Les fleurs du mal : les épaves (1922, Jacques Crépet)  

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Les fleurs du mal : les épaves (1922) by Jacques Crépet.

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1922.


ŒUVRES COMPLETES

DE

CHARLES BAUDELAIRE


LES

FLEURS DU MAL


LES ÉPAVES


NOTICE, NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

DE

M. JACQUES CRÉPET



PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

6, PLACE DE LA MADELEINE, 6


MCMXXII


ŒUVRES COMPLETES


DE


CHARLES BAUDELAIRE


LA PRESENTE EDITION

DES

(ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES BAUDELAIRE

A ÉTÉ TIRÉE

PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

EN VERTU

D'UNE AUTORISATION DE M. LE MINISTRE DES FINANCES

EN DATE DU 2 6 MARS I 9 I 7


// a été tiré de cette édition :

50 exemplaires, numérotés i à ^0, sur papier de Chine. ^0 exemplaires, numérotés ^i à 100, sur papier du Japon impérial.


ŒUVRES COMPLETES

DE

CHARLES BAUDELAIRE


LES

FLEURS DU MAL


LES ÉPAVES


NOTICE, NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

DE

M. JACQUES CRÉPET



PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

6, PLACE DE LA MADELEINE, 6


MCMXXII


AVERTISSEMENT,


Le présent volume reproduit, soigneusement revu, le texte de V édition des Fleurs du Mal, dite définitive, publiée un an après la mort du poète et troisième en date (1868), dont on a retranché, pour les placer en appendice, le sonnet A Théodore de Banville et Le Calumet de

r

Paix, et, pour les rendre aux Epaves données plus loin in extenso, les pièces empruntées à ce recueil par l'éditeur posthume.

Voici les raisons qui ont déterminé cette distribution dès matières : il n'y a point de doute que le texte de 1868 ne soit fort défectueux sous le rapport typographique; mais des coquilles engendrant des non-sens, si nombreuses qu'on les rencontre, ne sauraient infirmer la valeur de la dernière leçon, dès lors que celle-ci apparait authentique. Or, dès longtemps avant sa mort, Baudelaire avait préparé une troi- sième édition des Fleurs du Mal ; sa correspondance men- tionne expressément un exemplaire de la deuxième, à cette fin remanié, et l'existence de cet exemplaire «tout prêt» est


VI AVERTISSEMENT.

encore attestée par des lettres où Poulet -Malassis déclare l'avoir lui-même placé dans la malle de son ami, lors du retour de Bruxelles. Si Ion tient compte en outre que les écrivains priés d'établir le texte définitif s'appelaient Banville et Asselineau, deux hommes d'une probité littéraire indis- cutable et qui, à l'envi, chérissaient et honoraient la mémoire du poète, on conviendra qu'il y a de grandes présomptions — les plus fortes vraiment — pour qu'ils ne se soient pas permis de retoucher leur auteur et, par conséquent, pour que les variantes de 1868 appartiennent à Baudelaire lui-même. Aussi bien n'a-t-on jamais produit d'argument sérieux pour le contester. Enfin l'examen attentif de ces variantes les démontre excellentes; il arrive même qu'elles apportent une correction nécessaire. Il convenait donc de les retenir, quitte à en contrôler les endroits suspects en s'aidant de la leçon antérieure.

Les retranchements que nous avons cru devoir opérer dans le texte de 1868 tirent leur justification , pour le sonnet A Théodore de Banville et Le Calumet de Paix, du parasitisme évident de ces deux morceaux, pièces tout occa- sionnelles.

r

Quant aux Epaves, contrairement à tout ce qu'on a pu écrire, et même les plus récents scoliastes, il est très certain que le recueil en est l'œuvre de Baudelaire lui-même, ainsi que les notes qu'on y trouve : nous avons vu de nos yeux et tenu entre nos mains l'exemplaire de préparation, pour grande partie manuscrit. Uantie part, il résulte des lettres inédites de Poulet- Malassis à Charles Asselineau, dont nous avons déjà parlé, que la volonté formelle du poète était que jamais aucune des pièces qu'il avait fait entrer


AVERTISSEMENT. VII

dans les Epaves ne prît place dans l'édition définitive des Fleurs du Mal. Et cette assertion , émanant d'un ami intime du poète, ne fait d'ailleurs que confirmer, remar- quons-le, /^Avertissement de l'Editeur qui figure en tête du recueil de 1866,

En 1868 Asselineau et Banville ont passé outre aux protestations pourtant vives et réitérées de Poulet-Malassis, Ils avaient leurs raisons, dont il est aisé de présumer la principale : un jugement du Tribunal correctionnel ( Lille , 6 mai 1868) venant de frapper les Épaves, on ne pouvait songer à les réimprimer, en France du moins; l' eût-on pu d'ailleurs, la prudence eût conseillé de s'en garder, tant à cause des morceaux très libres qui s'y trouvent, que du ton hautain et provocant de l'avertissement liminaire. D'autre part l'essentiel, à leurs yeux, et ceci vaut qu'on les absolve de leur audace, — comme fit Poulet- Malassis enfin de compte, — était de remettre en pleine lumière une œuvre et un nom quelque peu oubliés depuis que le poète s'était fixé en Belgique. Or, quel moyen plus efficace, pour solli- citer la curiosité du public, que de grossir abondamment l'édition nouvelle ? Donc ils empruntèrent aux Epaves toutes les pièces qui n'étaient point susceptibles d'attirer une fois de plus les foudres de la justice.

Mais aujourd'hui les circonstances ont changé, Baude- laire est au zénith de sa gloire. Il faut revenir au strict respect de ses intentions,

C'est ce que nous avons fait ici, d'autant plus volontiers que l'introduction, dans les Fleurs du Mal^ des pièces en cause nous avait toujours paru gâter ce qu'on a appelé, avec un peu d'emphase peut-être, l'architecture secrète du


VIII AVERTISSEMENT.

livre. La présentation que nous avons adoptée offre de plus r avantage de restituer les Epaves dans leur intégralité pitto- resque. Or si certaines parties de ce recueil) enfant cbétif de la dernière heure, s'avèrent très indignes du poète de Lesbos et des Petites Vieilles^ elles ne lui en ressemblent pas moins très fort, — et les grandes figures ne sont pas intéressantes que par leurs plus nobles traits,

j. c.


ÉTUDE BIOGRAPHIQUE'".


Une vie bien triste , et qu'on ne peut conter que le cœur serré, — car, dans îa conscience qu'on a de la dette con- tractée envers eux, on voudrait savoir, sans s'inquiéter « comment Dieu travaille » , que les grands poètes , ces bienfaiteurs de l'humanité, ont dès ici-bas trouvé une part de leur récompense. — Une vie qui, peut-être, à tout prendre, n'a pas été plus que beaucoup d'autres chargée en catastrophes , mais qui , du fait d'un tempérament inapte à se plier aux disciplines vulgaires, et d'une sensibilité aussi délicate que contrastée en ses éléments, devait se consumer dans la solitude du cœur, les convulsions de la chair et les révoltes de l'esprit.

Charles Baudelaire est né le 7 avril 1821, rue Haute- feuille, n** 13 , dans une petite maison à tourelle, aujourd'hui démolie, qu'avait habitée notamment Le Breton, le libraire anathématisé de Diderot. Son père, Joseph-François Bau-


^') Voir pour plus de détails Charles Baudelaire, par E. J. CrÉPET, Messein, éditeur.


X ETUDE BIOGRAPHIQUE.

delaire , d'origine champenoise , était alors , pour le physique , un sexagénaire aux cheveux gris frisés, mais aux sourcils noirs comme de l'ébène, — seul détail signalétique qui nous soit parvenu — et, pour le reste, un esprit très bril- lant chez lequel on trouvait aussi «la naïveté et la bonhomie de La Fontaine». II avait encore, nous assure-t-on, des manières tout aristocratiques, «ayant vécu dans l'intimité des Choiseul, des Condorcet, des Cabanis et des M™*HeI- vétius». Enfin, en plusieurs circonstances, il avait fait preuve du plus noble caractère. C'est ainsi que, précepteur des enfants du duc de Choiseul-Praslin quand se déchaîna la tourmente révolutionnaire, mais lié d'amitié ou d'an- cienne camaraderie avec les puissants du jour dont il par- tageait les idées avancées, il avait su, dans cette période difficile, concilier ses sympathies politiques avec les devoirs de l'humanité, et réussi, au péril de ses jours, à soustraire des têtes au bourreau. Ainsi encore que, devenu plus tard chef des bureaux de la préture au Sénat impérial, il avait préféré démissionner, au retour des Bourbons, plutôt que de prêter la main au gaspillage des deniers publics.

Joseph-François Baudelaire avait été déjà une fois marié, et sa première femme lui avait laissé une gentille fortune, avec un grand fils dont l'éducation presque achevée ne réclamait plus ses soins. Retraité, il se prit d'intérêt pour une jeune fille rencontrée souvent chez un sien ami qui rélevait avec ses propres enfants. La jeune fille, sans avoir des traits réguliers, ne manquait pas d'agrément; elle joi- gnait un caractère enjoué à une éducation achevée; elle s'avouait enfin très portée au sentiment et fort désireuse de sortir de la situation délicate que lui valait, dans une maison d'un luxe princier, sa condition d'orpheline sans aucune fortune. S'étant essayé en vain à la pourvoir, Fran- çois Baudelaire à qui ses manières exquises, son esprit,


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XI

ses relations conféraient, paraît-il, un véritable prestige, glissa du rôle de père noble à un autre plus galant. II ne laissa pas d'y plaire, on l'agréa, et c'est ainsi que du roman de ses soixante hivers avec les vingt-six printemps de Caroline Archimbaut-Dufays naquit le Futur poète des Fleurs du Mal.

La bio- physiologie qui veut constamment expliquer l'inexplicable, sans tenir compte des facteurs qui échappent toujours à ses recherches, a prétendu rapporter à cette union disproportionnée tous les maux dont a souffert Charles Baudelaire. « Enfant de vieux ! » prononce -t- elle comme un autre «Voilà pourquoi votre fille est muette. » — C'est aller bien loin. Les excès divers que Baudelaire commit dès sa jeunesse et le coup de pied dont Vénus Ennemie le gratifia aux environs de sa vingtième année, suffisent à expliquer la plupart de ses infirmités morales ou physiques : son manque de volonté, sa précoce impuissance au travail, sa lassitude chronique, son exaspération ner- veuse, et la paralysie générale par laquelle il devait finir. Mais, pour ne pas tomber dans l'excès contraire au leur, on peut concéder aux médecins qui se sont occupés de son «cas» que, selon toute vraisemblance, l'écart d'âge de ses parents fut pour quelque chose dans ses prédispositions morbides, notamment dans cette instabilité de tempérament qui devait lui valoir, son existence entière , d'être ballotté entre les deux pôles contraires et d'épuiser sa vitalité à lutter contre lui-même.

Joseph -François, pour sa part, eut -il conscience d'un tort à se faire pardonner? II est certain qu'il aima Charles d'une tendresse particulière, l'associant à ses promenades, et s' appliquant à lui inculquer ses goûts. Les arts plastiques avaient toujours exercé sur lui une grande séduction, comme le prouvaient les murs du petit hôtel de la rue

B


XII ETUDE BIOGRAPHIQUE.

Hautefeuille, où de nombreuses peintures ou gouaches de sa main, d'ailleurs fort médiocres, voisinaient avec des plâtres d'après l'antique. Son fils marchait à peine que déjà il l'emmenait au Jardin du Luxembourg pour lui faire admirer des statues, et c'est à l'aide d'un album de leçons de choses dont il avait lui-même dessiné les planches, qu'il lui enseigna les premiers éléments du latin. — «Les images, ma grande, ma primitive passion», notera un jour le moderne Diderot des Salons.

Avec la mort du tendre bonhomme, le malheur fit son entrée dans la vie de Charles, qui n'avait pas encore sept ans. II avait payé de retour la tendresse de son père. Plus tard il le jugera, sans ambages, «un détestable artiste»; mais toujours, malgré d'innombrables déménagements, il en gardera le portrait suspendu à la tête de son lit.

Ce premier coup du sort ne devait pas tarder, d'ailleurs, p en entraîner un autre, qui allait résonner, bien plus cruel- lement encore, dans sa sensibilité en formation. A peine expiré le délai légal de son veuvage, M™* Baudelaire se remariait : elle épousait le chef de bataillon Aupick, à qui une superbe prestance, un avancement déjà rapide, et l'amitié des princes d'Orléans, ses anciens condisciples, permettaient les plus belles espérances, et pour qui, de fait, elles devaient se réaliser, puisqu'on le vit général com- mandant la place de Paris et bientôt le département de la Seine, ambassadeur de France à Constantinople et à Ma- drid, et enfin sénateur de l'Empire.

Charles accueillit cet événement qui, à tant d'autres enfants de son âge n'aurait offert que des perspectives de gâteries nouvelles, avec un véritable désespoir. H le ressentit, dans une révolte hamlétique, comme une triple trahison envers la mémoire de son père, envers la ten- dresse que sa mcre lui devait, envers celle qu'il lui portait.


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XIII

N'entra-t-il pas encore un autre élément dans sa douleur? Ne s'y mêla-t-il pas aussi comme une révolte qui procédait de son mysticisme foncier et correspondit à un drame in- time d'autant plus cruel qu'il se déroulait en lui obscuré- ment? Je ne puis me défendre de rapprocher ce féminin dulce balneum suavibus unguentatum odoribus qu'il a chanté si délicieusement, et dont le goût précoce fait, nous dit-il, les génies supérieurs, de l'anecdote qui nous le représente jetant par la fenêtre, le soir des noces maternelles, la clef de la chambre conjugale. Ce trait appartient à la légende évidemment, mais c'est lui-même qui fa inventé, un jour où l'amertume remontait de son cœur à ses lèvres en propos cyniques, — on n'en saurait douter, sa marque de fabrique y est — et il pourrait bien avoir traduit par là, à quelques années de date, un bouleversement qui n'était pas d'ordre exclusivement sentimental. Les enfants les plus ignorants des réalités de la chair, ceux surtout qui sont élevés dans ies pratiques quotidiennes du catholicisme — comme c'était son cas, — ont de ces anticipations. Le culte de la Vierge notamment les porte à parer d'une immarcescible pureté les femmes de leur entourage. Quelque révélation vient-elle à précipiter f idole de son piédestal, alors c'est dans leur petit cœur un désarroi immense dont parfois leur sensibilité reste pour toujours désaccordée et déflorée. II est constant que le remariage maternel fit à cette nature excep- tionnelle une blessure dont elle ne guérit jamais.

On peut croire aussi qu'avec son intuition précoce, il avait deviné chez M. Aupick un caractère dont le sien ne s'accommoderait point. M. Aupick n'était rien moins qu'un méchant homme, et il n'y a aucune raison de supposer qu'il ne fit pas de son mieux pour gagner la tendresse de son beau-fils. Certaines lettres de celui-ci, datant des en- virons de sa quinzième année, donnent même à penser

B.


XIV ETUDE BIOGRAPHIQUE.

qu'il put se flatter, un temps, d'y avoir réussi. Mais devant tout à son respect de la discipline, à la fermeté de son ca- ractère, à la constance de sa conduite, il ne pouvait avoir de sympathie ni d'indulgence pour un être nerveux, inégal, toujours porté aux extrêmes, passionné de fantaisie et d'indépendance. — Et réciproquement.

Api es quelques mois où il avait été vraisemblablement plus ou moins abandonné aux soins de Mariette, «la ser- vante au grand cœur» dont M""^ Aupick n'était sans doute plus jalouse (^^, — Charles fut mis au collège. A Lyon d'abord, puis à Paris, suivant les changements de garnison de M. Aupick. II semble n'y avoir guère mordu aux mathé- matiques, par contre il brilla dans le grec et le latin. Avec plusieurs de ses condisciples, Emile Deschanel notamment, il échangeait des bouts-rimés. Mais il n'était pas heureux, bien qu'il eût le «goût très vif de la vie et du plaisir». II souffrait de la rudesse des contacts qui lui étaient imposés. « Coups, batailles avec les professeurs et les camarades, lourdes mélancolies, a-t-il noté, sentiment de solitude dès mon enfance, malgré la famille et au milieu des camarades surtout, — sentiment de destinée éternellement solitaire.» Les quelques lettres qu'on a de lui pour cette période témoignent d'une précoce délicatesse. II a rencontré une femme «qui a les mains blanches», et le voilà ravi en extase. Il assiste à un superbe coucher de soleil. «Mais à qui le dire?» soupire-t-il. Quant à l'effet qu'il produisait sur son entourage, il était fort divers. Un de ses condisciples nous a vanté ses étonnantes finesse et distinction, un autre a tiré du mélange de cynisme et de mysticisme constaté dans ses propos, et du fait qu'il récitait avec enthousiasme

^'^ Les Fleurs du Mal, ex.


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XV

des vers romantiques, la conclusion que c'était une cervelle à l'envers. Un répétiteur auprès duquel il faisait sans doute l'essai de ces bravades excessives dont il devait trop se plaire, bientôt, à scandaliser sa famille, lui reproche ses mensonges et son affectation. On voit qu'avec sa non- conformité, s'affirmait déjà sa tendance à en exagérer l'effet, tant par orgueil sans doute que pour le plaisir d'étonner, et peut-être aussi en suite de quelque secrète révolte contre cet isolement auquel il se sentait voué.

Reçu bachelier après une expulsion de Louis-le-Grand qu'on a, sans preuves à l'appui, rapportée à une aventure de dortoir, le moment était venu pour lui de choisir une carrière. Sa mère et son beau-père le voulaient secrétaire d'ambassade. Il leur déclara sans ambages qu'il serait au- teur. Auteur!

Un poète sinistre, ennemi des familles. Favori de l'Enfer, courtisan mal rente...

— « Quel désenchantement ! quel chagrin ! » se sou- viendra, près de trente ans après, la bonne M™® Aupick. Ne rions point trop fort, sachons faire la part des inten- tions. Des vers qu'il avait écrits à cette date, il n'y en avait pas trois où l'on pût deviner un grand poète à venir, et M. et M°"® Aupick eussent été bien en peine de les distinguer. D'ailleurs nés tous deux dans le dénuement et tous deux grandis dans la préoccupation de l'avenir, comment auraient-ils pu ne pas déplorer que Charles renonçât au bénéfice d'une situation sans aléa? Sachons leur gré bien plutôt de ne pas s'être catégoriquement opposés à sa vo- cation.

Les premières années qui suivirent furent, pour Baude- laire, une période de préparation. Nous sommes en 1838.


XVI ETUDE BIOGRAPHIQUE.

Son premier ouvrage de quelque importance s'appellera le Salon de i8^j.

II apprit d'abord son métier d'écrivain. En s'aidant de sa correspondance et de ses œuvres, on n'a pas grand'peine à établir dans quelle compagnie se forma son esprit. Il lut et relut les classiques qui déjà l'avaient marqué de leur em- preinte : les Latins de la Décadence, qui l'ont chantée ou flétrie : Martial, Juvénal, et Pétrone dont il était si enthou- siaste que plus tard il sera tenté de le traduire, ainsi que Lucain, de qui la pompe le ravissait; les poètes de la pre- mière pléiade française où Sainte-Beuve, qu'il goûtait dès le collège, avait puisé les principes rénovateurs de son art inti- miste ; Racine , Bossuet , Pascal , ces incomparables tonifiants du grand siècle; les Pères de l'Eglise, particulièrement saint Augustin, pour ses Con/è55ion5, Tertullien pour l'éclat de sa langue passionnée, et, avec eux, les âpres prédicateurs de la Renaissance dont certaines pièces des Fleurs du Mal, Bénédiction par exemple, évoquent les foudres suspendues. Après un long séjour parmi les libertins du xviii' siècle, dont il devait connaître les plus obscurs, il s'éprit des An- glais qui avaient eu le plus fréquent commerce avec Satan et le peuple des sylphes, des fées ou des revenants, Shelley, Byron, Maturin, Lewis, sans oublier Anne Radcliffe. Pas- sionné de romantisme, cette «plus récente expression de la beauté » , au sortir de Chénier qu'il avait aimé jusqu'à le pasticher, il plongea dans l'océan verbal d'Hugo, puis s'éprit de Gautier au point qu'il devait bientôt s'en déclarer l'humble disciple. Mais surtout il subit l'emprise de Petrus Borel, à cause de sa truculente intensité, et de l'intransi- geant Joseph de Maistre. Il y aurait, soit dit en passant, un bien curieux chapitre à écrire sur l'influence capitale que ces deux esprits si différents ont exercée sur Baude- laire. Au premier il a dû une bonne partie du décor de son


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XVII

œuvre, j'entends celle qui la situe dans le temps, — les squelettes, les vampires, les fioles de poison, en un mot les accessoires ultra-romantiques qu'on y trouve, — puis encore quelques-unes des idées qu'elle reflète le plus sou- vent, par exemple l'horreur de la monotone nature, la hantise de la destruction, la terreur de Tamour-passion. — Mais voici mieux encore : il semble qu'il en ait été impres- sionné, pour son malheur, jusque dans la conduite de sa vie. Ouvrons Cbampavert. Entre vingt traits qui imposeraient des rapprochements , nous y verrons Jacques Barraou vanter la «propension sympathique qui toujours l'entraîne aux femmes de couleur», et le misogyne Passereau, que le spleen tourmente, et qui se fait un climat artificiel, y pousse, bon premier, le cri d'w Enivrons-nous !w En vérité, si la chrono- logie n'était pas là pour nous en retenir, ne serions-nous pas tentés d'admettre que le chantre des Fleurs du Mal et des Paradis artificiels , avec Jeanne Duval à son coté , a posé pour Cbampavert?

Quant à de Maistre, ce n'est pas sans raison que Baude- laire a écrit que lui et Edgar Poe — ce dernier plus tard — avaient été les éducateurs de sa pensée. Elle en a eu d'autres aussi bien : Emerson, Carlyle notamment, auxquels il doit une bonne part de son individuahsme. Mais de Maistre a été la mine où il a puisé constamment. Le germe de maintes pièces des Fleurs du Mal se découvre aisément dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, on le vérifiera dans les Eclaircis- sements placés plus loin, et c'est au dogmatisme de ce hvre étonnant que Baudelaire a emprunté, dans la forme qu'ils y revêtent, la plupart des concepts cathofiques qui sont à la base de son œuvre : prévarication originelle, mal présent partout et surtout dans nous, rachat de l'homme par la douleur, réversibihté, caractère sacré de l'échafaud expia- toire, oppositions simultanées dans ïbomo-duplex, etc. Avant


XVIII ETUDE BIOGRAPHIQUE.

que Baudelaire écrivît la première strophe des Correspon- dances, ce sonnet fameux dont le symbolisme devait faire son Credo :

La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.

— de Maistre avait dit, paraphrasant d'ailleurs saint Paul : «Tout se rapporte dans ce monde que nous voyons à un autre monde que nous ne voyons pas. Nous vivons. . . au milieu d'un système de choses invisibles manifestées visiblement.))

Baudelaire fit aussi l'apprentissage de la vie. Nous avons noté tout à l'heure que s'il était souvent en proie à de cruelles mélancolies, il avait par contre un goût très vif du plaisir. Il goûta aux fruits si divers de la grande ville qui, au plein des transformations dont elle devait tirer un lustre nou- veau, offrait alors, par surcroît, le spectacle d'une inces- sante activité. Il prit des «bains de multitude». II connut des filles au quartier latin. II fit de longues séances dans les bibliothèques et les musées, y puisant une érudition qui, plus tard , étonnera bien des critiques. II trouva des cama- rades dans Levavasseur et ses amis : Prarond, Buisson, Dozon, Chennevières... II entra aussi en relations avec quelques notoriétés du milieu romantique : Ourliac, Dela- touche, Balzac, auquel il se présenta tout seul, conte-t-on, et qui, l'accueillant d'un gros rire, le «reconnut»...

Cependant il arrivait que les curiosités dont son âme et son inexpérience étaient pleines, ainsi que son penchant déterminé pour tout ce qui présentait un caractère d'inten- sité cxccj)tionncIlc, l'amenassent à des fréquentations peu rccommandablcs comme à des écarts de langage ou de


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XIX

conduite qui faisaient scandale dans le milieu collet-monté où, écourtant ses visites en pays défendu, il devait — ou aurait dû — rentrer. Sa famille s'alarma. Des scènes violentes s'ensuivirent. Le général, le traitant en recrue, le mit aux arrêts. II se cabra, récidiva délibérément. «Nos deux natures se sont croisées» , écrivait M. Aupick. On l'embarqua pour les Indes.

Mais il n'alla pas jusqu'à elles. II subit tout juste deux escales, aux îles Maurice et Bourbon, et faussant compagnie au capitaine à qui on l'avait confié, revint par le premier paquebot. Pendant les dix mois qu'avait duré sa promenade marine, il n'avait semblé s'intéresser à rien; en revanche il avait réussi, par l'étalage de ses opinions tranchantes, à s'aliéner ses compagnons de bord. Au retour, il fit frémir ses amis en inventant d'abominables traitements dont il aurait été l'objet de la part de l'équipage, et les émerveilla avec l'histoire d'une jeune fille de couleur qui lui apprêtait, en haut d'une montagne, des ragoûts au piment dans des chaudrons de cuivre... II concluait, d'un air dégagé, qu'en somme ce voyage ne lui avait pas été inutile, y ayant trouvé le temps de hre les œuvres complètes de Balzac.

En réalité, il en avait tiré un profit immense : l'enrichis- sement de sa sensibilité. Ces dix mois passés entre deux infinis, la nouveauté de la vie de mer avec les incidents qu'elle comporte, la splendeur des paysages exubérants et ruisselants de couleur qui se pâment sous le soleil torride et se convulsent sous l'orage, un séjour parmi des hommes proches de la nature, dans une atmosphère chargée de parfums excessifs, tout cela avait à ce point fécondé son esprit qu'on a pu, à juste titre, saluer en lui un des pre- miers poètes français de l'exotisme. C'est aux impressions que lui valut cette croisière, que nous devons L'Albatros, A une dame Créole, A une Malaharaise, Bien loin d'ici, — et


XX ETUDE BIOGRAPHIQUE.

sans doute encore, au moins pour partie, La Vie antérieure, L'Invitation au Voyage, et beaucoup de strophes ou de belles images, éparses dans les Petits Poèmes en prose comme dans les Fleurs du Mal, où palpite le vent du large, et se pleure la nostalgie de l'Au-delà. — Mais peut-être n'avait-il pas encore pris conscience nettement, lui-même, des trésors amassés sur sa route, ou était-il simplement de ceux qui ne se plaisent nulle part : Anywbere out of tbe world?

Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'il rentrait à Paris plus révolté que jamais contre la discipline familiale. Si le général Aupick s'était flatté que ce voyage formerait la jeu- nesse de son beau-fils, il dut déchanter. Un court essai de reprise de la vie commune n'aboutit qu'à de nouveaux éclats. Charles était majeur; il réclama l'héritage paternel, une centaine de mille francs, et fit claquer la porte.

Libre alors, il se composa l'existence facile, élégante, dégagée de préjugés et d'entraves qu'il ambitionnait depuis longtemps. Devançant le goût des esthètes modernes, il eut, à l'île Saint-Louis, dans le somptueux hôtel Pimodan, où habitait entre autres le peintre Boissard, qui devait lui faire connaître Gautier et l'initier aux voluptés du haschisch , un vaste cabinet tapissé de noir et de rouge, et meublé de bahuts «polis par les ans», dont la fenêtre mansardée ne laissait voir que le ciel et dont les tapis fleuraient le musc. H s'essaya aux amours faciles avec Sarah la Louchette :

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive...

tenta de plaire à la

Blanche fille aux cheveux roux ,

établit Jeanne Duval — nous reparlerons d'elle tout à l'heure — dans un coquet appartement du quartier Saint-


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXI

Georges. Du Panthéon à Montmartre, avec ses amis d'antan retrouvés ou quelques autres qu'il fit bientôt, Nadar, Privât d'Anglemont, Théodore de Banville, etc., il arpenta en tout sens ce Paris immense, splendide et monstrueux dont les vices ne lui étaient pas moins chers que les nobles jardins. Surtout il s'efForça d'être un parfait dandy.

Ses contemporains nous ont laissé de fastueuses descrip- tions des mises, d'ailleurs fort diverses, qu'ils lui connurent. L'un d'eux nous parle d'un habit noir très évasé du torse, et aux basques réduites à rien, d'où la tête sortait comme une fleur, et qu'accompagnaient une cravate sang de bœuf et des gants roses; un autre, d'un justaucorps de velours , serré à la taille; un troisième, d'un habit bleu à boutons de métal pour lequel celui de Goethe avait servi de modèle; un quatrième, d'une tenue à la fois anglaise et romantique : «Byron habillé par Brummeh). Sans doute Baudelaire atta- chait une grande importance à son vêtement, qu'il eût voulu, chaque fois qu'il en changeait la coupe, aussi élégant que définitif. Mais comme ce serait une grosse erreur de le taxer d'excentricité dans sa tenue sans tenir compte des modes d'alors, c'en serait une autre de rabaisser son dan- dysme à une question de toilette. En réafité, le dandysme selon Baudelaire n'est rien de moins que le culte du moi intégral, et il ne faut voir dans sa préoccupation du costume qu'une des formes extérieures et nécessaires de ce culte. Un dandy, tel qu'il l'entend, se doit avant toute chose au perfectionnement de son esprit. Son premier devoir est d'aspirer continuellement au subfime. L'utifité, il la laisse au vulgaire, avec les professions et les bas intérêts. Son effort à lui, doit aller à se réafiser toujours plus complète- ment, dans un sens de beauté, par la méditation, le mépris de la sottise, le choix exercé dans tous les domaines, et surtout par une application permanente à réagir contre la


XXII ETUDE BIOGRAPHIQUE.

Nature qui, participant tout entière au péché originel, est d'essence satanique. Il va de soi qu'un tel système implique une parfaite maîtrise de soi-même avec la pratique constante de l'artifice. Baudelaire ne devait jamais être le surhomme ou dandy qu'il avait rêvé , car s'il possédait en surabondance l'art de composer son personnage, par contre le self-controi lui manqua toujours — non dans son œuvre, certes! mais dans la conduite de sa vie. De ce fait et parce qu'il était trop nerveux pour garder fidèlement l'impassibilité que ré- clamait son rôle, il a passé auprès de beaucoup de gens pour un insupportable a poseur». Mais, aussi vrai qu'on ne sau- rait lui reprocher d'avoir visé trop haut, il serait absurde de contester la noblesse de son postulat qui, s'apparentant à la fois au stoïcisme et au catholicisme, rejoint le culte des héros qu'ont préconisé Carlyle et Nietzsche.

Le zèle avec lequel Baudelaire s'appliquait alors à être un dandy, ne l'empêchait pas d'ailleurs de travailler. Déjà étaient composées bon nombre des pièces qui, quinze ans plus tard, devaient prendre place dans les Fleurs du Mal, et plusieurs de celles qui donnent le ton au hvre tout entier. C'est ainsi que Le Rehelle, où le pécheur préfère la damnation éternelle à la honte de se soumettre; Don Juan, ce héros de l'impassibilité qui, tandis que ses victimes l'ad- jurent et l'invectivent.

Regardait le sillage et ne daignait rien voir;

ou encore L'Albatros, semblable au poète dont le martyre terrestre tient dans ce vers magnifique :

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher,

tout cela était conçu dès 184.3. ^^^^ ï^s crémeries ou bras- series du quartier latin, on saluait l'apparition de Baude-


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXIII

laire en réclamant de lui Une Charogne et Le Vin de l'Assassin, qu'il aimait à psalmodier comme une prose liturgique. Et déjà aussi étaient projetés une bonne part de ses essais de critique picturale. Cependant il ne publiait rien, attendant d'avoir grossi son bagage pour «entrer dans la postérité comme un boulet de canon». D'autre part il avait, en deux ans, dissipé la moitié de son patrimoine. Sa famille prit peur une fois de plus. Passant outre à ses protestations indignées, elle le faisait doter, en septembre 1844 et dans la personne de M. Ancelle, notaire à Neuilly, d'un conseil judiciaire.

Quand on rencontre, dans sa correspondance, un de ces multiples passages où il se lamente au sujet de cette mesure, ou malmène l'excellent homme qui avait accepté la tâche ingrate de le préserver de lui-même,. on ne peut se défendre de quelque agacement ni de trouver ses plaintes presque puériles. Mais quand on constate à quel résultat cette précaution devait aboutir, et qu'on pèse les consé- quences brutales et permanentes qu'elle allait engendrer, on est bien près de partager son irritation. Baudelaire, à sa mort, laissera un petit capital, mais il va payer cet avantage dérisoire d'une gêne qui durera autant que lui-même ! C'en est fini d'un cadre choisi et de ces heures de loisir « em- baumé )) , dont il dira un jour qu'il leur a dû de devenir ce qu'il est, et de toutes ces délicatesses qui permettent à l'ar- tiste d'atténuer la cruauté

D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve ;

lui, si sensible à l'ambiance, lui dont de simples phrases comme celle-ci : «J'ai eu longtemps, devant ma fenêtre, un cabaret rouge et vert qui était, pour mes yeux, une


XXIV ETUDE BIOGRAPHIQUE.

douleur délicieuse » , ont mieux montré sa voie à l'impres- sionnisme que de gros craités, — allait se voir contraint de fuir ses créanciers dans le décor ignominieux de mau- vaises chambres d'hôtel, — il en changera trente ou qua- rante fois au cours des vingt-trois ans qui lui restent à vivre. Le lion raffiné dont le pinceau d'Emile Deroy venait de fixer, sur la toile qui est aujourd'hui au musée de Ver- sailles, la chevelure ondée, l'ironie distante et méditative, et la main si aristocratiquement nerveuse pendant hors de la manchette plissée, allait connaître une pénurie qui l'exi- lerait de la bonne société, où il était né, pour le condamner à l'atmosphère des cafés et des music-halls. Cet esthète, qui n'admettait pas que la vie pût avoir d'autre but que le culte désintéressé de la Beauté, et qui répugnait résolument à s'engager dans les routes moutonnières où s'acquièrent les succès faciles, voici qu'il était acculé à devenir un pro- fessionnel de la plum.e dont la subsistance dépendrait de ia faveur du public et des éditeurs !

Baudelaire connut alors de terribles convulsions où se mêlèrent et prévalurent tour à tour le désespoir, la colère, l'appétit de vengeance, la voix de la raison, les soifs de l'ambition. Par ses violences, il acheva de se brouiller avec son beau-père et avec son demi-frère, qu'il ne devait plus revoir. Quand il eut pris conscience de sa part de respon- sabilité dans ses infortunes, il eut recours au suicide, su- prême sacrement du dandysme : « Je me tue parce que je suis inutile aux autres et dangereux à moi-même.» Cepen- dant, s'étant raté, il prétendit relever le gant que lui avait jeté le destin, et cette période nous le montre s'appliquant résolument enfin à produire, dans les genres les plus di- vers. En 1845, il donne des articles de critique littéraire au Corsaire et publie son premier Salon. A la vérité ce


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXV

n'était là qu'une plaquette, et plus tard il la désavouera, voudra même l'efFacer de son œuvre. Pourtant elle appor- tait assez de points de vue nouveaux pour le signaler à l'attention du monde artistique. En 1846, il publie avec des essais humoristiques : Conseils aux jeunes littérateurs et Choix de maximes consolantes sur l'Amour, son Salon de 1 8^6, où il faut voir un des traités les plus substantiels où aient jamais été agitées les hautes questions d'esthétique, et, sur la cou- verture de cet ouvrage, il annonce comme devant paraître prochainement Les Lesbiennes, premier titre des Fleurs du Mal^^K Cette même année, il donne encore Le Jeune En- chanteur, et, la suivante, La Fanjarlo, les deux seules nou- velles qu'il ait jamais achevées. Œuvres de jeunesse sans doute, où l'influence de Chateaubriand et de Balzac s'avère trop sensible, qui néanmoins semblaient pleines de pro- messes. Mais la Révolution éclate, dont la grande voix re- tentit au cœur de tous les meurtris et irrésignés. II entend son appel, oubheux des épithètes injurieuses dont il avait lui-même peu de temps auparavant stigmatisé le parti ré- pubhcain, où il voyait un ennemi-né du grand art. Les journées de février le trouvent dans la rue, on l'y rencontre les mains noires de poudre et criant : « II faut aller fusiller le général Aupick ! » Avec Champfleury et Toubin , il fonde un journal : Le Salut Public, qui ne dure que quarante-huit heures, faute de fonds. En 1849, on le retrouve à Dijon. Pourquoi? Qu'y fait -il? On ne sait, c'est là une page mystérieuse de sa vie. Au cours des deux ou trois années qui suivent, on le voit encore donner deci delà des signes d'intérêt au mouvement démocratique, écrire une préface aux œuvres de Pierre Dupont, figurer parmi les rédacteurs de La République du Peuple... Mais, vers 1852, le voici qui

W Voir plus loin notre Histoire des Fleurs du Mal.


XXVI ETUDE BIOGRAPHIQUE.

prend à Châteauroux la direction d'une feuille conserva- trice, où il débute d'ailleurs par un éloge si mirifîcjue de Marat et de Robespierre, qu'on le remercie sur l'heure!

C'est là sa dernière convulsion — le mot n'est pas trop fort — au domaine politique, où il semble avoir usé bien vainement le peu de propension à la vie active qui était en lui. II rentre à Paris, qu'il ne va guère quitter pendant douze ans, résolu à réaliser son œuvre. II se tient parole, autant que son tempérament inégal peut se plier à des habitudes régulières de travail, et voici venir sa belle période de production. Ses essais se grossissent de VExpo- sition de 1 8^^ et du Salon de 1 8^^; il donne enfin Les Fleurs DU Mal (1857) dont le succès suivi de scandale ^^^ proclame l'audace de son génie novateur; il révèle au public de chez nous Thomas de Quincey avec Les Paradis artificiels (1860) et Edgar Poe avec les cinq volumes de ses traductions; il découvre Constantin Guys dans Le Peintre de la Vie moderne (1863), et, avec son Richard Wagner et Tanjibauser (1861), sauve la critique française contemporaine de la honte d'avoir complètement méconnu le grand dramaturge-compositeur. Il consacre encore des études critiques à nombre de person- nalités littéraires et cisèle les admirables Petits Poèmes en prose. Tous ces titres sonnent aujourd'hui comme autant d'étapes sur une route triomphale, et, à constater la maî- trise qu'il affirme dans tous les genres, même dans celui de la critique musicale, auquel rien ne l'avait préparé, on pourrait croire que Baudelaire, à cette époque-là du moins, est enfin en complète possession tant de sa renommée que de ces certitudes intérieures qui sont indispensables à la création artistique. Rien de moins exact pourtant. En


(*) Pour tous les détails du procès, voir plus loin notre Histoire des Fleurs du Mal.


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXVII

réalité Baudelaire ne jouit alors que de l'admiration d'une faible élite; l'immense majorité des critiques crible de sar- casmes ses productions, quand elle ne les dénonce pas comme dangereuses pour la moralité publique, et lui- même, ainsi que l'atteste sa correspondance, est au plein du drame qui va l'opposer, ou, pour plus exactement parler, — qui n'a cessé de l'opposer tant à la réalité des choses qu'à lui-même.

Cette étude n'étant conçue que du point de vue biogra- phique, et le plan de notre édition comportant, en fin de chaque tome, une histoire détaillée des textes qu'on y a rassemblés, je ne parlerai ici de l'œuvre qu'à l'occasion, et dans ses rapports avec la vie. Par contre j'analyserai le double drame que je viens de mentionner; à en dissocier les éléments, il y a chance de pénétrer plus avant dans l'âme tourmentée où sont écloses Les Fleurs du Mal, Aussi bien est-ce lui qui a paré cette vie, si médiocre en surface, d'un pathétique douloureux et parfois héroïque.

L'exemple ne manque pas de grands hommes qui ont pu s'accommoder d'une gêne voisine de la misère, ou d'être méconnus de leurs contemporains. Mais ceux-là étaient soutenus par une amitié passionnée, par le dévouement d'une femme dont ils étaient l'idole, par quelque sentiment qui les embrasait eux-mêmes. Baudelaire n'a jamais rien eu de tout cela; l'acuité de son sens critique, son désen- chantement général, sa nature, incapable d'accepter la vie telle qu'elle s'offre et les êtres tels que Dieu les a faits, lui fermait le royaume du cœur. II est bien vrai, nous l'avons dit, qu'on fa vu sur les barricades, mais lui-même, dans ses journaux intimes, a pris soin de nous informer que son engouement révolutionnaire ne devait être rap- porté qu'((au plaisir naturel de la démolition». Malgré

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XXVIII ETUDE BIOGRAPHIQUE.

qu'un certain attendrissement perce deci delà dans son œuvre, il détestait l'homme, né mauvais et demeuré tel. Il méprisait son époque comme imprégnée d'un bon sens bas et vulgaire. II refusait de trouver dans le progrès autre chose que la forme moderne de la sottise éternelle, — d'où la sévérité de ses jugements sur Hugo; — il a même prévu, dans une page prophétique, que l'esprit démocra- tique amènerait infailliblement l'avilissement des cœurs.

II n'était guère plus accessible à l'amitié, tenant que le sentiment procède du goût de se prostituer, auquel on peut aussi bien ramener la totalité des rapports sociaux, voire toute religion, et que deux individus, quelque soin qu'ils apportent à se choisir, restent incommunicables. II a connu un nombre considérable d'hommes illustres : Delacroix, auquel ses Salons ont payé un si large tribut d'admiration; Sainte-Beuve — « l'oncle Beuve » , — auquel il écrivait un jour que Joseph Delorme, c'avait été Les Fleurs du Mal de la veille; Barbey d'Aurevilly, qui l'appelait «chère horreur de ma vie» et avec lequel il discutait passionnément les questions théologiques ; Chenavard , cet autre merveilleux «conversationniste» dont, à la grande joie des habitués du Divan Lepelletier, il se plaisait à pourfendre les théories de peintre -philosophe, — et bien d'autres. Cependant il est à remarquer qu'aucun de ces hommes-là, auxquels il pen- sait sans doute quand il écrivait que les sympathies lui ve- naient surtout de l'esprit, n*a été, à proprement parler, son ami. Les camarades avec lesquels il était le plus lié, Nadar, Champlleury, Asselineau, ont tous noté qu'il ne se dépar- tait jamais d'une certaine réserve, qu'il ne s'abandonnait pas, même dans la familiarité. Craignait-il d'être dupe? Son regard pénétrant, sa lèvre sarcastique le donnent à croire. D'ailleurs son mépris universel ne lui permettait pas les eilusions du cœur. ((Beaucoup d'amis, beaucoup de


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXIX

gants » , a-t-il écrit. De ces derniers il semble bien pourtant avoir abandonné l'usage avec son éditeur Poulet-Malassis: mais peut-être la communauté qu'ils avaient établie entre leurs intérêts y fut-elle pour quelque cbose. En tout cas il est évident qu'un Poulet -Malassis, même valant mieux que sa réputation, ne pouvait être un soutien à la destinée blessée d'un Baudelaire.

Et quant aux femmes enfin, ce refuge habituel des souf- frants, Baudelaire les abominait, d'abord parce que «maté- rielles)), suprême injure dans sa bouche, et puis comme les instruments dociles du diable, et encore comme l'habitacle ordinaire du sentiment qui, déformant la réahté, pousse à toutes les folies. A finstar des Grecs, il faisait d'Eros le fils de Chaos et prétendait opérer un complet divorce entre le cœur et les sens. Ses contemporains nous ont laissé d'amples descriptions de cette Jeanne Duval qu'il avait tirée dès 1842 du petit théâtre où elle tenait emploi de figurante et dont il subit, sa vie entière, l'emprise toute charnelle. C'était, autant que leurs témoignages peuvent se concilier, une mulâtresse de bonne taille, assez jaune, avec de vastes yeux noirs, des cheveux presque crépus, une poitrine abon- dante, et dont la démarche de reine, a dit Banville, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial. Sans doute est-ce à cause de cette dualité antithétique, où tient tout le fumet du gibier humain, qu'il tenait à elle, ou peut-être parce qu'il avait réellement rapporté des îles le culte de la Vénus noire. Ce qui est certain, c'est qu'elle réunissait en sa personne l'universalité des vices communs aux métis : libertine, sournoise, menteuse, dépensière, alcoolique, — stupide par surcroît. Il n'en ignorait rien. Sous un por- trait à la plume qu'il a laissé d'elle — il dessinait fort bien, Daumier a même dit qu'il aurait pu être un grand peintre s'il n'avait préféré être un grand poète, — on

c.


