de ces recueils de portraits des dames à la mode ; on y voit Marguerite, duchesse d'Alençon, sœur du roi , Louise de Savoie, la vieille Anne de Beaujeu, Mme de Chateaubriand et Diane de Poitiers la grand'sénéchale, comme on la nommait à cause de son mari. On y joint la belle Agnès, la « gente » Agnès copiée de quelque ancienne portraiture, avec son gros nez, ses yeux clairs et sa calotte enserrant la tête. On a oublié Jeanne d'Arc, mais la dame de Beauté est un type à succès, une physionomie poétique dont chacun raffole . Tous les recueils de portraits la possèdent, et, dans son for intérieur, Mme de Chateaubriand n'est pas très loin de se comparer à elle, il n'y manque que les Anglais. Car la voici maîtresse déclarée, la sensible Françoise de Foix, sœur des trois frères Lautrec, Lescun et Lesparre, maîtresse avouée, à la grande joie de ses frères, mais à la honte de son mari. On l'a fait venir de sa province sur sa réputation de beauté. Les peintres ne l'ont point flattée malheureusement ; dans leurs œuvres hâtives , la comtesse est blonde, son visage est plat et légèrement camus, ses épaules médiocres. Pensez que la nature valait mieux, et que le jeune roi ne s'était point égaré en méchante aventure. Mais, toute douce et paisible qu'elle fût , Mme de Chateaubriand était de la génération des femmes émancipées d'alors ; elle ne se contentait plus d'un serviteur, fût- il le roi de France, et elle se laissait volontiers entraîner à d'autres histoires . Et voyez quelle fourberie ! Quand elle trompe François I " avec l'amiral Bonnivet, elle est la première à raconter au roi ses entrevues avec ce lourdaud d'homme de guerre . Ah ! Bonnivet est vraiment bien bon, il 7 50 LES FEMMES DE BRANTOME. pense être beau ! « Sire, dit-elle , tant plus je luy dis qu'il l'est, tant plus il le croit. Je me moque de luy et j'en passe mon temps, car il est fort plaisant » . Tout à fait plaisant il faut bien croire ; un soir en entrant dans la chambre de la dame, avec la brutalité royale qu'il mettait en toutes choses, François Ier fit envoler le coucou du nid . Celui-ci ne put se sauver bien loin d'ailleurs, car les portes étaient closes ; il se réfugia dans la cheminée, la haute cheminée du château de Blois qu'on avait garnie de feuillages pour y entretenir la fraîcheur. C'était en été. Enfoui dans les mousses et les feuilles , Bonnivet comprit que le roi de France jouissait toujours d'un privilège illimité . Il trouvait le temps long, mais le moyen de protester ! Il attendit et entendit patiemment, n'osant ni respirer ni éternuer, quelque envie qu'il en pût avoir . Pour comble de malechance, les valets avaient oublié les bassins sous les lits , et le roi François, que sa grandeur ne gardait point de certaines faiblesses humaines , se leva à tâtons, palpa, chercha et, ne trouvant rien qui le pût contenter, s'alla tout simplement mettre devant la cheminée... Bonnivet attendit le jour, le grand jour, pour quitter sa cachette, morfondu, enrhumé, arrosé comme une pervenche. Il jura ses grands dieux de ne plus se laisser prendre ainsi , et ses relations avec la comtesse s'en trouvèrent singulièrement rafraîchies ¹ . L'anecdote est gauloise ; peut- être est-elle inventée à plaisir par Brantôme ; mais le jeune roi était parfaitement capable de comprendre ainsi ses droits de monarque absolu . C'était bien lui qui s'était jeté certain soir sur un mari rentré inopinément, et lui avait mis l'épée à la gorge en le menaçant de le tuer s'il bronchait * . Quant à Bonnivet, il adorait les expéditions nocturnes, pourvu 1. Brantôme, t . IX, p. 711 . 2. Brantôme, t. IX, p. 19. CHAPITRE PREMIER. 51 qu'elles fussent moins orageuses . C'est lui qui , ayant reçu la duchesse d'Alençon, Marguerite, dans son hôtel, fit construire une trappe pour arriver jusqu'à elle . Marguerite voulait se plaindre à son frère, on l'en dissuada ; elle se contenta de raconter cette entreprise audacieuse dans son Heptaméron, en cachant les noms ; Brantôme les fit connaître d'après sa grand'mère, la sénéchale de Poitou . Il se faut reporter au temps pour juger équitablement ces mœurs et ces princes. Le jeune comte d'Angoulême, quittant la petite cour de Nérac, et , prenant du jour au lendemain possession d'un royaume, fut surpris comme un buveur de cidre transporté subitement dans une cave de Bourgogne ; il se grisa désespérément et perdit un peu la tête . Au lieu des rares dames d'honneur de madame sa mère, pauvres et négligées, il tomba dans l'essaim innombrable des beautés de la maison de France, parmi ces courtisans que les splendeurs italiennes avaient émerveillés et qui rêvaient de luxe et de plaisirs . Sa femme Claude ne comptait pas pour lui ; elle l'aimait bien, elle lui donnait des enfants, mais la tendre créature, insignifiante, résignée, demeurait au logis et filait comme la matrone biblique. François résumait en lui les vices et les qualités de sa race ; la sélection lui avait apporté en naissant l'amour des femmes, des arts , de la poésie, le tout mêlé aux prétentions brutales d'un féodal . Quand il avait déposé le harnais de guerre, il s'essayait à des jeux florentins , aux vers qu'il tournait tant bien que mal, aux devises qu'il trouvait mieux que personne. Sa passion pour la belle Agnès lui fit commettre un médiocre quatrain qui eut le succès d'une œuvre royale . Si l'on en croyait une légende colportée par le père Saint-Romuald, il eût inscrit cette pièce au bas d'un portrait de la belle maîtresse de Charles VII dans un voyage à Oiron chez la femme d'Arthus de Boisy, son précepteur. Mme de Boisy se piquait de bel esprit et d'habileté à dessiner ; elle avait 52 LES FEMMES DE BRANTOME. pris sur nature les principaux officiers et les dames qui accompagnaient le roi dans son voyage. Lui-même tenait la place d'honneur, avec son visage finement souriant et la barbe longue qu'il venait de mettre à la mode. A ses côtés, Chandio, La Palice, le héros de la chanson , le vieux compagnon d'armes, et , parmi les dames, Marie d'Angleterre, la grand'sénéchale Diane de Poitiers, la belle Casaulde, une passion du roi , Mme de Chateaubriand, la maîtresse avouée, rivale d'Agnès Sorel . Toujours d'après la légende, François se complut à feuilleter l'album, à mettre une remarque sur chacune des effigies . Agnès reçoit le quatrain ; Marie d'Angleterre est proclamée « plus fole que reine » , ce qui n'était pas d'un goût parfait de la part d'un ancien tenant . Diane de Poitiers est « belle à la voir, oneste à la hanter » . Honneste au sens que nous expliquions tout à l'heure, au sens de femme bien élevée et de rapports agréables. Mme de Chateaubriand est proclamée « mieux contournée que paincte » , hommage très vif d'un amoureux à sa dame, mais compliment médiocre au dessinateur. Le roi va plus loin encore pour une autre dame, il parle de la jambe bien faite, que le dessin ne montrait pas et qu'il devait être seul à connaître. Ce cahier précieux existe encore, il est à la bibliothèque Méjanes d'Aix ; conservé à peu près intact, il a été publié par un savant bibliothécaire, M. Rouard ' . Mais les termes mêmes des devises nous font douter de l'ingérence directe du roi . Nous ne voyons pas très bien non plus « la grande » qu'était Mme Hélène de Hangest, dame de Boisy, occupée à crayonner comme un peintre ordinaire. Le père Saint-Romuald n'était pas un contemporain ; il a dû se tromper de bonne foi , mais l'album d'Aix n'en est pas moins le plus ancien cahier connu des portraitures officielles. 1. Rouard, François Ier chez Mme de Boisy. Paris, Aubry, 1863 , in- 4° . CHAPITRE PREMIER. 53 Le souvenir de la reine Anne est loin à cette heure ; ce monde léger, frivole, empressé de jouir, suivant le roi à travers la France dans des chevauchées interminables, ne rappelle plus guère le << monastère » du château de Blois. Les physionomies changent curieusement. Le roi aime les femmes blondes, aux carnations flamandes, les superbes filles du Nord ; on voit disparaître peu à peu les dames déhanchées, petites , maigrelines de l'ancienne cour. Un rire immense et une joie exubérante emportent ces gens ; l'abbaye de Thélème décrite par Rabelais est surtout inspirée par eux. La bataille de Pavie passera sur les gaietés comme un vent froid ; combien de jeunes seigneurs partis là-bas en l'honneur de leurs dames ne reviendront plus ! Mais tantôt les folies reprendront de plus belle ; l'honneur n'était pas perdu, mais les joies non plus guère. III Le vrai roi François. - Éléonore, sœur de Charles-Quint. d'Étampes ; un mot de poète. son amour des grosses histoires. Les « rheumes » du roi. - Secrets des alcôves royales. - La reine Les bijoux de l'ancienne maîtresse. Le sablon Souvent femme varie. Les rires sonores du roi, et -- - ་ - Une jeune dame trop « honneste » . Le roi gentilhomme ennemi des médisances sur les femmes. Les illusions d'un prestidigitateur. Les privilèges de la royauté. - Histoire de trois dames, du Un péché véniel . Les fâcheux rabroués. - Gaillard et paillard . pape et du duc d'Albany. Le roi blasé de 1533 est le vrai roi François de l'histoire . Il grisonne, ses yeux s'alourdissent, son nez s'allonge. Les dames de Paris l'ont malmené durement ; il souffre de « ses rheumes » , mais il n'est point guéri de fredaines . On a raconté qu'un avocat s'était vengé de lui en lui donnant, par l'intermédiaire de sa propre femme, un poison dont il ne guérit jamais ; la vérité , c'est que les médecins le soignent sans rien dire et lui prodiguent leurs conseils. Malheureusement son tempérament l'emporte; il ne se contente plus des plaisirs faciles et banals de sa maison, il se déguise , court les ruelles et se fait connaître quand il le faut pour garder sa vie. Et voyez pourtant que la nouvelle reine de France, Éléonore d'Autriche, l'aime comme l'avait aimé la reine Claude, comme Catherine de Médicis adorera Henri II , Élisabeth d'Autriche chérira Charles IX, Louise de Lorraine couvrira Henri de tendresses vraies. Ces figures étranges des Valois nous plaisent par ce côté intéressant de leur vie. Ils furent mariés aux femmes les plus chastes, les plus douces, les plus attachées qui soient, qui jamais ne se laissèrent rebuter par leurs plus abominables débauches. Le proverbe disait : « Bon homme, meschant roy. » CHAPITRE PREMIER. 55 Éléonore recherche son seigneur ; François ne l'aime pas, il n'aime pas une femme, mais toutes les femmes. Quand il lui donne asile pour une nuit dans sa couche royale, les courtisans en parlent la semaine durant, les ambassadeurs des puissances mandent la IT'S LE ROY FR. FRANÇOIS Ier , ROI DE FRANCE , vers 1540, d'après une gravure sur bois du XVIe siècle. nouvelle à leurs souverains ; c'est un événement mondain et politique tout ensemble¹ . Le cas est rare toutefois et les ambassadeurs chôment ; ils en sont réduits à mentionner secrètement la faveur 1. Marot a composé une épigramme ainsi intitulée : « Pour monsieur de la Rochepot qui gagea contre la royne que le roy coucheroit avec elle . »>< 56 LES FEMMES DE BRANTOME. passagère de telle ou telle dame, la chute des favorites, l'avènement des nouvelles conquêtes . Un jour le roi s'est lassé de Mme de Châteaubriand, et lui a préféré Mme d'Étampes, plus fraîche et plus astucieuse. Il a réclamé à la première les bijoux d'amour envoyés autrefois. Que pouvait-elle lui reprocher d'ailleurs, la belle comtesse ? Peut- être quelque langue méchante, la langue de la rusée d'Heilly, avait-elle colporté les bruits que le roi seul ne connaissait pas des rapports de Bonnivet et de la maîtresse ? L'idée d'avoir été dupé et moqué, lui, le seigneur souverain, le maître absolu , d'avoir subi ce qu'il faisait tant volontiers souffrir aux autres, lui tourna l'esprit . Il voulut reprendre les parures offertes au beau temps des amours, les carcans d'or émaillé, les ceintures , les cercles d'or, les colliers ornés de devises par Marguerite de Navarre elle-même. Car, il faut bien le dire, la sœur du roi entrait dans ces aventures avec la superbe indifférence d'une souveraine ; c'est Brantôme qui l'assure et il le tient de bonne part¹ . Ce fut une mission diplomatique confiée à un gentilhomme de grande maison qui ne rougit pas de s'entremettre en pareille matière. Marguerite de Foix reçut fort mal le messager, fit la malade et le tint durant trois jours sans le vouloir écouter. En fin de compte, elle fit venir un orfèvre et lui ordonna de mettre les bijoux enpièces. Elle en jeta les débris au gentilhomme : « Allez, ditelle , portez cela au roy , et dites-luy que, puisqu'il luy a pleu me révoquer ce qu'il m'avoit donné si libéralement, que je luy rends et renvoye en lingots d'or. Pour quant aux devises je les ay si bien empreintes et colloquées en ma pensée et les y tiens si chères que je n'ay peu permettre que personne en disposât, en jouît et en eût de plaisir que moi-mesme. »> 1. Brantôme, t . IX, p. 512 . FRANÇOISE DE FOIX , dame de Chateaubriant. D'après un crayon imité de Jean Clouet. ( Bibliothèque Nationale, Estampes Na 21 fol. 22. ) e de la rusée d'Heilly, dine connaissait pas des Ladue d'avoir été dupë et tre absolu, d'avoir subi antres, lui tourna Tesza au beau temps des JmnindusstadƆ ob omab ( 210bxd'ażropsdag d'or les Navarre elle-même. as lot 106 qunted shaoin ? sapodioilla, jouol) meal ab štimi noyaɔ nu estqe'd lans ces aventures Jest Brantôme qui ter a un gentilhomme de mettre en pareille messager, fit, la tait ecouter. En fin na de mettre les tome : Allez, ditJay a pleu me queje luy rends et - je les ay si bien Françoue deFour Jou da sugn de Chateaurant MADAME DE CHASTEAVEI 53

CHAPITRE PREMIER. 57 Au fond de tout cela il y avait la jeunesse de M¹¹ d'Heilly, Anne de Pisseleu . L'ogre français recherchait la chair fraîche, et Mme de Savoie, madame la Régente sa mère, lui avait déniché tout exprès cette fille exempte de scrupules, vive, ambitieuse, capable des ANNE DE PISSELEU. - Allégorie du Théâtre des Bons Engins. pires choses. Diane de Poitiers, ou Marot, a dit depuis qu'il n'était «< tel que le sablon d'Étampes pour faire reluire un vieux pot » ; c'est que le roi , à peine âgé de trente ans, comptait déjà pour un homme rassis, un vieux prince, un affamé de tendrons . Les allégories du temps montraient la jeune fille assise sur une boule ronde 8 58 LES FEMMES DE BRANTOME. à l'équilibre instable et tenant une horloge sur un plateau . Elle cherche à faire passer le Temps : Jeunesse tasche à tous mondains plaisirs , Sans adviser que vieillesse la suit¹ . Anne de Pisseleu rit même de la vieillesse . Elle dira plus tard , pour se venger de Diane de Poitiers, qu'elle est née le jour du mariage de la grand'sénéchale, ce qui était un mensonge. Mais elle ne se contenta pas non plus des faveurs du roi ; elle le trompa et il le sut. Il écrivit même à ce sujet, sur une vitre de Chambord, la phrase célèbre : « Toute femme varie » , et Brantôme a lu cette pensée dans un voyage au château . Comme il s'en étonnait, et admirait qu'un si grand prince eût été logé à la même enseigne que les pauvres gentilshommes, le concierge du château s'écria : « C'est mon ! vrayment, car de toutes celles que je lui ay jamais veu et congneu, je n'en ay jamais veu aucune qui n'allast au change plus que les chiens de la meute à la chasse au cerf, mais c'estoit avec une voix très basse, car s'il s'en feust aperçeu il les eust bien rellevées » . Il refusait aux autres le droit de médire des dames quelque sujet qu'ils en eussent, et il se réservait à lui-même la faculté de le faire à son content. Dans le particulier, aux jours de liesse , il parlait à pourpoint ouvert, et ne se gênait pas pour lancer des noms à toute volée, il exigeait même que ses compagnons lui rendissent la pareille , mais avec défense de répéter jamais ailleurs ce qui se débitait sous le couvert. C'était alors une joie bruyante, des éclats de rire formidables comme ceux de Gargantua, car il disait des mieux, avec une verve du plus haut comique. Il y avait une histoire entre mille, souvent exploitée dans 1. Théâtre des Bons Engins. Paris , Janot, 1539 , in- 8° , pièce LXVIII . 2. Brantôme, t. IX, p. 715. CHAPITRE PREMIER. 59 les petits cénacles d'hommes, que les dames voyaient rire de loin sans oser se mêler à eux ; c'était l'aventure de cette petite provinciale fraîchement débarquée avec sa naïveté astucieuse de personne dépaysée et avide, cherchant à s'approcher du roi , source de lumière TOUTE FEMME VARIE ». - Allégorie du Théâtre des Bons Engins. et de faveurs. Comme elle ignorait les usages, un mauvais plaisant lui avait confié en secret qu'il fallait baiser les choses que le roi offrait, pour lui témoigner son respect et sa reconnaissance . François rencontra dans une fête la dame odieusement fagotée, coiffée à la naïve, mais dont les yeux clairs brillaient de convoitise sous ses бо LES FEMMES DE BRANTOME. mèches blondes. Il remarqua sa fraîcheur, sa fleur de jeunesse, cette gaucherie bourgeoise dont il se montrait si particulièrement friand à cette heure. Il tenta le siège ; la place se défendit juste assez pour se laisser désirer un peu, car elle était venue s'offrir, à en croire les on-dit . Un rendez- vous fut demandé et joyeusement accordé dans une des salles du palais. Je laisse à imaginer les étonnements du prince devant le respect inattendu de la jeune dame. Rougissante , les yeux brillants , elle se confond en révérences, en saluts ; elle ne prend rien qu'elle ne baise aussi dévotement qu'une relique. Un moment fut où cette politesse devint de l'exagération comme on peut croire ; le roi se récria, interloqué ; elle n'en persista pas moins. Brantôme qui la connaissait et qui l'avait vue femme d'âge et de réputation, prétend que cette simplicité n'était pas de bon aloi , et qu'elle jouait un jeu appris d'avance pour se donner des airs ingénus ' . Malheureusement il détaille trop lourdement les choses, le roi se contentait de les souligner sans plus. Autant François Ier aime à jeter ces grasses histoires, mieux il se lance dans le particulier, plus il déteste les pasquins de cour, les charges versifiées dont certains oisifs se rendent coupables au grand dommage des dames. Quand le sire de Brisambourg, un Gascon lui aussi , se permet de railler les femmes de la petite bande qui mangeaient des viandes de la table du roi, il doit prendre du champ pour échapper à sa colère . François haïssait mortellement les brocardeurs, ceux qui se vantent de faveurs qu'ils n'ont pas eues, les håbleurs maladroits ; il désirait pourtant que les seigneurs de la cour eussent une maîtresse, une amie respectée et qu'ils l'entretinssent pendant les soirées de la cour . On le voyait 1. Brantôme, t. IX, p. 480. 2. Brantôme , t. IX, p. 474. CHAPITRE PREMIER. 61 courir de groupe en groupe, surprendre les conversations, se les faire répéter, et n'aimer rien tant que le tour amoureux de certaines d'entre elles. Quand les termes ne lui paraissaient pas assez tendres , i les rectifiait , il donnait le canevas d'un entretien nouveau. Nature complexe et bizarre , il recherchait les expériences gauloises ; Brantôme assure qu'il poussait les «< serviteurs » des femmes de la Petite bande à lui révéler les particularités de leur complexion pour en faire son profit à bon escient. Il savait où frapper le cas échéant, et ne s'en privait guère. Une fois, il appela au château, où il logeait son désœuvrement royal, un prestigiditateur émérite, une manière d'illusionniste , qui devait faire apparaître les plus belles dames de la cour, nues comme notre mère Ève , et dans les poses les plus variées du monde. On s'amusa toute une nuit de cette représentation et, du temps de Brantôme, on en parlait encore comme d'une séance merveilleuse digne des anciens mages de la Chaldée¹ . Cela était bien, les initiés seuls voyaient ; mais, si quelque dessinateur se fût avisé de traduire par le crayon ces poses et ces figures, François ne l'eût pas toléré ; on l'eût pendu haut et court . Son renom de roi à bonnes fortunes ne lui déplaisait nullement , il se laissait volontiers flatter sur sa réputation , quand même la flatterie lui venait sous une forme un peu hardie. Il entendit parler un jour du secrétaire de la chancellerie Gaillard , un maître homme qui se vantait de ne trouver guère de cruelles , et passait pour un suborneur patenté des filles de garde- robes. Il voulut lui jouer un tour et le rendre penaud en lui poussant une de ces pointes dont il avait coutume et qui désarçonnaient 1. Brantôme, t. IX, p. 298. 62 LES FEMMES DE BRANTOME. si parfaitement les plus hardis. Étant assis en sa chaire royale , au bout d'un banc, il avisa Gaillard en place reposte : « Viens çà , » lui dit-il . Et après l'avoir dévisagé sévèrement : « Quelle différence mets-tu , ou quelle distance y a-t-il entre gaillard et paillard ? » L'autre , un peu surpris de cette familiarité , mais qui avait une langue pendue en battant de cloche, répondit : « Sire, il y a seulement la distance de la largeur du banc et de la table que je vois, et le lieu où je suis présentement. Foy de gentilhomme, j'en ay tout du long de l'aune ! » s'écria François , et il rit comme il savait rire , en ébranlant les verrières et en faisant trembler les plafonds ' . - Dans les jours de bonne humeur, il s'abandonnait à des révélations piquantes qui « scandalisoient les belles » , mais n'était-il pas roi ? Il goûtait même les plaisanteries les plus risquées pourvu qu'elles ne compromissent personne et ne nuisissent en rien à la bonne renommée des dames. En 1533 , il s'était rendu à Marseille avec toute sa cour pour la célébration des noces de son fils Henri avec la nièce du pape Clément, Catherine de Médicis. Il était fort en joie, d'abord parce que les fêtes lui fouettaient le sang et l'émoustillaient, ensuite parce que la venue du Saint- Père en France lui causait un plaisir très grand . Au nombre des invités se trouvait un Écossais, Jean Stuart, duc d'Albany, un terrible pasquineur, allié du pape Clément par son mariage avec une fille de la maison de la Tour- d'Auvergne, et qui ne reculait jamais devant une bonne plaisanterie à faire, fût -ce au vicaire du Christ lui-même. Dans une accalmie de fêtes , trois dames de la cour, trois veuves, s'en vinrent prier Jean Stuart de leur ménager une entrevue avec le souverain pontife ; elles voulaient, disaient-elles , le prier pour 1. Tabourot, Bigarrures, édition de 1662 , p. 69. CHAPITRE PREMIER. 63 leur santé. La mort de leurs maris les avait tellement troublées qu'elles imploraient comme une grâce insigne la permission de faire gras dans les saints jours du carême. Brantôme nomme les trois LA COUR DU ROI FRANÇOIS rer, d'après une gravure sur bois dessinée par Jean Clouet. solliciteuses Mme de Canaples, une robuste dame cependant à en croire ses portraits ; Mme de Châteaubriand et la baillive de Caen, ancienne gouvernante de Marguerite d'Angoulême, survivante des 64 LES FEMMES DE BRANTOME . femmes de la reine Anne de Bretagne . Peut- être Brantôme se trompe-t-il , car ni Mme de Châteaubriand, ni Mmo de Canaples n'étaient veuves à cette époque, mais ce détail importe peu. Jean Stuart flaira une occasion unique de s'amuser aux dépens de ces trois femmes ; il en avertit François Ier , et, au jour de l'audience fixée, les dames étant prosternées dans un coin de la chambre papale, il s'approcha de Clément, et, visiblement embarrassé, lui murmura quelque chose à l'oreille . Le pape sursauta : « Comment, s'écria-t-il , mon cousin, ce seroit contre les commandements de Dieu! Les voylà, Père sainct, soupira le bon apôtre, s'il vous plaît de les ouïr parler. >> Alors la plus audacieuse prenant la parole : « Père sainct, nous avons prié M. d'Albany de vous faire une requeste très humble pour nous autres trois , et vous remonstrer nos fragilitez et débiles complexions! - Mes filles, dit le pape, la requeste n'est nullement raisonnable, car ce seroit contre les commandements de Dieu ! >> Elles étaient si loin de se douter des malices du duc d'Albany qu'elles insistèrent : « Père sainct, au moins vous plaise nous en donner congé trois fois la semaine et sans scandale ! — Comment! s'écria-t-il , de vous permettre il peccato di lussuria? Je me damnerois ! » Les dames comprirent qu'on les avait jouées ; elles reprirent simplement : « Nous ne parlons pas de cela, Père sainct , mais nous demandons permission de manger de la chair les jours prohibez ! >> Alors le pape de comprendre à son tour et de sourire : « Mon cousin, vous avez fait rougir ces honnestes dames, la reine s'en faschera quand elle le sçaura . » Mais Jean Stuart reprit sans se déconcerter qu'il avait, par mégarde, confondu les chairs entre elles . Quant à la reine Éléonore , en dépit de sa piété, elle rit tout son soûl de la bonne histoire, et le roi avec elle, CHAPITRE PREMIER. 65 « parce que l'honneur de ces dames était sorti sain et sauf du pasquin » . Mais, pour uneplaisanterie réussie, combien d'autres tournèrent mal auprès du roi ! Il avait ses nerfs , et ce qui lui avait agréé une fois le jetait, en d'autres circonstances, dans des fureurs extrêmes. Cinq ans après les malices du duc d'Albany, un gentilhomme suivit le roi à Nice où le pape Paul III venait d'arriver; comme en 1533, plusieurs dames s'allèrent précipiter aux pieds du Souverain Pontife pour lui adresser une requête. Le gentilhomme, maladroit et sot, s'avisa de brocarder et de rééditer pour son compte la charge du duc d'Albany ; les fâcheux sont de tous temps ! François prit très mal cette réminiscence inopportune ; le malheureux seigneur dut reprendre en grande hate le chemin de Paris pour éviter un châtiment exemplaire. 9 IV Les dames à la cour du roi François. - La Les provinciaux veulent les connaître de vue. — mode des portraitures officielles. Les albums de crayons. Les devises. Le goût - - - - - - - - et les modes. Les robes espagnoles proscrites par le roi. François et le cardinal de Lorraine habilleurs de femmes. Le luxe des habits. Les grasses et les maigres. - L'uniforme de la petite bande réglé par le roi François. Ses dépenses secrètes. Les déplacements de la cour et ce qu'il en advient. - Comment on voyage. — Toilette des femmes. Leur langage spécial. — Les rebus employés par elles. — L'amour du chant. Comment la France pensa se huguenoter en chansons. La passion des chiens . - La chasse. Le jour des Innocents et les compagnons de la main leste. Les dames donnent l'essor à la poésie, à la peinture. Filles chantées par Marot et peintes par Jean Clouet. Les fards font leur apparition. Origines de la société. - — - - - - - - Ces dames pour lesquelles se damnent les rois et les princes , que les poètes chantent, que les peintres crayonnent, sont venues jusqu'à nous dans leur grâce plantureuse un peu massive, avec les atours ou les joyaux qu'elles tiennent de la munificence royale. Toutes sont attachées à la maison de la reine en qualité de femmes ou de filles d'honneur ; elles ont leurs attributions diverses, leur service à tour de rôle. Dans leur passage à la cour, les peintres les ont surprises et nous ont gardé leurs physionomies si françaises ; ils en ont fourni des albums que les seigneurs se disputent et qu'ils emportent aux quatre coins de la France. La curiosité des provinciaux s'attache à elles , on veut connaître au moins de vue ces belles dont chacun parle, et qui ont une influence si incontestable par delà. La mode des portraits officiels est née, du jour au lendemain, pour venir jusqu'à nous sans arrêt ; et, de ces milliers de cahiers composés par des artistes hors de pair , ou pauvrement esquissés par CHAPITRE PREMIER. 67 des apprentis , plusieurs sont demeurés dans les collections publiques ou privées qui nous renseignent à loisir sur la beauté de ces temps, l'élégance , la grâce, la malice ou la bonté des dames. - Par l'album d'Aix, dont nous avons parlé déjà, nous vivons avec les premières arrivées du règne, les contemporaines immédiates du roi. On est en 1520 environ ; c'est la période de la jeunesse . Diane de Poitiers, que nous reverrons sans cesse jusqu'à sa vieillesse fardée, ridée et malencontreuse, se révèle à nous dans ce recueil, sinon jolie -elle ne le fut jamais du moins en pleine possession de la beauté du diable, comme on disait déjà. L'auteur des devises assure qu'elle est « belle à la voir » ; il s'en faut rapporter à son goût qui est celui d'alors ; toutefois nous soupçonnons l'artiste d'avoir été au- dessous de sa tâche. Diane devait avoir une de ces physionomies insaisissables que les peintres ne purent jamais décrire ; ils se bornaient à garder l'ensemble sans parvenir à analyser les subtilités précieuses du détail , la mobilité des traits, les finesses enfouies dans les carnations chaudes. Avec elle , c'est Mme de Châteaubriand , que l'on trouve plus jolie en nature << mieux contournée que peinte » ; dans le crayon d'Aix, elle a l'air ingénu, quelque chose de tendre et de doux est épandu sur ses traits, les cheveux follets encadrent le visage. Puis c'est Philiberte de Savoie, sœur de Louise de Savoie , dont le corps majestueux inspire une remarque obligeante : « Ce qu'elle cache est le parfait des autres » , c'est-à-dire que le corps est un chef-d'œuvre de nature ; Anne de Polignac dame de la Rochefoucauld , une précieuse, qui recevra plus tard Charles-Quint dans son château de Vertueil, et qui passait pour une personne cérémonieuse, affectée , point jolie , mais intelligente et charmante, «< plus de cérémonie que de beauté » ; puis Mme de Turenne, Anne de la Tour, dont la vertu ne souf- 68 LES FEMMES DE BRANTOME. frait aucune atteinte , et qui refusait toujours sans demander jamais, << plus de refus que de prière » ; Jeanne de Casault, « honneste, grasse, et plesante à propos » ; Mlle de Beauvais qui a la cuisse plus forte que le mollet à en croire l'impertinent annotateur, << plus grosse cuysse que bele grève » ; Mm de Canaples, Judith d'Assigny encore jeune fille , mais déjà bien tournée, « Assigny la mieux faicte » . A coté de ces beautés à la mode, de ces grandes premières, Marguerite d'Angoulême alors duchesse d'Alençon fait assez grise mine sous ses atours un peu sérieux à la coupe sévère ; Marie d'Angleterre apparaît comme de nos jours une Anglaise dans un essaim de Parisiennes. Les enfants du roi ont aussi leur place ; ils y sont costumés en tout petits , le dernier même porte le maillot des nourrissons. Auprès d'eux les douairières, Anne de Beaujeu, fille de Louis XI, Mme de Nassau, Mme du Vigean. Mais, déjà comme aujourd'hui encore, la ligne de démarcation est nettement tracée entre les vieux et les gens à la mode. Les femmes jeunes rient des chaperons noirs d'autrefois , se coiffent d'une coquette bonnette à cercle d'or qui emboîte la nuque et laisse tomber en arrière un long voile. C'est la transformation savante de la célèbre cape portée par la reine Anne, une élégance substituée à des modes simples . Le chaperon à templette, suivant le nom d'alors, est une trouvaille des premières années du règne, il persistera jusqu'à la mort du roi ; sans doute François l'avait en gré et le réputait seyant, car il est d'uniforme à la cour. Ce n'est pas le côté le moins curieux de ces époques que de voir le puissant roi de France descendre aux détails les plus menus de la toilette féminine ; un sentiment très vif des arts le poussait à n'admettre rien dans ses palais merveilleux, qui choquât l'harmonie ; il ne croyait pas s'abaisser à maintenir dans cette fourmilière parfois bien indisciplinée la note générale qu'il aimait. Quand il épousa Éléo- CHAPITRE PREMIER. 69 nore, on put croire un instant à un déplacement de l'autorité en matière de goût. L'Espagne avec ses mantilles, ses toques spéciales et ses résilles, charma quelques semaines. L'amour du nouveau entraîna certaines Françaises à s'accoutrer à la castillane pour LES FEMMES ET LES VAISSEAUX, Allégorie du Théâtre des Bons Engins. paraître plus belles ; on vit les clairs visages du Nord encadrés de bonnets bizarres, de chapeaux campés sur une oreille , de corsages bouillonnés aux teintes claires. Mais François mit bon ordre à ces importations : « Le roy hait cest habillement à l'espaignolle tant que lui semble veoir ung dyable ». S'il toléra que les femmes d'Espagne 70 LES FEMMES DE BRANTOME. venues à la suite de la reine Éléonore portassent leurs toilettes nationales, s'il laissa Béatrix Pacheco, doña Anna Manrique, doña Çapata vêtues de brocards flamands taillés à leur guise, coiffées à la façon de par delà, il ne souffrit pas que d'autres leur empruntassent rien. Par galanterie, et pour éviter à ses favorites, aux dames de « la petite bande » , les dépenses extraordinaires que son amour du luxe leur eût imposées, il choisissait lui-même les étoffes qu'il désirait leur voir porter et les payait des deniers de son épargne. Ils étaient deux princes à se ruiner ainsi en parures pour les femmes de la cour, lui d'abord , et le cardinal de Lorraine , le moins prêtre des prélats, le plus fastueux des prêtres, qui jetait sans compter l'or de ses bénéfices et de ses abbayes. Brantôme avait encore vu dans les coffres de ses vieilles parentes ces atours démodés conservés précieusement en souvenir des fètes du passé : « Aussi voyoit-on, «< écrit- il , leurs coffres et grandes garde- robbes plus pleines de << robbes, de cottes d'or et d'argent et de soie , que ne sont aujourd'huy, celles de nos reines et grandes princesses¹ » . Guillaume de La Perrière dédie à Marguerite d'Angoulême son Théâtre des Bons Engins, et, dans une de ses pièces, il fait un parallèle entre les femmes coquettes et les grandes nefs qui vont par la mer : Femmes et nefs ne sont jamais complies, C'est une chose où l'on doibt bien penser. Quand on les cuyde avoir du tout remplies , C'est lors le temps qu'il faut recommencer. Vous les pourriez cent fois mieulx agencer Qu'à la parfin vous serez à refaire ... C'est grosse charge et trop peneuse affaire ! François Ier , en vrai parvenu, ne calculait pas sur ce fait ; et 1. Brantôme, t. IX, p . 482. 2. Guillaume de La Perriere, Théâtre des Bons Engins, pièce LXXVIII . CHAPITRE PREMIER. ΤΙ quand ses armées lancées au hasard n'avaient ni uniforme régulier, ni harnois semblables, mesdames des bandes apparaissaient costumées semblablement tantôt de velours violet cramoisi avec doublure de soie blanche, tantôt de satin groseille . Leurs manches larges étaient de toile d'argent, brodées de tresses . A leur col des chaînes d'or pareilles , à la ceinture des patenôtres de même travail. Songez que les toilettes étaient assorties aux tentures des palais, et que les dames en changeaient à chaque déplacement. La répartition des étoffes se faisait également entre elles ; chacune recevait dix aunes ; une seule, Mlle Torcy, parente de Brantôme, en prenait onze, à cause de sa taille plus riche, et de son embonpoint¹ . Les comptes nous les nomment toutes, ces enrégimentées ; Merlurillon , Miolans, Béatrix Pacheco la belle Espagnole, Du Breuil, Mauvoisin, Monchenu , la plus décriée donzelle de France au dire de Théodore de Bèze, La Ferté, Lucinge, Tombes, Boninceroy, La Chapelle, attachées à la personne de la reine Éléonore ; la petite Heilly, la bavarde Tallard , la jeune Maupas, la fille au moineau, Brissac, d'Albany et plusieurs autres que Marot chante dans ses étrennes et que les albums de portraits nous ont conservées. On est en 1537, une nouvelle génération s'est formée , les filles de Diane de Poitiers sont à la cour et déjà grandelettes . Ellemême fera bientôt parler d'elle en sa qualité de maîtresse déclarée du duc d'Orléans. Ces réunions plénières de femmes aux appétits formidables, aux coquetteries les plus raffinées , ont inspiré à Rabelais ses descriptions fameuses de l'abbaye de Thélême. Il détaille à pleine joie la splendeur des palais, la richesse inouïe des costumes, les modes et les usages de la cour de France. Son récit 1. De Laborde, Comptes des bâtiments, t . II , p . 399. 72 LES FEMMES DE BRANTOME. est de tous points d'accord avec la nomenclature officielle des livres de comptes et les mentions des inventaires . Au fond, les cadeaux faits en nombre par le roi n'avaient rien qui pût nuire à la bonne renommée des filles ; les matrones sévères comptaient aussi dans les répartitions d'étoffes ou de bijoux ; elles avaient seulement la part plus grosse eu égard à leur taille plus majestueuse. C'est la note piquante de ces sèches énumérations que de nous laisser deviner les opulences et les misères. Mme de Cany est chétive et maigrelette, ses portraits la font telle d'ailleurs, 10 aunes d'étoffe lui suffisent. Mme de Canaples, au contraire, cette Acigné « la mieux faite » d'il y a quinze ans, est envahie par les prospérités de la trentième année ; elle emploie 16 aunes¹ . Ce qui prêtait plus facilement à la médisance en pareille matière, c'étaient les notes isolées d'un registre sur une libéralité départie en cachette par le roi . Mede Trezay reçoit 500 livres et du drap d'or, sans autre spécification , et les secrétaires sourient en inscrivant << la partie » . Souvent même, pour éviter le scandale, François Ier entend que la somme portée en débit ne sera point déterminée, qu'elle gardera l'anonyme à perpétuité, car, s'il est homme d'ordre, il n'a pas moins de prudence et de respect chevaleresque envers celles qu'il a conquises et payées. Ces largesses font une lourde brèche dans le Trésor assez mal équilibré ; les uniformes mondains durent peu et se doivent remplacer vite ; cette maison de France est si rarement arrêtée ! A chaque instant les chevauchées transportent la cour d'un château à un autre , entraînent ces milliers d'officiers et de dames à travers la France, au hasard des haltes et des nuitées. Des chariots couvrent au loin les routes; des bateaux sillonnent les rivières, qui véhi1. De Laborde, Comptes des bâtiments , t . II , p . 402 Divine Marie d'Acigne, mariée en 15 B.H a Jean VIU Viu de Creguy deCanaples, MADAME DE CANAPLES

CHAPITRE PREMIER. 73 culent à grands dépens les bagages, les garde- robes, les coffrets précieux. S'il s'en perd —et il s'en égare toujours —le roi les remplace. Quand on s'en alla à Marseille, pour les noces de Henri d'Orléans avec Catherine de Médicis, on fut des semaines à camper sur les grands chemins ' . Le roi avait bien sa tente spéciale portée à dos de mule, et que Claude Chappuis avait chantée : Ce palais est tousjours en l'air Et est partout où il plaist au grand roy, Qui va et vient en triomphant arroy Pour visiter ses peuples et vassaux. Mais les gentilshommes et les dames nichent pêle- mêle, tantôt dans les maisons d'une ville, tantôt dans les masures d'un village, confondus, égarés. Les voyages sont causes de mille misères. A grand'peine, la gouvernante des demoiselles réussitelle à les rassembler en leur assignant un gîte déterminé ; certaines disparaissent vont nouer en hâte quelque amourette à la faveur des et embarras. C'est même un peu LE ROI SOUS SA TENTE. pour cette course incessante à la suite d'un roi fatigué, que l'Amour n'a guère le temps de soupirer l'élégie . C'est un mignon bien portant et gaillard , fort dédaigneux des subtilités nuageuses ; la poste, lui aussi , et saisit l'occasion aux poils. il court Nous nous faisons mal une idée de ces déplacements, de cette queue immense de cavaliers, de chaises portées par des mules, où 1. Relation des ambassadeurs vénitiens (Documents inédits, t. I , p . 107) . 10 74 LES FEMMES DE BRANTOME. les dames s'empilaient, de ces chariots branlants destinés aux princesses et qui les secouaient à les rompre, de cette bande de gentilshommes formant la haie et protégeant la marche. Derrière, les mercantis de tous genres guettant le moindre caprice ; devant, les fourriers allant préparer les gîtes ; les cuisiniers, les pâtissiers, les rôtisseurs précédant le gros de la troupe de quelques heures pour tenir les tables prêtes. Trois mille personnes au bas mot occupant les chemins, jetant à droite et à gauche des routes les voitures ou les cavaliers rencontrés. Du plus loin que les paysans aperçoivent la cavalcade, ils accourent en haillons de travail , les cloches sonnent, les curés viennent saluer le monarque. A peine le voit-on tranquillement étendu sur un coussin, au fond d'une chaise à mulets, derrière des rideaux de soie . Quant aux dames, surmenées, pâlies, les yeux rougis par les veilles forcées, elles ne rappellent que de très loin les coquettes joyeuses et tirées aux épingles des chambres royales . Elles s'alanguissent du pas cadencé des bêtes de somme, laissent aller leurs bras et leur tête , et écoutent à peine les propos galants des seigneurs à cheval qui leur font cortège. Les coches d'eau sont plus agréables, mais on ne les a pas toujours. Quand une rivière peut servir de route, on s'empile dans des chalands ornés de tapisseries, recouverts de tentes et traînés par des chevaux. C'est plus doux, mais plus monotone. La séparation est radicale alors ; d'un côté la troupe des femmes, de l'autre les gentilshommes. Plus de surprises ni de doux propos : les journées se passent à voir filer des rives toujours les mêmes ; et nos pères ne rêvaient pas devant la nature ; rien ne les touchait que leurs passions factices et leurs agitations de sérail . Les dames, considérablement énervées dans les déplacements, parfois retenues par des indispositions en pleine campagne, ne CHAPITRE PREMIER. 75 font pas toujours un honneur très grand au prestigieux roi de France. Elles ne brillent franchement, superbement, que dans les palais, à Blois, à Fontainebleau ou bien à Saint-Germain, quand leur essaim se répand sur les pelouses, folâtre au milieu des statues des parcs, et, le soir, danse les pavanes à la lueur des torches, aux mesures de l'orchestre . Ce n'est point une sinécure qu'elles tiennent là , les demoiselles ! Les choisies de la « Petite bande » , c'est- à- dire celles que le roi a remarquées parmi les princesses ou les filles , et qu'il veut avoir sans cesse près de lui , l'accompagnent à la chasse, doivent babiller et pasquiner à ravir, ne pas chômer de bons mots et de << rencontres » . François a admis dans la troupe sa belle-fille Catherine de Médicis, pour sa grâce florentine, sa douceur, ses manières insinuantes ; mais il lui préfère les déesses peu scrupuleuses qu'il visite en pluie d'or , ainsi que Jupiter. La « Petite bande » est partout ; aux dîners elle a une salle spéciale voisine de la table royale, et elle reçoit les mêmes plats que le roi ; dans les après-dînées elle chevauche à sa suite , où le caprice du maître la veut conduire . Le roi François est un vieux coq qui aime à chanter haut et clair au milieu de poulettes obéissantes . Être reçue du cénacle, pouvoir se fatiguer à la suite du monarque ! rêve d'or caressé par toutes les princesses, les duchesses, les comtesses ; mais la grandeur n'est pas un droit à y entrer, la naissance n'ouvrait que la pairie. La reine n'a guère auprès d'elle que les personnes exclues du cercle restreint, et ses Espagnoles. François ne souffrirait pas une sotte ; il veut des histoires gaies ; il s'enivre du charme pénétrant et parfumé des frôlements. Il se croit toujours le très jeune roi des débuts au milieu de ces très jeunes femmes. On se levait de bonne heure à la cour pour être prêt au moindre caprice du roi . Les dames sortaient du lit nues , se plongeaient dans une cuve baigneresse fleurant les plus délicates senteurs ; elles 76 LES FEMMES DE BRANTOME . se lavaient ensuite la bouche et passaient leurs chausses rouges , mettaient leurs escarpins de velours déchiqueté. Après la chemise de fine batiste, elles endossaient la vasquine ou corset sans manches, en forme de cône renversé, destiné à mouler la taille . Les souplesses sont méprisées, il est de mauvais goût de se mouvoir trop facilement, on se serre à crier. Par-dessus la vasquine elles passent la vertugade, sorte de jupon de crin , de crinoline résistante, qui formait elle aussi un cône, mais un cône droit. La vertugade garde vertu ! -se boutonne à la vasquine, elle soutient la robe et lui donne une ampleur de cloche ; cette robe de dessous est le corset. - La vraie robe est en réalité une houppelande ouverte sur le devant, décolletée au carré et très bas sur la poitrine ; elle a des manches étoffées et arrêtées aux coudes, celles de la chemise viennent fermer aux poignets, comme pour les hommes de nos jours . Au tour des bijoux et de la coiffure. Sur la gorge nue, les coquettes accrochent un carcan ou collier d'or dont les chaînettes tombent à la taille . A la ceinture, les contenances qui pendent jusqu'aux pieds et supportent un miroir orné de plumes. Sur la tête, le chaperon dont nous avons parlé déjà, avec un cercle d'or courant d'une oreille à l'autre, en demi- cerceau passant au sommet du crâne. Le voile de ce bonnet se relève par derrière et forme poche ¹ . Telles elles sont dans leurs atours empesés et roidis, non sans agrément toutefois. Les Françaises ont su , de temps immémorial, s'accommoder des plus bizarres fantaisies . Elles plurent ainsi au roi François, qui ne les laissa guère varier dans l'essence même de leur toilette, s'il en toléra la liberté de détail. Mais, quand elles se répandaient sur les pelouses de Fontainebleau avec leurs robes CHAPITRE PREMIER. 77 de toile d'argent, elles semblaient de loin mille clochettes agitées , des papillons aux ailes étendues. Ce qu'on a appelé le chic de notre temps, et qui est un mode suprême et extravagant des goûts , existait dès les époques les 000 LA FRANÇAISE AU COMMENCEMENT DU XVI SIÈCLE. Gravure sur bois anonyme. plus reculées . Sous le roi saint Louis les dames se déhanchaient, sous Charles V elles se raidissaient, sous Louis XI elles exagéraient leur ventre. Tantôt les recherches , les affectations portaient 1. Rabelais, Gargantua ( Description des Thélémites). 78 LES FEMMES DE BRANTOME . sur la parure, tantôt sur le langage ; il fut de bon ton de paraître tirer la jambe quand vivait la reine Anne; la reine Marie d'Angleterre pensa imposer ses atours aux dames, et sa froideur affectée. Durant la période du xvi° siècle qui nous occupe, on copia, en les déformant, les Italiennes que les chevaliers français avaient recontrées dans leurs campagnes; mais il y eut autre chose encore , on s'attacha à parler un langage, un véritable patois courtisan que les initiés possédaient seuls et qui les faisait reconnaître. Les femmes de la maison du roi prononçaient les r comme les s, et disaient Pasis pour Paris, masi pour mari¹ . Marot s'est moqué de ce genre dans l'épître du biau fyde Pazy ( le beau fils de Paris) . Madame je vouraime tant , May ne le ditte pas pourtant, Les musailles ont dérozeille... Elles s'ingéniaient de même à ne jamais laisser sentir la liaison des s ; elles prononçaient : « Nous avons mangé des prune' blanche' et des amande' amère' avec ». Ce vice passa des grandes dames au peuple, et les promotrices du mouvement cherchèrent alors à s'en corriger. Une seule chose demeura et est venue jusqu'à nous, c'est l'a que ce monde remplaçait par l'e, à la façon anglaise . Les coquettes disaient : « Mon méry est à la porte de Péris où il se faict peyer ». Les Parisiens d'aujourd'hui ne prononceraient pas autrement. Dans le milieu savant et légèrement pédant où le roi François maintenait sa cour, les femmes puisèrent la passion des devises latines, des rébus et des jeux de mots . Les bijoux de M™º de Châ- me 1 Henri Estienne, Hypomneses de Gallica lingua, p. 67 ( 1582) . 2. Geoffroy Tory, l'Art et science de la vraye proportion des lettres, fol. 69. CHAPITRE PREMIER. 79 teaubriand en étaient ornés , et , comme nous le disions d'après Brantôme, c'est Marguerite d'Angoulême qui les avait composés . Suivant Geoffroy Tory, ce sont les amoureux qui inventèrent les rébus, les lettres parlantes : « Ils s'esbattent volontiers, disait- il à telles gentes petites choses ; lesquelles , toutefois, ne leurs viennent en l'esprit sans infusion céleste » . Une dame voulait- elle peindre les qualités généreuses de son amant, elle brodait des lettres s très grasses sur une écharpe ; ceci voulait dire largesse. La même lettre barrée d'un trait signifiait s fermée, fermesse , c'est-à - dire fermeté . Le roi François ne dédaignait pas ces moyens naïfs d'écrire une idée, et la salamandre dans les flammes rendait sous une forme hieroglyphique une pensée d'amour¹ ; on raffola de ces jeux enfantins . Les emblèmes eurent une vogue énorme ; le nombre des recueils qu'on en publia est à peine croyable. Une autre tarentule mordit les femmes, celle du chant ; il fut de la plus grande distinction de pouvoir vocaliser dans la chambre du roi, accompagnée par Albert de Rippe, le joueur de luth , ou par tout autre musicien. Les Françaises eurent même leurs procédés spéciaux sur ce fait, et, tandis que les Italiennes chevrotaient à fendre l'âme , les femmes de France prenaient à toute volée un parti sur les notes élevées. C'est dans cette manière large et si pleine d'ampleur que chantait Anne de Graville, fille de l'amiral , mariée à un Balzac d'Entragues , héroïne plaintive d'un lamentable roman d'amour. Elle eut pour rivale Isabelle de Hauteville, qui devait épouser sur le tard le cardinal de Châtillon et scandaliser le monde. Mais Isabelle se faisait prier, on eût souhaité qu'elle reçût : <« quelque esguillon d'honneur davantage, pour l'inciter à ne 1. Paul Jove, Devises. Lyon, Roville, 1561 , p. 24. Paul Jove attribue cette devise à François, mais son père l'avait déjà, comme on le voit dans une médaille do 1504. So LES FEMMES DE BRANTOME. laisser périr en elle et tout autre ce qui est tant désirable¹ ». Cet engouement nouveau faillit même avoir les conséquences les plus inattendues, il manqua d'huguenotiser la France entière ; sans y prendre garde, mesdames de la Petite bande adoptèrent les psaumes de Clément Marot, traduits en français ; chacune eut le sien, et Catherine de Médicis elle- même, délaissée par son mari, se prit à chanter : Vers l'Eternel , des oppressés le père! Je m'en iray. Diane de Poitiers en choisit un autre, comme aussi Marguerite d'Angoulême, sa fille Jeanne d'Albret et les plus catholiques , les plus sévères. Il y eut, pour ces chants religieux , un entraînement inconscient analogue à celui qui devait pousser plus tard MarieAntoinette à suivre Jean-Jacques dans l'amour de la nature. Catherine de Médicis protestante ! Villemadon lui reprochera durement plus tard cette excursion artistique et purement mondaine dans la religion : « Quand vous aviez une plaie fort saignante, lui écrit-il , et cherchiez par larmes et prières le Seigneur, vous le reconnoissiez , honorant sa sainte Bible qui estoit en vos coffres . » Mais le parpaillot intransigeant ne pouvait comprendre qu'une Florentine douée comme elle l'était s'égarât dans la musique pour la musique seule, sans arrièrepensée. La passion du chant alterna à la cour avec celle des petits chiens, des bichons portés sous le bras, enfouis dans les fourrures d'hiver, installés sur les coussins au milieu des chambres. 1. Du Billon, le Fort inexpugnable, fol. 156. 2. Cimber et Danjou, Archives curieuses, t. III , p. 319. MARGUERITE DE VALOIS , reine de Navarre. Crayon anonyme. ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques. ) LKILI I ༞ ་ 2018