XXX ETUDE BIOGRAPHIQUE.

lit de sa main : quœrens quem devoret, et malgré la strophe fameuse :

Maudit soit à jamais le rêveur inutile Qui voulut le premier dans sa stupidité , S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté !

il souffrait de ses trahisons. Dans les Fleurs du Mal, qui sont pleines d'elle, — en tenant compte, bien entendu, de la puissance de transposition à laquelle se mesure un poète, — s'il a chanté chacun de ses charmes et le manège cruel de sa coquetterie, avec tous les souvenirs des pays em- baumés qu'éveillaient en lui le parfum de sa chevelure «élastique» et son beau corps «poli comme le cuivre», par contre il lui a plusieurs fois lancé l'anathème. A deux reprises au moins il voulut secouer ce joug indigne, rêvant alors de pureté, de toutes les puretés d'un amour qui aurait les vertus régénératrices du baptême. De celle en qui se cristallisèrent, pour la première fois, les postulations mys- tiques de son être, on ne sait que le prénom : Marie. On est en revanche abondamment renseigné sur la seconde, M™" Sabatier, alias « La Présidente » , qui , riche de par les libéralités de Richard Wallace et de Mosselmann, re- cevait à sa table Flaubert, Maxime du Camp, Feydeau, Gautier entre beaucoup d'autres artistes notoires, et dont Meissonier, Ricard et Clésinger ont, par le pinceau ou le ciseau, célébré l'éblouissante beauté. Baudelaire, pendant quatre ans, lui fit tenir des billets anonymes où il lui con- fiait ses remords comme à sa conscience, et réclamait ses prières comme celles de son ange gardien. C'est pour elle qu'il inventa ces hymnes, ces litanies, ces oraisons qui, dans l'atmosphère de damnation des Fleurs du Mal, ap- paraissent comme des rayons de la grâce divine, et dont


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXXI

on peut dire qu'elles constituent dans la poésie de tous les temps, une des cimes du spiritualisme amoureux (^). Vrai- ment, durant ces quatre années, il semble que M"^ SaLatier ait été le pôle céleste de sa vie, dont Jeanne Duval restait le pôle infernal. Mais quand, enfin grisée de cet encens et gagnée à cette flamme idolâtre, elle se fut offerte à lui, — quand il la tint dans ses bras, créature de chair et d'os, alors il s'aperçut une fois de plus que, décidément, il ne pouvait aimer que dans la fiction... Elle sut pardonner, et il revint à sa noire mégère. En somme, celle-ci est la seule femme qui ait tenu un rôle important dans sa vie, les autres n'ont fait qu'y passer, on a pu même concevoir le vilain soupçon qu'il les avait presque inventées, pour aiguiser l'ironie parfois atroce de son génie désespéré.

Ainsi donc pas de foyer, quelques camarades plutôt que des amis, pour maîtresse une Jeanne Duval, et des convic- tions qui toutes le poussaient à la misanthropie. Du moins si son art lui eût valu quelque réconfort! Mais, là encore, il ne trouvait que déceptions et tourment, a L'étude du beau, a-t-il pu écrire, est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu.» II avait la conception facile, mais la rigueur de sa méthode et son appétit de perfection lui ren- daient tout achèvement aussi lent que laborieux.Tenant que l'artiste se doit de réaliser exactement ce qu'il s'est proposé, sans plus ni moins, et avoir déjà arrêté le dernier trait avant que de fixer le premier, il glissait, sous prétexte de concoc- tion, à d'interminables rêveries qui, trop souvent, le con- duisaient à l'indécision ou au découragement. D'ailleurs son imagination était plus en profondeur qu'en étendue, ce qui explique que de tant de romans, drames ou nouvelles qu'il projeta, il n'ait laissé que des titres ou des scénarios

'*' Voir pages 4,28-430.


XXXII ETUDE BIOGRAPHIQUE.

inachevés. Puis encore l'exécution matérielle d'un ouvrage ne lui en tenait guère moins à cœur que la composition : on l'a vu aller se fixer en province afin de surveiller le tirage d'un livre, et il ne s'agissait alors que de ses traductions de Poe ! . . . Enfin son genre « bizarre et absurde » — ce jugement appartient à M""* Aupick qui ne s'y faisait d'ailleurs que l'écho de ses contemporains — rebutait les éditeurs avec le gros pubfic. Qu'on nous passe ici, en faveur de son éloquence, la brutalité d'un chiffre emprunté, aussi bien, à Catulle Mendès : au cours de toute sa période de production, et y compris tous les articles de critique qui, réunis après sa mort, ont constitué les Curiosités esthétiques et VArt romantique, Baudelaire n'a pas gagné dix mille francs ! «Que nous importe la justice? s'est écrié superbement Vilfiers de flsIe-Adam. Celui qui, en naissant, ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais la signification de ce mot. » Baudelaire portait sa propre gloire dans sa poitrine. II avait une pleine conscience de sa valeur. Dans ses lettres, il parle de «son admirable faculté poétique» et prévoit que la postérité, qui commencera de le comprendre seulement « dans trente ans » , le rangera auprès de Byron et de Victor Hugo. II savait aussi qu'une récompense immortelle est promise au poète qui sera convié

... à réternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Mais il a cruellement souffert de n'entendre pas sonner l'heure de justice. On ne peut mépriser totalement ce dont on a un impérieux besoin. Des consécrations officielles, — la croix qu'il espéra au lendemain de l'inique procès des Fleurs DU Mal, en compensation de l'arrêt qui Pavait flétri, et son admission à l'Académie où il se présenta en 1861


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXXIII

avec une ingénuité surprenante, — auraient imposé silence aux folliculaires qui l'avaient pris pour cible de leurs sagettes empoisonnées avec l'acharnement qu'attire toujours le génie précurseur; elles auraient confondu ceux-là, — et parmi eux M""® Aupick, — dont ses œuvres n'avaient pas encore dissipé les préventions. Un peu de succès, se traduisant par quelque bien-être, lui aurait permis non seulement de rendre à sa vie le cadre et les dehors de res- pectabilité dont le défaut lui était cruel, et d'aider Jeanne Duval sans trop en pâtir, mais encore d'éviter fhumiliation, atroce à son orgueil, de recourir continuellement à la caisse de la Société des gens de lettres, à la bourse de sa mère, elle-même glissée à une situation très médiocre depuis la mort du général Aupick (1857), aux avances d'AncelIe, ou à des expédients dont il rougissait.

Peut-être le lecteur trouve-t-il que c'est ici beaucoup parler d'argent, à propos d'un poète? Hélas! qu'il lise seu- lement les deux volumes où l'on a réuni les lettres de Baudelaire : ils ne sont qu'un long cri d'appel, de détresse et de colère!

Si ces conditions d'existence vraiment atroces n'étaient point susceptibles de changer, chez Baudelaire, les élé- ments constitutifs de son génie déterminé dès la vingtième année, il est bien évident par contre qu'elles ne pouvaient qu'ajouter à la morbidesse de son idiosyncrasie, nourrir son pessimisme hautain, son spleen, son dégoût du siècle, exaspérer son appétit du rare, du singulier, du forcené, de tout ce qui pouvait mettre en fuite, avec les plates ou répugnantes réalités, le monstre effroyable qui, dès sa jeu- nesse, l'avait assailli

Et dans un bâillement avalerait le monde ,


XXXIV ETUDE BIOGRAPHIQUE.

— l'Ennui. Baudelaire n'était point de ceux qui s'avouent vaincus ou se soumettent. « Si le Ciel ne veut pas m'entendre, s'écriait Kossuth, alors que l'Enfer me ré- ponde ! ))

II prit un masque, ou plutôt il fixa solidement celui dont Pavait affublé dès l'enfance son universel désenchantement. Habe spbingem domi. Pour écarter les sots — (de plaisir aris- tocratique de déplaire ! )) — pour fuir jusqu'en son appa- rence ce qu'il pouvait garder de commun avec la masse, il exagéra sa non-conformité, propre à stupidifier les Homais et les Prudhomme, se plut à flageller la vulgarité de la morale courante, se donna en comédie à lui-même comme à la galerie, s'appliquant à justifier sa légende qui nous le représente se teignant les cheveux en vert, se couchant sous son lit pour s'étonner, demandant à un brave com- merçant laquelle de ses filles il destine à la prostitution, ou déclarant que la cervelle de petit enfant, cuite à point, possède une saveur plus fine que les cerneaux ! Peut-être y avait-il parfois des sanglots derrière ces ricanements, mais il ne voulait pas se l'avouer :

Ne cherchez plus mon cœur; les Létes l'ont mangé.

II s'enfonça, se mura dans la solitude intérieure. Plus qu'aucun il était cet bomo duplex dont l'énigme a agité toute l'antiquité, et Pascal avant de Maistre, — celui que les voix d'en haut et d'en bas se disputent, celui qui tout à la fois, dans le même moment, veut et ne veut pas, aime et hait, et que ces postulations simultanées déchirent; mais, de par la richesse de son génie, Vbomo duplex se triplait, chez lui, d'un observateur qui comptait les coups, impartial comme un directeur de combat sur le terrain. Penché sur lui-même, descendant au tréfonds de son être, fouillant son âme jus-


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXXV

qu'à en faire affluer le subconscient à la saignante surface, il vérifia, dans les cris et fangoisse de sa propre détresse, avec les raisons de sa misanthropie, toute la misère d'être un homme. Cette désespérance qu'il avait toujours portée en lui, il en décupla l'intensité à la légitimer et à la chanter; il s'enivra de ses larmes, des égarements de ses passions, de cet appétit du mal que le péché originel a mis au cœur de tous, et des révoltes qui poussent la créature à se dresser contre son Créateur, comme à saluer en la Mort la seule amie de l'humaine destinée. Et c'est de tout cela que sont écloses Les Fleurs du Mal, la plus prodigieuse auto- biographie dont se glorifient les lettres françaises.

II s'éprit de passion pour Edgar Poe. A cause sans doute de ce que l'œuvre du grand Américain apportait de poésie nouvelle, à cause aussi de la similitude que la destinée de Poe, méconnu de ses contemporains et mort dans la mi- sère et la dipsomanie à trente -sept ans, offrait avec sa propre existence, — surtout peut-être à cause de l'étrange parenté intellectuelle qui l'appariait à son modèle. « Véri- table possession » , a dit Asselineau. Narcissisme cérébral aussi dont on connaît bien peu d'exemples. A transcrire en français celui qu'il saluait comme le frère de son génie et de sa détresse, il goûta la délicieuse et torturante émo- tion de libérer des idées, des fantasmagories, des hallucina- tions dont il lui semblait avoir lui-même porté le germe. A dépeindre, avec quelle amoureuse compréhension! le glorieux martyre sur cette terre, de son héros devenu son maître, il remâcha ses propres rancœurs et son dégoût immense; à le suivre dans le dédale de son œuvre, pendant dix-sept ans — les dix-sept ans qui séparent du dernier le premier volume de ses traductions, — il séjourna au pays de l'étrange, du fantastique, du surnaturel et de l'épouvante !


XXXVI ETUDE BIOGRAPHIQUE.

Entre temps d'ailleurs il avait appelé au secours de son spleen, comme Faust le Diable, tous les poisons de la phar- maceutique maudite. Toujours pour échapper à l'étreinte de l'horrible réalité, pour en perdre conscience dans des sensations encore ignorées,

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!

Par méthode aussi peut-être, en vertu de cette même conscience professionnelle qui pousse l'inventeur d'un virus à en vérifier l'effet sur sa propre substance. Ce livre admi- rable qui s'appelle Les Paradis artificiels n'est pas sorti que de la lecture des Enchantements et tortures d'un mangeur d'opium; on sait aujourd'hui, par les aveux de sa correspondance, que c'est du fruit de ses expériences personnelles beaucoup trop hardies, que Baudelaire a grossi l'ouvrage justement fameux de Thomas de Quincey.

Mais ce n'est pas impunément qu'on s'insurge contre la Nature. Elle ne tolère pas qu'on fuie la rigueur de ses lois, elle ne distingue pas entre les motifs, et, dans ses im- pitoyables sanctions, traite le génie sans plus de ménage- ments que l'ilote. A quarante ans, le délabrement physique, chez Baudelaire, s'avérait précoce, et quant à son âme, cette âme où il s'était appHqué à déchaîner toutes les forces contraires et dont il ne pouvait plus se libérer pour s'être trop passionné à en épier les convulsions, il la traînait comme un boulet.

Quelque étrange qu'il puisse paraître à beaucoup de gens qui n'ont retenu des Fleurs du Mal que certaines pièces particulièrement osées, et malgré les propos cyniques qu'on lui a souvent prêtés, Baudelaire était un moraliste, et même rigoureux. Ce n'est pas hasard ni précaution si.


ÉTUDE BIOGRAPHIQUE. XXXVII

à ces pièces -là, son œuvre en oppose d'autres qui flé- trissent

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants Dans la ménagerie infâme de nos vices,

— d'autres aussi, comme Le Rebelle ou La Rançon^ qui, mises en prose, fourniraient la matière d'un sermon par- faitement orthodoxe, d'autres encore, comme La Charogne et Le Voyage à Cytbère, où la peinture de l'horrible ne semble là que pour permettre au poète de s'élancer, avec le trait final, vers les hauts sommets du mysticisme.

Baudelaire portait dans ses veines la tradition catholique, renforcée par une forte éducation religieuse. II faut insister sur ce point : il était catholique de naissance, de forma- tion, de culture, d'inclinations. II avait perdu la foi de bonne heure. L'exhortation de saint Augustin : a Si vis fugere a Deo, Juge ad Deum, — si vous avez peur de Dieu , sauvez- vous dans ses bras!» il ne pouvait plus l'entendre, quelque soif qu'il eût de la divinité. Dans son œuvre il a dressé maints autels à Satan, avec d'autant plus d'ardente dévotion que son génie, à leur flamme, s'allumait d'une splendeur noire et nouvelle. II croyait en Lui réellement, d'ailleurs : «De tout temps, écrivait-il à Flaubert, j'ai été obsédé par l'impossibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines de l'homme, sans l'hypothèse de l'intervention d'une force méchante et extérieure à lui. » Et cette force , qu'il qualifie lui-même ici de méchante, il n'y a point de doute qu'il n'ait éprouvé parfois une jouissance quasi démoniaque à en éprouver et à en célébrer l'aiguillon, la puissance et la subtilité : enivrement d'un sculpteur qui, d'une matière infâme, sait tirer des chefs-d'œuvre :

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or !


XXXVIII ETUDE BIOGRAPHIQUE.

Insatiable besoin de vengeance encore, d'un Prométhée enchaîné à son rocher, et dont la nature entière contemple, insensible, le lancinant suppHce ! — Mais toujours, jusqu'en ses révoltes, sa poursuite des sensations frénétiques, ses curiosités interdites, il avait gardé en lui, comme un trésor nostalgique, le souvenir des extases religieuses de sa prime jeunesse avec l'appétence de toutes les puretés et la hantise de la îoi divine.

A mesure que les années s'écoulent, on sent se préciser, chez Baudelaire, ce drame de désolation intérieure. La dua- hté de son génie lui a fait une ame de possédé; le péché la hante, finquiétude l'assiège, le remords la domine. A s'étendre sur la table de vivisection et à retrouver en lui- même ces tares où se fonde sa misanthropie, il a pris en horreur sa propre nature. Malgré tout son orgueil, il se juge sévèrement. Ses lettres débordent d'aveux angoissés. H se reproche d'avoir m.anqué à l'équilibre et à l'harmonie que l'individu se doit d'étabhr entre ses facultés, d'avoir ignoré la Règle, de ne pas s'être phé à une discipline. Y a-t-il eu dans sa vie de ces fautes que le temps n'efface point? C'est peu croyable, après tant d'enquêtes dont elle a été l'objet. Cependant il se traite en criminel, se déclare coupable «de tous les côtés». II accuse son tempérament « qui n'est que ruse et violence » . II se dénonce comme ayant a la notion du devoir et de toutes les obligations mo- rales, et les trahissant toujours», comme «n'arrivant pas à se guérir de ses vices et ne pouvant s'y faire». Parfois l'observateur qu'il reste perd pied dans le dédale de ses analyses : «J'ai des maux de nerfs insupportables, exacte- ment comme les femmes... J'ai dans l'esprit des caprices inexplicables... J'ai une âme si singulière que je ne m'y reconnais pas moi-même.» Il a complètement dépouillé son personnage de dandy, ou plutôt, maintenant, c'est au


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XXXIX

A

dandysme suprême qu'il vise : « Etre un grand homme et un saint tous les jours pour soi-même. » II voudrait se rap- procher du Ciel, il s'y exhorte : «L'homme qui fait sa prière est un capitaine qui pose des sentinelles. » — « Sans la chanté, je ne suis qu'une cymbale retentissante.» II ap- pelle à son secours des intercesseurs : «Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez -moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs complices du monde, et vous. Seigneur mon Dieu, ac- cordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes et que je ne suis pas inférieur à ceux que je mé- prise. » — Mais, déjà le drame approche de son dénoue- ment, et il le prévoit avec son habituelle lucidité : «J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j'ai toujours le vertige, et aujourd'hui 23 janvier 1862, j'ai senti passer sur moi le vent de l'aile de l'imbécillité, w

Quand Baudelaire partit pour la Belgique (avril 1864), à quarante-trois ans, il semblait un vieillard et il était l'image vivante du désespoir en révolte. II faut voir ses photographies d'alors. Le front est resté une masse magni- fique, sous les cheveux épais et longs, qu'on devine blancs, mais quelle navrance dans les yeux sombres, et quel défi pourtant obstiné ! Quel dégoût dans les plis qui descendent des narines, quel mépris dans les lèvres serrées comme pour contenir la nausée! C'est vraiment le visage d'un maudit, chargé de tous les péchés du monde.

II était venu à Bruxelles dans l'espoir d'y gagner quelque argent à faire des conférences sur de grands artistes con- temporains, notamment sur Delacroix et Gautier, et puis encore d'y vendre ses œuvres complètes, et parce que les exigences pécuniaires de Jeanne Duval et sa lassitude de


XL ETUDE BIOGRAPHIQUE.

toutes choses connues avaient fini par lui rendre insuppor- table ce Paris qu'il avait tant aimé. Mais il n'y devait trouver que surcroît de déceptions. Rien n'annonçait alors, en Belgique, cette magnifique renaissance littéraire qu'on y a vue à la fin du siècle dernier. Elle était de plus envahie par les proscrits de l'Empire, dont la plupart, fibres penseurs et animés de l'esprit démocratique, heurtaient violemment le disciple convaincu de Joseph de Maistre qu'il était devenu. D'ailleurs, précédé d'une réputation déplorable, il s'était plu, une fois de plus, à la justifier par ses bravades. Entre lui et les Belges, le malentendu fut complet. Le public du Cercle des Arts lui préféra un pres- tidigitateur. Les éditeurs qu'il avait en vue le refusèrent. Dans le ressentiment qu'il en conçut, il rêva de se venger par un pamphlet où déborderait toute sa bile... J'abrège i'histoire des deux dernières années de sa vie, qui furent lamentables, et au cours desquelles il semble, sous l'effet de ses tortures tant morales que physiques, avoir perdu cette sûreté de jugement qui fait de son œuvre critique un monument presque aussi admirable que son œuvre poétique. Aussi bien aurai-je l'occasion d'y revenir plus loin, à propos de l'Histoire des Fleurs du Mal. Il n'était plus que l'ombre de lui-même, il ne pouvait plus travailler. Sa détresse pécu- niaire était devenue telle qu'il n'avait point de quoi affran- chir ses lettres. Sa volonté achevait de s'émietter. Et dans le désespoir qu'il éprouvait de tout cela, il était retombé au servage de l'opium et de l'eau-de-vie. Dans les derniers jours de mars 1866, une attaque de paralysie le terrassa, bientôt suivie d'une aphasie qui ne lui laissait plus, à lui, prince du Verbe, que l'usage de ce seul mot : Crénom! 11 devait se survivre ainsi plus d'un an , passant des crises de colères les plus violentes à une sombre torpeur. On l'avait ramené à Paris, dans la maison de santé du doc-


ETUDE BIOGRAPHIQUE. XLI

teur Duval, rue du Dôme. Sa mère, avec laquelle il s'était réconcilié à la mort du général Aupick, et qu'il aimait tendrement en dépit de la divergence de leurs natures, était à son chevet. II résulte de ses lettres qu'elle « profita d'un bon moment» pour le faire administrer. — Le 31 août 1867, la Mort, qu'il avait si souvent appelée, le délivrait enfin de lui-même.

Jacques CREPET.


j


LES


FLEURS DU MAL


1


AU POÈTE IMPECCABLE

AU PARFAIT MAGICIEN ES LETTRES FRANÇAISES À MON TRÈS CHER ET TRES VÉNÉrÉ

MAÎTRE ET AMI

THÉOPHILE GAUTIER

AVEC LES SENTIMENTS

DE LA PLUS PROFONDE HUMILITE

JE DÉDIE

CES FLEURS MALADIVES C. B.


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PRÉFACE.


La sottise, Veneur, le péché , la lésine, Occupent nos esprits et travaillent nos corps, Et nous alimentons nos aimables remords. Comme les mendiants nourrissent leur vermine.


Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; Nous nous faisons payer grassement nos aveux. Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux. Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.


Sur roreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté. Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste.


PREFACE.


Oest le Diable qui tient les Jils qui nous remuent! Aux objets répugnants nous trouvons des appas; Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.


Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange

Le sein martyrisé d'une antique catin ,

Nous volons au passage un plaisir clandestin

Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.


Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes. Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, à

Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.


Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie. N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins. C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.


Mais parmi les chacals, les panthères, les lices , Les singes, les scorpions, les vautours , les serpents. Les monstres glapissants , hurlants , grognants , rampants Dans la ménagerie infâme de nos vices,


PREFACE.


// en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris. Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde;


C'est l'Ennui ! — L'œil chargé d'un pleur involontaire. Il rêve d'échafauds en fumant son houba. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !


1


SPLEEN ET IDÉAL


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BENEDICTION.


Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé. Sa mère épouvantée et pleine de biasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

« — Ah ! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères , Plutôt que de nourrir cette dérision! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari. Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes. Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable

Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,

Et je tordrai si bien cet arbre misérable.

Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »

Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,

Et, ne comprenant pas les desseins éternels,


I 2 LES FLEURS DU MAL.

Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels.


Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, L'Enfant déshérité s'enivre de soleil. Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

II joue avec le vent, cause avec le nuage Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte. Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l'essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche

Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats;

Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche.

Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :

« — Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,

Je ferai le métier des idoles antiques.

Et comme elles je veux me faire redorer;

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins. Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire Usurper en riant les hommages divins!


SPLEEN ET IDEAL. I 3

Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite.

J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein.

Et, pour rassasier ma bête favorite,

Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide, Le Poëte serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :

« — Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance

Comme un divin remède à nos impuretés

Et comme la meilleure et la plus pure essence

Qui prépare les forts aux saintes voluptés!

Je sais que vous gardez une place au Poëte Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers. Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l'antique Paimyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer,


I^ LES FLEURS DU MAL.

Par votre main montés, ne pourraient pas suffire A ce beau diadème éblouissant et clair;

Car il ne sera fait que de pure lumière,

Puisée au foyer saint des rayons primitifs.

Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,

Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »


i


SPLEEN ET IDEAL. I J


II

L^ALBATROS,


Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux. Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!

Le Poëte est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées. Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.


l6 LES FLEURS DU MAL.


III

ÉLÉVATION


Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers. Par delà les confins des sphères étoilées.

Mon esprit, tu te meus avec agilité.

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde.

Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides; Va te purifier dans Tair supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse. Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins !

Celui dont les pensers, comme des alouettes. Vers les cieux le matin prennent un libre essor, — Qui plane sur la vie et comprend sans effort Le hingage des fleurs et des choses muettes !


SPLEEN ET IDEAL. \J


IV COPxRESPONDANCES.


La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, — Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme fambre, le musc, le benjoin et l'encens.

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


l8 LES FLEURS DU MAL.


J'aime le souvenir de ces époques nues, Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues. Alors l'homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine, Exerçaient la santé de leur noble machine. Cybèle alors, fertile en produits généreux. Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes, Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi; Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures. Dont la chair fisse et ferme appelait les morsures !

Le Poëte aujourd'hui, quand il veut concevoir

Ces natives grandeurs, aux fieux où se font voir

La nudité de l'homme et celle de la femme.

Sent un froid ténébreux envelopper son âme

Devant ce noir tableau plein d'épouvantement.

O monstruosités pleurant leur vêtement!

O ridicules troncs ! torses dignes des masques !

O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques.

Que le dieu de fUtile, implacable et serein,

Enfants, emmaillotta dans ses langes d'airain!


SPLEEN ET IDEAL. ip

Et VOUS, femmes, hélas! pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges, Du vice maternel traînant l'hérédité Et toutes les hideurs de la fécondité!

Nous avons, il est vrai, nations corrompues.

Aux peuples anciens des beautés inconnues :

Des visages rongés par les chancres du cœur.

Et comme qui dirait des beautés de langueur;

Mais ces inventions de nos muses tardives

N'empêcheront jamais les races maladives

De rendre à la jeunesse un hommage profond,

— A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front,

A l'œil limpide et clair ainsi qu'une eau courante.

Et qui va répandant sur tout, insouciante

Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs.

Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs!


1 .


2 LES FLEURS DU MAL.


VI LES PHARES


Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où Ton ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures. Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;

Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;

Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats.


SPLEEN ET IDEAL. 21

Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats;

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant. Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues. De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats. De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges. Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C'est pour les cœurs mortels un divin opium !

C'est un cri répété par mille sentinelles.

Un ordre renvoyé par mille porte-voix;

C'est un phare allumé sur mille citadelles.

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!

Car c'est vraiment. Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité !


22 LES FLEURS DU MAL.


VII

LA MUSE MALADE


Ma pauvre Muse, hélas! qu'as-tu donc ce matin? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour s'étaler sur ton teint La folie et l'horreur, froides et taciturnes.

Le succube verdâtre et le rose lutin T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes? Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin , T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes ?

Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé

Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,

Et que ton sang chrétien coulât à flots rhythmiques

Comme les sons nombreux des syllabes antiques , Où régnent tour à tour le père des chansons, Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.


SPLEEN ET IDEAL. 23


VIII


LA MUSE VÉNALE


O Muse de mon cœur, amante des palais, Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?

Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées Aux nocturnes rayons qui percent les volets? Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?

II te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, Comme un enfant de chœur, jouer de l'encensoir. Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas

Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas

Pour faire épanouir la rate du vulgaire.


24 LES FLEURS DU MAL.


IX LE MAUVAIS MOINE


Les cloîtres anciens sur les grandes murailles Etalaient en tableaux la sainte Vérité, Dont l'effet, réchauffant les pieuses entrailles. Tempérait la froideur de leur austérité.

En ces temps où du Christ fliorissaient les semailles, Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité, Prenant pour atelier le champ des funérailles, Glorifiait la Mort avec simplicité.

— Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l'éternité je parcours et j'habite; Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux.

O moine fainéant! quand saurai-je donc faire

Du spectacle vivant de ma triste misère

Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux?


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SPLEEN ET IDEAL. 25


X


L'ENNEMI.


Ma Jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,

Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux

Pour rassembler à neuf les terres inondées,

Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?

— O douleur! 6 douleur! Le Temps mange la vie, Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie!


26


LES FLEURS DU MAL.


XI


LE GUIGNON


Pour soulever un poids si lourd , Sisyphe, il faudrait ton courage! Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, L'Art est long et le temps est court.

Loin des sépultures célèbres,

Vers un cimetière isolé,

Mon cœur, comme un tambour voilé.

Va battant des marches funèbres.

— Maint joyau dort enseveli

Dans les ténèbres et l'oubli,

Bien loin des pioches et des sondes;


Mainte fleur épanche à regret

Son parfum doux comme un secret

Dans les solitudes profondes.


SPLEEN ET IDEAL. 27


XII LA VIE ANTÉRIEURE


J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux. Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes. Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes. Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir.


2 8 LES FLEURS DU MAL.


XIII

BOHÉMIENS EN VOYAGE


La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s'est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis. Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon. Les regardant passer, redouble sa chanson; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L'empire famiher des ténèbres futures.


SPLEEN ET IDEAL. 29


XIV


L'HOMME ET LA MER.


Homme libre, toujours tu chériras la mer! La mer est ton miroir; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image;

Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; O mer, nul ne connaît tes richesses intimes. Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, 6 frères implacables!


30 LES FLEURS DU MAL.


XV

DON JUAN AUX ENFERS


Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène, D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes. Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages. Tandis que don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l'époux perfide et qui fut son amant. Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir.


SPLEEN ET IDEAL. 3 I


XVI


CHATIMENT DE L'ORGUEIL,


En ces temps merveilleux où la Théologie

Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,

On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,

— Après avoir forcé les cœurs indifférents, Les avoir remués dans leurs profondeurs noires; Après avoir franchi vers les célestes gloires Des chemins singuliers à lui-même inconnus, Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,

— Comme un homme monté trop haut, pris de panique, S'écria, transporté d'un orgueil satanique :

«Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut! Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut De l'armure, ta honte égalerait ta gloire, Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire ! »


Immédiatement sa raison s'en alla. L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila; Tout le chaos roula dans cette intelligence, Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence, Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. Le silence et la nuit s'installèrent en lui. Comme dans un caveau dont la clef est perdue.


3^


LES FLEURS DU MAL.

Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers Les champs, sans distinguer les étés des hivers. Sale, inutile et laid comme une chose usée, II faisait des enfants la joie et la risée.


SPLEEN ET IDEAL. 3 3


XVII


LA BEAUTE,


Je suis belle, 6 mortels! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poëte un amour Eternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes. Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poëtes, devant mes grandes attitudes,

Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments.

Consumeront leurs jours en d'austères études;

Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants.

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!


34 LES FLEURS DU MAL.


XVIII L'IDÉAL.


Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d'un siècle vaurien. Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes. Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poëte des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme. C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au chmat des autans;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans !


SPLEEN ET IDEAL. 3 J


XIX LA GÉANTE.


Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante, Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.

J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme Et grandir hbrement dans ses terribles jeux; Deviner si son cœur couve une sombre flamme Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux;

Parcourir à loisir ses magnifiques formes; Ramper sur le versant de ses genoux énormes. Et parfois en été, quand les soleils malsains.

Lasse, la font s'étendre à travers la campagne, Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins, Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.


}6 LES FLEURS DU MAL.


XX

LE MASQUE.

STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE.

A Ernest Christophe, statuaire.


Contemplons ce trésor de grâces florentines; Dans l'ondulation de ce corps musculeux L'Elégance et la Force abondent, sœurs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux. Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.

— Aussi, vois ce souris fin et voluptueux

Où la fatuité promène son extase;

Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;

Ce visage mignard, tout encadré de gaze.

Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur :

« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne ! »

A cet être doué de tant de majesté

Vois quel charme excitant la gentillesse donne!

Approchons, et tournons autour de sa beauté.


SPLEEN ET IDEAL. 37

O blasphème de l'art ! 6 surprise fatale !

La femme au corps divin , promettant le bonheur,

Par le haut se termine en monstre bicéphale!

Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d'une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l'abri de la face qui ment.

— Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux; Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux I

— Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu. Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?

— Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu! Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore! Demain, après-demain et toujours! — comme nous


38 LES FLEURS DU MAL.


XXI HYMNE À LA BEAUTÉ.


Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, O Beauté? Ton regard, infernal et divin. Verse confusément le bienfait et le crime. Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore; Tu répands des parfums comme un soir orageux; Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres? Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; Tu sèmes au hasard la joie et les désastres. Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques. De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant. Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques. Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau!


SPLEEN ET IDEAL. 39

L'amoureux pantelant incliné sur sa belle

A l'air d'un moribond caressant son tombeau.


Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu! Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu?

De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène, Qu'importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours, Rhythme, parfum, lueur, 6 mon unique reine! — L'univers moins hideux et les instants moins lourds?


4o LES FLEURS DU MAL.


XXII


PARFUM EXOTIQUE,


Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;

Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux. Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine.

Pendant que le parfum des verts tamariniers.

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.


SPLEEN ET IDÉAL. 4»


XXIII LA CHEVELURE.


O toison, moutonnant jusque sur Tencolure ! O boucles! O parfum chargé de nonchaloir! Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir!

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt. Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique! Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, 6 mon amour! nage sur ton parfum.

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève. Se pâment longuement sous l'ardeur des climats; Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève! Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire

A grands flots le parfum, le son et la couleur;

Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,

Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire

D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.


42 LES FLEURS DU MAL.

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse Dans ce noir océan où l'autre est enfermé; Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé!

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m'enivre ardemment des senteurs confondues De l'huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

Sèmera le rubis, la perle et le saphir,

Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!

N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde j

Où je hume à longs traits le vin du souvenir? 1


SPLEEN ET IDÉAL. 43


XXIV


Je t*adore à l'égal de la voûte nocturne,

O vase de tristesse, 6 grande taciturne,

Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,

Et que tu me parais, ornement de mes nuits,

Plus ironiquement accumuler les lieues

Qui séparent mes bras des immensités bleues.

Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux. Et je chéris, 6 bête implacable et cruelle! Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!


44 LES FLEURS DU MAL.


XXV


Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, Femme impure! L'ennui rend ton ame cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, II te faut chaque jour un cœur au râtelier. Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Ou des ifs flamboyant dans les fêtes publiques. Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, Sans connaître jamais la loi de leur beauté.

Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde! Salutaire instrument, buveur du sang du monde. Comment n'as-tu pas honte et comment n'as-tu pas Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas? La grandeur de ce mal où tu te crois savante Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, Quand la nature, grande en ses desseins cachés, De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, — De toi, vil animal, — pour pétrir un génie?


O fangeuse grandeur! sublime ignominie


SPLEEN ET IDÉAL. 45


XXVI

SED NON SATIATA.


Bizarre déité, brune comme les nuits, Au parfum mélangé de musc et de havane, Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane, Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits.

Je préfère au constance, à l'opium, au nuits, L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane; Quand vers toi mes désirs partent en caravane. Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.

Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, O démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ; Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois.

Hélas! et je ne puis. Mégère libertine.

Pour briser ton courage et te mettre aux abois.

Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!


46 LES FLEURS DU MAL.


XXVII


Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Même quand elle marche on croirait qu'elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.

Comme îe sable morne et l'azur des déserts, Insensibles tous deux à l'humaine souffrance, Comme les longs réseaux de la houle des mers. Elle se développe avec indifférence.

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants. Et dans cette nature étrange et symbolique Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants , Resplendit à jamais, comme un astre inutile, La froide majesté de la femme stérile.


SPLEEN ET IDÉAL. 4/


XXVIII


LE SERPENT QUI DANSE.


Q.ue J'aime voir, chère indolente,

De ton corps si beau, Comme une étoffe vacillante.

Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde

Aux acres parfums. Mer odorante et vagabonde

Aux flots bleus et bruns.

Comme un navire qui s'éveille

Au vent du matin. Mon âme rêveuse appareille

Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle

De doux ni d'amer. Sont deux bijoux froids où se mêle

Uor avec le fer.

A te voir marcher en cadence. Belle d'abandon.


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LES FLEURS DU MAL.

On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton.


i


Sous le fardeau de ta paresse

Ta tête d'enfant Se balance avec la mollesse

D'un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau

Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l'eau.

Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants,

Quand l'eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents,


Je crois boire un vin de Bohême,

Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème

D'étoiles mon cœur!


SPLEEN ET IDÉAL. 4?


XXIX


UNE CHAROGNE.


Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,

Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme

Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,

Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique

Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point.

Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe

Vous crûtes vous évanouir.


JO LES FLEURS DV MAL.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride.

D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,

Ou s'élançait en pétillant, On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,

Vivait en se muhipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique.

Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rhythmique

Agite et tourne dans son van.

Les formes s'eff'açaient et n'étaient plus qu'un rêve,

Une ébauche lente à venir Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève

Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète

Nous regardait d'un œil fâché. Epiant le moment de reprendre au squelette

Le morceau qu'elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

A cette horrible infection. Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous, mon ange et ma passion 1

Oui! telle vous serez, 6 la reine des grâces. Après les derniers sacrements,


SPLEEN ET IDEAL. .5 I

Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine

De mes amours décomposés!


52 LES FLEURS DU MAL.


XXX

DE PROFUNDIS CLAMAVI.


J'implore ta pitié, Toi, Tunique que j*aime,

Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.

C'est un univers morne à l'horizon plombé,

Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;

Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, Et les six autres mois la nuit couvre la terre; C'est un pays plus nu que la terre polaire; Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!

Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse

La froide cruauté de ce soleil de glace

Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;

Je jalouse le sort des plus vils animaux

Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide.

Tant l'écheveau du temps lentement se dévide !


SPLEEN ET IDEAL. 53


XXXI

LE VAMPIRE.


Toi qui, comme un coup de couteau, Dans mon cœur plaintif es entrée ; Toi qui, forte comme un troupeau De démons, vins, folle et parée.

De mon esprit humilié Faire ton lit et ton domaine; — Infâme à qui je suis lié Comme le forçat à la chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu. Comme à la bouteille l'ivrogne, Comme aux vermines la charogne, — Maudite, maudite sois-tu!

J'ai prié le glaive rapide De conquérir ma liberté, Et j'ai dit au poison perfide De secourir ma lâcheté.

Hélas! le poison et le glaive M'ont pris en dédain et m*ont dit :


54 LES FLEURS DU MAL.

«Tu n'es pas digne qu'on t'enlève A ton esclavage maudit.

Imbécile! — de son empire Si nos efforts te délivraient, Tes baisers ressusciteraient Le cadavre de ton vampire ! »


SPLEEN ET IDEAL. 5 5


XXXII


Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu , Je me pris à songer près de ce corps vendu A la triste beauté dont mon désir se prive.

Je me représentai sa majesté native, Son regard de vigueur et de grâces armé. Ses cheveux qui lui font un casque parfumé. Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.

Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses Déroulé le trésor des profondes caresses,

Sî, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles! Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.


5^


LES FLEURS DU MAL.


XXXIII


REMORDS POSTHUME.


Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, Au fond d'un monument construit en marbre noir, Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir. Empêchera ton cœur de battre et de vouloir. Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

Le tombeau, confident de mon rêve infini

(Car le tombeau toujours comprendra le poëte).

Durant ces longues nuits d'où le somme est banni,


Te dira: «Que vous sert, courtisane imparfaite. De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts?» — Et le ver rongera ta peau comme un remords.


SPLEEN ET IDEAL. 57


XXXIV


LE CHAT.


Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoiweux;

Retiens les grifFes de ta patte, Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,

Mêlés de métal et d'agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir

Ta tête et ton dos élastique. Et que ma main s'enivre du plaisir

De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,

Comme le tien, aimable bête. Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête. Un air subtil, un dangereux parfum. Nagent autour de son corps brun.


58


LES FLEURS DU MAL.


XXXV


DUELLUM.


Deux* guerriers ont couru l'un sur l'autre ; leurs armes Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang.

— Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant.

Les glaives sont brisés! comme notre jeunesse, Ma chère! Mais les dents, les ongles acérés, Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse.

— O fureur des cœurs mûrs par l'amour ulcérés !

Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé. Et leur peau fleurira l'aridité des ronces.


— Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis p>euplé! Roulons-y sans remords, amazone inhumaine. Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine !


SPLEEN ET IDEAL. 59


XXXVI LE BALCON.


Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, O toi, tous mes plaisirs! 6 toi, tous mes devoirs! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs. Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses!

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon ! Nous avons dit souvent d'impérissables choses Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

Que l'espace est profond! que le cœur est puissant!

En me penchant vers toi, reine des adorées,

Je croyais respirer le parfum de ton sang.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles.

Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!

Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.


6o


LES FLEURS DU MAL.


Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,

Et revis mon passé blotti dans tes genoux.

Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !


Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis. Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes. Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s'être lavés au fond des mers profondes? — O serments ! 6 parfums ! 6 baisers infinis !


SPLEEN ET IDÉAL. 6\


XXXVII LE POSSÉDÉ.


Le soleil s*est couvert d'un crêpe. Comme lui, O Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d'ombre ; Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre, Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui ;

Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui , Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre. Te pavaner aux lieux que la Folie encombre, C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!

Allume ta prunelle à la flamme des lustres! Allume le désir dans les regards des rustres! Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore; II n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant Qui ne crie : O mon cher Belzébutb, je t'adore !


02 LES FLEURS DU MAL.


I


XXXVIII UN FANTÔME.

I

LES TÉNÈBRES.


Dans les caveaux d'insondable tristesse Où le Destin m'a déjà relégué; Où jamais n'entre un rayon rose et gai; Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres; Où, cuisinier aux appétits funèbres. Je fais bouillir et je mange mon cœur.

Par instants brille, et s'allonge, et s'étale Un spectre fait de grâce et de splendeur. A sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,

Je reconnais ma belle visiteuse :

C'est Elle ! sombre et pourtant lumineuse.


SPLEEN ET IDÉAL. 6^


II


LE PARFUM.


Lecteur, as-tu quelquefois respiré Avec ivresse et lente gourmandise Ce grain d'encens qui remplit une église, Ou d un sachet le musc invétéré ?

Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré ! Ainsi l'amant sur un corps adoré Du souvenir cueille la fleur exquise.

De ses cheveux élastiques et lourds. Vivant sachet, encensoir de l'alcove, Une senteur montait, sauvage et fauve,

Et des habits, mousseline ou velours. Tout imprégnés de sa jeunesse pure. Se dégageait un parfum de fourrure.


64 LES FLEURS DU MAL.


III


LE CADRE.


Comme un beau cadre ajoute à la peinture, Bien qu'elle soit d'un pinceau très-vanté, Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté En l'isolant de l'immense nature,

Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, S'adaptaient juste à sa rare beauté; Rien n'offusquait sa parfaite clarté, Et tout semblait lui servir de bordure.

Même on eût dit parfois qu'elle croyait Que tout voulait l'aimer; elle noyait Dans les baisers du satin et du linge

Son beau corps nu, plein de frissonnements. Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements. Montrait la grâce enfantine du singe.


SPLEEN ET IDEAL.


IV


LE PORTRAIT.


La Maladie et la Mort font des cendres De tout le feu qui pour nous flamboya. De ces grands yeux si fervents et si tendres, De cette bouche oii mon cœur se noya,

De ces baisers puissants comme un dictame. De ces transports plus vifs que des rayons, Que rcste-t-il? C'est affreux, 6 mon âme! Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons.

Qui, comme moi, meurt dans la solitude. Et que le Temps, injurieux vieillard. Chaque jour frotte avec son aile rude...

Noir asssasin de la Vie et de l'Art, Tu ne tueras jamais dans ma mémoire Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !


66


LES FLEURS DU MAL.


XXXIX


Je te donne ces vers afin que si mon nom Aborde heureusement aux époques lointaines, Et fait rêver un soir les cervelles humaines , Vaisseau favorisé par un grand aquilon,

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines. Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, Et par un fraternel et mystique chaînon Reste comme pendue à mes rimes hautaines;

A

Etre maudit à qui, de l'abîme profond

Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond!

— O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère.


Foules d'un pied léger et d'un regard serein

Les stupides mortels qui t'ont jugée amère.

Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!


SPLEEN ET IDÉAL. ^7


XL


SEMPER EADEM.


«D'où vous vient, disiez- vous, cette tristesse étrange, Montant comme la mer sur le roc noir et nu?» — Quand notre cœur a Fait une fois sa vendange. Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu,

Une douleur très-simple et non mystérieuse. Et, comme votre joie, éclatante pour tous. Cessez donc de chercher, 6 belle curieuse! Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!

Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie! Bouche au rire enfantin! Plus encor que la Vie, La Mort nous tient souvent par des liens subtils.

Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge. Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe, Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!


68 LES FLEURS DU MAL.


XLI TOUT ENTIÈRE.


Le Démon, dans ma chambre haute, Ce matin est venu me voir, Et, tâchant à me prendre en faute. Me dit : «Je voudrais bien savoir.

Parmi toutes les belles choses Dont est fait son enchantement. Parmi les objets noirs ou roses Qui composent son corps charmant.

Quel est le plus doux.» — O mon âme! Tu répondis à l'Abhorré : «Puisqu'en Elle tout est dictame. Rien ne peut être préféré.

Lorsque tout me ravit, j'ignore Si quelque chose me séduit. Elle éblouit comme l'Aurore Et console comme la Nuit;

Et l'harmonie est trop exquise, Qui gouverne tout son beau corps,


SPLEEN ET IDÉAL. 6()

Pour que l'impuissante analyse En note les nombreux accords.