CHAPITRE PREMIER. 81 Marguerite d'Angoulême adorait les chiens, et l'un de ses portraits nous la montre tenant un carlin pressé sur sa poitrine¹ . Du Billon, le panégyriste attitré du sexe féminin, établit un parallèle entre les dames et ces bêtes fidèles. « L'amour usité que toute dame porte à CATHERINE DE MÉDICIS A CHEVAL petits chiens, dit-il sentencieusement, ne procède que de quelque instinct naturel de semblance et correspondante féauté, veüe la naturelle féauté du chien qui n'est mensongère . » La reine 1. Bibliothèque nationale, Estampes. Crayons alphabétiques, Marguerite. 2. Du Billon, le Fort inexpugnable. II 82 LES FEMMES DE BRANTOME. Éléonore avait Mignonne, que Clément Marot chanta dans une langue exquise ; il n'eût pas mieux traduit un psaume : Mignonne est la petite chienne, Et la roine est la dame sienne . Qui l'orroit plaindre quelquefois, On gageroit que c'est la voix De quelque dolente personne, Et a bien cest esprit Mignonne De sentir plaisir et esmoy Aussy bien comme vous et moy¹. Les dames eurent aussi les plaisirs de la vénerie et des chevauchées. Dans les belles journées d'automne le roi emmenait à la chasse sa Petite bande, et, pour suivre la bète, les dames s'asseyaient sur des selles avec une planchette sous les pieds . Il y avait en pareil cas une façon spéciale de s'accoutrer qui trahissait les personnes à la mode; les plus favorisées de leur corps laissaient galamment passer un peu de leur jambe, et montraient leurs pieds habillés de mules violettes ou cramoisies. Ceci plaisait d'autant mieux au prince qu'il était à peu près le seul homme de la réunion, et que ces coquetteries s'adressaient à lui . De vieux usages demeuraient respectés de tout le monde qui ne laissaient pas que de plaire aux gentilshommes. Il était reçu - et personne ne protestait que le jour des Innocents tout homme surprenant une dame dans son lit pouvait lui donner le fouet de la main sous les couvertures . Ce jour- là, les timides se levaient avant l'aube; mais les moins craintives se laissaient bonnement faire en riant de franc cœur. Les choses allaient même assez 1. Marot, Épigrammes, p. 216. CHAPITRE PREMIER. 83 loin en pareil cas. Marot menace de sa visite matinale Marguerite de Valois, « sa sœur d'alliance » . Très chere sœur, si je savois où couche Vostre personne au jour des Innocents, De bon matin j'iroys à vostre couche Veoir ce gent corps que j'aime entre cinq cents . Adonc ma main, veu l'ardeur que je sens, Ne se pourroit bonnement contenter Sans vous touscher, tenir, taster, tenter; Et si quelqu'un survenoit d'aventure, Semblant ferois de vous innocenter. Seroit- ce pas honneste couverture¹ ? Brantôme a connu une dame âgée réputée la vertu impeccable, qui, sous le roi François, ne se gênait pas pour aller innocenter les jeunes seigneurs ; elle tomba certain jour sur un compagnon qui lui rendit son cadeau de la bonne manière. On le lui a dit et conté , donc il le croit ; on est parfois bien trompé sur les femmes ! Les galanteries , les amourettes servaient aux poètes et aux peintres . Combien des gentilshommes commandaient aux littérateurs officiels une épigramme hardie, un sonnet langoureux qu'ils envoyaient à son adresse comme une œuvre de leur cru ! Marot se fit une spécialité de ces travaux sur mesure, et les pièces qu'il paraît avoir faites pour lui-même l'ont souvent été pour le compte d'amoureux affolés de leur succès. Il chante au nom du roi le duché d'Estampes, plus arrosé d'eaux claires que les vallons de Thessalie ; Estampes ! C'est Tempé qu'on veut dire : Pour y loger de France la plus belle ! Il décrit M¹le du Pin , Me de La Chapelle, la dédaigneuse «< qui 1. Marot, Epigrammes, p . 136. 2. Brantôme, t. IX, p. 726. 84 LES FEMMES DE BRANTOME. ne fait que donner à ses serviteurs peine » ; M" de Roye, M¹le du Breuil. Au jour de l'an de 1537 , il entreprend la Petite bande tout entière, peut- être de la part du roi. Aux unes il ne souhaite rien , car elles ont tout ; aux autres il envoie des compliments d'amour, aux autres encore des épigrammes ; c'est la liste complète des privilégiées. Après les princesses, c'est la comtesse de Vertus qui mérite deux fois son nom ; l'amirale de Brion ; Diane de Poitiers, <« qui n'eut jamais tant d'heur au printemps qu'en automne » , et qui vient de se donner corps et âme au Dauphin, dans l'année même; Mme de Canaples comparée à Pallas ; Mme de Lestrange « face d'ange » , rime monotone appliquée à une figure taillée au couteau. Et la suite des jeunesses : Miolans l'aînée , Miolans la jeune; Bonneval, une gentille blonde, Chastaigneraie, une collet monté qui laissait glisser sur le triple airain de son cœur les flèches décochées par Cupidon ; Torcy qui désire, De Warty de même ; M de Duras, Théligny, Mme de Bressuire, Rieux, d'Avaugour ; la brune Heilly, sœur de la duchesse d'Étampes, fille ambitieuse et adroite, que tous les historiens ont confondue avec sa sœur; Chapelle la belle, Bouzan la douce, Merlurillon qui devait à peu de temps de là nouer une intrigue d'amour avec d'Humières et dont la cour parla pendant un an ; Lucinge la blanche; Lucrèce « qui mériterait un Tarquin » et qui le trouvera en la personne du sieur d'Armainvilliers ; Bye ou Bry, parente d'Anne de Boulen, La Baume ; Saintam , maîtresse du cardinal de Lorraine ; les deux de Breuil ; La Tour ; Orsonvilliers ; Charlotte de Beaune, une hérétique mariée à Burgensis, médecin du roi , trompée sur les mérites du bonhomme et qui finira dans un lit de duchesse . Les peintres se sont joints aux poètes pour les faire connaître toutes et leurs amoureux tiennent à conserver leurs traits . Des albums sont composés suivant des caprices divers où la plupart CHAPITRE PREMIER. 85 d'entre elles ont trouvé place . Celui de la Bibliothèque nationale¹ est de l'année précise des étrennes de Marot, mais le collectionneur, celui qui l'a commandé, recherchait de préférence les chevaliers morts à Pavie, les princes de la maison royale, et quelques vieilles dames très mûres. On y retrouve Lautrec, La Palice, Asparros, Lescun, le duc d'Albany et sa victime auprès du pape, la baillive de Caen. Diane de Poitiers y trône dans sa majesté de favorite . La reine Éléonore y coudoie la reine Claude, Marguerite d'Angoulême et Renée de Ferrare. La belle Agnès tient son rang obligé auprès de Mme de Chateaubriand. Les seules et rares jeunes filles qui y soient représentées sont la cousine d'Anne de Boulen, Me Bry; Beauvais , cette Isabelle de Hauteville à la voix charmeresse, future femme d'un cardinal ; Miles de Gié, dont l'une devait prendre alliance dans la famille royale avec le marquis de Rothelin . Brantôme nous parlera d'elle pour la proclamer une des plus merveilleuses beautés de France, et le crayon original n'y contredit pas. Béatrix Pacheco future belle-mère de l'amiral de Coligny, et doña Anna Manrique représentent les Espagnoles de la reine Éléonore. Quelques très délicates portraitures des femmes de la petitebande sont mêlées aux collections de Castle- Howard en Angleterre mais ce sont des pièces séparées qui n'ont plus la valeur d'un cahier constitué . Ces feuilles légères ont d'ailleurs été semées partout dans le monde, comme la renommée des artistes de la Renaissance et les souvenirs joyeux de la cour de Valois. A SaintPétersbourg, à Vienne, à Berlin , les Françaises du xvi° siècle ornent 1. Henri Bouchot, les Portraits aux crayons. Paris, Oudin, 1884, in - 8 ° , p . 16 . 2. Ces portraits ont été publiés en autolithographie par lord Ronald Gower sous le titre de Three hundred french portraits. Londres et Paris , gr. in- 4° . 86 LES FEMMES DE BRANTOME. les murailles des musées, parfois méconnues, mais admirées toujours dans leurs parures élégantes ¹ . Et quelles mines trompeuses ! Quand nous nous attendons à lire sur leurs figures un peu de leurs pensées et de leurs passions, que nous croyons surprendre l'indice de leurs misères ou de leurs joies dans les rides du front ou le sourire des bouches, nous nous heurtons à des physionomies impassibles, à des masques uniformément pensifs et résignés . Celles qui , par hasard , sourient ont eu le plus souvent la vie marquée au noir ; des faces lugubres et mornes s'appliquent aux fillettes joyeuses et pimpantes. C'est une loi curieuse de nature que la photographie a rendue plus sensible encore de nos jours. Peut-être s'en fallaitil prendre au fard de cette fixité des traits ; jamais en aucun temps les dames n'usèrent plus de pommades italiennes , d'onguents vénitiens, de teintures, de cosmétiques qu'elles ne le firent alors . Jean Bouchet leur disait bien que le matin était terrible aux mignonnes et qu'au déshabillé elles perdaient la moitié de leurs avantages : Ne vous fardez, car fard n'est chose belle, Contentez-vous de beauté naturelle. La mode en fut continuée malgré les railleries , malgré tout. Vulteius reprochait à Diane de Poitiers de passer à la couleur sa figure de vieille folle pour attirer les jouvenceaux, et de teindre ses cheveux gris pour rester jeune. Toutes le faisaient plus ou moins, et la science des émailleuses avait dit son dernier mot. Faisons fin - comme disait Brantôme. ― Cette prépondérance des femmes de France, des grandes, eut sa bonne et sa méchante part : celles- ci eurent une influence énorme sur le déve loppement des arts et du goût, elles suscitèrent les peintres et les 1. J'ai décrit ces portraits de l'étranger dans les Portraits aux crayons. CHAPITRE PREMIER. 87 poètes . Le soudard Monluc, batailleur inutile, comme tant d'autres malotrus de ces temps, leur reprochait leur ingérence dans les affaires de l'État¹ . Fut- elle plus malencontreuse que celle des guerriers ? Leurs vices étaient grands, leurs mœurs légères, leurs langues bien pendues ; elles chaviraient d'un mot les plus majestueux échafaudages des aventuriers d'épée et des politiciens de robe longue; mais les œuvres qu'elles ont patronnées, les châteaux bâtis pour elles, sont demeurés, quand la poudre brûlée aux batailles par les chevaliers n'a guère laissé de trace . L'histoire des mœurs est la seule qui mérite d'être écrite, parce qu'elle est la raison première de l'autre , de celle des combats , des alliances , des traités de paix , si parfaitement monotone et oiseuse. En analysant les chroniques, il faut, toujours et fatalement, remonter aux causes en partant des faits ; pourquoi ne pas commencer par l'étude de l'être humain, de l'auteur, avant d'examiner scrupuleusement les effets et les conséquences. La société française sous François Ier n'est plus féodale ; la bourgeoisie l'a pénétrée , et cette classe spéciale de parvenus de la finance, si particulièrement démoralisée et jouisseuse, a créé une race nouvelle, amoureuse de luxe, de plaisirs faciles, et moins croyante. Les héroïnes de Brantôme naîtront dans ce milieu ; l'influence d'origine les aura touchées devant qu'elles fussent nées . Elles vont grandir à la cour de Henri II au milieu des Italiens introduits en France par Catherine, et cette infusion de cosmopolitisme contribuera à dépraver les goûts, à détruire la vieille chevalerie. François I est un coureur de ruelles, un grand seigneur perverti , il n'est point encore un sceptique, il croit aux femmes, et celles- ci croient en elles-mêmes. Ses successeurs auront perdu cette fougue 1. Monluc, Mémoires, édition de Ruble, t. III , p. 137. 88 LES FEMMES DE BRANTOME. amoureuse et ce respect ; mais il serait injuste de leur en faire reproche. Le dévergondage « honneste » est véritablement né chez mesdames de la Petite bande, soucieuses avant tout de briller et de paraître. J'ai essayé de mettre celles-ci à leur place pour expliquer à bon escient leurs descendantes . C'est l'heure de pénétrer plus avant dans le sujet et d'en venir à celles qui ont donné le titre de ce livre, les contemporaines de Brantôme. CHAPITRE II HENRI II CATHERINE DE MÉDICIS DIANE DE POITIERS I « Le mort saisit le vif ». - La grand'sénéchale à la mort du roi François. Jarnac et les intrigues de cour. Bataille de Dames. Diane de Poitiers . - -


Le duel de Caractère de La Chateigneraye, oncle de Brantôme. Catherine de Médicis ; son caractère. La vraie reine de France, Le voyage à Lyon . Catherine de Médicis et ses curiosités punies. - - - Sa haine sourde pour la duchesse de Valentinois . — Un mot de grande dame, « l'abbaye de Saint-Victor » . - La reine et les modes. Les filles de la cour, Mlle de Rohan. Henri II respectueux de l'honneur des dames. Histoires d'amourettes. des femmes » d'un secrétaire naïf. -— Les lectures des dames. - -Le mérite La politique des femmes est entrée à la suite du roi Henri à la cour de France ; celles-là qui se donnaient naguère pour une parure voudront davantage aujourd'hui , c'est l'avènement des exigences. Quand le roi François pensa mourir deux ans auparavant, on avait remarqué, à quelque fenêtre éclairée du palais , une tête chaperonnée, tournée vers les verrières de la pièce où le malade agonisait. C'était Diane de Poitiers qui attendait son tour et s'apprêtait à saluer le nouveau roi , son amant, aux écoutes, lui aussi . Un signal devait leur être envoyé par un ami, si le roi François rendait l'âme ; mais le signal ne fut pas donné. Trois ou 12 90 LES FEMMES DE BRANTOME . quatre jours après, le moribond se levait, se composait le visage, et, tout malade, estomaqué et branlant qu'il fût, il se montrait à une procession , le premier, tête nue ; il avait voulu les effrayer une dernière fois. Effrayer Diane et son fils, empêcher leur triomphe ! Mme d'Étampes sentait que la suprématie allait lui échapper, que sa mortelle ennemie ne lui donnerait pas une heure de répit ; elle avait voulu se venger par avance, en décrivant au vieux roi les attentes horribles du couple durant sa maladie ; elle lui persuada de se lever malgré qu'il en eût, pour leur remuer la bile . François apparut comme un fantôme, maigre dans ses chausses trop larges, plissé , courbé, mais la mine haute et l'oeil superbe . Il avait lieu de se battre la poitrine , car c'est lui qui avait inventé la grand'sénéchale, qui lui avait pour ainsi dire jeté entre les bras son fils Henri avec charge de le dégrossir un peu. Ce garçon triste , timide, bien que marié depuis trois ans, s'était laissé surprendre par les caresses maternelles de la dame, son charme exquis de femme à la mode, la beauté opulente de ses trentesept ans. Elle en était arrivée à ce moment de la vie où les sens ne parlent guère que par calcul ; elle s'abandonna à lui en le dorlotant, en le couvrant de baisers chauds . Dieu sait que le roi rit bien de l'aventure, peut-être pour la curiosité du fait qui livrait au fils une ancienne passion du père ; mais il ne fut pas long à s'en repentir. Diane de Poitiers se posa très nettement en adversaire, en rivale de la duchesse d'Étampes, la vraie reine du moment ; elle ne lui pardonnait guère ses plaisanteries de pince- sans-rire. Elle n'eut peut-être , à l'origine de son roman avec Henri, que la perspective de le voir survivre à son père et de pouvoir tirer la vengeance longue, complète, inexorable des coups d'épingles qu'on lui donnait sur son âge , ses rides ou ses cheveux gris . CHAPITRE II. 91 Quand François mourut à Rambouillet, la grand'sénéchale dissimula à peine sa joie ; c'était la fortune qui changeait de caprice. Du jour au lendemain, Mme d'Étampes vit son crédit ruiné, ND VS. SECV SA NH CAT RINA R E VNI HENRI II ET CATHERINE EN COSTUME ROYAL. les figures longues en sa présence ; elle comprit et se retira à Limours. Une substitution de maîtresse , une dame rusée succédant à une autre, rien de plus, quant à l'instant . La reine Catherine ne comptait pas ; elle avait été dans les meilleurs termes avec Mme d'Étampes; officiellement elle était au mieux avec la grand'- 92 LES FEMMES DE BRANTOME. sénéchale ; elle continua par politique, inaugurant ce merveilleux talent de dissimulation et cette patience florentine dont elle devait jouer jusqu'à la fin de sa vie. Monluc disait brutalement : <<< Le malheur est qu'en France, les femmes se mêlent de trop de choses, le roi devrait clore la bouche aux dames qui se mêlent de parler sur la cour. De là viennent tous les rapports et toutes les calomnies¹ . » Les débuts du règne de Henri II donnèrent raison à cette boutade ; il se fit une foule de pasquins misérables qui achevèrent de creuser le fossé entre les partisans de la favorite tombée et ceux de la nouvelle venue. Une histoire qui paraissait assoupie prit une consistance nouvelle, histoire de femmes, romanesque, ténébreuse, tragique. Dès la fin du règne du roi François, un « quolibet » a couru sur le compte de Guy- Chabot, sieur de Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes. On l'a dit inventé par la grand’sénéchale et colporté par le Dauphin Henri . On accusait positivement Jarnac d'être l'amant de sa propre belle-mère, la seconde femme de son père, Madeleine de Puyguyon. C'est d'elle qu'il tirait l'argent nécessaire à son luxe inouï, à ses dépenses exagérées. Jarnac a tout appris dans une scène terrible avec son père, il jure de tuer l'auteur de la venimeuse imputation. Voici le Dauphin bien marri avouer, c'est donner une méchante idée de sa retenue, c'est convenir de sa légèreté et de sa folie ; c'est entraîner la grand'sénéchale dans un scandale où la toute puissance de Mme d'Étampes peut l'écraser à jamais . Un Gascon se trouva tout à point pour le sauver du pas, François de Vivonne la Chateigneraye, oncle de Brantôme, bretteur de pro1. Monluc (édition Ruble) , t. III , p . 137. CHAPITRE II . 93 fession, qui assuma tout sur lui et se déclara solennellement l'auteur du pasquin. Il précisa, et, comme Jarnac avait été son ami intime, il jura que celui- ci s'était vanté d'avoir eu les faveurs de sa belle- mère¹ . Jarnac s'écria que Vivonne en avait menti comme le dernier des larrons ; que, pour l'honneur des dames, il le voulait tantôt convaincre d'ignominie , l'épée à la main, en champ clos. La duchesse d'Étampes s'opposa à ce combat : elle eût voulu une condamnation en Parlement, elle poussa François Ier à refuser le duel ; il le refusa. Madeleine de Puyguyon, la belle-mère outragée, porta plainte. ― On dut en rester là et attendre, car se battre sans le congé du roi, c'était un bannissement ignominieux. La Chateigneraye, hâbleur malsonnant et « scalabreux >> - c'est le mot de son neveu Brantôme, aggrava l'injure en tournant en risée son adversaire désarmé, que les dames, disait- il , couvraient de leur égide. Jarnac remit sa vengeance à d'autres temps ; il se contenta de promettre à son ennemi quelque livre de fer dans les côtes et se prépara, en compagnie d'un bretteur italien, à le recevoir dignement si jamais. la rencontre était autorisée. On en était là quand François Ier « s'en alla de vie à trespassement » ; cette mort privait Jarnac de l'appui de la duchesse d'Étampes et donnait à la Chateigneraye l'avantage moral dans le débat. L'insulté ne perdit pas courage ; il sollicita du roi Henri la licence du camp. La Chateigneraye avait d'ailleurs été convaincu de mensonge en justice, par arrêt du 20 janvier 1546 ; cité à comparaître, il n'était pas venu. Henri, ayant pris l'avis des gens de son conseil, autorisa le champ clos . 1. Brantôme, t . IV, p . 289. 94 LES FEMMES DE BRANTOME. La Chateigneraye écrivit alors cette lettre : « Sire, ayant entendu que Guychot- Chabot, estant dernièrement à Compiègne, a dit : que quiconque avait dit qu'il se fust vanté d'avoir couché avec sa belle- mère, estoit meschant et malheureux, sur cela, Sire, avec votre bon vouloir et plaisir , je réponds qu'il a meschamment menty et mentira toutefois et quantes qu'il dira que j'ai en cela dit chose qu'il ne m'ait dite , car il m'a dit plusieurs fois , et s'est vanté d'avoir couché avec sa belle-mère. François de VIVONNE. » Le duel était réellement entre la duchesse d'Étampes renversée et Diane toute puissante, il n'en fut que plus sérieux . Les dames apportèrent dans les préparatifs de cette lutte les ressources imaginatives dont elles disposaient, elles en firent un événement politique, elles en grossirent les conséquences. Pour Henri II l'issue n'était point douteuse, et il s'en félicitait ; son champion allait le débarrasser du remords. Jarnac passait pour un galant de couchette mal au point pour démêler sa querelle ; la Chateigneraye par contre jouissait d'une réputation terrible de manieur d'épée. Il se vantait par avance de mettre à néant son homme, et, par bravade, il invitait ses amis et amies à fêter la journée sous sa tente après le combat. Il accepta d'avance toutes les conditions de Jarnac, même certain brassard à cubitière fixe qui devait maintenir la gauche raide pour éviter les corps à corps . Le camp fut dressé sur la terrasse du château de Saint- Germain où la cour faisait sa résidence; chacun des adversaires choisit ses parrains. La Chateigneraye prit le duc d'Aumale ; Jarnac, Claude de Gouffier, duc de Roannais, grand maître de France¹ . Les dames eurent des places réservées de chaque côté de la 1. Tous les détails de ce duel curieux sont au manuscrit français 3132 de la Bibliothèque nationale. CHAPITRE II. 95 tribune du roi. Diane de Poitiers occupait une chaise bien en vue. Vieilleville raconte , dans ses Mémoires, qu' « il estoit venu un infiny peuple de Paris, comme escoliers, artisans et vagabonds pour en veoir le passe-temps ¹ » . Tout ce monde se groupa autour des barrières à hauteur d'appui fermant la lice . Brantôme rapporte que l'ambassadeur des Turcs, invité à la fête , blâma le roi d'exposer la vie de deux braves gentilshommes qui eussent pu mieux à propos verser leur sang pour lui . Au fond, la contenance de la Chateigneraye déplaisait fort ; on s'accordait à le trouver vantard hors de propos, insolent sans mesure ; mais son adversaire tenait à la duchesse d'Étampes, et la duchesse était impopulaire. Quand les champions entrèrent dans le camp suivi de leurs parrains portant leurs couleurs, il y eut un grand silence. Les hérauts crièrent les défenses du roi ; nul ne devait tousser, se moucher, rire, parler ou applaudir durant l'assaut . La Chateigneraye courut comme un fol à sa tente ; Jarnac entra posément et humblement ; on les vêtit en présence de leurs parrains, et chaque pièce d'armure fut pesée, discutée , retournée . Quand ils furent prêts, on les laissa aller . La lutte fut courte . Ils se jetèrent furieusement l'un sur l'autre , lançant leurs épées d'estoc et de taille , coupant et sabrant. Dès la première passe la Chateigneraye reçut au jarret une estocade qui l'ébranla ; une seconde portée vigoureuse le mit par terre. Jarnac ayant rompu, et le voyant ainsi étendu à sa discrétion, lui cria haletant et éperdu : « Vivonne, rends - moi mon honneur, et crie à Dieu mercy et au roy de l'offense que tu as faite ... >> Il se passa alors une scène effrayante ; le roi Henri était tout 1. Vieilleville, Mémoires, t . II , chap. xi . 96 LES FEMMES DE BRANTOME . pâle, les assistants attendaient dans une anxiété horrible. La vie de la Chateigneraye se trouvait à la merci de son vainqueur. « Rends-moi mon honneur ! » Et tout en saluant le roi de son épée sanglante , Jarnac lui offrit son ennemi par terre. Le prince, hagard et hébété, gardait le silence . <« Sire, s'écria-t- il , ce ne sont que nos jeunesses qui sont cause de tout ceci , qu'il n'en soit rien imputé aux siens ni à lui aussi pour sa faute, car je vous le donne ! » Le blessé, toujours étendu sur le sable, ne disait rien ; il lançait des yeux farouches à Jarnac, et tentait de se lever pour lui courir sus. Il retomba. L'autre s'était jeté à genoux. « Domine non sum dignus, cria-t-il , ce n'est pas moy. Je te rends grâce, ô mon Dieu ! » Pendant ce temps, la Chateigneraye se souleva , et, saisissant son épée, il essaya de se jeter sur son adversaire. Jarnac se dressa tout blême : « Ne bouge pas, Vivonne, dit- il , je te tuerois ! - Tue moy donc ! » dit l'autre en cherchant à l'atteindre. Jarnac revint au roi , réclamant son honneur et offrant le vaincu, avec mille protestations de gentilhommerie comme en un tournoi ordinaire . Cette fois , la Chateigneraye était retombé tout de son long, perdant son sang par la plaie du jarret. <« Vivonne, lui murmura Jarnac, mon ancien compaignon, reconnois ton Créateur et que nous soyons unis . » Mais, en manière de remerciement , la Chateigneraye essaya de le daguer par derrière . Les minutes étaient bien longues, et le roi ne parlait toujours pas ; abasourdi, hors de sens, Antoine de Bourbon, roi de Navarre, s'avança alors : « Sire, dit- il , regardez , il le faut oster et si vous ne le demandez, Jarnac le tuera et fera son debvoir. » Celui- ci eut alors recours aux dames. Il s'approcha de la tri- GUY CHABOT, comte de Jarnac, adversaire de La Chateigneraie . D'après le crayon de François Clouet. ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques. ) Od 1985 ; 4 ) I oboris197bɛ / emel ob 91mos 108AR') 710 Getup tɔdaugh acour ) - rusted lancit , tordid , topolo acordat, never, al 297 B.A Carrac

CHAPITRE II. 97 bune où Marguerite , sœur du roi , depuis mariée au duc de Savoie, se tenait penchée en avant et plus pâle qu'une morte, il lui murmura cette phrase étrange : « Madame, vous me l'aviez bien dit ! » Le roi craignit quelque entraînement par delà il se décida à demander : « Me le donnez-vous ? - Oui, sire , suis-je pas homme de bien ? Vous avez fait votre debvoir, répondit Henri , et vous est rendu vostre honneur ! »>> Le blessé appartient au roi , on se masse autour de lui , on lui arrache ses armes, on le soulève et on l'emporte dans sa tente . Brantôme laisse entendre, avec sa bonne foi de parent, que la Chateigneraye, blessé, eût pu encore tuer son adversaire et que Jarnac n'avait point osé l'approcher, par crainte, jusqu'à ce que le roi eût lancé le bâton. Il prétend aussi que son oncle ne se rendit pas puisqu'il cria à son vainqueur de le tuer, et que, partant, il ne perdit pas l'honneur ; il le perdit cependant pour avoir diffamé une femme innocente et un ancien compagnon d'armes, sans autre raison que de faire le brave et le fol . Un fait donnera la mesure du caractère de Henri II . Cet homme qui mourait pour lui , qui avait pris en main sa querelle , il l'abandonna lâchement. Il reçut Jarnac dans sa tente et le félicita : « Vous avez combattu en César et parlé en Aristote », dit-il. Brantôme s'émeut de cette mémoire un peu courte et de cette reconnaissance bornée : « Il avoit bientost oublyé son favory, écrit-il. Que c'est que du monde ! » La Chateigneraye comprit- il cette misérable reculade , eut- il trop grand souci de sa réputation perdue ? Quand on l'eut pansé, qu'on eut bandé sa blessure, on le laissa seul une minute ; il pro1. Brantôme, t. VI, p. 260. 2. Brantôme, t . VI, p. 282 . 13 98 LES FEMMES DE BRANTOME . fita de ce répit pour se débarrasser des appareils et les jeta ; il mourut tout à l'instant . Ce duel eut un retentissement prodigieux , de nos jours même on en parle, et le coup du jarret, le fameux coup de Jarnac est resté dans la langue. Au temps où il eut lieu, il fut surtout une affaire de femmes, un imbroglio pitoyable d'où l'honneur du roi Henri ne sortit pas sain et sauf. Les moins prévenus comprirent le dévouement de la Chateigneraye ; mais ils se prirent à redouter les ingérences de la grand'sénéchale , ses vengeances, ses calomnies. Comment cette femme vieillie, fardée, pouvait- elle posséder à ce point un roi jeune, puissant, marié à une femme attachée à lui , belle de corps, experte, capable de mettre sa maison à un très haut rang ? Avec les imaginations . superstitieuses , les légendes coururent qui soumettaient Henri II aux philtres d'une enchanteresse , lesquels la lui faisaient plus jeune, plus belle, plus aimable. La dernière à se douloir était bien encore la reine Catherine ; elle avait dissimulé , elle continua sans laisser rien paraître de sa misère . Diane de Poitiers mariait-elle dans ses chiffres les lettres de son nom aux initiales du nom de Henri ? Catherine inventait des C qui , enchevêtrés dans les H, produisaient la même figure et pouvaient égarer les indiscrets . Elle mit à cacher son mal toute sa science et toute sa volonté, mais elle puisa à cela je ne sais quoi de sceptique et de désabusé qui acheva d'égarer sa foi . La Florentine se forma à ne rien étaler au dehors de ses pensées secrètes, elle tourna ses goûts vers la domination ; elle comprit que la femme intelligente, ambitieuse, amoureuse du luxe telle que la cour du roi François l'avait formée, serait un levier puissant à qui saurait en jouer sans scrupules. Personne ne pleura plus qu'elle ne fit le roi son beau- père . CHAPITRE II. 99 Il l'avait acceptée « toute nue » , sans dot, abandonnée, peu désirable. Quand son fils avait voulu la répudier à cause de sa stérilité, François ne l'avait pas souffert, et avait séché ses larmes de femme dédaignée. Il l'admit dans sa Bande, parmi les plus belles HERINA REGINA FRANCORVM CATHERINE , REINE DE FRANCE. - D'après une gravure sur bois, italienne . et les plus recherchées ; il l'aima pour sa douceur, sa patience, cette exquise bonne humeur florentine que rien ne déconcertait jamais ; il l'aima même et surtout pour ne la voir pas prendre parti avec Madame d'Étampes contre la sénéchale, la maîtresse de son mari. Cette politique inattendue le toucha profondément, il lui sut gré de fermer les yeux à propos. 100 LES FEMMES DE BRANTOME. Elle le pleura parce que sa rivale montait en réalité sur le trône à sa place . Ses enfants venus sur le tard servirent à la consoler un peu, elle les voulut élever en vengeurs de ses souffrances cachées ; mais, comme toute mère autoritaire , elle les faussa et les écrasa. Elle s'attacha à créer sa cour des débris de l'ancienne, elle fut obligée d'y compter Diane de Poitiers au nombre des femmes d'honneur , de recevoir plusieurs tenantes avérées de la sénéchale, de renfoncer au dedans d'ellemême ses écœurements. Mais, à côté de celles- là , elle fit un choix où bon lui sembla, elle se forma ainsi un noyau de créatures, cet escadron volant qu'elle entraînait partout à sa suite, prêt à lui faire service en ses guerres. Sa plus grande peine au début de son règne fut le voyage de Lyon, où la seule reine fêtée et choyée avait été la sénéchale. Pas un arc de triomphe qui ne s'adressât directement à la maîtresse, dans la forme et dans le détail, pas une momerie qui ne parlât de la déesse Diane. C'est Diane partout ; aux étendards avec les croissants , aux murailles, aux corniches. A Pierrencise, un obélisque s'élevait qui portait un monogramme H et D irrécusable¹ . A peine Catherine franchissait-elle les portes , que des filles habillées à l'antique lui apparaissaient, et, montrant leurs jambes nues comme la Diane romaine , lui débitaient un compliment où la chasse tenait la bonne part. Brantôme note cette promenade terrible pour une reine, obligée de paraître ignorer sa misère et de feindre la joie. « Madame de Valentinois, dite Diane de Poitiers , que le roy servoit, au nom de laquelle cette chasse de Diane se faisoit , n'en fut pas moins contente, et en ayma toute sa vie la ville de 1. La magnifica et triumphale entrata del christianissimo re di Francia Henrico secundo. In Lyone, Ap. Gulielmo Rovillio, 1549, in-4°. CHAPITRE II. 101 Lyon; aussi estoit-elle leur voisine à cause de la duché de Valentinois qui en est fort proche ». 1 Suivant la commune loi, plus le roi affectait de s'éloigner L'OBÉLISQUE DE PIERRENCISE, à l'entrée d'Henri II à Lyon. d'elle, plus Catherine s'ingéniait à se rapprocher de lui. Elle jetait parfois des yeux étonnés sur la duchesse de Valentinois et cherchait à surprendre le secret de cette incroyable passion. Jolie, Catherine ne l'était pas ; mais elle avait le corps gent, la taille 1. Brantôme, t . IX, p . 319 ; Brantôme se sert du livre cité ci-devant. 102 LES FEMMES DE BRANTOME. noble ; Brantôme l'a connue à la cinquantaine ; sa gorge était encore très belle et pleine, elle avait, dit-il , « la charnure belle et son cuir net, ainsi que j'ay ouy dire à aucune de ses femmes, et un embonpoint très riche , la jambe et la grève très belle... et qui menoit grand plaisir à la bien chausser et à en voir la chausse bien tirée et tendue¹. » — - Elle se demandait naïvement pourquoi le roi méprisait à ce point ce que d'autres eussent bien voulu connaître ; il fallait que la duchesse fût la merveille qu'on la réputait, ou qu'elle eût un pacte avec Belzebuth pour tenir ainsi le prince en chartre privée. En bonne Italienne qu'elle était, et par amour-propre, il ne lui déplaisait pas de voir le diable mêlé à ces histoires . Un jour elle se résolut à jeter un œil furtif sur la couche de Diane de Poitiers ; mais les moyens ordinaires, le trou de serrure banal n'avait rien qui pût lui plaire . On était à Saint-Germain, et, comme nous l'apprend Brantôme lequel dit vrai pour une fois — l'appartement de la duchesse se trouvait placé au rez-de-chaussée, précisément au-dessous de celui de la reine ; les comptes de bâtiments du roi fournissent très exactement l'état et les dispositions des êtres . Catherine se condamna à percer un trou ellemême qui lui permît de plonger dans le sanctuaire amoureux. Un soir, tandis que le roi venait de passer dans les appartements de sa maîtresse, on vit la reine s'étaler sur le plancher et boire avidement sa honte. Elle eut le loisir de constater qu'entre elle et la duchesse , la partie n'était pas égale ; quand elle se releva rouge et les yeux gros, elle avait le visage plein de larmes . « Elle se mit à plorer, gémir, soupirer et attrister, luy semblant, et 1. Brantôme, t . VII, p . 332. 2. De Laborde, Comptes des Bâtiments, t . II , p. 310. CHAPITRE II. 103 aussy le disant que son mary ne luy rendoit le semblable, et ne faisoit les folies qu'elle luy avoit veu faire avec l'autre¹ . » Une dame , sa confidente , essaya de la consoler en lui remontrant << que, puisqu'elle avoit esté si curieuse de voir telles choses, qu'il n'en fallait pas espérer de moins » . Catherine se contenta de hausser les épaules ; mais sa nature reprit vite le dessus , elle fit semblant de ne s'en soucier guère ; elle avait le beau rôle, elle se moqua de la duchesse et tourna l'histoire << en risée et , possible , en autre chose ». Elle ne voulut pas que personne s'aperçût de sa colère sourde et mit toute son adresse à paraître trouver naturelles les frasques énormes du roi . Nous l'avons vue imiter les chiffres entrelacés de Henri et de Diane, elle adopta aussi les croissants , les arcs , jusqu'à porter des DIANE DE POITIERS , Maîtresse de Henri II. D'après une médaille. bijoux qui entretinssent l'équivoque ; à peine laissait- elle échapper son dépit aux mauvais jours. Quand elle sut la prise de Hesdin où le gendre de Diane de Poitiers avait capitulé, elle écrivit à Montmorency : « Je ne puis pardonner à ceux qui l'ont rendue, que pour l'honneur de Dieu , car, sans cela, je voudrois qu'ils fussent en paradis il y a six ans³ . » Il est étonnant qu'elle n'ait point songé sérieusement à se 1. Brantôme, t. IX, p. 284. 2. H. de Laferrière, Lettres de Catherine, t . I , p. 79. 104 LES FEMMES DE BRANTOME. débarrasser de la sénéchale ; mais elle comprit que son mari ne le lui pardonnerait jamais ; elle craignait même que d'autres pussent vouloir la servir sur ce fait. Aussi tâchait-elle de ramener Henri par sa douceur, ses câlineries de femme; elle jouait un amour violent , ou l'aimait réellement. Elle écrivait en 1553 à Anne d'Este, duchesse de Guise , une Italienne aussi , qu'elle n'aurait pas de plus grand bonheur que d'être près de Henri. Dans son français barbare, elle félicite la duchesse de voir son mari tous les jours : « Je panse, dit- elle, que arés lontains cet plésir d'estre aveques vostre mary. Plet à Dyeu ! que je feusse aussy byen aveques le myen¹ ! » Mais ses conseillers n'eurent pas sa patience. Au moment de la guerre d'Allemagne, en 1552 , quand elle demeura seule maîtresse avec le garde des sceaux Bertrandi , un brutal, Gaspard, maréchal de Tavannes, lui proposa naïvevement de couper le nez à la duchesse ; l'occasion était si belle en l'absence du roi! il Elle refusa tout, bien que son tempérament souffrît étrangement des infidélités du prince. Encore cet éloignement, qu'on attribuait à la stérilité des premières années de son mariage, avaitpour cause quelque défaut de conformation qui rendait Henri II timide auprès des femmes. La grande sénéchale, lancée contre le jouvenceau par le roi François, avait reçu une mission bien déterminée; Henri s'attacha à elle comme un élève à son maître ; au contraire la jeune Catherine manquait de cette expérience chère aux apprentis . A son premier enfant, les gens bien renseignés de la cour montrèrent plus d'étonnement que de joie ; le Dauphin Henri rentrait-il donc dans la note ordinaire ? Il y eut une de ces Jean- bouH. de Laferrière, Lettres de Catherine, t. I, p. So. 2. Mémoires de Tavannes ( Panthéon littéraire) , p . 211 . 1. Tournoi enchamp clos -,avec échafaud pour les dames .Celui -cireprésente lamort deHenri II. Perrissin (etTortorel ,Histoires diverses touchant les guerres ,infol -.)

DL G

CHAPITRE II . 105 che-d'or de la maison , peut- être la duchesse d'Uzès, qui brocarda à ce sujet et présenta un placet au prince pour lui demander l'abbaye de Saint-Victor qu'il avait laissée vacante. Les dames d'alors disaient sans sourciller les plus grosses choses, et le calembour visait précisément l'infirmité présumée de Henri, qui rit de tout son cœur. Une fois le premier pas fait dans cette voie, le désensorcellement venu, les petits princes se suivirent sans interruption appréciable. Chaque année apportait sa joie nouvelle , Henri II ne quittait point son amie pour si peu ; mauvais mari, il fut père indifférent, égoïste, Valois jusqu'au bout des ongles. Ce règne fut à peine une transition entre François Ier et la régence de Catherine, il a cependant laissé un nom banal dans notre histoire ; le Henri II, c'est une transformation bâtarde et prétentieuse qui arrivera à son développement définitif à l'extrême fin du règne. Les habillements élégants et gracieux , plus en harmonie avec les formes, ce n'est point Henri qui les vit naître de toutes pièces ; dès la fin du règne de son père les substitutions s'étaient produites . On récolta de son temps ce que d'autres avaient semé, mais ni les grands architectes, ni les artistes, ni les ouvriers ne durent rien au nouveau roi. Cette prétendue renaissance du goût dont on a voulu lui reporter tout l'honneur et le mérite se produisit au hasard , sans direction. Dans le costume des femmes, je vois l'ingérence de la reine , la prépondérance des bijoux chers aux Italiennes, une certaine exagération dans les carcans, les templettes, les ceintures . Lors de son passage à Lyon, le peintre Corneille a portraituré Catherine et sa suite, les princes et les princesses ; la souveraine porte le chapeau à perles du règne précédent et des fourrures de loup- cervier ; elle est encore une dame de la Petite bande, avec quelques joyaux en plus et un peu de décolletage en moins. Avingt ans de là elle repassera par 14 106 LES FEMMES DE BRANTOME. la même ville dans ses atours de veuve, environné de l'escadron brillant de ses femmes ; elle se plaira à revoir l'atelier du peintre où son effigie est restée accrochée aux murs. Je laisse à penser les sourires des jeunes devant ces modes surannées ; songez que nous rions à merveille des peignes à la girafe et des manches à gigot . Un seul témoin demeurait qui l'avait connue et vue ainsi accoutrée, c'était le duc de Nemours. « Mon cousin, lui dit- elle , je croy qu'il vous ressouvient bien du temps, de l'aage et de l'habillement de ceste painture ; vous pouvez bien juger mieux que pas un de ceste compaignie, vous qui m'avez veue ainsy ' . » On s'accorda à la proclamer merveilleuse de fraîcheur et de grâce. Ce portrait par Corneille a été gravé dans un recueil de médailles, le Promptuaire, c'est celui que nous reproduisons ici . Par une bizarrerie inexplicable, ce roi qui s'intéressait à si peu de choses voulut refréner le luxe chez autrui. Et, tandis qu'il continuait à jeter l'or et l'argent pour ses moindres caprices, il ordonna que ces matières disparussent des habits. Les prodigues ont de ces pudeurs. Le chancelier Olivier prépara longuement un édit somptuaire, quand tant d'autres graves affaires réclamaient une intervention énergique. Les rubans tissés d'or furent menacés, on les défendit sur les robes ; il fallait être un bien grand seigneur pour s'en parer à sa guise . Ronsard célébra sur le rythme joyeux cette loi sévère ; et, dans ses panneaux merveilleux de finesse , François Clouet, le peintre à la mode, s'enferma plus volontiers dans les teintes foncées, les seules officielles . Ceci passa un peu au-dessous des courtisans et des jolies filles de la cour, Catherine n'eut point souffert les toilettes sombres. Il fallait que ses fêtes étincelassent, que les torches fissent briller les 1. Brantôme, t . VII , p . 344. CHAPITRE II. 107 D.G.FRÅ REG diamants et les ors ; elle poursuivait ses idées avec une opiniâtreté florentine. Ses femmes, c'était sa puissance future, un moyen de gouvernement ; par elles des hommes lui viendraient qui la défendraient en l'honneur de leurs maîtresses ; elle n'omettait rien de ce qui pourrait lui assurer cette domination. Pour la conserver elle fuyait le scandale , elle tolérait les amourettes , mais n'aimait guère que les romans se dénouassent crûment. A la moindre incartade elle nommait le coupable mon ami, et prenait un air sévère . « Ah ! madame , lui disait un jour Bois - Février , qu'elle appelait ainsi, j'aymerois mieux que vous me dissiez vostre ennemy, car c'est autant à dire que je suis un sot, ou qu'estes en colère contre moy, ainsy que je congnois vostre naturel depuis longtemps ! >> CATHERINA CATHERINE DE MÉDICIS , par Corneille, de Lyon. Voici Françoise de Rohan qui vient à l'accointance de M. de Nemours, le plus gracieux, le plus exquis cavalier du monde ; mais qui pourrait reprendre rien à leur entretien ? Un soir, dans un bal, une langue affilée prévient le roi . La jolie Françoise est moins alerte que de coutume, on en jase par là . Henri de sourire d'abord d'un air incrédule, une Rohan! Une Rohan tant mieux qu'une autre . — Il ne lui déplut pas d'entrer dans ce roman, non point à la façon cavalière de son père qui eût sabré tout à trac, mais en biaisant. Il invita Mile de Rohan à la danse, il lui fit prendre part au branle de la torche, à la pavane où les jambes << entroient parfois dans le corps, » à la gaillarde endiablée. Il lui prit la taille, la serra, la pressa avec un air entendu des plus drôles . La jeune fille ne broncha mie. Des heures durant elle tint bon, pirouetta, fit des 108 LES FEMMES DE BRANTOME. voltes, montra ses hanches souples comme celle d'une vierge. Tant et tant que les doutes s'évanouirent dans l'esprit du roi, qui s'en revint à son trône le front plissé . Il dit à Catherine : « Ceux- là sont bien malheureux et meschans d'estre allés inventer que ceste pauvre fille estoit grosse, jamais je ne luy ay veu meilleure grâce ! >> Mais la reine, comme autrefois Mme de Savoie, « savoit que c'estoit de faire les enfans » . Elle remarqua des mouvements spéciaux, des attitudes empêchées . Elle appela Louis Burgensis son médecin, qui ne se piquait point de galanterie ; il fit sa besogne et déclara que, devant trois mois révolus, un prince de la maison de Nemours gênerait durant quelques semaines les pavanes et les gaillardes. Pour parer aux esclandres on envoya la coupable au loin, chez des parents, où elle mit au monde le petit duc de Genevois, le plus malheureux prince du monde, demeuré bâtard malgré tout, condamné aux prisons pour avoir troublé la quiétude de son père ¹ . L'heure n'est point venue encore où Catherine se servira de ses femmes pour se concilier les bonnes grâces des princes et des seigneurs. Elle est fort courroucée de ces mécomptes et en prévient le retour de mille manières. Mais les filles de l'escadron volant ont des ambitions, la perspective d'une riche alliance vaut bien une algarade. Françoise de Rohan avait espéré autre chose qu'un héritier ; pourquoi, je vous prie, les idées fussent- elles restées pures dans un milieu où Mme de Valentinois promenait son rêve étoilé , aux yeux de tous ? Les moindres damoiselles eussent jeté leur chaperon pour des espérances plus modestes. La pauvre Merlurillon fut de celles-là , mais son amourette eut un dénoûment heureux, une fin de conte de fées , où les gens sont joyeux après les 1. Brantôme , t . IX, p . 489. CHAPITRE II. 109 traverses endurées et où ils ont beaucoup d'enfants. Et puis le roi François vivait encore , et elle eut à la fois dans son jeu la duchesse d'Étampes, Henri Dauphin et la grand'sénéchale ¹ . Marot seul s'était montré cruel pour elle dans ses étrennes, dix ans auparavant quand Sidoine de Mervilliers dite Merlurillon n'avait guère plus de quatorze ans : Si quelqu'un pour son estreine Vous emmeine, Je vous donne, ou à peu près , Au bout de neuf mois après, Panse pleine. On ne parle plus ainsi sous Henri II ; Catherine et lui-même n'aimaient point ces propos hardis qui font rougir les filles . Il se rencontra même alors un curieux bonhomme, robuste pourtant et d'apparence rabelaisienne , qui chanta, lui aussi , en prose, hélas ! le Mérite des femmes, qui se mesura aux détracteurs nés ou à naître , Rabelais, Boccace et Homère ! Homère devenu aveugle pour avoir calomnié les déesses . Il se nommait François du Billon, secrétaire du roi ; il avait une petite charge, quelque littérature , peu de tempérament. Il construisit son livre à la mode du temps, donnant à ses défenses une apparence guerrière, assimilant la vertu des dames à un fort inexpugnable, où les canons de la Médisance ne la sauraient atteindre jamais. C'est à Rome que cette idée lui vint, « au camp antique de Mars » , l'an 1550 , par une belle nuit. Le projet n'était point sot ; en d'autres temps du Billon eût mérité les académies, se fût glissé à la faveur des dames aux plus hauts emplois ; écrire des femmes pour les femmes, dans une société 1. J'ai parlé longuement de cette histoire d'amour dans la Famille d'autrefois. Paris, Oudin, 1877 , in- 8° I 10 LES FEMMES DE BRANTOME. précieuse et quintessenciée, paraphraser délicieusement sur des riens, vanter à tort et à travers comme d'autres détractent, c'est se créer un aréopage sûr, des amitiés durables et remuantes. Du Billon dédia son livre à Catherine de Médicis, à la duchesse de Berry, Marguerite, sœur du roi, vieille fille littéraire et pédante qui lisait et annotait Cicéron¹ , et que les peintres se plaisaient à montrer en Pallas ; à Jeanne d'Albret, reine de Navarre ; à Marguerite de Bourbon que Marot a chantée : La duchesse de Nevers, Aux yeux verts, Pour l'esprit qui est en elle Aura louange éternelle Par mes vers ; à Anne d'Este duchesse de Guise, petite- fille de Louis XII par sa mère Renée de France, aussi belle de corps qu'on vit jamais , femme aussi amoureuse que fille des champs. Malheureusement pour du Billon , l'heure des ruelles, des charmantes disputes litté raires n'a point sonné . Ses arquebusades de flatterie ne portèrent pas. Son Fort inexpugnable fut surpris par la famine, la plus terrible des armes de guerre, et le torrent des vicieux balaya cet arsenal d'intentions excellentes. Éternelle supériorité du vice ! Ceux-là qu'il visait directement dans les escarmouches, et qu'il offrait en butin aux dames après les avoir cru renverser, Boccace, l'Arétin , Rabelais, coururent toutes - 1. On trouve dans sa bibliothèque « un texte des Offices de Cicéron de l'impression de Collines, un texte des dicts Offices de l'impression de Froben, avec annotations, - d'autres Offices avec des commentaires, les Éthiques d'Aristote en grec, etc. » (Bibliothèque nationale, ms. fr . 10,394, fol . 8° avant- dernier) . ―― 2. M. de Nieuwerkerke possède un émail de Jean de Court qui la représente ainsi. CHAPITRE II. III les mains. C'est le libraire Turissan qui nous l'apprend, les livres Guerre Guerre Guerre LAGROSSE TOVR D'INVENTION, ET L COMPOSITION DES FEMMES. Chap. I. A PREMIERE Prerogatiue & Prééminence figuréefouz cete Tour (de laquelle Prééminence les Femmes ont flory en honneur, maintenat immortel ) à été d'Inuention & Compofition. Quifont deux fingularitéz, efquelles ( fibien y eft penfé) le Bien de la vie humaine fe peult aucunement référer . Le tout à la gloi re du fain&t ESPRIT de l'Eternelle Maiefté: & Recómendationde toutesFémes d'entendement, Pour lefquelles la trefnoble Princeffe Iane, maintenant Royne de Nauarre, d'vn Efprit angelique illuftrée plantera cy deffus la Baniere : Et par fois comencera àla faire honorablement manier, àlapetite Marie de Bourbon, Qui de tant plusva chacun iour donant vn efpoir d'vn Entendemet inuétifenfoy, pour fappliquer à Compofition : quelle fe motre ia, plus qu'adroitte abien manier &fauoir entretenir la MynerPage du Fort inexpugnable, de Du Billon. de morale servent aux marchands d'épices, mais les œuvres du DE CHIP , ON PRIZE , 1706 SAJAYE Mede Mou!!!

CHAPITRE II . 113 gences honnêtes et bornées qui mesurent le monde à leur capacité propre. Lui aussi était venu trop jeune dans un siècle trop vieux ; il suffit de lire ses éloges des dames les plus décriées, de la maréchale de Lustrac entre autres, pour se convaincre de son inexprimable candeur. La maréchale est puissamment riche, et avant que de prendre à la pauvre Limeil le prince de Condé pour « dépendre >> avec lui le plus clair de ses revenus, elle s'est créé une petite cour de jeunes filles, pastiche de celle de Catherine de Médicis, où s'agitent Téligny la plus fine, et les deux Pienne « très aptes à bien entretenir en toute cour et saison les rangs d'honneste et civile conversation » . Du Billon ne sait rien de mieux au monde. Il s'égare même sur Jacqueline de Longwy, duchesse de Montpensier, «< amie de la plus noble des Marguerites de ce temps » , princesse accomplie en toutes guises, dont il feint d'ignorer les orgies célèbres avec le fils aîné du grand roi François . Jacqueline était jeune au temps de ses amours, mais elle avait devancé les mœurs de ses contemporaines. Mme d'Étampes lui avait enseigné mille pratiques dont Pietro Aretino devait écrire les formules ; de ces « légèretés » lui était survenue je ne sais quelle maladie de langueur qui l'emporta phtisique et étique à peu d'années de là , en renom de « bonne vesse » , pour me servir de l'expression spéciale à Brantôme. Les panégyriques de du Billon allaient donc à l'encontre de l'intention de leur auteur ; on n'en fit guère plus de cas que de ces œuvres officielles dont on admire parfois la placide inconscience ou la résignation voulue. Chaque siècle eut ses du Billon plus ou moins convaincus, et ceux-là furent d'autant plus courageux qu'ils étaient sûrs d'un moindre succès. 15 II LA COUR DE LA REINE - - - Catherine de Médicis et les modes françaises ; une vraie Médicis . - Le malheur d'avoir des enfants. Les postiches. — La pruderie apparente de la cour de Catherine. Naïvetés de mère ; Mlle de Montchenu. Marivaudages épicés de courtisans . La duchesse de Berry, sœur du roi, et son « secrétaire » . - Les joies de Mlle de Flamyn. - Idylles champêtres. Petits jeux de cour. La beauté des femmes de France ; les petits connins français. - Des deux reines , Catherine de Médicis et Diane de Poitiers, la seconde est la plus favorisée en tout, elle a l'argent, la considération des courtisans, l'amour du roi . Sa maison est sur un pied de luxe que la femme légitime ne connaît guère. Mais, que bien que mal, Catherine s'accommode de cet état de choses, il lui reste assez pour faire bonne figure ; comme elle ne thésaurise pas, ses revenus lui suffisent. Ce qu'elle recherche avant tout, c'est le luxe extérieur, le paraître. Elle conduit la mode, et, la première, elle se pare de vêtements nouveaux qu'elle imagine ou qu'elle transforme. Les orfèvres ne chôment pas avec elle : elle tient des Médicis cette passion quasi hébraïque des carcans ou des bijoux, passion des enrichis de tous les temps. Elle a peu à peu délaissé le chaperon à queue venu du précédent règne et lui substitue l'escoffion, coiffure plus gracieuse, emboîtant la tête comme un bonnet, sur laquelle se cousent des torsades de perles et des diamants. Quand elle va par la ville, Catherine met par-dessus l'escoffion un bonnet de la forme de ceux portés par les hommes avec des plumes blanches. Ses robes sont fort riches, elles sont de plus en plus ser- CHAPITRE II . 115 rées au corps et s'étalent en éventail à la jupe. Quand elle chevauche, elle met le pied à l'arçon ; la mode antique de la planchette est dédaignée par elle. Sa plus grande joie de femme devient son plus grand malheur de reine ; ses couches répétées la retiennent sans cesse à Saint- Germain. Elle veille avec une sollicitude touchante sur ses enfants ; elle choisit les nourrices, fournit les recettes de bouillie, et trouve moyen entre- temps de donner ses audiences, de paraître aux fêtes . Mais elle n'accompagne point le roi dans ses voyages ; c'est la duchesse de Valentinois qui la remplace et reçoit les honneurs. Alors elle se condamne aux plaisirs intimes, faute d'autres . Elle achète du gibier pour ses chasses, des arbres fruitiers pour ses jardins, elle fait restaurer ses maisons. Charlotte de Beaune, de la famille de Semblançay, tient ses comptes, elle note méticuleusement à un denier près la moindre dépense. Si belle qu'elle parût en sa jeunesse, Catherine avait une misère qu'elle dissimulait de son mieux, elle avait les cheveux rares. Brantôme en signale d'autres, chemin faisant, mais qu'en savait-il ? Or les cahiers de Charlotte de Beaune mentionnent plusieurs fois des jeunes filles tondues pour les besognes de la reine ; à en juger par les sommes payées sur ce fait Catherine ne jetait point l'or par les fenêtres. Elle faisait friser et moutonner ces toisons empruntées et s'en parait les tempes comme on le voit dans ses portraits. Sa fille Marguerite lui empruntera cette mode de postiches en l'exagérant, car non contente de couper par-ci par-là quelque chevelure complaisante, celle-ci élèvera des pages pour les tondre à son caprice et se poupiner le visage en manière de jeune garçon. En dépit de ses peines, Catherine tenait essentiellement à ce que sa société fût gaie et ne parût point celle d'une femme abandonnée. Elle installait dans les après-dinées de joyeuses causeries, 116 LES FEMMES DE BRANTOME. elle assise sur une chaise élevée, les seigneurs et les dames par terre sur les tapis, et devisant de bonne sorte . Si la reine prenait la parole, chacun se taisait et attendait qu'on l'interrogeât pour répondre ; sa parole était douce, très fortement teintée de prononciation << estrange » non sans charme. La conversation s'égarait sur le fait du jour, les mariages, les chasses, les bals, les costumes. De vieilles dames rappelaient les modes des anciens , ou contaient les belles aventures de leur jeunesse ; on faisait des comparaisons, on s'extasiait du chemin parcouru. Quant à la discipline extérieure, cet Olympe était un véritable couvent où les corrections ne manquaient pas. Si quelque hardi cavalier assis en sa présence se permettait une familiarité trop grande avec une demoiselle, il se trouvait banni par le fait même. Catherine ne craignait pas de prendre les verges et de trousser les délinquantes pour leur donner les étrivières de sa main . Le roi apparaissait pour les infractions sérieuses à la bienséance, et le galant qu'il éconduisait ne revenait jamais. Des sottises se commettaient cependant sous le couvert , et elles étaient nombreuses. Un soir, en entrant précipitamment dans un cabinet où elle entendit un bruit, la reine trouva une de ses filles et non des moindres, tombée, par crainte d'être surprise, entre un coffre à bois et la muraille, à jambes ribaudaines, la tête en bas et ses jupes sur la tête. La correction était facile , et tandis que l'un des coupables s'échappait en hâte, la prisonnière fut sévèrement fustigée . Mais le moyen de retenir des coquettes délaissant du Billon pour lire l'Arétin ! Chaque journée amenait sa découverte nouvelle sur ce fait ; les yeux exercés de la surintendante, Mme de la Rochesur-Yon ne perçaient point les murs, et les tapisseries ne parlaient pas, sans quoi elles en eussent raconté de belles. Entre elles ces jeunes filles , des enfants presque, perdent toute CHAPITRE II. 117 retenue ; l'émulation les prenait du vice, et les voilà non plus libres , mais dévergondées dans leur langage. Elles ignorent peu de choses, et se vantent de n'en point ignorer ; c'est le ton suprême de VENVS DAMES ET COURTISANS DANS LES PARCS DE FONTAINEBLEAU. l'époque. Un mariage se faisait-il dans ce milieu, l'usage ancien voulait que la mère accompagnât sa fille au lit nuptial, par contenance, et pour la garder des quolibets lancés sur sa route. Une brave dame se crut obligée à la cérémonie avec sa fille, — on croit 118 LES FEMMES DE BRANTOME. Montchenu, la plus décriée damoiselle de la cour, - elle la suivit en poussant des soupirs et retenant ses larmes ; elle assurait que de bon cœur elle prendrait sa place pour cette première entrevue, à cause du désarroi où cette nuit l'allait mettre : « Je vous baise les mains, lui dit la futée au seuil de sa chambre, madame ma mère, je vous baise les mains, de tel office que je feray très bien seule¹ » . C'est la fanfaronnade obligée des gens vivant en commun et qui s'en veulent imposer les uns aux autres ; loi humaine dont tous les raisonnements les plus beaux ne sauraient jamais triompher. On se croit grandir en exagérant, en surpassant les voisins . « Après le Levant, vous tirez au couchant ! » disait un galant à quelque demoiselle promise à un Espagnol contre son gré, étant la maîtresse d'un Levantin . « Ouy, répondit- elle , j'ay pratiqué le voyage du Levant par la boussole que je porte ordinairement sur moy, mais je m'en aideray quand j'iray en l'Occident pour retourner droit au Levant. » Brantôme ajoute d'un ton goguenard : « Les bons interprètes sçauront bien demesler cette allégorie ... sans que je la glose ¹ . » Laissez-moy, s'écria un jour l'une d'elles en pleine chambre de la reine à un gentilhomme qui la taquinait , laissez -moi, autrement je diray ce que vous m'avez dit. » Ce que le gentilhomme avait dit était de conséquence, il avait lancé quelque pasquin sur la duchesse de Valentinois ; la reine s'en fût peut-être moquée, mais le roi ! Il ne perdit pas le nord : <<< Si vous dittes ce que je vous ay dit, je diray ce que je vous ay fait! - Que m'avez-vous fait ? Que vous ay-je dit ? » 1. Brantôme, t . IX, p. 554. 2. Id., t. IX, p. 555 . CHAPITRE II. 119 La querelle s'envenimait : « Je sçay bien ce que vous m'avez dict, » continua la demoiselle. Il répliqua sans hésiter : « Je sçay bien ce que je vous ay faict. Je prouveray bien ce que vous avez dict. — 1 Je prouveray encor mieux ce que je vous ay faict . >> FLE MARGARETAST FILIA Et ils allèrent ainsi se harcelant de la langue et des yeux, au grand plaisir de la galerie. La reine eut vent de la dispute ; mais eux, comprenant leur sottise , assurèrent que ce n'était que jeu. Ils s'en tirèrent ainsi , non sans une verte réprimande. On demanda depuis au gentilhomme comment il se fût « débrouillé » de cette histoire si on l'eût prouvée. <« Ha ! mort-Dieu ! s'écria-t- il , c'est ce que j'eusse voulu le plus ! ... Je fusse esté quitte pour l'espouser et puis m'en deffaire comme j'eusse peu ! » MARGUERITE DE FRANCE, duchesse de Berry. Les exemples venaient de bon lieu, et les princesses les plus grandes se laissaient glisser sur cette pente, non point à la cour cependant, mais dans le particulier. La Minerve de la maison, cette Pallas dont nous parlions tout à l'heure, Marguerite, duchesse de Berry, ne se contentait pas des saines lectures de l'antiquité dans les Offices de Cicéron ou les œuvres d'Aristote ; elle savait une langue française claire, imagée, expressive à faire rougir une compagnie de cavaliers. C'est elle qui cloîtra un jeune galant dans ses appartements ; on a pensé un secrétaire, mais les méchants prétendirent autre chose. Alors on ne la voyait plus durant des semaines. Boccace disait : Bocca basciata non perde ventura anzi rinnuova comefa la luna. Marguerite disparaissait ainsi et redevenait Pallas de temps à autre. Elle conduisit sa jeunesse aux limites extrêmes, 1. Brantôme, t. IX, p. 488. I 20 LES FEMMES DE BRANTOME. jusqu'à quarante ans bien sonnés, qu'elle fut mariée au duc de Savoie << encore bien aise , pour le beau mariage qu'elle luy porta ». Il fallait entendre les exclamations de joie de la petite Écossaise, Marie de Lewiston, damoiselle de Flamyn, quand elle se sut grosse des œuvres de Henri II ! Elle n'en faisait point la petite bouche celle- là, et comme son baragouin lui permettait de braver l'honnêteté ! Si bien que son amant d'un jour fut très gêné de l'aventure et qu'il dut s'en excuser à la grand' sénéchale et à sa femme, tout roi qu'il fût . Il naquit de cette intrigue le prieur d'Angoulême, tué en duel à Aix par Altoviti qui reçut, lui aussi, un coup mortel . A´sa naissance Marie de Lewiston criait partout merci à Dieu : « J'ay fait tout ce que j'ay peu, assurait-elle , dont me sens très honorée et très heureuse. » L'idée d'avoir un fils de sang royal lui tournait la cervelle, elle n'en tarissait pas ; mais, en fille simple qu'elle était, en petite sauvage d'Écosse , une chose lui allait surtout à l'âme d'avoir connu le roi , c'était son avenir assuré « et les bons brins de présens » qu'elle en avait tirés. Le moyen d'être inexorable quand on a des petits riens de ce genre sur la conscience ! Henri II rhabillait les amourettes mal tournées, pourvu que les coupables ne s'en fissent point gloire et ne cherchassent pas à s'en créer une situation . Marie de Lewiston parla trop pour son bonheur ; elle dut retourner à ses montagnes et à ses lacs, et Catherine salua ce départ d'une phrase aigre- douce dans une lettre à la duchesse de Guise . C'est d'ailleurs la seule fois qu'elle ait nommé la duchesse de Valentinois dans son écriture ; elle fit d'une pierre deux coups. A côté des comédies et des drames, les idylles douces, reposantes, les petits jeux où l'on s'embrasse discrètement en présence de la reine, les parties dans les parcs où l'on se promène sous les CHAPITRE II. 121 berceaux, où les voix se mêlent dans des concerts improvisés, où les bateaux emportent les couples joyeux. Curieuses figures et bien imprévues que celles de ces gens accoutrés de soie et de velours, apprêtés pour le bal ou les fêtes, foulant les gazons des pelouses, dépaysés dans ce plein air tranquille où ils apportent leurs parCemois de Mayplain degayeverdure Nousmontre àl'œil du Seigneur les bótéz, DeRofes, Fleurs, de diuerle painture Nous fait iouyr, & degrands nouueautéz: MAIVS Parvn tel bien deuons eftre incitéz Arechantermaintz Pfalmes & cantiques. En fuyant ceuxqui plains d'iniquitéz Chantent chanfons vilaines, &fubriques. COURTISANS DANS UN PARC ROYAL, d'après un modèle de tapisserie de 1550 environ. fums d'alcôve. Je l'ai dit , la nature n'a aucun attrait pour eux, ils ne l'estiment que peignée, ratissée, musquée, comme eux-mêmes le sont; les parcs sont encore pour eux des salles ouvertes où la main des architectes se montre à chaque coin d'allée. Les fleurs sont enserrées dans des grilles, les arbres taillés en figures, des statues sourient dans les cépées arrondies en cerceaux. Tout est masqué dans ces châteaux royaux, depuis les dames qui se voilent 16 122 LES FEMMES DE BRANTOME, d'un loup pour se garder du soleil , jusqu'à la vue de la vraie campagne, dissimulée par des colonnes de marbre ou des grilles forgées. Les terrasses brossées sont un merveilleux décor pour une pièce de comédie ; c'est tout ce que les courtisans désirent sous un beau ciel . Jeunes garçons et jeunes filles esquissent alors des ballets où les déesses de l'Olympe apparaissent vêtues de vertugades et coiffées d'escoffions. Un rossignol qui chanterait au milieu d'une tirade serait pourchassé à coups de pierre par les valets, comme troublant la pièce et gênant la reine. Le bois sacré des poètes de la pléiade, les vallons ombreux, ce sont ces massifs linéaires et géométriques où les dieux, couverts de soie, descendent complaisamment; ils n'en conçoivent pas d'autres. Les ruisseaux gazouillent dans des lits de marbre, les sylvains portent des fraises godronnées . Le langage n'est pas simple non plus ; la poésie se contorsionne . Les gens de cour ont adopté comme passe-temps les rébus, les devises et les noms renversés, les poètes les emploient. Chaque dame eut le sien, son anagramme, composé de toutes les lettres de son nom. Catherine de Médicis c'est : « D'amy se dict riche née » ; Marguerite de Valois, la Minerve folle : « De vertus l'image royal ». Les hommes eux-mêmes suivirent : Henri II devient « Roy es de nul haï » ; le cardinal Charles de Lorraine : « Los ancré delerray » ; tout cela ne signifiant rien, mais passionnant les gens << honnestes » , dames ou seigneurs. Les Français ont eu de tout temps besoin de dérivatifs niais , depuis les anagrammes, les rébus de Picardie, jusqu'aux mots carrés, aux mots losangés, aux combles ! Ne rions point outre mesure de la cour de Catherine, les découvertes modernes nous ont gardé précieusement intact l'esprit léger des galants d'alors ; nous ne torturons plus nos prénoms en phrases incompréhensibles, nous évitons les mots latinisés , nous traitons mal les versificateurs équilibristes du vieux temps, sans CHAPITRE II. 123 nous rendre compte, mutata mutandis, que nous vivons sur les mêmes folies arrangées, transformées, masquées, du tout semblables, et parfois pires. Un fait montre plus que nul autre combien nous tenons encore à ces hommes disparus, si loin de nous qu'ils soient dans la légende , 益 Oquelbiarceftal'hommede cognoistre C a qualitéfaperfonne, etfon effre: ae quant il peutanclair cela entendre, Sftime riennon plusque poudre etcenore: Cou qu'dfeBoreauprintempsagreable, Bean icbeacroft, toutcela eft muable, Parquelque tempsJemesse on Boitflorit, rtoft apresdesecher etmourir . Leftypourtrait en demonflre l'ecemple, Etprudent eftquile note et contemple. ALLEGORIE SUR LA JEUNESSE , d'après un bois du xvIe siècle. dans le mythe, dans le poème, ce sont les figures de chacun d'eux. Les artistes qui les peignaient furent des plus grands et nos faciles renommées pâlissent singulièrement devant celles- là. Nommer François Clouet, c'est, à peu de chose près, tout dire ; or, ce prestigieux ouvrier, ce maître incomparable nous a gardé ces dames et ces hommes sans les diminuer ni les surfaire. Voyez- les dans les collections publiques; ôtez-leur par la pensée la toque à plume et 124 LES FEMMES DE BRANTOME. la fraise, ne les pensez-vous pas reconnaître? Ils sont vulgaires cependant, point aristocratisés par de longs siècles de nonchalance . Leurs pères portaient le harnois de guerre, et, grâce à leurs courses en plein soleil, quelque chose leur demeure des hâles et des vigueurs de la race . Les joues sont pleines, lourdes, charnues ; les yeux petits et fins ; le nez rarement mince. Les femmes, réputées jolies par eux, sont encore épaisses et vigoureuses comme leurs mères ; elles peuvent, comme on dit, porter « le mariaige sans coussinet » . A vingt ou trente ans de là les formes auront changé ; sous Henri II , elles sont restées superbement triviales et saines . Du Billon s'extasiait sur l'abondance de vie de ses contemporaines : « Elles ont, disait-il, la poitrine large, eslevée et nettement couverte d'odoriférante charnure, sur laquelle ont esté jointes et séparément bien troussées ces deux pommettes, fontaine de vie naturelle, plus dures et plus souhaitables que toute pomme d'or. » Leur visage ! C'est une des merveilles connues : il est rond, poupin, frais, joyeux ; il vaut à lui seul tout le reste . Il cite des noms de beautés : Me d'Ablon, Parisienne, résumé vivant de toutes les grâces ; Me de Chantelou , la rieuse, qui montre à tous venants l'écrin de ses dents ; Me de Vieilleville, si adorable dans son petit bégayement follet de mignonne. Elles sont de véritables sirènes à l'en croire, et les étrangers en raffolent. Les gros rustauds d'Allemagne délaisseraient leurs vierges opulentes et mal tournées, les pucelles d'Albert Dürer, - pour la moindre des Françaises ; le bruit court que les amateurs de par delà font grand cas des petits connins de France ¹ . -- Celles-là seront les dernières de la forte génération ; les modes 1. Le Fort inexpugnable, fol . 139-140 . Érasme cité par du Billon disait : « En amour, le Germain est froid comme une vessie, et pour cela grand empletteur des doillets petits connins de France pour s'en reschauffer ( p. 210) . » CHAPITRE II. 125 ridicules contribueront à appauvrir la race . Elles comprimeront leurs corps souples et vigoureux dans des bustes de fer destinés à mouler la taille . Vésale, en faisant des autopsies, rencontrera les côtes chevauchant les unes sur les autres , les viscères comprimés, les organes atrophiés par la prison que leur donnent les coquettes. Il sera de bon goût de paraître mince, les plus riches gorges seront écrasées par le fer ou le bois . Et voyez les grands effets nés des moindres causes ; la névrose naîtra de l'économie troublée. Les peuples bien portants engendrent des Rabelais , s'épanouissent en gaietés bruyantes ; les races débilitées créent les pamphlétaires, les monomanes de toutes catégories. Quand Henri II mourut, les levains morbides avaient lentement pénétré la société, les figures pâlissaient et s'allongeaient. On gagnait en élégance et en raffinement d'esprit ce qu'on perdait en vigueur et en bon sens . Les enfants royaux , eux-mêmes , n'auront pu se soustraire à ces influences néfastes. Tous sont venus au monde plus ou moins touchés de vices congénitaux qui ne pardonnent guère ; leurs figures sont boursouflées d'humeurs, leurs yeux cerclés de bleu ; ils ont une enfance pénible. Dès leur premier age, les princesses sont enfermées et torturées dans leurs bustes durs , gênant la croissance, broyant les chairs tendres. C'est la fin d'une race, fin prévue et irrémédiable, une agonie lente au milieu des folies et des mascarades.

CHAPITRE III CATHERINE DE MÉDICIS REINE MÈRE MARIE STUART Les irrésolutions du début. --- L'autorité de la mère. reine. — Les races abâtardies. — Marie Stuart enfant gâtée. curiosités de deux enfants ; les cerfs de Saint- Germain. - -- - - Histoire d'un petit roi et d'une petite Reine trop jeune ! Les Les pasquins de cour, les calomnies. Les mœurs de la cour. Le marchand de garde-jaloux et les seigneurs. Noces à la cour ; les perdreaux du secrétaire Florimond Robertet. - Tristesses de petite reine ; « la reine blanche » . Le retour en Écosse, les compagnons de route. La grève de Vénus. — Le « bon voyage ! » de la reine - - Le mal de mer de la reine. Catherine. - - - - d'après un bois allemand. JETÉE du jour au lendemain en pleine politique de parti, la reine Catherine parut longtemps un oiseau effrayé cherchant sa direction. Les Guise et les protestants tiennent les issues, un roitelet malingre vient d'être couronné qui ne comprend CATHERINE DE MÉDICIS , rien à son rôle. La cour bouleversée par la mort de Henri II ne parvient pas à se rasseoir, les fêtes des funérailles l'occupent, les ambitions la mordent. Catherine est restée femme cependant, son premier acte d'autorité est de faire rendre gorge à la duchesse de Valentinois ; dans ces matières elle ne laisse rien voir de cette irrésolution dont parlent les ambassadeurs étrangers ; elle oublie son deuil pour sa colère . Elle n'abdique guère plus son autorité maternelle, et le petit François II la craint. Tout énamouré que cet enfant , vieux avant 128 LES FEMMES DE BRANTOME . l'âge, pût être de la petite reine d'Écosse élevée avec lui et qu'on lui destine pour femme, il se fût contraint à l'oublier si Catherine l'avait voulu . Marie, elle, en est encore à la période des tâtonnements ; au fond la reine mère n'aime point cette petite fille hautaine et méprisante qui s'est laissé prendre aux paroles dorées de Mme de Valentinois, et qui a répété, pour l'avoir entendu dire, je ne sais quelle phrase méchante sur les Médicis marchands florentins . Mais Marie Stuart est la nièce des Guise par sa mère, et les princes de cette maison luttent contre les protestants ; Catherine a trop à leur demander pour leur marchander rien . La petite idylle commencée entre les deux enfants royaux continua , et l'ambassadeur de Venise Jean Capello a vu le jeune roi pâlot et souffreteux, attaché aux pas de sa petite amie. « C'est une très jolie fille de douze à treize ans , écrit Capello ; ils se font tous les deux des caresses et aiment à s'isoler au fond des salles pour échanger leurs petites confidences sans qu'on les puisse entendre ¹ . » La raison d'État allait à l'encontre des lois de nature . Marier ce poupard joufflu et lymphatique, ce minable écolier à la gracieuse et futée reinette écossaise, c'était le vouer à la mort assurée. Il y avait loin du grand aïeul, du gros garçon à ce produit mesquin d'une race fatiguée, François II c'est le « petit roi François » par antithèse avec l'autre, le grand, le fondateur de la dynastie. D'ailleurs peut- être François II n'était-il si petit que parce que l'autre avait été grand ; des germes venus de l'ancêtre avaient sauté une génération pour se répandre inexorables dans le sang des petitsfils . François II fut ainsi marié à l'âge où les enfants de la bourgeoisie étaient sur les bancs de l'école ; Brantôme lui- même, tout 1. Documents inédits , Relations des ambassadeurs vénitiens , t . I , p . 357 . CATHERINE MEDICIS DEdans les premières années so veuvage de. Crayon original encadré d'unessin d'Antoine Caron .(Bibliothèque Nationale ,Estampes Na21fol .6. ) CiaÀon ouguit energie ,qurezar qyatoire ("RIBipporędne geniousje 'Farmbes 1031Q CHERIZE ZIEDICIZ DEque bioшTICLE 162 JUJUGGZ ?2OU 96AGNANÈG ARDOREM EXTINCTA VIVERE TESTANTVR FLAMMA

CHAPITRE III. 129 fils de seigneur qu'il fût, apprenait encore les belles- lettres à quinze ans. Les sens surpris dans leur accroissement contribuèrent à ruiner un organisme sans résistance . On fit de l'idylle une danse macabre où la mort apparut sous les traits d'une reine jolie , passionnée, incapable de comprendre les coups qu'elle frappait. Je m'étonne que les Guise, dont l'intérêt parlait si haut, ne se fussent point préoccupés de l'aventure. Au jour des noces, quand le couple royal se rendit à ses appartements, la vue seule de l'enfant malingre écrasé par les fêtes et les bals, suivant la belle jeune fille en atours blancs , fière, délibérée, souple comme un jeune frêne, cette vue seule eut dû laisser prévoir les tristesses . Marie Stuart était d'ailleurs plus âgée de deux ans, elle se trouvait capable de remplir sa destinée sans faiblesse ; la politique voulait que cette chose mauvaise se commît, elle en fit bien d'autres par la suite . Ce fut un déjeuner de soleil où les femmes de la cour eurent leur place. Il ne déplaisait point à Marie Stuart de paraître la première dame du royaume, elle qui venait de quitter tout à l'heure ses poupées et ses jeux. Elle mit à former sa maison le soin d'une reine assurée d'un long avenir ; elle rechercha parmi les princesses et les grandes celles qui lui paraissaient les plus propres à relever son prestige. Si peu qu'elle eût encore vécu , elle montrait un grand tact dans ses choix. Tout ce que demandait François II , c'était la tranquillité ; il tenait de son père l'horreur du scandale , et il pourchassait sous le couvert de la reine Catherine tous ceux qui se produisaient. Malheureusement il ne connaissait rien de la vie, il était curieux de s'instruire de ce que les hommes apprennent entre la quinzième et la vingtième année ; il fit ainsi plusieurs maladresses qui lui causèrent des ennuis , et à la reine sa femme. Brantôme a vécu très jeune encore auprès de la fée écossaise ; il 17 130 LES FEMMES DE BRANTOME. a pour compagnon Pierre de Ronsard, le poète, grand favori de la reine . Tous deux se sentent pris au charme ; ils lui lisent leurs vers et elle leur répond . Ils la suivent avec cette désespérance des amoureux sans avenir qui se nourrissent de mots, tel Marot avec la reine Marguerite. Parfois Marie les quitte follement et court s'enfermer dans son cabinet ; le temps d'écrire et elle leur revient avec une pièce tournée à la royale qu'elle leur lit en souriant. Et eux d'applaudir et de s'extasier , comme s'ils eussent pensé un mot de leurs louanges . Pour dire vrai , Marie versifiait médiocrement en français, et les pièces jolies qu'on lui attribue étaient de chacun un peu , sauf d'elle . Mais ce jeu lui plaisait ; elle n'avait point l'âme artiste, de qui eût-elle tenu la passion des belles choses, elle considérait seulement la littérature comme un complément indispensable à une reine jeune et belle . Quand elle s'était condamnée à prononcer un discours en public, un discours latin même, sur cette question de savoir s'il était séant aux femmes de connaître les lettres et les arts libéraux ¹ , elle faisait de la coquette et rien d'autre ; mieux valait encore cela. -- ―― C'était une dilettante par théorie , si j'ose dire , une raffinée qui n'aimait pas à suivre la commune ornière. La première de toutes les reines de France elle s'était mariée en blanc, le deuil des autres . Son pâle visage luttait avec la soie du corsage, et cette symphonie étrange de couleur l'enveloppait comme un nuage, la blanche nuée de Vénus. Un jour elle voulut se montrer sous les vêtements des montagnardes d'Écosse, et la voici plus belle encore. Brantôme l'a vue, il ne s'explique pas cette majesté sous ces peaux bariolées . Voyez, s'écrie-t- il , quelle vertu avoit une telle beauté et telle grâce, de faire tourner ung barbarisme grossier en une douce civi1. Brantôme, t . VII, p . 405. CHAPITRE III . 131 lité et gratieuse mondanité¹ ! » De fait la petite reine est d'une majesté troublante dans la correction suprême des traits . Le visage est en plein ovale, le nez mince et droit, les yeux noirs et veloutés errent doucement. Il y a dans cet ensemble de la volonté à la fois CeftenAuril que le foleil s'aduance D'herbes produire, &faire les chapsbeaux, Et lors chacunfe metendiligence Apres le Cerf,ou au vol des Oyfeaux: APRILVS. Onvoit aufsi fortir à grans troupeaux, Beufz,&Moutons, pour aux chapspafturer, L'home eft tropplus expert a telz trauaux, Qu'àfonfalut ou il doit afpirer. MARIE STUART A LA CHASSE DU CERF, MONTÉE EN CROUPE. D'après un modèle de tapisserie du xvre siècle. et de la tendresse, de l'énergie et de la mignardise. Marie était reine déjà quand ses compagnons de jeux, les princes et princesses de France n'étaient que des enfants royaux ; elle a compris la distance énorme qui la séparait d'eux dans la vie. A Saint-Germain où elle jouait avec eux, elle a ses conseillers, sa maison spéciale, ses dames 1. Brantôme, t . VII , p. 407. 132 LES FEMMES DE BRANTOME. écossaises, parmi lesquelles cette Marie de Lewiston dont nous parlions tout à l'heure . Elle a pris de ce fait un ascendant sur le roi François, elle le traite en enfant plus jeune et moins expérimenté. Elle se livre plus franchement à ses goûts et elle entraîne le roi à sa suite ; et cette envie de tout connaître, de toucher à mille choses l'emporte parfois au delà des limites permises ; elle a l'inconséquence des fillettes gâtées, dont les moindres caprices sont obéis . Un jour on a raconté devant elle que les cerfs se livrent des combats furieux dans la forêt de Saint- Germain pour les beaux yeux d'une biche, révérence gardée, comme les seigneurs pour une dame. Alors elle a voulu voir ces étranges assauts de bêtes au milieu des taillis , et elle a entraîné après elle une cour nombreuse de dames et de cavaliers, le roi en tête. Brantôme les a connus, pour un rien il les nommerait ; il blâme le roi de s'être laissé allé à suivre de tels spectacles d'autant que le cerf vainqueur ne restait point bouche bée. Marie s'émerveillait de ces ardeurs effrayantes de bêtes, de la folie qui poussait de paisibles ruminants à se conduire en loups. Malheureusement des esprits chagrins glosèrent sur ces fantaisies bizarres ; quelqu'un s'avisa de dire que cela « ne sentoit pas sa femme de bien ny chaste d'aller voir de telles amours de bestes ¹ » . On laissait entendre qu'en pareille matière l'exemple parti de haut ou de bas ne vaut rien, et des pasquins se firent jour. François II , je l'ai dit, avait hérité de son père et de son grand-père la haine des moqueurs ; il s'emporta ; ceux qui l'avaient accompagné firent chorus et jouèrent l'indignation . On leur nomma l'auteur présumé de la remarque, il dut « escamper >> et s'étranger assez loin pour qu'on ne le pût atteindre. 1 Jamais les langues ne se délièrent comme elles le firent sous 1. Brantôme, t. IX, p. 292. CHAPITRE III. 133 le roi François II . Catherine ne s'était pas assise encore ; le royal adolescent comptait à peine ; les Guise n'avaient point la puissance suffisante. Les huguenots commencèrent cette hideuse campagne de pamphlets qui devait jeter la France à sa perte. L'un d'eux, François Hotman, écrivit le Tigrecontre la tante de Marie Stuart , Anne d'Este , duchesse de Guise, et contre le cardinal de Lorraine ; ce fut une guerre au couteau, une bataille sauvage où les infamies ne manquèrent pas. Peut- être la duchesse avaitelle quelque poussière, mais on exagéra outrageusement, on dénatura sans vergogne. << Si le gallant auteur , dit Brantôme, feust esté apprehendé, quand il eust eu cent mille vies, il les eust toutes perdues ¹ ! » La malheureuse duchesse prit très mal l'injure, elle pensa mourir de saisissement et de rage ; La fauuage d'Efcoffe, Si tu mets l'oeil deffus cefte figure Acellefin que certain tu enfoys, C'e lafauuage au pays Efcolloys, Depeaux veftue encontre la froidure. quant au cardinal, plus homme du siècle qu'il n'était prêtre, il n'eût pas tendu l'autre joue ; sa fureur tenait du délire. Éternelle histoire du lion et du moucheron ! Il n'y a pas de fumée sans feu. Les criailleries des parpaillots 2. Brantôme, t. IX, p . 493. 134 LES FEMMES DE BRANTOME. s'inspiraient des fautes de l'heure présente ; le dévergondage de la cour était excessif, on surprenait à chaque instant les plus grandes en méchante expédition . Claude Hatton, un bon curé de campagne, déplore l'état misérable de la royauté française abandonnée à une femme inexpérimentée et à un jouvenceau sans valeur. Un besoin de luxe effrayant a mordu les classes élevées . Et comprenez la pire misère ; quand la femme ne trouve pas chez elle ce qu'elle croit avoir le droit d'exiger, elle le cherche au loin à la faveur d'amourettes vénales. En moins d'une année le mal a pris des proportions effrayantes ; on a vu de braves maris perdant la tête , chercher à sauver leur honneur par les plus étranges moyens. Un quincaillier s'est établi marchand d'objets bizarres, sauvegarde de vertu , que de très vieux seigneurs achètent consciencieusement, ne pouvant faire mieux. Une fois maître de la clef, le barbon soupçonneux se croit en possession d'un talisman , comme si des serruriers n'existaient pas pour forger de nouveaux sésame ! Une coalition de célibataires se forma contre le marchand et le menaça de la corde s'il n'allait au diable tenir boutique, ce qu'il fit au grand dommage de la vertu ¹ . Aussi bien, tout en feignant la pruderie dans les moindres choses, le roi tolérait les plus grandes libertés sur le fait de mariage. Les oisifs de la cour réservaient aux jeunes mariés les farces indignes de la première nuit, charivaris dans les corridors, trous percés aux murailles, questions indiscrètes en présence des reines. Claude de Beauvillier épousait en septembre 1560 Marie Babou de la Bourdaisière, fille d'honneur de Marie Stuart, une des plus jolies et des plus décriées qui fussent dans le nombre. C'était une spécialité de la maison de la Bourdaisière, et les deux sœurs Babou 1. Brantôme, t. IX, p. 133 . CHAPITRE III. 135 s'étaient fait une célébrité galante . Au lendemain des noces, quand les époux vinrent à la réunion, un peu gênés sous les regards moqueurs, chacun se pressa autour d'eux ; les demandes indiscrètes plurent au milieu des quolibets . Il y eut Florimond Robertet, galant secrétaire d'État, un des plus heureux drôles de la bande, qui SATIRE CONTRE LES JALOUX. — Gravure flamande du xvIe siècle. s'enquit délibérément de ce qui le regardait le moins. Beauvillier crut devoir répondre. Robertet tenait l'accointance d'une des filles les plus célèbres d'alors par leur esprit et leur grâce, Isabeau de Limeuil, de la maison de la Tour, cousine de la reine Catherine. Il se récria : « La chasse n'était pas suffisante pour un veneur de qualité ! >> ( - Ha! mort-Dieu, dit un prince, il vous faudrait des perdreaux, à vous ! Pourquoy non, s'écria Robertet, pardieu ! J'en ay prins 136 LES FEMMES DE BRANTOME. une douzaine en vingt-quatre heures dans la plus belle chasse qui soit icy à l'entour, ny qui soit possible en France ! >> On se regarda et on comprit, car la belle Limeuil rougit et baissa les yeux. Le prince se dépita ; cette chasse qu'il avait tant désirée était louée à un autre. Et tout le monde de rire , pensant que ce fut une gasconnade, mais pour une fois Robertet disait la vérité. La mort du roi François tomba sur ces amusettes et les arrêta pour un temps. Marie Stuart voyait sa vie brisée à un moment où d'autres songent à peine à la commencer. Elle prit les voiles blancs de veuve et mena grand deuil, le deuil de son pauvre amour défunt à peine éclos, le deuil aussi de ses belles espérances de reine. De deux royaumes, il ne lui demeurait pour l'instant qu'une couronne branlante dont il faudrait refaire la conquête là - bas en Écosse ; elle s'y résignait à peine. Les courtisans pouvaient la voir enveloppée dans ses voiles, errer dans les parcs royaux . L'on voit soubs blancs atours En grand deuil et tristesse Se proumener maint tour De beauté la déesse ... Parfois elle prenait son luth et loin du bruit psalmodiait gentiment une plainte terminée dans un sanglot ; ses beaux doigts s'arrêtaient sur les cordes, « ces doigts si bien façonnés qui ne devoient rien à ceux de l'Aurore¹ » . Ah! chacun le disait et le pensait, son pâle soleil d'Écosse n'était pas fait pour elle, mais, au contraire, celui de France brillant et chaud comme son cœur ! Le petit roi n'était point encore dans son tombeau que les partis royaux s'agitaient autour de Marie. Ses oncles de Guise lui cherchaient une alliance nouvelle qui les servît dans leurs ambi1 Brantôme, t . VII, p . 408. MARIE STUART, reine de France. D'après le crayon de François Clouet. ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques. ) 1 3 AINTE O

CHAPITRE III. 137 tions. Un autre enfant, le petit Charles IX, s'était épris d'elle, il la recherchait curieusement et la couvait du regard ; malheureusement il était trop jeune, et Catherine ne se souciait pas de retrouver Marie reine de France une seconde fois . Alors ce fut Don Carlos, fils du roi d'Espagne, qui se mit sur les rangs, le héros du drame de Schiller, l'amoureux prétendu d'Élisabeth de Valois , sa bellemère, lequel jugeait l'Écosse de bonne prise et assez rapprochée des Flandres pour mériter une alliance. Mais Catherine était comme le chien du jardinier qui ne veut pas manger les fruits et ne souffre pas non plus que d'autres les touchent ; elle s'opposa à ce mariage avec ses moyens de femme astucieuse. Si bien que le retour de Marie à Édimbourg fut décidé, et qu'elle partit dix-huit mois juste après la mort du petit roi. Elle avait remis de jour en jour ce voyage, comme frappée d'un pressentiment . D'abord on devait quitter la France au printemps de 1562 ; mais le printemps ne vint point cette année-là « se parer de sa robe verte, ny de ses belles fleurs » . Les courtisans disaient que les saisons portaient le deuil de la reine , et M. de Maisonfleur en composa même une élégie... La froidure s'envola, puis les chaleurs de l'été survinrent quasi tout à coup ; Marie différait toujours . Enfin dans le courant du mois d'août elle s'arracha à des souvenirs d'enfance , et s'en alla à petites journées de Paris à Calais, accompagnée de ses oncles, de sa tante Anne d'Este , et de ses femmes ; tous pleuraient à chaudes larmes. Deux galères l'attendaient au port, elle monta sur l'une d'elles suivie du grand prieur d'Aumale, de M. d'Elbeuf, et du sieur de Montmorency-Damville, tous trois amoureux d'elle , et qui ne la quittaient point. Dans un coin du vaisseau, Brantôme, discrètement assis , devisait avec Pierre de Boscosel du Chatelard sur cette grâce enivrante cent fois plus désirable encore dans les larmes. L'heure vint de 18 138 LES FEMMES DE BRANTOME. mettre à la voile, et comme la nuit tombait, un matelot alluma le fanal : « Ah ! s'écria du Chastelard, il ne seroit pas besoing de ce fanal ny de ce flambeau pour nous esclairer en mer, car les beaux yeux de ceste reyne sont assez esclairans et bastans pour esclairer toute la mer 1 ! » Lui aussi perdait le sens ; Marie Stuart possédait au plus haut point ce particulier privilège de tourner la tête aux sages. Un regard d'elle lancé à Damville le lui attacha corps et âme, une parole et un sourire à Brantôme le rendirent fou . Pierre de Boscosel se brûla à ses yeux candides et francs, et les idées lui tournèrent au point de lui faire oublier toute retenue . Un jour, en Écosse, il tentera de se glisser dans la chambre de Marie ; on l'en chassera simplement une première fois, mais à la récidive on le livrera au bourreau comme coupable de lèse- majesté , et il mourra chantant l'hymne à la mort d'un autre amoureux de la reine, Pierre de Ronsard . Au moment de se donner à l'exécuteur, Boscosel se tournera vers le palais et s'écriera : « Adieu la plus belle et la plus cruelle princesse du monde ! » et sa tête roulera devant que la phrase ne soit achevée ... Il y eut le Grand Prieur, le plus rapproché d'elle par la naissance et par le commandement de l'expédition , qui fut surpris par ce je ne sais quoi de troublant et de captivant répandu en elle . Brantôme soutient qu'il fut chargé de la réconforter pendant la traversée quand le mal de mer la saisit, et qu'alors il ne rencontra que bel et bon sur ce corps magnifique. Agenouillé devant elle, il la déchaussa et découvrit ainsi une jambe de déesse, la grève de Vénus elle- même ; il s'en pensa affoler . Elle, au contraire, inconsciente et souveraine, demeurait dans sa tente établie sur le pont, 1. Brantôme, t . VII , p . 418 . 2. Id . , t . VII , p . 453 . CHAPITRE III. 139 et ne quittait pas des yeux la terre de France peu à peu baignée dans les brumes . « La gallere s'esloingnant, elle esloingna son contentement et ne vit plus son beau terrain. Adonc redoubla encor ces mots Adieu la France ! Cela est faict ! Adieu la France ! Je pense ne vous voir jamais plus¹ ! >> Le lendemain, Marie Stuart abordait en Écosse au milieu d'un brouillard intense. C'est, hélas ! que la reine de vingt ans, la perle du royaume de France, la nonpareille du monde « va prendre terre dans un royaume brouillé, brouillon et malplaisant » . Au lieu des musiques de Saint- Germain, des aubades entraînantes de la cour française, cinq ou six cents marauds, composant un orphéon discordant et morose, s'en viennent la saluer de violons et de rebecs, et lui chanter des psaumes. Là-bas, au pays d'où elle vient, Ronsard pleure son départ dans sa langue vibrante : Depuis nostre Parnasse est devenu stérile , Sa source maintenant d'une bourbe distille , Son laurier est séché son lierre est destruict Et sa croupe jumelle est ceinte d'une nuict ! ... Ainsi finit le conte joyeusement commencé dans les espoirs et les rêves ; la reine Catherine est débarrassée d'un poids bien lourd. Elle écrit simplement à sa fille, la reine d'Espagne, ces deux mots féroces touchant le départ de Marie : « Elle s'est embarquée il y a huit jours , et, si elle a eu bon vent, elle est en Écosse² ! » 1. Brantôme, t . VII, p . 417. 2. Négociations sous François II, p . 873 .