O métamorphose mystique De tous mes sens fondus en un ! Son haleine fait la musique, Comme sa voix fait le parfum!»


yO LES FLEURS DU MAL.


XLII


Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri, A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère, Dont le regard divin t'a soudain refleuri?

— Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges. Rien ne vaut la douceur de son autorité; Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude. Que ce soit dans la rue et dans la multitude. Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.

Parfois il parle et dit : «Je suis belle, et j'ordonne Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau; Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone!»


SPLEEN ET IDEAL. 71


XLIII LE FLAMBEAU VIVANT.


Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières, Qu'un Ange très-savant a sans doute aimantés; Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave, Ils conduisent mes pas dans la route du Beau; Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave; Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique Qu'ont les cierges brûlant en plein jour; le soleil Rougit, mais n'éteint pas leur flamme fantastique;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil; Vous marchez en chantant le réveil de mon âme, Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !


72


LES FLEURS DU MAL.


XLIV


RÉVERSIBILITÉ.


Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse,

La honte, les remords, les sanglots, les ennuis

Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits

Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse?

Ange plein de gahé, connaissez-vous l'angoisse?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine.

Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel.

Quand la Vengeance bat son infernal rappel.

Et de nos facultés se fait le capitaine?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine?-

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard. Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard. Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides.

Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment

De lire la secrète horreur du dévoûment

Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides?


SPLEEN ET IDEAL. 7j

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté; Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !


1


74


LES FLEURS DU MAL.


XLV


CONFESSION.


Une fois, une seule, aimable et douce femme,

A mon bras votre bras poli S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme

Ce souvenir n'est point pâli);

II était tard ; ainsi qu'une médaille neuve

La pleine lune s'étalait. Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,

Sur Paris dormant ruisselait.

Et le long des maisons, sous les portes cochères,

Des chats passaient furtivement. L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères.

Nous accompagnaient lentement.

Tout à coup, au milieu de l'intimité libre

Eclose à la pâle clarté, De vous, riche et sonore mstrument où ne vibre

Que la radieuse gaîté,


De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare Dans le matin étincelant.


SPLEEN ET IDEAL. 75

Une note plaintive, une note bizarre S'échappa, tout en chancelant

Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde

Dont sa famille rougirait, Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde.

Dans un caveau mise au secret!

Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde :

«Que rien ici-bas n'est certain. Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,

Se trahit l'égoïsme humain;

Que c'est un dur métier que d'être belle femme.

Et que c'est le travail banal De la danseuse folle et froide qui se pâme

Dans un sourire machinal;

Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte;

Que tout craque, amour et beauté. Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte

Pour les rendre à l'Eternité ! »

J'ai souvent évoqué cette lune enchantée.

Ce silence et cette langueur. Et cette confidence horrible chuchotée

Au confessionnal du cœur.


j6 LES FLEURS DU MAL.


XLVI L'AUBE SPIRITUELLE.


Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille Entre en société de l'Idéal rongeur, Par l'opération d'un mystère vengeur Dans la brute assoupie un Ange se réveille.

Des Cieux Spirituels l'inaccessible azur, Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. Ainsi, chère Déesse, Etre lucide et pur.

Sur les débris fumeux des stupides orgies

Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,

A mes yeux agrandis voltige incessamment.

Le soleil a noirci la flamme des bougies;

Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,

Àme resplendissante, à l'immortel Soleil!


SPLEEN ET IDEAL. JJ


XLVII HARMONIE DU SOIR.


Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Le violon frémit comme un cœur qu'on affîige; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ; Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir. Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!


78 LES FLEURS DU MAL.


XLVIII

LE FLACON.


II est de forts parfums pour qui toute matière Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. En ouvrant un coffret venu de l'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire Pleine de fâcre odeur des temps, poudreuse et noire. Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient. D'où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres. Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire. Où, Lazare odorant déchirant son suaire,


I


SPLEEN ET IDEAL. 7p

Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé. Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, félé.

Je serai ton cercueil, aimable pestilence! Le témoin de ta force et de ta virulence. Cher poison préparé par les anges ! liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur!


8o LES FLEURS DU MAL.


XLIX LE POISON.


Le vin sait revêtir le plus sordide bouge

D'un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d'un portique fabuleux

Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,

Allonge l'illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté, à

Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au delà de sa capacité.


Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts.

Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers.. Mes songes viennent en foule

Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige

De ta salive qui mord, Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,

Et, charriant le vertige, La roule défaillante aux rives de la mort !


I


SPLEEN ET IDÉAL. 8 I


CIEL BROUILLE,


On dirait ton regard d'une vapeur couvert; Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert?) Alternativement tendre, rêveur, cruel. Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.

Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés. Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord. Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.

Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons... Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !

O femme dangereuse, 6 séduisants climats! Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas. Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer?


82 LES FLEURS DU MAL.


LI


LE CHAT.


Dans ma cervelle se promène, Ainsi cju'en son appartement, Un beau chat, fort, doux et charmant. Quand il miaule, on l'entend à peine,

Tant son timbre est tendre et discret; Mais que sa voix s'apaise ou gronde, Elle est toujours riche et profonde. C'est là son charme et son secret.

Cette voix, qui perle et qui filtre Dans mon fond le plus ténébreux, Me rempht comme un vers nombreux Et me réjouit comme un philtre.

Elle endort les plus cruels maux Et contient toutes les extases; Pour dire les plus longues phrases, Elle n'a pas besoin de mots.


SPLEEN ET IDEAL. 33

Non, il n'est pas d'archet qui morde Sur mon cœur, parfait instrument. Et fasse plus royalement Chanter sa plus vibrante corde,

Que ta voix, chat mystérieux, Chat séraphique, chat étrange. En qui tout est, comme en un ange, Aussi subtil qu'harmonieux!


II


De sa fourrure blonde et brune Sort un parfum si doux, qu'un soir J'en fus embaumé, pour l'avoir Caressée une fois, rien qu'une.

C'est l'esprit familier du lieu; II juge, il préside, il inspire Toutes choses dans son empire; Peut-être est-il fée, est-il dieu.

Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime

Tirés comme par un aimant.

Se retournent docilement

Et que je regarde en moi-même,

Je vois avec étonnement Le feu de ses prunelles pâles. Clairs fanaux, vivantes opales. Qui me contemplent fixement.


84


LES FLEURS DU MAL.


LU


LE BEAU NAVIRE.


Je veux te raconter, 6 molle enchanteresse ! Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;

Je veux te peindre ta beauté, Où l'enfance s'allie à la maturité.

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,

Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,

Chargé de toile, et va roulant Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses. Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;

D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

Je veux te raconter, ô molle enchanteresse! Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;

Je veux te peindre ta beauté, Où l'enfance s'allie à la maturité.


Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire , Ta gorge triomphante est une belle armoire


SPLEEN ET IDÉAL. 85

Dont les panneaux bombés et clairs Comme les boucliers accrochent des éclairs;

Boucliers provoquants, armés de pointes roses! Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,

De vins, de parfums, de liqueurs Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs!

Quand tu vas baïayant l'air de ta jupe large,

Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,

Chargé de toile, et va roulant Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.

Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent, Tourmentent les désirs obscurs et les agacent;

Comme deux sorcières qui font Tourner un philtre noir dans un vase profond.

Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules. Sont des boas luisants les solides émules,

Faits pour serrer obstinément. Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;

D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.


86


LES FLEURS DU MAL.


LUI


L'INVITATION AU VOYAGE.


Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir Au pays qui te ressemble !

Les soleils mouillés

De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes

Si mystérieux

De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes.


Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,

Polis pat les ans, Décoreraient notre chambre;

Les plus rares fleurs

Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l'ambre,


SPLEEN ET IDÉAL. 87

Les riches plafonds,

Les miroirs profonds, La splendeur orientale.

Tout y parlerait

A l'âme en secret Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux Dont l'humeur est vagabonde;

C'est pour assouvir

Ton moindre désir Qu'ils viennent du bout du monde.

— Les soleils couchants

Revêtent les champs. Les canaux, la ville entière,

D'hyacinthe et d'or;

Le monde s'endort Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,* Luxe, calme et volupté.


88 LES FLEURS DU MAL.


LIV


L'IRREPARABLE


1

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, i

Qui vit, s'agite et se tortille,

Et se nourrit de nous comme le ver des morts, j

Comme du chêne la chenille? 1

Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords? « 

Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane.

Noierons-nous ce vieil ennemi. Destructeur et gourmand comme la courtisane.

Patient comme la fourmi? Dans quel philtre? — dans quel vin? — dans quelle tisane?

Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,

A cet esprit comblé d'angoisse Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,

Que le sabot du cheval froisse. Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,


SPLEEN ET IDÉAL. 89

A cet agonisant que le loup déjà flaire

Et que surveille le corbeau, A ce soldat brisé! s'il faut qu'il désespère

D'avoir sa croix et son tombeau; Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire!

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?

Peut-on déchirer des ténèbres Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,

Sans astres, sans éclairs funèbres? Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?


L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge

Est soufflée, est morte à jamais! Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge

Les martyrs d'un chemin mauvais! Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge!

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?

Dis, connais-tu l'irrémissible? Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,

A qui notre cœur sert de cible? Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?

L'Irréparable ronge avec sa dent maudite

Notre âme, piteux monument, Et souvent il attaque, ainsi que le termite.

Par la base le bâtiment. L'Irréparable ronge avec sa dent maudite!


po


LES FLEURS DU MAL.


II


J*aî vu parfois, au fond d'un théâtre banal Qu'enflammait l'orchestre sonore,

Une fée allumer dans un ciel infernal Une miraculeuse aurore ;

J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal


i


Un être, qui n'était que lumière, or et gaze,

Terrasser l'énorme Satan ; Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase.

Est un théâtre où I on attend

A

Toujours, toujours en vain, fEtre aux ailes de gaze


SPLEEN ET IDEAL. pi


LV CAUSERIE.


Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose! Mais la tristesse en moi monte comme la mer, Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose Le souvenir cuisant de son limon amer.

— Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ; Ce qu'elle cherche, amie, est un heu saccagé

Par la griffe et la dent féroce de la femme.

Ne cherchez plus mon cœur; les bêtes l'ont mangé.

Mon cœur est un palais flétri par la cohue;

On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux!

— Un parfum nage autour de votre gorge nue ! . . .

O Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux! Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes. Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes!


A


p2 LES FLEURS DU MAL.


LVI CHANT D'AUTOMNE.


i


Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts! J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé. Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon cœur ne sera plus qu'un jjloc rouge et glacé.

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe; L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. Mon esprit est pareil à la tour qui succombe Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

II me semble, bercé par ce choc monotone. Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part Pour qui? — C'était hier Tété; voici l'automne! Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.


SPLEEN ET IDEAL. p3


II


J'aime de vos longs yeux la iumière verdâtre, Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre. Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère. Même pour un ingrat, même pour un méchant; Amante ou sœur, soyez !a douceur éphémère D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.

Courte tâche! La tombe attend; elle est avide! Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux, Goûter, en regrettant l'été blanc et torride. De l'arrière-saison le rayon Jaune et doux !


94


LES FLEURS DU MAL.


LVII


A UNE MADONE.


EX-VOTO DANS LE GOUT ESPAGNOL.


Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse. Un autel souterrain au fond de ma détresse, Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur. Loin du désir mondain et du regard moqueur. Une niche, d'azur et d'or tout émaillée, Où tu te dresseras, Statue émerveillée. Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal Savamment constellé de rimes de cristal. Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ; Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone, Je saurai te tailler un Manteau, de t'^açon Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon. Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes; Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes! Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant, Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend. Aux pointes se balance, aux vallons se repose, Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose. Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers De satin, par tes pieds divins humiliés,


SPLEEN ET IDEAL. 9 J

Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte, Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte. Si je ne puis, malgré tout mon art diligent. Pour Marchepied tailler une Lune d'argent. Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles Sous tes talons, afin que tu foules et railles, Reine victorieuse et féconde en rachats. Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats. Tu verras mes Pensers, rangés comme les Cierges Devant fautel fleuri de la Reine des Vierges, Etoilant de reflets le plafond peint en bleu, Te regarder toujours avec des yeux de feu; Et comme tout en moi te chérit et t'admire. Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe, Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux, En Vapeurs montera mon Esprit orageux.

Enfin, pour compléter ton rôle de Marie, Et pour mêler l'amour avec la barbarie. Volupté noire! des sept Péchés capitaux. Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux Bien affilés, et, comme un jongleur insensible. Prenant le plus profond de ton amour pour cible, Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant. Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant!


9(5


LES FLEURS DU MAL.


LVIII


CHANSON D'APRÈS-MIDI.


Quoique tes sourcils méchants Te donnent un air étrange Qui n*est pas celui d'un ange, Sorcière aux yeux alléchants,

Je t'adore, ô ma frivole, Ma terrible passion ! Avec la dévotion Du prêtre pour son idole.

Le désert et la foret Embaument tes tresses rudes; Ta tête a les attitudes De l'énigme et du secret;

Sur ta chair le parfum rôde Comme autour d'un encensoir; Tu charmes comme le soir. Nymphe ténébreuse et chaude.

Ah ! les philtres les plus forts Ne valent pas la paresse,


SPLEEN ET IDEAL. 97

Et tu connais la caresse Qui fait revivre les morts !

Tes hanches sont amoureuses De ton dos et de tes seins, Et tu ravis les coussins Par tes poses langoureuses.

Quelquefois pour apaiser Ta rage mystérieuse, Tu prodigues, sérieuse, La morsure et le baiser;

Tu me déchires, ma brune, Avec un rire moqueur. Et puis tu mets sur mon cœur Ton œil doux comme la lune.

Sous tes souliers de satin, Sous tes charmants pieds de soie. Moi, je mets ma grande joie, Mon génie et mon destin.

Mon âme par toi guérie. Par toi, lumière et couleur! Explosion de chaleur Dans ma noire Sibérie I


98


LES FLEURS DU MAL.


LIX


SISINA.


Imaginez Diane en galant équipage, Parcourant les forêts ou battant les halliers, Clieveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage, Superbe et défiant les meilleurs cavaliers !

Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, Excitant à l'assaut un peuple sans souliers, La joue et l'œil en feu, jouant son personnage, Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?

Telle la Sisina! Mais la douce guerrière A l'âme charitable autant que meurtrière; Son courage, affolé de poudre et de tambours.


Devant les suppliants sait mettre bas les armes. Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours. Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.


SPLEEN ET IDEAL. 99


LX


A UNE DAME CREOLE.


Au pays parfumé que le soleil caresse, J'ai connu, sous un dais d'arbres tout empourprés Et de palmiers d'où pleut sur les yeux la paresse. Une dame créole aux charmes ignorés.

Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse A dans le col des airs noblement maniérés; Grande et svelte en marchant comme une chasseresse, Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

Si vous alliez. Madame, au vrai pays de gloire, Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire, Belle digne d'orner les antiques manoirs,

Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites.

Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,

Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.


lOO LES FLEURS DU MAL.


LXI MCESTA ET ERRABUNDA.


Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envole-t-il, Agathe, Loin du noir océan de l'immonde cité. Vers un autre océan où la splendeur éclate. Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité? Dis-moi, ton cœur, parfois, s'envoIe-t-il, Agathe?

La mer, la vaste mer, console nos labeurs ! Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, De cette fonction sublime de berceuse? La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate! Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs ! — Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs. Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate?

Comme vous êtes loin, paradis parfumé. Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie, Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé! Où dans la volupté pure le cœur se noie! Comme vous êtes loin, paradis parfumé!


i


SPLEEN ET IDEAL. lOI

Mais le vert paradis des amours enfantines,

Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,

Les violons vibrant derrière les collines,

Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,

— Mais le vert paradis des amours enfantines,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs. Et l'animer encor d'une voix argentine. L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs?


I02 LES FLEURS DU MAL.


LXII


LE REVENANT.


Comme les anges à l'œil fauve, Je reviendrai dans ton alcôve Et vers toi glisserai sans bruit Avec les ombres de la nuit;

Et je te donnerai, ma brune, Des baisers froids comme la lune Et des caresses de serpent Autour d'une fosse rampant.

Quand viendra le matin livide, Tu trouveras ma place vide. Où jusqu'au soir il fera froid.

Comme d'autres par la tendresse, Sur ta vie et sur ta jeunesse, Moi, je veux régner par l'effroi!


SPLEEN ET IDEAL. 10 5


LXIII


SONNET D'AUTOMNE.


Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal : «Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite?» — Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite, Excepté la candeur de l'antique animal.

Ne veut pas te montrer son secret infernal, Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite! Ni sa noire légende avec la flamme écrite. Je hais la passion et l'esprit me fait mal!

Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite, Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal. Je connais les engins de son vieil arsenal :

Crime, horreur et folie! — G pâle marguerite Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal, G ma si blanche, 6 ma si froide Marguerite?


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LES FLEURS DU MAL.


LXIV


TRISTESSES DE LA LUNE.


Ce soir, la Lune rêve avec plus de paresse; Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins. Qui, d'une main distraite et légère, caresse Avant de s'endormir le contour de ses seins.

Sur le dos satiné des molles avalanches. Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons. Et promène ses yeux sur les visions blanches Qui montent dans l'azur comme des floraisons.

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, Elle laisse filer une larme furtive. Un poëte pieux, ennemi du sommeil,


Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d'opale. Et la met dans son cœur loin des yeux du Soleil.


SPLEEN ET IDEAL. 105


LXV

LES CHATS.


Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté. Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres; L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes

Des grands sphinx allongés au fond des soHtudes,

Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;

Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques. Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.


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LES FLEURS DU MAL.


LXVI


LES HIBOUX.


Sous les ifs noirs qui les abritent Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur œil rouge. Ils méditent.

Sans remuer ils se tiendront Jusqu'à l'heure mélancolique Où, poussant le soleil oblique, Les ténèbres s'étabhront.

Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement;


L'homme ivre d*une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D'avoir voulu changer de place.


SPLEEN ET IDEAL. I OT


LXVII


LA PIPE.


Je suis la pipe d'un auteur; On voit, à contempler ma mine D'Abyssinienne ou de Cafrine, Que mon maître est un grand fumeur

Quand il est comblé de douleur, Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine Pour le retour du laboureur.

J'enlace et je berce son âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu,

Et je roule un puissant dictame Qui charme son cœur et guérit De ses fatigues son esprit.


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LES FLEURS DU MAL.


LXVIII


LA MUSIQUE.


La musique souvent me prend comme une mer!

Vers ma pâle étoile , Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,

Je mets à la voile;

La poitrine en avant et les poumons gonflés

Comme de la toile, J'escalade le dos des flots amoncelés

Que la nuit me voile;

Je sens vibrer en moi toutes les passions

D'un vaisseau qui souff^re; Le bon vent, la tempête et ses convulsions


Sur l'immense gouff're Me bercent. — D'autres fois, calme plat, grand miroir De mon désespoir!


SPLEEN ET IDEAL. 109


LXIX SÉPULTURE D'UN POËTE MAUDIT.


Si par une nuit lourde et sombre Un bon chrétien, par charité, Derrière quelque vieux décombre Enterre votre corps vanté,

A l'heure 011 les chastes étoiles Ferment leurs yeux appesantis, L'araignée y fera ses toiles, Et la vipère ses petits;

Vous entendrez toute l'année Sur votre tête condamnée Les cris lamentables des loups

Et des sorcières faméliques.

Les ébats des vieillards lubriques

Et les complots des noirs filous.


I I o LES FLEURS DU MAL.


LXX


UNE GRAVURE FANTASTIQUl


Ce spectre singulier p'a pour toute toilette, Grotesquement campé sur son front de squelet!, Qu'un diadème affreux sentant le carnaval. Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval Fantôme comme lui, rosse apocalyptique. Qui bave des naseaux comme un épileptique. Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deu: Et foulent finfîni d'un sabot hasardeux. Le cavalier promène un sabre qui flamboie Sur les foules sans nom que sa monture broie, Et parcourt, comme un prince inspectant sa m. son. Le cimetière immense et froid, sans horizon, Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terni Les peuples de l'histoire ancienne et moderne.


SPLEEN ET IDEAL. I I I


LXXI

LE MOPxT JOYEUX.


Daiîîrane terre grasse et pleine d'escargots

Je vex creuser moi-même une fosse profonde,

Où j puisse à loisir étaler mes vieux os

Et drmir dans l'oubli comme un requin dans i'onde.

Je his les testaments et je hais les tombeaux; Plutc que d'implorer une larme du monde, Vivat, j'aimerais mieux inviter les corbeaux A s^ner tous les bouts de ma carcasse immonde.

O ves! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, Voye venir à vous un mort libre et joyeux ! Philcophes viveurs, fils de la pourriture,

A trvers ma ruine allez donc sans remords,

Et des-moi s'il est encor quelque torture

Pouice vieux corps sans âme et mort parmi les morts !


I 12


LES FLEURS DU MAL.


LXXII


LE TONNEAU DE LA HAINE.


La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes;

La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts

A beau précipiter dans ses ténèbres vides

De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts, Quand même elle saurait ranimer ses victimes, Et pour les ressaigner ressusciter leurs corps.

La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne, Qui sent toujours la soif naître de la liqueur Et se multiplier comme l'hydre de Lerne.


— Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur, Et la Haine est vouée à ce sort lamentable De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.


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LXXIII LA CLOCHE FÊLÉE.


II est amer et doux, pendant les nuits d'hiver, D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume, Les souvenirs lointains lentement s'élever Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante, Jette fidèlement son cri rehgieux. Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!

Moi, mon âme est félée, et lorsqu'en ses ennuis. Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, II arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie

Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,

Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts!


ii4


LES FLEURS DU MAL.


LXXIV


SPLEEN.


Pluviôse, irrité contre la vie entière,

De son urne à grands flots verse un froid ténébreux

Aux pâles habitants du voisin cimetière

Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

Mon chat sur le carreau cherchant une litière Agite sans repos son corps maigre et galeux; L'âme d'un vieux poëte erre dans la gouttière Avec la triste voix d'un fantôme frileux.

Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée Accompagne en fausset la pendule enrhumée, Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,


Héritage fatal d'une vieille hydropique, Le beau valet de cœur et la dame de pique Causent sinistrement de leurs amours défunts.


SPLEEN ET IDEAL. I I 5


LXXV

SPLEEN.

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances. Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune.

— Je suis un cimetière abhorré de la lune,

Où, comme des remords, se traînent de longs vers

Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

Où gît tout un fouillis de modes surannées,

Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,

Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées. Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'Ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l'immortahté.

8.


ii6


LES FLEURS DU MAL.


— Désormais tu n'es plus, ô matière vivante! Q'un granit entouré d'une vague épouvante, Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux ! Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche !


SPLEEN ET IDEAL. I 1 7


LXXVI SPLEEN.


Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux,

Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes.

S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.

Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,

Ni son peuple mourant en face du balcon.

Du bouffon favori la grotesque ballade

Ne distrait plus le front de ce cruel malade;

Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau.

Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,

Ne savent plus trouver d'impudique toilette

Pour tirer un souris de ce jeune squelette.

Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu

De son être extirper l'élément corrompu,

Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,

Et dont sur leurs vieux jours les puissants se^souviennent,

II n'a su réchauffer ce cadavre hébété

Où coule au heu de sang feau verte du Léthé.


I 1 8 LES FLEURS DU MAL.


LXXVII SPLEEN.


Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle II nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris. S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tète à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux. Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique. Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.


SPLEEN ET IDEAL. I l 9


LXXVIII


OBSESSION.


Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales; Vous hurlez comme l'orgue; et dans nos cœurs maudits, Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles, Répondent les échos de vos De Profundis.

Je te hais, Océan! tes bonds et tes tumultes. Mon esprit les retrouve en lui ! Ce rire amer De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes. Je l'entends dans le rire énorme de la mer.

Comme tu me plairais, 6 Nuit! sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu ! Car je cherche le vide, et le noir, et le nu!

Mais fes ténèbres sont elles-mêmes des toiles Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers. Des êtres disparus aux regards familiers !


I 20


LES FLEUKS DU MAL.


LXXIX


LE GOUT DU NÉANT.


Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte, L'Espoir, dont rcpcron attisait ton ardeur, Ne veut plus t'enlourchcr ! Couclie-toi sans pudeur, Vieux clieval dont le pied ;\ cliacjue obstacle butte.

Rcsigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, L'amour n'a plus de goi^t, non plus que la dispute; Adieu donc, cliants du cuivre et soupirs de la tliite ! Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur!

Le Printemps adorable a perdu son odeur!

Et le Temps m'engloutit minute par minute, Comme la neige immense un corps pris de roideur; Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur. Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute !

Avalanche, vcux-tu m'emporter dans ta chute?


SPLEEN ET IDEAL. 1 2 I


LXXX


ALCHIMIE DE LA DOULEUR,


L'un t'éclaire avec son ardeur, L'autre en toi met son deuil, Nature! Ce qui dit à l'un : Sépulture ! Dit à l'autre : Vie et splendeur !

Hermès inconnu qui m'assistes Et qui toujours m'intimidas, Tu me rends l'égal de Midas, Le plus triste des alchimistes;

Par toi je change l'or en fer Et le paradis en enfer; Dans le suaire des nuages

Je découvre un cadavre cher.

Et sur les célestes rivages

Je bâtis de grands sarcophages.


I 22


LES FLEURS DU MAL.


LXXXI


HORREUR SYMPATHIQUE,


((De ce ciel bizarre et livide, Tourmenté comme ton destin, Quels pensers dans ton âme vide Descendent? — Réponds, libertin.»

— Insatiablement avide

De l'obscur et de l'incertain,

Je ne geindrai pas comme Ovide

Chassé du paradis latin.

Cieux déchirés comme des grèves, En vous se mire mon orgueil ! Vos vastes nuages en deuil


Sont les corbillards de mes rêves.

Et vos lueurs sont le reflet

De l'Enfer où mon cœur se plaît !


SPLEEN ET IDEAL. I 23


LXXXII


LA PRIÈRE D'UN PAÏEN.


Ah ! ne ralentis pas tes flammes ; Réchauffe mon cœur engourdi. Volupté, torture des âmes! Diva ! supplicem exaudî l

Déesse dans l'air répandue. Flamme dans notre souterrain ! Exauce une âme morfondue, Qui te consacre un chant d'airain.

Volupté, sois toujours ma reine! Prends le masque d'une sirène Faite de chair et de velours,

Ou verse-moi tes sommeils lourds Dans le vin informe et mystique, Volupté, fantôme élastique!


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LES FLEURS DU MAL.


LXXXIII


LE COUVERCLE.


En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre. Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc, Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,

Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, Partout l'homme subit la terreur du mystère. Et ne regarde en haut qu'avec un œil tremblant.

En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l'étouffe,

Plafond illuminé pour un opéra bouffe

Où chaque histrion foule un sol ensanglanté;


Terreur du libertin, espoir du fol ermite;

Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite

Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.


SPLEEN ET IDEAL. 125


LXXXIV


UEXAMEN DE MINUIT.


La pendule, sonnant minuit, Ironiquement nous engage A nous rappeler quel usage Nous fîmes du jour qui s'enfuit : — Aujourd'hui, date fatidique, Vendredi, treize, nous avons, Malgré tout ce que nous savons. Mené le train d'un hérétique;

Nous avons blasphémé Jésus, Des Dieux le plus incontestable ! Comme un parasite à la table De quelque monstrueux Crésus, Nous avons, pour plaire à la brute, Digne vassale des Démons, Insulté ce que nous aimons Et flatté ce qui nous rebute;

Contristé, servile bourreau, Le faible qu'à tort on méprise; Saîué l'énorme Bêtise, La Bêtise au front de taureau;


I 26 LES FLEURS DU MAL.

Baisé ia stupide Matière Avec grande dévotion, Et de la putréfaction Béni la blafarde lumière.


Enfin, nous avons, pour noyer Le vertige dans le délire, Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre, Dont la gloire est de déployer L'ivresse des choses funèbres, Bu sans soif et mangé sans faim ! — Vite soufflons la lampe, afin De nous cacher dans les ténèbres !


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LXXXV

MADRIGAL TRISTE.


Que m'importe que tu sois sage ? Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs Ajoutent un charme au visage, Comme le fleuve au paysage; L'orage rajeunit les fleurs. ,

Je t'aime surtout quand la joie S'enfuit de ton front terrassé; Quand ton cœur dans l'horreur se noie; Quand sur ton présent se déploie Le nuage affreux du passé.

Je t'aime quand ton grand œil verse Une eau chaude comme le sang; Quand, malgré ma main qui te berce, Ton angoisse, trop lourde, perce Comme un râle d'agonisant.

J'aspire, volupté divine! Hymne profond, délicieux! Tous les sanglots de ta poitrine, Et crois que ton cœur s'iflumine Des perles que versent tes yeux !


128 LES FLEURS DU MAL.

Je sais que ton cœur, qui regorge De vieux amours déracinés, Flamboie encor comme une forge, Et que tu couves sous ta gorge Un peu de l'orgueil des damnés;

Mais tant, ma chère, que tes rêves N'auront pas reflété l'Enfer, Et qu'en un cauchemar sans trêves, Songeant de poisons et de glaives, Eprise de poudre et de fer.

N'ouvrant à chacun qu'avec crainte, Déchiffrant le malheur partout, Te convulsant quand l'heure tinte, Tu n'auras pas senti l'étreinte De l'irrésistible Dégoût,

Tu ne pourras, esclave reine Qui ne m'aimes qu'avec effroi, Dans l'horreur de la nuit malsaine Me dire, l'âme de cris pleine ; «Je suis ton égale, ô mon Roi !»


SPLEEN ET IDEAL. I 2<


LXXXVI L'AVERTISSEUR.


Tout homme digne de ce nom

A dans le cœur un Serpent jaune,

Installé comme sur un trône,

Qui, s'il dit : «Je veux!» répond : «Non !»

Plonge tes yeux dans les yeux fixes

Des Satyresses ou des Nixes,

La Dent dit : «Pense à ton devoir!»

Fais des enfants, plante des arbres, Polis des vers, sculpte des marbres, La Dent dit : «Vivras-tu ce soir?»

Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère, L'homme ne vit pas un moment Sans subir l'avertissement De l'insupportable Vipère.


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LES FLEURS DU MAL.


LXXXVII


LE REBELLE.


Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle, Du mécréant saisit à plein poing les cheveux, Et dit, le secouant : «Tu connaîtras la règle ! (Car Je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!

Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace, Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété, Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe. Un tapis triomphal avec ta charité.

Tel est l'Amour! Avant que ton cœur ne se blase, A la gloire de Dieu rallume ton extase; C'est la Volupté vraie aux durables appas îw


Et l'Ange, châtiant autant, ma foi ! qu'il aime.

De ses poings de géant torture l'anathème;

Mais le damné répond toujours : «Je ne veux pas! »


SPLEEN ET IDEAL. I 3 I


LXXXVIII BIEN LOIN D'ICI.


C'est ici la case sacrée Où cette filie très-parée, Tranquille et toujours préparée,

D'une main éventant ses seins, Et son coude dans les coussins. Ecoute pleurer les bassins ;

C'est la chambre de Dorothée.

— La brise et l'eau chantent au loin Leur chanson de sanglots heurtée Pour bercer cette enfant gâtée.

Du haut en bas, avec grand soin, Sa peau délicate est frottée D'huile odorante et de benjoin.

— Des fleurs se pâment dans un coin.


1 3 2 LES FLEURS DU MAL.


LXXXIX LE GOUFFRE.


Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.

— Hélas! tout est abîme, — action, désir, rêve. Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l'espace affreux et captivant... Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou, Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ; Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté. Jalouse du néant l'insensibilité.

— Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Etres !


SPLEEN ET IDEAL. 1 3 3


xc


LES PLAINTES D'UN ICARE.


Les amants des prostituées Sont heureux, dispos et repus; Quant à moi, mes bras sont rompus Pour avoir étreint des nuées.

C'est grâce aux astres nonpareils. Qui tout au fond du ciel flamboient, Que mes yeux consumés ne voient Que des souvenirs de soleils.

En vain j'ai voulu de l'espace Trouver la fin et le milieu; Sous Je ne sais quel œil de feu Je sens mon aile qui se casse;

Et brûlé par l'amour du beau, Je n'aurai pas l'honneur sublime De donner mon nom à l'abîme Qui me servira de tombeau.


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LES FLEURS DU MAL.


I


XCI


RECUEILLEMENT.


Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir; il descend; le voici : Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant;


Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche!


SPLEEN ET IDEAL. I 3 5


XCII


L'HEAUTONTIMOROUMENOS.


A J.G.F.

Je te frapperai sans colère

Et sans haine, comme un boucher,

Comme Moïse le rocher !

Et je ferai de ta paupière.

Pour abreuver mon Sahara, Jaillir les eaux de la souffrance. Mon désir gonflé d'espérance Sur tes pleurs salés nagera

Comme un vaisseau qui prend le large, Et dans mon cœur qu'ils soûleront Tes chers sanglots retentiront Comme un tambour qui bat la charge!

Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie. Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord?


1 3^ LES FLEURS DU MAL.

Eile est dans ma voix, la criarde! C'est tout mon sang, ce poison noir! Je suis le sinistre miroir Où la mégère se regarde!

Je suis la plaie et le couteau! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau !


Je suis de mon cœur le vampire, — Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés. Et qui ne peuvent plus sourire!


SPLEEN ET IDEAL. I 37


XCIII


L'IRREMEDIABLE.


Une Idée, une Forme, un Etre Parti de l'azur et tombé Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul œil du Ciel ne pénètre;

Un Ange, imprudent voyageur Qu'a tenté l'amour du difforme. Au fond d'un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur,

Et luttant, angoisses funèbres! Contre un gigantesque remous Q.ui va chantant comme les fous Et pirouettant dans les ténèbres;

Un malheureux ensorcelé Dans ses tâtonnements futiles. Pour fuir d'un lieu plein de reptiles, Cherchant la lumière et la clé;


138 LES FLEURS DU MAL.

Un damné descendant sans lampe, Au bord d'un gouffre dont l'odeur Trahit l'humide profondeur, D'éternels escaliers sans rampe,

Où veillent des monstres visqueux Dont les larges yeux de phosphore Font une nuit plus noire encore Et ne rendent visibles qu'eux ;

Un navire pris dans le pôle , Comme en un piège de cristal. Cherchant par quel détroit fatal II est tombé dans cette geôle;

— Emblèmes nets, tableau parfait D'une foi tune irrémédiable, Qui donne à penser que le Diable Fait toujours bien tout ce qu'il fait!


II


Tête-à-tête sombre et limpide Qu'un cœur devenu son miroir ! Puits de Vérité, clair et noir. Où tremble une étoile livide.


Un phare ironique, infernal. Flambeau des grâces sataniqucs, Soulagement et gloire uniques, — La conscience dans le Mal !


SPLEEN ET IDEAL. 139


XCIV L'HORLOGE.


Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible, Dont le doigt nous menace et nous dit : a Souviens-toi ! Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi Se planteront bientôt comme dans une cible;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon Ainsi qu'une sylphide au fond de la couhsse; Chaque instant te dévore un morceau du déhce A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde Chuchote: Souviejis-toi ! — Rapide avec sa voix D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor ! (Mon gosier de métal parle toutes les langues.) Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.


l4o LES FLEURS DU MAL.

Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi ! Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,

Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge.

Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!),

Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! »


TABLEAUX PARISIENS


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TABLEAUX PARISIENS. l43


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PAYSAGE.


Je veux, pour composer chastement mes églogues,

Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,

Et, voisin des clochers, écouter en rêvant

Leurs hymnes solennels emportés par le vent.

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,

Je verrai l'ateher qui chante et qui bavarde,

Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité.

Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.

II est doux, à travers les brumes, de voir naître

L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre,

Les fleuves de charbon monter au firmament

Et la lune verser son pâle enchantement.

Je verrai les printemps, les étés, les automnes;

Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,

Je fermerai partout portières et volets

Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.

Alors Je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.


l44 LES FLEURS DU MAL.

L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre, Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ; Car je serai plongé dans cette volupté D'évoquer le Printemps avec ma volonté, De tirer un soleil de mon cœur et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.


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TABLEAUX PARISIENS. l45


XCVI LE SOLEIL.


Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures Les persiennes, abri des secrètes luxures, Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime. Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés. Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses. Eveille dans les champs les vers comme les roses ; II fait s'évaporer les soucis vers le ciel. Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles Et les rend gais et doux comme des jeunes filles. Et commande aux moissons de croître et de mûrir Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir!

Quand, ainsi qu'un poëte, il descend dans les villes, II ennoblit le sort des choses les plus viles Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets. Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

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LES FLEURS DU MAL.


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LA LUNE OFFENSEE.


O Lune qu'adoraient discrètement nos pères, Du haut des pays bleus où, radieux sérail, Les astres vont te suivre en pimpant attirail. Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,

Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères. De leur bouche en dormant montrer le frais émail? Le poëte buter du front sur son travail? Ou sous les gazons secs s'accoupler les vipères?

Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin. Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin, Baiser d'Endymion les grâces surannées?


« — Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri. Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années. Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri ! »


TABLEAUX PARISIENS. I 4/


XCVIIl


A UNE MENDIANTE ROUSSE.


Blanche fille aux cheveux roux, Dont la robe par ses trous Laisse voir la pauvreté Et la beauté,

Pour moi, poëte chétif, Ton jeune corps maladif, Plein de taches de rousseur, A sa douceur.

Tu portes plus galamment Qu'une reine de roman Ses cothurnes de velours Tes sabots lourds.

Au lieu d'un haillon trop court, Qu'un superbe habit de cour Traîne à plis bruyants et longs Sur tes talons;

En place de bas troués, Que pour les yeux des roués


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l48 LES FLEURS DU MAL.

Sur ta jambe un poignard d'or Reluise encor;

Que des nœuds mal attachés Dévoilent pour nos péchés Tes deux beaux seins, radieux Comme des yeux;

Que pour te déshabiller Tes bras se fassent prier Et chassent à coups mutins Les doigts lutins;

Perles de la plus belle eau, Sonnets de maître Belleau Par tes galants mis aux fers Sans cesse offerts.

Valetaille de rimeurs Te dédiant leurs primeurs Et contemplant ton soulier Sous l'escalier.

Maint page épris du hasard, Maint seigneur et maint Ronsard Epieraient pour le déduit Ton frais réduit!

Tu compterais dans tes lits Plus de baisers que de lys Et rangerais sous tes lois Plus d'un Valois !


TABLEAUX PARISIENS. I 49

— Cependant tu vas gueusant Quelque vieux débris gisant Au seuil de quelque Véfour De carrefour;

Tu vas lorgnant en dessous Des bijoux de vingt-neuf sous Dont je ne puis, oh! pardon ! Te faire don.


Va donc, sans autre ornement, Parfum, perles, diamant, Que ta maigre nudité, O ma beauté !


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LES FLEURS DU MAL.


XCIX


LE CYGNE.


A Victor Hugo.


I


Andromaque, je pense à vous! — Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L'immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile.

Comme je traversais le nouveau Carrousel.

— Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville

Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel);

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts. Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.


Là s'étalait jadis une ménagerie ; Là je vis un matin, à fheure où sous les cieux Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,


TABLEAUX PARISIENS. I 5 l

Un cygne qui s'était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre.

Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :

(( Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras- tu, foudre? ))

Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, Comme s'il adressait des reproches à Dieu!


II


Paris change, mais rien dans ma mélancolie N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie. Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime : Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et subhme, Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,


I 5 2 LES FLEURS DU MAL.

Auprès d'un tombeau vide en extase courbée ; Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !

Je pense à la négresse, amaigrie et pbthisique. Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard;

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais ! jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs Et tettent la Douleur comme une bonne louve ! Aux maigres orphehns séchant comme des fleurs !

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile

Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !

Je pense aux matelots oubliés dans une île.

Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor !


TABLEAUX PARISIENS. I 5 3


LES SEPT VIEILLAPvDS.


A Victor Hu.


.go.


Fourmillante cité, cité pleine de rêves, Où le spectre en plein jour raccroche le passant! Les mystères partout coulent comme des sèves Dans les canaux étroits du colosse puissant.

Un matin, cependant que dans la triste rue Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur, Simulaient les deux quais d'une rivière accrue, Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,

Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace, Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros Et discutant avec mon âme déjà lasse. Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.

Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux. Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,


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I )4 LES FLEURS DU MAL.

M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas, Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée, Se projetait, pareille à celle de Judas.

II n'était pas voûté, mais cassé, son échine Faisant avec sa jambe un parfait angle droit, Si bien que son bâton, parachevant sa mine. Lui donnait la tournure et le pas maladroit

D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes. Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant. Comme s'il écrasait des morts sous ses savates, Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.

Son pareil le suivait : barbe, œil, dos, bâton, loques. Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques Marchaient du même pas vers un but inconnu.

A quel complot infâme étais-je donc en butte, Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait? Car je comptai sept fois, de minute en minute, Ce sinistre vieillard qui se multipliait!

Que celui-là qui rit de mon inquiétude, Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel, Songe bien que malgré tant de décrépitude Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel

Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième, Sosie inexorable, ironique et fatal,


TABLEAUX PARISIENS. I 5 5

Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même? — Mais je tournai le dos au cortège infernal.

Exaspéré comme un ivrogne qui voit double, Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté. Malade et morfondu, fesprit fiévreux et trouble. Blessé par le mystère et par l'absurdité!

Vainement ma raison voulait prendre la barre; La tempête en jouant déroutait ses efforts, Et mon âme dansait, dansait, vieille gabare Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!


1 5 ^ LES FLEURS DU MAL.


CI

LES PETITES VIEILLES.

A Victor Hugo. I

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,

Je guette, obéissant à mes humeurs fatales.

Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Eponine ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes. Sous des jupons troués et sous de froids tissus

Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des rehques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés


i

I


TABLEAUX PARISIENS. I 5 7

Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

— Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?

La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d'un goût bizarre et captivant.

Et lorsque j'entrevois un fantôme débile

Traversant de Paris le fourmillant tableau,

II me semble toujours que cet être fragile

S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;

A moins que, méditant sur la géométrie.

Je ne cherche, à l'aspecit de ces membres discords.

Combien de fois il faut que l'ouvrier varie

La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.

— Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...

Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes Pour celui que l'austère Infortune allaita!


II


De l'ancien Frascati Vestale énamourée; Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,


I 5 8 LES FLEURS DU MAL.

Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles II en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes : «Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel!»

L'une, par sa patrie au malheur exercée, L'autre, que son époux surchargea de douleurs. L'autre, par son enfant Madone transpercée. Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!


III


Ah ! que j'en ai suivi , de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à fheure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles. Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc.

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins. Et qui, dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre. Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

Celle-là droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier; Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle; Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier !


TABLEAUX PARISIENS. l 59


IV


Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, A travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes. Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insuhe en passant d'un amour dérisoire; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

Honteuses d'exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs; Et nul ne vous salue, étranges destinées! Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains. Tout comme si j'étais votre père, ô merveille! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

Je vois s'épanouir vos passions novices; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus; Mon cœur muhiplié jouit de tous vos vices! Mon âme resplendit de toutes vos vertus!

Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu! Où serez-vous demain, Eves octogénaires. Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?


i6o


LES FLEURS DU MAL.


Cil


LES AVEUGLES.


Contemple-Ies, mon âme; ils sont vraiment affreux! Pareils aux mannequins; vaguement ridicules; Terribles, singuliers comme les somnambules; Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, Comme s'ils regardaient au loin, restent levés Au ciel; on ne les voit jamais vers les pavés Pencher rêveusement lee douce tombe

Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux

Entends-tu retentir les refrains des dimanches Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant? Les coudes sur la table et retroussant tes manches Tu me glorifieras et tu seras content;


i84


LES FLEURS DV MAL.


J'allumerai les yeux de ta femme ravie; A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs Et serai pour ce frêle athlète de la vie L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.


En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par l'éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !»


LE VIN. I 8 5


cxv


LE VIN DES CHIFFONNIERS.


Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête. Buttant, et se cognant aux murs comme un poëte. Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets. Epanche tout son cœur en glorieux projets.

II prête des serments, dicte des lois sublimes, Terrasse les méchants, relève les victimes. Et sous le firmament comme un dais suspendu S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage. Moulus par le travail et tourmentés par l'âge. Freintes et pliant sous un tas de débris. Vomissement confus de l'énorme Paris,

Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles. Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,


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LES FLEURS DU MAL.


Dojnt la moustache pend comme les vieux drapeaux. — Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

Se dressent devant eux, solennelle magie! Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !

C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole; Par le gosier de l'homme il chante ses exploits Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.


Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil; L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !


LE VIN. I 87


CXVl LE VIN DE L'ASSASSIN.


Ma femme est morte, je suis libre! Je puis donc boire tout mon soûl. Lorsque je rentrais sans un sou, Ses cris me déchiraient la fibre.

Autant qu'un roi je suis heureux; L'air est pur, ie ciel admirable... Nous avions un été semblable Lorsque j'en devins amoureux !