CHAPITRE IV CATHERINE DE MÉDICIS REINE MÈRE LES CONTEMPORAINES DE BRANTOME I - - - - Les trois générations de courtisans. - ―― - Brantôme raconte de visu. Catherine, souveraine absolue. Le roi Charles IX et les portraits de Marie Stuart. Marie Touchet, dérivatif bourgeois. — La crainte des maîtresses. - Le couvent de France et son abbesse. Les pasquins politiques contre la reine mère ; histoire d'une oie rôtie et de deux ivrognes. Les réflexions de Monsieur le connétable sur les enfants de France. Les Italiens en France, leur fortune, leurs insolences, leurs déprédations . Les deux camps politiques des dames. Les mangeuses de viande en carême. Coquetteries de la reine mère. Mots aigres-doux de Brantôme sur elle ; le compère J.-B. de Gondi . veuves; pourquoi grasses et en bon point? Mme de Nemours la belle. - - - - - Les A l'avènement de Charles IX, Brantôme, dit le jeune Bourdeille , a atteint l'âge d'homme, il est gentilhomme de la chambre, ce qu'il nous rapporte, il l'a vu, ce sont des histoires vécues . Écrite au jour le jour, et au fur et à mesure des événements, cette chronique eût été l'impression directe des faits ; mais , nous l'avons dit, il rédigea ses notes loin du bruit, dans une solitude où les souvenirs se pressaient en foule au hasard de la mémoire ; lui-même a reconnu parfois que son imagination l'égarait et qu'il redisait les mêmes choses sous plusieurs formes différentes. Et puis la cour de 142 LES FEMMES DE BRANTOME. France était une réunion si complexe d'intérêts et de passions, il y avait dans cette armée de courtisans tant de sentiments opposés et divers, que les plus fins juges se fussent égarés à les vouloir décrire. A trois cents ans d'intervalle la physionomie de l'époque n'a point pu revivre tout entière ; nous constatons les effets sans pénétrer très bien les causes. La licence des mœurs s'explique jusqu'à un certain point par l'extrême jeunesse des rois qui se succédèrent sur le trône, et le désarroi apporté par les guerres civiles ; d'autres raisons se pourraient tirer du luxe extrême et de l'invasion des Italiens . Mais la décadence eut probablement d'autres origines encore ; les races les meilleures supportent mal un demi- siècle de folies ; les organismes s'étiolent , les cerveaux se détraquent. Ce que les aïeux considéraient comme un raffinement devient indispensable à la vie , les besoins grandissent et les plus extraordinaires bassesses sont mises en avant pour les satisfaire . Si l'on songe un instant que les femmes autrefois tolérées par la reine Anne ont amené à leur suite leurs filles et les filles de leurs filles , les ont insinuées, les ont imposées, et que la maison de Catherine renferme à la fois les trois générations successives, on s'étonnera moins du nombre inavouable de ces inoccupées, qui montèrent jusqu'à trois cents et plus, trois cents pince- sans- rire qui ont des droits acquis, des privilèges , des exigences terribles , et qu'on satisfait par amour-propre royal. Au temps où nous voici leur importance grandit encore ; les plus belles deviennent une arme entre les mains de Catherine de Médicis, et quand un ennemi fait rage en quelque province, il ne manque pas de trouver sur sa route un filet tombé là par hasard qui l'enserre et le dompte. Les devises montraient un papillon léger surpris dans son vol par une tarentule énorme, c'était l'image à peine fardée de ces cavaliers frondeurs et tapageurs arrêtés dans leurs expéditions par les Dalilas CHAPITRE IV. 143 à la solde de la reine mère, « toutes bastantes pour mettre un feu « par tout le monde ». Catherine sait où elle veut aller cette fois, ses actes s'autorisent d'une volonté arrêtée ; l'instinct de gouvernement lui est venu ; elle a su prendre un ascendant indiscuté sur ses fils . Quand le jeune Charles IX s'éprit de sa belle - sœur, Marie Stuart, dont il embrassait le portrait en cachette, Catherine fit ses gros yeux de maman terrible, et il fallut rentrer son sentiment en dedans de soi , tout absolu qu'on se crût être . Elle avait compris qu'il ne fallait point rire avec ces enfantsvicieux, blasés avant l'âge, qui eussent de gaieté de cœur couru aux irréparables folies. Ce qu'elle cherchait à éviter devant 2000 MATVRA ODOO 00000 toutes choses, c'était la maîtresse de haut rang, la nouvelle Diane de Poitiers facilement rencontrée dans ce monde ; elle aima mieux choisir elle-même dans la bourgeoisie une enfant peu au fait des subtilités à la mode, une jeunesse éblouie par les parures de son nouvel état, et qui ne songeât à rien d'autre. Elle saurait toujours la repousser assez loin pour ne pas redouter une invasion trop brusque; au lieu que les comtesses, les duchesses mieux au fait des choses, l'eussent su très bien rabrouer sous le couvert de monsieur son fils . 144 LES FEMMES DE BRANTOME. Elle fait si peu de cas des petites gens, des robins, des échevins des villes que rien plus. On lui découvrit dans une famille de l'Orléanais , chez le lieutenant général de robe longue à Orléans, le sieur Touchet, une ingénue discrète, belle à miracle, qu'elle produisit à son fils dans un voyage à Blois. Mais déjà il eût été bien tard si Charles IX n'avait eu dans le sang les perversions rotu. rières de son aïeul ; on le disait lié d'amour avec l'une des plus grandes. Il la délaissa par instinct, parce que la jeune Marie Touchet lui parut plus naïve , ct moins exigeante, et parce qu'elle respirait cette santé robuste dont les femmes de son entourage avaient perdu l'apparence. François Ier recherchait par goût les tendrons de mœurs paisibles ; Charles IX trouva la fille en bon point et grandement désirable ; entre autres choses , son grand-père lui avait légué la passion des bourgeoises. Les moindres histoires de la maison procèdent de la reine Catherine ; elle eût choisi des amants à ses filles comme des maîtresses à ses fils ; l'essentiel était qu'elle ne fût point détrônée dans sa direction morale. A voir sa figure grave de nonne avisée et finaude, ses chairs tremblotantes de veuve mûre, ses yeux perçants et autoritaires , on comprend la transformation énorme qui s'est produite en elle . La Florentine coquette et souple de la petite bande, la rivale de Diane de Poitiers, la belle- mère de Marie Stuart encore timide, a fait place à la mère des rois de France, absolue et inflexible . C'est une abbesse évoluant à l'aise dans le couvent le plus nombreux, le plus dissipé qui soit , et dirigeant les tempéraments de chacun vers un but qu'elle est seule à connaître . Elle s'est enveloppée d'une auréole de veuve, d'un renom d'Artémise, qui font sourire les sceptiques, mais qui en imposent aux simples . Toujours engoncée dans son voile noir, dans ses robes noires, elle est l'image vivante du deuil éternel . Elle n'est point sans reproche ; la chronique MARIE TOUCHET, depuis dame d'Entragues, maîtresse de Charles IX. Crayon anonyme. ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques.) L405 ARIF " J זיין (


CHAPITRE IV. 145 s'égare sur son amour effréné des Italiens qui encombrent les offices . Elle a toujours auprès d'elle les plus méchants drôles qui soient, entre autres les Gondi que leurs infinies prétentions aristocratiques achèvent de démonétiser . Les pamphlets protestants ne la ménagent guère sur ce fait, et ce qu'ils disent l'effraye . En pareil cas les inPOVR LA ROINE DE FRANCE. TIA DEVISE POUR CATHERINE RÉGENTE. Tiré des Devises de Paul Jove. jures parties de haut deviennent rapidement populaires ; les chansons ordurières la montraient prostituée à ces intrigants recueillis par elle ; ses enfants, tenant des Florentins les vices et la cruauté, ne pouvaient être des fils de France. Elle eut le loisir d'entendre un soir deux maçons chanter à tue-tête la plus infâme des satires tout en faisant rôtir une oie sous ses fenêtres. C'était en 1562, au moment de la conférence, Catherine se trouvait dans une salle 19 146 LES FEMMES DE BRANTOME . basse avec Antoine de Bourbon, roi de Navarre. Fou de colère, le roi voulait s'élancer pour faire pendre à l'instant les deux hommes, Catherine se prit à rire . Elle se contenta de crier par la fenêtre aux chanteurs : « Hé ! que vous a faict la royne, elle est << cause que vous rostissez l'oye . » Au fond elle se trompait car les marauds l'avaient volée, cette oie cause de liesse ; mais ces gens étaient de trop petit gibier pour elle : « Il ne faut point, dit-elle, « que nos colères descendent là . » Elle avait reçu une blessure autrement profonde de son compère le connétable, de cet Anne de Montmorency, le premier gentilhomme du royaume, quand il avait dit partout que les seuls vrais enfants du roi Henri étaient les bâtards, le Grand Prieur et Diane de France ' . Les autres sortaient de Florence ; leur méchant regard, leur masque faux, trahissaient leur origine . Si elle eût atteint son compère sur cette phrase venimeuse, elle l'eût traité comme gibier digne d'elle, mais il ne l'attendit point. Bien d'autres pasquins lui revinrent aux oreilles qui lui révélèrent la bataille sourde et malsonnante déchaînée contre elle . On exploitait habilement l'intrusion forcenée des Italiens dans tous les rouages. Ceux-ci se partagent la fortune publique et tant plus ils grandissent, tant plus l'État s'appauvrit et le Trésor se vide . Sardini et Ghiaceti tiennent les finances, Gondi et Strozzi sont aux armées, Birago surprend les secrets d'État. Ils sont bons à tout et prêts à tout. Corrompus, ils pénètrent les âmes françaises dont la dépravation antérieure avait conservé son ragoût de bonne humeur et de franchise nationale. Ils ont appauvri tout le monde, la noblesse et la bourgeoisie, donc ils peuvent acheter les consciences et choisir leurs alliances. Ils sont les maîtres, ils dominent par l'argent , 1. D'Aubigné, t . Jer, liv. II, chap. XIV. CHAPITRE IV. 147 la patience et la ruse ; leurs maîtresses, ce sont les dames huppées, les grandes , que leurs diamants étonnent et que leurs palais attirent , Parvenus jusqu'aux moelles, insolents comme tous les enrichis, il ne leur déplaît pas d'étaler les misères de cette noblesse française qu'ils ont dépouillée. Ghiaceti s'abandonne aux excentricités de son imagination. Dans un bal de la cour, trois femmes différentes, trois malheureuses, achetées par lui à beaux deniers comptants, se prélassent avec son chiffre brodé sur leurs robes. Lui-même découvre le pot aux roses à ses amis et rit plus fort que les autres. Alors on en vient à reporter à la reine Catherine l'horreur de cette situation ; on lui fait un crime d'avoir attiré « cette plaie d'Égypte » , on assure qu'elle s'entend avec ces voleurs pour perdre le royaume. Les huguenots représentent la race nationale, ils interprètent merveilleusement l'Apocalypse contre les intrus . Jouant sur le nom de Sardini, le plus fieffé coquin de la bande, ils disent dans un distique célèbre : Sardini qui modo, jam nunc sunt ingentia cete ; Sic alit italicos Gallia pisciculos. « Hier sardines, aujourd'hui baleines énormes, c'est ainsi que la France engraisse les poissonnets italiens. » Le clan catholique lui-même répudiera l'alliance de ces étrangers, et, pour échapper à l'invasion, il se jettera dans le parti des Guises . D'où le partage en trois camps également acharnés, féroces et irréconciliables. Il faudrait se garder de croire que les femmes de l'escadron volant furent toutes d'opinion pareille ; on y comptait une majorité de royales, mais aussi plusieurs protestantes convaincues et des guisardes en nombre ; Catherine était impuissante à extirper le mal chez elle . Sa trésorière , Charlotte de Beaune, de la maison 148 LES FEMMES DE BRANTOME. de Semblançay, tenait pour ceux de la religion sans en cacher rien. A côté d'elle , Anne d'Este, duchesse de Guise , conduisait le mouvement contraire . Il s'ensuivait des querelles furieuses, des menées sourdes de tel parti contre tel autre , qui faisaient de cette réunion de dames l'armée la plus indisciplinée qui soit . Les jalousies naissaient d'une parole donnée par la reine ; pour une faveur octroyée à une huguenote, mille cris partaient du parti catholique, et inversement. Il y eut des scandales bien inconnus des historiens, mais qui servaient à attiser les rages . Ainsi , lors du voyage de la reine à Dieppe dans le mois d'août 1563 , les filles de la cour furent invitées par le Rhingrave à visiter une galère . La mode n'est pas née d'hier, les marins du xvr siècle recevaient à leur bord comme il se fait encore, et donnaient des fêtes et des banquets. Les belles ne manquèrent pas de s'y rendre. C'était le 14 août, veille de la Notre- Dame, vigile- jeûne pour les catholiques, jour d'abstinence pour la cour. Après la visite du bâtiment, laquelle se prolongea jusqu'à une heure avancée, un repas fut servi sur le pont , et les dames y prirent part. Un fait inouï se passa alors ; un service de viande fut fait auquel tout le monde fit honneur ; ce n'est pas cependant que le poisson manquât dans la ville de Dieppe, mais les frondeuses trouvèrent galant de découvrir ainsi leurs sympathies. L'ambassadeur Chantonnay n'en revient pas, il en écrit au cardinal Granvelle une lettre émue et indignée ¹ . « La faute de tout cecy en est à la reine, dit- il, qui n'acheve de se declarer du tout d'un des costez... il n'y a homme qui sceut persuader à la reyne sinon qu'il est bien d'entretenir les protestants et les catholiques en ce royaume, pour ce qu'il luy semble que ceste division a esté cause de la conservation de son auctorité. » Au fond, 1. Archives de Vienne. Lettre citée par H. de Laferrière. Lettres de Catherine de Médicis, II, 84, note. CHAPITRE IV. 149 Catherine était une femme d'État sceptique et nullement emportée par les passions politiques ; quelqu'un a dit que, pour bien peu , elle eût fait une Saint- Barthélemy de guisards ; l'idée n'est point si absurde en soi . Il lui déplaisait si peu de coudoyer les huguenots qu'elle donnait à ses enfants des nourrices protestantes, des médecins de la religion . Les Italiens de son entourage l'entretenaient dans ses sentiments en haine du duc de Guise, et pour pêcher plus ` sûrement dans l'eau trouble ils contribuaient à la troubler davantage encore. Sur le fait de la morale, il serait oiseux d'imaginer que la reine Catherine eût abdiqué toute prétention amoureuse. Les marques affectées de son deuil cachaient bien des histoires légères ; cette mode du noir allait à merveille à sa figure poupine, à ses frisures blondes, et, quand elle achetait des toisons étrangères , peut-être ne le faisait- elle pas sans arrière-pensée de coquetterie. Brantôme ne la ménage guère sous le couvert de l'anonyme, quand il se contente de la nommer «< une grande reine » . Il décrit son amour des chausses bien tirées dont la vue n'était pas perdue pour tout le monde, surtout pour Jean-Baptiste de Gondi , ce compère obligé des reines demeurées veuves . Parfois des souvenirs la mordent cruellement et elle s'abandonne ; elle a de ces recherches qui font douter de sa vertu . De temps à autre, ses femmes la servent à table à demi nues ; elle les fouette de sa main pour la moindre faute, et rit aux larmes de leurs contorsions. Brantôme est dur pour elle , et plus il la vante, plus il la trousse de court. Ce n'est pas elle, la belle veuve, « bien agréable et très aymable », qui eût songé à un second mariage ; ce n'est pas elle surtout qui eût épousé son maître d'hôtel, comme la mère de Louis XII remariée au comte de Rabodanges, ou la reine Marie devenue duchesse de Suffolk ! La reine mère savait ses devoirs, et messieurs 150 LES FEMMES DE BRANTOME. ses fils eussent souffert trop cruellement de sa mésalliance . Sans en rien dire, le conteur malicieux laisse songer du Gondi dont on rit sous cape, et qu'on affuble de noms sonores. Ces gens vivaient dans une maison de cristal, on connaissait la moindre de leurs verrues. Obligée de se livrer à ses femmes pour se mettre au lit, Catherine est passée au crible ; elle a la jambe admirable, on s'accorde sur ce point, mais la gorge est lourde et la taille empâtée. Les moins prudes vont plus loin encore, si loin que les protestants se gaussent de leurs histoires et en font leur profit . Pourquoi les huguenots ont-ils donné le nom de Catherine à leur plus forte coulevrine ? La reine s'étonne de cette gracieuseté qu'elle ne mérite pas, et s'enquiert de la raison auprès d'un officier singulièrement embarrassé de répondre. « C'est, ditil en rougissant, c'est , madame, qu'elle est la reine des canons , à cause de son calibre extraordinaire ! » Catherine ne bronche pas, mais elle a compris que toutes questions ne sont point bonnes à faire aux gens naïfs. On a peint Catherine comme une névrosée cruelle et sombre suant le crime, occupée de ses cabales, d'intrigues variées et louches ; le portrait en est faux sur plusieurs points . Toute sévère et portée sur le décorum qu'elle se montrât, elle avait le mot pour rire, la phrase leste dans son français italianisé ; elle plaisantait volontiers sur sa chair replète et blanche. Par une singulière coïncidence, jamais on ne vit tant de femmes sans maris. Les recueils de crayons en regorgent, et ce sont les plus grandes : Diane de Poitiers , la marquise de Rothelin, la duchesse de Guise, Diane, bâtarde de France; Mme de Montpensier, l'amirale de Brion, la marquise d'Elbeuf, la princesse de la Roche-sur-Yon, la maréchale de Saint-André, la plus folle ; il en faut passer cent autres. Or, elles ont adopté un uniforme, le béguin noir ou chaperon de CHAPITRE IV. 151 deuil qui fait valoir à ravir leurs chairs rosées et reposées. Celles-là forment la vieille garde de Catherine, elles sont les dames sages par destination ; quand elle les voit en bande comme un concile d'abbesses, la reine sourit finement. Il n'est point étonnant, dit- elle , de les trouver si bien en leur point, refaites et rebondies. « Une femme, assure-t- elle , aussitôt qu'elle est veuve devient plus grasse ; car aucunes femmes ay-je veu entre les mains de leurs marys maigres , seiches, extenuées qu'elles en tomboient sur les dents . Venoient-elles à estre veufves , les voylà remises aussitost comme un cheval maigre et élangory mis à l'herbe qui se reffaict et remect soubdainement. De sorte que c'est une maxime que qui veut engraisser une femme mariée qu'il la fasse veufve, car c'est le meilleur engrais qu'on luy sçauroit donner ¹ ! » Mais elle les tient serrées, malgré qu'elles en aient ; la consigne est de laisser en apparence les préoccupations mondaines. Il eût fait beau voir à sa cour une veuve danser la pavane ou la volte comme du temps du roi François ! En guise de diamants, on se suspend des têtes de mort aux oreilles , on se met des chapelets à la ceinture, on remplace les miroirs par des livres d'heures . Péché caché se tolère, mais que la main gauche ignore les déportements de la droite ! Pourtant le petit dieu Cupidon se vient souvent loger au milieu de ce luxe de choses pieuses . « Au lieu de testes de mort qu'elles portoient ou peintes ou gravées ou eslevées au lieu d'or, de trespassez mis en croix ou en lacz mortuaires, au lieu de larmes ou de jayet ou d'or émaillé ou en peinture, vous les voyez couvertes en peintures de leurs marys portées au col , accommodées pourtant de testes de mort... Puys après , ainsi qu'on void les petits oyseaux quand ils sortent du nid ne se mettre du premier coup à la 1. Brantôme, t. VII, p. 167. 152 LES FEMMES DE BRANTOME. grande vollée, mais volletant de branche en branche apprennent peu à peu l'usage de bien voller, ainsi ces veufves sortant de leur grand deuil désespéré ne se monstrent au monde sitost qu'elles l'ont laissé, mais peu à peu s'esmancipent, et puis tout à coup jettent le deuil et le froc de leur grand voille sur les orties, comme on dit, et mieux que devant reprennent l'amour en leur teste ¹ ! >> Qui a bu boira à la fontaine ! C'est en vertu de ce proverbe que D.GE.LINEM ANNA JACQUES DE SAVOIE, DUC DE NEMOURS, ET ANNE D'ESTE , VEUVE DU DUC DE GUISE , SA FEMME. Brantôme écrit un livre entier sur les veuves. Si la reine Catherine n'a point suspendu son voile aux buissons , c'est qu'elle n'eût pas trouvé facilement un rival à son mari défunt . Il était le non-pair du monde, le plus grand prince de la chrétienté ; elle a gardé son souvenir par doute de rencontrer jamais un héros comparable. Mais combien n'en a-t-on pas connu d'Artémises éplorées, dont les scrupules tombèrent à bon escient ! Songez que la duchesse de Guise « relicte » du preux duc dont la renommée courait par la terre, ne perdit point son temps en regrets stériles et vains ; sa beauté la gardait. Elle prit à la reine Élisabeth d'Angleterre Jacques de Savoie, duc de Nemours, celui-là même que Françoise de Rohan avait aimé, et que les princesses se disputaient à l'envi . Son habillement de deuil servait à faire valoir sa taille majestueuse, bien plus qu'il ne trahissait ses regrets. Elle parut ainsi au voyage de Bayonne, lorsque la reine mère s'en 1. Brantôme, t. IX, p. 659. HENRIETTE DE TOURNON, comtesse de Montrevel, une des veuves de l'entourage de Catherine de Médicis. D'après un crayon de François Clouet. (Bibl. Nat. , Estampes. Cartons alphabétiques. ) дено по эв гэнэт 29 эли эѵэтом livre entier sur veuves. Si la rei Catherine n'a po эггэйто поияиот ад аттаяман suspendu son aioiboM sb 9nitedts ob ( spitalsand aux buissons , c trouvé facilement 16

CHAPITRE IV. 153 fut retrouver sa fille d'Espagne, mille fois plus désirable que non pas dans ses robes de brocart d'or ou de soie. Il y eut un seigneur espagnol surpris de ce charme hautain et de cette noblesse magnifique, qui demanda à Brantôme quelle était cette déesse pareille à la Nuit dans ses voiles sombres ; quand il l'eut su, il se pâma d'admiration, et, ramenant habilement la conversation sur le duc tué : « O ben venturado, s'écria-t-il , ben venturado, otra vez, y mas que con tantos asaltos combatisteis y vencisteis esta lucida dama en las camas y pabellones ! » L'exclamation était un peu vive, mais Jacques de Nemours pensa comme lui : il passa sur le pamphlet du Tigre dont nous parlions tout à l'heure, il passa sur nombre d'histoires gaies, comme aussi la duchesse oublia Françoise de Rohan, même le petit duc de Genevois, et ils s'épousèrent. Le peintre n'était point menteur qui montrait dans ses allégories le char de l'Amour traîné par des boucs conduits par des sirènes, écrasant sur son passage les rois et les princes ! Dans le fracas des guerres, parmi les brouhahas et le chaos des choses de religion, Cupidon et Mercure demeuraient triomphants . Tous deux se sont établis solidement à la cour de France l'un portant l'autre, également choyés et faisant bonne chère. La reine mère les connaît, on dit qu'elle les a domestiqués pour ses œuvres . 20 11 - Les dames, source de fortune et de gloire pour les hommes. Douairières et jouvenceaux. Naïveté de La cour et ses plaisirs . Les idées de Louis de Bussy d'Amboise. - - -- - -


- timides qui laissent échapper l'occasion . Le gentilhomme content et le gentilhomme mécontent. Le costume et ses prêtresses. Les belles décadentes ; les fards italiens, les masques. Les impertinences féminines, les rabroueuses. Les réunions de la reine, les conversations. La vessie de bouc du grand Gergeay. - Influence des milieux. Les peintures érotiques. Hystéries et folies ; dévouements ridicules d'amoureux . M. de Lorges et les lions. Genlis et son plongeon dans la Seine. — Fantaisies bizarres de femmes. Surprises de Brantôme ; le secret de l'apothicaire. - - - - - - - Le diable devenu d'àge. — Les médecins et leur facile et joli métier. - Un praticien loquace. La chute des femmes. - Valets, maîtres et nains. Les suivantes, leurs imaginations, leurs conseils , leur autocratie . La chatière. Marguerite de Valois en Phryné. Regrets comiques de Brantôme. Les attractions de l'entourage de Catherine sont étranges ; c'est un enfer joyeux sur le fronton duquel on eût pu écrire , en contre-partie de la phrase célèbre du Dante : « Prenez toute espérance, vous qui entrez ici . » Le cavalier jeune et dépouillé de scrupules qui en franchit le seuil a sa fortune faite s'il sait jouer de sa personne et de sa grâce. Pour lui , la femme désirable n'est point la plus jeune ou la plus belle, mais celle- là de préférence qui pourra l'avancer dans son état ou dans sa fortune . Nos idées modernes se révoltent de ces marchandages amoureux, non que la race de ces muguets soit perdue, mais parce que notre civilisation juge plus sévèrement les résultats. Nous voyions tout à l'heure Jarnac supporter mal ce renom de mignon de couchette et s'en venger de la bonne manière. C'est que la désorganisation sociale venue d'Italie n'avait point pénétré CHAPITRE IV. 155 1 la cour tout entière. Les gens d'épée comptaient plus sur eux et moins sur leurs amourettes pour se frayer la route. Au temps où nous en sommes, on a changé cela . On est resté brave, aventureux, prompt à la bataille , mais on sait que ces belles qualités ne comptent guère ; une dame, par un mot, vaut mille fois la meilleure campagne de guerre. C'est le signe non douteux des décadences prochaines ; on retrouve plusieurs fois ces tendances en suivant l'histoire pas à pas, et toujours elles apparaissent aux pires instants. Nous avons dit les regrets comiques de Brantôme sur ce fait . Il a trop couru le monde ; il a vu l'Italie ; il a monté à l'assaut des villes , il a tenu les champs et les routes . Cependant que des amis moins dévorés de l'amour de voir restaient tranquillement à leur poste à la cour, et ramassaient les miettes dédaignées. Il s'est tellement imbu de ces idées qu'il en éprouve des regrets sincères, au lieu de s'en féliciter. Il a manqué sa vie. Et tandis que les hommes attendent leur avancement des dames, celles-ci se surpassent entre elles à qui pourra départir les plus grandes faveurs . Elles s'attaquent aux princes, source ordinaire de la grandeur, elles veulent la richesse devant laquelle les portes s'ouvrent très grandes. Elles se font belles, souhaitables, enchanteresses ; elles se livrent, pour posséder à leur tour et choisir leurs serviteurs à leur guise. Suivant la loi commune elles s'égarent toujours, elles élèvent ceux qui méritent le moins les avantages suprêmes. D'où les scandales prodigieux qui mettaient au pinacle des hommes tels que Bussy, d'Épernon, Joyeuse ou Fervacques, pour ne nommer que ceux-là . Bussy d'Amboise est le modèle de ces favorisés ; il a le verbe haut, le mépris des femmes, l'insolence des bretteurs. On l'aime pour ses vices et ses dédains. Lui ne se prodigue jamais et ne se livre pas. On lui fait dire, dans la Fortune de la Cour, ces paroles 156 LES FEMMES DE BRANTOME. qui sont une profession de foi ensemble et un programme de courtisanerie « Voilà comme je me gouverne chez les dames, leur rendant à toutes beaucoup de civilités sans m'engager à une amour passionnée. Si j'en voyois quelqu'une dont ma fortune dépendist absolument, alors de vérité je redoublerois mes debvoirs et outre que j'aurois pour elle un véritable amour, je l'honorerois avec un respect semblable à celuy que l'on fait pour les divinités ¹ . » Malheureusement pour lui , la déesse qu'il a choisie est dans une posture mauvaise à la maison ; c'est de Marguerite de Valois qu'il s'agit , mais, toute sœur du roi qu'elle est , sa puissance est limitée. Bussy ne prend d'elle que ce qu'il veut, il ne l'aime pas, il s'entretient dans ses bonnes grâces en cas de changement de fortune, prêt à la quitter si elle tombe. Ils vont de préférence aux douairières, les subtils coquins, aux femmes d'âge qui se raccrochent aux fards, et qui se croient aimées. Les écus dansent une sarabande folle, et les offices récompensent les complaisances honteuses . Un artiste joyeux nous redit ces amours macabres dans une estampe où quelque vieille avare caresse un jouvenceau en lui montrant des pièces d'or. Je verrais très bien au fond de cette malice anonyme une allusion au prince de Condé, recevant sans sourciller les présents royaux de la maréchale de Saint- André. L'exemple partait de bon lieu , et les gentilshommes pauvres avaient de qui tenir leur excuse. Les pamphlets donnaient des épithètes à ces galants habiles, mais eux ne faisaient qu'en rire ; ceux qui les décriaient n'étaient-ils pas des jaloux laids et sots , incapables de les imiter dans la carrière ? L'espèce des courtisans est variée à l'infini ; à côté de la classe des ambitieux courant droit au but sans nul souci , les timides, 1. La Fortune de la Cour, à la suite des Mémoires de la reine Marguerite, édition de 1713, p. 270. O 000 000 000 LE COURTISAN ET LA VIEILLE FEMME AMOUREUSE. Gravure sur bois anonyme du xvIe siècle . 158 LES FEMMES DE BRANTOME. tout aussi mordus de l'envie de parvenir, mais temporisateurs , arrêtés aux bagatelles de la porte, tel Brantôme. Ceux-ci aiment, les pauvres ! ils ont leurs passions secrètes ou avouées qui ne les mènent à rien . On les voit dans les bals ou dans les fêtes se tenir << à genoux devant leur dame et chercher à luy agréer par leur bonne mine ou leurs discours estudiez. Les autres qui, pour certains respects, ne peuvent parler à celles qu'ils aimént et dont ils sont aimez, se contentent du muet langage des œillades . Quelquefois l'on voit glisser les poulets dans les manchons, et un page adroit en ramassant un gant que l'on fait choir exprès, y fourre ainsy quelque lettre . C'est là une vraye comédie, et ceux qui n'en sont point les acteurs en ont tout le plaisir et les autres la peine ' . Bussy d'Amboise raille aussi les amoureux transis, les simples, attardés aux approches vaines. Ceux- là croient encore à la vertu , à l'amour ! Ils conduisent leur barque en gaulant timidement, comme s'ils craignaient de froisser les herbes des rives. A cette catégorie appartient certain gentilhomme respectueux qui s'est promené avec sa dame une soirée entière dans les allées ombreuses d'un parc, en lui parlant du beau temps et de la pluie . Brantôme a connu ce minable sot, et pour cause, car c'était lui-même. Voici le cas dont on a ri pendant des semaines aux réunions de la cour ; il nous est conté par le gentilhomme très naïf qui se mord les doigts de sa pruderie niaise. Deux honnestes filles « de par le monde » s'ennuient à voir couler la Seine du haut des tours du Louvre, à rencontrer aux portes les hallebardiers éternels, comme autant de geôliers ; elles projettent une partie au grand air , sous les arbres du cours la Reine, au clair de la lune, avec leurs serviteurs. Là-bas il y a des fleurs et de la 1. La Fortune de la Cour, p. 270. CHAPITRE IV. 159 mousse, on oubliera pour un instant les murailles ornées d'yeux et d'oreilles du palais ; on causera sans contrainte. Les cavaliers seront discrets, respectueux, charmants. On part séparément et l'on se retrouve dans de petits bosquets paisibles, sous des charmilles touffues où le bruit des pas meurt sous les herbes foulées . Deux couples se forment qui tirent chacun de leur côté, et de temps à autre on se rencontre et on se salue de phrases gaies. Mais tandis que le premier couple marche plus vite, réapparaît en hâte, plus animé et légèrement ému, l'autre, celui de Brantôme, s'en va tranquillement par les allées , tantôt éclairé par la lune , tantôt dans la nuit, mais toujours pareil à lui-même, gardant ses distances, sans plus, la dame pincée, le cavalier raide comme un saint Georges de pierre. Et l'on se reperd, et l'on se retrouve, pour se reperdre à nouveau . Tant et si bien que l'heure de rentrer sonna, et que le couple rapide apparut à un bout de chemin et vit les autres continuer paisible= ment leur excursion monotone. « Je croy que Bourdeille aura fait du sot », dit la dame contente. On se réunit alors et les deux femmes prennent les devants. Elles chuchotent entre elles , tandis que les cavaliers marchent sans se rien dire. Tout à coup la contente se retourna en égrenant un rire perlé et moqueur. « O le sot, s'écria-t-elle , ô le couard ! ô monsieur le respectueux ! » Monsieur le respectueux baissait la tête , il riait jaune ; c'était une belle occasion perdue à joindre à la liste des autres ; malheureusement il n'était plus à les compter¹ . » Les seigneurs de cette trempe s'en prennent aux autres de leurs maladresses ; ils se deulent sur le rythme lyrique quand leur tête devient chenue et que les dents leur faillent. C'est toujours l'histoire de l'Occasion aux cheveux flottants , qu'il faut saisir au 1. Brantôme, t. IX, p. 404. 160 LES FEMMES DE BRANTOME. moment propice, car elle ne revient pas. Ils ne valent pas mieux que d'autres ; leurs appétits sont aiguisés , mais ils les cachent ; leurs larmes de regret sont celles du crocodile . Le besoin de servir ceux qu'elles aiment a rendu les femmes industrieuses et coquettes ; le luxe des habits s'est accru dans des proportions inouïes ; la parure est un gage de victoire qu'on se garde bien de négliger. Les modes courent la poste comme jamais elles ne firent, et je ne sais quel allégoriste, ayant représenté les femmes du monde entier dans leurs atours ordinaires, s'arrêta à la Française, craignant de la peindre en robes surannées ; il la fit nue, et plaça auprès d'elle en monceau les plus belles étoffes pour lui laisser le choix de les tailler à sa fantaisie du moment. Un jour les dames se coiffent de voiles légers, le lendemain elles portent l'escoffion, un peu plus tard la toque à plume et le bonnet brodé. Leurs robes sont échancrées pendant un mois, montantes pendant une semaine ; les corsages s'allongent ou se rétrécissent sans relâche. C'est une jeune princesse, une enfant quasi , dont les créations font loi dans le cénacle, Marguerite de Valois , celle que nous appelons la reine Margot sur la foi d'une chanson populaire. Les idées excentriques germent dans cette cervelle inoccupée ; elle a la plus riche taille qui se voie, et les folies de costumes ne l'arrêtent guère. Les poètes excitent sa verve, en chantant ses grâces, Brantôme qui l'aime en secret lui glisse à la dérobée des compliments dont elle raffole . Ses robes de brocart à la coupe bizarre sont celles de Vénus ; les Romaines drapées eussent pâli devant elle . Les dames ont des recherches qui trahissent les décadences ; elles ne sortent point sans masque, elles en portent même en dormant pour se garder la peau fraîche. Les plus petites d'entre elles se hissent sur des patins cachés par les jupes et paraissent majestueuses . Les maigres ont imaginé mille supercheries pour sauver CLAUDE - CATHERINE DE CLERMONT, duchesse de Retz, parente de Brantôme. D'après un crayon de François Clouet. ( Bibl. Nat. , Estampes. Cartons alphabétiques. ) atge de victoire qu'on se Er cdo est la poste comme jamais alling riste, ayant représenté les et retours ordinaires, s'arrêta à roles surannées ; il la fit ason des plus belles etoffes pour Fantaisie da moment. Un jour endemain elles portent plume et le bonnet brodė. эмолавая эв эетээр эггэлэнтиомязло за визнТА - 10 montantes pendant (.supitsderqle an Idia) suol sideb nombSau esiqe'A dant quasi, dont les créade Valbis, celle que nous hansen populaire. Les De inoccupée; elle a la S de costumes ne l'arrêtent ndotant ses grâces, Bran- 31 Mad deRete B.H