L'horrible soif qui me déchire Aurait besoin pour s'assouvir D'autant de vin qu'en peut tenir Son tombeau; — ce n'est pas peu dire.

Je l'ai jetée au fond d'un puits, Et j'ai même poussé sur elle Tous les pavés de la margelle. — Je l'oublierai si je le puis !

Au nom des serments de tendresse. Dont rien ne peut nous délier,


i


l88 LES FLEURS DU MAL.

Et pour nous réconcilier

Comme au beau temps de notre ivresse,

J'implorai d'elle un rendez-vous, J

Le soir, sur une route obscure.

Elle y vint ! — folle créature !

Nous sommes tous plus ou moins fous !

Elle était encore jolie, Quoique bien fatiguée ! et moi, Je l'aimais trop ! voilà pourquoi Je lui dis : Sors de cette vie !

Nul ne peut me comprendre. Un seul Parmi ces ivrognes stupides Songea-t-il dans ses nuits morbides A faire du vin un linceul?


Cette crapule invulnérable Comme les machines de fer Jamais, ni l'été ni l'hiver. N'a connu l'amour véritable,

Avec ses noirs enchantements, Son cortège infernal d'alarmes, Ses fioles de poison, ses larmes. Ses bruits de chaîne et d'ossements

— Me voilà libre et solitaire ! Je serai ce soir ivre mort; Alors, sans peur et sans remord, Je me coucherai sur la terre,


LE VIN. I 89

Et je dormirai comme un chien ! Le chariot aux lourdes roues Chargé de pierres et de boues, Le wagon enragé peut bien

Ecraser ma tête coupable Ou me couper par le milieu, Je m'en moque comme de Dieu, Du Diable ou de la Sainte Table !


pO LES FLEURS DU MAL.


CXVII LE VIN DU SOLITAIRE.


Le regard singulier d'une femme galante Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant, Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante;

Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur; Un baiser libertin de la maigre Adeline; Les sons d'une musique énervante et câline, Semblable au cri lointain de l'humaine douleur.

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde. Les baumes pénétrants que ta panse féconde Garde au cœur altéré du poëte pieux;

Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,

— Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,

Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.


LE VIN. 19 I


CXVIII LE VIN DES AMANTS.


Aujourd'hui l'espace est splendide ! Sans mors, sans éperons, sans bride. Partons à cheval sur le vin Pour un ciel féerique et divin !

Comme deux anges que torture Une implacable calenture. Dans le bleu cristal du matin Suivons le miragfe lointain !

Mollement balancés sur l'aile Du tourbillon intelligent, Dans un délire parallèle,

Ma sœur, côte à côte nageant. Nous fuirons sans repos ni trêves Vers le paradis de mes rêves !


FLEURS DU MAL


FLEURS DU MAL. I 9^


CXIX

ÉPIGRAPHE POUR UN LIVRE CONDAMNÉ.


Lecteur paisible et bucolique, Sobre et naïf homme de bien , Jette ce livre saturnien, Orgiaque et mélancolique.

Si tu n'as fait ta rhétorique Chez Satan, le rusé doyen, Jette ! tu n'y comprendrais rien, Ou tu me croirais hystérique.

Mais si, sans se laisser charmer,

Ton œil sait plonger dans les gouffres.

Lis-moi, pour apprendre à m'aimer;

A

Ame curieuse qui soufîres Et vas cherchant ton paradis. Plains-moi!... Sinon, je te maudis!


I 96


LES FLEURS DU MAL.


cxx


LA DESTRUCTION.


Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon; II nage autour de moi comme un air impalpable; Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon, Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de FArt, La forme de la plus séduisante des femmes, Et, sous de spécieux prétextes de cafard, Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

II me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,

Haletant et brisé de fatigue, au milieu

Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes.


I


Et jette dans mes yeux pleins de confusion Des vêtements souillés, des blessures ouvertes. Et l'appareil sanglant de la Destruction !


FLEURS DU MAL. I 97


CXXI


UNE MARTYRE.


DESSIN D'UN MAITRE INCONNU.


Au milieu des flacons, des étoffes lamées

Et des meubles voluptueux, Des marbres, des tableaux, des robes parfumées

Qui traînent à plis somptueux,

Dans une chambre tiède où, comme en une serre,

L'air est dangereux et fatal, Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre

Exhalent leur soupir final,

Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,

Sur foreiller désaltéré Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve

Avec l'avidité d'un pré.

Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre

Et qui nous enchaînent les yeux, La tète, avec l'amas de sa crinière sombre

Et de ses bijoux précieux.


198 LES FLEURS DU MAL.

Sur la table de nuit, comme une renoncule,

Repose; et, vide de pensers, Un regard vague et blanc comme le crépuscule

S'échappe des yeux révulsés.

Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon

La secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don;

Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe, Comme un souvenir est resté;

La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe. Darde un regard diamanté.

Le singulier aspect de cette solitude

Et d'un grand portrait langoureux,

Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux.

Une coupable joie et des fêtes étranges

Pleines de baisers infernaux. Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges

Nageant dans les plis des rideaux;


Et cependant, à voir la maigreur élégante

De l'épaule au contour heurté, La hanche un peu pointue et la taille fringante

Ainsi qu'un reptile irrité.

Elle est bien jeune encor 1 — Son âme exaspérée Et ses sens par l'ennui mordus


FLEURS DU MAL. 199

S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée Des désirs errants et perdus ?

L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,

Malgré tant d'amour, assouvir, Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante

L'immensité de son désir?

Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides

Te soulevant d'un bras fiévreux. Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides

Collé les suprêmes adieux?

— Loin du monde railleur, loin de la foule impure,

Loin des magistrats curieux. Dors en paix, dors en paix, étrange créature,

Dans ton tombeau mystérieux;

Ton époux court le monde, et ta forme immortelle

Veille près de lui quand il dort; Autant que toi sans doute il te sera fidèle.

Et constant jusques à la mort.


200


LES FLEURS DU MAL.


CXXII


FEMMES DAMNÉES.


Comme un bétail pensif sur le sable couchées, Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers, Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées Ont de douces langueurs et des frissons amers.

Les unes, cœurs épris des longues confidences, Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux, Vont épelant l'amour des craintives enfances Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;

D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves A travers les rochers pleins d'apparitions, Où saint Antoine a vu surgir comme des laves Les seins nus et pourprés de ses tentations;

II en est, aux lueurs des résines croulantes. Qui dans le creux muet des vieux antres païens T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes, O Bacchus, endormeur des remords anciens !


Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires. Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,


FLEURS DU MAL. 20 I

Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires, L'écume du plaisir aux larmes des tourments.

O vierges, 6 démons, 6 monstres, 6 martyres, De la réalité grands esprits contempteurs. Chercheuses d'infini, dévotes et satyres, Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs.

Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies, Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains. Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies. Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins !


202


LES FLEURS DU MAL.


CXXIII


LES DEUX BONNES SCEURS.


La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, Prodigues de baisers et riches de santé, Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles Sous l'éternel labeur n*a jamais enfanté.

Au poëte sinistre, ennemi des familles,

Favori de l'enfer, courtisan mal rente.

Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles

Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.

Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes

Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,

De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.


Quand veux-tu m'enterrer. Débauche aux bras immondes ? O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits. Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ?


FLEURS DU MAL. 203


CXXIV


LA FONTAINE DE SANG.


II me semble parfois que mon sang coule à flots, Ainsi qu'une fontaine aux rhythmiques sanglots. Je l'entends bien qui coule avec un long murmure, Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.

A travers îa cité, comme dans un champ clos, II s'en va, transformant les pavés en îlots. Désaltérant la soif de chaque créature. Et partout colorant en rouge la nature.

J'ai demandé souvent à des vins captieux D'endormir pour un jour la terreur qui me mine; Le vin rend l'œil pius clair et l'oreille plus fine !

J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux; Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles Fait pour donner à boire à ces cruelles fiîles !


2o4 LES FLEURS DU MAL.


cxxv

ALLÉGOPxIE.


C'est une femme belle et de riche encolure,

Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.

Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,

Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.

Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,

Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche.

Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté

De ce corps ferme et droit la rude majesté.

Elle marche en déesse et repose en sultane;

Elle a dans le plaisir la foi mahométane,

Et dans ses bras ouverts, que rempHssent ses seins,

Elle appelle des yeux la race des humains.

Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde

Et pourtant nécessaire à la marche du monde.

Que la beauté du corps est un sublime don

Qui de toute infamie arrache le pardon.

Elle ignore TEnfer comme le Purgatoire,

Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,

Elle regardera la face de la Mort,

Ainsi qu'un nouveau-né, — sans haine et sans remord.


FLEURS DU MAL. 205


CXXVI LA BÉATRICE,


Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure.

Comme je me plaignais un jour à la nature,

Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,

J'aiguisais lentement sur mon cœur le poignard.

Je vis en plein midi descendre sur ma tête

Un nuage funèbre et gros d'une tempête.

Qui portait un troupeau de démons vicieux,

Semblables à des nains cruels et curieux.

A me considérer froidement ils se mirent,

Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent.

Je les entendis rire et chuchoter entre eux,

En échangeant maint signe et maint chgnement d'yeux

— «Contemplons à loisir cette caricature Et cette ombre d'HamIet imitant sa posture, Le regard indécis et les cheveux au vent. N'est-ce pas grand'pitié de voir ce bon vivant. Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle. Parce qu'il sait jouer artistement son rôle. Vouloir intéresser au chant de ses douleurs Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs. Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques, Réciter en hurlant ses tirades publiques?»


206


LES FLEURS DU MAL.


J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts Domine la nuée et le cri des démons) Détourner simplement ma tête souveraine, Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène, Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil ! La reine de mon cœur au regard nonpareil, Qui riait avec eux de ma sombre détresse Et leur versait parfois quelque sale caresse.


FLEURS DU MAL. 207


CXXVII


UN VOYAGE A CYTHERE.


Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux Et planait librement à l'entour des cordages; Le navire roulait sous un ciel sans nuages, Comme un ange enivré du soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire? — C'est Cythère, Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons, Eldorado banal de tous les vieux garçons. Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.

— Ile des doux secrets et des fêtes du cœur! De l'antique Vénus le superbe fantôme Au-dessus de tes mers plane comme un arôme. Et charge les esprits d'amour et de langueur.

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, Vénérée à jamais par toute nation. Où les soupirs des cœurs en adoration Roulent comme l'encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d'un ramier!

— Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres.


2o8 LES FLEURS DU MAL.

Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. J'entrevoyais pourtant un objet singulier!

Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères, Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs, Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs, Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

Mais voilà qu*en rasant la côte d'assez près Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches, Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches, Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr. Chacun plantant, comme un outil, son bec impur Dans tous les coins saignants de cette pourriture;

Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices, L'avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, Le museau relevé, tournoyait et rodait; Une plus grande bête au milieu s'agitait Comme un exécuteur entouré de ses aides.

Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,

Silencieusement tu souffrais ces insultes

En expiation de tes infâmes cultes

Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.


FLEURS DU MAL. 209

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes! Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants, Comme un vomissement, remonter vers mes dents Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher, J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires Des corbeaux lancinants et des panthères noires Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

— Le ciel était charmant, la mer était unie; Pour moi tout était noir et sanglant désormais, Hélas! et j'avais, comme en un suaire épais. Le cœur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout Qu'un gibet symbolique où pendait mon image...

— Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût!


»4


2 1 O LES FLEURS DU MAL.


CXXVIII L'AiMOUR ET LE CRANE.

VIEUX CUL-DE-LAMPE.

L'Amour est assis sur le crâne

De l'Humanité Et sur ce trône le profane,

Au rire effronté,

Souffle gaîment des bulles rondes Qui montent dans l'air,

Comme pour rejoindre les mondes Au fond de féther.

Le globe lumineux et fréle

Prend un grand essor, Crève et crache son âme grêle

Comme un songe d'or.

J'entends le crâne à chaque bulle

Prier et gémir : «Ce jeu féroce et ridicule,

Quand doit-il finir?

Car ce que ta bouche cruelle

Eparpille en fair. Monstre assassin, c'est ma cervelle.

Mon sang et ma chair!»


4


RÉVOLTE


REVOLTE. 2 l


CXXIX LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE.


Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins? Comme un tyran gorgé de viande et de vins, II s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.

Les sanglots des martyrs et des suppliciés Sont une symphonie enivrante sans doute, Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte, Les cieux ne s'en sont point encor rassasiés !

— Ah! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives !

Dans ta simplicité tu priais à genoux

Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous

Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,

Lorsque tu vis cracher sur ta divinité

La crapule du corps de garde et des cuisines.

Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines

Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité ;

Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang


2l4 LES FLEURS DU MAL.

Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant, Quand tu fus devant tous posé comme une cible,

Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux Où tu vins pour remplir réternelle promesse. Où tu foulais, monté sur une douce ânesse. Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux.

Où, le cœur tout gonflé d'espoir et de vaiflance , Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras. Où tu fus maître enfin? Le remords n'a-t-il pas Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance?

— Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve ; Puissé-je user du glaive et périr par le glaive ! Saint Pierre a renié Jésus ... il a bien fait !


REVOLTE. 2 I 5


cxxx


ABEL ET GAIN.


Race d'Abel, dors, bois et mange; Dieu te sourit complaisamment.

Race de Caïn, dans la fange Rampe et meurs misérablement.

Race d'Abel, ton sacrifice Flatte le nez du Séraphin!

Race de Caïn, ton supplice Aura-t-il jamais une fin?

Race d'Abel, vois tes semailles Et ton bétail venir à bien ;

Race de Caïn, tes entrailles

Hurlent la faim comme un vieux chien.

Race d'Abel, chauffe ton ventre A ton foyer patriarcal;


2 I 6 LES FLEURS DU MAL.

Race de Caïn, dans ton antre Tremble de froid, pauvre chacal!

Race d'Abel, aime et pullule! Ton or fait aussi des petits.

Race de Caïn, cœur qui brûle, Prends garde à ces grands appétits.

Race d'Abel, tu croîs et broutes Comme les punaises des bois !

Race de Caïn, sur les routes Traîne ta famille aux abois.


II


Ah! race d'Abel, ta charogne Engraissera le sol fumant!

Race de Caïn, ta besogne N'est pas faite suffisamment;

Race d'Abel, voici ta honte : Le fer est vaincu par l'épieu!

Race de Caïn, au ciel monte Et sur la terre jette Dieu !


REVOLTE. 2 I 7


CXXXI LES LITANIES DE SATAN.


O toi, le plus savant et le plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

O Prince de Fexil, à qui l'on a fait tort,

Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Guérisseur familier des angoisses humaines,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits. Enseignes par l'amour le goût du Paradis,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

O toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante, Engendras l'Espérance, — une folle charmante!

O Satan, prends pitié de ma longue misère!


2 1 8 LES FLEURS DU MAL.

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux Où dort enseveli le peuple des métaux,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi dont la large main cache les précipices Au somnambule errant au bord des édifices,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souftre. Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui poses ta marque, 6 complice subtil, Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!


REVOLTE. 2 I (

Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,

O Satan , prends pitié de ma longue misère !

Bâton des exilés, lampe des inventeurs. Confesseur des pendus et des conspirateurs,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!


PRIERE.

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence! Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science, Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront !


LA MORT


LA MORT. 223


CXXXIl

LA MORT DES AMANTS.


Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, Des divans profonds comme des tombeaux, Et d'étranges fleurs sur des étagères, Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à Tenvi leurs chaleurs dernières, Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux , Qui réfléchiront leurs doubles lumières Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique.

Nous échangerons un éclair unique,

Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;

Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,

Viendra ranimer, fidèle et joyeux.

Les miroirs ternis et les flammes mortes.


2 24 LES FLEURS DU MAL.


CXXXIII LA MORT DES PAUVRES.


C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre; C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir;

A travers la tempête, et la neige, et le givre, C'est la clarté vibrante à notre horizon noir; C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre. Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;

C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques Le sommeil et le don des rêves extatiques. Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;

C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique, C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique. C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !


LA MORT. 225


, CXXXIV

LA MORT DES ARTISTES.


Combien faut-ii de fois secouer mes grelots Et baiser ton front bas, morne Caricature? Pour piquer dans le but, de mystique nature, Combien, 6 mon carquois, perdre de javelots?

Nous userons notre âme en de subtils complots, Et nous démolirons mainte lourde armature, Avant de contempler la grande Créature Dont rinfernal désir nous remplit de sanglots !

II en est qui jamais n'ont connu leur Idole,

Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront.

Qui vont se martelant la poitrine et le front.

N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole! C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau !


»7


226


LES FLEURS DU MAL.


i


cxxxv


LA FIN DE LA JOURNEE.


Sous une lumière blafarde Court, danse et se tord sans raison La Vie, impudente et criarde. Aussi, sitôt qu'à l'horizon

La nuit voluptueuse monte. Apaisant tout, même la faim, Effaçant tout, même la honte, Le Poëte se dit : « Enfin !

Mon esprit, comme mes vertèbres.

Invoque ardemment le repos ;

Le cœur plein de songes funèbres.


Je vais me coucher sur le dos Et me rouler dans vos rideaux, O rafraîchissantes ténèbres!»


LA MORT. 227


CXXXVI

LE RÊVE D'UN CURIEUX.

A F. N.

Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse. Et de toi fais-tu dire : a Oh ! l'homme singulier ! » — J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse, Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;

Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse; Tout mon cœur s'arrachait au monde familier.

J'étais comme l'enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... Enfin la vérité froide se révéla :

J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore M'enveloppait. — Eh quoi! n'est-ce donc que cela? La toile était levée et j'attendais encore.


228


LES FLEURS DU MAL.


CXXXVII


LE VOYAGE.


A Maxime du Camp,


Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, L'univers est égal à son vaste appétit. Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme. Le cœur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rhythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns. Joyeux de fuir une patrie infâme; D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns. Astrologues noyés dans les yeux d'une femme, La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n'être pas changés en bétes, ils s'enivrent D'espace et de lumière et de cieux embrasés ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent. Effacent lentement la marque des baisers.


LA MORT.


229


Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s'écartent. Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues. Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon. De vastes voluptés, changeantes, inconnues. Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !


II


Nous imitons, horreur! la toupie et la boule Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils La Curiosité nous tourmente et nous roule. Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace. Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où! Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse. Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie; Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l'œil ! » Une voix de la hune, ardente et folle, crie : «Amour... gloire... bonheur!» Enfer! c'est un écueil!

Chaque îlot signalé par l'homme de vigie Est un Eldorado promis par le Destin ; L'Imagination qui dresse son orgie Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.


230 LES FLEURS DU MAL.


O le pauvre amoureux des pays chimériques! ,

Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, "

Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques Dont le mirage rend le gouffre plus amer?


Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis; Son œil ensorcelé découvre une Capoue Partout où ia chandelle illumine un taudis.


III


Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile! Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile. Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu?


1


«Nous avons vu des astres Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ; Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres. Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.


LA MORT. 23 I

La gloire du soleil sur la mer violette, La gloire des cités dans le soleil couchant, Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète De plonger dans un ciel au reflet alléchant.


Les plus riches cités, les pkis grands paysages, Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux De ceux que le hasard fait avec les nuages. Et toujours le désir nous rendait soucieux !


— La jouissance ajoute au désir de la force. Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, Cependant que grossit et durcit ton écorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus près !


Grandiras-tu toujours , grand arbre plus vivace Que le cyprès? — Pourtant nous avons, avec soin, Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !


Nous avons salué des idoles à trompe ; Des trônes constellés de joyaux lumineux ; Des palais ouvragés dont la féerique pompe Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;


Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ; Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »


2.-^2


LES FLEURS DU MAL.


V


Et puis, et puis encore?


VI


« O cerveaux enfantins !

Pour ne pas oublier la chose capitale, Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché, Du haut jusques en bas de l'échelle fatale, Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide. Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût; L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ; La fête qu'assaisonne et parfume le sang; Le poison du pouvoir énervant le despote, Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs rehgions semblables à la nôtre, Toutes escaladant le ciel; la Sainteté, Comme en un lit de plume un délicat se vautre. Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L'Humanité bavarde, ivre de son génie,

Et, folle maintenant comme elle était jadis,

Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:

«O mon semblable, ô mon maître, je te maudis!»


LA MORT. 233

Et les moins sots, hardis amants de la Démence, Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, Et se réfugiant dans l'opium immense ! — Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »


VII


Amer savoir, celui qu'on tire du voyage ! Le monde, monotone et petit, aujourd'hui. Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image: Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !

Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste; Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, Le Temps! II est, hélas! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres, A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau. Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d'autres Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, Nous pourrons espérer et crier : En avant ! De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres Avec le cœur joyeux d'un jeune passager. Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres. Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger


^34


LES FLEURS DU MAL.


Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ; Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette après-midi qui n'a jamais de fin ! m

A l'accent familier nous devinons le spectre ; Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. « Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre ! m Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.


I


VIII


O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau. Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!


APPENDICE


PIÈCES OCCASIONNELLES


PIECES OCCASIONNELLES. 237


À THÉODORE DE BANVILLE.

184.2.


Vous avez empoigné les crins Je la Déesse Avec un tel poignet, qu'on vous eût pris, à voir Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir. Pour un Jeune ruffian terrassant sa maîtresse.

L*œil clair et plein du feu de la précocité, Vous avez prélassé votre orgueil d'architecte Dans des constructions dont l'audace correcte Fait voir quelle sera votre maturité.

Poète , notre sang nous fuit par chaque pore ; Est-ce que par hasard la robe du Centaure, Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau.

Etait teinte trois fois dans les baves subtiles De ces vindicatifs et monstrueux reptiles Que îe petit Hercule étranglait au berceau?


238


LES FLEURS DU MAL.


LE CALUMET DE PAIX.


IMITE DE LONGFELLOW.


Or Gitche Manito ^'^ , le Maître de la Vie , Le Puissant, descendit dans la verte prairie, Dans l'immense prairie aux coteaux montueux ; Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière, Dominant tout l'espace et Laigné de lumière, Il se tenait debout, vaste et majestueux.

Alors il convoqua les peuples innombrables,

Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables.

Avec sa main terrible il rompit un morceau

Du rocher, dont il fit une pipe superbe ,

Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe.

Pour s'en faire un tuyau , choisit un long roseau.

Pour la bourrer il prit au saule son écorce ; Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force, Debout, il alluma, comme un divin fanal, La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière. Or pour les nations c'était le grand signal.


'■' Prononcez : Guitcbi Manitou.


PIECES OCCASIONNELLES. 239

Et lentement montait la divine fumée Dans l'air doux du matin, onduleuse, embaumée. Et d'abord ce ne fut qu'un sillon ténébreux ; Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse, Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse, Elle alla se briser au dur plafond des cieux.

Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses, Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses, Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil, Jusqu'à Tuscaloosa, la forêt parfumée. Tous virent le signal et l'immense fumée Montant paisiblement dans le matin vermeil.

Les Prophètes disaient : « Voyez-vous cette bande

De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,

Oscille et se détache en noir sur le soleil ?

C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie,*

Qui dit aux quatre coins de l'immense prairie :

« Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil! »

Par le chemin des eaux, par la route des plaines. Par les quatre côtés d'oii soufflent les haleines Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous. Comprenant le signal du nuage qui bouge. Vinrent docilement à la Carrière Rouge Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.

Les guerriers se tenaient sur la verte prairie, Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie, Bariolés ainsi qu'un feuillage automnal ; Et la haine qui fait combattre tous les êtres, La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres Incendiait encor leurs yeux d'un feu fatal.


24o LES FLEURS DU MAL.

Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire. Or Gitche Manito, le Maître de la Terre, Les considérait tous avec compassion , Comme un père très-bon, ennemi du désordre, Qui voit ses chers petits batailler et se mordre. Tel Gitche Manito pour toute nation.

II étendit sur eux sa puissante main droite Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite. Pour rafraîchir leur fièvre à l'ombre de sa main ; Puis il leur dit avec sa voix majestueuse. Comparable à la voix d'une eau tumultueuse Qui tombe et rend un son monstrueux , surhumain


II


(( O ma postérité, déplorable et chérie ! O mes fils I écoutez la divine raison. C'est Gitche Manito, le Maître de la Vie, Qui vous parle ! celui qui dans votre patrie A mis l'ours, le castor, le renne et le bison.


Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles ; Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin ? Le marais fut par moi peuplé de volatiles ; Pourquoi n'êtes-vous pas contents, fils indociles? Pourquoi l'homme fait-il la chasse à son voisin?

Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres. Vos prières, vos vœux mêmes sont des forfaits Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires Et c'est dans l'union qu'est votre force. En frères Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.


PIECES OCCASIONNELLES. 24 I

Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous. Sa parole fera de la vie une fête ; Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite , Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous !

Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières, Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ; Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres, Plus de sang! Désormais vivez comme des frères, Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix! »


III


Et soudain tous, Jetant leurs armes sur la terre, Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive Un long roseau qu'avec adresse il enjolive. Et l'Esprit souriait à ses pauvres enfants 1

Chacun s'en retourna l'âme calme et ravie,

Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Remonta par la porte entr'ouverte des cieux.

— A travers la vapeur splendide du nuage

Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage.

Immense, parfumé, sublime, radieux!


16


LES EPAVES


AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR.


Ce recueil est composé de morceaux poétiques pour la plupart condamnés ou inédits, auxquels M. Charles Baudelaire n'a pas cru devoir faire place dans l'édition définitive des Fleurs du Mal.

Cela explique son titre.

M. Charles Baudelaire a fait don, sans réserve, de ces poèmes à un ami qui juge à propos de les publier, parce qu'il se flatte de les goûter, et qu'il est à un âge où l'on aime encore à faire partager ses sentiments à des amis auxquels on prête ses vertus.

L'auteur sera avisé de cette publication en même temps que les deux cent soixante lecteurs probables qui figurent à peu près, — pour son éditeur bénévole, — le public littéraire en France, depuis que les bêtes y ont décidément usurpé la parole sur les hommes.


LES ÉPAVES. 247


LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE.


Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève, Comme une explosion nous lançant son bonjour!

— Bienheureux celui-là qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!

Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon. Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite...

— Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite. Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; L'irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,

Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,

Des crapauds imprévus et de froids limaçons (^l

'"' Le mot : Genus irritabile vatum, date de bien des siècles avant les querelles des Classiques, des Romantiques, des Réalistes, des Euphuistes, etc.. Il est évident que par {'irrésistible Nuit M. Charles Baudelaire a voulu caractériser l'état actuel de la littérature, et que les crapauds imprévus et les froids limaçons sont les écrivains qui ne sont pas de son école.

Ce sonnet a été composé en 1862, pour servir d'épilogue à un livre de M. Charles Asselineau, qui n'a pas paru : Mélanges tirés d'une petite bibliothèque ronuiTitiipu ; lequel devait avoir pour prologue un sonnet de M. Théodore de Banville : Le Lever du Soleil romantique,

(Note de l'éditeur.)


PIECES CONDAMNEES

TIRÉES DES FLEURS DU MAL.


II

LESBOSC.

Mère des jeux latins et des voluptés grecques, Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux. Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, Font l'ornement des nuits et des jours glorieux; Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds Et courent, sanglotant et gloussant par saccades. Orageux et secrets, fourmillants et profonds; Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!


'"' Cette pièce et les cinq suivantes ont été condamnées en 1857, par le tri- bunal correctionnel, et ne peuvent pas être reproduites dans le recueil des Fleurs du Mal.

(Note de l'éditeur.)


PIECES CONDAMNEES. 2^^

Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, Où jamais un soupir ne resta sans écho, A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent. Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho î Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté! Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses. Caressent les fruits mûrs de leur nubilité; Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses.

Laisse du vieux Platon se froncer l'œiï austère ; Tu tires ton pardon de l'excès des baisers. Reine du doux empire, aimable et noble terre. Et des raffinements toujours inépuisés. Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.

Tu tires ton pardon de l'éternel martyre, Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux. Qu'attire loin de nous le radieux sourire Entrevu vaguement au bord des autres cieux! Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge Et condamner ton front pâli dans les travaux, Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ? Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?

Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Vierges au cœur sublime, honneur de l'Archipel, Votre religion comme une autre est auguste.


250 LES EPAVES.

Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel !

Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?

Car Lesbos entre tous m*a choisi sur la terre Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs, Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs; Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre.

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr, Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate. Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur; Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne.

Et parmi les sanglots dont le roc retentit

Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,

Le cadavre adoré de Sapho, qui partit

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!

De la mâle Sapho, l'amante et le poëte, Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !

— L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tacheté Le cercle ténébreux tracé par les douleurs

De la mâie Sapho, l'amante et le poëte!

— Plus belle que Vénus se dressant sur le monde Et versant les trésors de sa sérénité

Et le rayonnement de sa jeunesse blonde

Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;

Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !


PIECES CONDAMNEES. 2 5 I

— De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,

Quand, insultant le rite et le culte inventé,

Elle fit son beau corps la pâture suprême

D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété

De celle qui mourut le jour de son blasphème.

Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente Que poussent vers les cieux ses rivages déserts. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!


252 LES EPAVES.


'" i


FEMMES DAMNÉES.


DELPHINE ET HIPPOLYTE.


A la pâle clarté des lampes languissantes,

Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,

Hippolyte rêvait aux caresses puissantes

Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d'un œil troublé par la tempête. De sa naïveté le ciel déjà lointain, Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête \^rs les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes. L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie, Delphine la couvait avec des yeux ardents, Comme un animal fort qui surveille une proie. Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.


PIECES CONDAMNEES. 2 5 3

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, Superbe, elle humait voluptueusement Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle, Comme pour recueillir un doux remercîment.

Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime

Le cantique muet que chante le plaisir.

Et cette gratitude infinie et subhme

Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir.

— «Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses? Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir L'holocauste sacré de tes premières roses

Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?

Mes baisers sont légers comme ces éphémères Qui caressent le soir les grands lacs transparents, Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières Comme des chariots ou des socs déchirants;

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié... Hippolyte, 6 ma sœur! tourne donc ton visage. Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié.

Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles! Pour un de ces regards charmants , baume divin , Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles Et je t'endormirai dans un rêve sans fin ! »

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :

— «Je ne suis point ingrate et ne me repens pas.


i


254 LES ÉPAVES.

Ma Delphine, je soufFre et je suis inquiète, Comme après un nocturne et terrible repas.

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes Et de noirs bataillons de fantômes épars, Qui veulent me conduire en des routes mouvantes Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.

Avons-nous donc commis une action étrange? Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi ; Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon ange ! » Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée! Toi que j'aime à jamais, ma sœur d'élection. Quand même tu serais une embûche dressée Et le commencement de ma perdition ! »

Delphine secouant sa crinière tragique. Et comme trépignant sur le trépied de fer, L'œil fatal, répondit d'une voix despotique : — «Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?

Maudit soit à jamais le rêveur inutile Qui voulut le premier, dans sa stupidité , S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!

Celui qui veut unir dans un accord mystique L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, Ne chauffera jamais son corps paralytique A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour !


PIECES CONDAMNEES. 2 5 5

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ; Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ; Et, pleine de remords et d'Iiorreur, et hvide, Tu me rapporteras tes seins stigmatisés...

On ne peut ici bas contenter qu'un seul maître ! » Mais Tenfant, épanchant une immense douleur, Cria soudain : — « Je sens s'élargir dans mon être Un abîme béant; cet abîme est mon cœur!

Brûlant comme un volcan, profond comme le vide !

Rien ne rassasiera ce monstre gémissant

Et ne rafraîchira la soif de fEuménide

Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,

Et que la lassitude amène le repos !

Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde.

Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! »

— Descendez, descendez, lamentables victimes. Descendez le chemin de l'enfer éternel ! Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes, Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-méle avec un bruit d'orage. Ombres folles, courez au but de vos désirs; Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage. Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes ; Par les fentes des murs des miasmes fiévreux


256 LES ÉPAVES.

Filtrent en s'enflammant ainsi que des lanternes Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L'âpre stérilité de votre jouissance

Altère votre soif et roidit votre peau,

Et le vent furibond de la concupiscence ■

Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées, A travers les déserts courez comme les loups; Faites votre destin, âmes désordonnées. Et fuyez l'infini que vous portez en vous !


PIÈCES CONDAMNÉES. 257


IV


LE LETHE.


Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;

Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le doux relent de mon amour défunt.

Je veux dormir! dormir plutôt que vivre! Dans un sommeil aussi doux que la mort, J'étalerai mes baisers sans remord Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Pour engloutir mes sanglots apaisés • Rien ne me vaut l'abîme de ta couche ; L'oubli puissant habite sur ta bouche. Et le Léthé coule dans tes baisers.

A mon destin , désormais mon délice, J'obéirai comme un prédestiné ;

•7


258


LES EPAVES.


Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice.


Je sucerai, pour noyer ma rancœur,

Le népenthès et la bonne ciguë

Aux bouts charmants de cette gorge aiguë

Qui n'a jamais emprisonné de cœur.


PIÈCES CONDAMNÉES. 259


V


À CELLE QUI EST TROP GAIE.


Ta tête, ton geste, ton air

Sont beaux comme un beau paysage ;

Le rire joue en ton visage

Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles Est ébloui par la santé Qui jaillit comme une clarté De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs Dont tu parsèmes tes toilettes Jettent dans l'esprit des poëtes L'image d'un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l'emblème

De ton esprit bariolé ;

Folle dont je suis affolé,

Je te hais autant que je t'aime !

Quelquefois dans un beau jardin Où je traînais mon atonie,


2 00 LES ÉPAIES.

J*ai senti, comme une ironie, Le soleil déchirer mon sein ;

Et le printemps et la verdure Ont tant humilié mon cœur, Que j'ai puni sur une fleur L'insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit, Quand l'heure des voluptés sonne. Vers les trésors de ta personne, Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse. Pour meurtrir ton sein pardonné, Et faire à ton flanc étonné Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur! A travers ces lèvres nouvelles, Plus éclatantes et plus beHes, T'infuser mon venin, ma sœur^^^!


'■' Les juges ont cru découvrir un sens à la fois sanguinaire et obscène dans les deux dernières stances. La gravité du recueil excluait de pareilles plaisanteries. Mais venin signifiant spleen ou mélancolie, était une idée trop simple pour des criminalistes.

Que leur interprétation syphilitique leur reste sur la conscience !

(Note de l'éditeur.)


PIÈCES CONDAMNÉES. 26 I


VI LES BIJOUX.


La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur, Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur. Ce monde rayonnant de métal et de pierre Me ravit en extase, et j'aime à la fureur Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer, Et du haut du divan elle souriait d'aise A mon amour profond et doux comme la mer, Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté. D'un air vague et rêveur elle essayait des poses, Et la candeur unie à la lubricité Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,


2^2 LES ÉPAVES.

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ; Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal, Pour troubler le repos où mon âme était mise, Et pour la déranger du rocher de cristal Où, calme et solitaire, elle s'était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,

Tant sa taille faisait ressortir son bassin.

Sur ce teint fauve et brun , le fard était superbe !

— Et la lampe s'étant résignée à mourir, Comme le foyer seul illuminait la chambre. Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, II inondait de sang cette peau couleur d'ambre !


PIÈCES CONDAMNÉES. 2.63


VII LES MÉTAMOPxPHOSES DU VAMPIRE.


La femme cependant, de sa Louche de fraise,

En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,

Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse,

Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :

— «Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science

De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants.

Et fais rire les vieux du rire des enfants.

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !

Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés.

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés,

Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste.

Timide et libertine, et fragile et robuste.

Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi.

Les anges impuissants se damneraient pour moi î »

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle. Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus Je fermai les^deux yeux, dans ma froide épouvante. Et quand je les rouvris à la clarté vivante.


264


LES EPAVES.


A mes cotés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.


GALANTERIES.


VIII LE JET D'EAU.


Tes beaux yeux sont las, pauvre amante

Reste longtemps, sans les rouvrir,

Dans cette pose nonchalante

Où t'a surprise le plaisir.

Dans la cour le jet d'eau qui jase

Et ne se tait ni nuit ni jour,

Entretient doucement l'extase

Où ce soir m'a plongé l'amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs. Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs. Tombe comme une pluie

De larges pleurs.


2.66 LES ÉPAVES.

Ainsi ton âme qu'incendie L'éclair brûlant des voluptés S'élance, rapide et hardie, Vers les vastes cieux enchantés. Puis, elle s'épanche, mourante. En un flot de triste langueur, Qui par une invisible pente Descend jusqu'au fond de mon cœur.

La gerbe épanouie

En mille fleurs. Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs. Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

O toi, que la nuit rend si befle,

Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,

D'écouter la plainte éternelle

Qui sanglote dans les bassins !

Lune, eau sonore, nuit bénie,

Arbres qui frissonnez autour.

Votre pure mélancolie

Est le miroir de mon amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs. Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs, Tombe comme une pluie

De larges pleurs.


GALAJNTERIES. 267


IX

LES YEUX DE BERTHE.


Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres, Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit! Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres !

Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés, Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques Où, derrière l'amas des ombres léthargiques, Scintillent vaguement des trésors ignorés !

Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes. Comme toi. Nuit immense, éclairés comme toi! Leurs feux sont ces pensers d'Amour, mêlés de Foi, Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.


268 LES ÉPAVES.


X

HYMNE.


A la très-chère, à la très-belle Qui remplit mon cœur de clarté, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en l'immortalité!

Elle se répand dans ma vie Comme un air imprégné de sel, Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l'éternel.

Sachet toujours frais qui parfume L'atmosphère d'un cher réduit, Encensoir oubhé qui fume En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible, T'exprimer avec vérité? Grain de musc qui gis, invisible. Au fond de mon éternité !

A la très-bonne, à la très-belle Qui fait ma joie et ma santé, A l'ange, à fidole immortelle Salut en l'immortalité !


GALANTERIES. 269


XI LES PROMESSES D'UN VISAGE.


J'aime, 6 pâle beauté, tes sourcils surbaissés,

D'où semblent couler des ténèbres; Tes yeux, quoique très-noirs, m'inspirent des pensers

Qui ne sont pas du tout funèbres.

Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux,

Avec ta crinière élastique. Tes yeux, languissamment, me disent : «Si tu veux.

Amant de la muse plastique,

Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité.

Et tous les goûts que tu professes. Tu pourras constater notre véracité

Depuis le nombril jusqu'aux fesses ;

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds.

Deux larges médailles de bronze, Et sous un ventre uni, doux comme du velours,

Bistré comme la peau d'un bonze.

Une riche toison qui, vraiment, est la sœur

De cette énorme chevelure. Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur,

Nuit sans étoiles. Nuit obscure!»


270 LES EPAVES.


XII

LE MONSTRE

ou

LE PARANYMPHE D'UNE NYMPHE MACABRE.


I


Tu n'es certes pas, ma très-chère, Ce que Veuillot nomme un tendron. Le jeu, l'amour, la bonne chère, Bouillonnent en toi, vieux chaudron ! Tu n'es plus fraîche, ma très-chère,

Ma vieille infante ! Et cependant Tes caravanes insensées T'ont donné ce lustre abondant Des choses qui sont très-usées. Mais qui séduisent cependant.

Je ne trouve pas monotone La verdeur de tes quarante ans ; Je préfère tes fruits. Automne, Aux fleurs banales du Printemps ! Non, tu n'es jamais monotone!


GALANTERIES. 2/1

Ta carcasse a des agréments Et des grâces particulières ; Je trouve d'étranges piments Dans le creux de tes deux salières ; Ta carcasse a des agréments !

Nargue des amants ridicules Du melon et du giraumont! Je préfère tes clavicules A celles du roi Salomon ^^\ Et je plains ces gens ridicules !

Tes cheveux, comme un casque Lieu, Ombragent ton front de guerrière, Qui ne pense et rougit que peu, Et puis se sauvent par derrière, Comme les crins d'un casque bleu.

Tes yeux qui semblent de la boue, Où scintille quelque fanal, Ravivés au fard de ta joue. Lancent un éclair infernal ! Tes yeux sont noirs comme la boue !

Par sa luxure et son dédain

Ta lèvre amère nous provoque;

Cette lèvre, c'est un Eden

Qui nous attire et qui nous choque.

Quelle luxure ! et quel dédain !


f* VoWà. un calembour salé I Nous ne cabalerons pas contre.

(Note de l'éditeur.)


272 LES EPAVES.

Ta jambe musculeuse et sèche Sait gravir au haut des volcans, Et malgré la neige et la dèche Danser les plus fougueux cancans ^^^ Ta jambe est musculeuse et sèche;

Ta peau brûlante et sans douceur, Comme celle des vieux gendarmes, Ne connaît pas plus la sueur Que ton œil ne connaît les larmes. (Et pourtant elle a sa douceur!)


II


Sotte, tu t'en vas droit au Diable !

Volontiers j'irais avec toi.

Si cette vitesse effroyable

Ne me causait pas quelque émoi.

Va-t'en donc, toute seule, au Diable!

Mon rein, mon poumon, mon jarret Ne me laissent plus rendre hommage A ce Seigneur, comme il faudrait. «Hélas! c'est vraiment bien dommage!» Disent mon rein et mon jarret.


^ Sans doute une allusion à quelque particularité des caravanes de cette dame.

M. Prévost-Paradol l'eût avertie qu'elle dansait le cancan sur un volcan.

(Note de l'éditeur.)


GALANTERIES. 273

Oh I très-sincèrement je souffre De ne pas aller aux sabbats, Pour voir, quand il pète du soufre. Comment tu lui baises son cas ^^^ ! Oh ! très-sincèrement je souffre !

Je suis diablement affligé De ne pas être ta torchère, Et de te demander congé, Flambeau d'enfer! Juge, ma chère, Combien je dois être affligé,

Puisque depuis longtemps je t'aime, Etant très-logique! En effet, Voulant du Mal chercher la crème Et n'aimer qu'un monstre parfait. Vraiment oui ! vieux monstre, je t'aime !

'•' A la Messe noire. Comme ces poëtes sont superstitieux !

(Note de l'éditeur.)


274 LES ÉPAVES.


XIII FRANCISCO ME^ LAUDES.

VERS COMPOSÉS POUR UNE MODISTE ÉRUDITE ET DEVOTE ^^\


Novis te cantabo chordis, O novelletum quod ludis In solitudine cordis.

Esto sertis implicata,

O fœmina delicata

Per quam solvuntur peccata !

Sicut beneficum Lethe, Hauriam oscula de te, Quae imbuta es magnete.

'•' Le sous-titre de cette pièce, supprimé dans la seconde édition des Fleurs DU Mal, se trouve dans la première avec la drôle de note suivante : «Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi , que la langue de la dernière déca- dence latine — suprême soupir d'une personne robuste, déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle, — est singulièrement propre à exprimer la passion, telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne? La mysti- cité est l'autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poètes brutaux et purement épidermiques, n'ont connu que le pôle sensualité. Dans cette mer- veilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négli- gences forcées d'une passion qui s'oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du bar- bare du nord, agenouillé devant la beauté romame. Le calembour lui-mcmc, quand il traverse ces pédantesques bégaiements, ne joue-t-il pas la grâce sau- vage et baroque de l'enfance?» C. B.


GALANTERIES. 275

Quum vitiorum tempestas Turbabat omnes semitas, Apparuisti, Deitas,

Velut Stella salutaris

In naufragiis amaris...

— Suspendam cor tuis aris !

Piscina plena virtutis, Fons œternse juventutis, Labris vocem redde mutis!

Quod erat spurcum, cremasti; Quod rudius, exaequasti; Quod débile, confirmasti !

In famé mea taberna, In nocte mea lucerna, Recte me semper guberna.

Adde nunc vires viribus, Dulce balneum suavibus Unguentatum odoribus !

Meos circa lumbos mica, O castitatis lorica, Aqua tincta seraphica;

Patera gemmis corusca, Panis saisus, mollis esca, Divinum vinum , Francisca !


8.


ÉPIGRAPHES.


XIV

VERS POUR LE PORTRAIT DE M. HONORÉ DAUMIER^^l


Celui dont nous t'offrons l'image, Et dont l'art, subtil entre tous. Nous enseigne à rire de nous. Celui-là, lecteur, est un sage.

C'est un satirique, un moqueur; Mais l'énergie avec laquelle II peint le Mal et sa séquelle. Prouve la beauté de son cœur.


Ces stances ont été faites pour un portrait de M. Daumier, gravé d'après le remarquable médaillon de M. Pascal, et reproduit dans le second volume de V Histoire de la Caricature de M. Champfleury, où cet écrivain a rendu justice au caricaturiste avec cette raison passionnée qui lui est habituelle.

(Note de l'éditeur.)


EPIGRAPHES. 277

Son rire n'est pas la grimace De Melmoth ou de Méphisto Sous la torche de TAIecto Qui les brûle, mais qui nous glace.

Leur rire, hélas I de la gaîté N'est que la douloureuse charge; Le sien rayonne, franc et large Comme un signe de sa bonté !


278 LES ÉPAVES.


XV LOLA DE VALENCE (1^


Entre tant de beautés que partout on peut voir, Je comprends bien, amis, que le désir balance; Mais on voit scintiller en Lola de Valence Le charme inattendu d'un bijou rose et noir.


Ces vers ont été composés pour servir d'inscription à un merveilleux portrait de mademoiselle Lola, ballerine espagnole, par M. Edouard Manet, qui, comme tous les tableaux du même pemtre, a fait esclandre. — La muse de M. CKarles Baudelaire est si généralement suspecte, qu'il s'est trouvé des critiques d'estaminet pour dénicher un sens obscène dans le bijou rose et noir. Nous croyons, nous, que le poëte a voulu simplement dire qu'une beauté, d'un caractère à la fois ténébreux et folâtre, faisait rêver à l'association du rose et du noir.

(Note de l'éditeur.)


EPIGRAPHES. 279


XVI

SUR LE TASSE EN PRISON


D'EUGENE DELACROIX.


Le poëte au cachot, débraillé, maladif, Roulant un manuscrit sous son pied convulsif. Mesure d'un regard que la terreur enflamme L'escalier de vertige où s'abîme son âme.

Les rires enivrants dont s'emplit la prison Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison; Le Doute l'environne, et la Peur ridicule, Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

Ce génie enfermé dans un taudis malsain.

Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim

Tourl^illonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille, Voilà bien ton emblème. Âme aux songes obscurs, Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !


[84.2.


PIECES DIVERSES.


XVII


LA VOIX.


Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,

Babel sombre, où roman, science, fabliau.

Tout, la cendre latine et la poussière grecque.

Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.

Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme.

Disait : «La Terre est un gâteau plein de douceur;

Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)

Te faire un appétit d'une égale grosseur.»

Et l'autre : «Viens! oh! viens voyager dans les rêves,

Au delà du possible, au delà du connu!»

Et celle-là chantait comme le vent des grèves,

Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,


4


PIÈCES DIVERSES. 28 I

Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.

Je te répondis : «Oui! douce voix!» C'est d'alors

Que date ce qu'on peut, hélas ! nommer ma plaie

Et ma fatalité. Derrière les décors

De l'existence immense, au plus noir de l'abîme.

Je vois distinctement des mondes singuliers.

Et, de ma clairvoyance extatique victime.

Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,

J'aime si tendrement le désert et la mer;

Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,

Et trouve un goût suave au vin le plus amer;

Que je prends très-souvent les faits pour des mensonges.

Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.

Mais la Voix me console et dit : «Garde tes songes :

Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous!»


282 LES ÉPAVES.


XVIII L'IMPRÉVU ^1).


Harpagon, qui veillait son père agonisant, Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches : «Nous avons au grenier un nombre suffisant. Ce me semble, de vieilles planches?»

Célimène roucoule et dit : «Mon cœur est bon, Et naturellement. Dieu m'a faite très-belle.» — Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon , Recuit à la flamme éternelle !

Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau. Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres : «Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau, Ge Redresseur que tu célèbres?»

Mieux que tous, je connais certain voluptueux Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure. Repétant, l'impuissant et le fat : «Oui, je veux Etre vertueux, dans une heure!»


f Ici l'auteur des Fleurs bu Mal se tourne vers la Vie éternelle.

Ça devait finir comme ça.

Observons que, comme tous les nouveaux convertis, il se montre trcs-rigou-

reux et trcs-fanatique.

{l^otc de l'éditeur.)


PIÈCES DIVERSES. 283

L'horloge, à son tour, dit à voix basse : «Il est mûr, Le damné ! J'avertis en vain la chair infecte. L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur Qu'habite et que ronge un insecte ! »

Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié, Et qui leur dit, railleur et fier : «Dans mon ciboire, Vous avez, que je crois, assez communié, A la joyeuse Messe noire?

Chacun de vous m'a fait un temple dans son cœur; Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde ^^L' Reconnaissez Satan à son rire vainqueur. Enorme et laid comme le monde !

Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris. Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche, Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix, D'aller au Ciel et d'être riche?

II faut que le gibier paye le vieux chasseur Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie. Je vais vous emporter à travers l'épaisseur. Compagnons de ma triste joie,

A travers l'épaisseur de fa terre et du roc, A travers les amas confus de votre cendre. Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc, Et qui n'est pas de pierre tendre;

'•' Voir à propos de la messe et de la fesse, la Sorcière, de Michelet, la Mono- graphie du Diable, de Charles Louandre, le Rituel de la haute magie, d'EIiphas Lévi, et, en général, tous les auteurs traitant de la sorcellerie, de la démo- nologie et du rit diabolique.

(Note de l'éditeur.)


2 84 LES ÉPAVES.

Car il est fait avec l'universel Péché, Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!» — Cependant, tout en haut de l'univers juché. Un Ange sonne la victoire

De ceux dont le cœur dit : « Que béni soit ton fouet. Seigneur! que la douleur, 6 Père, soit bénie! Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet. Et ta prudence est infinie. »

Le son de la trompette est si délicieux. Dans ces soirs solennels de célestes vendanges, Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux Dont elle chante les louanges.


PIÈCES DIVERSES. 285


XIX


LA RANÇON,


L'homme a, pour payer sa rançon, Deux champs au tuf profond et riche, Qu'il faut qu'il remue et défriche Avec le fer de la raison;

Pour obtenir la moindre rose, Pour extorquer quelques épis, Des pleurs salés de son front gris Sans cesse il faut qu'il les arrose.

L'un est l'Art, et l'autre l'Amour. — Pour rendre le juge propice. Lorsque de la stricte justice Paraîtra le terrible jour,

II faudra lui montrer des granges Pleines de moissons, et des fleurs Dont les formes et les couleurs Gagnent le suffrage des Anges.


286 LES ÉPAVES.


j


i

XX


À UNE MALABARAISE.


Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche

Est large à faire envie à la plus belle blanche;

A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;

Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.

Aux pays chauds et bleus où ton dieu t'a fait naître,

Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître.

De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs.

De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,

Et, dès que le matin fait chanter les platanes,

D'acheter au bazar ananas et bananes.

Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,

Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;

Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,

Tu poses doucement ton corps sur une natte.

Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,

Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.

Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, Ce pays trop peuplé que fauche la souff^rance. Et, confiant ta vie aux bras forts des marins. Faire de grands adieux à tes chers tamarins?


PIÈCES DIVERSES. 287

Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, II te fallait glaner ton souper dans nos fanges Et vendre le parfum de tes charmes étranges, L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards, Des cocotiers absents les fantômes épars!

1840.


{


BOUFFONNERIES.


à


XXI


SUR LES DÉBUTS D'AMINA BOSCHETTI


AU THEATRE DE LA MONNAIE, A BRUXELLES.


Amina bondit, — fuit, — puis voltige et sourit; Le Welche dit : «Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit; Je ne connais, en fait de nymphes bocagères, Que celles de Montagne-aux-Herhes-Potageres,))


Du bout de son pied fin et de son œil qui rit, Amina verse à flots le délire et l'esprit;» Le Welche dit : «Fuyez, délices mensongères! Mon épouse n'a pas ces allures légères, w


BOUFFONNERIES. 289

Vous Ignorez, sylphide au jarret triomphant, Qui voulez enseigner la walse à l'éléphant, Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne,

Que sur la grâce en feu le Welche dit : « Haro ! » Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne. Le monstre répondrait : « J'aime mieux le faro ! »

1864.


«9


290 LES EPAVES.


XXII

A M. EUGÈNE FROMENTIN À PROPOS D'UN IMPORTUN

QUI SE DISAIT SON AMI.


II me dit qu'il était très-riche, Mais qu'il craignait le choléra;

— Que de son or il était chiche, Mais qu'il goûtait fort l'Opéra;

— Qu'il raffolait de la nature. Ayant connu monsieur Corot;

— Qu'il n'avait pas encor voiture. Mais que cela viendrait bientôt;

— Qu'il aimait le marbre et la brique, Les bois noirs et les bois dorés;

— Qu'il possédait dans sa fabrique Trois contre-maîtres décorés;

— Qu'il avait, sans compter le reste. Vingt mille actions sur le Nord;

— Qu'il avait trouvé, pour un zeste. Des encadrements d'Oppenord;


BOUFFONNERIES. 2Ç I

— Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches!) Dans le bric-à-brac jusqu'au cou,

Et qu'au Marché des Patriarches II avait fait plus d'un bon coup;

— Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme, Ni sa mère; — mais qu'il croyait

A l'immortalité de l'âme, Et qu'il avait lu Niboyet(^)!

— Qu'il penchait pour l'amour physique, Et qu'à Rome, séjour d'ennui,

Une femme, d'ailleurs phtisique, Etait morte d'amour pour lui.

Pendant trois heures et demie. Ce bavard, venu de Tournai, M'a dégoisé toute sa vie; J'en ai le cerveau consterné.

S'il fallait décrire ma peine.

Ce serait à n'en plus finir;

Je me disais, domptant ma haine :

«Au moins, si je pouvais dormir!»

Comme un qui n'est pas à son aise. Et qui n'ose pas s'en aller. Je frottais de mon cul ma chaise. Rêvant de le faire empaler.

'•' Nous ne savons ce que vient faire ici M. Niboyet; mais M. Baudelaire n'étant pas un esclave de la rime, nous devons supposer que Vimportun s'est vanté d'avoir lu les œuvres de_M. Niboj^et, comme ajant tous les courages.

(Note de l'éditeur.) 19.


ip2 LES EPAVES.


Ce monstre se nomme Bastogne; Il fuyait devant le fléau. Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne, Ou j'irai me jeter à l'eau,

Si dans ce Paris, qu'il redoute, Quand chacun sera retourné. Je trouve encore sur ma route Ce fléau, natif de Tournai!

Bruxelles, 1865.


BOUFFONNERIES. 2p3


XXIII


UN CABARET FOLATRE


SUR LA ROUTE DE BRUXELLES A UCCLE.


Vous qui raffolez des squelettes Et des emblèmes détestés, Pour épicer les voluptés, (Fût-ce de simples omelettes!)

Vieux Pharaon , 6 Monselet (^^ ! Devant cette enseigne imprévue. J'ai rêvé de vous : A la vue Du Cimetière f Estaminet!


'•' La malice est cousue de fil blanc; tout le monde sait que M. Monselet fait profession d'aimer à la rage le rose et le gai. — Un jour M. Monselet repro- chait à M. Baudelaire d'avoir écrit ce vers abominable, à propos d'un pendu dont les oiseaux ont crevé le ventre :

Ses intestins pesants lui coulaient sur les cuisses.

«Mais, dit le poëte impatienté, je ne pouvais pas faire autrement. Le sujet voulait cela. Qu'auriez-vous préféré à cette image? — Une rose!», repondit M. Monselet.

Cependant il ne faudrait pas croire que l'indispensable mélancolie ne perce


2^4


LES EPAVES.


pas de temps en temps sous ce vernis anacréontique. Nous avons vu récemment une petite composition de lui, où, se reprochant d'avoir rebuté une pauvresse, le poëte se met à sa recherche, et ne se couche que tout triste de ne l'avoir pu retrouver. Cette pièce est d'un homme vraiment sensible, même à jeun.

Regrettons que M. Monselet ne cède pas plus souvent à son tempérament lyrique, qu'une gaieté, tant soit peu artificielle, a trop souvent contrarié.

(Note de l'éditeur.)


FIN


DES FLEURS DU MAL


ET DES EPAVES,


NOTES

ET ÉCLAIRCISSEMENTS


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPAVES.


Dans ses Souvenirs et Portraits de jeunesse, Champfleury déclare :

Baudelaire sentit de bonne heure combien peu d'esprits compren- draient « le parfait comédien » qui a analysé si subtilement les acres parfums des Fleurs du Mal ; c'est pourquoi il resta près de quinze ans sans publier les poésies, dont la sensation fut grande.

Arsène Houssaye, dans le même sens, a raconté {he Gaulois, 5 octobre 1892) qu'à ses débuts, le poète empruntait volontiers le masque et la signature d'un ami , tant grande était sa méfiance du goût public. Un autre contemporain, Ernest Prarond (voir E.-J. Crépet, Charles Baudelaire, Messein), cite comme parfaitement finies, avant la fin de 1843, une quinzaine de pièces qui devaient prendre place dans l'édition de 1857. Asselincau, de son côté, relate, dans son étude biographique, qu'en 1850, son ami lui montra «le manuscrit de ses poésies magnifiquement copié par un calligraphe, et qui formait deux volumes in-^" cartonnés et dorés. C'est le manuscrit, ajoute-t-il, qui a servi pour l'impression des Fleurs DU Mal.» Et l'existence de ce manuscrit est confirmée, à cette même date, par une lettre de l'auteur à Ancelle. Enfin, en août 1851 , nous voyons Baudelaire (^Lettres inédites à sa mère, Conard, 1918), parler de son œuvre comme d'une chose déjà ancienne et dont la publication a été fâcheusement retardée : « Mon livre de poésies ! |e sais qu'il y a quelques années , il aurait suffi à la réputa- tion d'un homme. Il eût fait un tapage de tous les diables. Mais aujourd'hui les conditions, les circonstances, tout est changé...»


2^8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Ces témoignages sont concluants : les Fleurs DU MAL de 18^7, pour leur pluralité, ont été écrites entre 184.0 et 1850. Nous croyons même qu'on peut rapporter à cette période tout au moins la conception de quelques-unes des pièces qui sont entrées dans la 2' édition (1861) et dans l'édition posthume (1868). Arrivés à l'âge oij un art plus savant supplée l'imagination ralentie, il est rare que les poètes ne puisent pas au fonds de leur jeunesse pour y retrouver des germes que l'obscur travail du temps a fécondés. Ce fut certainement le cas pour Baudelaire : pour ne citer que deux exemples, L Albatros (2" éd.) et Bien loin d'ici (3' éd.) lui ont été certainement inspirés par les incidents de son voyage aux Indes, qui date de 184,1.

Mais, si l'on peut dire que, vers 1850, Baudelaire avait, en somme, réalisé la plus grande part de son œuvre poétique, il faut s'empresser d'ajouter que, pendant les quelque quinze ans qui lui restaient à vivre, il en devait constamment reviser le texte pour l'amener à cet état de perfection où nous ie voyons aujourd'hui. Le poète était extrêmement sévère envers lui-même, et il le fut dès ses premiers essais :

Deux ou trois fois, chez le frère de l'auteur qui nous occupe, ra- conte A. Chennevière dans V Abeille de Fontainebleau (22 oct. 1869), j'avais aperçu un grand jeune homme, à l'œil distrait, indifférent, re- cherchant la solitude. A cette époque, déjà, Ch. Baudelaire couvrait des pages entières de vers élégants et faciles , sur le premier sujet qui lui passait par la tête. De ces premières productions , rien n'a été re- cueilli , je crois ; et un honneur infini de Ch. Baudelaire aura été de rejeter promptement et loin de lui, les fruits d'une facilité contre laquelle il a réagi avec une grande puissance.

Sa sévérité d'ailleurs ne se limitait pas seulement à la forme, mais s'étendait aux sujets traités. «Bien des juvenilia , très goûtées au Grenier [de Louis Ménard] n'ont pas trouvé place dans l'il- lustre recueil de 1857», écrit Charles C[ousin] dans la bio-biblio- graphie anonyme parue chez Pincebourde ^'^ Et il conte de


(>)


Chaules Baudelaire t Souvenirs, Correspondances, Bibliographie, 187J.


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPA VES. 299

souvenir, à l'appui, et avec regret, l'argument d'un certain poème, étonnant de rythme et de couleur, affirme- 1- il, où l'auteur, à grand orchestre, célébrait la douleur d'un amant qui assiste, im- puissant, au viol de sa maîtresse livrée aux assauts d'un corps d'armée . . .

On n'imagine guère cette charge truculente dans le cadre des Fleurs du Mal. Mais il est probable que d'autres pièces, parmi ces juvenilia, y étaient mieux adaptées. Au reste, il serait superflu d'insister ici sur la rigueur que le poète apportait dans son choix : la suite de cette Histoire en apportera la plus explicite démon- stration.

Le livre changea plusieurs fois de titre.

Il avait été questiond'abord qu'une partie en parût dans Vers, recueil dû à la collaboration de quelques amis de jeunesse : G. Leva- vasseur, E. Prarond, A. Argonne (Auguste Dozon), et qu'Her- man frères publièrent en 1843.

« C'était l'ébauche de quelques pièces insérées dans les FleurS DU Mal (^Spleen et Idéal"), a témoigné Levavasseur. Sans faire la grimace, je fis mes observations. Je voulus même, imprudent et indiscret ami, corriger le poète. Baudelaire ne dit rien, ne se fâcha point, et retira sa part de collaborateur. II fit bien. Son étoffe était d'une autre trame que notre calicot, et nous parûmes seuls. » (E.-J. Crépet, op. cit.)

En 1846, les futures Fu5:£/i?^/)£/MylL reçurent pour la première fois un titre en propre : Les Lesbiennes. On trouve ce titre annoncé sur les couvertures du Salon de 18^6 (voir Curiosités esthétiques ) et des Stalactites de Banville ( 2° éd. ) , ces deux ouvrages publiés chez Michel Lévy; on le retrouve l'année sui- vante répété sur les deuxièmes plats de Chien-Caillou et de Pauvre Trompette de Champfleury, parus «à la librairie pittoresque de Martinon». Seul, le nom de l'auteur varie: Baudelaire-Dufays,* Baudelaire-Dufays, Pierre de Fayis, enfin Charles Dufays. (Dans l'Etude biographique, on a vu que la mère du poète était née Archimbaut-Dufays. )

S'agit-il alors seulement de quelques-unes des pièces dont l'en-


300 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

semble formera le livre de 1857? On pourrait l'admettre, à ne tenir compte que de la couleur du titre, très voyant et qui ne convient parfaitement qu'à Leshos et aux Femmes damnées, poésies dont la première ne paraîtra d'ailleurs qu'en i8_50, la seconde qu'en 1857. Cependant la couverture de Cbien- Caillou annonce un volume gr. in-4**, et l'on sait l'horreur de Baudelaire pour les plaquettes. Reste cette hypothèse : le premier titre choisi au- rait correspondu à des poésies qui ne nous seraient point parve- nues ? Elle nous paraît peu vraisemblable. Baudelaire fut célèbre très jeune. Si l'on n'avait encore imprimé de lui que trois pièces : A une Créole en 1845 , L'Impénitent (Don Juan aux Enfers) et A une Indienne (A une Malabaraise) en 1846, par contre c'était son habi- tude d'éprouver la valeur et l'effet de ses poésies en les récitant à ses amis. La plupart d'entre elles furent déclamées dans les brasse- ries du quartier latin ; ses familiers les savaient par cœur. Très certainement, dès cette époque, il ne dépendait plus de lui d'anéantir une part importante de son œuvre.

Sur la fin de 1848, le titre des LESBIENNES avait vécu avant d'avoir jamais servi. On lit dans VEcbo des Marchands de vin (n'2, novembre ) , en tête des annonces :

CHARLES BAUDELAIRE Michel Lévy, éditeur, rue Neuve- Vivienne

LES LIMBES

POÉSIES PAR CHARLES BAUDELAIRE

Ce livre paraîtra à Paris et à Leipsig le 2^ février i8^p.

La promesse ne fut point tenue. 1848 avait orienté le poète vers la politique. 1849 allait lui apporter l'une des tribulations les plus mystérieuses de sa vie, — son exil à Dijon. Mais en 1850, nous le voyons reprendre ses publications poétiques et pendant trois ans il va rester fidèle au second titre choisi.

Le Magasin des Familles de juin 1850 donne deux pièces de lui accompagnées d'une note spécifiant qu'elles sont extraites des Limbes, «livre... qui paraîtra très prochainement et qui est des- tiné à reproduire les agitations et les mélancolies de la jeunesse


I


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPA VES. 3 O I

moderne». Une note similaire figure sous onze autres que publie, en avril 1851 , le Messager de l'Assemblée et, un peu plus tard, deux «paquets de poésies», sont encore adressés, toujours sous le même titre collectif, à la Revue de Paris. Nous ne connaissons pas l'exacte composition du premier; mais une récente publication de M. Van Bever : Douze Poèmes de Charles Baudelaire , publiés en fac- similé sur les manuscrits originaux (G. Grès, 1917), nous a révélé celle du second. Si l'on réunit ces divers éléments, on obtient la liste suivante :

PIÈCES PARUES OU À PARAITRE, EN 1852, SOUS LE TITRE :

LES LIMBES.

L'Ame du Vin (alors Le Vin des Honnêtes gen») ; A une mendiante rousse (La robe trouée de la ...); Bohémiens en voyage (La Caravane des Bohémiens); Le Châtiment de l'Orgueil; Les Chats ; La Cloche fêlée (Le Spleen); Le Crépuscule du Matin; Le Crépuscule du Soir; De profundis clamavi. . . (La Béatrix); La Fontaine de sang; Le Guignon (L'Artiste inconnu); Les Hiboux; L'Idéal ; Le Mauvais Moine; Les Métamorphoses du Vampire (L'Outre de la Volupté); La Mort des Amants; La Mort des Artistes; La Mort [rf« Pauvres^; Le Mort joyeux (Le Spleen); La Rançon (Epaves); Le Reniement de saint Pierre; Le Spleen (Pluviôse irrité...); Le Tonneau de la Haine; Le Vin de l'Assassin; Le Vin des Chiffonniers ; Un Voyage à Cytbère.

Soit 26 pièces auxquelles il convient d'ajouter d'abord L'Homme ^libre'^ et la Mer, paru sans mdication d'origine, pour la raison que nous dirons bientôt, dans la Revue de Paris d'octobre 1852, mais qui très vraisemblablement faisait partie du premier «paquet» adressé à ce périodique ; puis les autres pièces qui composaient ce premier paquet, huit ou dix unités sans doute, à en conjecturer l'importance d'après celle du second; enfin les trois poésies parues du temps que le livre s'appelait LeS Lesbiennes : — au total une quarantaine.

«J'aime les titres mystérieux et les titres pétards», écrira Bau- delaire un peu plus tard, à propos d'un autre ouvrage. Gelui des Limbes, bien qu'un peu exsangue, même si on lui attribue ici sa valeur dantesque, lui plaisait probablement et pour l'atmosphère


302 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

religieuse qu'il évoque, et pour ce qu'il renferme d'énigmatique. L'auteur d'un petit livre, La Presse de 18^8 f avait pu se tromper sur sa signification :

Aujourd'hui, y lit-on, nous voyons annoncé dans VEcbo des Mar- chands de vin : Les LiaiBES, poésies. Ce sont sans doute des vers socialistes et par conséquent de mauvais vers. Encore un devenu dis- ciple de Proudhon par trop ou. trop peu d'ignorance. (A. de la Fizelière etDecaux, Charles Baudelaire.)

Ce titre oflFrait de plus sur Les Lesbiennes l'avantage d'une extensibilité presque sans limite. Mais un contre-temps allait surgir, que nous croyons être le premier à signaler : en mai 18^2, la Bibliographie de la France annonçait :

Les Limbes, poésies intimes de Georges Durand, recueillies et publiées par son ami Th. Véron, in-8°.

Nous avons eu la curiosité de feuilleter ce recueil. Faut-il dire que Baudelaire n'avait point à redouter la comparaison ? Ce Th. Véron n'apportait rien de neuf dans le fond ni dans la forme ; par contre il avait répandu dans tout son ouvrage cette sensibilité geignarde, si commune à l'époque, qui rebute aujourd'hui le lec- teur, même quand c'est Joseph Delorme, avec tout son talent, qui la confesse. En outre il témoignait, en des vers déplorables, d'admirations fâcheusement placées. Pour Paul Delaroche, par exemple :

Gloire, gloire, triomphe, illustre Capitole... Faites pleuvoir sur Paul une douche de fleurs !

Mais, après tout cela, il ne s'agissait pas moins du même titre, s'appliquant également à un volume de vers, et tirant sa justifica- tion, selon toute apparence, d'une référence commune.

Témoin les vers encore oii Th. Véron présentait son ouvrage :

Avant de parcourir les cercles des damnés, Alicfhieri nous montre aux limbes condamnés Les âmes, les esprits des êtres sans baptême.


HISTOIRE DES FLEURS D U MAL ET DES EPA VES. 3 O 3

Ils attendent toujours la volonté suprême Pour les tirer de l'ombre et de l'air nébuleux Qui les fait grelotter, pauvres membres frileux...

D'ailleurs, bien qu'imprimé à Poitiers, ce recueil n'avait pu passer inaperçu du groupe 011 fréquentait particulièrement Baude- laire, l'auteur comptant au nombre des admirateurs de Théophile Gautier et des amis de Thoré. Force lui était donc de changer une nouvelle fois le titre de son livre : les pièces retenues par la Revue de Paris, et dont le manuscrit mentionnait qu'elles étaient extraites des Limbes, parurent sans indication d'origine.

Il est difficile d'apprécier l'effet qu'un semblable contretemps put exercer sur un tempérament aussi nerveux et irritable que celui du poète. Baudelaire n'en parle point dans sa correspondance, peu nombreuse pour cette période où il semble d'ailleurs s'être détourné de ses voies personnelles pour s'adonner plus entièrement à ses traductions de Poe. Mais peut-être en trouvera-t-on quelque indice dans ces lignes, parues en décembre 1852, sous la signature d'Ernest Prarond, un intime de la première heure, comme on sait :

Parmi d'autres , déclarait Prarond dans l'introduction de son essai critique : De quelques éaivains nouveaux, [ — parmi les auteurs qui ne sont point encore connus du public et] que nous espérons ne pas voir perdus sans retour, il est par-dessus tous un poète qui a eu cette rare fortune, en récitant parfois pour lui seul ou quelques amis de la grande poésie, d'obtenir presque une renommée sans publier un seul vers; ce poète, qui a écrit à l'occasion d'une exposition du Louvre tout un catéchisme de la peinture moderne [ (le 5a/onc/e /S^d)],est M.Charles Baudelaire; puisse-t-il, poète redevenu et resté, occuper le premier critique qui recommencera l'œuvre que je vais tenter.

Ernest Prarond , dans ce souhait final , ne s'exprime-t-il pas exacte- ment comme si son ami lui eût déclaré renoncer désormais à la poésie? II faut noter d'ailleurs qu'à cette époque -là Baudelaire trouvait très difficilement le placement de ses vers, au dire d'Asseli-


304 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

neau : « Nous n'imprimons pas de ces fantaisies-là , nous autres » , lui répondait M. Amail, directeur de la Revue politique , en lui rendant un manuscrit. Sans prendre parti pour cette hypothèse, nous constatons qu'aucun morceau poétique ne paraîtra sous sa signature pendant la période fin 1852-1855. Et pourtant, ce même mois oij Th. Véron puhhsut Les Ll M £ ES , quelques jours avant sans doute, le poète avait une fois de plus annoncé la publication des siens chez Michel Lévy. (Lettre à Antonio Watripon, mai 1852.)

C'est le i" Juin 1855 que parut enfin, pour la première fois imprimé, ce titre : Les Fleurs DU MAL, qui resplendit d'un éclat à la fois si vif et si sombre. II paraît qu'on l'avait longuement débattu : « Grande affaire ! écrit Asselineau dans ses Baudelairiana (voir E.-J. Crépet, op. a>. ), et Dieu sait s'il en fut longuement question ! » Chose étonnante ! si l'on considère avec quel bonheur il correspond, sinon au livre tout entier, du moins au génie du poète, ce n'est point Baudelaire qui le trouva : «C'est Hippolyte Babou, je m'en souviens très bien, un soir, au café Lemblin, après une longue enquête sur ce sujet. »

On sait de reste qui fut Hippolyte Babou, esprit probe et combatif dont les Lettres satiriques et critiques sont un peu trop oubliées, et dont nous aurons l'occasion de reparler au sujet d'une certaine querelle, née de la publication des Fleurs DU MAL précisément, qui manqua brouiller Baudelaire avec « l'oncle Beuve ». On aimerait à savoir aussi quels furent les autres consultants dans cette enquête d'un tel intérêt littéraire. Mais ni Pouict-Malassis, pourtant grand collectionneur à'ana, ni Charles Monselet, qui a confirmé le dire d' Asselineau , ne nous ont renseignés là-dessus. Soit observé en passant, n'est-ce pas une preuve saisissante que les contemporains de Baudelaire, et même parmi eux ses plus chauds admirateurs, n'ont jamais soupçonné le rang oii la postérité devait l'élever?

L'extrait donné par la Revue des Deux Mondes était particulièrement important : dix-huit pièces, de caractère et de ton variés, notam- ment Au lecteur, Voyage à Cythere , Confession, L'Amour et le Crâne, L'Invitation au Voyage, — tel en un mot, que le génie du poète avec ses diverses faces s'y produisait en pleine lumière. Si les temps


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPA VES. 3 O 5

eussent été plus cléments à la poésie, nul doute que l'effet en aurait été considérable, d'autant que le prudent Buloz, par la plume d'Emile Montégut, dit-on, avait pris soin d'en souligner l'audace :

En publiant les vers qu'on va lire, nous croyons montrer une fois de plus combien l'esprit qui nous anime est favorable aux essais, aux tentatives dans les sens les plus divers. Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, c'est l'expansion vive et curieuse, même dans sa violence, de quelques défaillances, de quelques douleurs morales que, sans les parta- ger, ni les discuter, on doit tenir à connaître, comme un des signes de notre temps. Il nous semble d'ailleurs qu'il est des cas où la publi- cité n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'in- fluence d'un conseil utile, et appeler le vrai talent à se dégager, à se fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon.

Mais à cette heure-là, le calembour et la nouvelle à la main fai- saient florès, et on payait cent francs le manuscrit d'Emaux et Camées. Entre tous les critiques, un seul s'émut au point den informer le lecteur : Louis Goudall..., et ce fut un article d'érein- tement. II est assez divertissant à relire aujourd'hui (^Figaro, 4 no- vembre 1855). L'auteur commence par y raconter qu'il a entendu le poète, dans les cafés littéraires, exposer sa théorie du beau bizarre. II faut vraiment «que Baudelaire soit un homme fort pour avoir fait de tout Pans la dupe d'une mystification qui a duré près de dix ans», dix ans pendant lesquels il a soutenu sa réputation «en ne publiant rien, mais en lâchant de temps à autre, devant un petit nombre d'initiés, ignorants autant que bavards, quelques articles sensationnels». Malheureusement pour lui, il n'a pas su résister à l'attrait de la publicité de la Revue des Deux Mondes, ce qui fait que «sa réputation et son talent se sont brisés en mille pièces».

Suit l'énumération des attendus que Baudelaire, toute sa vie, devait retrouver sous la plume des universitaires égares dans la cri- tique : «indigence navrante des idées, adjectifs chevilles, abstrac- tions inintelligibles , langue logogriphique , inspirations puérilement prétentieuses, poésie scrofulcuse, écœuranle, glaciale, sans cou- leur. . . , de charnier et d'abattoir, absence de toute spontanéité dans l'inspiration, de toute émotion réelle, etc.». Enfin, conclusion et


20


3o5 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

arrêt : «Baudelaire, déchu de sa renommée de surprise, ne sera plus cité désormais que parmi les fruits secs de la poésie contem- poraine. »

Ce qui tendrait encore à établir que, contrairement à ce qu'en a écrit Maxime du Camp dans ses Souvenirs littéraires, l'extrait paru dans la Revue des Deux Mondes n'avait pas été un succès, du moins auprès du public, c'est que Baudelaire, à nouveau, se ren- ferma dans le silence. L'année 1855 allait s'achever et 1856 s'écouler, sans qu'il donnât une seule pièce de vers nouvelle.

Cependant l'hospitalité de Buioz, jointe à la publication des Histoires Extraordinaires , l'avait mis en vedette, on le contestait pas- sionnément, et pour mieux réussir on l'attaquait jusqu'en sa vie] privée. Deux extraits des plus importants « petits journaux » dej l'époque donneront une idée du ton de ces attaques :

Parmi les excentriques des lettres, il en est un fort connu pour sai recherche constante de la bizarrerie et pour sa pose de tous les instants.

C'est lui qui place à la tête des poètes de toutes les nations Oliviei Basselein {sic)y l'auteur des Vaux de Vire, et qui se promet de démoiii bientôt Shakespeare en cinquante pages.

A ses nombreuses manies, il joint celle de faire des odes latines, à h façon des RR. PP. du xvii* siècle ; mais ses vers latins n'obtiennent] guère plus de succès que ses vers français.

Ennuyé de ne pas trouver de lecteurs, il a imaginé un singuliei moyen pour ne pas hre ses œuvres dans la solitude.

Le curieux écrivain est épris d'une jeune créole [Jeanne Duval] qu'i aime à la grande passion; il la fait asseoir devant lui, à ses hei d'expansion, et lui lit impitoyablement ses alexandrins contournés.

La dame... se révolte quelquefois.

— Taisez- vous donc, lui répond-il en lui jetant cinq francs. Je sais bien que vous êtes une oie, mais j'ai besoin de hre mes vers à haute voix, et je tiens à ce qu'on les entende.

Heureusement ou malheureusement pour la dame que le manège ne lui arrive pas tous les soirs — et pour cause.

(Raymond de Brulh, Diogène, 2 novembre 1856.) Plus virulente encore est la diatribe d'Ed. Duranty, qui, dans


HISTOIRE DES FLEURS D U MAL ET DES EPA VES, 3 07

un essai sur Les Jeunes (Figaro, 13 novembre 1856), se livre à de tendancieuses classifications :

... Les Vampires,

Gens à tête de mort dont le principal est M. Baudelaire, personnage plein d'un froid calcul , qui emploie les niaiseries du mystère et de l'hor- reur pour étonner le public.

C'est un croquemitaine littéraire qui a toujours l'air de sortir d'une caverne, il tient dans l'ombre, comme une menace, des livres qui n'existent pas , et n'a rien fait en dix ans. Ce qui a donné la vie à M. Baudelaire , c'est sa traduction d'Edgar Poe; il s'est collé aux flancs de cet Américain pour prendre une part de son manteau. . . M. Baude- laire est de tous les traînards romantiques celui qui a le plus de tour- nure. Quoiqu'il fasse un kaléidoscope dans son cerveau avec les mots : Guignon, Satan, Doute, Fatalité et Pourriture; quoiqu'il veuille se faire passer pour une goule, un époux de la mort, il a un coin d'intel- ligence qui résiste aux détraquements qu'il s'impose mécaniquement. Quatre ou cinq Jeunes Bordelais vampirisent à sa suite.

Mais autre chose est la façon de juger des petits journalistes, autre chose celle des artistes, — Baudelaire comptait déjà parmi ses amis Barbey d'Aurevilly, Flaubert, Théophile Gautier, Eugène Delacroix, pour ne citer que les plus grands, — et autre chose encore celle des éditeurs, sur lesquels le bruit fait autour d'un auteur exerce une séduction irrésistible.

En lisant l'article de Louis Goudall, rapporte Legendre dans le Figaro, M. Michel Lévy qui a, comme on sait, le génie de la finance, s'est, dit-on, écrié : «J'hésitais à publier les poésies de M. Baudelaire; ceci me décide ! »

Ainsi, après avoir vainement, pendant près de dix ans, porté ses manuscrits chez les Martinon, Lecou ou Michel Lévy, Baude- laire allait s'en voir sollicité.

On sait que c'est sur Poulet-Malassis, finalement, que se porta son choix. La biographie de ce lettré érudit et fin, que doublait, malheureusement, un très médiocre négociant, et qui a tenu une place importante dans la vie littéraire de l'époque , a été donnée par Maurice Tourneux (Paris, aux bureaux de L'Artiste, 1893)

ao.


3o8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

et par le O* de Contades (Le Livre, n" ^i , Quantin, 1884). Après Asselineau, Eugène Crepet, d'autre part, a raconté en quelques pages substantielles de son Charles Baudelaire (Quantin, 1887), les relations du poète et de l'éditeur. On en dira donc assez ici en rappelant que le courant de sympathie qui, très vite, s'était établi entre eux, avait procédé de leur goût commun du rare, du sin- gulier, du nouveau. Dans la mesure de son effort, Poulet-Malassis fut, lui aussi, un précurseur, et salué comme tel, dès ses premières éditions, par les gens de goût.

... c'est de l'Orne aujourd'hui que nous vient la lumière, écri- vait Edmond Texier dans le Courrier de Paris du 16 avril 18^7, MM. Poulet -Malassis et de Broise, des typographes qui ont l'amour de leur art, nous envoient d'Alençon de jolis petits livres aux titres rouges et noirs, aux fleurons et aux initiales de couleurs, imprimés en caractères de choix, quelquefois même en italique, tantôt sur vélin ancien , tantôt sur vergé et tout au moins sur beau papier d' Angoulêm e. A les voir, ces volumes aimables qui tous méritent la relmre, on les prendrait pour des ressuscites de l'âge d'or de la typographie et l'on est charmé, en les ouvrant, de trouver, non pas de vieilles œuvres et de vieux auteurs arrachés de l'oubli, mais de jeunes études, de jeunes écrits, de jeunes poésies signées par des plumes contemporaines oseuses et littéraires.

La lettre par laquelle Baudelaire accepte les conditions que lui offrait Poulet-Malassis est du 9 décembre 1856, et le traité définitif du 30 du même mois. Ce traité, qui a été publié par M. Jules Le Petit (La Plume , 1" juillet 1893), prévoyait un tirage de mille exemplaires à 2 francs, dont o fr. 25 pour l'auteur. Le manuscrit devait être remis le 20 janvier 1857. Au cas où l'éditeur se re- fuserait à réimprimer, il perdrait son droit sur l'ouvrage. — Conditions qui, on le verra bientôt, ne devaient pas être toutes observées.

Il serait aisé, à partir de ce moment, de retracer par le menu l'histoire de la première édition des FleURS DU MAL. Les lettres du poète, sont, pour cette période, particulièrement nombreuses. Plus heureux que nos devanciers, nous disposons en outre d'une source encore inédite : les notes dont est zébré un exemplaire


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPA VES, 3 09

d'épreuves ayant appartenu à Poulet-Malassis, et dont feu M. Par- ran, le bibliophile bien connu, avait donné copie à M. Eugène Crépet. Sans entrer ici dans des détails qui feraient double emploi avec les éclaircissements qu'on trouvera sous le titre de chaque pièce, nous relaterons l'essentiel.

Barbey d'Aurevilly a Insisté, dans un article fameux, sur l'Architecture secrète des Fleurs du Mal. II n'avait pas tort, surtout auprès des juges, lors du procès dont nous parlerons tout à l'heure. Les Fleurs bu Mal ne sont pas un recueil, mais un livre, qui a un commencement, un milieu, une fin, et Baudelaire n'en a jamais parlé autrement. Mais la correspondance du poète nous prouve, — ce dont nous ne doutions pas d'ailleurs, — qu'il s'agit là d'une architecture a posteriori. A la date du 9 décembre iS^ôy il écrivait à PouIet-Malassis :

Nous pourrons disposer ensemble l'ordre des matières, ensemble, entendez-vous, car la question est importante. II nous faut faire un volume composé seulement de bonnes choses : peu de matière, qui paraisse beaucoup, et qui soit très voyante.

PouIet-Malassis partlcipa-t-il effectivement à la mise en ordre des pièces retenues? II semble plus probable qu'il n'intervint que pour leur choix, car, le 29 janvier suivant, le poète lui écrivait : «H ne me faut qu'une journée pour mettre un peu d'ordre dans le dictionnaire [de mélancolie et de crime , voir la Dédicace'^ , et cette jour- née, je la prendrai dans deux jours.» (Billet inédit, communiqué par M. Vandércm). Si l'on ajoute foi à certain passage des Lettres inédites à sa mère, ce classement aurait été d'ailleurs, quelques mois plus tard, l'objet d'une revision importante : «Epouvanté moi- même de l'horreur que j'allais inspirer, j'en ai retranché [des pièces retenues] un tiers aux épreuves.» (9 juillet 1857.) Toutefois nous devons signaler qu'aucun retranchement de cette importance n'a laissé de traces dans les épreuves parvenues entre nos mains, et après tout il n'est pas inadmissible que cette étonnante déclaration n'ait eu d'autre but que de tranquilliser la timorée M""' Aupick.

Le manuscrit fut remis à peu près à la date fixée par le traité : le j^ février au lieu du 20 janvier. Par contre la date de l'impression


3 I O NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

devait dépasser toute prévision : près de cinq mois allaient s'écou- ler avant la mise en vente !

C'est d'abord que les typographes de Poulet-Malassis et Poulet- Malassis lui-même étaient fort négligents, comme le prouvent les fautes nombreuses qu'on peut relever dans les livres sortis anté- rieurement des presses alençonnaises, et aussi celles qui devaient déparer la i" édition des FleurS (voir plus loin). C'est encore , et peut-être surtout , que la fièvre du scrupule , cette rançon du don cri- tique, possédait et rongeait Baudelaire comme elle n'a jamais persé- cuté personne d'autre. De quels doutes il est obsédé ici, de combien de recommandations il presse son éditeur, il faut le constater pour y croire. II a peur du caractère convenu, « le 8 ne lui paraissant pas assez grave», du papier «trop transparent», des blancs qui ne sont pas assez nombreux à son goût... 11 proteste contre l'usage àti guillemets retournés. II demande «qu'on ne donne pas à un manu- scrit moderne les archaïsmes et les gentillesses du rouge » , il réclame «une orthographe ancienne, mais modérée », il supplie qu'on ait égard à sa ponctuation « qui sert à noter non seulement le sens , mais la déclamation», ou il s'inquiète de ne pas faire de son livre une plaquette, — on se rappelle que. Jadis, il l'avait annoncé in-^,' — et soudain, croyant ses craintes justifiées, il pousse un vrai cri de désespoir :

Je viens de faire une découverte effrayante. En comptant deux pages par sonnet, six strophes de 4 vers par page, cinq strophes de 5 vers, sept ou huit strophes de 3 vers, 10 ou 12 strophes de deux vers, en supposant toujours deux strophes au dessous du titre et deux pages pour les titres généraux, nous tomberons juste sur 240 pages... Piteux, bien piteux... Et il n'y a pas de remède. Car je ne me soucie pas de faire des vers nouveaux, et les sonnets sur La Mort font une excellente conclusion... (Inédit en marge d'une épreuve.)

Ou bien encore il s'avise que les notes précautionneuses qui accompagnent Francisca mecs laudes et Révolte, et dont la rédaction a certainement été débattue avec l'éditeur, sont mauvaises et doi- vent être rejetées à la fin du livre. Et il s'en explique non sans quelque aigreur : «Ma note sur Révolte est détestable, je suis


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPAVES. 3 1 I

étonné que vous ne m'ayez pas fait de reproche à ce sujet. » — a Si vous tenez à souiller le volume, je découvrirai un moyen mixte. »

Encore jusqu'ici ses inquiétudes n'ont-elles eu trait qu'à des questions importantes. Mais il n'en montre pas moins dans les petites.

Faut-il écrire ressuscité ou resuscité, dans l'épigraphe empruntée à d'Aubigné? II a vérifié sur le texte des Tragiques, et barré le premier s. Mais il demeure perplexe :

Resuscité est bien bizarre. Ne serait-ce pas une faute d'impression? Prenez-y garde, quoi! pas même d'accent aigu? Je comprends bien que c'est une orthographe latine, mais comment prononçait-on dans ce temps-là? (Inédit, ex. d'épreuves.)

Convient-il , pour le titre , de faire suivre ou non Les Fleurs DU Mal du mot poésies 7

Que penseriez-vous de supprimer le mot poésies ? Quant à moi , cela me choque beaucoup. II est clair que les F LEURS DU M AL sont des poésies ; le mot par remplaçant poésies ferait beaucoup mieux.

Et il répète :

Que penseriez-vous de supprimer le mot poésies? Quant à moi, cela me choque beaucoup. {Id., ihid.)

II hésite aussi, parfois, pour la quantité prosodique, suivant Forthographe adoptée :

Poète me paraît faire un seul pied, poëte fait deux pieds. {Id., ihid.) Ou sur certaines convenances typographiques :

Faut-il ponctuer une phrase composée en lettres capitales? (Ihid., à propos du titre. )

Et, comme bien on pense, tout le temps qui lui est nécessaire pour résoudre ces diverses questions, il l'emploie aussi à revoir ses épreuves, et à amender le texte... Le 7 mars, nous voyons dans sa Correspondance que tous les placards des FleurS sont


3 I 2 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

«finis depuis le i"», et prêts à être retournés à l'imprimerie. Plus de deux mois après, le 14 mai, il mandait en toute simplicité : «Je m'escrime contre une trentaine de vers insuffisants, désagréables, mal faits, mal rimants. Croyez-vous donc que j'aie la souplesse de Banville ? »

Après cela, on ne s'étonnera pas si les rapports se tendirent par instants, entre l'auteur et l'éditeur. II arriva une fois que Baudelaire envoya à de Broise une lettre (i^ mars) qui aurait pu amener une vraie brouille si Poulet-Malassis , qui l'intercepta, n'avait été lui-même en termes assez frais avec son beau-frère et associé. II arriva une autre fois que PouIet-Malassis écrivit au poète : «Je crois de plus en plus, mon cher Baudelaire, que vous vous foutez de moi, ce que je n'ai mérité en aucune façon.» (Ex. d'épr.) II y eut encore des incidents plus sérieux, comme celui de la Dédicace à Théophile Gautier, qu'on trouvera plus loin rapporté sous ce titre, et qui eut pour conséquence dernière la réimpres- sion de la première feuille aux dépens de l'auteur.