CHAPITRE IV. 161 les apparences ; elles portent des caleçons rembourrés à la façon des hauts-de- chausse masculins, on a dit par pudeur en dansant la volte, mais en réalité pour mouler la jambe à leur gré. Du Billon dans son zèle excessif mettait au compte de Sémiramis cette invenHORD MERETRICI PVBLI CHE. wwwww FEMME EN PATINS A VENISE. D'après le Recueil de Vecellio. tion biscornue, « tant pour se garder du vent de bise que de la main trop légère des mignons » ; mais le caleçon ne défendait ni de l'une ni des autres comme de bien entendu, il était un objet de luxe, une tromperie. Que de fois la main légère s'égarait sur des tailles robustes et souples où des cotons élastiques suppléaient aux 21 162 LES FEMMES DE BRANTOME. vices de nature ! Tout est postiche à la cour de France, il n'y a guère que les dents qu'on ne sache remplacer encore ; les patins laissent croire à l'élégance, les caleçons arrondissent les jambes grêles , les cheveux rapportés augmentent la chevelure naturelle détruite par les pommades et les cosmétiques . Les Vénitiens industrieux écoulent leurs produits et révèlent leurs pratiques. Onvoyait parfois , exposées aux soleils de l'été, de brunes déesses colorer leur toison à la faveur d'un chapeau de paille sans fond ; c'est la recette de Venise, la maîtresse du Titien avait obtenu ainsi le blond d'or de sa coiffure. Malheureusement les feintes et les faussetés allaient du physique au moral ; les mêmes femmes habillaient leurs amourettes de semblable manière, et les galants, qui se croyaient adorés d'une blonde en son bon point, se trouvaient dupés par une brunette sèche et menteuse, acariâtre à l'user et fausse en toutes choses. Autemps de Charles IX, les courtisans ne se sont point féminisės sur ce point ; plus tard , ils imiteront les coquettes , ils se teindront, ils se friseront. Pour l'instant, ils s'accommodent bravement, mais un peu à la diable. Les Espagnols leur reprochent d'être plus portés sur leur bouche que sur leur habillement ; ils aiment la table et font de l'esprit, tandis que les hidalgos se nourrissent de rien et paraissent des princes¹ . Quand ils changeront de tournure, aux dames ils devront ce grand merci. On imagine bien ce que devaient être les rapports de ces gens entre eux dans la maison de la reine Catherine. Les Italiens avaient donné la mesure de l'impertinence avec Ghiaceti ; les jeunes suivi. rent l'exemple. Ce devint une lutte joyeuse à qui pourrait aller le plus loin dans ses fredaines. Il manquait le roi François par là pour 1. Brantôme, t . VII , p . 136 : « van vestidos y otaviados como reyes » . CHAPITRE IV. 163 corriger les insolences, car Charles IX était malhabile à surprendre les sottises . Brantôme rapporte le conte de ce maître sot qui postait des journées entières des laquais à la porte d'une grande dame, pour faire croire à quelque rendez-vous avec elle ; dans la minute même, on le rencontrait ailleurs, feignant le mystère et très occupé de l'effet produit. Alors les femmes acceptaient la guerre et luttaient de langue et de malice contre les pasquineurs. Il y avait dans les après- dînées des séances orageuses, où les joyeux compères n'avaient pas toujours la bonne place. C'était Mme de Retz, une fille de la maison de Clermont, remariée à un Italien , qui lançait des phrases à double entente et des pointes acérées comme des flèches. Près d'elle Mme de Villeroy rabrouait les audacieux et parlait d'abondance sur les fats et les grotesques . Une nuée de fines mouches accouraient à la rescousse et achevaient la déroute, parmi lesquelles les deux Piennes, Isabeau de Limeil, qui déconcertait même M. le connétable et l'envoyait à tous les diables ; Me de Lavernay ; la belle Vitry, une rouée qui eût pu tutoyer la troupe des cent gentilshommes tout entière, sans peut-être en excepter Brantôme. Quand la reine Catherine est là , assise sur sa chaise haute , tout le monde s'accroupit à terre sur les tapis , et les murmures commencent au hasard des rencontres . Tel a choisi pour une heure telle comme son adversaire, c'est le moment du combat. La reine parle assez haut pour dominer les escarmouches particulières ; parfois cependant des rires s'élèvent d'un des coins de la salle et lui font détourner la tête . Elle veut savoir pourquoi cette joie , mais vainqueurs et vaincus ne tiennent pas à l'avoir pour juge du camp; on répond d'une manière évasive, on rhabille le scandale. Une fois cependant, elle fut mise au courant d'une histoirepar la naïveté d'une fille à qui le grand Gergeay cherchait noise. Pour se venger de celle-ci il lui avait glissé subrepticement sous les jupes une vessie 164 LES FEMMES DE BRANTOME. de bouc enflée et tendue, et s'en était parti d'un air innocent sans rien dire de plus. La reine s'étant levée pour se retirer en son cabinet, les dames se levèrent aussi , et la vessie lâchée brusquement alla rouler jusqu'aux pieds de Catherine . << Nostre Dame ! s'écria la reine, qu'est cela, ma mie, et que voulez-vous faire de cela ? >> Tout éplorée et rougissante , la malheureuse fille dit qu'elle ne savoit ce que c'était, sinon la farce méchante d'un malintentionné, probablement de Gergeay . On le fit mander, mais il avait eu loisir de voir les bonds de la vessie sur le plancher, il ne vint point, car la reine Catherine ne riait pas. Il crut prudent de s'absenter quelques semaines. Ces petits combats autorisaient la liberté de langage la plus excessive, et sur ce point le camp féminin ne le cédait en rien au groupe des cavaliers . Engagées à mi-voix pour ne pas être surprises , les batailles de mots allaient d'autant plus loin qu'elles étaient à vrai dire un duel sans témoins. Brantôme en a ouï deviser de ces femmes, de ces grandes « plus débordées qu'un cheval de Barbarie » . On les nommait marquises de belle-bouche, tant elles poussaient loin le brocard. Même elles s'égaraient d'aventure jusqu'à ne pouvoir contenir leur langue à propos , et dans un silence subit elles lançaient à toute volée des paroles qui les faisaient juger à leur point juste sans les surfaire. Et celles dont les lèvres fourchaient au milieu des conversations sérieuses, et qui jetaient une expression malsonnante pour l'avoir trop répétée ailleurs ! Et celles qui se colorent du prisme de l'arc- en-ciel pour un calembour épicé qu'elles feignent cependant de ne pas entendre ! En public elles savent dissimuler, elles se contiennent ; dans le particulier elles ne se gardent plus guère . On voyait souvent, dans les assemblées d'hommes et de femmes, de hautaines personnes, en semblance de CHAPITRE IV. 165 parler fort posément à leurs serviteurs, qui leur débitaient cependant des sornettes à les rendre fous, « et les pipoient, car elles leur disoyent des paroles si friandes qu'elles et eux se corrompoient L'influence du milieu comptait pour beaucoup dans ces désinvoltures. Les murailles étaient couvertes de peintures représentant les amours des dieux ; les tapisseries racontaient les histoires gaies ; les statues dévoilées tiraient l'œil et attiraient les réflexions des hommes et la réponse des femmes. Il fallait l'illogisme singulier de ces époques pour vouloir empêcher dans ces agglomérations de jeunes seigneurs et de jolies filles les péchés divins étalés partout aux yeux. Par instants Ghiaceti ouvrait toutes grandes les portes de son palais et admettait les dames à contempler les fresques inspirées de l'Arétin dont il avait couvert les murs. Ces visites étaient la fête de monseigneur Satan ; on sortait du musée secret la tête farcie d'histoires dont les amoureux profitaient habilement dans la première surprise des sens . Cette vie malsaine et enfiévrée, entretenue par la promiscuité des voyages, par la lecture des livres italiens , par les libres conversations << fust aux chambres des reines et princesses, fust ailleurs >» , produisait un affolement, un état nerveux aigu, qui faisait oublier les belles résolutions ou les ambitions et détraquait les cervelles. Les coquettes ne se contentent déjà plus d'une passion vulgaire à la vieille mode d'autrefois ; elles recherchent les excentricités, les orgies folles où leurs amants peuvent mourir sous leurs yeux. Une mijaurée a jeté son gant dans une arène où trois lions ont été lâchés pour l'amusement du roi ; elle accordera ses faveurs à celui qui le lui rapportera. M. de Lorges descend dans le cirque , met l'épée à la main, couvre son bras gauche de sa cape, et paraît si ridicule aux fauves qu'ils le laissent parader à sa guise au milieu d'eux. « Donnez-vous de votre dague dans le bras si vous m'ai- 166 LES FEMMES DE BRANTOME. mez, soupirait une autre donzelle à Claude de Clermont-Tallard , si vous m'aimez tant ! » Et lui de s'apprêter naïvement à le faire , quand Brantôme l'arrête en se moquant de sa folie . Il y eut Genlis, mort depuis de la morsure d'un chien enragé, qui se jeta à la Seine, bien qu'il «< nageât comme une pierre » , pour retirer le mouchoir que sa maîtresse y avait lancé. Sans un batelier obligeant qui se trouvait là , il eût suivi le fil de l'eau jusqu'aux filets de Saint- Cloud. Gergeay, l'homme à la vessie de bouc, aimait Jeanne de Hallevin, demoiselle de Piennes ; elle lui donna une écharpe brodée à ses armes, et lui recommanda de la montrer au premier rang des batailles ; il est tué bravement, son écharpe sur le cœur. Martigues subit le même sort, en l'honneur de Marguerite de Valois, son amie d'une heure. Alors ce sont des rivalités à qui ira le plus loin , à qui obtiendra davantage de son cavalier. On met à haut prix les moins pardonnables audaces. Le temps des sentiments poétiques et doux a pris fin. Le seigneur aimé pour lui-même est toujours insolent, scabreux, prompt à l'attaque ; foin des timides et des irrésolus ! Pour l'instant Brantôme ne brille guère, aussi voyage-t-il. Pendant les guerres de France un gentilhomme est reçu par une châtelaine ; il est fatigué, harassé, il se met au lit et s'endort. A son réveil il rencontre deux yeux clairs qui le regardent avec ironie ; il comprend sa fortune perdue, il veut protester de ses regrets , de sa journée de bataille, de son écrasement, on lui rit au nez et la porte se referme pour ne plus se rouvrir. Lerespect est une duperie. Un couple se promène dans un parc, lui très tendre, très empressé, mais sans audace ; elle rougissante et enjouée. Il y a tout auprès des bosquets, des gazons touffus, et des senteurs enivrantes . « Quelle belle place , dit le cavalier, si c'estoit une autre que vous ! » Elle répond tout aussitôt : « -- Vous dites CHAPITRE IV. 167 bien, une place charmante, mais si c'estoit aussi un autre que vousmême ! » C'est pourquoi Brantôme a perdu sa vie, émietté ses années de jeunesse pour rien, tandis que Bussy d'Amboise a pu ce qu'il a voulu, et voulu tant de choses. Brantôme s'étonne cependant que dans cette mêlée d'amouCupido Dieu d'amour,de Venusfeul enfant, Tenant enmain fon arc &fesfleches modaines, Brauant,fefaict trainer enfon char triumphant, ConduitparVolupté, par les Boucs & Serenes. Il renuerfe fouz luy les plusforts &puiflans, Lesplusriches humais, & mefme les plus fages, Bref,tous ceux que lon voit icy bas floriflans, Sont pluyfurmótez & mis en fes cordages. LE CHAR DE L'AMOUR, TRAINÉ PAR DES SIRÈNES . Gravure sur bois .anonyme. rettes, au milieu des énormes dévergondages dont il est le témoin, le cas de Mlle de Rohan soit relativement si rare. Il admire que seuls les princes aient le privilège de faire souche de princillons, quand ils ne sont pas à beaucoup près les mieux servis de la bande. C'est très loin qu'il ira chercher la réponse à ses incertitudes, à Genève, la Rome des huguenots où ses voyages le conduisent. Il 168 LES FEMMES DE BRANTOME. -- trouve là je ne sais quel pitoyable drôle, ancien apothicaire de la cour, gaillard ruséet louche sur lequel les langues s'égaraient naguère. L'aigrefin passait pour reconduire galamment au ciel les petits enfants trop pressés d'en descendre , surtout quand ils n'étaient pas enfants de rois ou de grands princes . Le voici retiré du monde, réfugié dans le giron de la religion prétendue réformée, faisant du marmiteux et de la chattemite , baissant les yeux, poussant des soupirs à cracher ses remords. Brantôme et lui se croisèrent par les chemins, et bien que l'ancien faiseur d'anges eût voulu disparaître, le bon gouailleur de courtisan l'arrêta au passage, heureux de lui rappeler sa profession ancienne . « Comment ! s'écria Brantôme, est-ce que vous mangez de si bons morceaux comme làbas ? —Ha ! monsieur, répondit le misérable, Dieu m'a appelé et je suis illuminé de son esprit ; j'ay maintenant la congnoissance de sa sainte parolle ! Ouy! Et de ce temps, si estiez- vous de la relligion, et si vous mesliez de medeciner les corps et les âmes et preschiez et instruisiez les filles ! Mais, monsieur, je recongnois ast'heure mieux mon Dieu qu'alors, et ne veux plus pescher !! Pensez que le galant avait de quoi faire le pieux et le saint, et qu'il mangeait fort dévotement ses économies. Malheureusement les bons drilles de la faculté jouissaient d'immunités à peu près illimitées. Ils avaient un joli et facile métier dont les seigneurs et les poètes étaient jaloux ; pour un oui , pour un non , ils tournaient et retournaient des chairs friandes, même Burgensis du Goguier, médecin de Catherine, que la chronique scandaleuse malmenait sur le fait d'hyménée, même Honoré Castelan recherché par les grandes dames pour la douceur de ses mains. « Je porte, écrit Brantôme, une grande jalousie à un médecin qui faisoit traictz J. Brantóme, t . IX, p. 568. --- CHAPITRE IV. 169 pareils à une belle grande dame que j'aymois et de qui je n'avois telle et pareille privauté, et l'eusse plus désirée qu'un petit royaume ' . » Ronsard s'écrie en parlant de sa mie : Ha! que je porte et de haine et d'envie Au médecin qui vient soir et matin ... Cent fois le jour la visiter afin De voir son sein qui d'aimer le convie. Vous qui avez de sa fievre le soin , Parens, chassez ce médecin bien loin, Ce médecin amoureux de Marie, Qui fait semblant de la venir panser, Que pleust à Dieu, pour l'en récompenser, Qu'il eust mon mal et qu'elle fust guarie 2 . - - D'ailleurs le secret professionnel ne leur pèse guère. Brantôme et le baron de Vitteaux , de la maison de Duprat, — le même qui poignarda peu après Du Guast dans son lit , traitaient un soir M. Legrand, une des sommités chirurgicales d'alors ; celui- ci s'abandonna après boire, et leur fit une douzaine de contes tous plus salés les uns que les autres . Il nommait ses clientes sans vergogne, il décrivait par le menu leurs pires misères. Quand neuf heures sonnèrent, il se leva en grande hâte : «<< Vrayment, s'écria-t- il , je suis un plus grand fol que vous autres qui m'avez icy retenu deux bonnes heures à baguenauder avec vous, et cependant j'ay oublié six ou sept malades qu'il faut que j'aille voir. » Tous trois de rire. Vitteaux ayant dit : « Vous autres , messieurs les médecins , vous en faites de bonnes, et mesme vous, monsieur, qui venez d'en parler comme maistre. Ouy ! ouy ! répliqua Legrand d'un air mystérieux, nous en sçavons et faisons de bonnes, car nous sçavons des - 1. Brantôme, t. IX, p. 569. 2. Ronsard, Amours, livre II , édition de 1585, p. 151 . 22 170 LES FEMMES DE BRANTOME. secrets que tout le monde ne sait pas, mais ast'heure que je suis vieux, j'ay dit à dieu à Vénus et à son enfant. Meshuy je laisse cela à vous autres qui estes jeunes ¹ . >> La démoralisation est partout ; les parlementaires, que des histoires très graves nous montrent occupés du soin de leur charge, résistant aux caprices des rois , solennels , dédaigneux, et parlant vertu du haut de leurs fourrures, ne savent guère se montrer rebelles aux séductions féminines . Lorsqu'une belle femme voit sa cause désespérée, elle sait par où fléchir les intégrités les plus célèbres. Elle assiège le prétoire, elle attend les magistrats aux portes, les reconduit dans son char branlant, minaude, jacasse, implore, menace, promet et obtient gain de cause. Ses mines valent le meilleur dossier, ses sourires triomphent des plaidoiries les mieux étudiées ; c'est la revanche de l'escoffion contre la barrette , la victoire de la vertugade sur la simarre. La robe rouge est comme le froc, elle se jette aux orties pour bien peu ; Phryné est toujours maîtresse de l'aréopage pour savoir montrer à propos sa jambe ou sa gorge. « Je m'en rapporte à plusieurs conseillers rapporteurs et présidents pour les bons morceaux qu'ils en ont tastez des femmes des gentilshommes ! » Il est vrai que, par contre, les gentilshommes savent où rencontrer mesdames les présidentes , c'est un prêté pour un rendu . On eût dit que les amours faciles eussent blasé ce monde rassasié et désenchanté, que l'hystérie des anciens Romains fût revenue avec la passion basse des patriciennes pour les affranchis, pour les histrions de cirque. On vit parfois des filles de bonne race dédaigner l'accointance de leurs pairs, pour suivre leur 1. Brantôme, t. IX, p. 569-570. 2. Id. , t. IX, p. 185. CHAPITRE IV. 171 maître d'école ou leur professeur de dessin, car la mode est venue de pousser très loin l'instruction jadis méprisée. Plus elles s'avancent dans les lettres ou les arts, plus elles se démoralisent, c'est l'ordinaire aventure. Une princesse se corrompt pour avoir DAME SE FAISANT CHAUSSER PAR UN VALET. D'après la gravure de Mathieu Mérian. WMerianBafiliens Facit voulu approfondir la fable de Tirésias, le plus malpropre des mythes anciens ; d'autres, pour expliquer la Bible en sa Genèse. << Vrayment ! s'écrie Brantôme avec une comique pudeur, telles leçons se devoient bien faire à ces filles ! N'y en a-t- il pas d'autres ? >> Le proverbe espagnol a bien raison de dire : « D'une mule qui fait hin ! et d'une jeune fille qui parle latin , délivre- nous, Seigneur ! » 172 LES FEMMES DE BRANTOME. Délivre-nous des maîtres d'épinette , des danseurs de ballets , des pédants, des cuistres, de tous ces bâtisseurs d'académie, professeurs de peinture inutiles et phraseurs. Ils apparaissent aux tristes instants dans les cours polies , et tant plus ils dominent et tiennent le haut de la chaussée, tant plus les femmes oublient le foyer , la maternité, l'amour chaste, tout le but de leur vie. Il ne faut parler qu'avec réserve de celles qui recherchent les valets ; elles sont nombreuses pourtant, même parmi les huppées. Au dire de Brantôme cette passion maladive tient à la sévérité des parents qui repoussent au loin les galants du monde et méprisent assez les laquais pour ne rien redouter de leurs entreprises. Le fait est constant cependant, et les registres du Parlement nous en content de cruelles sur la matière. C'étaient souventes fois les valets tailleurs , les couturiers, qui l'emportaient à cause de leurs fonctions spéciales. Ils habillaient et déshabillaient leurs maîtresses, ils ajustaient les chemises ou les caleçons. « Est- il possible que cest homme ait esté mon rival ? » disait un prince en regardant le maître habilleur de sa femme; et il ajoutait avec philosophie : << Ouy! je le crois, car, ostée ma grandeur, il m'emporte d'ailleurs . » Catherine de Médicis, faisant tirer ses chausses par son valet de chambre, lui demanda à brûle-pourpoint si telle vue ne lui disait rien ; il répondit respectueusement que non. Elle lui donna un soufflet pour sa peine. La race immonde des bouffons , habitués à làcher hors de propos les plus ordurières paroles, achevait de répandre la dépravation. Victor Hugo l'a dit en ses beaux vers, on ne faisait aucun compte de ces fantoches, ils étaient aussi peu gênants que les chiens. Les femmes se dévêtent devant eux, les excitent de leur insouciante impudeur. Ils s'emportent quelquefois aux moins pardonnables offenses, leurs privautés sont excessives, ils vivent dans CHAPITRE IV. 173 une atmosphère où leur dégradation native de noués s'accentue terriblement. Jusqu'où ne vont-ils pas ? Telles dames, qui finirent en bonne odeur de meschines , ont pris des fols le plus clair de leur science, et ont allumé « leur mesche en ce premier tison » . Brantôme a connu quelques-unes de celles-là, entre autres la créature LA VIEILLE CONFIDENTE. Gravure anonyme. dont il parle ainsi : « Quand je la vis en ces privautés devant sa mère qui avoit la réputation d'estre l'une des plus saintes et prétendues preudes femmes de son temps, qui en rioit et en estoit bien aise, je présageay aussitost que de ce petit jeu l'on viendroit au grand et à bon esciant, et que la damoyselle seroit un jour quelque bonne frippe-sauce, comme elle fust '. » 1. Brantôme, t. IX, p. 565. 174 LES FEMMES DE BRANTOME. Je ne parle point des suivantes vieilles ou jeunes, la peste noire, mille fois plus entraînées par leur tempérament à prêter la main aux débauches cachées ; elles portent à domicile les poulets d'amour, montent la garde aux portes, exploitent savamment une situation difficile. Jeunes, elles sont rusées, hardies, insolentes, avec «< leur nez levé » et leur petit chaperon de velours tombant en pointe sur le front ; elles sont au service des dames assez instruites en leurs amours pour se priver de duègnes. Vieilles, elles passent professeurs, elles enseignent aux filles ce qu'elles ont appris ailleurs, elles ont des pratiques spéciales, des recettes ingénieuses qu'elles se laissent mendier ; elles ont fait de nombreuses maisons dans leur vie, où elles ont gagné l'expérience. Souvent les galants s'adressent à elles devant que tenter une première démarche ; ils agissent à coup sûr, sur des données et des renseignements précis . Et donneuses de conseils avec cela, et compatissantes pour les délaissées . « Hé ! n'est- il pas bien malheureux, soupirent- elles, ce mary, d'avoir une si belle femme et la laisser ainsy seulle si longtemps sans la venir voir ! Ne mérite-t-il pas que vous le trompiez tout à trac ? Vous le devez, car, si j'estois aussy belle que vous, j'en fairois autant à mon mary s'il demeuroit autant absent. » Puis ce sont les tyrannies, les menaces de tout révéler à la moindre bouderie ; la race des chambrières n'a pas changé. Quand elles sont mises hors des confidences, elles percent les portes pour voir et entendre, elles passent les nuits à guetter les galants. Mme de Villequier ne souffre pas leurs ingérences, elle les parque dans leurs chambres et reçoit son amoureux seule, à la minuit, dans l'obscurité. Elle craint cependant les indiscrétions, car il y a une chatière à la porte de sa chambre, elle la ferme alors d'une planchette mobile qui ferait du bruit si on cherchait à voir par là. Elle est tranquille. CHAPITRE IV. 175 Une nuit, c'est un petit chat qui entre par le trou ; les deux coupables sursautent ; mais, ayant vu la cause de leur frayeur, ils se remettent à chuchoter, sans vouloir donner la chasse au matou pour éviter le vacarme. Ils ménagent une sortie à leur visiteur et Ausemps lever done, &quins ans, del Rubin,gardesagdefaspesie Tanda Margin, lumber do bupion Puisque inrisaleBerger Gba elementy & per mais com legere 8paslamaniere The fer la fosf Falloween belle chande LA VIE DES GENS DE CAMPAGNE. D'après les tapisseries de Gombaud et Macéc. laissent la planchette relevée . Ils ne s'avisent pas que deux yeux plongent par l'ouverture et les surveillent, comme autrefois Catherine de Médicis regardait Me de Valentinois . A la lueur douteuse de la lampe de veille, les servantes surprennent les secrets, et , furieuses de n'avoir pas été consultées, se concertent sur la conduite à tenir. Doit-on le dire ? Faut-il tolérer de si méchantes et abominables histoires en maison « honneste » ? On le dira pour 176 LES FEMMES DE BRANTOME. l'honneur du mari et le scandale des amoureux ! Il s'ensuivit de gros orages, et le galant, pris au gîte, fut vertueusement occis pour n'avoir voulu refermer la chatière ' . Qu'on leur laisse , au contraire, mettre un pied dans son intimité, elles en ont bientôt installé deux. Les princesses indulgentes sont leurs plus ordinaires victimes, témoin Marguerite de Valois, qui les entretenait trop familièrement. Brantôme fait le conte d'une visite matinale de Bussy d'Amboise à la future reine de Navarre. Elle était encore couchée, et l'une de ses femmes attendait l'heure de l'habiller. La venue de Bussy ramenait les gaietés ; on rit beaucoup , on se grisa de paroles , la suivante prenant le pas sur les autres, et folâtrant à outrance. Tout à coup, et avant que la pauvre Margot eût pu soupçonner rien, la futée personne saisit les couvertures et, les arrachant brusquement du lit , exposa, comme autrefois l'avocat de Phryné, un corps magnifique, la merveille, le nonpareil du monde. La princesse eut bien un mouvement de colère, mais comment se facher tout de bon en présence d'un sentiment d'admiration aussi naïf ? Bussy rhabilla la sottise ; il eût contemplé Vénus qu'il n'eût point poussé des exclamations plus enthousiastes. Il assurait, plus tard , à Brantôme, qu'il vivrait éternellement sur ce souvenir d'une minute, que ses yeux ne reverraient jamais plus de comparables beautés . Celui- ci meurt de regret de ne s'être point trouvé à pareille comédie : « Et moy, dit- il , et moy au moins puissé-je avant de mourir avoir une telle veüe ! >> On comprend, en lisant ces croustillantes anecdotes , que les vieux Gascons pudiques aient choisi leurs femmes en deçà du port de Pile en Poitou ! Au fond de leurs castillons de la Garonne, dans leur petit coin de terre reposé et mesquin, ces aventures rappor 1. Brantôme, t. X, p. 546. CHAPITRE IV. 177 tées par les voyageurs prenaient une importance énorme. Quand le jeune Henri de Navarre partit pour cette cour de perdition et de damnation éternelle, que de psaumes furent chantés pour le garder du mal ! Et si de hasard quelque riche seigneur étranger recherchait en mariage une fille de France, ce n'était jamais que la raison politique qui parlait . Philippe II en épousant Élisabeth , sœur de Charles IX, agissait en sceptique ; Ferdinand de Médicis, prenant Catherine de Lorraine, tenait à se renseigner auprès de médecins habiles , qui firent les diligences convenables . Brantôme opine impartialement que ces soupçonneux ont souvent bien tort : << Car il y en a de très chastes, honnestes et vertueuses, voire plus qu'ailleurs, et la vertu y habite aussy bien, voire mieux, qu'en tous autres lieux . » Ah ! la plaisante idée de croire posséder chez soi le paradis terrestre, quand on voit les bergers, les simples bergers des campagnes bien autrement déportés sur les amourettes que non pas les courtisans décriés ! Les peintres ont surpris les marauds dans leur vie pastorale ; Gombaud et Macée ne se gênent guère en gardant leurs moutons dans les clairières. « Vénus habite partout, jusque dans les cabanes des pastres et girons des bergères , voire des plus simplettes . » Lorsqu'elle passe sur l'Univers, elle embrase aussi bien la Gascogne ou la Provence que l'Ile-de- France et les châteaux royaux. 23 III Les femmes et la politique ; les toiles d'araignée. -- - Amours de commande. La gloire fugitive. Antoine de Bourbon et les prunes de Rouen. Louise de La Beraudière de l'île Rouet, la tendeuse de fil . - Le prince de Condé et Isabeau de Limeil. L'araignée qui travaille pour soi . Les intermèdes du secretaire d'État. - ses accrocs. La venue d'un prince. - Surprise d'un bon père. cardés et coups de pied d'ànes . - La défense morale d'Isabeau . - Le voyage de Dijon et Vengeances de broLa fin d'un roman. - Une nouvelle Mme de Chateaubriand. La Sardine ». La dernière entrevue de deux anciens amoureux. Le ménage Sardini. La rentrée à la cour. D'autres Circés, Mmes de Sauves et de Retz. « Bien heureux qui en peut escapar ! » - « Si quelque bourdon mène grand tapage dans la campagne, s'il effraye les petites mouches paisibles et écrase les fleurs , il rencontre tout à point les filets tendus de l'araignée où il s'englue . C'est fini du ronron formidable et des bruissements d'ailes . » La reine Catherine n'aime pas le bruit de ces bêtes folles qui font tressaillir ; elle sait à propos leur tendre des embûches où les plus avisés s'embarrassent, s'ils n'y meurent pas toujours . Sa cour de filles ardentes, vierges de scrupules, est une arme terrible contre ses adversaires ; elle a voulu paraître ignorer leurs vices pour les mieux employer à ses besognes. Personne n'a su jeter plus à propos quelque combattante isolée, et souvent inconsciente, au milieu des politiciens d'alors, pour détourner les chefs de file et les surprendre. Si austères qu'ils veuillent paraître , ces hommes sont de leur temps, ils ont les faiblesses communes à leurs contemporains. Des femmes les ont lancés dans des aventures, des femmes les arrêteront tout aussi bien en plein essor. Celles qui réussissent sans provoquer les scandales sont grande- CHAPITRE IV. 179 ment louées et récompensées, les maladroites sont d'autant moins. soutenues dans leurs peines qu'elles ne sauraient jamais invoquer l'excuse d'une mission déterminée . 597 Les princes tapageurs sont attirés à la cour sous un prétexte ou sous un autre, ils viennent tout occupés de leurs affaires , bien décidés à ne livrer aucun secret à la reine Catherine, à ne faire pas de concession. Ils sont guindés, farouches, impitoyables avec leurs grands airs de redresseurs de torts . On feint de discuter froidement avec eux, on ne les flatte guère, ils sont très assurés d'euxmêmes ; mais voilà que, dans les antichambres de la reine, ils rencontrent une fille attardée là comme par hasard, qui fait une solennelle révérence . C'est la plus fraîche de l'escadron , la plus timide en apparence, la mieux éduquée ; le grand malheur, pense le justicier, de se heurter à de telles innocences parmi les hontes des autres ! Et il LA GLOIRE FUYANT LE DÉBAUCHÉ. D'après les Emblèmes de Medicus. passe une première fois , une seconde, une troisième, sans se livrer davantage. Il revoit son ingénue dans une fête, il lui parle, elle répond simplement ; pourquoi ne chercherait-il pas à l'entraîner hors de « la Babylone » en tout bien, tout honneur ? Alors ce sont des conversations plus longues, loin des regards, des compliments poétiques, empruntés aux lettrés, et qui se débitent à mivoix. La fille est émue, elle est éprise ; là-bas le peintre de la reinc est chargé de la « pourtraire » , et l'esquisse fragile passera dans l'album du prince amoureux. 180 LES FEMMES DE BRANTOME. Lorsque les partisans de celui -ci apprendront l'histoire, ils manderont lettres sur lettres pour l'avertir des embûches ; il n'en tiendra nul compte . Il a l'âge d'homme, il sait se conduire et démêler le vrai du faux au milieu des perversions catholiques ; c'est la fin de son repos . Dans les Emblèmes de Junius Medicus, un héros repose auprès d'une fille ; à côté d'eux, une table servie de mets et de vins ; par la porte entr'ouverte la Gloire s'enfuit. « Où vas-tu , Gloire ? dit la légende, Gloire au clair visage, pourquoi abandonnes- tu cet homme ? Je fuis , répond-elle, le guerrier vautré dans le duvet, le ministre de Vénus, l'esclave de ses sens. » - Quofugitiva ruis, quemve aversata relinquis Gloria clara virum ? Desero suffultum pluma, Venerisque ministrum Mancipiumque gulæ¹. C'est ainsi qu'Antoine de Bourbon, roi de Navarre, rencontra Louise de La Beraudière. Elle le changeait un peu du visage revêche et pointu de Jeanne d'Albret, sa femme ; elle parlait des mieux et jetait une note gaie qui détonnait sur les huguenoteries de l'entourage. N'était-ce point un bizarre ménage que celui de cette cour de Navarre, où le roi jouait au protestant quand sa femme était catholique fervente, et redevenait catholique quand la reine embrassait la religion réformée ? Sans foi ni loi d'ailleurs, amoureux de toutes les femmes, fol de cœur et de corps, le père d'Henri IV devait plus que nul autre s'engluer dans les embûches de la reine Catherine. Louise de La Beraudière le sut très proprement amener à résipiscence, jusqu'à lui faire oublier ses belles promesses de bataille, ses menaces, ses serments, jusqu'à lui faire entrevoir un divorce possible avec la reine Jeanne. Quand il eut 1. Junius Medicus, Emblèmes, in - 8° ; Anvers , Plantin , 1566. CHAPITRE IV. 181 retourné sa casaque, comme on dit, les injures ne lui manquèrent pas ; il fallait que la fille l'eût ensorcelé pour le tenir ainsi malgré tout. Sans la vouloir abandonner jamais, il songea quelque temps à l'alliance de Marie Stuart ; il y eut même des pourparlers à ce sujet, mais Catherine ne le voulut pas, et ce fut Louise de La Beraudière qui s'entremit à rompre les démarches commencées. Elle fut cause de sa mort. Blessé au siège de Rouen en 1562 , et à peine remis de sa blessure, Antoine de Bourbon appela sa maîtresse auprès de lui. On était en novembre ; dans la maison où le malheureux prince soignait son arquebusade, le vent d'automne lui apportait parfois les menaces des huguenots embarqués sur la Seine. Il voyait de son lit le Château-Gaillard et les Andelys, sur lesquels errait un soleil aussi pâle que lui-même. Un jour en allant à sa garde-robe il trouva sur le mur ces vers écrits au charbon : Ha ha ha! pauvre Caillette, Tu scauras bien mésouan Que vallent les prunes de Rouen Pour avoir tourné ta jacquette ¹ . Mais ses folies amoureuses l'avaient repris ; il se jugeait immortel, étant roi ; pour un gros péché ses blessures se rouvrirent, il mourut dans les bras de Louise de La Beraudière, en bonne odeur de protestant. Peut- être la demoiselle regretta-t -elle cette mort qui la privait d'une sérieuse influence, peut-être même ne compritelle point très bien le rôle honteux qu'elle jouait, mais elle ôta cette épine du pied de Catherine . Brantôme avait connu Louise de La Beraudière, il lui envoya des vers de sa façon , c'est- à-dire les plus plates banalités du monde, mais il feignait d'ignorer « la toile 1. Bibliothèque nationale, Recueil de Rasse des Noeuds, manuscrit français, 22560, fol. 116. Il mourut le 27 novembre 1562 . 182 LES FEMMES DE BRANTOME. d'aragne >> tendue par elle, la méchante histoire à laquelle elle fut mêlée. Elle était « honneste » , il ne lui demandait rien d'autre . Les protestants se montrèrent moins tendres ; ils firent cette épitaphe au roi de Navarre : Cy-gist le corps aux vers en proye Du roy qui mourut pour la Roye. Cy-gist qui quitta Jesus- Christ Pour un royaume par escript, Et sa femme très vertueuse Pour une puante morveuse... ' . Toutes ces misères n'empêchèrent pas la pauvre du Rouet de rencontrer sur sa route deux braves seigneurs pour lui offrir le mariage ; le baron d'Estissac et Robert de Combaut n'hésitèrent point à succéder au roi de Navarre en tout honneur et gente courtoisie . Heureux ceux que le danger d'autrui rend plus sages ! dit le vers latin, mais Louis de Bourbon, prince de Condé, a oublié ses classiques ou ne sait point se les rappeler à propos . Lui aussi s'emporte en bruyantes colères au fond des provinces ; il rendrait à lui seul la France parpaillote dans les moelles, tant il s'agite adroitement, tant il bouleverse les consciences avec son imperturbable conviction de partisan. Il rève d'une couronne, si haute fût- elle , il pille les basiliques, et de leurs trésors frappe des monnaies à son effigie. Petit, bossu, chétif, il a la haine farouche des mal venus, l'esprit aiguisé des gibbons ; malheureusement il chasse de race, il ne résiste guère aux charmes d'une séductrice . Catherine le sait , et sa perte est résolue. Il faut jouer serré avec un tel homme ; un soupçon le jetterait 1. Recueil de Rasse des Noeuds, ibid. , fol. 116. CHAPITRE IV. 183 dans les entreprises les plus redoutables, et l'éloignerait à toujours ; une intrigue banale ne le retiendrait pas et le pousserait à la vengeance. Ici la première partie s'est heureusement engagée d'elleLVIS III DE BCVRBON. PRINCE DECODE Ludrag oon BourbonRift Cond ~ Com Gra ha & Pruingie 186 Zind LOUIS DE BOURBON , PRINCE DE CONDE. Gravure allemande anonyme. même à une époque où la guerre n'avait point éclaté encore. Louis de Condé s'est embarqué en 1559 à Fontainebleau dans un délicieux roman d'amourette . Une dame - une enfant presque l'a doucement nommé dans une poésie, et sans se faire connaître 184 LES FEMMES DE BRANTOME. l'a prié de la réciproquer. La réponse ne s'est pas fait attendre , le prince l'a commandée en alexandrins au meilleur poète de par là . Il disait : J'ay plus que vous de raisons de me plaindre De ce qu'à moy vous vous recommandez , Et vostre nom ne dittes, ne mandez . Que a-t-il donc qui vous deust faire craindre ? Une amitié sage ne se doibt feindre. Commeje crois que vous la demandez, Et dedans moy faut que vous entendez Qu'amour lascif ne se peult plus empreindre. Dieu a mon cœur si vivement attaint, Que tout désir folastre y est estainct ; Amour de Dieu toute la place a prise, Mais s'il vous plaist de m'aymer en celuy Qui a ma foy retenue pour luy, Elle n'en peult ny veult estre reprise ¹ ! C'est la commune rengaine ; ces gens n'aiment plus que Dieu qui les a touchés de sa grâce, comme l'apothicaire retiré dont Brantôme nous disait quelques mots tout à l'heure . Mais quand un visage frais, une mine éveillée paraissait au détour du chemin, le bon Dieu se voilait de gros nuages gris pour ne pas voir la triste contenance de son élu . Et l'on peut dire que l'allure du prince de Condé ne se conserva point longtemps farouche . Celle qui lui avait écrit, qui lui demandait un regard , c'était Isabeau de La Tour, de la maison de La Tour d'Auvergne, cousine de la reine, une rieuse, une brocardeuse, une dédaigneuse. Pour l'avoir ainsi prié, et prié dans une langue tendre et plaintive , la moqueuse enfant devait être singulièrement touchée d'amour. Louis de Condé n'en osait 1. Recueil de Rasse des Noeuds, ms . 22 560 , fol. 102 . CHAPITRE IV. 185 croire ses oreilles ; la légende formée sur la gente Isabeau l'enveloppait d'exubérances et de joyeusetés , mais l'imaginer soupirante et transie, roucoulante comme une colombe, lui semblait une particulière et inattendue rencontre. Il ne s'avouait pas , le bel innocent, que cette renommée folâtre la servait auprès de lui , qu'il l'eût comptée à vil prix si elle fût restée en ses brocards d'habitude. Il s'enflamma précisément pour avoir cru à un changement subit et irrésistible provoqué par sa propre personne. Il en vint même à la proclamer une beauté idéale, bien que Brantôme un amoureux, cela va de soi la réputât maigre et sèche, outre mesure, et que ses portraits nous la dépeignissent telle . - A peine esquissée, l'amourette fut arrêtée par le départ du prince de Condé ; il se devait à ses huguenots , il refoula pour un temps ses pensées, et s'en fut au loin . Dans l'intervalle , Isabeau ne chômait point d'intrigues ; elle oublia le prince pour Florimond Robertet, un vantard , capable « d'escandaliser » la troupe entière des filles . C'est aux noces de Claude de Beauvillier, comme nous l'avons dit, que le prince de Condé apprit son infortune. Il n'y voulut pas croire un instant pour la bonne opinion qu'il avait de lui et de ses mérites ; il fut néanmoins plus froid auprès de la demoiselle, il joua aux désespoirs, aux rancunes ; elle bouda de son côté et feignit de mépriser les pasquins d'où qu'ils vinssent, de se désintéresser des accointances trop élevées . Pour mieux accentuer son dédain des grands personnages , Isabeau s'en prenait au connétable de Montmorency qui la nommait «< sa maîtresse » par ironie ; elle le relevait vertement. « C'est bien raison, assurait- elle ensuite, que vous rencontriez quelqu'un qui vous rabroue puisque vous estes coustumier de rabrouer tout le monde ! » Isabeau s'attaquait surtout au prince de la Roche- surYon, un Bourbon marié à la riche douairière de Montejean, et qui 24 186 LES FEMMES DE BRANTOME. avait celé les trous de ses pourpoints par les écus de son alliance. Cousin du prince de Condé , la Roche-sur-Yon empêchait par toutes démarches les relations de son parent avec M de La Tour. C'étaient alors des scènes curieuses où la langue de la jeune fille s'égarait en des remarques outrageantes et perfides que le prince CAROLVS VIIT שששש D.G FRANCOR REX: PIETATE ET PLETATEA CHARLES IX. Gravure sur bois anonyme. buvait comme lait, n'ayant rien de mieux à faire . Catherine n'intervenait pas , elle ne savait rien , c'eût été folie d'exiger d'elle une ingérence spéciale dans chacune des discussions journalières de sa cour ; elle se contentait de sourire en haussant les épaules. Condé se relâchait de ses fureurs, il venait plus souvent à Fontainebleau ou à SaintGermain , et la reine goûtait fort une passion qui liait pieds et poings à son adversaire ; cette considération la faisait passer sur les fredaines les moins convenables . Les choses allèrent ainsi jusqu'au voyage décidé par elle du roi Charles IX à travers la France. Il s'agissait de se montrer dans toute sa puissance, et pour cette cause, on fréta la caravane obligée des déplacements royaux. Charles IX entraînait sa suite de gentilshommes , Catherine , son escadron de trois cents dames , parmi lesquelles Isabeau de La Tour- Limeil , Mlle de Limeil, pour lui donner son nom de cour. Chaque ville traversée par la troupe donnait des fêtes ; à Dijon, la municipalité enchérit sur les autres ; CHAPITRE IV. 187 il y eut des banquets, des tournois, des bals où les pavanes et les voltes retinrent les voyageurs jusqu'au jour. REBECA A l'heure précise où chacun regagnait son lit, il y eut un brouhaha dans la garde- robe de la reine. Isabeau de La Tour qui avait dansé sans relâche toute la nuit, qui s'était montrée plus mince, plus gracieuse que onques, qui s'était tenue au premier rang partout, Isabeau, insouciante, railleuse, endiablée comme toujours, venait de mettre au monde un poupard joufflu, criard , bien en vie, un petit courtisan tombé au champ d'honneur. On juge de l'effrayant esclandre ; les petites amies accourues pour voir une rivale en souci , les seigneurs riant à se tordre, la reine courroucée, à demi pâmée de colère , et supputant les suites probables de l'avenIABDAV DE LATOVR ISABEAU DE LA TOUR-LIMEIL , ture. Isabeau pâle, les yeux baissés, jouant depuis femme de Scipion Sardini . Tirée du livre du comte de Permission. l'étonnement comme si elle eût cru à une plaisanterie . Et dans ce mouvement inusité , Gilles de La Tour, père de la coupable, accourant dans la chambre de Catherine, avant de savoir rien de précis, croyant à la mésaventure d'un compère, et se livrant à une joie délirante, sans que la reine l'osât avertir et pût se retenir elle-même d'éclater . Une fois renseigné le voilà bien sot, et sa figure prit une telle expression de solennité comique que les rires redoublèrent, passèrent des uns aux autres, montèrent aux combles, descendirent aux caves, et emportèrent la maison entière dans d'inextinguibles contorsions. Il en coûta cher à la pauvre Isabeau de n'avoir su jadis retenir sa bouche ; elle est par terre, abandonnée, conspuée, les vengeances se font jour. Le sieur de Maulevrier, gendre de Diane de Poitiers, l'accuse positivement d'un crime énorme : Isabeau lui aurait con- 188 LES FEMMES DE BRANTOME. seillé d'empoisonner le prince de la Roche- sur- Yon, pour la débarrasser d'un gêneur. Un second prétend qu'elle en voulait faire tout ainsi à Madame la reine Catherine, sur les suggestions du prince de Condé . Les lâches viennent à la rescousse ; c'est le clan des dédaignés, les plus acharnés qui soient. L'enfant est-il du prince, ou de Florimond Robertet ? Les commentaires vont leur train , on nomme les favorisés en grand nombre, et cette énumération parait stupéfier Catherine. Sans donner le temps à la malheureuse de se reconnaître, on la place sur une civière, on la hisse sur un chariot, et la voilà partie à travers les routes défoncées de Bourgogne, secouée et ballottée, pour le couvent des religieuses d'Auxonne . On instruira son procès afin de connaître ses complices, et de tirer au clair les accusations d'empoisonnement. Elle écrivit pendant ce voyage une lettre touchante au prince de Condé ; elle le nommait son cœur et lui révélait son état misérable . Quand les juges se présentèrent à elle , Isabeau se défendit de son mieux. Si elle aimait le prince de Condé, c'est que la reine l'y avait poussée ; quant à l'enfant malencontreusement survenu, si elle eût mis en pratique les recettes ordinaires de ses compagnes, et se fût servie des apothicaires en renom, sa faute n'eût point été découverte. Pour comble de misère, les huguenots prirent assez mal son accident, ils s'évertuèrent à tirer Condé du mauvais pas, et à le ramener à sa foi jurée . Ils usèrent de leurs moyens habituels, les pamphlets, et insinuèrent que Florimond Robertet était en réalité le vrai père de l'enfant. Le prince ne se laissa point convaincre . Isabeau ayant été transférée à Tournon pour faciliter l'instruction et la tenir à proximité de la reine Cathe1. Papiers d'État du cardinal Granvelle, t. VIII, p . 305. 2. Publié par Lucas de Montigny, Récits variés, in-8°, 1874 ; p. 117. CHAPITRE IV. 189 rine, Condé l'enleva prestement un soir et la conduisit hors de la portée des rancunes. Leur lune de miel dura peu. Après les premières effusions , vinrent les reproches, les ennuis ; ils virent l'avenir bien sombre. Condé marié ne pouvait songer à épouser sa maîtresse, les gens de son parti le tiraillaient sans cesse pour la lui faire quitter. Isabeau, trop fière pour être discutée, se montra hautaine, s'emporta contre l'auteur de ses maux. L'esprit sert mal les amoureux ; elle avait tant d'esprit ! Il y eut des querelles, des pleurs, des récriminations ; Condé reprocha Robertet et les autres. Au fond le prince à bout de ressources venait de rencontrer tout à point la maréchale de Lustrac pour redorer sa maison. Il n'y mit point de coquetterie, il abandonna la pauvre Limeil à elle-même en pleine détresse, et courut à la nouvelle venue. Et puis dans la suite il perdit sa femme et rechercha en mariage Françoise d'Orléans, une personne austère qui ne souffrit pas que les souvenirs de son mari traînassent par la France. Elle exigea comme don de joyeux avènement les bijoux d'amour autrefois donnés par lui à Isabeau , et le minable et triste seigneur acquiesça à cet ordre péremptoire. C'était la réédition de l'histoire arrivée à Mme de Châteaubriand, seulement la délaissée n'était plus de complexion aussi débonnaire. A la vue du messager qui venait lui réclamer les joyaux , les portraits, les livres enluminés , elle partit en une folle rage, en une scène affreuse. Un moins brave se fût retiré sans attendre la fin , le conseiller du prince tint bon . Saisissant alors le portrait de Condé, le premier gage qu'elle eût reçu de lui , Mlle de Limeil le décora d'une paire d'andouillers énormes, et le jetant au messager stupéfait : « Dittes à cette belle princesse, s'écria-t- elle , qui l'a tant sollicité à me redemander ce qu'il m'a donné, que si un seigneur de par le monde — le nommant 190 LES FEMMES DE BRANTOME. - par son nom — en eust faict de mesme à sa mère, et lui eust repeté et osté ce qu'il luy avoit donné, qu'elle seroit aussy pauvre d'affiquets et pierreries que damoiselle de la cour ! Or qu'elle en fasse des chevilles ou des pastés, je les luy quitte¹ ! » Condé fut très penaud du résultat, mais il ne comptait guère ces accrocs, et son épiderme n'était pas autrement sensible. On s'accorda toutefois à lui donner tort « d'avoir ainsi despité et desespéré ceste pauvre dame qui avoit bien gaigné tels presens par la sueur de son corps >> 2. De rage, Isabeau de Limeil se vendit à Scipion Sardini ; elle ne commettait pas une monstruosité pire que son ancien amant recevant d'une veuve la terre de Saint-Valery pour ses beaux yeux. L'Italien lui apportait une fortune énorme, des palais, et le merveilleux château de Chaumont- sur-Loire qu'il venait d'acquérir. Les deux époux se lançaient parfois de cruelles vérités au visage, elle, lui reprochant l'honneur qu'elle lui faisait de porter le nom de Sardini ; lui , ripostant que cet honneur ne valait plus bien cher, et qu'il l'avait payé son prix. Mais tout de même cette alliance hétéroclite rouvrait les portes de la cour à la belle Limeil ; son procès était apaisé , et son péché ne gênait personne. Elle revit un jour le prince de Condé sur le chemin du château de Chaumont où Sardini l'attendait. Ses bagages et ses voitures se heurtèrent aux avant-postes des combattants de Jarnac, et parmi eux au duc d'Anjou vainqueur. Un cadavre défiguré était étendu sur une civière que des hommes portaient ; mais si l'on soupçonnait l'état du mort, on n'osait risquer une opinion définitive. Le duc d'Anjou s'approcha de la litière de Mme de Sardini et la pria de lui dire si 1. Brantôme, t. IX, 2. Id. , p . 511. p. 510. CHAPITRE IV. 191 d'aventure elle reconnaissait l'homme étendu là ; elle descendit et s'agenouilla . Tout à coup on la vit se dresser, les yeux grands ouverts, la face convulsée ; elle ne dit que ce mot : «Enfin ! » A des marques intimes elle avait reconnu son ancien amant, et la vengeance venait sous une forme bien inattendue et bien terrible. Enfin ! Toute sa haine de femme dédaignée, mésalliée, toute sa vie perdue tenait dans cette exclamation folle . Elle n'eut pas une larme, et raide , dure, elle reprit son voyage. Bizarre destinée que la sienne ! La voici heureuse, maîtresse d'une fortune à peine possible à évaluer, grande dame en dépit de ses tares ; et cependant cette rencontre lui apportait plus d'un regret. Elle n'osait s'avouer que pour le peu de durée des choses elle eût préféré s'être mariée au prince, au héros protestant, même au prix de ce veuvage. Et quand elle revit le Sardini au milieu de son luxe, vautré dans ses tapis, une rancœur énorme la saisit, le dégoût effrayant de sa déchéance morale ; les scènes habituelles entre eux prirent un caractère d'acuité plus grave, sans que le misérable traitant s'imaginât très bien d'où lui tombait ce redoublement de colères et de reproches. « Le noble Lucquois » baissa la tête et tendit le dos aux coups. Ces filles de sang princier ont de singulières complexions de nature ! Sardini eût pu dire avec le vieux pasquineur de l'ancien temps : J'ay une dyablesse de femme Qui me tance bat et diffame Ni jamais à moy ne s'accorde, Mais comme lié de sa corde Fait de moy tout à son plaisir ¹ . Elle lui fit durement payer ses prétentions de parvenu et son 1. Montaiglon, Recueil de poésies, 1. II , p . 188 . 192 LES FEMMES DE BRANTOME. orgueil de financier ; chaque minute apportait sa récrimination . Puis , elle fut surprise à son tour par les goûts de son mari, elle devint une femme d'argent, une créature avide, serrée , qui mit les écus sur un autel et les adora. Par contre, Sardini se «< gentilhommait assez pour devenir un ambassadeur possible dont la reine Catherine se servit en diverses occurrences. Trois enfants naquirent de cette association financière, deux fils et une fille ; celle- ci le portrait de son père ' , ceux-là tenant de leur mère, bientôt brouillés entre eux, plaidant pour recevoir la plus grosse part de cette fortune immense ; triste descendance de parents plus tristes encore. La reine Catherine ne lui a donc pas gardé longue rancune des mésaventures de Dijon. Elle a reconnu que les accusations partaient de sources méchantes et méprisables ; tout au plus lui en voulait-elle d'avoir été maladroite et inconsidérée ; c'était à ne se plus fier à personne ! Elle fut pour un temps circonspecte et rappela à elle ses combattantes isolées et solitaires , par doute qu'elles ne commissent de moins excusables bévues. Sa surveillance journalière ne chômait pas, et tout en permettant les commencements d'intrigues capables de la servir en ses desseins, elle coupait les chiens au bon moment pour empêcher les partis extravagants à travers le tendre. La lutte se circonscrivait autour d'elle ; deux femmes, << deux Circés » , pour leur conserver le nom poétique d'alors, la servaient en ses besognes, sans pouvoir jamais échapper à son contrôle ; d'abord , Charlotte de Beaune, mariée au seigneur de Sauves, la vraie femme de Brantôme, celle-là, jolie , sceptique, passant et volant d'un amour à l'autre avec la froide insouciance 1. Daniel Dumonstier nous a laissé le portrait de cette fille, devenue Mme de Marsac. Bibliothèque nationale, Estampes. Crayons alphabétiques. Maleza. FRANÇOISE D'ORLEANS - ROTHELIN, princesse de Condé, rivale d'Isabeau de Limeil. Crayon de François Clouet . (Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques . ) ) sjbpsporidican J- ] ) SLD ( "/ tube ?} ' powŋjs Bipporpedne " " jongs ( fimèote qe quilon Lamil ob undsəlb əlav ' Couqe qe bijиc6776 ' -KOLHFгIZ « KIEVZ ) (, 1 KEVAČOPPE MELA-PRINCESSEDECONDE 16 rontoitatours

CHAPITRE IV. 193 d'une Messaline ; puis Mme de Retz, de la maison de Clermont, la grande coquette de la cour avec Marguerite de Valois, figure très vulgaire d'ailleurs , physionomie épaisse et quasi rustique, mais l'esprit et le charme incarnés, savante comme un évêque et mieux qu'un évêque, précieuse non ridicule, amalgame divin de finesse et de gaieté et bonne à dérider les moroses, à entraîner les humeurs chagrines, à calmer les emportements politiques . Ni l'une ni l'autre ne croient , leur religion ne les gêne guère , ce sont les vraies païennes de la Renaissance. Aujourd'hui , suivant une procession en longs costumes sombres, demain nues jusqu'à la ceinture , les cheveux épars comme les épousées du menu peuple, et servant à la table des princes et de la reine mère¹ . Claude-Catherine de Clermont est la propre cousine de Brantôme par sa mère Jeanne de Vivonne- Dampierre. Elle a, dans son extrême jeunesse, épousé le vieux maréchal d'Anne baut, « un fascheux » qu'elle expédie promptement aux enfers. Elle garde de lui la baronnie de Retz assise en Bretagne, héritage magnifique, digne d'un prince du sang. Un Italien s'accommodera de la femme et de la terre, Albert de Gondi, condottiere sans courage, ambitieux sans valeur, élevé par les rapines et les exactions au premier rang des nobles. Catherine de Clermont se laissera prendre à cette alliance avec le majestueux dédain de ces femmes ; elle n'avait point aimé d'Annebaut, elle méprisera Gondi, mais leur association sera profitable à l'un et à l'autre. A peine conjoints, les voilà séparés, lui parti en expéditions diplomatiques , elle demeurant auprès de la reine mère, qu'elle sait flatter et dont elle tire de « bons morceaux » . Des étrangers passent-ils à la cour, Mme de Retz les harangue en latin, les enjôle en français , les charme et les entraîne ; 1. Pierre de Lestoile, Journal de Henri III (année 1577). 25 194 LES FEMMES DE BRANTOME. son allure tient des princesses, sa parole est celle des dieux . Elle va très loin sans se compromettre, parce que le tempérament lui faut. Au contraire, sa rivale, Mme de Sauves, donne plus qu'elle ne promet, mais par calcul seulement. Mme de Retz a un amant, ALLEGORIE SUR LES « TOILES D'ARAGNE » D'après Martin de Vos. Charles de Balzac d'Entragues, dit le bel Antraguet, un mignon exempt de vergogne, qu'elle entretient par mode, par pose, sans plus de conviction . Mme de Sauves s'est successivement donnée aux trois fils de Catherine de Médicis, aux princes du sang, aux seigneurs de moindre importance, avec l'impudeur d'une folle , et l'arrière- pensée d'en faire son profit. Le hasard des nuitées lui laisse surprendre mille secrets qui ne tombent pas dans l'oreille d'une CHAPITRE IV. 195 sourde ; on s'étonne quelquefois de voir la reine mère au courant des moindres choses , c'est que Mme de Sauves a su parler affaires en des instants où les réticences deviennent une injure, et cette sirène est trop charmante pour qu'on la veuille sciemment peiner. Brantôme a pris soin de nous énumérer les tendeuses de « fil d'aragne » dont on n'eust sceu rien reprendre de leur temps, car toute beauté y abondoit, toute gentillesse , toute bonne grâce . Et bienheureux estoit-il qui pouvoit estre touché de l'amour de telles dames, et bienheureux aussi qui en pouvoit escapar ! » Il faut bien comprendre cette dernière phrase ; elle s'applique aux gentilshommes circonvenus, arrêtés , livrés à la reine mère par leurs accointances avec les filles de la petite armée. A d'autres époques, des politiques ingénieux reprendront pour leur compte les moyens spéciaux de la reine Catherine, mais les éléments leur feront défaut. Jamais on ne retrouvera cette discipline dans la débauche, cette espièglerie joyeuse dans les passades les plus terribles ; les femmes de Brantôme, pimpantes, étourdies et sérieuses à la fois, ne réapparaîtront pas. IV Les reines de Brantôme . - Les filles et la bru de Catherine. - Élisabeth de Valois , reine d'Espagne. Gasconnades de Brantôme. La Phèdre espagnole. Don Carlos et sa - - belle- mère. Un tombeau de l'Escurial . Élisabeth d'Autriche, reine de France. — L'arrivée à la cour. - Charles IX et la jeune femme. - -- sœur. Une petite égarée. Les nuits royales . - La maladie du roi Charles IX. Marguerite de Valois et sa belle- - La Saint-Barthélemy et la jeune reine de France. - -- Diane et Vénus. Le a« très victorieux » roi de France . Les fuites. — Vincennes ; les derniers moments du roi . — Piété Les conseillers . Marguerite de Valois. - 1 - de la reine. La reine Blanche. La reine la plus populaire et la plus décriée. Le mercure mouvant. La cour des enfants royaux. Marguerite à dix- huit ans. Ses modes. Surprises au mariage de la princesse avec Henri de Navarre . La pression des deux frères ; scènes de famille . — Marguerite et son mari ; ses dédains . — Ingénuitės voulues . La beauté de Marguerite jugée par ses contemporains ; l'admiration de Brantôme. La fin de la reine . Ses amants. Son ennemi du Guast. Le douaire de la reine Élisabeth. Brantôme retour d'Usson. - - - - - Effrois de Il y a trois petites reines dont il faut bien parler, trois reines de Brantôme accomparées par lui aux trois Grâces ; trois physionomies si diverses pourtant qu'on ne saurait dire ; deux sont filles de la reine Catherine : Élisabeth de Valois et sa sœur Marguerite, la divine Margot de la légende ; l'autre la bru, la petite fleur de Vergissmeinnicht transplantée, la chaste et mignonne Isabelle d'Autriche, que les Français ont nommée Élisabeth, et que les conteurs les plus sceptiques ont posée sur son piedestal de vierge en la saluant avec respect. Que n'a-t-on pas dit sur les deux premières , Valois et Florentines tout ensemble, tenant de leur père et de leur aïeul je ne sais quelle crânerie plaisante et admirée, ayant emprunté aux Médicis leur amour du luxe et des plaisirs, jusqu'à leur visage poupin, arrondi , leurs yeux brillants et domi- CHAPITRE IV. 197 nateurs ! Rivales de leur belle- sœur Marie, Stuart, elles ont successivement tenté les peintres, les poètes, les romanciers . On a faussé pour elles l'histoire vraie, on l'a embellie ou assombrie, on leur a créé une popularité où l'imagination a brodé sur les faits certains, on les a décrites sans bien les connaître . Au contraire de ces héroïnes de la Renaissance , Isabelle d'Autriche n'a jamais provoqué ni enthousiasme ni colère. Elle a passé timidement au milieu des bruits formidables d'alors , résignée, tranquille, simplement attachée à ses devoirs, si bien qu'elle a troublé les folies , qu'elle a étonné la cour entière , même Brantôme, surtout Brantôme, qui la nomme avec émotion sans chercher à la comprendre. du le Catherine aimait ses deux filles, elle n'eut pour sa bru que mépris. C'est que celles-là procédaient de sa manière d'envisager les choses , qu'elles avaient perdu de très bonne heure les scrupules vains des âmes candides, qu'elles étaient belles, étourdies, coquettes , susceptibles de suivre ou mieux de précéder leurs contemporaines. Par contre, Isabelle s'était prise d'une passion encombrante pour roi Charles IX son mari ; elle mettait dans son amour une persistance touchante qui n'admettait aucune ingérence . Elle était venue en France pour être la femme du roi , elle connut ses faiblesses , elle vit sa maîtresse installée à la cour, elle apprit la naissance d'un fils , elle n'en fut ni ébranlée ni distraite . Elle se condamna à une vie de recluse entre deux vieilles dames qui lui rappelaient son pays ; les fêtes se passaient loin d'elle, rarement apparaissait-elle dans les déplacements incessants de la cour, et pourtant sa foi demeura entière, enracinée, profonde. D'où pouvait sortir cette petite plante vivace que les orages courbaient sans la briser jamais ? Élisabeth de Valois, sa belle- sœur, ne l'a point connue. C'est l'aînée des filles de France, on l'a mariée par raison à Philippe II d'Espagne , · non no point un vieillard , comme l'a prétendu la légende , - 198 LES FEMMES DE BRANTOME . mais à peine ayant dépassé la trentaine. - Élisabeth a quatorze ans ; elle sera une grande reine, elle brillera, une Valois voudraitelle autre chose ? Sa mère n'eût d'ailleurs jamais consulté ses préférences, la question politique primait toutes les autres ; Catherine envoya cette enfant comme un gage de paix. A peine entrée sur les terres espagnoles, Élisabeth fut reçue par son beau-fils , don Carlos, du même âge qu'elle, prince valétudinaire et malingre, qui fit en son honneur des bravades enfantines. Carlos , tout jeune qu'il fût, n'aimait pas son père ; on a dit que la petite Élisabeth lui avait été promise avant que d'accepter l'alliance de Philippe II . Mais ce serait prendre l'histoire au rebours que d'imaginer une passion née de ces promesses diplomatiques ; don Carlos avait failli épouser toutes les héritières royales du moment, et il ne les pouvait vraiment adorer toutes. Peut-être fut-il séduit par la grâce de sa petite belle-mère ; elle apportait par delà le parfum français , si vantė, elle le changeait un peu des Castillanes, belles pourtant, mais guindées et engoncées dans leurs costumes étranges . Il s'attacha à elle , pour ce grand merci qu'il lui devait de l'avoir gentiment agréé dès la première entrevue. Sur cette « bonne chère » , on eut vite fait de broder le roman que les courtisans arrangèrent à leur manière, et Brantôme ne fut pas le dernier à laisser courir ses vagabondes pensées. Il fit un voyage en Espagne, il fut reçu par la reine, il eut le loisir de l'entretenir longuement et de recueillir les impressions des gens de là-bas. On lui a conté bien des histoires, il les a toutes amassées dans sa mémoire, et plus tard il les écrira, il les embellira, et finira par se persuader mille choses impossibles à concilier entre elles. Je l'ai surpris dans une gasconnade superbe, la meilleure, la plus exquise qu'il ait jamais servie, sur laquelle j'ai glissé dans l'introduction . C'est quand il se donne humblement pour le re- CHAPITRE IV. 199 bouteur des vertus princières, le sauveur des réputations. Il a assisté un jour à une scène pénible. Élisabeth a deux filles, mais deux filles qui ressemblent à leur père Philippe II comme le fils d'IsaLufrnickexcud SABELLA GALL REGIS FILIA REG HISPANIE CONIVNX ÉLISABETH DE VALOIS , REINE D'ESPAGNE. D'après la gravure de Liefrinck. beau de Bavière ressemblait à Charles VI, comme le bleuet ressemble au chardon. Les bonnes langues espagnoles assuraient à la petite reine que les infantes tenaient d'elle , et d'elle seulement. 200 LES FEMMES DE BRANTOME. Brantôme comprend la sottise , il est de leur avis, mais il mentira. Il sait que sa royale compatriote « a quelque poussière en sa fleute » , il colorera le fait en galant gentilhomme. Et tout aussitôt de protester avec énergie que les enfants sont le portrait vivant de leur père, qu'il faut être aveugle pour en juger autrement. Or voyez comme les rapprochements de dates sont décevants ! Brantôme est à la cour d'Espagne vers le mois d'octobre 1564, c'est à ce moment qu'il voit Élisabeth , qu'il rapporte de ses nouvelles à la reine Catherine ' . On a su par lui que Philippe II couchera avec sa femme, grave événement, car Élisabeth a eu les fièvres , et les médecins étendent sur elle leur baguette prohibitive, comme le docteur de Sancho Pança sur les plats friands de l'ile de Barataria. Or, à cette époque, la reine en est toujours à attendre sa postérité future, son premier enfant naîtra longtemps après ; Brantôme n'a donc pas donné son avis sur les ressemblances, il gasconne sans honte. Pourquoi le croirions- nous davantage sur les phrases à double entente dont il malmène la pauvre Élisabeth ? C'est de là pourtant que Schiller a pris l'idée de son drame célèbre. D'après les on- dit, Carlos aimait sa belle- mère, non plus en enfant gâté, mais en héros tragique ; Philippe II avait surpris le secret, et dans un tournoi où le roi et la reine assistaient, don Carlos ayant fait des prodiges sur un genet d'Espagne, Élisabeth se serait écriée : <« Ah! que un tel pique bien ! » Philippe aurait répliqué froidement : « Oui , mais il pique trop haut ! » Hélas ! la vérité est moins attachante et moins pathétique. Don Carlos ne quitte guère les fièvres ; Élisabeth elle-même se sent mal du climat d'Aranjuez ; 1. H. de Laferrière, Lettres de Catherine de Médicis. « J'ay veu depuis peu de jours le s de Saint-Estienne et le jeune Bourdeille (Brantôme) , qui m'ont rendue de plus asseurée de la bonne santé et entière convalescence de la royne ma fille... » (Catherine, lettre à M. Sulpice, du 28 novembre 1564. ) SAINE GAVEVIEVE 22

CHAPITRE IV. 201 pas, les médecins jouent un rôle énorme dans ce prétendu roman amoureux. Tout au plus soupçonnerait-on quelque secret penchant de la jeune reine dans les lettres écrites par elle, où les rechutes nombreuses de Carlos sont énumérées, où les oracles douteux des guérisseurs sont rapportés et commentés. Elle s'ennuie à mourir, la pauvre Française, dans l'étiquette tatillonne et ambiguë où la voici plongée . Elle s'en console en favorisant de son mieux le rapprochement entre le roi son mari et la reine Catherine . Sa beauté, d'ailleurs , ne lui sert de rien ; elle est grande, brune, pâle et distinguée, les Espagnols l'adorent de loin, et quand ils la voient, ils la réputent le chef-d'œuvre de Dieu le père ; malheureusement ces compliments outrés ne la touchent Élisabeth a la nostalgie de Saint- Germain, où les princesses avaient la vie plus libre et plus occupée. A supposer même qu'elle ait eu de la tendresse pour don Carlos , sa passion se trouvait mise à de cruelles épreuves. Aucun jour ne se passait sans l'offre d'un mariage pour lui ; elle-même caressait le projet de lui faire épouser sa sœur Marguerite ; Catherine de Médicis la priait instamment de prêter la main à cette union, et sans l'état précaire du prince, nul doute que l'aventure n'eût été menée à bonne issue. En fin de compte cette intrigue revêt les apparences d'une passion entre deux pensionnaires d'un hôtel- Dieu. Élisabeth écrit à sa mère, à chaque courrier, un bulletin de santé monotone : « Le prince a encore sa fièvre quarte, et ne luy diminue point. » Elle-même a fait une fausse couche, elle a eu la petite vérole dont les marques lui sont restées sur le nez ; on ne la voit guère fringante dans les rapports des ambassadeurs. Quand elle devint enceinte, en 1566, on la dorlote comme une poitrinaire. Fourquevaux l'a vue « soubz ung grand pavillon de damas cramoisi, si chaudement qu'il n'est possible de mieux. Elle avoit la parole 26 202 LES FEMMES DE BRANTOME. bien bonne et le sourire accoustumé, néanmoins son visage est bien maigre et blesme » . De « grosses bestes » de médecins espagnols l'ont saignée , comme s'ils eussent cherché à la tuer net ! La France est décidément un paradis, les femmes qui la quittent après l'avoir pratiquée ne retrouvent guère le moyen de vivre loin d'elle . Élisabeth s'étiole sous le ciel d'Espagne , admirablement bleu pourtant, mais si différent de celui du pays natal. Elle n'a qu'un rêve, le revoir ; qu'un but, dépasser les Pyrénées, ne fût- ce qu'un jour. Loin de s'acclimater à la longue, elle prépare les retours ; y eûtelle songé si don Carlos l'avait aimée et servie ? Elle n'a même pas la ressource de parler de la France absente avec les deux femmes qu'on lui a laissées ; celles- ci vivent en mauvaise intelligence, et leurs doléances occupent les entrevues . Son genre déplaît aux courtisans espagnols ; elle est trop libre, trop bonne personne ; elle évite les duègnes révérencieuses chargées de veiller sur elle . Philippe II passe pour lui faire un excellent visage, Brantôme nous le dit, il l'a répété à Catherine , et Charles IX se croit obligé à en remercier << monsieur son bon frère » , par l'entremise du sieur de Méru. Quand elle lui donne une héritière, en 1566, on est à la joie ; mais bientôt les heures sombres reviennent ; Philippe II voyage, il écrit à peine. Élisabeth apparaît alors comme une recluse, reportant son activité sur la politique, mère à ses moments perdus, quand le cérémonial encombrant lui permet d'embrasser sa fille, et que l'anémie ne la cloue pas sur son lit royal. Carlos la visite, lorsque lui- même le peut , elle l'entretient doucement de projets de mariage. Elle lui montre les portraits reçus de France, et surtout celui de la jeune Marguerite, si provocante déjà. C'est un jeu auquel le futur roi d'Espagne se laisse prendre volontiers ; il compare la petite Française à ses sœurs, à sa mère, à Marie Stuart, aux princesses qu'on lui destine en CHAPITRE IV. 203 Europe, et toujours il revient à Marguerite : « Mas hermosa es la pequeña ! » assure-t-il , « C'est la petite qui est la plus jolie. A quoi la suivante française d'Élisabeth répond : « C'est votre FH Hans liefrink exaud CAROLVS D. G.HIỆP. INFANS PHILIPPLIN, ANGL REGIS FILIVS. DON CARLOS , INFANT D'ESPAGNE. D'après la gravure de Frédéric van Hulsen, publiée par Liefrinck. future femme, monseigneur ! » Il sourit alors de ce sourire épais dont il a hérité de son grand-père Charles- Quint ; ses lèvres bourguignonnes murmurent quelque chose que personne ne peut comprendre. 204 LES FEMMES DE BRANTOME. Alors pourquoi n'épousait- il pas Marguerite ? Avait-il pour sa belle-mère cet entraînement dont on a tant parlé, ou bien Philippe II , le sachant à la fois faible de santé et désespérément vicieux, craignait- il pour lui cette union disproportionnée ? Marguerite avait un tempérament redoutable dont les ambassadeurs parlaient sans détour. Et puis la réunion des deux sœurs ne seraitelle pas préjudiciable à la tranquillité de l'État ? Les deux choses sont possibles. Mais les intrigues entre la belle- mère et l'infant ne nous sont pas prouvées . Brantôme a beau nous affirmer imperturbablement, sous le voile dont il use en pareil cas, « qu'un très grand prince de par le monde soubçonnant sa femme de faire l'amour avec un gallant cavallier, le fit assassiner sortant le soir d'un pallais et puis la dame », il fioriture encore. Don Carlos ne fut point assassiné. Il fit un jour une chute en sortant du palais d'Alcala et se rompit. On n'attendait plus rien de lui quand Élisabeth écrit à la reine Catherine qu'il ne passerait pas la nuit . Il faut avouer que ses préoccupations se trahissent dans son billet laconique . C'était en 1562. Don Carlos traîna six années une existence souffreteuse ; quand les folies de tous genres eurent hâté sa fin , il mourut ensuite de ces choses, le 24 juillet 1568 , précédant Élisabeth de quelques jours à peine. La reine fut enlevée à la suite de couches, le 3 août. Ces coïncidences donnèrent à gloser aux gens . On a dit la reine Catherine atterrée de cette mort inattendue, mais bien explicable. Élisabeth était une ruine, toute jeune qu'elle fût, et les maladresses des médecins hâtèrent la catastrophe . Il y a loin , d'ailleurs , de ce dénouement banal à la fin de drame rêvée par Schiller, où le roi surprenait son fils dans les bras de la reine et livrait les 1. Louis Pâris , Négociations sous François II, p . 884. CHAPITRE IV. 205 coupables au grand inquisiteur ; la mort ne fut point appelée , elle vint d'elle- même et fit une besogne prévue et fatale . On a placé don Carlos et sa belle- mère sur le même tombeau de l'Escurial, ils accompagnent Philippe II et ses deux autres femmes . Ce groupe de cinq personnes agenouillées , ne paraissent se taire que parce qu'elles prient¹ . La petite Française regarde en souriant le spectateur . Le sculpteur Leoni qui l'a modelée lui a conservé cette expression gaie comme s'il eût voulu faire oublier les histoires lugubres colportées sur elle, les tristesses des on-dit . Chez nous le contraste a été favorable à Élisabeth ; on l'a comparée à sa sœur Marguerite et on l'a proclamée sage, prudente ; « c'estoit une princesse autant vertueuse que cette sienne sœur estoit vitieuse et folle » . Un poète lui composa une épitaphe louangeuse : Tout ce qui cy peult estre de grand et de beau , La fille d'un grand roy, d'un grand roy la compagne, Et la sœur d'un grand roy qui conjoignit l'Espagne Avecques les François, gist dessoubs ce tombeau. Elle planta chez nous de la paix le rameau , Et voiant maintenant l'une et l'autre campaigne, Qui par ses propres mains dedans le sang se baigne , Et lassée de veoir ce spectacle nouveau , Ne voulant à la guerre assister de présence, Ne pouvant du destin forcer la violence, Elle meurt, et mourant : « O Dieu si tu te plais De voir pour nos péchés tant de malheurs sur terre , Vueilles, dit- elle, au moins que d'une grande guerre Réussisse à ta gloire une éternelle paix ³ . » 1. Cardereira, Iconographie espagnole , II , 74. « Diriase que no se las oye hablar porque estan orando . » 2. Divorce satyrique. Édition de Pierre Marteau, Cologne, 1720. 3. Bibliothèque nationale , Recueil de Rasse des Nœuds, manuscrit français , 22563 , fol. 261 . 206 LES FEMMES DE BRANTOME. Deux ans après la mort de la reine catholique, Philippe II cherchait à se remarier ; les habiles lui destinaient la fille de l'empereur d'Allemagne Maximilien II , encore une enfant. Elle est fraîche, elle est pieuse, elle est insignifiante ; c'est tout ce qu'on sait d'elle. Les portraits officiels laissent percer la délicatesse de sa chair et la candeur de ses yeux ; sauve l'origine , on eût dit quelque fille bourgeoise de Nuremberg, née pour le foyer d'un artisan modeste. Catherine de Médicis s'est émue des prétentions du roi d'Espagne, elle s'agite pour les contrecarrer, et réussit à rompre les pourparlers. Elle a jeté son dévolu sur la princesse pour son fils Charles IX. Outre que l'alliance saurait avoir son profit, la reine mère rencontrait chez Isabelle d'Autriche des qualités de race à opposer aux fougues du jeune roi ; l'Allemande est honnête, retenue, aimante, elle s'allie très bien aux Méridionaux : or Charles IX est un Florentin bâtard , l'occasion ne pouvait s'offrir meilleure. Un dessinateur spécial est allé querir une esquisse là - bas pour l'apporter au jeune roi , lequel n'y trouve ni bien ni mal. Mais quand Marie Touchet, la maîtresse en titre, l'eut vue, et qu'elle eut comparé au paisible visage de la princesse sa figure à elle si étrangement espiègle et agaçante, elle fit une moue dédaigneuse ; Charles IX pouvait sacrifier à la raison politique, « l'Allemande ne luy faisoit pas peur ! >> Dans le même instant Isabelle d'Autriche se prenait d'amour pour son prétendu sur les miniatures de Clouet qu'on lui avait mandées. Il a l'œil bon de son père, un air de distinction que la pauvre Allemande n'avait jamais rencontré autour d'elle. Croyante à la manière naïve des filles bien élevées, elle veut le connaître bien dès la première entrevue, et tenir honnêtement son rôle de fiancée . CHAPITRE IV. 207 Philippe II s'est désisté de ses prétentions, et c'est à Madrid même que se traitent les préliminaires des noces le 14 janvier 1570. Neuf mois après, l'archiduc Ferdinand épousait la princesse dans la cathédrale de Spire , et , la cérémonie terminée, Isabelle était remise aux ambassadeurs français, Albert de Gondi , mari de Mme de Retz, et de Neuville- Villeroy . Marguerite d'Aremberg, veuve de Jean de Ligne, accompagne la petite reine dans son voyage. << Ma fille , lui a dit l'Empereur, son père, en la saluant, vous vous en allez reine en un royaume le plus beau, le plus puissant et le plus grand qui soit au monde, et d'autant vous en tiens-je très heureuse, mais plus heureuse seriez-vous, si vous le trouviez entier en son estat et aussy florissant qu'il a esté autrefois ! Mais vous le trouverez fort dissipé, desmembré et fané , d'autant que si le roi vostre mari en tient une bonne part, les princes et seigneurs de la religion en détiennent de leur costé l'autre . » Elle aussi , la gentille dame, se départ vers un pays brouillé et brouillon, et comme si le ciel l'eût voulu prévenir, les pluies d'automne l'assaillent dans le chariot, comme elles avaient maltraité Marie Stuart à sa sortie de France. En traversant le Luxembourg ce ne sont que routes défoncées, rivières débordées, ponts rompus qui retardent la marche. La cour de France s'est rendue aux frontières, à Mézières, où Charles IX et sa mère ont préparé les fêtes ; une troupe de cavaliers, sous la conduite du duc d'Anjou , s'avance à la rencontre du cortège jusqu'à Donzy. La brillante escorte rencontra la reine et ses gens crottés, fourbus, en grand'peine de conserver leur majesté et leur rang. Le duc mit pied à terre au milieu des fondrières du chemin et s'inclina très bas. Isabelle se leva de son siège, rouge et embarrassée ; mais, comme elle parlait peu le français, elle se contenta de mimer sa joie en baissant les yeux. Deux jours plus tard on est à Mézières. La voiture royale entre dans la 208 LES FEMMES DE BRANTOME. cour d'honneur du château, et, tandis qu'on aide la princesse à descendre, un cavalier engoncé dans un manteau sombre, caché derrière un pilier , la dévisage incognito ; c'est le roi son mari . Toutes ces dames sont aux champs, comme on peut croire. La reine est petite, elle n'a pas de patins, elle ne met pas de masque, elle se fagote à l'espagnole . Elle n'est pas jolie , elle est bien jeune, elle fait une moue, elle paraît innocente . Elle se fera, mais dans combien d'années ? Le roi l'aimera- t- il ? Aimera-t-elle le roi ? Qu'en pensera la reine mère ? Des figures curieuses se pressent aux fenêtres, paraissent aux œils- de- bœuf, des yeux moqueurs, dévisageurs de l'équipage souillé et boueux, les bouches se pincent pour ne pas rire . Gens désœuvrés qu'un événement de ce genre occupera plusieurs journées , duchesses et comtesses , heureuses de mettre leur majesté en comparaison avec celle de leur maîtresse future . Et quand Marguerite de Valois , la belle-sœur, se montre dans ses robes couleur du soleil comme une autre Peau- d'Ane, dominant de sa taille magnifique sa jeune souveraine qu'elle embrasse, on chuchote bruyamment. On se parle tout bas aussi à la réception de Catherine qui prend sa pose des grands jours, tandis que la nouvelle venue, émue aux larmes, portant un bonnet de velours dont la plume mouillée tombe sur l'épaule , s'avance humblement pour lui baiser les mains . Charles IX est touché de cette grâce, il se présente à elle et l'entretient seul à seul dans une des salles du palais . Elle répond à peine, en riant franchement des bévues de langage qu'elle peut commettre. Il lui paraît bien séduisant, ce prince français, et bien tendre pour elle ; il est mieux encore que ses portraits. Une passion ingénue, un entraînement de jeunesse chaste, un amour pudique la surprend tout entière. Comme une enfant, une fois familiarisée, elle ne le veut plus quitter ; elle ignore l'étiquette pleine de CHAPITRE IV. 209 passe dans ses appartements. N'est- il pas son mari ? Elle se lève pour le suivre, et il ne faut rien moins que les révérences de ses Com Carolus ix.Dei Francoru gracia Rex . Elizabeth ,Dei gracia .Franciæ Regina mesquine pruderie, elle comprend mal qu'on la retienne quand ilCHARLES IX ÉLISABETH ETD'AUTRICHE L'ÉPOQUE ALEUR D .MARIAGE Gravure sur bois anonyme . 27 210 LES FEMMES DE BRANTOME. femmes, leurs sourires légèrement dédaigneux pour la faire se rasseoir sur sa chaire. Marguerite s'amuse d'elle comme d'une jolie poupée neuve ; elle l'entraîne dans sa chambre et étale devant elle ses toilettes françaises. Isabelle consent à tout espérant revoir bientôt le roi, elle passe le corsage bouillonné, un peu serré pourtant, la vertugade empesée, la robe de brocart trop grande pour elle. On lui présente des patins qui la feraient paraître plus majestueuse , elle les refuse avec un entêtement risible , une volonté pleine d'effarement; ces accessoires inconnus à la cour d'Autriche lui semblent une critique au bon Dieu qui l'a faite petite . Elle ne les mettra que si le roi l'ordonne, mais le roi est épris , il n'ordonne rien ; il sera fait suivant le désir de Sa Majesté la reine de France. Quand on se reprend à penser aux orgies monstrueuses de cette maison, aux folies , aux misères des courtisans d'alors , on a grand'pitié de la pauvre enfant aujourd'hui étonnée, surprise du bruit, demain désabusée, désenchantée et contrite. Les bonnes heures dureront peu . Elle ne voudra point croire d'abord ce qu'on murmurera auprès d'elle ; elle n'imaginera pas que cette belle prin cesse Marguerite, la sœur du roi , s'abandonne comme on le dit, que les femmes spirituelles rencontrées par centaines sont autant de pécheresses et de Madeleines jamais repenties ni corrigées. Elle connaîtra de même l'ancienne liaison du roi , et en recevra l'annonce comme un coup de dague en plein cœur. Une chose l'irritera entre toutes , c'est l'insouciance avec laquelle ces histoires sont colportées par les valets, racontées dans les garde- robes assez haut pour qu'elle les puisse entendre. Ce sont-là jeux de grands dont on ne fait guère plus de cas que d'une parure égarée ou d'une robe perdue. Ses illusions s'envolent l'une après l'autre, et le regret de la CHAPITRE IV. 211 maison paternelle, austère et recueillie, lui vient dans les heures d'ennui et de désespérance. FIGURE ALLEGORIQUE A PARIS, A L'ENTRÉE DE LA REINE ELISABETH ET REPRÉSENTANT LA REINE CATHERINE Elle a fait son entrée solennelle à Paris au milieu de ces désenchantements ; les arcades triomphales, les statues, les peintures lui ont paru froides et menteuses . Elle a rencontré sur le parcours la 212 LES FEMMES DE BRANTOME. figure de la reine mère tenant une couronne de fleurs et s'apprêtant à la lui placer sur la tête ¹ , elle a grande envie de pleurer. La reine Catherine ne lui rappelle que de très loin sa mère si bonne et si douce pour elle. Dans le silence succédant aux fêtes, Élisabeth a peur. Comment vivrait-elle parmi ces haines, ces colères, ces déportements accumulés sur sa route ? Quand Charles IX lui revient, il est tout << estrangé » , il n'est plus le mari affectueux des premiers jours, mais le roi , le maître qui parle très haut, qui a des emportements contre l'univers entier, qui menace à toute outrance ses frères, les huguenots, ses conseillers même. Auprès d'elle il oublie ses ennuis, il se rassied ; elle l'entoure de soins touchants et le réconforte de gentils espoirs . Point de reproches ; Élisabeth sent que la moindre parole échappée l'éloignerait pour toujours. Humblement la voilà à genoux, parlant de pitié , de tendresse, parfois lui prenant la tête à deux mains et le baisant au front, ce front malade où perlent les sueurs froides. Une joie immense lui vint, une espérance consolante entre toutes , elle allait être mère. Déjà la maîtresse du roi avait eu un fils , cause de bien des chagrins pour Élisabeth . Elle ne sort plus , elle surveille ses pas, elle garde son trésor au prix de son repos . Vers le sixième mois de sa grossesse, un soir qu'elle s'était couchée de bonne heure, elle entendit de grands bruits dans les rues voisines du Louvre, les cloches de Saint-Germain- l'Auxerrois sonnaient le tocsin. Elle se leva dès l'aube et l'un des gentilshommes lui raconta sans détour la partie qui se jouait . Pour bonne catholique qu'elle fût, Élisabeth se montrait adversaire décidée des mesures rigoureuses contre les religionnaires ; on avait cru pru1. Olivier Cadoré, Brief et sommaire recueil de ce qui a esté faict et de l'ordre tenue à la joyeuse et triomphante entrée... de ladicte dame en cette ville le jeudi XXIX® jour dudict moys de mars MD LXXI. In- 4º, Paris, Denis du Pré ; 1572 . CHAPITRE IV. 213 - - dent de ne la point mettre au courant de la sanglante tragédie préparée à la cour . « Grand Dieu ! s'écria-t- elle, mon mary le sait- il ? - Oui, madame ! C'est luy qui le fait faire ! O mon Dieu! Qu'est cecy? Quels conseillers sont ceux- là qui luy ont donné de tels advis ? Mon Dieu, je te supplie et requiers luy vouloir pardonner, car si tu n'en as pitié, j'ay grand'peur que cette offense luy soit mal pardonnable ! ¹ » Et prosternée devant son oratoire, elle pria longuement pour ceux qu'on égorgeait à cette heure ; elle pria pour son mari, pour son enfant, pour l'amiral de Coligny même dont on disait tant de mal. Ce coup de traîtrise lui porta une terrible honte ; elle voulut s'illusionner encore et pensa que Charles IX avait laissé faire. Que de voiles déchirés depuis moins de deux ans ! C'est un fou qui lui revient, un maniaque atteint dans ses œuvres vives, un halluciné réveillé brusquement au milieu des nuits et luttant contre des fantômes. Élisabeth ne perd point courage, elle veut de toute son énergie de femme que son enfant ne subisse pas le contre- coup fatal de ces scènes. Elle presse le malheureux homme dans ses bras, le berce pour l'endormir ; son amour en fait une victime cent fois plus à plaindre que les huguenots égorgés dans la tuerie . On l'entend chanter sur un rythme doux quelque psalmodie à la façon des mères au réveil de leur nouveau-né . Les sceptiques n'osent plus sourire ; la gentille fée de la légende est-elle revenue, qui désaltérait les damnés des pleurs de ses yeux ? La fille, née tristement à la suite de ces épouvantes, est un sujet de désespoir pour elle ; on lui avait tant prédit un fils ! Et puis on la voit si faible et si alanguie qu'on l'en sépare aussitôt . L'infante 1. Brantôme, t . IX, p. 598 . 214 LES FEMMES DE BRANTOME. Marie-Élisabeth est « portée nourrir » à Amboise, à l'air de Touraine, en dépit des protestations de la malade qui la réclame nuit et jour. Rapt mystérieux, dont les gens du peuple parleront en clignant des yeux ! Longtemps après, un misérable fol nommé Jacques de la Ramée se prétendra le fils de Charles IX et d'Élisabeth, en s'appuyant sur cet enlèvement hâtif; des partisans lui naîtront, il se mettra en route pour aller se faire sacrer à Reims . C'est Dieu qui lui aura révélé sa naissance, et deux compères assureront avoir entendu des voix, comme autrefois la pucelle d'Orléans. Dans le désordre des esprits un entraînement est à craindre, la Ligue n'est point vaincue encore ; Henri IV fait pendre haut et court le misérable aventurier, un des premiers faux Dauphins que la France ait connus ( 1596) . Madame la reine est gardée à vue par ordre de Catherine qui n'admet guère les contrôles, elle ignore tout, petites et grandes choses. Par instants les rumeurs lui apportent l'annonce des nouvelles graves, des messagers lui présentent des missives sa fille << fait bonne chère » . A de longs intervalles, Charles IX apparaît couvert de poussière ; il est allé querir l'oubli dans des courses folles à la suite du cerf ; il est trempé de sueur, noirci par les hâles, sombre toujours et soucieux. Ses armes ne le quittent plus, il ver rouille les portes . Et lorsqu'il sort au matin des chambres de la reine, qu'on le voit exténué, morose, les traits tirés et la jambe vacillante, on sourit. Les forces humaines ont des limites, pensent les seigneurs ; Diane et Vénus sont acharnées à leur proie, même un grand monarque n'y saurait tenir coup . On le croit empoisonné , il tousse et crache sans relâche , son œil est cave. Les médecins disent qu'il a « les foies bruslės » . Son frère Henri vient d'ètre nommé roi de Pologne, il le veut conduire à la frontière, mais ses forces le trahissent, la maladie se CHAPITRE IV. 215 déclare à Vitry-le- François . En hâte la caravane reprend la route de Saint-Germain, entraînant le roi de France moribond à travers les plaines pelées de la Champagne. Élisabeth est près de lui dans sa litière, elle épie les moindres symptômes de santé et les publie. Cette bande de gentilshommes consternés, de dames surmenées par les étapes folles , ces gardes traînant le pied , ces bêtes de somme clochant, c'est la cour de France, la maison de Valois victorieuse qui passe, et le pâle voyageur couché là dans sa chaise de poste, c'est le roi. Une royauté bien précaire qui n'a où reposer sa tête en paix. A Saint-Germain où la troupe arrive, on apprend le projet du duc d'Alençon de faire enlever son frère et de se substituer à lui . Il s'en faut courir à Paris au logis du duc de Retz pour se mettre en garde. Alors ce sont les brouillards de la Seine qui gênent le malade et l'oppressent ; il suffoque, et pour trouver de l'air il arrache les rideaux de ses mains longues, osseuses et blanches. En fin de compte Catherine entraîne son fils au donjon de Vincennes, forteresse ruineuse cependant¹ , mais où l'on pourra mieux se défendre des entreprises, et se garer des brumes. Élisabeth sent qu'une partie d'elle s'en va, sa douleur est résignée, sublime. On la voit quitter pieds déchaux le donjon où le roi agonise, suivie d'une procession de dames, « vestue comme pauvre damoiselle, sans monture aulcune » . Elle se rend ainsi à la Sainte-Chapelle de Paris pour y prier Dieu . Sur son chemin elle recrute les passants : « Priez pour monseigneur vostre roy et mon mary ! » dit-elle simplement. Son accent lui donne un charme de plus , et son équipage misérable, sa confiance, enlèvent tout le monde. On la suit de loin en pleurant avec elle . 1. Ducerceau, Les plus excellents Bâtiments ( Vincennes). 2. Cl. Hatton, Mémoires, p . 764. 216 LES FEMMES DE BRANTOME. Dans la nuit ses femmes entendent des soupirs, elles entrent dans sa chambre et la trouvent agenouillée sur son lit, ses rideaux fermés , lisant des oraisons à la clarté de son mortier de veille. Une d'entre elles , la plus osée, lui reprocha cette action folle et lui représenta qu'elle se tuerait à ce jeu . Élisabeth ordonna qu'on n'en dît rien ; elle promit de ne plus prier la nuit, et s'en abstint une fois ; le lendemain elle recommença , et personne ne se sentit le courage de l'en blâmer. Sa douleur est cachée , profonde ; elle pleure, mais si bas , si bas , qu'on ne la pourrait ouïr. « Aussi , dit Brantôme respectueusement, un torrent d'eau qui est arresté est plus viollent que celuy qui a son cours plénier¹ . » Elle se rend à l'appartement du roi aux heures fixées par l'étiquette , cette étiquette glaciale jamais oubliée. Chaque journée amène son effroi nouveau, et d'heure en heure la mort accomplit son travail impitoyable. La pauvre inconsolée se tient à l'écart, elle se fait violence pour dompter son émoi ; et tout à coup les larmes lui saillent des yeux à flots, inondent son visage, tombent en ruisseaux tièdes sur son corsage. Il ne faut pas que Charles voie, elle se mouche très fort par contenance, dans le silence glacial, où les rales du malade s'entendent seuls . Brantôme l'a vue, il en a gardé l'impression, il a sûrement pleuré aussi devant cette affliction poignante, car jamais il n'a mieux écrit. La fin est proche, Charles IX mande près de son lit sa mère Catherine et sa jeune femme ; il murmure entre deux hoquets funèbres des recommandations suprêmes. Mais, tandis que la mère demeure là sans parole, raide comme toujours, en reine habituée aux tristesses , Élisabeth s'évanouit. Au même instant une syncope prend le malade, dernier avertissement de la phtisie, « premier 1. Brantôme, t . IX, p. 596. CHAPITRE IV. 217 coup était midi. de faulx de la dame noire » . On force les reines à sortir. Il Atrois heures le roi entra en agonie . C'était le jour de la Pentecôte, pénultième jour de mai 1574 ; à sept heures du soir il D'AVSTRICHE REYNE DOVAIRI ELIZABETH DE FRANC Reynes,fi quelquefois vouspanchez lesPrunelles . Sur CefteReyneyey, Chonneur des Loygures : Nadmirezfeulement fesMortelles beautez ; Amcois defeş vertus, le: beautezImmortelles ÉLISABETH D'AUTRICHE EN VEUVE. Gravure de Thomas de Leu. était mort. Et dans la chambre délabrée du vieux donjon où on l'avait portée, la mignonne délaissée , écrasée sur son lit de malheur, poussa un grand cri et retomba inerte. Quand elle revint à elle, elle jeta sur sa face un voile qu'elle ne quitta plus. Reine blanche, c'est la personnification de la foi jurée ; on 28 218 LES FEMMES DE BRANTOME. sent que cette âme attachée et fidèle gardera enfermé le grand souvenir de son amour défunt. Les consolations banales ne la touchent guère, elle aime son deuil, elle l'entretient simplement. Des gens empressés lui laissent entendre que la douleur ne peut occuper longtemps une veuve de vingt ans, que de grands princes voudront jeter un baume sur ses blessures ; elle a pour ces complaisants des regards sévères , des mépris hautains qui les arrêtent. - « Au moings, madame, si au lieu d'une fille le roi vous eust laissé un fils ! » C'est l'exclamation ordinaire des courtisans , qu'elle ne veut point admettre. Le propos est fâcheux, car la France a des discordes assez, sans trouver dans un enfant au berceau le sujet de nouveaux troubles. Quant à son alliance avec le roi de Pologne son beau-frère, la religion s'y opposerait, et d'ailleurs la permît-elle, pour rien au monde elle ne consentirait « à violer par un second mariage les cendres honorables du feu roi son mary. >> On eut loisir de voir que cette détermination n'était pas légère ; car même le roi Philippe II d'Espagne ne parvint à la détourner de son chagrin. Il avait député près d'elle certain jésuite obséquieux parlant au nom de la religion , de la tranquillité des royaumes, personnage à la langue dorée et éblouissante qu'elle menaça bonnement du fouet, s'il ne lui baillait le grand repos. Et comprenant que, par système, on la tiendrait éloignée de sa fille, elle médita de retourner à Vienne pour y chercher le calme. Elle partit dix-huit mois juste après la mort de Charles IX, ayant pour la dernière fois embrassé son enfant à Amboise, pauvre orpheline de trois ans qui ne la reconnut pas¹ . A Vienne où elle se retira, elle put apprendre une grosse nouvelle. Mme Marie Touchet, sa rivale, mère du grand prieur Charles d'Angoulême, épousait François de 1. Il y a deux charmantes miniatures, représentant la fille de Charles IX et d'Élisabeth d'Autriche, dans le livre d'heures de Catherine de Médicis au Louvre. CHAPITRE IV. 219 Balsac d'Entragues Marcoussis, un seigneur facile que les vieilles histoires ne tourmentaient pas. Élisabeth n'en ressentit aucune colère . Sa fille était morte à cinq ans, rien ne lui était plus au monde, et quand elle mourra à son tour dans le monastère fondé par elle , l'oubli aura passé sur sa mémoire à la cour de France ; on parlera d'elle comme d'une reine insignifiante , d'une sainte femme un peu simple , d'une figure étrange, mal venue dans son époque, et les graves historiens l'omettront dans l'étalage pompeux des massacres et des guerres. Pourtant, à elle seule, Élisabeth fut l'antithèse ; c'est pour cela que Brantôme l'a nommée parmi les meschines dont les vices nous étonnent, qu'il lui a consacré quelques pages admirables, et qu'il a dégagé cette chaste et blanche statue des païennes au contact desquelles elle put demeurer sans s'être flétrie ni souillée . Par quelle inexpliquée sympathie Élisabeth se prit-elle d'affection pour sa belle - sœur Marguerite de Valois , celle-là surtout lancée dans la haute vie du siècle , effrontément dissolue, fanfaronne d'esclandres au point de tenir le premier rang dans l'Olympe spécial de Brantôme ? Ceci se pourrait induire par la candeur de la petite Autrichienne, par la façon naïve dont elle colorait pieusement les moins pardonnables erreurs . Mais il y faut voir aussi l'entraînement d'un bon cœur pour un autre bon cœur. Marguerite n'est pas uniquement une coquette, une amoureuse, une folle ; elle a l'âme tendre, et la cruauté italienne a passé près d'elle sans l'atteindre. Les huguenots l'effrayent pour ce qu'on lui en raconte, mais elle n'a pas de fureur inexorable ; la raison d'État , si facilement invoquée, ne la saurait pousser aux mesures de rigueur. C'est une complexion particulière de femme, capable de s'accointer par caprice au gentilhomme le moins considéré, au bretteur sot et 220 LES FEMMES DE BRANTOME. vain, au dernier comme au premier de la bande, suivant ses humeurs changeantes. Elle est parée d'ailleurs pour ne point tenir compte des distances qui la séparent de certains cavaliers ; les méchants exemples ne lui ont pas manqué. Sur le fait de religion elle a vu ses frères et sa mère la sacrifier sans merci au seul homme qui lui fût réellement antipathique, à un protestant militant, à Henri de Navarre, au nom de cette politique odieuse et oiseuse qui ferait bien rire si d'instant à autre le tragique ne se mettait de la partie. Au fond Marguerite est avant tout la femme à la mode, la vraie, occupée de plaire , de se faire aimer, de recevoir gaiement les compliments d'où qu'ils viennent. Elle conduit la mode, elle pousse le luxe des habits à ses limites possibles ; le moyen de la prendre, c'est de lui murmurer doucement qu'elle est belle , qu'elle est la plus belle, qu'elle est la seule belle. Élisabeth d'Autriche avait subi le charme ; elle admirait ingénument l'étourdissante princesse dont elle ne pouvait être la rivale. Marguerite lui rendit son affection au centuple, et quand les heures tristes sonneront pour elle , Élisabeth voudra partager son douaire avec la seule femme de France dont elle ait gardé le souvenir. Les satires ont été cruelles pour Marguerite, elles en ont fait une caricature monstrueuse, une charge vilaine et malpropre dont il se faut garder comme d'une hérésie . Le réel est assez fort pour lui donner un bon rang dans l'histoire des pécheresses . Dès l'enfance la petite fille promettait ce que la femme devait tenir ; ses yeux roulaient sans cesse, éperdument, dévisageant les garçons du même âge, les ailes de son nez s'agitaient : « aussi mouvante que le mercure, elle branloit pour le moindre objet qui l'approchoit » . Dans sa chair étaient passées les ardeurs de son aïeul François à peu près sans mélange, et par hasard elle n'avait rien retenu des maladies congénitales dont ses frères souffraient. Jolie déjà et MARGUERITE DE VALOIS, fille de Henri II , étant enfant. D'après un crayon de François Clouet. (Bibl. Nat. , Estampes. Cartons alphabétiques. ) " DE " GO GERDE I[ ! HEUL 96 6] ] !! ' AVTO12 DE KOLEKILE 29upit drdqis enorms ) .29qmstad 187 Idid) Jevol) sinonen I sb noyer au 237q ; (I SAN GENEVIEVE Megurite defrauen

CHAPITRE IV. 221 fraîche, ses portraits sont les plus enjoués de la famille , et quand on les envoyait aux princes étrangers, les fins connaisseurs s'arrêtaient toujours à elle . Don Carlos d'Espagne la proclamait la plus désirable, suivant le mot que nous rapportions tout à l'heure : «་ Mas hermosa es la pequeña. » Ses gouvernantes la suivaient de près, mais il faut bien avouer que l'une d'elles fut cette dame de Retz, trop intéressée à ses propres affaires pour ne pas s'esbrouer quelquefois. Il s'ensuivit de légers mécomptes, tôt réparés à vrai dire , mais suscep- . tibles de gâter pour longtemps la direction morale. Les enfants royaux vivaient dans une petite cour de fillettes , de pages , plus ou moins pervertis ; le mélange n'en valait rien. Mme de Humières, chargée de la surveillance, ne pouvait entendre à tout. Et puis, il le faut bien avouer, les parents eussent vu sans déplaisir quelque amourette enfantine naître entre leurs filles et les princes, entre leurs fils et les princesses . Savait-on où ces fantaisies innocentes s'arrêteraient plus tard ? On a dit que Marguerite se prit de belle affection pour Charles de Balsac, dont Mme de Retz s'était réservé les faveurs, et qui la quitta volontiers pour la jeune princesse ; il « eût été son premier serviteur » . Malheureusement c'est Victor Cayet qui parle, le pamphlétaire haineux, méthodiquement sale, auteur du Divorce satyrique, où la rancune politique s'applique à forcer la note¹ . Brantôme est plus circonspect, non qu'il ménage beaucoup Marguerite, lorsqu'il la nomme « une grande princesse » , mais il se souvient de la passion dont il a souffert pour elle ; s'il la punit de l'avoir dédaigné, il ne la veut pas outrager ni traîner dans la boue. A dix-huit ans , Marguerite a la beauté triomphante des 1. Le Divorce satyrique, p. 173 . 222 LES FEMMES DE BRANTOME. femmes un peu fortes, qui ne la garderont pas. Elle est grande , droite, souple, elle marche en jetant la tête en arrière . On retrouve en elle sa mère, avec les franchises de carnation du grand roi François. Légère, insouciante, incapable de calculs à longue portée , elle vole de branche en branche, rarement arrêtée à passion durable. C'est encore une fille de l'ancien temps croyant aux héros de tournois , aux cours d'amour , à l'influence des châtelaines sur les chevaliers. Lorsque Sébastien de Luxembourg Martigues tombe blessé à mort au siège de Saint-Jean- d'Angely, il porte sur sa poitrine une écharpe brodée par elle . A d'autres, elle distribue des cœurs en or, gravés, dessinés de sa main, sur lesquels sa poésie modeste égrène des distiques : C'est à vous de priser le peu que je vous donne, Selon l'affection de la volonté bonne ¹ . Le moyen de la toucher au bon endroit c'est d'être brave, <« impavide » , prompt à la langue et à la main. Bussy d'Amboise lui plaît surtout par son incroyable folie et ses audaces. Homme, elle eût été le parangon de chevalerie, le vrai sang de son aïeul . A défaut des harnois de guerre, elle recherche les toilettes voyantes et inédites ; sans cesse en avance sur ses contemporaines elle met le goût des attifets au plus haut degré qu'il peut avoir. Les femmes s'en tiennent encore aux corsages montants et fermés qu'elle étale déjà sa gorge nue ; des perruques rousses et frisées au petit fer dissimulent ses rares cheveux noirs. Brantôme s'exalte au souvenir de ces délicatesses . « Ceste belle royne, s'écrie- t- il , en quelque façon qu'elle s'habillast, fust en simple escoffion , fust avec 1. Bibliothèque nationale, manuscrits français, 894, fol. 38. Ces vers sont destinés à une écuelle en héliotropium pour la reine Catherine, mais ils servirent à d'autres objets. CHAPITRE IV. 223 son grand voile , fust avec un bonnet, on ne pouvoit juger qui luy seyoit le mieux . » Elle est la nonpareille, Pâris lui eût jeté la pomme sans attendre et sans réfléchir . Quant à lui , le brave courtisan éperdu , son imagination l'entraîne : Que peut être, dit- il , ce qu'on ne voit pas dans ce corps magnifique ? Les robes de brocart, les vertugades, les soies, les ors , les bijoux, autant de voiles maladroits cachant le chef- d'œuvre de nature ! « Grande rigueur pourtant que de ne voir une belle peinture faicte par un divin ouvrier qu'à la moitié de sa perfection , mais la modestie est louable, vérécondie l'ordonne ainsy qui se loge plus volontiers parmy les grand'princesses et dames que parmy le vulgaire ! >> Elle sourit gentiment à ces éloges, il ne lui déplaît pas de faire naître ces désirs ; elle autorise les licences à la façon de sa grand'- tante Marguerite dont elle prise la sereine indifférence. Tous les poétereaux, les barbouilleurs de papier, les pourtraituriers la célèbrent dans leur littérature ou dans leurs crayons. Les uns redisent sa gorge avec Amadis Jamyn, les autres chantent sa chevelure d'éphèbe avec Ronsard, de moins timides racontent la rondeur de sa jambe et la souplesse de son flanc . François Clouet détaille amoureusement son visage, et décrit les splendeurs de ses habillements. Personne ne sourit , ne parle, ne marche, ne s'assied mieux que Madame Marguerite. Son grand tact consiste à entretenir les illusions dans cette fourmilière d'amoureux ; un mot d'elle les transporte, et chacun d'eux a reçu le meilleur et le plus doux dans le particulier, Brantôme au premier rang cela va sans dire. Son imagination traîtresse le fait déjà se comparer à Endymion, visité dans son rêve par Phébé la blonde. Un jour il comprendra que la Fortune vient moins qu'on ne l'affirme aux gens qui l'attendent dans leur lit , et que les vieux proverbes mentent sans miséricorde. Alors il saura mauvais gré à la déesse de l'avoir oublié pour de 224 LES FEMMES DE BRANTOME. plus audacieux, il lui en gardera une rancune inavouée qui s'exhalera en quolibets anonymes. D'apparence il demeurera le cavalier servant, exalté, humble, exagéré en tout, et signera fièrement l'Éloge excessif et hors de proportion qu'il enverra à la princesse. Il y eut un considérable étonnement dans ce monde quand on apprit le mariage projeté de la soeur des dieux avec le minable. jouvenceau débarqué naguère de son petit royaume de Navarre. On avait vu dans les fêtes le provincial aux yeux étonnés, à la contenance timide, pourpointé de noir comme un sonneur des morts, sans le remarquer dans les groupes. Mme de Simiers , une Jean- Bouche-d'Or disait : « J'ai vu le roi de Navarre, mais n'ai pas vu Sa Majesté . » Lui- même s'isolait, craignant d'étaler sa gaucherie aux regards ; mais si la fortune des bals le poussait à paraître en belle place dans la savante ordonnance des pavanes, il semblait, révérence gardée, quelque jeune loup surpris dans son liteau et subitement éclairé par les torches. Sournois avec cela et facilement enivré par les parfums troublants répandus dans les salles , il couvait du regard ces femmes provocantes qui le changeaient si fort de la petite cour de Nérac. L'idée ne venait pas que ce marmiteux huguenot moyennât l'alliance d'une quelconque de ces beautés, à plus forte raison ne soupçonnait on guère que Madame Marguerite lui fût réservée. Le temps n'était plus où les reines se mésalliaient et asseyaient des pâtres sur le trône . Charles IX voulut cette union ' , il l'ordonna, invoquant je ne sais quelles raisons de pacification bien improbables. Il avait pour lui son frère Henri alors duc d'Anjou, et la reine Catherine. Mar1. Charles IX écrivait à Lamothe- Fénélon , son ambassadeur : « Si la royne d'Angleterre ou ses ministres vous en mettent en propos, vous en parlerez comme si ledict mariage estoit du tout résollu, comme aussy sera-t- il tousjours quand il me plerra. » (Correspondance de Lamothe-Fénélon, t . VII , p . 243.) CHAPITRE IV. 225 guerite eut des révoltes terribles, elle s'emporta en plaintes amères, elle s'enferma dans sa chambre des journées entières ; et pourtant les curiosités éveillées ne parvinrent point à percer le mystère dans l'instant. Bien plus tard, quand le divorce sera devenu nécessaire, on apprendra les détails de cette comédie ¹ . Des témoins viendront raconter les tortures de la fiancée : BORBON GREXNAVAR MARGARITA REG. NAVAR HENRI , ROI DE NAVARRE, ET MARGUERITE DE VALOIS , A L'ÉPOQUE DE LEUR MARIAGE. comment certain soir du mois d'août 1572, à la veille de la SaintBarthélemy, on vit le roi et son frère entrer dans les appartements de la reine mère. Après une heure de conférence faite à mi-voix, le duc d'Anjou entre- bâilla la porte et commanda à l'une des femmes de service de lui amener Madame Marguerite. Elle vint tout aussitôt les yeux gonflés, la face pâlie. La porte se referma sur elle et fut solidement cadenassée à l'intérieur. A travers les cloisons les femmes de chambre consternées entendirent des voix s'élever et menacer, puis des sanglots à fendre l'âme. Le duc d'Anjou réapparut et fit prier Mme de ChabannesCurton, gouvernante de la princesse, de la venir voir. La bonne dame effrayée trouva le roi assis sur le lit de sa mère, le duc 1. Bibliothèque nationale, manuscrit français, 20857. Procès du divorce d'entre Henri IV, roi de France, et Marguerite de Valois, sa femme. Dans ses lettres d'alors Henri était moins affirmatif qu'il ne le fut au moment du divorce . 29 226 LES FEMMES DE BRANTOME. debout, et la reine Catherine tordant rageusement ses patenôtres. Marguerite, la tête appuyée sur ses bras, secouée de spasmes effrayants, se prit à pleurer de plus belle en voyant entrer « la bonne Curton » ; personne ne disait plus rien, sauf Henri de Valois qui murmurait entre ses dents des reproches à Catherine , laquelle ne montrait pas « la puissance absolue que doibt parler une mère¹ » . Malgré tout, la princesse n'avait rien promis encore , et sa gouvernante devait chercher à lui faire comprendre combien ses refus étaient inutiles ; au lieu de cela Mme de Curton s'éclata elle -même en sanglots . Le roi , hors de son bon sens, courait comme un dément à travers la pièce, il renvoya sa sœur, lui donnant quelques minutes pour réfléchir ; Catherine, les yeux vagues, la face convulsée, répétait sans cesse : « Cette créature me donne bien de l'affliction ! >> Elle disait à Pinard pour s'excuser elle- même : « Ma fille sera bien heureuse d'espouser un si grand prince que le roy de Navarre qui est de si bonne et grande espérance ! » Et répondant à ses terreurs secrètes, à l'ennui de n'avoir pas de postérité mâle chez ses trois fils , elle terminait plus bas, en crainte d'être entendue « Que sait-on qui peult advenir de mes enfans ? Ce mariage sera cause de la paix... me >> La belle Me de Sauves s'est trouvée mêlée à la scène ; elle sera bientôt la maîtresse du roi de Navarre ; mais, au moment de sa déposition devant les commissaires du divorce, elle est vieillie, mariée, retirée du bruit, sa haine pour Marguerite s'est envolée. Elle rapporte les paroles de la princesse éplorée, qui voulait mourir. A l'en croire, Marguerite craignait que ses frères ne missent 1. Bibl. nat. , ms. fr . , 20857 , Procès du divorce, etc. Déposition du secrétaire du Roi, Péan, qui tenait les détails de Mme de Curton. CHAPITRE IV. 227 du poison dans ses breuvages si elle refusait, et c'est pour cette doutance qu'elle acquiesça et se rendit¹ Mais ce fut la menace à la bouche, la rage dans le cœur, la malédiction aux lèvres . Jamais elle ne pourrait aimer ce «< meschant » qu'elle vouait aux enfers . Patience ! elle saurait se venger à bon prix de la violence qui lui était faite . Durant les fêtes du mariage, elle sut marquer son dédain de mille manières, affectant de tourner le dos à Henri dès qu'il s'approchait, recherchant les moindres cavaliers pour les entretenir à voix basse , en riant d'une manière saccadée et nerveuse qui n'échappait à personne. Elle tournait en moquerie les vers composés pour elle par le célèbre Jean Vatel , les devises mises par lui sur les pièces de monnaie jetées en largesse au peuple. Les violons la mettaient hors d'elle et les ballets de Beaujoyeux l'énervaient. Les gens bien renseignés se montraient le véritable héros du jour , le sieur de La Molle, son nouveau serviteur, qui lui jetait à la dérobée de brûlantes œillades. Dans ce débordement d'humeur mauvaise, le marié sentait une grande colère lui venir, mais s'il prétend un jour n'avoir pas désiré la belle fille , il mentira sciemment, le Béarnais. C'est lui qui nous apprendra les mécomptes de sa nuit de noces , la reine ayant refusé de lui ouvrir la bouche, et « ont esté, dit- il , par l'espace de sept mois couchés ensemble sans s'entre-parler , mesme en ladicte année 1572 que luy-mesme partit de la cour pour se retirer en Guyenne sans luy en rien dire » . Dans ses Mémoires, dédiés à Brantôme, la reine glisse spiri1. Bibl. nat. , ms. 20857. Déposition de Charlotte de Beaune, marquise de Noirmoutier. 2. Pour les dépenses des noces, cf. Bibl. nat. , manuscrits français, Clairambault, 233 ( nos 1183 , 1477 , 1542 , 1552 , etc. ) . 3. Bibl. nat. , ms. fr. 20857. Déposition de Henri IV, roi de France et de Navarre , par-devant le commissaire du divorce. 228 LES FEMMES DE BRANTOME. tuellement sur ces misères , elle feint un attachement véritable pour son mari, mais elle constate les revirements brusques de la politique française . La Saint-Barthélemy est venue prouver que les gens à vue très longue sont parfois de tristes aveugles . Catherine de Médicis veut le divorce, elle le réclame aussi impérieusement qu'elle avait ordonné le mariage . Elle invoque à l'appui de son dire l'impuissance manifeste du roi de Navarre. Il y a entre la mère et la fille une entrevue singulière , où la Florentine cherche à éclairer sa religion sur le point en litige . Froidement elle demande à Marguerite si son mari est bien réellement un mari. Et l'autre de répondre sans rire : « Je la suppliai de croire que je ne connoissois pas ce qu'elle me demandoit ! » A sotte requête, belle riposte, mais quelle ingénuité inattendue ! On ne prouve guère en voulant prouver trop ; Marguerite nous donne sa mesure vraie, et ses affirmations futures nous laisseront douter de sa franchise, après celle là. Cette vie manquée lancera la reine de Navarre dans les pires folies ; elle tint ses menaces et les dépassa. Séduisante toujours , et désespérément tapageuse, on la vit s'abandonner à des caprices imprévus, jusqu'à choisir elle-même les maîtresses de son mari, à se compromettre ouvertement dans le parti de son frère d'Alençon contre le roi, à s'égarer en des passions d'une heure, par bravade . Elle a le dédain du monde et le mépris d'elle-même. Une seule passion lui demeure dans le piteux effondrement de son être , c'est l'amour des habits , le désir de rester la première sur le fait de coquetterie ; les exagérations lui naissent de son désœuvrement et de sa situation fausse. Quand les ambassadeurs de Pologne vinrent saluer leur roi Henri de Valois, son frère, ils furent étourdis de la majesté impudente qu'elle déploya en leur présence. Elle a revêtu sa robe incarnat d'Espagne, surchargée de clinquant, et son bonnet MARGUERITE DE VALOIS, fille de Henri II , en costume d'apparat pour la réception des ambassadeurs polonais. Crayon anonyme. ( Bibliothèque Nationale, Estampes Na 21a fol . 27.) noqmoq tereqqe by mut-os no II iHobolheto 7 d „zisnoloq eru breɛd.nu zəb Credit : 6% squared sanoita supidioud:9. smrydom nequ