Mais Poulet-Malassis était trop artiste pour ne pas honorer grandement, même si elle allait contre ses intérêts, la façon d'hé- roïsme, mêlé parfois d'un pittoresque assez comique, que montrait ici Baudelaire, comme lui-même accablé toujours de soucis d'ar- gent, et pour lors peinant sur ses traductions de Poe. Témoin cette note de sa main, si parfaitement modérée : «On trouvera dans ma bibliothèque un exemplaire d'épreuves des Fleurs DU MAL, — celui-là même auquel nous venons de faire quelques emprunts — qui fera connaître le désir de perfection et les scrupules de l'auteur, et donnera une bonne idée de la patience de l'imprimeur.» (E.-J. Crépct, o-p, cit.") Et pour Baudelaire, bien qu'il sût de naissance — car c'est un des privilèges du génie — que ses scrupules avaient raison, il avait aussi trop de générosité naturelle pour ne pas excu- ser les nervosités de l'éditeur et compenser de quelque manière les frais que sa minutie entraînait.

De cette épreuve les deux amis sortirent plus amis.

Enfin le livre parut : En voici la description, que le lecteur complétera en se reportant soit à la table comparative des trois pre-


HISTOIRE DES FLEURS DU MAL ET DES EPAVES. 3 I 3

mières éditions, donnée en fin de ce volume, soit encore aux Éclaircissements et Variantes.

Les II FLEURS DU MAL \\ par || CHARLES BAUDELAIRE || Paris II Poulet -Malassis et de Broise |[ libraires-éditeurs || 4, rue deBuci

il '^S7- .

I voL in- 12 de 256 p., dont 8 n. ch. , couverture jaune-clair, imp.

en noir (^^ , qui porte , outre les mentions précitées , l'épigraphe suivante :

On dit qu'il faut couler les exécrables choses Dans le puits de l'oubii et au sépulchre encloses, Et que par les escrits le mal resuscité Infectera les mœurs de la postérité ; Mais le vice n'a point pour mère la science, Et la vertu n'est pas fille de l'ignorance.

(Théodore Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, liv. II.)

et la marque de l'éditeur : un caducée dans un médaillon, avec la devise : concordiœ fructus. — i*"" faux titre. Au verso: la réserve des éditeurs, relative aux droits de traduction et de reproduction. En bas, sous un filet : Alew;:on. — Imprimerie de Poulet-Malassis ET DE Broise. — Titre identique à la couverture, mais les mots : Fleurs du Mal, Poulet-Malassis et de Broise, et la marque de l'éditeur en rouge ; verso blanc. Ces quatre premières pages ne comptent pas dans la pagination. — Dédicace (voir ce mot) , verso blanc. — 2' faux titre, verso blanc. Les quatre pages comptent dans la pagination, mais ne sont pas chiffrées. — Au lecteur (Préface) -j- 100 pièces réparties en cinq divisions : I. Spleen et Idéal; II. Fleurs du Mal; III. Révolte; IV. Le

Une seconde couverture fut tirée, un peu différente, au cours de cette même année 1857. Voir l'intéressante plaquette de M. Georges Vicaire, Les deux couvertures des Fleurs du Mal (Librairie Henri Leclerc, 1914). H est d'ailleurs très facile de les distinguer à leur second plat, celui de la première portant en premiers mots : En vente à Paris, et celui delà seconde : Librairie Poulet- Malassis et de Broise.

Ajoutons que nous avons eu en mains des exemplaires dont le titre est au millésime de 1858, bien qu ils aient été tirés très vraisemblablement en 1857, puisqu'on y trouve les fautes caractéristiques : p. 29, vers 3, guères pour guère, jeterai pour jetterai au vers 52 de Bénédiction, p. ^^ pour ^^, Au par- fum au lieu de un parfum dans Le Chat.


3 1 4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Vin; V. La Mort. — Table de 4 pp. n. ch., les pièces n'y sont pas numérotées.

Tiré, d'après une note manuscrite de Poulet-Malassis, à 1,300 exem- plaires sur papier vélin [un peu mince] et à 20 exemplaires sur papier de fil [non à 10, comme l'a écrit Asselineau].

Annoncé par la Bibliographie de la France le 11 juillet (n° 6057), le livre avait été mis en vente le 2^ juin, au prix de 3 francs. Quelques jours plus tard, le bruit se répandait que des poursuites allaient être dirigées contre son auteur.


LE PROCÈS.


Parce que Baudelaire a maintes fois attribué sa condamnation à un «malentendu», plusieurs de ses historiographes ont écrit que le procès de 1857 fut, pour lui, «une surprise». Affirmation qui ne tient point contre certains textes et certaines précautions qu'il avait prises. Nous avons déjà cité un passage d'une lettre par lui adressée à sa mère, le 9 juillet 1857, qui témoigne de ses inquié- tudes au cours de l'établissement du livre : «Epouvanté de l'horreur que j'allais inspirer, j'en ai retranché un tiers aux épreuves.» Quelques lignes d'une autre lettre à Poulet-Malassis, appartenant à la même période (9 mars), ne sont pas moins significatives; par- lant de sa Dédicace à Théophile Gautier (voir aux Eclaircissements et Variantes), dont le texte premier fut écarté, il écrit : «Le magi- cien m'a très bien expliqué qu'une dédicace ne devait pas être une profession de foi , laquelle d'ailleurs avait pour défaut d'attirer Us yeux sur le côté scabreux du volume et de le dénoncer. » Et il est très certain encore que la note qui accompagnait Révolte (voir ce titre) dans la i" édition, note où le poète semble aller au-devant des gnefs de l'accusation et qu'il maintint, bien qu'il la jugeât «détestable», doit


LE PROCÈS. 3 I 5

être rapportée à la même préoccupation. Mais il y a plus formel encore : les dernières strophes de Femmes damnées,

Descendez, descendez, lamentables victimes...

ont été revues et corrigées ((en prévision de l'intervention du parquet, quelques jours avant la publication». Cela résulte d'une note manuscrite de Poulet -Malassis. Voilà qui est décisif — et qui n'étonnera pas d'ailleurs, si l'on veut bien y réfléchir. Baudelaire n'était rien moins qu'un naïf. Il savait, mieux que personne, les audaces de son œuvre, — et l'exemple tout récent du procès fait à l'auteur de Madame Bovary suffisait à lui en rappeler le danger. Mais la vérité est que, sans se dissimuler qu'il risquait des pour- suites, il comptait bien s'en tirer aussi avantageusement que son ami Flaubert, devenu célèbre en vingt -quatre heures, et qu'il avait pour cela confiance dans la valeur de son livre «revêtu d'une beauté sinistre et froide, fait avec fureur et patience». — Seule- ment, où il s'était trompé, c'était sur les chances d'éviter, auprès des juges, ce «malentendu» contre lequel il devait protester toute sa vie, — l'éternel malentendu qui procède tant de la confusion de la Beauté et de la Morale que de celle de Fauteur et de son œuvre. Sa «surprise» fut de ne pas réussir à le dissiper et son erreur de ne pas se méfier davantage de la petite presse. Au cours de la préparation du livre, il avait donné à des revues, tant pour se faire quelque argent que pour annoncer les FleurS , quelques pièces détachées. Fidèles à leurs habitudes, les follicu- laires n'avaient pas manqué de lui décocher aussitôt leurs traits les plus malicieux. C'est ainsi que la Revue anecdotique (20 avril 1857) avait accouché d'un M, Charles Baudelaire à l'ombre de la jeune GÉANTE et que le Figaro, par la plume d'A. Legendre (4 juin), avait dédié une parodie pire qu'inutile, Margotœ meœ laudes, à Francisca, la «modiste érudite et dévote»; ainsi encore qu'on avait annoncé qu'un abonné de la Revue française, éberlué par ses vers «ruisse- lants d'inouïsme», venait de se désabonner... Et nous avons cité tout à l'heure des attaques beaucoup plus vives. II était clair que les petits journaux ne manqueraient pas l'occasion, puisqu'on la


3 I 6 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

leur fournissait en grand, de prouver une fois de plus leur achar- nement contre les nouveautés du génie.

Ce fut Gustave Bourdin qui ouvrit le feu. Auteur d'un Voyage autour de Pomaré, reine de Mabille, princesse du Ranelagb, grande duchesse de la Chaumière , par la grâce de la polka, du cancan et autres cachuchas, commis sous le pseudonyme de G. Malbert, son passé le désignait évidemment pour venger la morale outragée. II ne se déroba pas à sa mission :

... J'ai lu le volume, je n'ai pas de jugement à prononcer, pas d'arrêt à rendre; mais voici mon opinion...

... II y a des moments où l'on doute de l'état mental de M. Bau- delaire; il y en a où l'on n'en doute plus; — c'est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées. — L'odieux y coudoie l'ignoble; — le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n'assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de ver- mine. — Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les putridités du cœur; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont mcurables.

... Et au milieu de tout cela, quatre pièces. Le Reniement de saint Pierre, puis Leshos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées, quatre chefs-d'œuvre de passion, d'art et de poésie; mais on peut le dire, — il le faut, on le doit ; — si l'on comprend qu'à vingt ans l'imaginat'on d'un poète puisse se laisser entraîner à traiter de sem- blables sujets, rien ne peut justijier un homme de plus de trente, d'avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités. {^Figaro, 5 juillet 1857.)

C'était, comme en témoignent les passages soulignés, une dé- nonciation en règle, la justice était sommée d'agir : on lui signalait même les pièces condamnables.

Faut-il croire, comme Asselineau le donne à entendre dans ses Baudelairiana (voir E.-J. Crcpet, op. cit.), que cet article avait été inspiré par le ministre de l'Intérieur, M. Billault? Quelques lignes de Baudelaire, annotant une coupure du Figaro, revenu à la charge le 12 juillet, sous la signature de J. Habans, qui insistait


LE PROCES. 3 1 7

sur la putridité de l'ouvrage, sont de nature à établir que, du moins, telle fut la conviction du poète :

M. J. Hjbans est un jeune homme protégé par M. Billaut (sic). Mais les rédacteurs du Figaro ont trouvé sans doute que la dénoncia- tion de M. Gustave Bourdin n'était pas suffisante. (Pièce commu- niquée par M. Ancelle. )

Mais le récit d'Asselineau renferme des inexactitudes si flagrantes quant aux dates citées à l'appui, qu'il serait dangereux d'y ajouter foi. C'est ainsi qu'il place les premiers bruits de poursuites un mois après la publication, alors que Baudelaire les mentionne dans sa lettre du 9 juillet, soit quatorze jours après la mise en vente; et qu'il donne l'article de Bourdin comme postérieur à celui d'Edouard Thierry, dont nous parlerons tout à l'heure, alors qu'il l'a précédé de neuf jours. — D'ailleurs l'acharnement dont le Figaro, depuis plusieurs années, poursuivait le poète, suflit à expliquer ample- ment, à lui seul, son attitude en cette occasion.

Quoi qu'il en soit, il semble que Baudelaire, tout d'abord, n'ait pas cru à la possibilité de cet étrange procès — le premier dont on menaçât un poète depuis Béranger. 11 écrivait à sa mère :

Le livre met les gens en fureur... On me refuse tout, l'esprit d'invention et même la connaissance de la langue française. Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qua- lités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré , à côté des meilleures poésies de V. Hugo, de Th. Gautier et même de Byron. — On avait répandu le bruit que j'allais être poursuivi; mais il n'en sera rien. Un gouvernement qui a sur les bras les terribles élections de Paris n'a pas le temps de poursuivre un fou. (9 juillet.)

Mais le surlendemain ce bruit se précisait, recueilli aux meil- leures sources par Leconte de Lisle, qui s'empressait d'en faire part à l'auteur. D'où un cri d'alarme, à l'adresse de Malassis, resté à Alençon :

Vite, cachez, mais cachez bien toute l'édition; vous devez en avoir neuf cents exemplaires en f euiiles ... Voilà ce que c'est que d'envoyer


3l8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

des exemplaires au Figaro ! ! ! Voilà ce cpie c'est de ne pas vouloir lancer sérieusement un livre. Au moms nous aurions la consolation, si vous aviez fait tout ce qu'il fallait faire, d'avoir vendu l'édition en trois semaines, et nous n'aurions plus que la gloire d'un procès, duquel d'ailleurs il est facile de se tirer.

La même lettre (ii juillet) mentionne la visite de «M. l'inspec- teur général de la presse» au dépositaire du livre à Paris, et le refus de celui-ci de répandre les exemplaires restants chez ses confrères, ledit inspecteur, croit-il, en ayant vérifié le nombre «avec un coup d'œil d'aigle». — Prétexte courtois, dont Baudelaire n'avait point tort de s'étonner : la vérité est que, dans la crainte d'être compromis en cette afiFaire, îe dépositaire venait de signifier à Malassis et de Broise que «la nature des livres publiés par eux lui interdisait de mettre désormais son personnel à leur disposition pour la vente». (Lettre inédite de Poulet-Malassis, 8 juillet 18^7, Collection de M. Sacha-Guitry.) L'article de Bourdin avait eu, tout au moins, cet effet-là.

Ainsi la saisie et l'inculpation semblaient imminentes. Réussi- rait-on à les éviter? Edouard Thierry l'essaya, d'autant plus mé- ritoire en ceci que, ne connaissant nullement Baudelaire, le seul souci de la dignité de l'art et de ses droits l'animait.

On connaît son courageux article qui, depuis cinquante ans, figure dans l'Appendice de l'édition Lévy. Les FleurS DU MAL y sont qualifiées de «chef-d'œuvre» pour la première fois peut-être; leur poète y est placé «sous l'austère caution du Dante».

Avec quelle impatience Baudelaire en avait attendu la publi- cation (^Moniteur, 14 juillet), Asselineau nous l'a conté :

Le jour du feuilleton de Thierry, nous le passâmes , Baudelaire et moi, sur le trottoir du quai Voltaire. Baudelaire entrait d'heure en heure au journal, et m'en rapportait des bulletins. Premier bulletin : l'article était composé et Thierry avait corrigé l'épreuve. Deuxième : Turgan [le directeur du Moniteur'^ l'avait vu en seconde épreuve. Une formalité décisive était le visa du ministre d'Etat qu'on allait demander chaque soir, avant le tirage. A onze heures, nous \nmcs Turgan monter en fiacre et s'en aller chez M. Fould, avec les épreuves.


LE PROCÈS. 3 19

Il revint au bout d'une heure, et, bientôt après, nous eûmes la satisfaction d'apprendre que le tirage était commence. Baudelaire respira, car il lui semblait impossible que cet article ne fût pas un bâton jeté dans les roues du parquet... [Baudelairiana.)

Mais le bâton cassa, et les roues continuèrent de rouler : l'article de Thierry eut surtout pour effet de courroucer ie ministre de la Justice, M. Abbatucci, aussi intéressé que son collègue de l'Inté- rieur à prouver que les foudres gouvernementales n'étaient pas réservées aux délits d'opinion politique, ou plutôt de les courroucer l'un et l'autre contre M. Fould, coupable d'entraver l'attaque» — et, par suite, de précipiter les événements. Le lendemain, — fût-ce si mple coïncidence ? — le Journal de Bruxelles, sous la mysté- rieuse signature Z. Z. Z. , publiait un réquisitoire plus violent encore que celui de Gustave Bourdm, avec lequel il semble qu'AsscImeau , dans son récit, l'ait confondu :

... Je vous parlais récemment de Madame Bovary, ce scandaleux succès, qui est à la fois une ignominie littéraire, une calamité morale et un symptôme social. Ce hideux roman de Madame Bovary est une lecture de piété en comparaison d'un volume de poésies qui vient de paraître, ces jours-ci, sous le titre de Fleurs DU Mal. L'auteur est un Monsieur Baudelaire, qui a traduit Edgar Poe, et qui, depuis dix ans, passe pour un grand homme dans un de ces petits cénacles d'où partent les immondices de la presse bohème et réaliste. Rien ne peut vous donner une idée du tissu d'infamies et de saletés que ren- ferme ce volume. Les amis de l'auteur en sont épouvantés, et se hâtent de proclamer une chute, de peur que la pol ce n'intervienne : les citations mêmes ne sont pas possibles à une plume honnête. C'est par là et par un sentiment de dégoût, plus fort que tout le reste, que M. Baudelaire échappera au fouet des gens qui se respectent ^^K . .

'"' Cet article figure dans la collection de M. Ancelle, collé sur une feuille blanche, pour permettre l'annotation.

Au-dessous on lit de la main de Baudelaire :

«Il était, quelques lignes auparavant, question de Béranger et de ses senti- ments chrétiens; or Veuiliot me disait, il y a peu de jours ; Dites, si vous êtes obligé de vous défendre , que lorsque tout un peuple va s'informer de la


320 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Si bien cjue le 17 juillet, à un journaliste qui s'étonnait de le rencontrer, tout de noir vêtu, aux obsèques de Béranger, Baude- laire, dont le beau-père abhorré, le général Aupick, venait de mourir, pouvait répondre :

Je porte le deuil des F LEURS DU M AL. Elles ont été saisies hier soir à cinq heures (^). ( Henri Plassan , Gazette de Paris. )

Baudelaire avait constitué un dossier pour son procès; l'ouvrage bibliographique de Pincebourde donne même le détail des pièces qui le composaient. On en a retrouvé la plupart, mais non la plus importante : Sommaire de mon interrogatoire et ma justification devant le juge d'instruction. D'autre part le dossier de la procédure, qui devait être conservé au greffe, a été anéanti dans l'incendie de la Commune. Ce sont là des pertes auxquelles on ne saurait remédier entièrement. Néanmoins, en s'aidant tant de la Correspondance du poète que des documents retrouvés, il est possible, sauf en ce qui concerne l'interrogatoire, de retracer approximativement l'histoire de ce procès dans sa seconde phase.

Il faut dire d'abord que Baudelaire, après la saisie, ne montra aucun découragement. Il s'était empressé d'écrire au ministre d'État. Lettre aussi digne qu'habile et courtoise. Il le remerciait d'abord de l'hospitalité du Moniteur, en s'excusant de la a petite contrariété» d'ordre interministériel dont elle avait pu être l'occa-

santé de ce misérable, on n'a pas le droit de poursuivre l'auteur des Fleurs DU Mal l »

Puis, entre crochets :

«[II serait peut-être imprudent de se servir à l'audience de cette métliode de défense. ] »

Mais ce passage est raturé.

Et, au-dessous encore :

«Le Journal de Bruxelles représente en Belgique, à ce qu'on dit, les idées de l'Univers. C'est un mouchard catholique, mais Belge! C'est dire qu'il n'a que les vices, et non l'esprit de son patron.

«Ses bureaux sont à Bruxelles, place des Martyrs, rue des RosEsl!»

  • '> A Alençon.


LE PROCES. 321

sion, et le priait de lui continuer sa protection. Et, entre ceci et cela, il savait glisser une protestation qui, pour peu que M. Fould s'y prêtât, pouvait retentir utilement jusqu'au sein du Conseil des Ministres : »

J'avais hier l'intention d'adresser une espèce de plaidoirie secrète à M. le Garde des sceaux, mais j'ai pensé qu'une pareille démarche impliquait presque un aveu de culpabilité, et je ne me sens pas du tout coupable. Je suis au contraire très fier d'avoir produit un livre qui ne respire que la terreur et l'horreur du mal. J'ai donc renoncé à me servir de ce moyen. S'il faut me défendre, je saurai me défendre convenablement.

Faisait-il fonds sur ce recours, appuyé de l'envoi d'un exem- plaire en grand papier, au point d'espérer l'interruption des pour- suites? Quelques lignes parues dans Le Présent, revue qui menait campagne ouvertement en sa faveur, — qui allait notamment publier, sous le titre : De la moralité en matière d'art et de littérature, un article signé d'Antonio Watripon auquel son avocat fera des emprunts, — peuvent le donner à penser : «On nous rendra le livre de M. Baudelaire sans le juger, et nous le relirons, pour mieux l'aimer ...» En tout cas il conservait toute confiance dans l'issue du procès. Témom sa lettre à sa mère, du 27 juillet, oii il montre une humeur quasi triomphante et presque combative :

... Je suis l'occasion d'un conflit entre trois ministres.

M. Fould se trouve obligé de me défendre. Me sacrifiera-t-il ? Toute la question est là.

M. Billault est si enragé qu'il a fait défendre au Pays de parler de moi. Cela est absolument illégal, car je ne suis pas condamné, je ne suis que prévenu. — Je vais avoir communication de l'article dont M. BiIIault empêche illégalement l'impression; je le ferai tirer en pla- cards dans l'imprimerie d'un de mes amis; j'en adiesserai un à M. Fould, un à M. Piétri [le préfet de police], un au juge d'instruc- tion, un à mon avocat (je n'en ai pas encore), et un à M. Billault lui-même.

J'ai pour moi M. Fould, M. Sainte-Beuve, et M. Mérimée (qui est non seulement un littérateur illustre, mais le seul qui représente


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322 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

la littérature au Sénat), M. Piétri, une puissance très grande, et, comme M. Mérimée, l'ami intime de l'empereur.

II me manque une femme; il y aurait peut-être moyen d'engager la princesse Mathilde dans cette affaire; mais je me creuse en vain le cerveau pour trouver le moyen.

J'ai comparu devant le juge d'instruction. Mon interrogatoire a duré 3 heures. J'ai trouvé d'ailleurs un magistrat très bienveillant.

...Tout le monde m'engage à ne pas souffler mot à l'audience, dans la crainte que je ne cède à un de mes mouvements de colère.

On m'engage aussi à prendre un avocat célèbre et en bonnes rela- tions avec le Ministère d'Etat, M. Chaix d'Est-Ange par exemple.

Je vous embrasse bien, et vous prie de ne considérer ce scandale ( qui cause une vraie émotion dans Paris ) que comme le fondement de ma fortune.


Cette lettre n'est pas précieuse seulement parce qu'elle fixe l'état du procès dix jours après la saisie, mais aussi parce qu'elle constitue une sorte de plan de défense que Baudelaire allait exécuter point par point.

L'article dont il y est question, et dont Baudelaire n'obtenait pas qu'il parût, bien que M. Camusat-Busserolles, le juge d'in- struction, lui affirmât «que tout le monde avait le droit de se défendre, dans tous les journaux, sans exception», était la page fameuse de Barbey d'Aurevilly, où le poète des FleurS DU Mal, «victime de sa sincérité» et «malade d'infini», nous est montré portant «sur sa tête hérissée d'horreur» son épouvantable corbeille, et se voit sommé, «misanthrope de la vie coupable», de choisir entre les deux termes de ce dilemme : «se brûler la cervelle... ou se faire chrétien». — Un autre article subissait également, à la Revue française , l'effet de la consigne ministérielle: celui d'Asselineau, qui y plaidait quelques-unes des idées chères à Baudelaire et utiles à sa défense, notamment la nécessite de distinguer dans leur objet la morale et la poésie; que celle-ci ne poursuit pas un but didactique; et que l'Art ne saurait sans abaissement s'accommoder de cette littérature omnibus que récla- ment quelques impuissants sous couleur de ménager la pudeur... — Un troisième venait de paraître, au Présent, sous la signature


LE PROCES. 323

de F. Dulamon; assez médiocre à la vérité, mais chaleureux tant à l'égard du livre dont il justifiait les audaces par des compa- raisons avec des ouvrages théologiques, qu'à celui de son auteur, présenté comme «tolérant, doux et obligeant dans ses relations». Baudelaire réunit ces trois articles à celui de Thierry, dans une plaquette ^'^ qui s'ouvrait par cette déclaration :

Les quatre articles suivants, qui représentent la pensée de quatre esprits délicats et sévères, n'ont pas été composés en vue de servir de plaidoirie. Personne, non plus que moi, ne pouvait supposer qu'un livre empreint d'une spiritualité aussi ardente, aussi éclatante que Les Fleurs du Mal, dût être l'objet d'une poursuite, ou plutôt l'occasion d'un malentendu. (Voir l'Appendice de l'édition Lévy.)

Et il fit tenir la plaquette à ses juges, avec un exemplaire de son livre.

Il était allé les voir d'ailleurs, dans l'exercice de leurs fonctions, et ils ne lui avaient guère plu. «Je ne dirai pas qu'ils ne sont pas beaux; ils sont abominablement laids; et leur âme doit ressembler à leur visage. » Il essaya de les gagner par des influences.

Flaubert avait pour lui l'Impératrice, écrivait-il (18 août) à M"" Sabatier — à qui appartenaient, par droit d'inspiration, plusieurs des Fleurs du Mal, et, de ce fait, leur devait sa protection. — II me manque une femme. Et la pensée bizarre que peut-être vous pourriez, par des relations et des canaux peut-être compliqués, faire arriver un mot sensé à une de ces grosses cervelles, s'est emparée de moi , il y a quelques jours . . .

Les monstres se nomment :

Président DuPATY,

Procureur impe'rial. . . PiNARD (redoutable).

Juges Delesvaux,

— De Ponton d'Amécourt.

— Nacquart,

6' chambre correctionnelle.

'" Articles justificatifs pour Charles Baudelaire auteur des Fleurs du Mal, Paris, Imprimerie de V* Dondey-Dupré, rue Saint -Louis, 46, au Marais. — 33 pages in-4'", couv. gris rose. — Tirage à 100 exemplaires, d'après une note de Poulct-Malassis.


2 I .


324 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Un surtout l'inquiétait, comme on voit : l'organe du ministère public. M. Pinard passait pour libéral, voire pour indulgent. Dans un procès récent, intenté à une feuille légère, il s'était même montré tout bienveillant, allant presque jusqu'à demander son acquittement : «Je ne chercherai pas si parfois cette presse, au lieu de représenter l'esprit national, n'en montre pas seulement la caricature; ce que nous tenons à dire ici, c'est qu'au lieu d'ana- thématiser la prose légère, nous reconnaissons son utilité et sa raison d'être.» Mais, par contre, c'était lui qui avait requis contre Madame Bovary. . . Et la défaite que lui avait infligée M* Sénart lui avait-elle servi de leçon , ou bien n'allait-il pas plutôt chercher ici sa revanche?... Briicker était de ses grands amis, — Raymond Brùcker, le convertisseur de Barbey d'Aurevilly, et qui comptait bien sans doute venir à bout aussi de ce «chrétien -païen» que se disait Baudelaire parfois. On le lui dépêcha :

Je pétrirai Brucker, qui pétrira Pinard, qui pétrira vos Juges, pro- mettait Barbey. . .

Eh ! eh ! l'affaire vient jeudi ! ! !

Voilà un pâté... Ce que c'est que de penser aux juges!» (E.-J. Crépet, op. cit.)

Entre temps , enfin , Baudelaire travaillait avec M* Chaix d'Est- Ange le fils, qu'il avait décidément choisi pour défenseur, à mettre sa cause en état; il prenait conseil de ses amis, et réunissait des cautions de marque. Si les folliculaires continuaient à s'égayer à ses dépens, rééditant par exemple l'épigramme de la Revue anecdotique (i"-i6 avril 1857) :

Foin de ce Baudelaire aux trompeuses couleurs ! Il ne tient qu'à demi ses promesses flatteuses, Je vois beaucoup de mal dans ses rimes rageuses, Mais j'y découvre peu de Jleurs ,

— par contre il faut dire que plusieurs des grands esprits de l'époque tinrent à honneur de lui apporter le soutien de leur crédit. On connaît les beaux témoignages du marquis de Custinc


LE PROCÈS. 325

et d'Emile Deschamps qui, depuis plus de cinquante ans, figurent à l'Appendice de la 3° édition. Sainte-Beuve ne pouvait paraître en la circonstance, ayant déjà scandalisé le monde officiel par sa récente protestation en faveur de Madame Bovary, II fournit du moins à son ami des «Petits moyens de défense».

Tout était pris dans le domaine de la poésie.

Lamartine avait pris les deux. Victor Hugo avait pris la terre et plus que la terre. Laprade avait pris les forets. Musset avait pris la passion et Vorgie éblouissante. D'autres avaient pris \t foyer, la vie rurale, etc.

Théophile Gautier avait pris l'Espagne et ses hautes couleurs. Que restait-il ?

Ce que Baudelaire a pris.

II y a été comme forcé.

Ce «moyen -là» était -il heureux? II est permis de ne pas le penser, car, à épouser un instant le point de vue du ministère pubHc, la nouveauté dans le corps du délit ne constitue pas une excuse au délit. Cependant Baudelaire adopta celui-là comme les autres, qui allaient, pour les résumer d'un mot (voir, pour plus de détails, E.-J. Crépet, op. cit."), à se prévaloir des licences tolé- rées chez les poètes contemporains : Lamartine, Musset, Béran- ger, etc.

Chose curieuse, Flaubert, dans une lettre d'ailleurs parvenue à Baudelaire au lendemain du procès, indiquait également ce moyen, mais où le critique des Lundis s'exprimait avec une modé- ration toute politique, Fauteur de Madame Bovary, lui, fonçait avec sa belle ardeur de sanglier et sa prodigalité d'épithètes voyantes :

Cette poursuite n'a aucun sens. Elle me révolte.

Et on vient de rendre des honneurs nationaux à Bérangerî à ce sale bourgeois qui a chanté les amours faciles et les habits râpés !

J'imagine que, dans l'efiervescence d'enthousiasme où l'on est à rencontre de cette glorieuse binette , quelques fragments de ses chan- sons... seraient d'un bel effet... Et puisqu'on vous accuse, sans doute, d'outrage aux mœurs et à la religion, Je crois qu'un parallèle entre vous deux ne serait pas maladroit. (23 août.)


326 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Précisément Baudelaire, quelques jours auparavant, avait écrit à M* Chaix d'Est-Ange :

Je vous supplie ... de ne pas négliger les monstruosités de La Chute d'un Ange. Si vous voulez, je chercherai avec vous les passages.

Décidément citez (avec dégoût et horreur) les bonnes ordures de Béranger : Le bon Dieu, Margot, Jeanneton . . .

Au reste, le document qui suit va nous renseigner d'abondance sur les arguments qui lui semblaient le plus solides :

NOTES ET DOCUMENTS POUR MON AVOCAT,

PAR CH. BAUDELAIRE.

Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible morahté.

Donc, je n'ai pas à me louer de cette singulière indulgence qui n'incrimine que treize morceaux sur cent. Cette indulgence m'est très funeste; c'est en pensant à ce ■parfait ensemble de mon livre, que je disais à M. le juge d'instruction :

«Mon unique tort a été de compter sur l'intelligence universelle et de ne pas faire de préface, où j'aurais posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la morale.» (Voir, à propos de la morale dans les œuvres d'art, les remarquables lettres d'Honoré de Balzac à M. Hippolyte Castille, dans le journal La Semaine.)

Le volume est, relativement à l'abaissement général des prix en librairie , d'un prix élevé. C'est déjà une garantie importante. Je ne m'adresse donc pas à la foule.


II y a prescription pour deux des morceaux incriminés : Leshos et le Reniement de saint Pierre, parus depuis longtemps et non pour- suivis.

Mais je prétends, au cas même où on me contraindrait de me reconnaître quelques torts, qu'il y a une sorte de prescription géné- rale. Je pourrais faire une bibliothèque de livres modernes non pour- suivis, et qui ne respirent pas, comme le mien, l'borreur du mal. Depuis près de trente ans, la littérature est d'une liberté qu'on veut brusque- ment punir en moi. Est-ce juste ?


LE PROCES. 327

II y a plusieurs morales. II y a la morale positive et pratique à laquelle tout le monde doit obéir.

Mais il y a la morale des arts. Celle-ci est tout autre, et, depuis le commencement du monde, les arts l'ont bien prouvé.

II y a aussi plusieurs sortes de libertés. II y a la liberté pour le génie et il y a une liberté très restreinte pour les polissons.


M. Charles Baudelaire n'aurait-il pas le droit d'arguer des licences permises de Béranger (œuvres complètes autorisées) ? Tel sujet reproché à M. Ch. Baudelaire a été traité par Béranger; lequel préfé- rez-vous : le poète triste ou le poète gai et eflronté, l'horreur dans le mal ou la folâtrerie, le remords ou l'impudence? (// ne serait peut-être pas sain d'user, outre mesure, de cet argument.)


Je répète qu'un livre doit être jugé dans son ensemble. A un blasphème j'opposerai des élancements vers le ciel, à une obscénité des fleurs platoniques.

Depuis le commencement de la poésie, tous les volumes de poésie sont ainsi faits. Mais il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter l'agitation de l'esprit dans le mal.


M. le ministre de l'Intérieur, furieux d'avoir lu un éloge flatteur de mon livre dans le Moniteur, a pris ses précautions pour que cette mésaventure ne se reproduisît pas.

M. d'Aurevilly (un écrivain absolument catholique, autoritaire et non suspect) portait au Pays, auquel il est attaché, un article sur les Fleurs du Mal, et il lui a été répondu qu'une consigne récente défendait de parler de M. Ch. Baudelaire dans le Pays.

Or, il y a quelques jours, j'exprimais à M. le juge d'instruction la crainte que le bruit de la saisie ne glaçât la bonne volonté des per- sonnes qui trouveraient quelque chose de louable dans mon livre. Et M. le juge (Charles Camusat-Busserolles) me répondit : Monsieur, tout le monde a parfaitement le droit de vous défendre dans tous les jour- naux, sans exception.

MM. les Directeurs de la Revue française n'ont pas osé publier


328


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


l'article de M. Charles Asselineau, le plus sage et le plus modéré des écrivains. Ces messieurs se sont renseignés au ministère de l'Inté- rieur (!), et il leur a été répondu qu'il y aurait pour eux danger à publier cet article.

Ainsi, abus de pouvoir et entraves apportées à la défense.


Le nouveau régime napoléonien, après les illustrations de la guerre, doit rechercher les illustrations des lettres et des arts.

Qu'est-ce que c'est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins qu'à créer des conspirateurs, même dans l'ordre si tranquille des rêveurs ?

Cette morale-là irait jusqu'à dire : DÉSORMAIS ON NE FERA QUE DES LIVRES CONSOLANTS ET SERVANT À DEMONTRER QUE l'HOMME EST NÉ BON ET QUE TOUS LES HOMMES SONT HEUREUX. Abominable hypocrisie.

(Voir le résumé de mon interrogatoire et la liste des morceaux incriminés.)


C'est le 20 août 1857 que le poète des Fleurs DU MAL com- parut en police correctionnelle, assimilé aux voleurs et aux exhi- bitionnistes.

Les journaux de l'époque n'ont pas rendu compte de l'audience. A peine, ci et là, trouve-t-on un extrait du jugement.

Par contre les contemporains nous ont laissé des témoignages sur lesquels les historiens de ce procès — nous en fumes — avaien t jusqu'à ce jour fondé leur récit. Champfleury, dans ses Souvenirs et Portraits de jeunesse, a mentionné que Baudelaire, à sa vive colère, s'entendit, dès les premiers mots du réquisitoire, accusé de réalisme, et Barbey d'Aurevilly, dans ses lettres à Trébuticn (voir E.-J. Crépet, op. nt.), que Chaix d'Est-Ange avait plaidé «je ne sais quelles bassesses sans vie et sans voix», mais que Pinard avait montré à lui, Barbey, de la considération, et à Bau- delaire «une sympathie inconséquente». Asselineau, d'autre part, au cours de son étude biographique , refaisant la plaidoirie , a repro- ché à l'avocat de s'être abstenu de faire certaines citations qui,


LE PROCES. 329

affirme -t- il, auraient emporté l'acquittement, par les mêmes raisons qui firent triompher Phryné...

Etonnante preuve de l'infidélité des témoignages, quand ceux qui les apportent, et de la meilleure foi du monde, sont, comme c'était ici le cas, des écrivains, c'est-à-dire des cerveaux plus que des oreilles! Champfleury et Asselineau assistaient à l'audience, ils nous le disent et nous ne saurions en douter. Barbey d'Aure- villy aussi, très probablement, car il relate sur le ton d'un témoin oculaire. Et tous trois ont déposé très certainement avec la plus entière véracité. Cependant il est faux, on va le voir ^^\ — que le mot de réalisme ait été prononcé par M' Pinard; — faux que celui-ci ait seulement mentionné Barbey d'Aurevilly dans son réquisitoire; — faux encore que M' Chaix d'Est-Ange ait négligé certains textes dont l'effet aurait été tout-puissant : ce sont au con- traire ceux-là mêmes que vise Asselineau dans son récit, — les dernières strophes de Bénédiction et de Femmes damnées, — dont il dévoila les beautés devant le tribunal... qui, hélas, n'était point l'Aréopage.

Voici, avant le jugement, le réquisitoire de M' Pinard et la plaidoirie de M* Chaix d'Est-Ange, tels qu'ils ont paru dans la Revue des Grands Procès contemporains (n" 8 et 9, 1885), où, par un hasard inexplicable, on ne s'était point encore avisé de les retrou- ver. Nous n'hésitons pas, vu l'intérêt qu'ils présentent, aies donner in extenso. Leur production mettra le lecteur à même de décider si ces deux morceaux oratoires méritent le mal qu'on en a dit. Pour nous, il nous semble que M. Pinard, pris qu'il était, selon les termes de Barbey d'Aurevilly, «entre l'ordre du ministère et sa conscience», marqua bien quelque embarras; mais que par contre on s'est montré très dur envers son adversaire qui développa, non sans talent, la plupart des arguments que lui avaient fournis Baudelaire ou ses amis.

Quant à la plaidoirie de M' Lançon, elle manque à notre


'"' A moins bien entendu que les documents nouveaux ne soient eux- mêmes faux. Cette réserve s'impose, car nous n'avons pu découvrir leur origine.


3 30 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

dossier. Elle dut être médiocre, à en juger par cette note, pour partie inédite, de Poulet-Malassis :

Baudelaire fut honorablement défendu par M" Chaix d'Est-Ange fils et nous sottement par un M. Lançon pour lequel Rapetti nous avait fait les recommandations de l'amitié. Je faisais défaut heureu- sement, ce qui m'évita de montrer à la défense piteuse figure sur la sellette. Aussi Lançon passa-t-il par la langue d'Asselineau :

De Broise, imprimeur d'AIençon, A Lançon remet sa défense. Je trouve semblable à Lançon De Broise, imprimeur d'AIençon. Lançon prononce en râlant son Plaidoyer de peu d'importance. De Broise, imprimeur d'AIençon, A Lançon remet sa défense.


RÉQUISITOIRE DE M. PINARD"'.

Poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose délicate. Si la poursuite n'aboutit pas , on fait à l'auteur un suc- cès, presque un piédestal; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l'apparence de la persécution.

J'ajoute que, dans l'affaire actuelle, l'auteur arrive devant vous,

f Le publicateur de ces pièces les a fait précéder d'un exposé où on lit notamment :

« Avant l'audience, Baudelaire s'était rendu dans le cabinet de M. le sub- stitut Pinard et il lui exprimait, avec une bonne foi complète, sa stupéfaction, exposant candidement une théorie artistique, que M. Pinard ne pouvait parta- ger. Du moins « l'organe du ministère public » fut-il convaincu de la sincérité absolue de celui dont il allait demander la condamnation, et le sentiment qu'il eut de la loyauté littéraire du «prévenu», explique le ton, modéré pour l'époque, de son réquisitoire. »

Il aurait été intéressant de lever le masque du publicateur anonyme, si bien informé, ne fût-ce que pour pouvoir se prononcer sur l'authenticité des documents. Mais c'est en vain que nous l'avons tenté. La maison Chcvalicr- Marescq, éditeur de la Revue des Grands Procès contemporains , nous a répondu qu'à tant d'années d'intervalle il n'y avait aucune chance de retrouver dans ses écritures une indication utile.


LE PROCES. ^^ l

protégé par des écrivains de valeur, des critiques sérieux dont le témoi- gnage complique encore la tâche du ministère public.

Et cependant, messieurs, je n'hésite pas à la remplir. Ce n'est pas l'homme que nous avons à juger, c'est son œuvre ; ce n'est pas le résultat de la poursuite qui me préoccupe , c'est uniquement la question de savoir si elle est fondée.

Charles Baudelaire n'appartient pas à une école. II ne relève que de lui-même. Son principe, sa théorie, c'est de tout peindre, de tout mettre à nu. II fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes; il aura, pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants; il l'exagérera surtout dans ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure , afin de créer l'impression, la sensation. II fait ainsi, peut-il dire, la contre-partie du classique , du convenu , qui est smguhèrement mono- tone et qui n'obéit qu'à des règles artificielles.

Le juge n'est point un critique littéraire, appelé à se prononcer sur des modes opposés d'apprécier l'art et de le rendre. Il n'est point le juge des écoles , mais le législateur l'a investi d'une mission définie : le législateur a inscrit dans nos codes le délit d'offense à la morale publique , il a puni ce délit de certaines peines , il a donné au pouvoir judiciaire une autorité discrétionnaire pour reconnaître si cette morale est offensée, si la limite a été franchie. Le juge est une sentinelle qui ne doit pas laisser passer la frontière. Voilà sa mission.

Ici, dans le procès actuel, le ministère public devait-il donner l'éveil? Voilà le procès. Pour le résoudre, citons dans ce recueil de pièces déta- chées celles que nous ne pouvons laisser passer sans protester.

Je lis, à la page 53 , la pièce 20, intitulée Les Bijoux ^^\ ^^ j'y signale trois strophes qui , pour le critique le plus indulgent , constituent la peinture lascive, offensant la morale pubfique :

Et ses bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins. Polis comme de l'huile, onduieux comme un cygne, Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins. Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S'avançaient, plus câlins que les anges du mal. Pour troubler le repos où mon âme était mise. Et pour la déranger du rocher de cristal Où, calme et solitaire, elle s'était assise.

'*' Le texte donne par la Revue des Grands Procès contemporains offre quelques incorrections que nous n'avons pas cru nécessaire de conserver.


3 32 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,

Tant sa taille faisait ressortir son bassin.

Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe!

A la page 73, dans la pièce 30, intitulée Le Létbé , je vous signale cette strophe finale :

Je sucerai, pour noyer ma rancœur, Le népenthès et la bonne ciguë Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n'a jamais emprisonné de cœur.

Dans la pièce 39, A celle qui est trop gaie, à la page 92 , que pensez- vous de ces trois strophes , où l'amant dit à sa maîtresse :

Ainsi je voudrais, une nuit, Quand l'heure des voluptés sonne. Sur les trésors de ta personne, Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse. Pour meurtrir ton sein pardonné. Et faire à ton flanc étonné Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur! A travers ces lèvres nouvelles. Plus éclatantes et plus belles, T'infuser mon venin, ma sœur!

De la page 187 à la page 197, les deux pièces 80 et 81 intitulées : Leshos et Les Femmes damnées sont à lire tout entières. Vous y trouverez dans leurs détails les plus intimes les mœurs des tribades.

A la page 206, la pièce 87, intitulée Les Métamorphoses du Vampire, débute par ces vers :

La femme cependant, de sa bouche de fraise. En se tordant ainri qu'un serpent sur la braise Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :

u Moi, j'ai la lèvre humide et je sais la science De perdre au fond d'un Ht l'antique conscience.


LE PROCES. 33 3

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,

Et fais rire les vieux du rire des enfants.

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!

Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,

Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,

Timide et libertine, et fragile et robuste.

Que sur ces matelas, qui se pâment d'émoi.

Les anges impuissants se damneraient pour moi. m

Sans doute, Baudelaire dira qu'à la strophe suivante il a fait la contre-partie en écrivant ces autres vers :

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle. Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!

De bonne foi, croyez-vous qu'on puisse tout dire, tout peindre, tout mettre à nu, pourvu qu'on parle ensuite du dégoût né de la débauche et qu'on décrive les maladies qui la punissent ?

Messieurs, je crois avoir cité assez de passages pour affirmer qu'il y a eu offense à la morale publique. Ou le sens de la pudeur n'existe pas, ou la limite qu'elle impose a été audacieusement franchie.