CHAPITRE IV. 229 de pareille étoffe couvert de plumes blanches. On la proclame une divinité, et les gens du Nord en perdent la réserve. Brantôme prend Ronsard dans l'embrasure d'une verrière ; c'est l'Aurore aux doigts de rose qu'ils ont devant eux, la fée incomparable et délicieuse ; le poète écrit sur ce thème un sonnet païen et choisi que tout le monde veut lire . Les artistes jettent sur le papier leurs impressions avec une intensité de rendre inconnue jusqu'alors ; ils en font une merveilleuse esquisse : « De sorte qu'entre ses diverses peintures celle- là l'emporte sur toutes les autres . >> DonJuan d'Autriche la voit ainsi parée, et il s'écrie que cette beauté plus divine qu'humaine est plus faite pour damner les hommes que pour leur ouvrir le paradis ! Un envoyé du grand seigneur tombe en extase à sa vue ; elle a pour lui la supériorité d'un embonpoint naissant, il la dit rivale du grand seigneur se rendant à la mosquée en superbe équipage. Un voyageur napolitain l'attend deux mois, et quand il l'a vue, il la met au-dessus de cette princesse de Palerme réputée la huitième merveille de l'univers. Marguerite ne perd pas un mot de ce concert de louanges , elle s'en grise et déplore davantage le lien malencontreux qui l'attache au roi de Navarre. Un temps arrive où elle devra partir pour le rejoindre à Cognac ; elle se hâte d'user ses robes, car, une fois claustrée dans ce trou perdu, qui profitera de leur grâce ? Sa mère la console de son mieux. En quelque lieu qu'elle puisse se rendre, la mode la suivra, s'inspirera de ses goûts et de ses fantaisies , et quand elle se sera éloignée, la cour de France restera privée de son meilleur guide et de son grand appui. La belle dépaysée ne tient pas en place à Pau non plus qu'à Nérac ; cette réduction provinciale et monotone après l'avoir surprise, puis fâchée et mécontentée, la jette dans un mépris morose qu'on ne parvient pas à dissiper. Elle traite de sa hauteur des gens 230 LES FEMMES DE BRANTOME. convaincus de leurs mérites , et s'exagérant leurs vertus ; son dédain pour le roi son mari se marque par des complaisances inusitées , même en France ; elle pousse de très jeunes filles à le suivre et à s'en faire aimer. Et presque de suite elle est revenue chez sa mère, non point pour y porter le deuil de ses illusions, mais dans l'intention avouée de reprendre sa vie d'autrefois. Compromise à la fois par le jeune duc de Guise, par Bussy d'Amboise et par La Molle, elle est devenue la femme qui se venge d'avoir été sacrifiée. Les dames les plus diffamées deviennent ses compagnes ; on la rencontre aux heures tardives dans les rues noires, en masque, suivie de la duchesse de Nevers et de cavaliers. Une de ses intrigues sombre dans un vulgaire drame politique ; le seigneur de La Molle, son ami, et M. de Coconnas, amant de Mme de Nevers, sont compromis dans l'échauffourée de Montmorency. Condamnés à mort tous deux, ils sont décapités en place de Grève. Or, au moment de l'exécution , un carrosse fermé de rideaux s'est arrêté près de l'échafaud , et quand les têtes ont roulé, des pages les recueillent encore chaudes et les portent dans la voiture mystérieuse. C'est le duc de Nevers qui raconte l'histoire dans ses Mémoires; il le fait avec une bonhomie charmante, protestant de n'avoir pas la cruauté de nommer les dames qui ont voulu recueillir ces souvenirs funèbres ' . Brantôme n'a garde non plus de passer sous silence la fantaisie étrange de Marguerite et de la duchesse ; seulement il embrouille l'écheveau, il parle d'elles comme de grandes quelconques ; il décrit leur deuil et leurs habits bruns, couverts de têtes de mort, leurs bijoux lugubres et macabres étalés aux yeux clairvoyants de chacun. « Cela leur nuit grandement, dit- il en terminant, mais leurs marys ne s'en soucioyent autrement . » 1. Mémoires du duc de Nevers, t . I , p . 75. Il dit : « On pourroit deviner qui estoient ces princesses, mais ce seroit une cruauté d'en avoir même la pensée. » CHAPITRE IV. 231 Les maladresses d'un tempérament exalté la poussaient aux plus surprenantes sottises . Tant que le roi Charles IX vécut, elle demeura sinon tranquille, du moins contenue en matière politique . A l'avènement de Henri III , elle tint le parti du duc d'Alençon , ennemi résolu de son frère , furieux de l'avoir retrouvé sur le trône de France quand il le croyait à jamais enterré en Pologne. Le confident de François d'Alençon, c'est le brave Bussy ; le conseiller intime de Henri III sera Louis de Bérenger du Guast, sorte de Machiavel médiocre , que la confiance de son maître a revêtu d'une autorité à peu près illimitée . Entre ces deux hommes, du Guast et Bussy, la part de mérite est difficile à faire, tous deux n'avaient de talent que leur incroyable effronterie, leur audace pareille et leurs complaisances monstrueuses. Aussi se haïssaient-ils violemment, reportant sur leurs amis communs les colères dont ils étaient animés l'un contre l'autre. Tenant pour Bussy, Marguerite devint la victime de du Guast. Celui - ci s'employa sans relâche à la décrier auprès de son frère , il provoqua des scandales et créa entre le frère et la sœur un antagonisme terrible où le fort triompha sans ménagement aucun , allant jusqu'à l'injure , à la menace, et même aux soufflets . L'agitation que crée cette lutte perpétuelle rapproche Marguerite de son mari, puis l'éloigne . Elle recrute des créatures pour la servir, au prix de compromissions inexcusables où son honneur s'accroche à tous les buissons. Pour satisfaire ses rancunes, elle offrirait son âme au diable et son corps au dernier des misérables . Elle a près d'elle une fille de son âge, Gillonne de Matignon, demoiselle de Torigny, bien capable de la pousser encore ; celle- ci l'accompagne dans ses expéditions, l'exalte et l'égare. Pour elles deux, Bussy d'Amboise est le héros sans reproches et sans peur, du Guast, une incarnation de Belzebuth. On va loin entre femmes sur 232 LES FEMMES DE BRANTOME. cette pente ; Marguerite et la jolie Torigny poussèrent si bien les choses qu'on médita en haut lieu de les séparer de force, même en supprimant tout net la suivante par un audacieux coup de main. Heureusement pour elle, du Guast jouait de malechance dans ses besognes de coupe-jarret ; il avait une fois manqué Bussy dans une traîtrise, le projet d'enlever Gillonne de Matignon et de la noyer échoua tout aussi piteusement. Deux hardis bretteurs chargèrent la troupe des bravi employés par du Guast, les dispersèrent et ramenèrent la fille autant morte que vive à sa maîtresse éplorée¹ . A quelque temps de là , du Guast suant une diète fut poignardé dans son lit par le baron de Vitteaux - l'ami de Brantôme qui vengeait une vieille injure. Sans dignité, sans respect d'elle-même, Marguerite descendit chaque jour un échelon ; la duchesse de Guise, faisant allusion à la splendeur passée et aux misères de l'heure présente, chantait un vieux refrain : Margot, Marguerite en haut, Margot, Marguerite en bas, Margot, Marguerite ! Marguerite est en bas quasi ; son entourage de filles se perd dans les orgies suprêmes. Voici deux d'entre elles , Miles de Duras et de Béthune qui ont mis à profit les recettes du célèbre apothicaire ; le décri est public , les hontes avérées. Depuis dix- huit mois que la reine de Navarre est revenue en France, elle a lassé les meil leures volontés . Charlotte de Beaune se refusera à conter plus tard aux commissaires du divorce ce que tout le monde savait des excentricités énormes de Marguerite pendant son séjour en France. C'était, pour répéter un mot cruel, « un trong public qui recevoit 1. Mémoires de la reyne Marguerite, p. 99 et suivantes. CHAPITRE IV. 233 toutes les offrandes . Après le duc de Guise, ce grand dégousté de vicomte de Turenne » , après Turenne, Mayenne, puis Clermont, puis Chanvallon et vingt autres inconnus. Henri III aura la partie trop belle pour ne pas lancer son dé tout outre ; il la fait surprendre un jour par les archers de sa garde et reconduire à son mari. On garda pour excuse de cette rude mesure les deux filles accusées de maléfices graves, et le roi lui-même voulut les interroger pour tirer d'elles un rapport utile à sa cause. Rejetée par son mari, Marguerite s'enferma au château d'Usson en Auvergne où le douaire de la bonne Élisabeth d'Autriche la tira de la noire misère. Elle ne pouvait se résoudre à vieillir . Sa bouche est aussi fardée que son cœur, dit Cayet, « sa face plastrée et couverte de rouge avec une grande gorge descouverte qui ressembloit mieux et plus proprement à un..... que non pas à un sein. » La voici tombée au plus bas, jusqu'à rechercher l'amourette indécente d'un fils de chaudronnier, Pomini, qu'elle couvre de fleurs de rhétorique et de présents . Sa religion lui revient tyrannique et oppressive ; elle mélange les vices païens aux pratiques de la piété ; elle a des visions ; elle revoit l'interminable kyrielle de ses amants massacrés, depuis Martigues, La Molle, Bussy d'Amboise, jusqu'au duc de Guise, et à ce misérable Dat, le dernier, un valet tué par un jaloux à la portière de son carrosse ! Brantôme l'a retrouvée à Usson, il a compris par elle combien les plus belles histoires ont une fin misérable souvent. Suivant le mot du poète, la rose est devenue un gratte-cul ridé et plissé par les brumes. C'est fini du rire, des joies, du printemps et de l'amour ; ce que c'est que de nous ! Et tout en roulant en soi des idées pénibles , et sans s'avouer sa lâcheté , il voudrait n'avoir pas écrit l'éloge de la reine ; cette douairière grossie, peinte comme une madone de chapelle , à peine reconnaissable, lui a donné le coup suprême. Il s'est senti vieux, 30 234 LES FEMMES DE BRANTOME. édenté, grisonnant et ridicule comme elle- même, il ne lui pardonne pas cette constatation . Par fortune, c'est environ le temps où le vieux courtisan raccroché aux branches se met à écrire ses souvenirs ; son impression mauvaise déteint sur eux ; la reine Marguerite n'étant plus jeune ne l'intéresse meshuy; il lui en veut de mille choses , mais peut- être surtout d'avoir appris d'elle que les rêves et les désirs ont fui : fugite veneres cupidinesque ! Assis à sa table , il ne retient guère sa plume aiguisée ; elle est encore polie, parce qu'elle ne dit pas les noms, mais elle a des sous-entendus d'une telle transparence ! Ce sera l'ultime soufflet reçu par la vieille coquette ; elle n'en aura cure toutefois ; elle est arrivée à cette période de désespérance où les défections ne comptent guère. Quand elle mourra, en 1615, elle ne sera ni reine, ni mère, ni femme, ni rien plus, pas même une vieille... 1 CHAPITRE V LES DERNIÈRES FEMMES DE BRANTOME LA FIN D'UNE SOCIÉTÉ Henri III. — L'enfant chéri de Catherine de Médicis . - - Les contradictions de caractère. ― - Le plus Médicis de la maison de France. Le dédain des femmes. - Renée de Rieux et Marie de Clèves. La société française italianisée . Les insultes aux femmes. Hystérie des deux fils survivants de Catherine. Le duc d'Alençon et les draps noirs. La coupe obscène. La reine Louise de Vaudemont. - - - - Le roi et les femmes étiques. ― Insolence du roi avec M. de Luxembourg. La stérilité de la race ; les pèlerinages à Chartres. Énervements d'un « grand prince » . — Constatations terribles. Les hermaphrodites ; les hommes costumes en femmes. Les folies du règne ; les noces de Joyeuse. Les fêtes et la ruine des finances. Le roi se venge des maris en décriant - La reine Louise. — Mort - - les femmes ; la princesse de Condé ; Mme de Montpensier. de Catherine de Médicis. - La fin de la cour. - I Celui qui escalade le trône de France est un fou qui revient de loin. Son équipée en Pologne n'a pas donné le sentiment d'un esprit pondéré; il s'est enfui d'un coin de terre où ses vices se trouvaient à l'étroit ; c'est le plus italien des trois frères rois de France, un maniaque déjà, produit métis de deux races fatiguées, résultante prévue, étant donnés les origines et le milieu où s'est formé le caractère. Henri III est le Bénoni de Catherine, son enfant de prédilection ; il a ses irrésolutions, ses câlineries, ses emporte- 236 LES FEMMES DE BRANTOME. ments. Il méprise l'homme, il a l'horreur de la femme, d'abord en manière de pose et de mode, et bientôt réellement pour n'en rencontrer jamais d'indifférente à sa majesté . Une rancœur de blasé lui est venue de ces finaudes jouant serré et trafiquant de leur honneur; et la dépravation antique infiltrée dans ses moelles l'a poussé à remplacer dans son entourage les femmes par des êtres hybrides, courageux pourtant et maniant superbement l'épée, mais tellement occupés de luxe, de toilette, que jamais coquette ne fit mieux. Une hystérie spéciale a envahi ce détraqué morose, qui parle religion , justice , équité avec la solennité d'un juge clerc ou la ferveur d'unapôtre, et qui s'applique à démentir ses principes par les dépravations saugrenues et inavouables. Devant qu'il fût roi , il eût été difficile d'analyser son caractère. On le voyait en carnaval se perdre en mortifications insensées , se couvrir déjà de cilices et de cendres, et sortant du prêche, courir les rues en masque avec quelques jeunes vauriens, rossant les passants, estropiant le guet. Et dans l'instant, sur un champ de bataille, recouvrant la belle valeur des vieux, il paraissait le digne petit-fils du roi chevalier, un aventurier solide , presque un héros d'armée . On le trouvait exposé aux coups de main, sans chercher à dissimuler son rang, affublé d'écharpes voyantes, d'armures ciselées , luisantes comme des soleils . Rentré à la cour, il est le fourbe, le rusé compère, le conspirateur mesquin et timide, qui se cache pour frapper et qui nie effrontément. L'art du mensonge et de la dissimulation lui a été enseigné par des fieffés coquins capables de corrompre une nature meilleure. Chez lui le terrain est assez préparé pour ne perdre guère la graine qu'on y jette. A vingt- cinq ans il est passé maître, et comme il parle d'or , il a sur la reine Catherine une influence de fils chéri difficile à contrecarrer. Ce qu'il veut, elle le veut ; elle n'a qu'à regarder ce HENRI III. Gravure de Wiérix. III al .xii ab 9TUVATO trise dans ses moelles l'a } temme par des êtres perbement l'épée, mais te jamais coquette ne fit he morose, qui parle. ringeclere ou la ferveur mcipespar les déprávaClaimroi, il eûtété difficile cand se perdre en lics et de cendres, e quelquesjeunes t. Et dans l'instant, deur des vieux, # daventurier solidé. doy coups de main, de.harpes voyantes, Rutre à la cour, il asptin et timidė, HANRY R Peintre afin queton art imite la Nature Au tableau deceRoy dontThone toucheaus Ioan: Wrisful: Aver prege de Rey Peinfurfon chefPallasfur fes leures Mercure eux Mars dessus son visage, et l'lmour dans sesyeux 1647.Hage Comit: HenricusHondiu sexcudit.

CHAPITRE V. 237 visage, où les ricanements sceptiques font grimacer les lèvres , pour se sentir transportée d'enthousiasme. C'est la même finesse, la langue affilée , l'absence de scrupules , l'amour inconscient des arts, tout un Médicis avec la crânerie du grand roi François en plus. Combien différent, pense-t-elle, des deux enfants chétifs qui se sont succédé tantôt sur le trône ; bien que passée reine mère, elle veut s'illusionner sur le rôle qu'elle espère jouer encore; celui- là est trop la chair de sa chair pour ne pas marcher avec elle et la soutenir en toutes choses. Il y a des faveurs à départir, des vengeances à exercer qu'il saura prendre à cœur. Et voilà qu'au lieu de grandes pensées, Henri se perd dans les aventures de palais . Pour lui sa mère est une femme comme les autres, bonne à reléguer aux chambres. On lui connaît une maîtresse, Renée de Rieux Châteauneuf, mais le sort de cette belle n'est pas enviable ; il sait que pour rien au monde elle ne le voudra quitter, il abuse, il la soumet aux épreuves répugnantes de ses imaginations. Insultée par les mignons , elle a toujours tort , même quand, pour éviter les scènes, elle se ruine en joyaux, et couvre son amoureux royal de chaînes d'or, de patenôtres, de colliers où leurs noms s'enlacent. Elle a d'ailleurs perdu son influence sur le prince ; celui - ci a su par les conseils étrangers que les amours durables servent mal les rois , et que les plus grands sont ceux qui les dédaignent ou seulement s'en servent à propos . Renée de Rieux eut le sort de Mme de Chateaubriand, d'Isabeau de Limeil, et de tant et tant ; on ne lui réclama point de cadeaux, elle en avait plus donné que reçu , la bonne fille ! mais elle retrouva les siens, avec leurs devises, leurs chiffres, sur les épaules de la princesse de Condé, Marie de Clèves, la mignonne du moment. Les prières et les cris ne servirent de rien , on lui rit au nez froidement en la priant de chercher à la cour quelque nouvel objet qui la pût guérir de son mal 238 LES FEMMES DE BRANTOME. et lui redonner la raison. Elle alla grossir le camp des déclassées et des délaissées, furieuse d'avoir été jouée, en passe de devenir une acharnée ennemie. Car Henri ne se contente pas d'oublier, il explique son dédain , il raconte à qui veut l'ouïr les tares et les défauts de la donzelle ; c'est un jeu pour lui. Quand il n'était encore qu'un jeune garçon , il recherchait les histoires grasses , il se faisait conter par les uns et les autres les fredaines cachées des grandes dames, et se plaisait à les leur répéter en riant. La reine Catherine le tançait alors, mais il ne la craignait déjà plus, il recommençait. Son amour pour la princesse de Condé était né à la suite d'une polissonnerie d'écolier. Au sacre de Charles IX il avait voulu se placer en contre- bas de l'échafaud réservé aux princesses, pour surprendre les accidents des jupes et s'en repaître les yeux. Marie de Clèves, sans défiance, avait découvert sa belle grève , et le jouvenceau s'en pensa désespérer d'envie ; l'intrigue naquit de là . Elle eut de suite ce caractère de fougue capricieuse et violente que prendront plus tard tous les actes de la vie du roi . Avant même que de partir en Pologne, les choses étaient assez avancées pour que les deux amants songeassent au divorce de la princesse d'avec Condé. Peut-être bien le coup une fois réussi , Henri III n'eût-il pas poussé plus loin et s'en fût- il tenu àla plaisante joie d'avoir mis au champ monsieur son cousin . L'entreprise de Pologne le détourna pour un temps de cette idée, et lorsqu'il reprit le chemin de France, ses nerfs s'étaient occupés ailleurs ; s'il revit la princesse avecjoie, l'enthousiasme était tombé ; libre, il l'eût peut être épousée, mais il ne se sentait plus la volonté de mêler la force à cette aventure ; le hasard trancha la difficulté, Marie de Clèves mourut en couche et fut vite pleurée. En pénétrant plus intimement dans les scandales inouïs de la CHAPITRE V. 239 maison de Henri de Valois, quand on se heurte aux embûches machiavéliques tendues aux dames, aux insolences qu'elles récoltent, on revient en arrière à la cour du roi François , bien légère pourtant et bien frivole , mais si française et chevaleresque, où rien ne comptait que la révérence portée même aux moindres d'entre elles , où les pasquineurs << s'absentaient >> pour la plus minime peccadille sur le fait. Au lieu de ces respects, les intolérables décris de Ghiaceti sont devenus de mode ; après le bouffon italien , les seigneurs, puis les princes , jusqu'aux fous de cour, la pire engeance, reporteurs attitrés des cancans , criant bien haut les scandales sans crainte d'être repris ni inquiétés « pour leur difformité et leur meschante abondance » . Henri III avait dressé Chicot à ces BIJOU A SUJET LÉGER , DU XVI SIÈCLE. insultes publiques aux femmes, et celles qui lui déplaisaient recevaient la monnaie en bon lieu , sans pouvoir se courroucer jamais , vu la misérable condition du drôle qui les houspillait. « N'avez- 240 LES FEMMES DE BRANTOME. vous pas honte, criait-il un soir en pleine salle des fêtes à certaine fille que les mauvaises langues accointaient avec son secrétaire , n'avez-vous pas honte de vous faire entretenir à un si laid et vilain masle que celuy- là ? » Et ces plaisanteries excitaient la galerie, chacun disait son mot vrai ou faux ; loin de s'en fâcher, Henri III souriait méchamment dans sa barbe rare, taillée en pointe, qui lui donnait l'air d'un diable. Ils sont deux frères qui professent les mêmes goûts , lui et le duc d'Alençon. Tout jeunes ils se sont mêlés à la vie courante ; n'étant pas destinés au trône, ils n'ont point été surveillés d'aussi près que leurs aînés, François et Charles, ils se sont facilement saturés des infamies communes pour les avoir coudoyées. Les Italiens très riches , qui font ce qu'ils veulent avec leurs écus, qui possèdent à prix d'or les jolies filles , se sont insinués dans leurs bonnes grâces en payant à propos des dettes criardes, en favorisant leur précoce débauche. Arrivés à l'âge d'homme ils n'ont rien à apprendre, et, comme tous les jeunes blasés , ils sont affamés de plaisirs inédits. La maîtresse ordinaire, si folle et endiablée qu'ils la trouvent, est un passe-temps bourgeois à laisser au premier jour. Alençon raffine ; il veut un corps blanc sur un drap noir, et même. bientôt ne s'en amuse plus ; ce qu'il désire, c'est de réunir à sa table les femmes dont on ne parle point trop, je n'ose dire les chastes de la cour, mais les moins « scandalisées » , et de les surprendre en les jetant toutes ensemble dans une chambre remplie de peintures érotiques, pour voir leurs figures allongées. S'il leur offre à dîner, les coupes ciselées par Benvenuto, et décorées des figures de Julio Pippi, leur seront servies, il jouira de leurs mines pudibondes et voudra connaître leurs sentiments. Toutes diront leur mot . L'une s'écrie tranquillement : « Qu'est-ce qui est gravé là dedans ? Je crois que ce sont des salauderies. Je n'y bois plus. » Une autre rit CHAPITRE V. 241 sous cape sans desserrer les dents ; une autre assure « que la veue et la peinture ne souillent pas l'âme » . Mais, dit Brantôme, « le meilleur estoit à contempler ces filles innocentes ou qui feignoyent de l'estre et autres dames nouvellement venues , à tenir leur mine froide, riantes du bout du nez et des lèvres, ou à se contraindre et faire les hypocrites comme plusieurs en faisoyent de mesme¹. » Le résultat de ces surprises se publie partout, on apprend quelles sont les fausses prudes, Chicot leur débite ses sornettes aux heures joyeuses . Catherine de Médicis n'a plus l'autorité suffisante pour s'opposer à ces farces mauvaises ; elle sait que le roi Henri ne tolérerait aucun reproche sur ses fantaisies , elle laisse faire . - Lorsqu'il épousa Louise de Vaudemont, par amour du paradoxe et pour se faire donner à lui -même un démenti , il recherchait les femmes robustes Louise était maigre ; il aimait les débauchées : Louise était la plus vertueuse des princesses, il ne put se tenir de parler et de faire montre du scepticisme odieux qui était sa tournure d'esprit ordinaire . Ayant su que François de Luxembourg s'était mis sur les rangs pour obtenir la main de la petite Lorraine, il le prit à part et , sans préambule : « Mon cousin dit-il , j'ay espousé vostre maistresse , je veux en contreschange que vous espousiez la mienne ! » Il parlait de Renée de Rieux, alors perdue dans les désespoirs et les colères . Luxembourg eut une mine pincée ; il répondit que sa maîtresse avait été bien fortunée de changer un si petit personnage, que lui- même était , contre un roi de France, mais l'offre gracieuse demandait réflexion . Au bout de huit jours il était parti , sentant ce que cette mise en demeure com1. Brantôme, t . IX, p. 45-49. 31 242 LES FEMMES DE BRANTOME. portait de tristesse pour la reine Louise, et ne voulant pas prêter à rire de lui par un marchandage aussi misérable¹ . Voyez pourtant les incohérences de ces cervelles tourmentées ! Henri III fut un mari possible dans la pratique, incapable d'aimer sa femme, mais par volonté et par genre restant auprès d'elle , la prenant avec lui dans ses promenades, fort empressé et en apparence amoureux d'elle . Il ne se pouvait tenir toutefois de railler, en son privé et par-devant ses intimes, le corps de sauterelle qu'il était allé chercher aux frontières, quand il avait à maniance les belles Françaises opulentes . Aussi quels éclats de gaieté lorsque Mme d'Estrées, la mère, lui fit présenter Gabrielle, sa fille , la future maîtresse d'Henri IV, si maigre, si chétive encore ! Ce n'eût point valu la peine de quitter la reine Louise pour cette pécore fuselée , au nez de fouine, sèche comme une verge de coudrier. Il n'avait que faire d'un bâton, étant, Dieu merci ! solide sur ses jambes et « sans gasteure de son corps » . Il se contenta par instants des tendresses de sa femme, qui d'ailleurs suffisaient à sa complexion usée . Il fallait voir ce ménage sans enfants courir les rues de la capitale en chariot branlant, arrêtant les petits enfants sales et déguenillés pour leur jeter une aumône, achetant les chiens minuscules rencontrés et les logeant sur les coussins. Ils promenaient ainsi leur ennui et leurs désespérances, entrant dans les églises pour y murmurer une oraison, visitant les couvents et réclamant des prières. Un jour, ils sont allés prendre des bains à Olinville, et se sont purgés ; puis le roi seul a pris la route de Chartres et s'est prosterné devant la Notre-Dame célèbre que les croyances d'alors assimilaient à l'idole païenne de Lucine . Il rapporte deux chemises bénites, l'une 1. Lestoile, Mémoires, année 1575, 17 avril. 2. Id. , année 1579 , 23 janvier. CHAPITRE V. 243 pour lui, l'autre pour sa femme. C'est en hiver, les collines bleues laissent deviner les sèves du printemps ; les paysans, entourés de marmaille, retournent les terres fécondes, à peine arrêtés par l'escorte royale qui passe au grand trot devant eux . Et Henri s'avouait LODOICA Trois Dieuxfurent parreins du troifiéme Henry, Iuppiter, Mars, Phabus: cette perleLorraine Vne triple Déeffe cut pour triple marreine, Palas,Venus la grace au cheftoujours flcury. LA REINE LOUISE DE LORRAINE, d'après une gravure sur bois anonyme, tirée du livre de Vinciolo. que lui, le maître souverain de ces gens et de ces campagnes, il a perdu les forces qui se transmettent et font revivre les rois et les pauvres dans leurs enfants. Au regard des lois de vie, il est l'inférieur, et pour s'élever jusqu'aux villageois il faut mettre Dieu dans sa partie. Malheureusement, ni la Vierge ni Dieu ne firent de miracle pour lui, les folies l'avaient énervé, et la fin de la dynastie se montrait cruellement au bout de toutes les fêtes, après les réjouissances, quand l'esprit fatigué se recueille et recherche l'audelà des plaisirs étourdis. 244 LES FEMMES DE BRANTOME. C'est un peu pour oublier ses misères et, on l'a cru , pour se renseigner sur sa valeur d'homme, qu'il laisse quelquefois la reine au palais et s'abandonne à des caprices d'une heure. Et quand il s'est prouvé sa malechance, il se sent envahi d'une haine farouche contre les femmes, il les écrase de ses dédains, il lâche la bride à sa langue corrompue et malsonnante. Elles ne sont vraiment supportables que déguisées en hommes, parce que le pavillon couvre une marchandise de méchant aloi . Alors on voit les plus grandes ainsi travesties dans les repas, faire leur service de table comme autant de pages mignons , cependant que les gens de guerre, par une bizarre interversion des rôles, se parent de pendants d'oreilles, montrent leur poitrine et s'épilent à la façon des courtisanes . Telle est la dépravation effrayante de ce monde que personne ne songe à se plaindre de ces confusions malsaines ; les sexes mêlés, à peine reconnaissables, sont emportés dans une abjection commune où les romains d'Héliogabale eussent trouvé leur compte. La reine Catherine est entraînée par la contagion, et , pour ne pas rester en arrière, elle expose ses femmes, des matrones presque, aux yeux blasés des seigneurs , dans un costume indécent qui ne laisse plus rien à deviner. Ce qui frappe dans le caractère de Henri III , c'est l'excessive mobilité et la sérénité hautaine avec laquelle il se livre à ses fantaisies , sans prendre souci de rien, ni de la royauté, ni de la pudeur, ni des grands, ni des petits ; quand il s'imagine de marier sa belle-sœur de Vaudemont à son mignon Anne de Joyeuse, il ne mesure pas la distance énorme qui sépare les fiancés . Une altesse à ce roué ! La propre sœur de la reine de France à je ne sais quel 1. Lestoile, année 1577, mai. 2. Lestoile dit que le roi Henri III « ouvroit son pourpoint et descouvroit sa gorge, y portant un collier de perles et trois collets de toile. ( 1577 , février.) .Chenonceaux àMédicis Catherine defestins les contre faite adite qu'on satirique Pièce Gravure deNicoloelli en1565 . 70c5oned)£ ziɔibšΜob suiroda enijet 251 sumos stiet 91ib& пo'up supititez 9591¶ 2021as ills oloɔizab swVETO 197 Insago CVCAGNAW DIREGINAIA POLTRONE VENERABILE LA ameno et fertile etpaefe , impreza alla guardia data inAVener ;Delice Incofonzaalle Accidia -,All cadeiel dal brama l'hom che qul Done s'accefe d'Ira Signor L'Appetito Virtu ,Raggion etHoneftade Contra prefe Regina Ignornza per Indi ,dignitade etnel fato Etsallango ornsta figliuola una Copia lainNacque grata alMondo uicio ,eDogminefande Onde fubito spina ogri feinze all'o Sipofe ocio ,alle brattal porasie alla prefenze Bacco fempre Platore ,et Lefecero guftar doki proce Crebbe coglam postale folles POLTROneria venerabile Che 565 Nell inuenfe .Nicole coftume ,etdifpirto pra Quefia Cinkade ,creang Digentile lume d'bonoreul ,etdio buon nobile comercio ,etamitade .pume etoiofe ,forma Gol bontade dienemica cieca Para una tranquilla goder pace inVera .infinita lode di,egna Ditrofeo e 1mortale ,che inganna 'Malabjmiferas ,iftante inpara giu qua gode ben Sefrale ecaduca fnon ,che far poNe florida mante fugia chearne ,Lamale grauafo fin alapporta Tempo lante ingordige allerdir Alfiero Cucagna d'ampia fruir bel ilpoco Val Ragna diterren't'opra pincer Por ,che

CHAPITRE V. 245 damoiseau que sa fortune prévue eût à peine désigné pour le grade subalterne de capitaine ou de guidon ! Henri avait cependant habitué l'opinion à de pires coups de tête ; il jetait sans compter l'or de ses coffres à la bande de ses tenants de cœur; une fête pour ces gens nécessitait une levée extraordinaire de pécune, à la foule du peuple et des bourgeois. Mais jamais les murmures ne montèrent vers le trône comme pour ces noces dispares, où la majesté souveraine se souffletait elle-même et jetait un défi énorme à la France entière . Malgré tout, les liesses prodigieuses se firent, les solennités royales occupèrent le monde pendant plusieurs semaines ; on vit le roi tenir le second rang auprès du mignon effrayé de ces pompes, surpris lui- même de son importance. Dans les bals, Anne de Joyeuse ouvrit les danses avec Louise de Lorraine, le roi conduisant la jeune épousée ; et le luxe des toilettes stupéfia ceux- là mêmes qui les portaient. Jacques Patin nous a conservé la physionomie d'une de ces soirées ; il détaille les toiles d'or, les coupes inusitées des corsages, les collerettes monstres déployées en éventail comme autant de raquettes en broderie. Il nous instruit des modes du jour, des contenances recherchées , il nous initie aux mille riens formant la base de « l'honnesteté » des femmes. De son côté , Balthazar de Beaujoyeulx, l'ami de Brantôme, le grand maître des cérémonies et des spectacles de la cour, metteur en scène, musicien, écrivain, nous fait assister à un ballet dans la grande salle du Palais-Bourbon, sur un théâtre en forme de piste de cirque, au milieu duquel les acteurs amateurs évoluaient, entourés par les spectateurs du rez-de- chaussée et des galeries. Ici encore Joyeuse tient la place d'honneur à gauche du roi , de l'autre côté de la reine mère. Dix heures sonnent. Les torches et les flambeaux allumés éclairent huit àneuf mille personnes debout, entassées . Sur la scène , un bosquet où l'enchanteresse Circé se dissimule dans les rochers. 246 LES FEMMES DE BRANTOME. Un garde réclame le silence ; les conversations s'arrêtent aussitôt, et une ouverture de hautbois prélude à la représentation . Tout à coup, sur les dernières notes de l'orchestre, on voit M. de la Roche, un des acteurs, sortir effrayé de la grotte ; il fuit Circé la belle, et, s'avançant devant le roi , il débite une harangue en vers en lui demandant sa protection. Circé, c'est la charmante demoiselle de Sainte-Mesme ; elle poursuit le fuyard « avec une voix douloureuse et une grâce que peu de damoyzelles pourroient imiter » . Elle aussi se deult en vers : Je le poursuis en vain. Il fuit, sans espérance De le revoir jamais réduit en ma puissance ! Las! Circé, qu'as tu fait? Un choeur de sirènes lui succèdent ; elles portent leurs queues sous le bras et tiennent de gentils miroirs ; elles chantent doucement. Bientôt surviennent les tritons, les faunes, les satyres , qui se mêlent aux dryades costumées à la mode ; c'est un défilé à comparer à ceux de nos féeries modernes, un spectacle des yeux seulement. Les quatre vertus, puis Jupiter et Minerve ferment le cortège et terminent la pièce au milieu des applaudissements . Apeine Circé l'inconsolable est- elle rentrée dans sa grotte que les dames jouant dans la pièce reçoivent chacune une médaille avec une figure et une devise ; elles sont chargées de les offrir à ceux des spectateurs qu'elles-mêmes auront choisis. La princesse de Lorraine remit une sirène à M. de Mercœur, une autre offre à la reine le dauphin, allusion aux espérances jamais lassées du couple royal ; Mme de Mercœur donne le Neptune à M. de Vaudemont. Quant à Circé, elle tenait une médaille décorée d'un livre, elle la remit au cardinal de Bourbon ' . 1. Baltazarini dit Beaujoyeulx, le Ballet de la royne, Paris, Ballard, in-4° . CHAPITRE V. 247 Le payement intégral des cérémonies et des réjouissances coûta à la France douze cent mille écus en chiffres ronds ¹ . Or les BALET COMIQUE Le chant des Sereines. A 4. parties. Ccan pere chena, DE LA ROYNE. Le chantdes Sereines. A 4. parties. Cean pere chenu, Pere des Dieux reconu, la le vieilTriton attelle Sonchar Pere des Dicut recono, la le vicil Triton attelle Son char qui va fans repos, Irons nous forrans des flots Où qui va fans repos, Irons nous fortans des flots Où ce Triton ce Triton nous appelle ONCORDANT. Cean pete chen , Pere des Dousappeller SVPERI VS. Cean pere cheau, Pere des Dieux reconu, Dieux recone, la le vieil Triton attelle Son chat Ja le vieil Triton arrelle Son char qui va lans repos, Troas nous fortans des flots Où ce Triton qui vafans repos, Irons nous fortans des flots Où ce Triton nousappeller Refponfe de la voute dorée. Liez filles &Achelois, Sumés Triton qui nous appeller aux Sereines. A f. parties. Liczálles d'Achelot , Suurz vous appelle, Ala trapa accorder vor voir Pour chiter d'vn Triton qui vous appdir. AGrape accordea vor vor , Pour grand Roy la louange immortelle, T ENOR. p dddydJJJddxqr Lies filles &Achelois, Suivez Triton qui Chanter d'un grand Royla louange immortelle. CONTRA. ppppdppddygt Llez filles d'Achelois, Suinez Triton qui vous appelle, A la trope accordez voz voix Pour chater &vn vous appelle, Afa trêpe accordez voz voir Pout chấter d'vn grand Roy la louange immortelle. BASSV S. Lies filles d'Achelois, Suiuez Triton qui vousappelle, A trompe accordez voz voir Pour grand Roy la louange immortelle. charer dvagrid Roy la louange immortelle. MUSIQUE DU Ballet de la Royne. finances étaient dans un tel marasme que les armées volaient pour vivre, et que les villes , surmenées, ne payaient l'impôt que contraintes 1. Archives nationales, KK, 138 fol. 460 et suivants. 248 LES FEMMES DE BRANTOME. et forcées par les gens de guerre. Le désarroi était partout, dans la justice, dans l'administration ; le roi seul n'admettait pas de souffrir les retards ; plutôt que d'attendre il empruntait aux Italiens à des taux énormes ; il aliénait ses domaines, mais il ne portait guère deux fois le même pourpoint ; il achetait à gros prix les manuscrits pour en découper les figures et changeait sans relâche l'ordonnance intérieure de ses chambres. A quoi sers-tu ? lui demandait un socialiste du temps dans une satire. Aquoi sers- tu , toi qui ne produis rien et dépenses nos gains, qui règnes et ne gouvernes mie, qui te prétends un homme et t'habilles en poupée, qui t'es marié et n'auras pas d'enfants ? C'est lourdement payer la gloire de te nommer son roi que fournir à ton humeur et à tes débauches ! Mais les récriminations ne l'émeuvent guère , il sait se pourvoir contre elles de prompt remède ; ce qui l'intéresse , c'est de ne pas manquer l'office du vendredi saint, de mener au moustier la reine de la fève du gâteau des rois, d'apaiser les querelles de ses mignons et de faire chère lie. Les sottises qu'il commet eussent amené tout droit ses inférieurs aux justices du Châtelet ; lui se découvre à propos et veut bien faire grâce de la vie aux gardes qui l'ont arrêté sans le connaître. Son meilleur passe-temps, c'est maintenant de tourner les maris contre les femmes, de paraître savoir des choses ignorées des principaux intéressés . Mme de Villequier a refusé de se rendre à son rendez-vous ; il prévient le mari, son confident, de surveiller plus activement la dame. L'autre prend si bien la mouche qu'il court à son hôtel, surprend la malheureuse en train de se parer et la poignarde sans vouloir entendre rien ; il tue même la suivante qui «< pimplochait » sa maîtresse et nattait sa coiffure . La duchesse de Montpensier, sœur des Guises, est maltraitée par lui dans ses conversations ; il lui donne un sobriquet visant des infirmités cachées, elle le sait et devient une ennemie implacable qui Ballet de Circé aux Noces d'Anne de Joyeuse. Disposition intérieure de la plus ancienne salle de spectacle à Paris. Gravure à l'eau- forte de J. Patin. 190 '1 qe pote - 1,69 9 3137NG ( zim¶ & alantoaq- ob allsa onnsions zulq el ob srusirštai moitizoquiⱭ ) 1046826 qe 9.77une 10667 % 90 CACE 96 BG B I CHAPITRE V. 249 jure de venger son honneur par tous moyens. Quant à Charlotte de La Trémoille, princesse de Condé, il l'attire dans un jardin , l'enferme dans un pavillon et l'expose à la risée des mignons, venus tout exprès pour la petite fête. La reine Louise est seule à ne pas connaître ces déportements, elle l'aime malgré tout et lui demeure fidèle. Une de ses femmes lui ayant conseillé , avec la superbe philosophie des grandes dames de la maison, de se pourvoir ailleurs et de chercher sa fortune en meilleure contrée, la reine la rabroua si vertement que l'autre dut quitter son service, en grande frayeur d'être dénoncée au roi . Et pourtant, opine Brantôme : « La reine eust mieux fait d'avoir joué ceste partie, et la France n'eust point eu tant de misères paouvrettés et ruines qu'elle en a et aura¹ . » C'est la saine doctrine de Machiavel gentiment prêchée. Malheureusement pour le royaume et heureusement pour elle, Louise de Lorraine n'abondait pas dans cette manière élastique de comprendre ses devoirs . Elle demeura jusqu'à la fin la digne et vertueuse princesse un peu simple de ses débuts, que les énormes folies du roi ne déconcertèrent jamais. Elle n'a point d'histoire, car ses aumônes, ses charités de toute espèce demeuraient assez cachées pour n'intéresser pas les chroniqueurs spéciaux des guerres ou des intrigues courtisanesques . Avant l'assassinat de son mari par le jacobin Clément, elle penchait un peu vers la Ligue ; même elle jeta des larmes sur les deux frères massacrés à Blois, sans manifester d'ailleurs aucun blâme contre Henri III . Après la mort de son mari on la vit du tout changée, emportée d'une haine violente contre sa rivale d'autrefois, la duchesse de Montpensier, et contre le duc de Mayenne. Mais ce fut un courroux platonique et purement de théorie ; elle était trop bonne et trop religieuse pour rendre le 1. Brantôme, t . IX, p. 642. 3a 250 LES FEMMES DE BRANTOME. mal pour le mal. Elle devint simplement la troisième douairière de France, avec Marguerite de Valois et Élisabeth d'Autriche ; Marie Stuart, décapitée deux ans auparavant, eût fait la quatrième. Louise de Lorraine alla déclinant d'année en année, minée par la phtisie et les chagrins, ombre paisible et reposante parmi les carnages et les horreurs. Avant de mourir elle pria qu'on mît sa couronne près d'elle et qu'on l'enterrât à ses côtés, et très humainement elle s'éteignit comme un mortier privé d'huile. Quelques mois devant la mort de son fils , la reine Catherine était tombée elle aussi , on a cru par la terreur que lui avait causée l'assassinat des Guises, mais plus sûrement pour avoir compris et deviné l'avènement inévitable de son gendre Henri de Navarre au trône de France . « Elle estoit aagée de soixante et un ans et portoit bien l'aage pour une femme pleine et grasse comme elle estoit. Elle mangeoit bien et se nourrissoit bien, et n'appréhendoit pas fort les affaires , combien que depuis trente ans que son mary estoit mort elle en eust eu d'assez grandes et importantes qu'oncques eut royne au monde. Elle mourut endettée de quatre cent mille escus , estant prodigue et par delà la libéralité plus que prince ny princesse de la chrestienté, ce qu'elle tenoit de ceux de sa maison de Medicis ¹. >> Voilà la maison tombée, la grande œuvre du roi François anéantie. La faute en revient tout entière à Catherine qui s'est prodiguée pourtant à la vouloir consolider et maintenir. C'en est fini de la cour de France, de « l'escole de tout honnesteté » dont Brantôme proclamait l'omnipotence. Et ce n'est pas seulement l'effondrement d'une famille, la dispersion définitive d'une dynastie, c'est la transformation radicale d'une société, la brisure subite 1. Lestoile, Mémoires, année 1589, janvier. CHAPITRE V. 251 d'une chaîne. En montant sur le trône de France , Henri IV apporte les mesquineries de l'homme de guerre, les errements d'une éducation pleine de pruderie. Il n'a pas de femme pour reprendre la succession de Catherine de Médicis ou de la reine Louise. Les dames de l'escadron volant rentreront dans leurs châteaux , laisseront les palais déserts et les élégances déchues. C'est l'interrègne de la mode, l'arrêt momentané des arts, une période de transition suspendant tout net l'essor merveilleux de la Renaissance . On vivra longtemps encore sur les souvenirs d'antan ; mais, pour l'honneur de la France, des hommes nouveaux donneront aux choses une impulsion plus croyante et plus franche. On y voit la tendance ordinaire des réactions violentes ; elles veulent ne rien laisser debout de ce qui amena la ruine et le mépris des régimes tombés. Mais, pour bien expliquer le dégoût venu, les rancœurs accumulées, il faut ne pas s'arrêter au seul monarque déchu. Son entourage porte pour une grande part la responsabilité des fautes commises ; une question s'offrait à Brantôme, qui cependant ne l'a point résolue. Ses contemporains furent- ils les gens dissolus, perdus de vices et de débauches en imitation de leurs princes, ou ces princes suivirent-ils le mouvement initial sans chercher à s'y opposer et à l'enrayer ? Il y eut l'un et l'autre . Nous avons souvent nommé les Italiens, mais les germes de décomposition apportés par eux se répandirent facilement dans la nation française. Ils agirent un peu à la façon de ces microbes dont nous abusons aujourd'hui et qui n'ont de bonne prise que sur les corps fatigués et épuisés par les dégénérescences . Pour vivre et se développer à l'aise, il leur fallut la France, appauvrie par son luxe, ruinée par ses guerres, amoureuse de paraître quand même. On l'a dit, les peuples ont les gouvernants qu'ils méritent. Cette France de Henri III , la voici . II La cour de France ; la suprême impudeur. étranges. - - - - - - Les Le vice répandu partout. Les costumes La mode passée en province. La fille de Dijon et la robe déchirée . Philibert Bretin d'Auxonne et sa maîtresse. Le luxe en province. Transformation des mœurs. L'opinion de Paris . Les subtilités en tout. Les mariages. mignons à des noces ; la fille du surintendant Marcel. La société ; bourgeois, magistrats . Le roi intervient pour les comédiens. royale. - - - La Mignonne.. L'obscénité au théâtre. gères. - - M. de Vicourt. - - L'orgie Le théâtre ; les Gelosi. -- Vénus et les berC'est l'impudeur qui sera la déesse de ce chapitre, cette femme grasse et blonde, représentée par les peintres demi-nue, coiffée à la mode, caressant un singe lascif, bassement engageante, et vautrée dans une pose malsaine. Elle ne tient point ses assises au nord de la Loire seulement, comme l'imaginaient naguère les hobereaux de Gascogne naïfs et bornés ; elle règne tout aussi bien au midi qu'au nord, à l'est qu'à l'ouest. Au temps où nous sommes, on la rencontre en Espagne, en Italie, en Allemagne et dans les Flandres, toujours la même, ni plus ni moins dévergondée, mais conduisant le branle, entraînant à sa suite les princes, les seigneurs, les bourgeois et les paysans. Elle n'est plus une personnification idéale, mais la formule du vice moderne répandu du haut en bas de l'édifice social. Les natures les meilleures se soumettent à ses lois par un côté ou par un autre ; les dames ont à présent des recherches spéciales qui frisent la coquetterie intéressée des courtisanes ; on les voit mettre tous leurs soins a se laisser 1 CHAPITRE V. 253 confondre avec les « meschantes » . Elles envient leur démarche provocante, leurs coiffures bizarres, leurs échancrures de corsages ; et le masque prend les allures d'une étiquette malsonnante, le masque qu'on ne quitte plus guère, même en dormant. IMPVDENTIA L'IMPUDEUR , d'après une gravure flamande . Tout s'exagère à la façon des filles du métier. On a des collerettes si larges que, pour porter à sa bouche les cuillers à potage, il faut allonger au double leurs manches. Et plus les femmes tendent à se masculiniser en s'affublant de chapeaux, de pourpoints, de hautsde-chausses d'hommes, plus ceux-ci s'efféminent en se décolletant, 254 LES FEMMES DE BRANTOME. en se frisant, en se couvrant de bijoux, de pendants d'oreilles et de bagues. - On voit des éphèbes adonisés et poupins paraître dans leurs portraits des fillettes gentilles , tel Maugiron, un sabreur pourtant, que de vieux savants de nos jours , trompés par les apparences, appelaient Mme de Maugiron dans leurs catalogues ' . N'était la barbe, voudrait- on reconnaître Henri III dans la plupart de ses effigies , coiffé à la nymphe, emplumé, le col emprisonné dans une collerette qui faisait dire aux étudiants gouailleurs —ils eurent de tout temps la langue pointue à la fraise on reconnaît le veau ! >> La toilette n'a rien gardé de sa qualité décorative rêvée par le roi François ; elle ne concorde plus avec les palais, elle s'extravague et devient folle . La beauté, c'est la déformation des tailles, la pléthore monstrueuse des hanches, les largeurs sempiternelles des vertugadins . On ne s'habille pas , on se déguise ; les engoncements des précédents règnes ont pris d'effrayantes proportions, grâce à Marguerite de Valois qui les a poussés encore . Un bal de ces gens, c'est la danse de marionnettes fagotées, raides, incapables de se retourner, de saluer, de s'incliner . Plus les femmes sont fraîches , plus elles se couvrent de fards et d'opiats destinés à blanchir la peau, à uniformiser les teintes. Une passion de fourrures est venue, illogique d'ailleurs, car on en porte surtout en été à la manière des Ottomans. Pourquoi ces martres ? dit Alciat dans ses Emblèmes . Peut-être parce que la nature de ces bêtes est fausse, et << qu'elles sont portées à l'amour >> . Peu à peu les raffinements ont passé de la cour de France dans les provinces, mais avec les mécomptes ordinaires . Robustes 1. Le garde des Estampes Joly donnait ce nom au charmant crayon de la Bibliothèque nationale, que M. Niel a été le premier à reconnaître. 2. Édition de Plantin, 1577 , in-4° , fol. 293. CHAPITRE V. 255 et plantureuses, les demoiselles des petites villes s'emprisonnent difficilement dans les atours façonnés pour les belles nonchalantes de par delà. Il y a des révoltes, des surprises inattendues comme l'accident de cette fille de Dijon, sanglée, serrée qui, voulant faire LES HERMAPHRODITES A TOYS ACCORDS Tenefusmasle nyfemelle Ethyrefuis bien on ceruelle Lequedesdare tedobs chofer Maisqu'importe aqui onreauble Ilvaultmieux les auoirensemble On en reçoit doubleplayr SATIRE CONTRE LES MIGNONS DU ROI HENRI III , par Tabourot, sieur des Accords. la révérence, salua si bas, que tout le monde l'entendit. La marquise du Val de Suze comprenant la malheureuse histoire , et voyant les joues de la pauvre enfant passer par toutes les nuances de l'arc-en-ciel, rhabilla l'aventure . Elle dit simplement, en se 256 LES FEMMES DE BRANTOME. tournant vers la mère bien empêchée : « C'est sa robe neufve qui a esclaté ; pourquoy donc la serrez vous tant¹ ? » On la serrait parce que la reine Louise se brisait les côtes dans ses buscs, parce que mesdames les princesses, mesdames les duchesses se tenaillaient, et que déjà les mijaurées de campagne ne voulaient pas demeurer en arrière . Ce n'est plus en Poitou non plus qu'en Navarre ou en Bourgogne qu'il faut s'en aller querir la simplicité de jadis ; on a fait bon compte des modesties d'autrefois. Aujourd'hui la moindre bourgeoise a sa chambrière qui l'habille et l'accommode ; la chambre à coucher est un boudoir où les visites se rendent. Philibert Bretin, le poète, a une maîtresse, une belle fille d'Auxonne qui rendrait des points sur le luxe aux patriciennes de Paul Véronèse. Quand elle se lève de son lit, elle passe longuement une chemise de batiste fine ; son amoureux se plaint de ses lenteurs. Dieu ! que vous faites long! s'écrie -t- il . Mais, monsieur le poète, ne faut-il pas gentiment se couvrir de senteurs, se poudrer de farine parfumée? Prenez vostre cotillon Et couvrez vostre poitrine D'un collet de toile fine, Et ce fait , sus ! descendez ! Qu'est ce que vous attendez ? Il y a tantost une heure Qu'ainsy debout je demeure! Chaussez vous viste ! Je veux Qu'on peigne ces longs cheveux Avec un peigne d'yvoire, En leur donnant couleur noire. Avec un peigne de plomb, Ou les teindre tout du long D'une tainture plus brave. Les cheveux font mourir le poète impatient ; que de prépara1. Tabourot, Escraignes, édit, de 1662 , p. 103. CHAPITRE V. 257. tions, doux Jésus ! on les passe au savon, on les sèche, on les natte , on les part en deux , c'est-à-dire qu'on trace une raie sur le milieu du front , puis on les enferme dans un escoffion en treillis. Voici les habits passés , il reste encore gros à faire . On plongera son visage dans une mixture de vin blanc et d'eau, pour rendre la DENTELLE D'AMOUREUX, AU XVI SIÈCLE. peau blanche et tendre ; on polira les perles de sa bouche, et puis les subtilités parisiennes ont pénétré même chez la maîtresse du poétereau provincial . Elle teindra ses lèvres de carmin, Et ses joues d'un beau fard. Puis de musq, d'ambre ou de nard D'autre senteur excellente Vous rendre tout odorante ' . Malheureusement, à la suite de ces détails de toilette, avec les 1. Philibert Bretin, Poésies amoureuses, Lyon, Rigaud, 1576, in- 8° , p . 30 . 33 258 LES FEMMES DE BRANTOME. boîtes de nard colportées, les peignes à teinture et les sachets d'ambre, on transplantait aussi l'essence divine de courtisanerie, l'amour du paraître, l'envie de colorer son « provincialisme grossier » par mille supercheries élégantes . Une cause de démoralisation, ce fut les gouverneurs recrutés parmi les plus principaux seigneurs de la cour , et qui portaient au loin leur nostalgie dorée de la capitale. Pas de femme d'apothicaire ou de conseiller aux présidiaux qui ne rêvât de frôler le galant aux heures joyeuses, pas de fillette qui ne cherchat à parodier les coupes étranges, les costumes tapageurs de sa femme. Et dans les châteaux, perdus au milieu des bois, de jolies recluses s'ingéniaient à reprendre pour leur compte les descriptions enchanteresses faites par les voyageurs. Brantôme assiste à cette transformation curieuse des mœurs, et non pour en pleurer mais pour en bien rire, en tournant en ridicule les gens moroses qui se plaignent. N'est- ce point la meilleure réponse à faire aux braves gentilshommes parlant sans cesse des vertus pristines de leur coin de terre, que de leur montrer tout à trac leurs femmes entre les bras d'un mignon de cour ? Ce n'est point à Paris, la ville corrompue, que Bussy d'Amboise a trouvé la dame de Monsoreau. Un temps fut , c'est bien raison , où les châte laines filaient le chanvre, mais il est loin ; la perversion a fait son tour de France, même elle en a franchi les limites pour se répandre. Ah! cette cour de France, quel soleil rayonnant ! quels inavouables sentiments elle éveille ! Une idée émanée d'elle est un mot d'ordre qui pénètre partout. Le roi Henri n'aime pas les femmes maigres , il n'en reste tantôt plus dans le royaume entier. On les raille, on les chansonne . Écoutez cette pièce méchante du CHAPITRE V. 259 sieur des Accords, Marseillaise officielle qui dut faire bien rire le roi s'il la lut jamais : Cette petite dame au visage de cire, Ce manche de couteau propre à nous faire rire , Qui a l'œil et le port d'un antique rebecq, Mérite un coup de becq. Elle a la bouche et l'œil d'une chatte malade, L'auguste majesté d'une vieille salade . Sa petite personne et son corps de brochet, Ressemble un trébuchet . La voyant pasle et triste en sa blancheur coiffée, Les rieux de nos eaües l'estiment une fée , Les autres un lapin revenu d'un bouillon , Ou bien un papillon. Le moindre petit vent pour soulager sa peine, Comme vent de lutin la porte à la fontaine. Car elle poise moins, la nymphe du jardin , Que son vertugadin . Je consacre en ces vers sa teste de linotte , Afin que tous les fols en fassent leur marotte. Et veux que de son corps mistement damoiseau , On en fasse un fuseau ' . C'est pitié que de rencontrer par le royaume de petites figures chafouines et émaciées émergeant d'un échafaudage compliqué de bourres, de pourpoints étoupés et cotonnés. Les gens mariés dans ce monde postiche n'en sont plus à compter leurs déboires . Heureusement, dit Brantôme, que les amoureux vivent familièrement avec leurs futures avant de franchir le pas ; ils ont loisir d'étudier de près ces majestés d'emprunt et de se retirer à propos. 1. Tabourot, Bigarrures, p. 402. 260 LES FEMMES DE BRANTOME. Et on en a vu, de ces unions projetées, aboutir à des ruptures éclatantes par le fait de supercherie. Entre la minute où le fiancé a été admis à faire sa demande, et le jour fixé pour les noces, les tailles changent parfois leur forme à plusieurs reprises dans la journée. Et si ce n'était que cela ! mais les paroles sont aussi menteuses que les tournures. Les filles de cour ont la langue fardée comme le visage ; ce qu'elles disent, elles ne le pensent presque jamais... Un gentilhomme est admis auprès d'une dame, ils se parlent très bas . Craignez « la foi légère de la femme » , dit l'artiste qui les met en scène : Ne vous fiez jamais à la parjure foy D'une femme impudique et d'une âme traîtresse , Contemplant celle- cy qui manque de promesse Au brave courtisan qu'elle met en emoy. Que voulez-vous ? Les filles sont en possession d'un héritage que leur ont légué leurs mères ; elles ont appris de bonne heure à rêver aux unions princières ; elles se laissent de moins en moins prendre aux propos des galants ordinaires. « Vous sçavez ce que je vous ai toujours dit, s'écrie l'une d'elles à son poursuivant transi , que je vous ferois ... » Elle disait le mot sans fausse honte. Et Brantôme de goguenarder : « Asseurez-vous que despuis elle n'y a pas failly et luy monstra qu'elle estoit bien gentilfemme, car elle tint bien sa parole¹ . » C'est jeu d'enfant pour elles que de mener de front plusieurs intrigues ; on en vit d'entretenues à la fois par trois cavaliers servants qui , chacun en son particulier, se croyait bien seul ; un quatrième larron attendait sous roche que le mariage de la belle 1. Brantôme, t . IX, p . 100. CHAPITRE V. 261 la rendît plus libre ; elle lui disait : « Sollicitez un peu nostre prince qu'il me marie bientost avec celuy qui me pourchasse, et DEMANDE EN MARIAGE AU XVI SIÈCLE , d'après Dirck Cuerenhert. me fasse vistement payer mon mariage qu'il m'a promis. Le lendemain de mes noces, si nous ne nous rencontrons, marché nul¹ ! 1. Brantôme, t. IX, p. 99. 262 LES FEMMES DE BRANTOME. Nous sommes à plusieurs siècles du roi François ; quand une fille d'alors était recherchée en mariage , elle laissait quelque illusion au prétendu. Les yeux baissés , la contenance modeste, elle considérait la démarche comme un grand honneur et le faisait voir. Dans les jardins où l'on se promenait, le gentilhomme cueillait une fleur que la fiancée mettait sur son cœur¹ . Peut-être perdait-on quelquefois la tête , mais en tout honneur et révérence, avec de belles et sérieuses promesses en manière de réparation. Sous Henri III , rien de semblable. Le mariage est une affaire qui se discute à l'italienne ; les partenaires mettent le plus d'atouts possible dans leur jeu . Au jour des premières démarches, le prétendant est introduit dans une salle tendue de riches tapisseries ; il grisonne, il est sérieux, il s'assied en cérémonie. En femmes avisées , la mère et la fille tournent le dos aux verrières et placent le gentilhomme en plein jour, non pour le détailler, on le sait d'avance laid, vieux et riche, mais pour l'aveugler sur les charmes de la donzelle . C'est l'heure où les fards dissimulent les couperoses , où la science des postiches exerce le plus ses séductions ; les lumières tamisées se mettent de la partie, et comme les raffinements de la société tolèrent à peine les conversations seul à seul entre futurs époux dans les mariages de raison , il s'ensuit que le mari, comme ceux de la Chine, prend une femme au hasard , et pour tout dire la tête dans un sac, la poitrine dans la laine et les jambes dans du coton. Étonnez-vous après ces compromissions bâtardes de voir les esclandres répandus, les divorces réclamés, les hontes dévoilées . C'est un très grand » qui se mesure dès la première nuit aux cuisses héronnières de sa femme, et la trouve chenue comme un « 1. Cf. la miniature reproduite par Gaignières, où le roi Henri de Navarre, grandpère de Henri IV, offre une marguerite à la sœur du roi sa fiancée. Bibliothèque nationale. Estampes Oa 16, fol . 97. CHAPITRE V. 263 sacristain. C'est un président que les procédures ont mis en garde et qui devine les plus énormes fraudes sur la qualité, sinon sur la quantité. Les ragionamenti della Nanna servent à quelque chose , et le libraire Turissan ne les vend pas à des aveugles- nées . Le souci dominant des gens attachés à la personne du roi , Breen, Schulp stude ORGIE DE DAMES ET SEIGNEURS , d'après P. de Jode. c'est de l'intéresser aux cérémonies particulières de chacun, d'obtenir de lui un bout de lettre, un assentiment ; la venue du prince au festin des noces est plus rare, mais les bizarreries d'humeur de Henri III , l'envie de se dérider un peu, l'amenaient quelquefois au milieu de ces agapes familiales , lui centième, décoré comme une madone de cire, fleurant les parfums, « désespérément brave » , conduisant une troupe de jouvenceaux qui pénétraient dans la maison et se livraient à des étrangetés inexcusables sous couleur 264 LES FEMMES DE BRANTOME. de paraître s'amuser bien . Il fallait se taire , quelque envie de protester qu'on en eût ; en franchissant le seuil, Sa Majesté donnait une marque de confiance à peine croyable. Tant pis si les jeunes fous de l'escorte cherchaient à étonner la société de bourgeois et de robins qu'ils trouvaient là ! Claude Marcel, l'ancien orfèvre , actuellement surintendant des finances, marie sa fille au seigneur de Vicourt ; les mignons se tordent de rire et se promettent liesse . La plaisante idée de donner une fringante personne à ce garçon ! Rabelais n'eût pas trouvé un plus joyeux nom de terre, vous m'entendez assez . Le duc de Guise prête son hôtel au parvenu, qui jette les deniers sans compter, et qui prie le roi de présider au repas. Après le service, un bal masqué est préparé dans la grande salle ; la reine Catherine y arrive accompagnée de Louise de Lorraine et de Marguerite, reine de Navarre, sa fille . Les dames de l'escadron portent de magnifiques robes de toile d'argent brodées de perles et pierreries, les mignons fraisés paraissent avoir la tête sur des assiettes . Bientôt le tourbillon des danses entraîne tout le monde dans une sarabande endiablée, où princes, seigneurs et bourgeois se confondent, s'enlacent et ne se reconnaissent plus. C'est une saturnale effroyable , dans laquelle les reines elles-mêmes ne sont pas respectées , où les invités paisibles subissent les outrages de la bande déchaînée . Tout à coup , les torches furent éteintes et, dans le chaos , une fourmilière humaine s'écrasa, les meubles furent brisés, les femmes insultées de mille manières. « Ceux de la nopce furent contraints de sortir, raconte Pierre de Lestoile avec son flegme ordinaire, et les plus sages dames et damoiselles se retirèrent et firent sagement, car si les tapisseries et les murailles eussent pu parler, elles eussent dict beaucoup de belles choses¹ ! >> 1. Mémoires, 1577 ( 10 décembre) . Orgie deames etseigneurs . .Sadeler par Jean ,grvée Teodor Brnad d'après allégorique Estampe engisato 29mahob gigo alba nel169 978, bra798 тobosT 257qs'b supirogolis 9qmsted deyrnard Angered pins . なにににににに