La morale religieuse n'est pas plus respectée que la morale publique. Je signalerai sur ce second point : Le Reniement de saint Pierre, pièce 90 , à la page 217 ; — Ahel et Caïn, pièce 91 , à la page 219 ; — Les Lita- nies de Satan, pièce 92, à la page 222 ; — Le Vin de l'Assassin, pièce 95, à la page 235.

Prendre parti pour le reniement contre Jésus, pour Caïn contre Abel, invoquer Satan à l'encontrc des Saints, faire dire à l'assassin : Je m'en moque comme de Dieu, du Diable ou de la Sainte- Table, n'est-ce pas accumuler des débauches de langage qui justifient l'ordon- nance du juge d'instruction ?

Oui : il a dû renvoyer Baudelaire devant les juges correctionnels pour offense à cette grande morale chrétienne qui est en réaHté la seule base solide de nos mœurs pubhques.

Pour justifier ce renvoi , pour amener ce débat public entre la pré- vention et la défense, les présomptions suffisaient et les présomptions Y étaient. Mais, après les exphcations contradictoires de l'audience,


3 34 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

avez-vous la certitude nécessaire pour condamner sur le second chef? Vous apprécierez si Baudelaire, cet esprit tourmenté, qui a voulu faire de l'étrange plutôt que du blasphème, a eu conscience de cette offense-là.

L'offense à la morale publique, voilà celle que je trouve invincible- ment démontrée, et je tiens, sur ce point, à répondre à toutes les objections.

La première objection qu'on me fera sera celle-ci ; Le livre est triste ; le nom seul dit que l'auteur a voulu dépeindre le mal et ses trom- peuses caresses , pour en préserver. Ne s'appeiïe-t-il pas Les Fleurs DU Mal? Dès lors, voyez-y un enseignement au lieu d'y voir une offense ^^\

Un enseignement ! Ce mot-là est bientôt dit. Mais, ici, il n'est pas la vérité. Croit-on que certaines fleurs au parfum vertigineux soient bonnes à respirer ? Le poison qu'elles apportent n'éloigne pas d'elles ; il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi.

Je peins le mal avec ses enivrements, mais aussi avec ses misères et ses hontes, direz-vous! Soit; mais tous ces nombreux lecteurs pour lesquels vous écrivez, car vous tirez à plusieurs milliers d'exemplaires et vous vendez à bas prix, ces lecteurs multiples, de tout rang, de tout âge, de toute condition, prendront-ils l'antidote dont vous parlez avec tant de complaisance? Même chez vos lecteurs instruits, chez vos hommes faits, croyez-vous qu'il y ait beaucoup de froids calculateurs pesant le pour et le contre, mettant le contre-poids à côté du poids, ayant la tête, l'imagination, les sens parfaitement équilibrés? L'homme n'en veut pas convenir, il a trop d'orgueil pour cela. Mais la vérité , la voici : l'homme est toujours plus ou moins infirme, plus ou moins faible, plus ou moins malade, portant d'autant plus le poids de sa chute originelle, qu'il veut en douter ou la nier. Si telle est sa nature intime tant qu'elle n'est pas relevée par de mâles efforts et une forte discipline, qui ne sait combien il prendra facilement le goût des frivo- lités lascives, sans se préoccuper de l'enseignement que l'auteur veut y placer.

Pour tous ceux qui ne sont encore ni appauvris ni blasés , il y a

'*' M. Pinard rétorque ici l'argument développe par Barbey d'Aurevilly dans le chapitre i" de son article (voir l'édition Lévy des Fleurs DU Mal). Mais y avait-il de quoi se montrer si flatté ?


LE PROCÈS. 33 5

toujours des impressions malsaines à recueillir dans de semblables tableaux. Quelles que soient les conséquences du désordre, si édifiés que soient à cet égard certains lecteurs , il rechercheront surtout dans les pages de ce livre : la Femme nue, essayant des poses devant l'amant fasciné (pièce 20) ; — la Mégère libertine c[ui verse trop de flammes et qu'on ne peut, comme le Styx, embrasser neuf fois (pièce 24, Non satiata) ; — la Vierge Jolie, dont la jupe et la gorge aiguë aux bouts charmants versent le Létbé (pièce 30) ; — la Femme trop gaie, dont l'amant châtie la chair joyeuse, en lui ouvrant des lèvres nouvelles (pièce 39); — le beau Navire, où la femme est décrite avec la gorge triomphante, provoquante, bouclier armé de pointes roses, tandis que les jambes, sous les volants qu'elles chassent , tourmentent les désirs et les agacent (pièce 48) ; — la Mendiante rousse, dont les nœuds mal attachés dévoi- lent le sein tout nouvelet, et dont les bras, pour la déshabiller, se font prier, en chassant les doigts lutins (pièce 65); — Lesbos, où les filles aux yeux doux , de leurs corps amoureuses , caressent les fruits mûrs de leur nubilité (pièce 80); — les Femmes damnées ou les Tri- bades^^'i (pièces 81 et 82) ; — les Métamorphoses, ou la Femme \^mpire étouffant un homme en ses bras veloutés , abandonnant aux morsures son buste sur les matelas qui se pâment d'émoi, au point que les anges impuissants se damneraient pour elle (pièce 87).

Dans ces pièces multiples où l'auteur s'évertue à forcer chaque situation comme s'il tenait la gageure de donner des sens à ceux qui ne sentent plus, messieurs, vous qui êtes juges, vous n'avez qu'à choi- sir. Le choix est facile, car l'offense est à peu près partout.

On me fait une seconde objection, en signalant dans le passé des livres tout aussi offensants pour la morale publique, et qui n'ont pas été poursuivis. Je réponds, qu'en droit, de semblables précédents ne lient pas le ministère public, qu'en fait, il y a des questions d'oppor- tunité qui expliquent souvent l'abstention et qui la justifient. Ainsi, on ne poursuivra pas un livre immoral qui n'aura nulle chance d'être lu ou d'être compris : le déférer à la justice, ce serait l'indiquer au public, et lui assurer peut-être un succès d'un jour qu'il n'aurait point eu sans cela.

Mais cette réserve du mmistère public ne pourra être, le lendemain, retournée contre lui. Autrement, son action ne serait plus hbre. Si l'immoralité des productions s'accentue, il faut qu'il puisse toujours

Il s'agit de la seconde des deux pièces intitulées Femmes damnées : A la pâle clarté...


336 NOTES ET ÉCLAIRCISSExMENTS.

punir le vice, sans qu'on ait à lui reprocher de n'avoir pas antérieme- ment poursuivi. Sans cela le résultat final serait l'impunité absolue, à quelque degré qu'on fût descendu.

Messieurs, j'ai répondu aux objections, et je vous dis : Réagissez, par un jugement, contre ces tendances croissantes, mais certaines, contre cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire, comme si le délit d'ofiense à la morale publique était abrogé, et comme si cette morale n'existait pas.

Le paganisme avait des hontes que nous retrouvons traduites dans les ruines des villes détruites, Pompéï et Herculanum. Mais au temple, sur la place publique, ses statues ont une nudité chaste. Ses artistes ont le culte de la beauté plastique ; ils rendent les formes harmonieuses du corps humain, et ne nous le montrent pas avih ou palpitant sous l'étreinte de la débauche. Ils avaient le respect de la vie sociale.

Dans notre société imprégnée de christianisme , ayons au moins ce même respect.

J'ajoute que le livre n'est pas une feuille légère qui se perd et s'ou- blie comme le journal. Quand le livre apparaît, c'est pour rester; il demeure dans nos bibhothèques, à nos foyers, comme une sorte de tableau. S'il a ces peintures obscènes qui corrompent ceux qui ne savent rien encore de la vie, s'il excite les curiosités mauvaises et s'il est aussi le piment des sens blasés , il devient un danger toujours per- manent, bien autrement que cette feuille quotidienne qu'on parcourt le matin, qu'on oublie le soir, et qu'on collectionne rarement.

Je sais bien qu'on ne sollicitera l'acquittement qu'en vous disant de blâmer le livre dans quelques considérants bien sentis. Vous n'aurez pas, messieurs, ces imprévoyantes condescendances. Vous n'oublierez pas que le pubhc ne voit que le résultat final. S'il y a acquittement, le public croit le livre absolument amnistié ; il oublie vite les attendus, et s'il se les rappelait, il les réputerait démentis par le dernier mot de la sentence. Le juge n'aurait mis personne en garde contre l'œuvre, et il encourrait un reproche qu'il est loin de prévoir, et qu'il ne croyait pas mériter, celui de s'être contredit.

Soyez indulgent pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l'auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un avertissement devenu nécessaire.


LE PROCES. 3 37


PLAIDOIRIE DE M GUSTAVE CHAIX D'EST-ANGE.

Charles Baudelaire n'est pas seulement le grand artiste et le poète profond et passionné au talent duquell'honorable organe du ministère public a tenu lui-même à rendre un hommage public.

Il est plus : il est un honnête homme, et c'est pour cela qu'il est un artiste convaincu... Son œuvre, il l'a longuement méditée... elle est le fruit de plus de huit années de travail ; il l'a portée , il l'a mûrie dans son cerveau, avec amour, comme la femme porte dans ses entrailles l'enfant de sa tendresse...

Et maintenant, vous comprendrez la désolation véritable et la dou- leur profonde de ce créateur sincère et convaincu qui , lui aussi , aurait pu mettre en tête de son œuvre : « C'est icy un livre de bonne foy», et qui la voit méconnue et traduite à votre barre comme contraire à la morale publique et à la morale religieuse.

Est-ce que, sérieusement, ses intentions peuvent être douteuses; est-ce que vous pouvez hésiter un instant sur le but qu'il a poursuivi et sur la fin qu'il s'est proposée ? Vous l'avez entendu lui-même il n'y a qu'un moment, dans les explications si loyales qu'il vous a données et vous avez été frappés sans doute et émus de ces protestations d'un honnête homme.

Il a voulu tout peindre, vous a dit le ministère public; il a voulu tout mettre à nu ; il a fouillé la nature humaine dans ses replis les plus intimes, avec des tons vigoureux et saisissants, il l'a exagérée dans ses côtés hideux, en les grossissant outre mesure... — Prenez garde en parlant ainsi, dirai-je à M. le Substitut; êtes-vous sûr, vous-même, de ne pas exagérer quelque peu le style et la manière de Baudelaire, de ne pas forcer la note et de ne pas pousser au noir? Mais enfin, soit; c'est là sa méthode et c'est là son procédé; où est la faute, je vous prie, au point de vue même de l'accusation, où est la faute et surtout où peut être le délit, si c'est pour le flétrir qu'il exagère le mal^ s'il peint le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu'il veut vous en inspirer une haine plus profonde , et si le pinceau du poète vous fait de tout ce qui est odieux une peinture horrible, précisément pour vous en donner l'horreur... ?

On vous a dit et avec raison, messieurs, que le juge n'est point un critique littéraire, qu'il n'a pas à prononcer sur les modes opposés

22


338 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

de comprendre et de rendre l'art, qu'il n'a pas à décider entre les écoles de style; c'est pour cela que, dans les affaires de cette nature, ce n'est pas la forme qu'il faut interroger, mais le fond ; et l'on risque- rait fort de se tromper et de ne pas faire bonne et équitable justice, si l'on se laissait entraîner par quelques expressions, exagérées et vio- lentes, parsemées çà et là, sans aller au fond des choses, sans recher- cher les intentions sincères, sans se rendre un compte bien exact de l'esprit qui anime le livre.

A cet égard, vous avez, je vous l'ai dit, les déclarations et les pro- testations de l'homme, qu'il faut rapprocher de son honorabilité par- faite ; et puisqu'il s'agit de ses intentions , vous avez encore autre chose , c'est le hvre lui-même.

Et d'abord, le poète vous prévient par son titre, qui est là, comme en vedette, pour annoncer la nature et le genre de l'œuvre ; c'est le mal qu'il va vous montrer, la flore des lieux malsains , les fruits des végétaux vénéneux, son titre vous le dit, — comme ce titre de X Enfer, lorsqu'il s'agit de l'œuvre du Dante — mais il va vous montrer tout cela, pour le flétrir, pour vous en donner l'horreur, pour vous en inspirer la haine et le dégoût.

Après le titre, je Hs l'épigraphe ; là est toute la pensée de l'auteur, là est tout l'esprit du livre, c'est un second titre pour ainsi dire, plus explicite que le premier et qui l'explique, le commente et le développe :

On dit qu'il faut couler les exécrables choses Dans le puits de l'oubli et au sépulchre encloses , Et que par les escrits le mal resuscité Infectera les mœurs de la postérité ; Mais le vice n'a point pour mère la science. Et la vertu n'est pas fille de l'ignorance.

(Th. Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, livre II.)

La pensée intime de l'auteur, vous la trouverez, encore plus nette- ment marquée, dès les premiers vers ; il les adresse au lecteur comme un avertissement, et voici ce qu'il lui dit :

La sottise, Terreur, le péché, la lésine, Occupent nos esprits et travaillent nos corps , Et nous alimentons nos aimables remords, Comme les mendiants nourrissent leur vermine.


LE PROCÈS. 3 39

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; Nous nous faisons payer grassement nos aveux ; Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! Aux objets répugnants nous trouvons des appas ; Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas. Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Transformez ceîa en prose, messieurs, supprimez la rime et la césure, recherchez ce qu'il y a au fond de ce langage puissant et imagé, quelles intentions s'y cachent; et dites-moi si nous n'avons jamais entendu tomber ce même langage du haut de la chaire chré- tienne, et des lèvres de quelque prédicateur ardent ; dites-moi si nous ne trouverions pas les mêmes pensées, et quelquefois peut-être les mêmes expressions dans les homéhes de quelque rude et sévère père de l'Eglise?

Voilà donc son programme, si je puis me servir de ce mot ; c'est la guerre déclarée aux vices et aux bassesses de l'humanité, et comme une malédiction lancée à toutes les hontes qui

Occupent nos esprits et travaillent nos corps.

Il s'indigne parce que

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches

et c'est véritablement le langage élevé d'un moraliste qu'il tient, dans cette première page où il entre en communication avec le lecteur pour stigmatiser si rudement

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine...

Voilà tout ce qu'il veut poursuivre , tout ce qu'il veut châtier dans des vers vengeurs et, certes, ce n'est pas pour de pareils sentiments que vous le condamneriez.

Serait-ce donc pour la méthode employée, pour le procédé auquel il a recours, pour ce que j'appellerai sa manière? peindre le vice, mais le peindre sous des couleurs violentes, — je dirai, si vous le voulez, sous des couleurs exagérées, — pour mieux faire ressortir ce qu'il renferme d'odieux et de repoussant, voilà le procédé.


22 .


34o NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Certes, il est vieux comme le monde, et sans cloute Baudelaire n'a pas le mérite de l'invention ; il est de tous les temps et de toutes les littératures; tous les grands écrivains, tous les poètes, tous les prosa- teurs, tous les moralistes l'ont employé, tous les orateurs profanes et tous les orateurs sacrés s'en sont servis ; ce procédé, ce n'est pas autre chose que l'ilote ivre montré en spectacle à la jeunesse Spartiate pour lui inspirer l'horreur de l'ivresse.

Au théâtre , que voyons-nous autre chose ? Est-ce que vous connais- sez une seule pièce dans laquelle on ne vous montre pas l'homme mal- honnête qu'on vous peint sous les couleurs les plus noires, dont on vous inspire la haine , le traître en un mot que la Providence ne manque pas de frapper à la fin ? il est vrai que pour mieux faire ressortir son indignité et augmenter l'aversion du spectateur, on ne manque guères de lui opposer l'honnête homme, l'homme vertueux qui triomphe; c'est ce qu'on appelle le vice puni et la vertu récompensée : Qu'est donc ce procédé, messieurs, si ce n'est pas celui de Baudelaire? et s'il est ainsi employé constamment et partout et par tous , c'est qu'on n'a pas encore trouvé un meilleur moyen de corriger les hommes...

Un écrivain qui s'y connaissait bien un peu, sans doute, et dont l'autorité vaut bien quelque chose, — MoHèrc, — n'a-t-il pas écrit dans sa Préface de Tartufe :

Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts.

J'ai parlé de Molière et du Tartufe : ai-je besoin de rappeler ici le sort qui attendait ce chef-d'œuvre à son apparition , la cabale des faux dévots , la lutte terrible qu'il fallut subir pour arriver à la représentation et la volonté même, la volonté la plus expresse du Grand Roi néces- saire pour que la pièce pût être donnée : « Monsieur le premier Prési- dent ne veut pas qu'on le joue », avait dit l'immortel auteur...

Aujourd'hui nous ne comprenons plus ces obstacles , nous nous éton- nons de cette résistance ; nous savons bien

Qu'il est de faux dévots ainsi que de faux braves

et que, sous peine de prendre la fausse monnaie à l'égal de la bonne, il faut distinguer entre l'hypocrisie et la dévotion ; nous applaudissons tous aux traits sanglants dont le caractère odieux d'un Tartufe est flagellé en d'admirables vers...


LE PROCÈS. 3^1

Et c'est Molière encore qui ajoute dans sa préface :

Peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits, que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre ; qu'elles reçoivent quelque autorité de la bouche d'un scélérat ? il n'y a nulle apparence à cela, et l'on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner toutes les comédies...

Tout cela, messieurs, est-ce un lieu commun? Est-ce de ma part quelque hors-d'œuvre inutile, puisque nous sommes tous aujourd'hui de l'avis de Molière ?

Mais alors, pourquoi poursuivez-vous Baudelaire? c'est le même procédé qu'il emploie ; il vous montre le vice, mais il vous le montre odieux; il vous le peint sous des couleurs repoussantes, parce qu'il le déteste et veut le rendre détestable , parce qu'il le hait et veut le rendre haïssable, parce qu'il le méprise et veut que vous le méprisiez.

Et puisque nous examinons ici la question du procédé littéraire, voulez-vous me permettre de vous citer quelques lignes de Balzac, écrites par lui dans une lettre, et d'autant plus intéressantes que cette lettre n'a pas été imprimée dans ses œuvres :

Moraliser son époque est le but que tout écrivain doit se proposer, sous peine de n'être qu'un amuseur de gens / mais la critique a-t-elle des procédés nouveaux à indiquer aux écrivainsaurions jamais osé nous permettre de pareils mots devant le tribunal, quant aux Femmes damnées, car je demande la permission de préférer l'ex- pression de mon client à celle du ministère public, — écoutez ces strophes :

A la pâle clarté des lampes languissantes,

Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,

Hippolyte rêvait aux caresses puissantes

Q.ui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d'un œil troublé par la tempête, De sa naïveté le ciel déjà lointain, Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes, L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes. Tout servait, tout parait sa fragile beauté.


LE PROCÈS. 349

Puis fidèle au rôle qu'il s'est tracé, le poète, après avoir montré le vice, le flagelle en des vers vengeurs, et quels vers! Ecoutez, messieurs :

— Descendez, descendez, lamentables victimes. Descendez le chemin de l'enfer éternel ; Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes, Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel.

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage ; Ombres folles, courez au but de vos désirs; Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage. Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.


Loin des peuples vivants, errantes, condamnées, A travers les déserts courez comme les loups; Faites votre destin, âmes désordonnées. Et fuyez l'infini que vous portez en vous I

Je n'ai pas résisté au désir de vous citer ces beaux vers, mais vous, messieurs, dans la chambre du conseil, vous relirez toutes les pièces poursuivies et vous vous demanderez si c'est bien là ce qui constitue le délit d'outrage à la morale publique; vous vous le demanderez, en comparant l'œuvre de Baudelaire et les quelques vers que peuvent contenir quelques pièces, en les comparant, dis-je, à ce que vous lisez tous les jours dans notre littérature moderne, et je parle ici des auteurs les plus illustres, les plus aimés, les plus populaires, à ceux que personne n'a jamais pensé à incriminer au point de vue de l'outrage à la morale publique; et pourtant jamais Baudelaire n'est allé si loin qu'eux...

Vous trouverez dans mon dossier toute une série , et je vous assure qu'elle est nombreuse, de pièces détachées que j'ai recueillies dans notre littérature moderne, cela fait une assez jolie collection. Vous me permettrez bien de vous en lire ici quelques pièces. Voici par exemple les œuvres de ce poète charmant qui s'appelle Alfred de Musset. Est-ce qu'il n'a pas commis la Ballade à la lune ;

Peut-être quand déchante Quelque pauvre mari.

Méchante , De loin tu lui souris.


3 50 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Dans sa douleur amère, Quand au gendre béni

La mère Livre la clef du nid,

Le pied dans sa pantoufle Voilà l'époux tout prêt

Qui souffle Le bougeoir indiscret.

Au pudique hyménée La Vierge qui se croit

Menée, Grelotte en son lit froid.

Mais Monsieur tout en flamm» , Commence à rudojer

Madame Qui commence à crier.

Ouf! dit-il, je travaille, Ma bonne, et ne fais rien

Qui vaille ; Tu ne te tiens pas bien...

Je VOUS le demande, messieurs, ya-t-il, dans tous les vers de Bau- delaire , quelque chose qui approche de ces simples mots , et de cette

image :

i u ne te tiens pas bien ! . . .

Vous nous reprochez la pièce qui s'appelle Les Bijoux; pourquoi, je vous prie ? Est-ce donc parce que :

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur, Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores...

Sur cette nudité qui vous choque et que vous voulez élever à la hauteur d'un outrage à la morale publique... — comme si l'on pouvait supprimer le nu dans l'art et l'interdire à, la poésie plus qu'à la peinture ou à la statuaire — c'est encore avec Musset que je vais vous répondre :


rep(


Le sofa sur lequel Hassan était couché Etait dans son espèce une admirable chose.


LE PROCES. 3 5

II était de peau d'ours, — mais d'un ours bien lécKc, Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose; Hassan avait d'ailleurs une très noble pose, II était nu comme Eve à son premier péché.

Quoi! tout nu! dira-t-on, — n'avait-îl pas de honte? Nu! dès le second mot! — Que sera-ce à la fin? Monsieur, excusez-moi; — je commence ce conte Juste quand mon héros vient de sortir du bain. Je demande pour lui l'indulgence, et fy compte. Hassan était donc nu; — mais nu comme la main,

Nu comme un plat d'argent, nu comme un mur d'église.

Nu comme le discours d'un académicien.

Ma lectrice rougit, et je la scandalise.

Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise

Que vous avez la jambe et la poitrine bien?

Comment le dirait-on, si l'on n'en savait rien?

Madame alléguera qu'elle monte en berline, Qu'elle a passé les ponts lorsqu'il faisait du vent; Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine; Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant. Mais moi, qui ne suis pas du monde, j'imagine Qu'elle aura trop aimé quelqu'indiscret amant.

Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,

Quand on est tendrement aimée, — et qu'il fait chaud?

On est si bien tout nu, dans une large chaise!

Croyez-m'en, belle dame, et ne vous en déplaise.

Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt.

Vous en crîriez sans doute un peu, — mais pas bien haut!


Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie;

Tout est nu dans les cieux , tout est nu dans la vie,

Les tombeaux, les enfants et les divinités.

Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés.

Ainsi donc le héros de cette comédie.

Restera nu, madame, — et vous y consentez.

Que de beaux vers de Musset je pourrais vous citer surtout dans Rolla, ou dans Portia. . . et qu'il faudrait supprimer, si c'était là de l'outrage à la moralité publique . . .


3 52. NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Mais que dire aussi du poète populaire , de Béranger, dont Perrotin a publié il y a peu de temps une nouvelle et si magnifique édition? faudra-t-il aussi expurger Béranger, faudra-t-il retrancher tant de pièces charmantes? faudra-t-il supprimer et Les Deux Saurs de charité, et La Cantbaride, et Jeannette, et La Grand'mère , et Le Chapeau de la Mariée? Non, n'est-il pas vrai? et personne ne le voudrait. Et pour- tant, la grand'mère, vous savez bien ce qu'elle dit le soir de sa fête, de vin pur ayant bu deux doigts :

Combien je regrette Mon bras si dodu, Ma jambe bien faite Et le temps perdu!

Quoi , maman , vous n'étiez pas sage ?

— Non vraiment; et de mes appas Seule, à quinze ans, j'appris l'usage, Car, la nuit, je ne dormais pas.

Maman, vous aviez le cœur tendre?

— Oui, si tendre qu'à dix-sept ans Lindor ne se fit pas attendre

Et qu'il n'attendit pas longtemps.

Maman, Lindor savait donc plaire?

— Oui, seul il me plut quatre mois. Mais bientôt j'estimai Valère

Et fis deux heureux à la fois.

Quoi, maman, deux amants ensemble?

— Oui, mais chacun d'eux me trompa; Plus fine alors qu'il ne vous semble. J'épousai votre grand-papa.

Maman, que lui dit la famille?

— Rien, mais un mari plus sensé Eût pu connaître à la coquille Que l'œuf était déjà cassé.


Bien tard, maman, vous fûtes veuve? — Oui, mais grâce à ma gaieté, Si l'église n'était pas neuve Le saint n'en fut pas moins fêté.


LE PROCÈS. 3 53

Comme vous, maman, faut-il faire? — Eh! mes petits-enfants, pourquoi. Quand j'ai fait comme ma grand'mère, Ne feriez-vous pas comme moi?

Si c'est là ce que la grand'mère appelle du temps perdu, je me demande ce que serait du temps bien employé : elle ne parle pas de remords . . . soit ; mais il me semble qu'il ne devrait pas être question de regrets . . .

Et cette autre amoureuse de Béranger, Jeannette, elle me paraît n'avoir jamais pensé, celle-là, ni à des remords ni à des regrets :

Fi des coquettes maniérées. Fi des bégueules du grand ton; Je préfère à ces mijaurées Ma Jeannette, ma Jeanneton.

Jeune, gentille et bien faite, Elle est fraîche et rondelette. Son œil noir est pétillant. Prudes, vous dites sans cesse Qu'elle a le sein trop saillant : C'est pour ma main qui le presse Un défaut bien attrayant.

La nuit, tout me favorise.

Point de voile qui me nuise,

Point d'inutiles soupirs;

Des deux mains et de la bouche

Elle attise les désirs,

Et rompit vingt fois sa couche

Dans l'ardeur de nos plaisirs...

Voilà ce qu'a écrit Béranger, et bien d'autres choses encore , n'est-il pas vrai? Voilà ce qui se réimprime sans cesse, et vous n'avez jamais songé à poursuivre , et vous ne pourriez le faire sans courir à un échec certain.

Et Gautier, cet admirable ciseleur de style et ce pemtre merveil- leux! . . . laissez-moi vous en parler; laissez-moi vous parler de ce chef- d'œuvre de style qui s'appelle Mademoiselle de Maiipin : c'est peut-être le roman le plus osé, si cela peut s'appeler un roman, qui ait été publié depuis longtemps. . . à quelle page l'ouvrirai-je? je n'ai que l'embarras du choix

^5


3J4


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


(La scène représente le lit de Rosette; un rayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est dix heures. . . la chemise de Rosette a un tour de gorge de malincs toute déchirée; la nuit a été orageuse; ses cheveux s'échappent confusément de son petit bonnet; elle est aussi jolie que peut l'être une femme que l'on n'aime point et avec qui l'on est couché.)

Une querelle s'engage entre les deux amants , et voici comment le dialogue se termine :

Rosette. — Laissez-moi!

Moi. — Pardieu non!

Rosette (^e débattant). — OLI vous me lâcherez!

Moi. — J'ose, madame, vous assurer le contraire.

Rosette [voyant qu'elle n'est pas la plus forte). — Eh bien, je reste, vous me serrez le bras d'une force!... Q.ue voulez-vous de moi?

Moi. — Je pense que vous le savez. — Je ne me permettrais pas de dire ce que je me permets de faire; je respecte trop la décence.

Rosette (déjà dans l'impossibilité de se défendre). — A condition que tu m'aimeras beaucoup. . . je me rends.

Moi. — II est un peu tard pour capituler, lorsque l'ennemi est déjà dans fa place.

Rosette ( me jetant les bras autour du cou, à moitié pâmée) . — Sans condi- tion. . . je m'en remets à ta générosité. . .

Je passe à la conclusion du roman : Mademoiselle de Maupin a épuisé, comme elle le dit, toutes ses cruautés; elle vient elle-même trouver d'Albert et se remettre entre ses mains ;

C'était bien Rosaiinde, si belle et si radieuse qu'elle éclairait toute la chambre, avec ses cordons de perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands sabots de dentelles, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon, telle enfin qu'elle était le jour de la représentation. Seu- lement, différence importante et décisive, elle n'avait ni gorgerctte, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobât aux yeux ces deux char- mants frères ennemis, — qui, hélas! ne tendent trop souvent qu'à se récon- cilier.

Une gorge entièrement nue, blanche, transparente comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la plus exquise, saillait hardiment hors d'un corsage très échancré et semblait porter des défis aux baisers

— Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous l'air chaste et sérieux d'une Diane antique, là où il faudrait plutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de la mer?

— \oyez-vous, d'Albert, c'est que je ressemble plus à Diane chasseresse


LE PROCES. 3 ^ 5

qu'à toute autre chose. — J'ai pris fort jeune cet habit d'homme. . . En un mot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suis vierge — vierge comme la neige de l'Himalaya, comme la lune avant qu'elle n'eût couché avec Endymion, comme Marie avant d'avoir fait connaissance avec le pigeon divin; et je suis grave ainsi que toute personne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. — C'est une métamorphose, une transformation que je vais subir. , .

D'Albert, singulièrement ému, lui prit les mains et en baisa tous les doigts, les uns après les autres, puis rompit fort délicatement le lacet de la robe, en sorte que le corsage s'ouvrit et que les deux blancs trésors appa- rurent dans toute leur splendeur. Sur cette gorge étinceiante et claire comme l'argent s'épanouissaient les deux belles roses du paradis. Il en serra légère- ment les pointes vermeilles dans sa bouche et en parcourut ainsi tout le con- tour; Rosalinde se laissait faire avec une complaisance inépuisable... L'étrei- gnant dans ses bras, il couvrait de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de l'infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente... La chemise douée d'un heureux esprit d'imitation ne resta pas en arrière de la robe, elle glissa d'abord des épaules sans qu'on songeât à la retenir; puis, profitant d'un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d'adresse et roula jusqu'aux hanches dont le contour ondoyant l'arrêta à demi. — Rosalinde s'aperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva un peu le genou pour l'empêcher de tomber tout à fait. — Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et, par une heureuse trahison, s'arrête précisément au-dessous de l'endroit qu'elle est destinée à cacher. — Mais, comme la chemise n'était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse, comme un grand lévrier blanc...

Vous m'en voudriez peut-être de continuer, messieurs ... ; bien que la justice puisse et doive tout entendre et que sa dignité n'en puisse être atteinte, j'avoue que je trouverais téméraire de lire dans cette enceinte la scène qui suit. . . D'Albert aurait voulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où fut conçu Hercule; et cependant il est vaincu par la fatigue, et le sommeil lui touche les yeux du bout de l'aile au moment où l'aube commence, dit le poète, à jeter ses rayons blanchâtres à travers les rideaux . . . cependant que fait la Rosalinde? Elle ne dort ps-s : lassata , peut-être... satiata, sa curiosité ne l'est pas : elle se lève sans bruit, se rajuste à la hâte, se retire doucement et : « au lieu de retourner dans sa chambre ».


356


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


— Si je vous disais qu'il était bien temps, quelqu'un me répondrait

peut-être comme dans la pièce : ((non, il n'était plus temps ».

Donc :

Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra cRez Rosette; — ce qu'elle y dit, ce qu'elle y fit, je n'ai jamais pu le savoir: seulement une femme de chambre de Rosette m'apprit cette circonstance singulière : bien _ que sa maîtresse n'eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était m rompu et défait, et portait l'empreinte de deux corps. — De plus elle me montra des perles exactement semblables à celles de la Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant : je laisse cette remarque à la sagacité du lecteur...

Quoi ! et après tout ce que je viens de vous lire , vous condamneriez Baudelaire? Vous le condamneriez après tant d'autres citations que je pourrais faire et dont vous trouverez dans mon dossier une collection bien incomplète encore, mais fidèlement transcrite? vous y trouverez du Rabelais, du Brantôme qui « a cogneu tant d'bonnestes dames. . . » ; mais j'aurais pu puiser partout! La Fontaine et ses contes, Molière, Voltaire et ses contes en prose, et Rousseau dont les confessions ren- ferment des passages immondes, et Beaumarchais, « auquel de toutes les choses sérieuses le mariage a toujours paru la plus bouffonne ». Mais si j'osais, si la prosopopée pouvait ici trouver sa place, j'évoque- rais et j'invoquerais Montesquieu: « Oh! Montesquieu, que dirait ta grande âme, si pour ton malheur rappelé à la vie, tu voyais poursuivre pour outrage à la morale publique Baudelaire et les Fleurs DU Mal, toi qui as écrit le Temple de Gnide et les Lettres persanes. . .?n Que dirait Lamartine qui a fait La Chute d'un Ange, et Balzac avec sa Fille aux yeux d'or, et George Sand avec Le'lia. . . ?

Je m'arrête, messieurs, et je ne veux pas abuser plus longtemps de vos moments.

Je vous ai dit ce qu'était Baudelaire , et quelles avaient été ses inten- tions ; je vous ai montré sa méthode , et son procédé littéraire , je viens de vous faire voir longuement qu'il n'y a rien dans son œuvre qui soit aussi osé dans le fond et dans la forme, dans l'expression et dans la pensée, que tout ce que notre littérature imprime et réimprime tous les jours; j'ai confiance que vous ne voudrez pas frapper ce galant homme et ce grand artiste et que vous le renverrez purement et simplement des fins de la poursuite.


LE PROCES. 3 57


JUGEMENT.

En ce qui touche le délit d'offense à la morale religieuse, attendu que la prévention n'est pas établie, renvoie les prévenus des fins des poursuites ;

En ce qui touche la prévention d'offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ;

Attendu que l'erreur du poète dans le but qu'il voulait atteindre et dans la route qu'il a suivie, quelque effort de style qu'il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses peintures , ne sau- rait détruire l'effet funeste des tableaux qu'il présente au lecteur, et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l'exci- tation des sens par un réaUsme grossier et offensant pour la pudeur ;

Attendu que Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise ont commis le délit d'outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ;

Savoir : Baudelaire en publiant, PouIet-Malassis et de Broise, en publiant, vendant et mettant en vente à Paris et à Alençon l'ouvrage intitulé : Les F LEURS DU M AL, lequel contient des passages ou expressions obscènes ou immorales;

Que lesdits passages sont contenus dans les pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil;

Vu l'article 8 de la loi du 17 mai 18 19, l'article 26 de la loi du 26 mai 181 9;

Vu également l'article 463 du Code pénal ;

Condamne Baudelaire à 300 francs d'amende; PouIet-Malassis et de Broise chacun à 100 francs d'amende;

Ordonne la suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39,80, 81 et 87 du recueil (^) ;

Condamne Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise solidairement aux frais liquidés à dix-sept francs, 35', plus 3 fr. pour droit de poste. Et non compris les frais de signification du présent jugement à Poulet-Malassis , ni les frais de capture s'il y a lieu ;


'" XX, Les Bijoux; XXX, Le Léthé; XXXIX, A Celle qui est trop GAIE; LXXX, Lesbos; LXXXI, Femmes damnées, A la pâle clarté des lampes languissantes...; LXXXVII, Les Métamorphoses du Vampire (voir ces pièces dans Les Épaves).


3 5^ NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Fixe à une année la durée de contrainte par corps qui pourra être exercée contre Baudelaire.

Au Palais de justice..., le jeudi vingt août 1857.

Comme on le voit par ces dernières lignes, le tribunal n'avait pas jugé utile de prendre huit jours de réflexion : il avait, séance tenante, flétri Baudelaire et mutilé les Fleurs DU MAL.,.

Le poète éprouva d'abord un vif sentiment de révolte. A Charles Asselineau qui lui demandait, au sortir de l'audience : «Vous vous attendiez à être acquitté?» il répondait: «J'attendais qu'on me ferait réparation d'honneur !» Et, bien que nous n'ayons pas sous ce rapport de document décisif, il semble certain qu'il refusa, quelque temps au moins, d'accepter le jugement qui le frappait. La présomption en résulte du fait qu'il protesta vivement quand Poulet -Malassis mit en vente une centaine d'exemplaires expurgés, avec cartons ^^^ :

Si vous pouviez comprendre quel tort vous vous êtes fait avec votre ridicule opération chirurgicale ! Les plaintes ont tardé quelque temps. Enfin, elles ont fait explosion. Naturellement, comme j'en avais le droit, j'ai tout rejeté sur Malassis.

Tout ce que je vous demande, pour le moment... c'est de ne pas faire de nouveaux cartons, avant de nous être entendus tous les deux sur la manière de les faire. (9 octobre 1857.)

Baudelaire a malheureusement négligé d'indiquer ici comment il concevait les nouveaux cartons; mais, si l'on en croit Malassis

'*> Nous en avons eu plusieurs entre les mains. La couverture y est du second modèle, dont nous avons parlé, p. 313. De plus, ils offrent les particu- larités suivantes : 2 pages blanches, 91 et 187; les pages 53-54, 73-74 > 93*94» 189-190, 191-192, 193-194, 195-196 n'existent plus qu'à l'état d'onglets; Parfum exotique, qui commençait page 54, a été reculé à la page 52, Réver- sibilité de la page 94 à la page 92, et Femmes damnées (Comme un bétail pensif,..) de la page 196 à la page 188. — Le volume, dans sa présentation, est vraiment déshonoré, et l'on comprend doublement la protestation de l'au- teur, quand on sait que Poulet-Malassis, au lendemain du procès, se solidarisait entièrement avec lui, écrivant notamment : « Quant à moi, je mettrais plutôt toute l'édition en terre que de consentir à la mutilation du livre. Il se vendra comme il est dit et comme il pourra, mais jamais avec des cartons, w (Lettre inédite communiquée par M. Sacha-Guitry.)


LE PROCÈS. 3 59

(lettre inédite communiquée par M. Sacha-Guitry, lo novembre 1857), ils auraient été de nature à motiver de nouvelles pour- suites. Ainsi le poète, loin de faire amende honorable, songeait à renchérir sur l'audace des pièces condamnées. II finit cependant par accepter l'inévitable :

Vous savez que j'ai résolu de me soumettre complètement au juge- ment et de refaire six pocmes nouveaux, beaucoup plus beaux que ceux supprimés. Mais quand la disposition poétique me reviendra- t-elle? (30 décembre.)

II était allé voir des magistrats, — notamment M. Pinard qui, sans doute, ayant pour lors quitté sa robe, lui offrit force compli- ments, l'assura de sa sympathie, peut-être même lui fit espérer un dédommagement officiel dans un court délai : le nom du substitut impérial figure de sa main , postérieurement au procès , sur une liste d'envoi de ses livres, et l'année suivante, il écrira à sa mère :

Voilà donc le 1 5 août passé sans que la décoration soit venue. Je ne sais pas si je t'ai jamais dit qu'il en avait été question déjk l'an passé, mais que le procès des F LEURS DU M AL avait fait renvoyer la question à plus tard. (22 août 1858.)

A se plier aux circonstances, trouva- 1- il une de ces jouis- sances d'amère ironie qui sont réservées au génie méconnu comme une compensation inaccessible au vulgaire ?. . . II y gagna, du moins une 1 émise partielle de l'amende. Pour cette remise, il avait, peu de temps après fissue du procès, sollicité l'intervention de f Impératrice, dans une lettre qui a été récemment publiée dans la Revue d'Histoire littéraire de la France (janvier-mars 1922) par M. H. Patry :

6 novembre iS^^y. Madame,

II faut toute la prodigieuse présomption d'un poëte pour oser occuper l'attention de Votre Majesté d'un cas aussi petit que le mien. J'ai eu le malheur d'être condamné pour un recueil de poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l'horrible franchise de mon titre ne m'ayant pas suffisamment protégé. J'avais cru faire une belle et grande œuvre,


3^o


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


surtout une œuvre claire ; elle a été jugée assez obscure pour que je SOIS condamné à refaire le livre et à retrancher quelques morceaux (5Ù sur cent). Je dois dire que j'ai été traité par la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du jugement impli- quent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions. Mais l'amende, grossie de frais inmtelhgibles pour moi, dépasse les facul- tés de la pauvreté proverbiale des poètes, et, encouragé par tant de preuves d'estime que j'ai reçues d'amis si haut placés, et en même temps persuadé que le cœur de l'Impératrice est ouvert à la pitié pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles, j'ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix jours, de solliciter la gracieuse bonté de Votre Majesté et de la prier d'inter- venir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.

Daignez, Madame, agréer l'hommage des sentiments de profond respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être

De Votre Majesté, le très dévoué et très obéissant serv'iteur et sujet,

Charles BAUDELAIRE,

19, quai Voltaire.

La décision tarda quelque peu à être rendue. II y avait du tirage, du fait des bureaux du Ministère de l'Intérieur qui, ayant déclanché les poursuites, ne voulaient pas se déjuger. Cependant M. Chaix d'Est-Ange, sur ces entrefaites, ayant été nommé pro- cureur général, et, aux termes d'une note de la Division crimi- nelle, «le condamné témoignant du repentir», l'amende finale- ment pour Baudelaire fut réduite à 50 francs. Ses éditeurs furent moins heureux, quoi qu'on en ait écrit : il leur en coûta, à chacun, 130 francs.

Sitôt qu'il avait eu pris connaissance des FleURS DU MAL, Flaubert avait adressé à Baudelaire une lettre dont il faut citer quelques passages, parce qu'ils résument le jugement d'un des grands esprits du siècle, et qu'ils constituent une des critiques les plus substantielles qu'on ait donnée du livre :

... Franchement cela me plaît et m'enchante.

Vous avez trouvé moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne res-


LE PROCÈS. ^6l

semblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L'originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l'idée , à en craquer.

J'aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.

... En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c'est que l'art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l'aimer, d'une façon triste et détachée qui m'est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d'Angleterre. (13 juillet 1857.)

G"" Flaubert.

De Hauteville-House était venue aussi, au lendemain du procès, une lettre de chaude approbation :

30 août 1857.

... Je crie bravo ! de toutes mes forces , à votre vigoureux esprit. . . Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu'il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu'il appelle sa morale; c'est là une couronne de plus. Je vous serre la main , poète.

Victor Hugo.

Outre les illustres amis, d'assez nombreux écrivains avaient tenu, également, à manifester leur sympathie au poète «flétri» : Pierre Dupont, saluant en lui «une âme lumineuse et amoureuse du beau»; Gœpp, le déclarant l'égal de Racine et voyant dans les Fleurs DU Mal «un événement littéraire»; Watripon, Delvau, celui-ci particuhèrement cordial (^Rabelais, 22 août 1857).

Firmin Maillard, dans son Histoire anecdodque et critique de la Presse parisienne, lui consacrait une page enthousiaste :

Un talent sérieux, convaincu — grandement épris de la forme, se fatiguant même quelquefois à la chercher, — la trouvant toujours; une netteté de langage, une pureté de style vraiment admirables. Fortifiée par la sohtude, cette nature nerveuse, habituée à se rendre compte de ses moindres sensations, analysant froidement, crûment, mettant à nu , d'une main sûre , le beau et le hideux , cette nature , dis -je, poursuit sa route sans se préoccuper de ses angles auxquels viennent se heurter les haines et les inimitiés de ses confrères . . .


3^2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

De cette rumeur sympathique, on trouve encore un écho, quinze mois plus tard dans la Revue de l'année de Charles Monselet (^Figaro, 30 décembre 1858) :

Ce succès Ou procès Populaire A fait plus grand et plus beau Le nom de Charles Bau- delaire.


Au camp adverse, on ne se montrait pas, d'ailleurs, moins ardent. Pour suivre la métaphore de Delvau, il faut mentionner d'abord quelques couleuvres, plus taquines que nocives : — Jean Rousseau retrouvant, en trois colonnes, dans Baudelaire, le Daniel Jovard des Jeune-France ressuscité (^Figaro, 6 juin 1858); Alfred Denis (ibid. , 9 décembre 1858) contant que le poète Ignarus, le poète Ignotus et le poète NuIIus se consolent de ne figurer dans «le Vapereau» , à constater que leur grand chef Balde- îarius n'y figure pas davantage; Henry Bordeaux pubhant des Fleurs du bien pour prouver qu'il est préférable «de s'attacher à ce qu'il y a de bon dans l'homme»... Deci delà aussi les «dogues» donnaient de la voix : Louis Ménard, qu'on ne se fût pas attendu à voir dans ce rôle, J.-J. Weiss qu'on s'étonnerait de n'y pas voir.