CHAPITRE V. 265 Par ces promiscuités entre la cour et la bourgeoisie, la démoralisation se répand plus vite encore. Ce sont là des histoires que les filles du moyen état ne laissent point perdre. Auparavant le monde joyeux et tapageur se cantonnait dans les palais ; s'il courait Faceticufe, &fort recreatiue hiftoire de la Mignonne,qui cache le Mignon friand de Fourmage. LA MIGNONNE cherchesvous infigar vooravons ma mae qui vousfait cours de grandroider urquoy erballon du virst cefteforen fees moyun pra, quivousmet en colere? LA MERE MignonneJe mignona mangt sonfoormage Quor que dira celuy qui lavoulon scoN! Nous legardionspour hay:manonnopeer fannis Cequ'ile deco, & pea queie n'enrage. LE PERE Ouy.ony cherchons In bil, vraymér efbelle beure Aucun irea n'eft errs qui ne fut bien bonfcbé: Mas a Sille enfachamberpoara dibenché, 5'da el rarépar Liquemanese mouse. LA CHAMBRIERE Nous nous bean chercher, ie fçay bien lamalice, Mignonnen'ofs dare où mignon ellcaché Organes vous pourquoinon,no c'est tropcherché, la pris lefourmage, & elle laGaule. Ce ALA MIGNONNE Mignonprisé etfourré de fineffe, Qu'on nepeut décor paroùils'eftfour , cars &for fouse par ertain eroefourt Mignonne, satse que vousneluy enfais addree AParisparChritogic Sulle,callout ultores rue SaintIchan delatran al Escu de Venile. LA MIGNONNE. Satire populaire du xvIe siècle. les rues, il ne se mêlait pas aux gens rencontrés ; c'était une classe spéciale, une société fermée que les rois surveillaient encore. Henri III a changé tout cela par désœuvrement, par je ne sais quel besoin d'abaisser ses plaisirs, de chercher dans le ruisseau des sensations nouvelles. Les mémoires sont pleins de faits insigni34 266 LES FEMMES DE BRANTOME. fiants d'apparence, mais qui prennent une importance capitale aux yeux du moraliste, par leur répétition . Telle fille de traitant ou de marchand riche a plus de ruses en son sac que les suivantes des reines. Partout la galanterie s'étale ; une dame rencontrée aux promenades publiques, troussée de court, la poitrine découverte, les manches arrondies en cerceaux , ne diffère de la fille de joie que par le masque. Le métier de ces dernières leur prohibe ce luxe ; elles tiennent à être vues ; mais les autres n'en perdent pas une occasion pour autant. On pourrait voir aux fenêtres des marchands d'images la satire gravée de ces mœurs parisiennes. La mignonne est une petite bourgeoise née dans un tranquille milieu de trafiquants. Mais elle a jeté les idées , les opinions arriérées de ses vieux parents, par-dessus les moulins de Montmartre. Elle a rencontré où peut-on savoir ? -au prêche, dans la rue, hors des murs, un galant qui l'a gentiment accointée. Un jour son père se doute de quelque chose ; il la voit parée comme une duchesse, méprisante, rêvant d'idéal . De là des colères, des menaces , et la recherche du damoiseau qui pousse l'insolence jusqu'a pénétrer au logis des vieux. Il est là, on l'a entendu parler dans un grand silence. Mais père et mère ont beau fouiller les coins et recoins, les vertugadins sont une tente sous laquelle un garçon se peut dissimuler très bien un instant. Vivent les modes aux ampleurs secourables ! - Il n'y a plus d'enfants , assurent les chercheurs de morale, et Brantôme se joint à eux pour dire la même chose. Ce sont en haut et en bas de fantastiques aventures où des fillettes à grand'- peine nubiles entreprennent follement, à la mode de leurs aînées, jusqu'à s'absenter des semaines, et revenir « amoindries et augmentées » à la fois , sans pourtant exciter les étonnements formidables du temps jadis, sans émouvoir le Parlement, ni entraîner leurs complices aux peines sévères contre les suborneurs. De temps CHAPITRE V. 267 —- ― à autre, cependant, un exemple se fait, pour la révérence de Dieu et de la pudeur outragée, mais sans grand succès, et quand la fille est de marque ou tient à la justice. Claude Tonnart, petit clerc de Bailly, président en la Chambre des comptes, s'est pris aux yeux de la fille de son maître. Il a poussé les choses assez loin pour être arrêté et condamné, bien que la fillette protestât d'être la seule coupable ce qui était une exagération d'amoureuse et suppliât son père de le lui rendre. Bailly hors de lui , avec la superbe des gens de robe, ne voulut rien entendre ; l'outrage était public, il fallait une réparation publique. On condamna le pauvre garçon à mort. Mais les mœurs des mignons ont aussi leurs prosélytes dans la basoche ; au regard du bruit, des scandales, des batteries, les clercs tiennent un bon rang . Ils s'assemblent au jour fixé pour l'exécution, courent sus aux gardes du Châtelet, les rossent et emmènent Tonnart au nez et à la barbe de la justice et du roi. Celui-ci se mit en colère naturellement, il n'admettait ces rescousses que venant de lui ou des siens. Quant au Parlement, il poussa les hauts cris . Cette bande de gens de loi cédant aux plus abusives prétentions du roi ou des mignons, acquittant le conseiller Poisle par camaraderie, Saint-Léger par crainte , et Châteauvilain par finance, ne voulut pas avoir le dernier mot de l'aventure . On rechercha les auteurs du coup de main, et comme ils étaient introuvables on se contenta de pendre un vagabond rencontré par hasard sur le lieu du combat. Unius pro multis dabitur caput, dit Lestoile sentencieusement ; ce pauvre diable paya pour les autres, sans raison, et servit à contenter de superbes colères. C'est là aussi un bon foyer de pestilence que ces justices vénales, où l'envie de paraître, de parader au-dessus de sa condition pousse les conseillers aux misérables compromissions des chercheurs d'expédients . Mariés à des femmes jolies, pauvres, ils 268 LES FEMMES DE BRANTOME. ferment les yeux, reçoivent des mots d'ordre, s'abandonnent aux dénis de morale les plus audacieux . Poisle, dont nous parlions tout à l'instant, vendait couramment ses opinions et ses jugements; si bien qu'un de ses collègues , lésé par lui , - sans quoi il n'eût rien dit, —l'accusa et obtint son incarcération . Jean La Voix, son confrère, entretenait publiquement la femme d'un procureur. Celle- ci l'ayant voulu quitter pour faire pénitence, le brave justicier s'en fut l'attendre à la promenade, la menaça de « l'accoustrer en femme de son mestier » et finalement se jeta sur elle cherchant à lui couper le nez et à lui labourer le visage de ses ongles . Quand il fut acquitté, sa mère ayant voulu remercier Henri III , celui-ci lui répondit « qu'elle ne le remerciast point, mais la mau- « vaise justice qui estoit en son royaume, car si elle eust esté <« bonne, son fils ne luy eust jamais fait de peine¹ . » Brantôme apprécie ces fieffés drôles à leur valeur précise ; il pourrait en citer de ces dames, qui n'ont qu'à paraître en Parlement, pour gagner leur cause, même mauvaise et désespérée. Messieurs de robe longue ont l'âme sensible et la conscience élastique ; les vieilles procédurières n'ont garde de les vouloir corrompre elles- mêmes, c'est par les jeunes qu'elles font leurs approches. Otez les tètes de colonne, les chefs tels que Harlay, de Thou, Pasquier et quelques- uns, le troupeau vulgaire des autres n'entend guère que des passions, et ne juge que pour frauder. Les conséquences en sont terribles pour la moralité publique ; les procès se traînent, les requêtes ne valent que signées par des mains mignonnes. Et ces errements ne sont pas nés depuis peu ; ils viennent de plusieurs années en çà, mais ils ont augmenté à la faveur des indolences royales. 1. Lestoile, Mémoires, 1581 , mai . CHAPITRE V. 269 Quinze ans avant Henri III , les professeurs de tous genres occupés par les dames étaient les agents naturels de la perversion ; nous les avons vus à l'œuvre, avec les laquais ou les pages. Maintenant l'horizon s'est reculé encore, des recrues sont venues grossir le nombre des galants de bas étage travaillant en belle terre de La fare des Orexdre C'ilpar offerfrancs rendr Pour free FR les sii L & io adere Frandpris le gl Charant dumonde la fimofte APARIS, Porn de Caste THEATRE AU XVI SIÈCLE , d'après une gravure sur bois de J. de Gourmont. noblesse. Le théâtre transalpin s'installe à Paris, théâtre obscène, érotique, dans lequel les acteurs ne font rire qu'en bravant la pudeur dans les gestes immortalisés par Jacques Callot. On les nomme les Gelosi, « ce qui revient à dire les fols » , et le roi qui les protège secrètement leur concède la grande salle du Palais-Bourbon, celle-là même où fut joué le ballet de Circé aux noces de Joyeuse. Les filles de la reine raffolaient de ces spectacles gros- 270 LES FEMMES DE BRANTOME. siers , et s'enthousiasmaient déjà pour ces héros à moustaches retroussées, toujours vainqueurs et toujours heureux dans la pièce ; des amourettes se nouaient entre elles et ces drôles malpropres. Alors les rancunes poursuivent les Gelosi, les gentilshommes sont furieux de leur succès, les prédicateurs comparent leur auditoire, de jour en jour diminué, au nombre des spectateurs de la comédie. Ils intéressent le Parlement à leurs doléances, et obtiennent des lettres prohibant ces scandaleuses représentations à peine de 10,000 livres d'amende applicables aux pauvres. Mais voilà que le roi refuse de suivre la cour souveraine dans cette voie ; les Gelosi l'amusent, ils font rire les mignons, qui se moquent des intrigues nouées avec les jolies filles comme du jugement dernier. C'est en juillet qu'on a chassé les comédiens, en septembre ils sont réintégrés dans leurs privilèges par lettres spéciales du roi . Lestoile dit : << La corruption des temps estant telle que les farceurs, bouffons, putains et mignons avoyent tout le crédit auprès du roy¹ . » Les pièces jouées roulent sur les misères conjugales des Pantalons, vieillards ridicules mariés à des jeunesses qui les font damner. L'origine de la sottie est italienne, mais on l'adapte aux mœurs françaises, dans un vocabulaire ordurier à faire rougir des reîtres. Un des principaux acteurs de la troupe est un Français , que Brantôme a connu et qui « s'estant longtemps raffiné parmy les bandes espaignolles, en parloit le langage et en avoit les mesmes gestes et mesmes trajes, comme dit l'Espaignol . » Leur mise en scène était sommaire. Des tréteaux, et, derrière, une toile où ils disparaissaient au moment voulu avec mille contorsions triviales et indécentes du plus mauvais goût. Tels qu'ils étaient néanmoins, ils plaisaient, comme plaisent les caricatures de la vie 1. Lestoile, Mémoires, 1577. 2. Brantôme, t . VI , p. 212 . CHAPITRE V. 271 commune aux gens inoccupés. Devant eux se pressait une foule étrange de seigneurs déguisés, de nobles dames costumées en bourgeoises pour se mieux gausser en bonne liberté ; ceux qui voulaient voir de près les acteurs se tenaient debout devant les tréteaux, les autres s'asseyaient au pourtour de la salle. Et le plaisir n'en était pas ruineux, les places réservées coûtaient quatre sols pour les dames et les cavaliers. Les Gelosi se déplaçaient, ils allaient à Blois, à Fontainebleau, suivant la cour de France, et augmentant les impedimenta des déplacements royaux. Parfois même , dans les haltes, ils montaient leur scène à la hâte et paradaient pour faire passer le temps. Mais leur licence POÈTE MONTRANT SON COEUR. Gravure de T. de Bry. effrénée et dissolvante tombait dans des oreilles préparées ; les pécheresses de la cour ne perdaient pas un mot des inventions de haute graisse commentées par eux. Et quand on demandait à quelqu'une de marquer les passages les plus saillants du répertoire, elle ne manquait pas de rappeler les dialogues épicés où l'héroïne se plaignait des respects inattendus de son amoureux, et vantait les insolences du bravo. La note en grâce chez les femmes « honnestes »> ne pouvait guère déplaire aux bourgeoises ; par là les Gelosi contribuèrent à généraliser une langue impudique et des idées malsaines. En leur donnant un blanc-seing le roi autorisait leurs extravagances ; ils en abusèrent, cela va de soi , et créèrent une passion nouvelle en 272 LES FEMMES DE BRANTOME. France, passion immorale à ses débuts, mais qui devait s'affiner par la suite et prendre le premier rang dans notre littérature . Car c'est un côté curieux de l'histoire du théâtre en. France, que cette transformation d'un spectacle populaire en moins d'un demisiècle, et que ce passage rapide d'un genre médiocre et malséant aux chefs-d'œuvre de Molière. Ici comme en bien d'autres cas nous avons dégagé l'art italien de ses formules pour l'adapter à notre génie national et lui communiquer une tournure dont il ne paraissait guère susceptible en soi . Pour tout dire , le règne de Henri III voit le triomphe de la matière sur l'esprit ; les psychologies modernes sont inconnues, les poètes décrivent leurs peines amoureuses comme une maladie, sans y voir autre chose que la contrariété des sens . Ronsard est un admirable ciseleur, un ouvrier incomparable, mais le cœur lui faut. Les allégories des peintres , les rêves des poètes procèdent du même genre quintessencié et brutal de comprendre la vie. Les femmes sont pour eux et pour Brantôme des êtres charmants, sources de plaisirs ou de jouissances, et quand on en parle c'est pour décrire leurs corps, leurs visages, leurs grâces nonpareilles, on ne veut point pénétrer leur âme, pas plus qu'on ne s'émeut devant les forêts ou les plaines . La tendance artistique est joyeusement charnelle, l'esprit ne compte pas. Quand les dames se prennent de passion pour un jouvenceau, elles dédaignent le plus souvent ses mérites moraux pour ne s'embarrasser guère que de ses vertus palpables et bien en vue. Un humoriste nous les montre luttant entre elles et déchirant un haut- de- chausse masculin ; c'est qu'il veut indiquer combien la poésie et les tendresses platoniques tiennent une place petite dans les intrigues de son temps. Et la scène comique généralise , elle confond les classes entre elles, princesses, bourgeoises ou artisanes tirent à qui mieux mieux dames pour laculotte .Lalutte des - Estampe satyrique . enjorte jrbodi quiitze juro Is zidno Fersшbe


CHAPITRE V. 273 sur le vêtement. Ah ! Brantôme a bien raison de nous assurer que dame Vénus habite les palais, les maisons ordinaires, et jusqu'aux girons des bergères, voire les plus simplettes ». La vie pastorale ne ressemble meshuy plus aux bucoliques innocentes de Virgile ; les paysans suivent l'exemple d'en haut, avec l'énergie brutale d'une liberté plus grande, leurs vices ont seulement dépouillé les supercheries ; ils n'ont pas besoin de dissimuler. Garçons et filles sont entraînés dans une danse endiablée où les chutes sont nombreuses. Mais que sert tant astrologuer? Puisque Venus se veult loger Avec Mars par conjonction , Rien n'y vault jour d'eslection, Ne pour prince, ne pour berger. Heureuses bergères, qui ignorent les fards et les habillements guindés, fraîches sous leur bonnette de linge envolée au vent ! Cotillon simple et souliers plats, comme la Perrette de la Fontaine, elles dédaignent les perruques safranées retenues en arceaux par des fils d'archal. Les buscs ne leur déforment pas les épaules , elles peuvent rire à pleins poumons sans faire craqueler l'émail de leurs joues. Elles ne connaissent pas ces passions langoureuses, Aussi feintes comme menteuses, Que l'on tire d'un gosier creux¹ . Elles n'ont pris de leur temps que le calcul ; quand elles s'égarent sous les grands chênes avec un pastour, elles choisissent non le plus gai , mais le plus riche. Il ne leur chaut pas du visage ni de l'amour , mais des promesses futures. D'où il s'ensuit que Vénus, la folle déesse, emprunte à Minerve un peu de sagesse devant que de se loger en leurs girons. 1. Tabourot, Bigarrures, p. 473. 35 III Les dispersées. Montpensier. roi sans reine. Brantôme. - Les suites de l'assassinat de Henri III. - - - - Le jeu de cartes de Mme de Les réactions . Fuite des gens de cour. Les châteaux. Henri IV Une grande dame retirée du monde, Mme de Saint-Aulaire, nièce de Un inventaire in extremis. — Regrets d'illusions. Me d'Aubeterre, autre nièce de Brantôme, sa mort tranquille. Ses dernières coquetteries . — Les belles se raccrochent à leurs souvenirs. Les contemporaines de Brantôme vieillies. - Mmes d'Estrées , de Sauves, de Retz , Sardini . Les vieilles femmes bien conservées ; l'amirale de Brion et autres . Réflexions personnelles de Brantôme sur la vieillesse. Prétentions de vieux.. Un nouveau François Ier , — Un mot du maréchal de Biron . - La fin définitive de la cour des Valois. - - - Quand la belle Mme de Simiers, juchée sur le rebord d'une fenêtre, battait des mains à l'annonce de la mort de Henri III, elle ne se doutait pas qu'elle saluait la ruine totale et définitive de la cour des Valois . Et cependant c'était la fin de ce monde, le spasme suprême des folies qui venait ; les cris de joie des ligueurs seraient de peu de durée ; les triomphes d'un instant sombreraient dans des misères plus grandes . Déjà la maison royale se désagrège, les roulements de service ne se font plus ; dans les salles du Louvre des courtisans inquiets, atterrés, sont assis, parlant à peine. Les dames ont quitté leurs riches costumes pour se vêtir de robes de voyage. Le roi est mort ! Vive le roi ! Mais quel ? On croit Henri de Navarre, ce malencontreux ; on dit le cardinal de Bourbon, un innocent ; on murmure le nom de Mayenne. Et l'on ne sait rien, on n'espère rien, car l'un ou l'autre des prétendants fera table rase et place nette. Alors les femmes se perdent en récriminations ; elles reviennent en pensée aux heures aimables où la CHAPITRE V. 275 reine mère oubliait sa puissance et ses ennuis pour se ruiner en fètes ; cette femme avait bien réellement été la plus haute personnification de la majesté. On lui rendait pleine justice, car on ne sait jamais mieux ce qu'on a perdu que lorsqu'on ne doit plus le retrouver jamais. << Brefon disoit par la voix de tous que la Court n'estoit plus la Court et que jamais plus en France il n'y auroit de royne mère.¹ » Les joies indécentes de Mme de Montpensier tombaient sur le deuil des autres comme des menaces. La sœur de Guise était vengée des propos ignobles colportés sur elle par Henri III . On la savait capable de pousser très loin les rancunes, de reporter sur les anciens amis de Catherine et de ses fils les haines qui la tourmentaient. Avant l'assassinat du roi, quand elle jouait aux cartes , elle battait le jeu et jetant sur ses partenaires un indéfinissable regard, elle disait : « Je les ay si bien meslées qu'elles ne se sçauroient mieux mesler ny demesler. » Et de fait, elle avait conduit l'affaire à elle seule, avec la fougue de sa nature nerveuse et maladive. Il y a des choses que les femmes ne pardonnent pas ; Henri III avait franchi la mesure avec elle , jusqu'à décrire son corps tavelé comme une peau de truite, ses jambes maigres , son tempérament excessif de personne étique. Car, pour son malheur, elle avait aimé ce maniaque impitoyable qui se payait contre elle des écarts politiques de son mari, suivant le procédé dont nous parlions plus haut. Sa mère Anne d'Este, devenue duchesse de Nemours, la suivait dans cette campagne impitoyable. Elle avait bien un peu oublié ses fils et sa fille au temps où sa passion pour Jacques de Savoie 1. Brantôme, t . VII , p. 378 . 276 LES FEMMES DE BRANTOME. l'affolait mais quand Henri III fit massacrer les deux frères à Blois, elle redevint la mère. Par mesure de précaution , on l'enferma au château et de là on la conduisit à Amboise ; elle s'emporta alors en menaces et en insultes : « Tyran ! criait- elle , tyran ! » Et tout aussitôt baissant la voix : « Las ! que dis- je , tyran ? Non, << non ! Je ne le veux plus appeler tel , mais roy très bon et clément « s'il me donne la mort comme à mes enfants . >>> Héroïne de drame, tragediante à la mode d'Italie, sa douleur ne l'empêchait pas de chercher les belles phrases qui peuvent émouvoir. En sortant du château, elle jeta les yeux sur la statue du roi Louis XII, son grand- père, et très haut, devant la foule assemblée sur la place , elle cria : « Sy celuy qui est là représenté estoit << en vie, il ne permettroit pas qu'on emmenast sa petite-fille ainsi prisonnière et qu'on la traitast de ceste sorte ! » Elle ne songeait d'elle à ce moment, la hautaine princesse, car si Louis XII eût été en vie, eût- il plutôt donné tort à son arrière-petit-fils Henri ? Qui pourrait dire¹? que On imagine le désarroi de ceux-là qui , par la force des choses, se trouvaient les adversaires des deux femmes. Pendant une semaine, les portes de la ville donnèrent passage à des caravanes , à des chevauchées pressées de fuir et de gagner la province. Jamais on ne vit tant de beaux visages enfouis dans des masques, de tailles patriciennes engoncées dans des robes de bure, de cavaliers habiles montant de maigres roncins de fatigue. Avec la manie de mettre la Bible en toutes choses, on comparait ces fuites nombreuses à l'exode du peuple de Dieu . Des mariages habiles se firent pour assurer une situation aux filles quittant la cour. Mais il y eut des fugues imprévues ; des femmes laissèrent 1. Brantôme, t . IX, p . 440-441 . CATHERINE DE MEDICIS à la fin de sa vie. D'après un crayon anonyme. (Bibliothèque Nationale. Cartons alphabétiques. ) 276 LES FEMMES l'affolait mais quand He Blois, elle redevint la ferma au château et porta alors en me Et tout aussitô « non! Je r << s'il me n° I' 1996(1 HQUE BIBL AINTE ARNEVIE MOJŽING CLSAOP mu Dub.se (esupitadadali enorm glamoneй 90 9dbe Edi MEDICI- DE 7LHEKIZE (

  • 216 28 96 p 1 $

ANTE AT Fi

  • A16 $ qo pu ja MEDIC- DE LHEKIZE (

Dgb.68 Tojžius CLEOD IN esupitsdraqlı <norm") glancin7 ɔm odbednů f BABIJ AQFE BALATH

CHAPITRE V. 277 mari et famille pour rejoindre des amoureux aux quatre coins du royaume ; d'autres se retirèrent simplement dans leurs hôtels à Paris pour attendre les événements. Au moins si la reine Marguerite eût vécu avec son mari, elle eût repris les traditions, et mieux que personne, à parler vrai . Mais un fossé est creusé entre les époux, que les subtilités courtisanes ne sauraient combler. Et puis elle a perdu son charme et sa grâce d'autrefois ; elle aussi est aigrie par les privations, engourdie par les vices bas ; elle n'a d'ailleurs rien qui puisse supporter la comparaison avec la reine mère défunte , ni l'autorité , ni l'esprit politique, ni même le goût. Quant à la reine Louise, la veuve, elle est une enfant, une tendre et indolente nature mal au point pour se garder et défendre les autres . Donc c'est bien fini pour la foule anxieuse des officiers et des femmes songeant d'eux plus que de tout. Ils reprennent le chemin de leurs châteaux un peu délabrés, ils vont revoir leurs terres livrées aux mercenaires, et comme ils sont dépaysés en face de ce repos et de cette quiétude morne ! Les moins pauvres relèvent leurs ruines, rebâtissent leur manoir sur des plans modernes, cherchent à retrouver le luxe de là-bas . C'est ce qui explique le mouvement architectural de la fin du siècle, mouvement privé, alors que, pendant près de cinquante ans, les rois seuls avaient construit un peu partout de splendides et impérissables palais . Ce n'est point l'aisance retrouvée qui fait courir les deniers, c'est le besoin de continuer chez soi la vie de cour, de revivre dans des palais royaux. La propre nièce de Brantôme, Jeanne de Bourdeille, - nièce à la mode de Bretagne d'ailleurs et qu'il connaissait assez peu pour la nommer Marie, fut une des premières à quitter Paris . Elle avait épousé en secondes noces son cousin Antoine de SaintAulaire , baron des Coustures, chefdu parti catholique en Périgord. -- 278 LES FEMMES DE BRANTOME. Aux annonces de la venue du roi de Navarre, un ennemi , elle s'était retirée dans sa terre de Lanmary, où elle se créa un chez- elle digne des splendeurs prématurément quittées, entourée de son mari, de ses enfants d'un premier lit et de ceux du second. Elle emportait dans ses domaines lointains son parfum de femme à la mode, les goûts charmants de la Renaissance, le mobilier magnifique et les miroitants bijoux dont elle se parait à la cour de France. C'est bien réellement une exilée que cette châtelaine gracieuse, raffinée jusqu'au bout des ongles, et que les souvenirs assiégeaient dans sa retraite. Un soir Antoine de Saint-Aulaire lui porte une bonne nouvelle, le roi de France a fait sa soumission à l'Église catholique, peut-être reverra-t-on quelque nouvelle maison. de roi sortir du chaos sanglant des guerres . Mais la bonne dame secoue tristement la tête ; elle a dit adieu aux « gayetés » , elle se sent blessée à mort d'un mal qui ne pardonne pas. En manière de revivre deux ou trois jours sa vie passée, de reprendre une à une les heures d'autrefois, elle sort de ses coffres ses joyaux, ses pierres, elle étale ses toilettes et ses richesses de tout genre, et en fait un méticuleux inventaire¹ . Voici les robes de velours incarnadin, les robes de velours ondé, de velours à ramage, de satin, de damas noir, de taffetas garnies de jais ; les manteaux de soies diverses, de drap tanné; les cotillons de damas bleu , de damas rouge, même le modeste jupon d'étoffe grise qu'elle porte à l'instant où elle écrit , et qu'elle donne à une suivante . Et les cottes, les fourrures, les garnitures de lit soigneusement décrites et nombrées ! Bientôt ce sont les bijoux, coquetteries oubliées, qu'on regarde avec émotion et qui rappellent à la jeune femme les succès dans les fêtes , les compliments des seigneurs, même les félicita1. Le Président de Montégut, Inventaire des bijoux de Jeanne de Bourdeille, 1595. Perigueux, Dupont et Cie , 1881 CHAPITRE V. 279 tions des rois . Chaînes, cordelières, serre-tête d'escoffion d'or enrichis de grosses perles, enseignes ornées de diamants énormes, miroirs, carcans, bracelets à plusieurs tours, pierres admirables , oh! admirables , surtout parce qu'elles parlent le beau langage des choses heureuses et des illusions envolées. Et chaque mention nouvelle apporte sa peine ou sa joie ; on connaît la minute précise à laquelle fut étrennée la moindre pièce, on revoit les pavanes dansées en atours , les cérémonies où l'on assista , brodée de perles comme une vierge byzantine. Peu de regrets , peut-être , parce que Jeanne de Bourdeille est pieuse, qu'elle aime sa maison et sa province, mais à tout le moins un peu de colère contre les méchants qui ont arrêté cette existence fêtée à ses premiers pas, et ont bouleversé la France. La dame de Lanmary avait été un arbitre de la mode, aux côtés de Marguerite de Valois , et, comme la princesse , elle ne jugeait pas que le luxe fût bien utile au fond d'un pays perdu où les paysans seuls en auraient la vue. Ses écrins ne s'ouvrent guère . Elle laisse même se gâter, dans un pressoir, le carrosse à quatre roues , doublé de drap vert, qu'elle employait jadis à ses besognes et dans lequel elle a fui à la mort du roi . Elle n'a désormais d'autre but, sinon de donner au château une physionomie sortable ; elle en décore les salles , en blanchit les façades et rejoint les tourelles. Sa cour, ce sont les vingt domestiques ; ses compagnons de plaisir, ses enfants et Mlle de Lavergne sa dame de compagnie. Elle meurt à quarante- quatre ans, belle et aussi désirable qu'à vingt, sans un murmure, désabusée de mille choses, ne regrettant que ses enfants et son mari , « possible un petit » son temps de jeunesse. Car, il le faut bien dire, ces femmes avaient été élevées non pour vivre aux champs, mais pour paraître, jouir du monde, et faire leur partie dans la société des princes . Une nostalgie incon- 280 LES FEMMES DE BRANTOME. sciente, non voulue, les étreignait. Religieuses, elles se vouaient aux bonnes œuvres, vivaient en nonnes et mouraient saintement ; sceptiques, elles se raccrochaient éperdument aux moindres hochets, ne convenaient pas de la vieillesse , et tombaient aux derniers degrés de la misère morale. Mais toutes gardaient au cœur la plaie vive de leur existence brisée, et comptaient à bien peu leur exil , et les heures moroses qui leur restaient à vivre. Les vieilles forteresses renouvelées cachaient bien des désespérances et des ennuis. Au grand air des campagnes, ces plantes de serre frileuses et sensitives s'étiolaient , tombaient et ne se relevaient plus. A la façon dont les dames disaient alors adieu à la vie, on devinait que leur parti était pris, et pris avec joie . Ecoutez Mme d'Aubeterre, une autre nièce de Brantôme, à son lit de mort, le sacrifice ne lui pèse pas. Elle a été l'une des « belles et accom- « plies dames qu'on eust sceu veoir, autant pour le corps que « pour l'âme » . Le corps était un chef- d'œuvre de nature, fin , distingué, souple ; l'âme, un objet divin bien digne d'animer ce sien compagnon et de lui communiquer sa finesse et sa douceur. Elle tient de la reine Marguerite pour la majesté superbe de la démarche, c'est Catherine de Médicis elle-même qui le disait et Brantôme le répète. Quand elle eut quitté la cour sans espoir d'y rentrer jamais , elle perdit de son assurance et de sa gaieté charmeresse ; si ensoleillées que soient les collines du Périgord , elles lui parurent lugubres et sombres. Un mal de langueur la saisit , qu'elle mit sur le compte du poison, car les médecins y perdaient leur latin et leur science, et il ne lui déplaisait pas d'expliquer ainsi cette défaillance inexplicable de son être. On la voyait assise sur son lit, la figure fatiguée , mais riante pourtant et avenante, parée comme aux beaux jours, les mains constellées de bagues : « Voylà, disait-elle , une mondanité que j'ay bien aymée autres GABRIELLE D'ESTRÉES à l'époque de la mort de Henri III. Daprès un crayon anonyme. ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Cartons alphabétiques. III HonLL qe molt ja qe obodne „ I ? D¸EZIKFE 3VRZIFETE ( .compitadasiqli znoj ) esqmi ? „sk noru V. suponuojldið smynous nover, mu estqh(! MAINTE

CHAPITRE V. 281 foys ! » Le malheur c'est qu'elle l'aimait encore assez pour s'en désespérer, en mourir et que toutes ses belles paroles de piété sonnaient dans sa bouche comme un reproche. Elle demanda son miroir, son compagnon de jadis, et, ayant jeté sur lui un regard investigateur, elle se vit à peine blêmie par les consomptions, et toujours aussi belle. Elle dit avec une moue coquette : « Ah! traistre visage à ma maladie pour laquelle tu n'as changé ! » La femme est là tout entière demeurée ; elle ne laissera point d'elle le souvenir pénible d'un corps convulsé et de rides précoces. Près de son lit se tient un ancien amoureux de cœur, un voisin de château qu'elle entretient tranquillement, dans la consolation dernière de ne point l'épouvanter et de lui paraître encore désirable : « Ah! mon amy, dit-elle , il se faut rendre à ce « coup et langue et dague et tout, adieu ! » Les assistants pleurent ; les médecins veulent lui faire prendre un cordial, elle le refuse doucement : « Mon Dieu, murmurait-elle , que la mort est douce et qui l'eust pensé ¹ ? » Hélas ! c'est qu'au milieu des peines du monde, on a besoin de mourir comme on a besoin de dormir. L'oubli éternel est le sommeil paisible qui ne finit pas . On la vit regarder au ciel et sans fermer les yeux, elle eut un grand soupir, comme un soulagement ineffable, et ne bougea plus. Ces résignations surhumaines se conçoivent chez celles qui n'attendent plus rien du monde pour lequel elles sont nées et ont été élevées. Si jeunes , et désillusionnées à jamais ! Mme d'Épernon , Marguerite de Foix Candale, surprise par une maladie mortelle, se défend à peine . On la voit à vingt-six ans, en pleine jeunesse, entendre sans sourciller la menace des chirurgiens. « ༥ Est-il vray? 1. Brantôme, t . IX , p. 454-56. 36 282 LES FEMMES DE BRANTOME. dit-elle . Laissez- moy faire, je vais donc bravement me résoudre ! >» Elle éleva au ciel ses deux bras blancs et joignit ses mains pour une muette prière, puis elle s'offrit sans un regret d'avenir, songeant tout au plus du passé . A quoi bon s'arrêter ici-bas alors que les meilleurs plaisirs ont fui , et que les espoirs de briller en sa fleur se sont évanouis¹ ? Mais les tempéraments diffèrent. Tandis que les jeunes de la cour, celles qui ont le droit d'attendre encore font si bon marché de leur vie, les femmes d'âge mûr, celles qui ont vécu longtemps dans le tourbillon , n'admettent pas toujours de rompre si brusquement. L'exil volontaire est pour elles de moindre durée ; on les retrouve fardées, plâtrées dans les rues de la capitale , épiant les embellies, prêtes à tout pour renouer des intrigues brusquement arrêtées. Elles sentent que la plus grande sottise pour elles serait de s'aller enterrer dans une province ; elles se meublent des hôtels, se créent un entourage et se font un intérieur de transition pour être des premières à la fête nouvelle. Par elles l'ancienne cour des Valois se reconstitue sur plusieurs points, quitte à se vendre aux Guises ou au roi de Navarre suivant l'occurrence . On voit Mme de Carnavalet, retirée dans son hôtel du Marais, prendre ses peines en patience dans la société de son cousin le maréchal de Fervacques. D'autres, penchant pour la Ligue, tiennent leurs assises secrètes et recrutent les partisans au règne possible des Guises. Brantôme revient à Paris , il les revoit les unes après les autres , mais elles ne le frappent pas comme autrefois ; il est vieux, on le prétend ligueur dans l'âme, ses goûts ont changé. Plus les choses s'éloignent dans la vie, plus elles acquièrent d'importance, les chroniqueurs âgés sacrifient volontiers le présent au passé ; c'est le Me puero d'Horace. A peine s'attarde- t- il à nous 1. Brantôme, t. IX, p. 444. CHAPITRE V. 283 décrire les belles de jadis devenues guisardes ; elles ne le touchent plus, il préfère revivre dans ses souvenirs . Et pourtant voici Mie de Sauves, nouvellement marquise de Noirmoutier, qui n'abdique point les prétentions ; Isabeau de Limeil qui fait de la dame sévère et de la mère de famille ; Marie Touchet, mariée à d'Entragues, jouant les princesses à cause du bâtard de Valois son fils , affublée de deux filles éveillées, trop éveillées, dont l'une sera la marquise de Verneuil, maîtresse de roi par hérédité , et l'autre s'attachera à Bassompierre. Que n'apprendil pas sur le compte de ces anciennes beautés, cramponnées à la vie, attachées à leur luxe, à leurs goûts, heureuses malgré tout ! Mme de Sauves s'est inféodée aux Guises par remords peut-être, car le Balafré est tombé à Blois au sortir de son lit. Elle a bien aimé le roi de Navarre, mais en passant ; elle en a perdu la mémoire depuis longtemps . Mme de Retz, sa rivale, est une grosse personne couverte de pierreries , vouée à l'étude en manière de passe- temps, et qui veut ne plus se rappeler les habits à la nymphale de Chenonceaux, les amourettes de d'Entragues, les soupirs galants des ambassadeurs de Pologne. Quant à la belle Limeil, ah! la jolie Limeil, la brocardeuse, la pimpante, la maîtresse de Condé, la fée de Brantôme, elle est sèche, ridée, couperosée, dure, elle thésaurise, elle amasse et fait mourir à petit feu le triste Sardini son époux. Alors ce sont des histoires que le voyageur - j'allais dire le revenant - apprend coup sur coup , qu'il ne digère plus et qui lui tournent la cervelle. Il ne s'amuse que des très grasses , les autres entrent par une oreille et sortent par l'autre. On lui a dit le cas de Me d'Estrées , cette Françoise Babou de la Bourdaisière, pincesans- rire, qui s'est abandonnée à Yves d'Alègre . Une femme de cinquante ans, ni jolie , ni spirituelle, mais si abominablement astucieuse et rouée ! Celle-là n'a point jugé bon de chercher dans me 284 LES FEMMES DE BRANTOME. un château remède à ses peines ; elle a abandonné mari et filles , - dont l'une, Gabrielle, avait été offerte par elle-même à Henri III et devait finir maîtresse de Henri IV, dont l'autre allait épouser un barbon sans valeur ni courage, le triste et misérable maréchal de Balagny, — et elle s'était embarquée à la suite de son amoureux dans une escapade saugrenue au risque d'en mourir. Tout cela ne dit rien à Brantôme, il en a vu bien d'autres ! Mais on lui décrit la mort du couple, on lui rapporte comment d'Alègre, ayant, en sa qualité de gouverneur d'Issoire, poussé à bout la noblesse de par là , fut massacré dans son lit aux côtés de la dame Babou par une bande d'émeutiers ' . Dans leur ivresse sanglante d'avoir mis à malefin « le chien et la chienne » , comme ils disaient, les conjurés auvergnats voulurent savoir en quoi cette vieille ridée pouvait s'être inféodé à ce point le d'Alègre, un jeune hommeau prix d'elle . Ils la dévêtirent et constatèrent sur son corps d'étranges subtilités de coquetterie, des luxes inénarrables . Brantôme se réveille ; tout le reste ne lui chaut, mais ces raffinements le ravissent, il les note, et plus tard il ajoutera un paragraphe égrillard sur les dames, sans nommer l'héroïne . Il est une classe de femmes que le brave Périgourdin revoit avec plaisir, parce qu'elles ne sont point une constatation de décrépitude; ce sont les personnes d'âge bien conservées, les belles vieilles femmes, comme cette marquise de Rothelin , jeune fille au temps du roi François , mariée en 1536 avec François d'Orléans , et qui gardait un bon rang de beauté au commencement de la Ligue. C'est d'elle qu'Isabeau de Limeil avait dit tant de mal au moment du mariage de sa fille avec le prince de Condé, et de fait elle avait couru pas mal d'aventures. Mais l'amour l'avait bien gardée. 1. Annales d'Issoire, publiées par J. Bouillet. Clermont, 1848, in-4° , p. 232 . Tapisserie représentant FRANÇOISE DE LONGWY, femme de l'amiral de Brion, après son veuvage. ( Bibliothèque Nationale, Estampes. Collection Gaignières Oa 16 fol . 29. ) 19

    • QUIT

CL C HER MORRE,S TAMEN 3P SED IT OVE DO LORE

CHAPITRE V. 285 A soixante- dix ans Brantôme la voit « s'entretenir en aussi belle fleur qu'en la première, fors que le visage luy rougissoit un peu » . Quant à ses yeux, ils sont restés égaux à eux-mêmes, « aussi prests à blesser que jamais » . Sans doute, il faut tenir compte des exagérations galantes du vieux courtisan, qui n'est point fâché de rencontrer sur le tard une femme admirablement conservée et qui pourtant eût pu être sa mère, mais les portraits de Mme de Rothelin nous la montrent à soixante ans véritablement étourdissante de fraîcheur et de grâce¹ . On ne saurait croire le plaisir de Brantôme dans ces rencontres , lui qui haïssait de vieillir ! Il a revu aussi Mme de la Bourdaisière , une Robertet remariée au maréchal d'Aumont, créature exceptionnelle qui apparaissait si agréable au milieu de ses cinq filles que volontiers « les eust-on laissées pour prendre la mère » . Son secret de jeunesse ? Eh ! mon Dieu, elle se préservait simplement du serein et de la lune, et ne mettait jamais de fards. Mais ces exceptions charmantes n'étaient pas seules en France, Dieu merci ! Voyez l'amirale de Brion que trois générations successives avaient vue d'année en année plus coquette et plus fringante ; et Mme de Mareuil morte à cent ans sans une infirmité ; sa fille , tante de la belle- sœur de Brantôme, avait eu quatorze enfants, et néanmoins elle semblait leur sœur bien plutôt que leur mère. Brantôme triomphe de ces surprises, il se sent moins chenu et moins décrépit. Toutes ces déesses sont les contemporaines de ses auteurs , c'est donc qu'il n'est point un très vieux homme. Il écrit dans un accès de philosophie joyeuse cette phrase en l'honneur de luimême, dans laquelle son été de la Saint-Martin frémit d'orgueil : 1. Brantôme, t. IX, p . 357. Voir les portraits de Mme de Rothelin reproduits par lord Ronald Gower, French Portraits, d'après les collections du duc de Sutherland à Castle Howard. 286 LES FEMMES DE BRANTOME. <« Aussi void-on plusieurs fruicts d'hiver et de la dernière saison se parangonner à ceux d'esté et se garder, et estre aussi beaux et savoureux, voire plus.¹ » Éternelle prétention des vieillards qui cherchent à se tromper eux-mêmes ! Cette fois , c'est la fin ; les gens nouveaux qui se lèvent auront d'autres aspirations, ils ne seront point meilleurs peut-être que leurs aînés, mais ils auront plus de pruderie . Une société se reforme de toutes pièces, foule disparate et bariolée où les éléments corrompus dominent, mais qui ouvre la porte toute grande aux autres, aux sincères, aux convaincus. A cinquante ans d'intervalle la France retrouvera un François Ier , tout aussi chevaleresque, tout aussi amoureux, mais singulièrement pratique et calculateur. Celui- là , Brantôme ne l'eût pas compris, cela l'eût trop sensiblement changé des autres . Un roi soucieux de sa dignité et de l'honneur des dames! L'écart était brusque après Henri III . Et d'ailleurs l'incorrigible courtisan eût-il admis la maison royale embourgeoisée, mettant la poule au pot et faisant maigre chère aux dames? Il rapporte qu'un jour Henri IV, « le roy d'aujourd'huy » , sentant sa fortune mieux assise , et comprenant qu'il allait enfin régner sans contrainte, parlait au jeune maréchal de Biron de ses projets « pour un jour faire sa court plantureuse, belle, et du tout ressemblable à celle que la royne Catherine entretenoit >> ; l'autre lui repartit avec cette brusquerie gouailleuse dont il avait le privilège : « Il n'est pas en vostre puissance, ny de roy qui viendra jamais, si ce n'est que vous fissiez tant avec Dieu qu'il vous fist ressusciter la royne mère. » Le mot était dur ; il n'y avait au monde femme que le Béarnais eût abominée à l'égal de sa belle1. Brantôme, t . IX, p. 358. CHAPITRE V. 287 mère, et non sans cause ; il se contenta de baisser la tête sans répondre ' . Et les femmes des Valois , les dames de Brantôme, «< belles et honnestes » , amoureuses, spirituelles et sceptiques ne se retrouvèrent jamais... 1. Brantôme, t . VII , p. 400 . FIN

TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE Pages. PIERRE DE BOURDEILLE, seigneur de l'abbaye de Brantôme RENÉE DE RIEUX , demoiselle de Châteauneuf. . . Frontispice. 4 L'AMOUR DANS LE MONDE, composition allégorique de MARTIN DE Vos. DIANE DE VIVONNE, nièce de Brantôme . • 16 24 ANNE DE BRETAGNE jeune. 32 LOUISE DE SAVOIE, comtesse d'Angoulême. Dessin allégorique. 44 AGNES SOREL, type popularisé au xvre siècle . FRANÇOISE DE Foix, dame de Châteaubriant . JUDITH OU MARIE D'ACIGNÉ, dame de Canaples . MARGUERITE DE VALOIS, reine de Navarre. GUY CHABOT, comte de Jarnac. • . · 48 56 72 80 96 TOURNOI EN CHAMP CLOS, représentant la mort de Henri II , avec échafaud pour les dames. • JACQUELINE OU JACQUETTE DE LONGWY-GIVRY, duchesse de Montpensier Catherine de MÉDICIS, dans les premières années de son veuvage . MARIE STUART, reine de France . • MARIE TOUCHET, dame d'Entraigues . HENRIETTE DE TOURNON, Comtesse de Montrevel . · 104 • I 12 . . 128 136 144 152 CLAUDE- CATHERINE DE CLERMONT, duchesse de Retz . 160 37 290 TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE. Pages. FRANÇOISE D'ORLÉANS- ROTHELIN, princesse de Condé. 192 CHARLOTTE DE BAUNE, femme du sieur de Sauves, et marquise de Noirmoutier.. MARGUERITE DE VALOIS (enfant) , fille de Henri II • MARGUERITE DE VALOIS, fille de Henri II , en costume d'apparat . HENRI III, d'après la gravure de J. WIERIX PIÈCE SATIRIQUE faite contre les festins de Catherine de Médicis à Chenonceaux • BALLET DE CIRCÉ, aux noces d'Anne de Joyeuse . ORGIE DE DAMES ET SEIGNEURS. Estampe allégorique . LA LUTTE DES DAMES POUR LA CULOTTE . Estampe satirique . CATHERINE DE MÉDICIS à la fin de sa vie . . GABRIELLE D'ESTRÉES à l'époque de la mort de Henri III. TAPISSERIE REPRÉSENTANT FRANÇOISE DE LONGWy, femme de l'amiral de Brion . 200 220 228 236 244 248 264 272 276 280 284 BRANTÔME .. TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION CHAPITRE PREMIER. FRANÇOIS Ier . CHAPITRE DEUXIÈME. HENRI II. CATHERINE DE MÉDICIS. DIANE DE POITIERS . CHAPITRE TROISIÈME. CATHERINE DE MÉDICIS REINE MÈRE. MARIE STUART . - Pages. I 29 89 127 CHAPITRE QUATRIÈME. CATHERINE DE MÉDICIS REINE MÈRE . LES CONTEMPORAINS DE BRANTÔME . 141 CHAPITRE CINQUIÈME. LES DERNIÈRES FEMMES DE BRANTÔME. LA FIN D'UNE SOCIÉTÉ . 235 2


INDIANA UNIVERSITY SCHOOL OF MUSIC LIBRARY Bloomington , Indiana Date Due Library Bureau Cat. No. 1137 JUN 13- DC 112 A₁ B825 40 996 600 000 € INDIANA UNIVERSITY SCHOOL OF MUSIC LIBRARY Bloom , Indiana





Unless indicated otherwise, the text in this article is either based on Wikipedia article "Les Femmes de Brantome" or another language Wikipedia page thereof used under the terms of the GNU Free Documentation License; or on research by Jahsonic. See Art and Popular Culture's copyright notice.

Personal tools