Ménard avait été des condisciples de Baudelaire au collège Louis-Ie-Grand et, plus tard, de ses familiers. Mais Baudelaire, en 1846, s'était permis, dans un article du Corsaire-Satan , quelques réserves sur la valeur du Prométbée délivré. Ménard se chargea de lui prouver que, onze ans plus tard, il se souvenait encore de la blessure faite à l'amour-propre de Louis de Senncville. Son factum est peut-être le plus malicieux qui ait jamais visé les FleurS DU Mal et leur auteur. On y lit notamment :

M. Baudelaire voudrait passer pour un méchant diable bien terrible, aux doigts crochus, au pied fourchu. En lisant son livre, on se le figure tout autre : ce doit être un grand garçon un peu gauche, avec une longue redingote noire, le teint jaune, les yeux myopes et des cheveux de séminariste. Il a beau parler sans cesse de la vermine


LE PROCÈS. 363

et des scorpions qu'il a dans l'âme et se prendre pour type de tous les vices, il est facile de voir que son plus grand défaut consiste dans une imagination trop libertine, défaut trop commun chez les érudits qui ont passé leur jeunesse dans la retraite. Son livre est comme la tentation de saint Antoine : on y trouve tous les cauchemars qui peuvent troubler les impossibles rêves d'un solitaire. Si la revue n'est pas com- plète, ce n'est pas que M. Baudelaire, qui doit avoir eu des prix de vers latins au séminaire, n'ait lu le Satyricon de Pétrone, mais c'est qu'il n'a pas l'audace de son vénéré maître , l'auteur de Mademoiselle de Maupin. II aurait mieux fait de placer ses Fleurs maladives sous le patronage de l'auteur de Volupté. Le mal dont il se plaint n'est pas celui dont il souffre : à voir son goût pour la pourriture , un médecin ne s'y trom- perait pas. Mais les fanfarons du vice oubhent toujours de se vanter de celui dont on pourrait les accuser sérieusement. Son mal réel est d'avoir vécu dans un monde fantastique, tout peuplé d'ombres mal- saines, qui se dissiperaient au contact de la réalité comme les élucu- brations des moines se dissipaient au chant du coq. Les rêves n'ont pas de corps. Qu'il laisse là les poètes de la Renaissance et les charniers romantiques de 1830. Qu'il entre dans la vie commune, et il saura revêtir de cette forme qu'il possède à un si haut degré des créations vivantes et saines. II sera père de famille et publiera des livres qu'il pourra faire hre à ses enfants. Jusque-là il restera un lycéen de 1828 ayant subi ce que Geoffroy Saint-Hilaire appelle un arrêt de dévelop- pement. {^Revue philosophique et religieuse, septembre 1857.)

Dans le Tombeau de Charles Baudelaire, Ménard s'est placé parmi «les dix» qui avaient admiré le poète dès ses débuts...

Pour affecter un tour d'hostilité moins personnelle, J.-J. Weiss, dans la Revue contemporaine (15 janvier 1858), ne devait pas mon- trer plus de compréhension :

M. Baudelaire est au fond de l'ornière sur laquelle penche M. Flaubert. II marque le second terme vers lequel doit être préci- pitée une littérature qui, à défaut des bienséances de la morale, ne s'embarrasse même plus des bienséances de l'art...

II ramasse les sentines et les égouts, il souille la grâce, la beauté, l'amour, la jeunesse, la fraîcheur, le printemps, et d'une voix rauque d'orgie, et cependant guillerette, il s'écrie : «Voilà fhomme !»... Le charnier. . . et M. Baudelaire a des lecteurs. .. et on l'admire I et on le prône ! et il faut le discuter comme un événement !


364 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


LA DEUXIEME EDITION.

Baudelaire avait commencé par prendre un intérêt assez vif à ce bruit et à ces discussions autour de son livre ou de sa per- sonne, — il le dit lui-même dans sa correspondance qui renferme encore des plaintes au sujet des articles de Ménard et de Weiss et, un peu plus tard, une protestation formelle contre certains propos, à lui prêtés par Jean Rousseau, déjà nommé, et dont l'efiFet aurait pu être de le brouiller avec Hugo (Lf Figaro, juin 1858). Et puis, était-ce le fait du choc en retour de cette surexcitation, ou du mal qui, avant de l'emporter, devait le miner si longtemps, — il était tombé dans une sorte d'atonie qui ne lui laissait plus la force de travailler que par intervalles et le rendait incapable d'aucune résolution :

Je frissonne de paresse en pensant qu'il faudra, pour que ce livre puisse se vendre légalement, le réimprimer tout entier, et com- poser six poëmes nouveaux , pour remplacer les six condamnés. (2^ décembre 1857.)

Et ces maudites Fleurs DU Mal qu'il faut recommencer!... 11 faut du repos pour cela. Redevenir poëte, artificiellement, par volonté, rentrer dans une ornière qu'on croyait définitivement creusée, traiter de nouveau un sujet qu'on croyait épuisé, et cela pour obéir à la volonté de trois magistrats niais !... (19 février 1858, lettre inédite.)

Il restait à Alençon quelque deux cents exemplaires naguère saisis, le reste de l'édition s'étant vendu sous le manteau deux ou trois fois le prix marqué, les «grand papier» jusqu'à 30 et 40 francs, et l'on a vu que Baudelaire devait s'entendre avec Poulet- Malassis pour l'établissement des cartons. Cependant ces deux cents exemplaires furent soldés, sans qu'on eût pris la peine d'y coordonner la pagination; on se contenta d'y supprimer les pièces condamnées et de les placer sous le millésime de 1858.

D'autre part des offres venaient au poète, de Michel Lévy qui regrettait le livre, et d'un éditeur belge, qui sollicitait d'en donner


LA DEUXIÈME EDITION. 365

une seconde édition intégrale. Ce dernier parti était particulière- ment tentant; Baudelaire ne put se décider pourtant à l'adopter. Bien qu'il eût l'agrément de Poulet- Malassls, avec lequel ses rapports avaient fraîchi depuis le procès, il lui sembla que la délicatesse ne lui permettait pas cette dissociation de leurs intérêts :

Je ne vois qu'une seule clause qui pourrait concilier votre intérêt avec le mien, ce serait que l'éditeur belge s'engageât à écouler son édition en quatre ou cinq mois. Or cette hypothèse ne vous paraît-elle pas absurde? (21 février 1858.)

II eût craint d'ailleurs, en traitant en Belgique, de nuire à la seconde édition française, qu'en dépit de son découragement il voulait très prochaine.

Cette phase d'hésitations et d'improduction poétique dura plus d'un an, pendant lequel ne parurent que trois pièces jugées dignes, plus tard, de prendre place dans la deuxième édition : Paysage ^parisien'^y Une gravure ^de Mortimer~^ (fantastique), et Duellum, pièces qui d'ailleurs, très vraisemblablement, avaient été écartées de la première.

Enfin, le 10 novembre 1858, il mandait à de Calonne :

Les nouvelles Fleurs DU Mal sont commencées; seulement je ne vous donnerai de vers que lorsqu'il y en aura assez pour bourrer UNE FEUILLE. Le Tribunal n'exige que le remplacement de six mor- ceaux. J'en ferai peut-être vingt. Les professeurs protestants constate- ront avec douleur que je suis un catholique incorrigible. Je m'arran- gerai de façon à être bien compris , — tantôt très bas , et puis très haut. Grâce à cette méthode, je pourrai descendre jusqu'aux passions ignobles. Il n'y aura plus que les gens d'une mauvaise foi absolue qui ne comprendront pas l'impersonnalité volontaire de mes poésies. (Lettre inédite.)

Fort heureusement son retour à la disposition poétique allait être secondé par les circonstances : l'avancement de ses travaux en cours ( Théophile Gautier, Les Paradis artificiels^ lui rendait quelque loisir, en même temps que son rapprochement avec sa mère, qui, à l'heure du procès, n'avait pas été la dernière à le vitupérer, lui apportait une relative aisance. Partageant alors son


^66 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

temps entre Paris et la calme «Maison-joujou» que M" Aupick possédait à Honfleur, «la taconde lui revenait», avec la confiance en soi, si nécessaire aux créations artistiques. II mandait, tout joyeux, à Poulet-Malassis : «Nouvelles FleurS DU MAL faites. A tout casser, comme une explosion de gaz chez un vitrier» (29 avril 1859), et, de Paris à M""* Aupick, un peu plus tard :

J'ai fait un tas de vers, et je m'arrête, d'abord parce que j'ai des choses plus pressées et plus fructueuses qui attendent leur conclusion , ensuite parce que cette fécondité n'aurait jamais de fin. (28 dé- cembre.)

Traits trop rares oii s'affirme sa vitalité bientôt défaillante. Courte trêve dans ce martyre que fut sa vie. — Les poésies aux- quelles il fait ici allusion sont parmi les plus belles dont s'enor- gueillisse notre trésor littéraire : elles s'appellent : Le Possédé, Le Voyage, L'Albatros, Les Petites Vieilles ^^\ Chant d'Automne,

C'est sur la fin de Tannée 1859 (voir lettre du 15 novembre) que les pourparlers dès longtemps engagés avec Poulet-Malassis et de Broise prirent un tour décisif. Le traité intervenu est en date du i" janvier 1860. Soit dit en passant, il s'appliquait également à trois autres volumes : Curiosités esthétiques, Opium et haschisch. Opinions littéraires (^ L'Art romantique y 11 prévoyait, pour les FÙEURS DU Mal, 20 poèmes nouveaux, fixait à 300 francs les droits d'auteur et accordait aux imprimeurs-éditeurs un délai de deux ans pour l'écoulement du tirage à 1,500 exemplaires. Passé ce délai , le traité devait être renouvelé dans les mêmes conditions , à défaut de quoi l'auteur rentrait dans ses droits.

) Dédiée à Victor Hugo comme Les Sept Vieillards. Voir nos notes sous les titres de ces pièces.

Il s'agissait avant toute chose d'effacer l'effet de deux articulets parus au Figaro (juin 1858) sous la signature de Jean Rousseau. Baudelaire, accusé de s'être exclamé publiquement : « Hugo ! qui ça, Hugo ? Est-ce qu'on connaît ça, Hugo?...)) avait aussitôt protesté dans une lettre rendue publique. Mais cette lettre n'avait eu pour effet que de lui attirer une riposte très violente où le folliculaire, heureux de créer un incident, maintenait son affirmation.


LA DEUXIÈME ÉDITION. 367

Baudelaire, une fols décidé, pensait mener à bien très vite rétablissement de cette 2* édition, comme des autres volumes projetés, et on le voit s'évertuer à combattre le scepticisme que ses correspondants les plus habituels, sa mère et Poulet-Malassis , se permettaient de conserver à ce sujet. «Cette mise en ordre [des pièces des FleursJ qui vous préoccupe tant sera l'affaire d'une heure», écrit-il à Malassis, — et à M*"' Aupick :

M. Malassls est venu à Paris , et nous nous sommes entendus sur la publication d'un volume par mois à partir de février. Ainsi nous allons imprimer le i" volume en janvier. Les fleurons, culs-de-lampes et frontispice pour les Fleurs (2' édition) sont commandés... Je suis donc maintenant sûr de la publication de 5 vol. l'année prochaine... Le commis de la librairie Malassis qui vient de faire un voyage, pré- tend que tout le monde réclame la 2' édition des Fleurs. (28 dé- cembre 1859.)

Les cinq volumes dont il est ici question, sont les quatre aux- quels allait avoir rapport le traité du i" janvier 1860, plus Eurêka, que publiait alors la Revue internationale de Genève , et on voit que l'impression des FleurS DU MAL était prévue pour février, devant succéder à celle des Paradis artificiels. Mais Baudelaire, une fois de plus, avait compté sans cet indéfectible amour de la per- fection qu'il poussait si loin. Ses innombrables corrections, après avoir retardé l'établissement des Paradis, allaient éloigner celui des Fleurs, Trois mois après avoir affirmé que le volume était «presque fini» (8 décembre 1859), il écrivait : «Je ne suis pas tout à fait content; il y a toujours des lourdeurs et des violences de style.» (13 mars 1860.) D'ailleurs, sa fécondité persistant, îe nombre des pièces nouvelles s'accroissait, — au lieu des 20 prévues, c'est 35 qu'allait apporter le texte de 1861, — et avec lui, nécessairement, la difficulté de leur classement. Aussi bien ce classement ne pouvait être effectué qu'une fols tous les poèmes terminés, et il y en avait plusieurs que le poète n'arrivait pas à mettre au point.

Tel fut le cas de Dorothée, de La Femme sauvage, du Rêve ou Plutus , L'Amour et la Gloire, dont il est question dans les lettres


368 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

des 15 décembre 1859 et 13 mars 1860 notamment, et auxquels Baudelaire renonça finalement, ne les ayant pas achevés en temps utile, pour en reprendre l'idée, un peu plus tard, dans ses Petits Poèmes en prose.

Tel encore celui d'un certain Epilogue auquel il semble avoir tenu tout particulièrement, car, dès 1855, en en adressant un résumé à M. de Mars, secrétaire de la Revue des Deux Mondes, il l'appréciait en ces termes :

Cela, comme vous voyez fait un joli feu d'artifice de monstruo- sités, un Epilogue digne du prologue Au Lecteur, une réelle Con- clusion. (Louis Thomas, Curiosités sur Baudelaire, Messein.)

Cinq ans plus tard , il ne parlait pas de la pièce avec moins de chaleur :

Je travaille aux Fleurs du Mal. Dans très peu de jours, vous aurez votre paquet, et le dernier morceau, ou épilogue, adressé à la ville de Paris, vous étonnera vous-même, si toutefois je le mène à bonne fin (en tercets ronflants). (Mai 1860, lettre à Poulet - Malassis.)

L'ébauche de cette poésie, parue dans l'ouvrage d'E. Crépet (op. cif. ), a sa place ici :

Tranquille comme un sage et doux comme un maudit ,

J'ai dit : Je t'aime, 6 ma très belle, ô ma charmante...

Q.ue de fois... Tes débauches sans soif et tes amours sans âme.

Ton goût de l'infini Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame.

Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes, Tes faubourgs mélancoliques. Tes hôtels garnis,

Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues, Tes temples vomissant la prière en musique, Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle. Tes découragements;


LA DEUXIÈME EDITION. 369

Et tes feux d'artifice, éruptions de joie, Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.

Ton vice vénérable étalé dans la soie,

Et ta vertu risible, au regard malheureux,

Douce, s'extasiant au luxe qu'il déploie.

Tes principes sauvés et tes lois conspuées,

Tes monuments hautains où s'accrochent les brumes,

Tes dômes de métal qu'enflamme le soleil,

Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses.

Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant.

Tes magiques pavés dressés en forteresses,

Tes petits orateurs, aux enflures baroques. Prêchant l'amour, et puis tes égouts pleins de sang, S'engoufl"rant dans l'Enfer comme des Orénoques,

Tes anges , tes bouffions neufs aux vieilles défroques. Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, O vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence.

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.

Comme les trois autres pièces dont il a été question aupara- vant, Baudelaire devait renoncer à faire entrer celle-ci dans ses Fleurs; il en tira du moins, plus tard, l'Epilogue en vers qui clôt les Petits Poèmes en prose.

Une autre cause du retard apporté à la mise en train de cette 2* édition, fut le projet d'une ornementation de laquelle il a été question dans l'extrait de la lettre du 28 décembre 1859, donné plus haut. Cette ornementation devait comporter, comme on Ta vu, des culs -de -lampe, des fleurons, et un frontispice. Poulet - Malassis voulut d'abord la confier à Duveau, qui était de ses grands amis. Baudelaire, par contre, s'était enthousiasmé pour Alfred Rethel, auteur d'une Chasse miraculeuse , alors en vente chez Goupil (voir lettre à Nadar, 14 mai 1859), et d'une Dam^ des morts pour l'année 18^8 qui, parue à Leipzig, avait eu, à l'époque, l'hon-

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370 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

neur justifié d'être reproduite dans l'Illustration (28 juillet 1849), ( Le lecteur en trouvera les six planches dans V Histoire de l'Imagerie populaire de Champfleury.) Il est très certain, soit dit en passant, que Rethel était, entre tous les dessinateurs de Tépoque, le plus qualifié, ayant subi, semble-t-il, la même crise morale que Baudelaire, — jeté, comme lui, au blasphème et au sarcasme par les déceptions des journées de fiévrier, ne voyant plus, comme lui, dans la Révolution, que l'effet de cet amour de la destruction qui s'empare périodiquement de l'aveugle humanité, et ayant hérité la verve macabre de Holbein; mais depuis plusieurs années déjkj le malheureux artiste était privé de raison. — Puis il avait été question de Nanteuil et de Penguilly, le premier semblant désigné par sa fi^ugue romantique, le second par son habituelle fréquentation des démons, feux follets, chauves-souris, goules ou vampires dont ses planches sont peuplées. Finalement on s'était mis d'accord sur le nom de Bracquemond, qui avait défa. gravé pour Malassis le dessin de Charles Voillemot placé en tête des Odes funambulesques , et devait bientôt lui fournir des frontispices pour Les Tréteaux de Charles Monselet et Les Amis de la Nature de Champfleury.

Le thème dont on l'avait prié de s'inspirer, tel qu'il résulte d'une lettre du poète à Nadar (16 mai 1859), était le suivant :

Un squelette arborescent, les jambes et les côtes formant le tronc, les bras étendus en croix s'épanouissant en feuilles et bourgeons, et protégeant plusieurs rangées de plantes vénéneuses dans de petits pots échelonnés, comme dans une serre de jardinier.

De ce squelette arborescent, qui représentait l'Arbre de la Science du Bien et du Mal, Baudelaire avait trouvé l'idée dans l'Essai... sur les Danses des Morts d'Hyacinthe Langlois (1852), dont la planche visée reproduit une figure parue dans un ancien traité d'obstétrique : De conceptu et generatione hominis, par Jacob Ruff, Francofurti ad Mœnum, 1580. L'invention des péchés en pots, remplaçant, sous l'arbre de cette planche, Adam et Eve aux-quels le serpent offre la pomme fatale, lui appartenait en propre, par contre, semble-t-il. On peut le croire du moins, tant elle


I


LA DEUXIÈME ÉDITION. 37 I

correspond d'une part à sa croyance en l'esprit de perversité, d'autre part à ses principes esthétiques qui, on le sait, ne lui permettaient d'admettre le décor naturel qu'amendé de la main de i'homme, et lui faisaient préconiser par -dessus toute chose les séductions de l'étonnement.

Bracquemond tenta plusieurs essais, dessins ou planches gravées , sur lesquels le catalogue des Estampes de Cbampjleury ( Sapin , 1891) et le précieux Livre moderne de M. Octave Uzanne (t. III) nous ont apporté des notes substantielles (on les trouvera d'ailleurs reproduites dans notre volume d'iconographie baudelairienne); mais sans parvenir à satisfaire le poète, aussi sévère à autrui qu'à soi-même (voir notamment les lettres à Poulet-Malassis , août et septembre 1860). II avait substitué aux petits pots, dont le sacrifice avait dû singulièrement coûter à Baudelaire, des plantes allégoriques auxquelles celui-ci reprochait de n'avoir point un sens suffisamment clair; surtout il n'avait pas réussi, au gré de son auteur, à traduire, avec l'unité désirable, l'idée du squelette arborescent. Dans ces conditions, Baudelaire lui demanda de copier simplement et strictement l'image d'Hyacinthe Langlois.

Ce frontispice n'est plus le nôtre, mais il va au livre d'une façon telle quelle; il a ce privilège de pouvoir s'adapter à n'importe que! livre, puisque toute littérature dérive du péché. — Je parle très sérieusement. (Lettre à PouIet-Malassis , août 1860.)

Mais il est probable que l'artiste montra peu d'empressement à accepter le nouveau rôle qui lui était offert. D'ailleurs l'exposition à laquelle Poulet -Malassis avait destiné l'édition illustrée des Fleurs du Mal (mai 1860) était dose depuis plusieurs mois. Finalement la mise à exécution de ce projet fut ajournée, le frontispice, pour l'heure, cédant la place à un simple portrait.

Enfin l'établissement de cette seconde édition fut encore retardé par la discussion des termes d'une certaine Préface dont Baudelaire attendait l'éclaircissement du «malentendu» qui avait causé sa condamnation, et aussi une façon de vengeance qui n'aurait pas laissé d'être retentissante.

24.


372 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Trois versions de cette préface, qu'annonçait déjà le deuxième plat de la couverture du Théophile Gautier (1859) : «Sous presse, Les Fleurs du Mal, 2' éd., augmentée d'une préface et de vingt poèmes inédits», ont été publiées par M. Octave Uzanne (Le Livre, mars 1881) et par Eug. Crépet (op. cit.). Les scoliastes les ont le plus communément toutes trois rapportées à la 2* édition. Nous croyons pour notre part que c'est là une erreur, la troisième n'ayant pu être destinée qu'à l'édition subséquente. Nous la don- nons néanmoins à la suite des deux autres pour faciliter la compa- raison des textes.

PRÉFACE.

I

La France traverse une phase de vulgarité. Paris , centre et rayon- nement de bêtise universelle. Malgré Molière et Béranger, on n'aurait jamais cru que la France irait si grand train dans la voie du progrès. — Questions d'art, terrœ ignota.

Le grand homme est bête.

Mon livre a pu faire du bien. Je ne m'en afflige pas. II a pu faire du mal. Je ne m'en réjouis pas.

Le but de la poésie. Ce livre n'est pas fait pour mes femmes , mes filles ou mes sœurs.

On m'a attribué tous les crimes que je racontais.

Divertissement de la haine et du mépris. Les élégiaques sont des canailles. Et verhum caro factum est. Or le poète n'est d'aucun parti. Autrement, il serait un simple mortel.

Le Diable. Le péché origmel. Homme bon. Si vous vouliez, vous seriez le favori du Tyran; il est plus difficile d'aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au Diable que de l'aimer. Tout le monde le sent et personne n'y croît. Sublime subtilité du Diable.

Une âme de mon choix. Le Décor. — Ainsi la nouveauté. — L'Epigraphe. — D'Aurevilly. — La Renaissance. — Gérard de Nerval. — Nous sommes tous pendus ou pendables.

J'avais mis quelques ordures pour plaire à MM. les journalistes. Ils se sont montrés ingrats.


LA DEUXIEME EDITION. 373


II


Ce n'est pas pour mes femmes, mes filles ou mes sœurs que ce livre a été écrit; non plus que pour les femmes, les filles ou les sœurs de mon voisin. Je laisse cette fonction à ceux qui ont intérêt à con- fondre les bonnes actions avec le beau langage.

Je sais que l'amant passionné du beau style s'expose à la haine des multitudes; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun sufirage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l'encre avec la vertu.

Des poètes illustres s'étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. II m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de l'obstacle.

Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient faire du mal; je ne m'en suis pas réjoui. D'autres , de bonnes âmes , qu'elles pou- vaient faire du bien; et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et l'espérance des autres m'ont également étonné , et n'ont servi qu'à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature.

Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme^ je n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas.

J'avais primitivement l'intention de répondre à de nombreuses critiques, et, en même temps, d'expliquer quelques questions très simples , totalement obscurcies par la lumière moderne : Qu'est-ce que la poésie ? Quel est son but? De la distinction du Bien d'avec le Beau; de la Beauté dans le Mal; que le rythme et la rime répondent dans l'homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise; de l'adaptation du style au sujet; de la vanité et du danger de l'inspiration, etc., etc.; mais j'ai eu l'imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères , s'est abattue sur moi , et je me suis arrêté devant


374 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas me comprendre, j'amoncellerais sans Fruit les expli- cations.

C.B.

III

[i4 fondre peut-être avec d'anciennes notes. ]

S'il y a quelque gloire à n'être pas compris, ou à ne l'être que très peu, je peux dire sans vanterie que, par ce petit livre, je l'ai acquise et méritée d'un seul coup. Offert plusieurs fois de suite à divers éditeurs qui le repoussaient avec horreur, poursuivi et mutilé, en 1857, par suite d'un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni, accru et fortifié pendant quelques années de silence, disparu de nouveau, grâce à mon insouciance, ce produit discordant de la Muse des derniers jours , encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, ose affronter aujourd'hui , pour la troisième fois , le soleil de la sottise ^^\

Ce n'est pas ma faute; c'est celle d'un éditeur insistant qui se croit assez fort pour braver le dégoût public. «Ce livre restera sur toute votre vie comme une tache», me prédisait, dès le commencement, un de mes amis, qui est un grand poète. En effet, toutes mes més- aventures lui ont, jusqu'à présent, donné raison. Mais j'ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glo- rifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuhers dans les travestissements de

< Voici la meilleure preuve que cette version-là était destinée non à la a', mais à la 3' édition.

D'ailleurs MM. Calmann-Lévy ont récemment reproduit en fac-similé le billet inédit suivant qui figure en original sur un exemplaire de la seconde édition et témoigne dans le même sens :

« A Michel Lévy.

«Dans la troisième édition, que j'appellerai édition définitive, j'ajouterai 10 ou 15 pièces, plus une grande préface où j'expliquerai mes trucs et ma méthode, et où j'enseignerai à chacun l'art d'en faire autant,

« Et si je n'ai pas le courage d'écrire cette sérieuse bouffonnerie, j'ajouterai, simplement, comme préface, l'excellent ar^ticlc de Th. Gautier sur les Fleurs DU Mal, compris dans le 4* volume des Poètes Français. — Tout à vous.

«Ch. Baudelaire.»


LA DEUXIÈME ÉDITION. 375

la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l'eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin.

Mon éditeur prétend qu'il y aurait quelque utilité pour moi, comme pour lui, à exphquer pourquoi et comment j'ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là peut-être, l'écrirai -je plus tard et le ferai -je tirer à une dizaine d'exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais? Pour insuffler au peuple l'mtelligence d'un objet d'art, j'ai une trop grande peur du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d'égaler ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d'un seul coup. Et puis, ma meilleure raison, ma suprême, est que cela m'ennuie et me déplaît. Mène-t-on la foule dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne? Montre -t- on au public affolé aujourd'hui, indiffé- rent demain , le mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu'à quelle dose l'instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l'amalgame de l'œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l'art?

D'ailleurs , telle n'est pas aujourd'hui mon humeur. Je n'ai le désir ni de démontrer, ni d'étonner, ni d'amuser, ni de persuader. J'ai mes nerfs, mes vapeurs. J'aspire à un repos absolu et à une nuit continue. Chantre des voluptés folles du vin et de l'opium, je n'ai soif que d'une hqueur inconnue sur la terre, et que la pharmaceutique céleste elle-même ne pourrait pas m'offrir; d'une liqueur qui ne contiendrait ni la vitaHté, ni la mort, ni l'excitation, ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd'hui mon unique vœu. Vœu infâme et dégoûtant, mais sincère.

Toutefois, comme un goût supérieur nous apprend à ne pas craindre de nous contredire un peu nous-mêmes, j'ai rassemblé, à la fin de ce livre abominable, le témoignage de sympathie de quelques-


^y6 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

uns des hommes que je prise le plus , pour qu'un lecteur impartial en puisse inférer que je ne suis pas absolument digne d'excommuni- cation et qu'ayant su me faire aimer de quelques-uns, mon cœur, quoi qu'en ait dit je ne sais plus quel torchon imprimé, n'a peut-être pas «l'épouvantable laideur de mon visage».

Enfin, par une générosité peu commune, dont MM. les critiques...

Comme l'ignorance va croissant...

Je dénonce moi-même les imitations (^). . .


NOTES.

Comment, par une série d'efforts déterminée, l'artiste peut s'élever à une originahté proportionnelle ;

Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique ;

Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et mé- connue, comme les langues latine et anglaise;

Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d'exprimer une idée quelconque;

Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l'art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante; qu'elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l'enfer avec la vélocité de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d'angles superposés ;

Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibihté d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amertume, de béatitude ou d'horreur, pai l'accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire;

Comment, appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons, tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflce qu'une

Voir nos notes et éclaircissements sous les titres des pièces suivantes : Le Guignon, Le Flambeau vivant, L'He'autonîimorouménos , Le Calumet de Paix (aux pièces occasionnelles), L'Invitation au Voyage, Le Cygne, Obsession, Les Petites Vieilles.


LA DEUXIÈME ÉDITION. 377

autre, ou d'aligner un poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu.

Tâche difficile que de s'élever vers cette insensibilité divine! Car moi-même, malgré les plus louables efforts, je n'ai su résister au désir de plaire à mes contemporains , comme l'attestent en quelques endroits , apposées comme un fard, certaines basses flatteries adressées à la démocratie , et même quelques ordures destinées à me faire pardonner la tristesse de mon sujet. Mais MM. les journalistes s'étant montrés ingrats envers les caresses de ce genre, j'en ai supprimé la trace, autant qu'il m'a été possible , dans cette nouvelle édition.

Je me propose, pour vérifier de nouveau l'excellence de ma méthode, de l'appliquer prochainement à la célébration des jouis- sances de la dévotion et des ivresses de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues.

Note sur les plagiats. Thomas Gray. Edgar Poë (2 passages). Longfellow (2 passages). Stace. Virgile (tout le morceau d'Andro- maque). Eschyle. Victor Hugo ^^K

L'établissement de ces textes successifs prouve l'importance que Baudelaire attachait à son projet. Sa correspondance n'en témoigne pas moins. En décembre iS^g, il mande à Poulet - Malassis qu'ils devront se mettre d'accord pour la rédaction défi- nitive. Quelques jours plus tard il écrit à sa mère : «La préface (grosse affaire)... doit être faite de manière à ne plus prêter le flanc à la méchanceté de la justice, si bête et si méchante.»

Six mois après, non sans paraître s'en promettre quelque satisfaction, il déclare à son éditeur : «Je vous montrerai la pré- face, vingt lignes d'un majestueux dédain.» Cependant trois mois plus tard, voici qu'à l'heure décisive, — les Fleurs DU MAL sont sous presse — sa résolution vacille : «Je suis très perplexe, avoue-t-il à M""' Aupick. H y a une préface en prose, d'une vio- lente bouffonnerie. J'hésite à l'imprimer, et cependant je ne me rassasierai jamais d'insulter la France.» (11 octobre 1860.) — La France ? on entend bien ce que Baudelaire veut dire ici. La France, c'est-à-dire, dans l'espèce, la bourgeoisie française d'alors et ses porte -parole, les folliculaires incapables de com-

Voir la note de la page 366.


37^ NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

prendre la véritable poésie , et les esprits graves qui confondent la vertu avec la beauté, et ses magistrats qui assimilent les audaces du poète aux délits de droit commun, etc. — Mais comment expliquer cette soudaine virevolte ou cette défaillance de la dernière heure, qui le portait tout à coup à abandonner un projet mûri et poursuivi pendant de longs mois ?

Ceux qui l'ont tenté ont admis que le poète aurait cédé aux instances de son éditeur, épouvanté à l'idée des toile qu'un langage tellement inouï allait soulever dans la presse. Sans nier la valeur de cet argument, nous croyons, pour notre part, qu'il convient de chercher ailleurs la cause déterminante de Baudelaire.

C'est à Louis Veuillot que devait être dédiée la Préface; c'est lui qui y était spécialement visé. Nous n'en pouvons douter, car Baudelaire le mentionne expressément dans sa lettre du i^ dé- cembre 1859, et cette précieuse indication est confirmée par un billet (inédit) de Poulet-Malassis à Asselineau :

Avez-vous retrouvé chez Madame Aupick, demande PouIet-Malassis, la dédicace de la 2* édition des F LEURS DU Mal à Veuillot, que Baudelaire retira au dernier moment? Je dis mal, il ne s'agissait pas d'une dédicace, mais d'une lettre à Veuillot en prélace. ( 14. jmn 1870.)

Or on a vu plus haut que, lors du procès, le polémiste avait assisté le poète de ses conseils. Mais, un an plus tard, dans un article paru au Réveil : La Poésie à l'heure qu'il est, — article dont la collection Ancelle renferme un exemplaire annoté de la main de Baudelaire, Veuillot, tournant casaque, ne s'était montré rien moins que bienveillant envers l'auteur des FleurS DU MAL, Il écrivait notamment :

Tandis que les uns [parmi les poètes] s'aventuraient jusqu'à inquiéter des oreilles caressées par Bcranger, d'autres , plus téméraires , de vrais novateurs, se sont piqués de ressusciter la description, le récit, jusque la césure. Les plus heureux y ont gagné les uns la police correctionnelle , les autres l'Académie, mais l'attention publique point, ou si peu que c'en est triste. Aimez-vous mieux les F LEURS DU Mal ? Aimez-vous mieux Agnes de Méranie ? La belle époque du romantisme


LA DEUXIEME EDITION. 379

nous donna ses F LEURS DU Mal, C'étaient les Contes d'Espagne et d'Italie. Hélas ! quelle différence !

Et encore, en conclusion, après de longues lamentations sur le matérialisme et l'absence de Dieu dans la poésie contemporaine :

Le mal sera vaincu par un poète . . . qui n'attaquera ni Dieu , ni l'ordre social, ni la morale vulgaire; qui ne chantera ni sa dame, ni la dame d'autrui, ni les dames de tout le monde; qui n'offensera pas nos regards du spectacle ennuyeux de ses plaies ou du spectacle répugnant de ses plaisirs. En dehors de ces vulgarités infâmes, il trouvera la poésie qui convient à notre temps . . . Oh ! qu'il paraisse , ce poëte , etc .

Que Baudelaire eût vivement ressenti ces pointes directes, on le croira sans peine. Il annotait, en marge du premier paragraphe cité : «CeVeuillot me donne envie de tâter encore de la police correctionnelle en lui caressant les siennes [ses oreilles] autrement qu'avec mes vers.» Jamais il ne devait oublier l'article du Réveil. Le nom de Veuillot ne figurera pas dans sa correspondance sans qu'y soit accolée quelque épithète malsonnante : butor, grosse bête bien pensante. Et dans Mon Cœur mis à nu, commencé vers i8_^9, nous lisons :

Veuillot est si grossier et si ennemi des arts qu'on dirait que toute la démocratie du monde s'est réfugiée dans son sein.

Développement du portrait. Suprématie de l'idée pure chez le chré- tien comme chez le communiste babouviste.

Fanatisme de l'humilité. Ne pas même aspirer à comprendre la religion. .

Ainsi donc on ne saurait s'étonner que Baudelaire ait médité d'exercer des représailles vis-à-vis de Veuillot , et il faut convenir qu'en tant que contempteur professionnel de l'Art pour l'Art, celui-ci avait acquis un double droit aux flèches de celui-là. Mais chez un cérébral, le plaisir de la vengeance s'use vite; il est presque épuisé sitôt qu'elle est conçue. D'ailleurs Baudelaire n'était pas homme d'action. Allait-il, de propos délibéré, en s'atta- quant à un polémiste tel que Veuillot, ajouter aux complications


380 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

alors effroyables de son existence ? Enfin s'il était séparé de lui par la dissemblance des idées et des tempéraments, par contre n'étaient-ils pas unis par quelques haines communes : Molière, Voltaire, Déranger, les libres penseurs? S'ils n'appartenaient pas à la même chapelle, ne se réclamaient- ils pas tous deux de la même Eglise? «Les professeurs protestants constateront avec dou- leur que je suis un catholique incorrigible», écrivait Baudelaire, nous l'avons vu, quelque temps auparavant, à de Calonne. Et encore, — peut-être surtout — serait -il bien élégant et digne d'un dandy, de se joindre à la meute hurlante des roquets des petits journaux, mis en joie par la chute du grand lutteur ? Telle vengeance, qui se justifiait de reste en 1859, n'était plus de mise après la suppression de l'Univers...

On remarquera que la troisième version de la préface n'offre plus aucun des passages qui dans la deuxième pouvaient être appliqués à Veuillot. Or c'est celui-là, entre tous philistins, que Baudelaire s'était proposé de pourfendre à l'origine de son projet.

L'impression de la 2' édition des Fleurs DU MAL a laissé peu de traces dans la correspondance du poète, qui abonde au contraire en certains détails relatifs à l'illustration de l'édition de luxe. Elle fut menée assez rapidement (octobre 1860 -janvier 1861) par Simon-Raçon, à qui Poulet-Malassis, occupé à d'autres travaux et se débattant dans de terribles embarras d'argent, l'avait confiée. Baudelaire corrigea les épreuves avec le soin habituel qu'il apportait à cette cruelle besogne. Témoin ce billet inédit que nous croyons devoir donner tant parce qu'il renseigne sur l'état du «manuscrit» remis à l'imprimeur que sur le ton des rapports du poète avec les «typos» auprès desquels il fit, si souvent, de longs séjours :

Je serai bientôt hors d'état, mon cher Rigaud, de semer des points et des virgules, de retourner des lettres, de rétablir des mots dans les épreuves que vous me retournez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me laites dire : sornettes pour sonnettes, itahens pour ntadim, je vous trouve vraiment trop peu zélé pour l'éclosion de nos Fleurs.

Cette pièce, entr' autres, se trouve cependant dans le recueil de


LA DEUXIÈME ÉDITION. 3 8 I

découpures que j'ai façonné à votre usage ; vous n'invoquerez pas , cette fois, l'excuse traditionnelle de mes mauvaises pattes de mouches. Je vous embêterai jusqu'au bout. Poignée de mains.

Tiré à 1,500 ex. (3 Tr. ), plus quelques exemplaires sur fil et sur chine, que Poulet -Malassis se réserva, et quelques autres «plus beaux» selon le témoignage de l'éditeur (E,-J. Crépet, p. 219), en vélin fort, qui furent distribués par Baudelaire, le livre fut annoncé dans le Journal de la Librairiele 9 février 1861 (n° 1273). En voici la description :

Les II FLEURS DU MAL || par |î CHARLES BAUDELAIRE || Seconde édition || augmentée de trente -cinq poèmes nouveaux || et ornée d'un portrait de l'auteur 1 1 dessiné et gravé par Bracquemond 1 1 Paris II Poulet-Malassis et De Broise, éditeurs || 97, rue de Richelieu, et passage ^irès, 36 || 1861 || Tous droits réservés || Gd in- 12, 319 pages (table comprise) plus 6 pages (faux titre, titre et dédicace). — Couverture jaune clair, impr. en noir. — Le faux titre , au verso : Paris. — Imp. Simon-Raçon et Comp., rue d'Erfurth, i. — Le portrait, dessiné par Bracquemond, imprimé par Delâtre, porte souvent, en haut : L'Artiste, et, au-dessous, Ch. Baudelaire; il devait paraître dans L'Artiste, en effet, à titre de réclame, mais ce projet ne fut pas suivi d'exécution. — Titre identique à celui de la couver- ture, mais avec les noms de l'auteur et des éditeurs, et la marque de ces derniers, en rouge.

129 pièces, plus le poème adressé Au lecteur (les 100 pièces de la 1" édition moins les 6 condamnées, plus 35 poèmes nouveaux, la pièce Le Fantôme, suite de 4 sonnets, comptant pour autant dans l'annonce de la couverture, mais non à la table, complète avec 126 numéros).

6 parties, les 5 de la i" édition, plus Tableaux Parisiens qui forment la 2% mais disposées dans un ordre nouveau : L Spleen et Idéal; II. Tableaux Parisiens; III. Le Vin; IV. Fleurs du Mal; V. Révolte; VI. La Mort.

Poèmes nouveaux : SPLEEN ET IdÉAL : L'Albatros, Le Masque, Hymne à la Beauté, La Chevelure, Duellum, Le Possédé, Un fantôme (I. Les Ténèbres; II. Le Parfum; III. Le Cadre; IV. Le Portrait); Semper eadem; Chant d'Automne, A une Madone; Chanson d'Après-midi; Sisina;


382 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Sonnet d'Automne ; Une Gravure fantastique ; Obsession; Le Goût du Néant; Alchimie de la Douleur; Horreur sympathique ; L'Horloge.

Tableaux parisiens : Paysage; Le Cygne; Les Sept Vieillards; Les Petites Vieilles; Les Aveugles; A une passante; Le Squelette laboureur; Danse macabre; L'Amour du Mensonge; Rêve parisien.

La Mort : La Fin de la Journée; Le Rêve d'un Curieux; Le Voyage.

II faut ajouter que Tauteur avait, sinon remanié tous ses anciens poèmes, comme il l'a écrit sur plusieurs exemplaires de cette édi- tion , du moins amendé fort heureusement le texte d'un très grand nombre d'entre eux, ainsi que le prouvent les variantes données plus loin et encore qu'il avait beaucoup modifié la composition de Spleen et Idéal, changeant l'ordre de plusieurs des pièces qu'il y conservait, en extrayant huit autres pour les faire entrer dans les Tableaux parisiens : Le Soleil; A une Mendiante rousse; Le Jeu; Le Crépuscule du Soir; Le Crépuscule du Matin; La Servante au grand cœur,.,; Je n'ai peu oublié,.,; et Brumes et Pluies, (Voir la table comparative des trois éditions. )

Dans une lettre (inédite) adressée à Asselineau, Poulet - Malassis écrivait, quelques années plus tard, que Baudelaire s'était mis en grands frais de composition pour la 2' édition a qui était devenue un livre différent du i"». Conclusion quelque peu exagérée. La vérité est que l'éditeur, instruit par les longs délais qu'avait réclamés l'établissement de la i" édition, s'était montré dès la première heure très impressionné par la perspective d'un classement nouveau. Et encore que le livre se présentât alors devant le public, grossi de plusieurs chefs-d'œuvre, enrichi par endroits des touches mélancoliques de la maturité, mieux ordonné peut-être, surtout dépouillé des scories de 1857, c'était bien cependant toujours le même livre, et on ne voit guère d'ailleurs comment il eût pu en être autrement : le génie, quand il est est aussi caractérisé que celui de Baudelaire, reste prisonnier de lui-même.

Quoiqu'il fît quelques réserves sur la présentation de la nou- velle édition, trouvant notamment les caractères de la table trop petits (lettre du 5 janvier 1861), le poète, en somme, en était


LA DEUXIÈME ÉDITION. 383

satisfait. II ne faudrait pas accorder un plein crédit à l'humilité qu'il affectait , dans sa lettre à Vigny :

Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu'on reconnaisse qu'il n'est pas un pur album et qu'il a un commencement et une fin. Tous les poèmes nouveaux ont été faits pour être adaptés à un cadre singulier que j'ai choisi.

Son véritable sentiment se trouve plutôt exprimé dans une lettre à sa mère, en date du i" janvier 1861 :

Pour la première fois de ma vie, je suis presque content. Le livre est presque bien, et il restera, ce livre, comme un témoignage de mon dégoût et de ma haine de toutes choses.

Il eût voulu pour cette édition une grosse publicité :

Il faudra que nous pensions ... à des affiches , à des annonces et à des réclames. Si vous me trouvez exigeant... j'y mettrai de mon argent. La nature tout à fait impopulaire de mon talent me défend de négliger les moyens grossiers (citations quelques jours avant la mise en vente, affiches, annonces et réclames pendant la vente).

Mais il dut en rabattre. La déconfiture de Poulet-Malassis , qui lui avait fait de grosses avances , s'avérait imminente ; l'éditeur, contre ses habitudes, se voyait obligé de liarder sur tout. Baude- laire eut beaucoup de peine à lui arracher les exemplaires indis- pensables au service d'une trentaine de journaux et revues, et comment aurait-il pu «y mettre de son argent» alors qu'il se trou- vait incapable même de rembourser son malheureux ami ?

Le lancement du livre souffrit de tout cela.

Pour l'année 1861, avec quelques mots aimables d'Amédée Pichot dans la Revue britannique et de Larcher dans la Revue anec- dotique, nous n'avons guère à mentionner que trois articles de quelque importance.

Le premier est d'Alphonse Duchesne (Figaro, 2 mai), qui loue la forme et blâme le fond, reconnaît à l'auteur «une intelligence vaste, parfois très élevée», mais lui reproche le caractère trop personnel de sa poésie ii ombilicale)) ainsi que ses tendances macabres


384 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

et «un impur mélange de païenne corruption et d'austérité catho- lique outrée». — Ces fleurs s'épanouissent superbement, con- clut-il, mais c'est sur un fumier.

A. de Pontmartin renchérit sur Duchesne (Z^ Poésie française en 1861, Revue des Deux Mondes, 14 août). Pour lui, de Laprade, Joseph Autran, Edouard Grenier, voilà les grands poètes du temps, ceux qui méritent la louange, la critique et la faveur du pub^c. Leur cœur, à eux , n'a pas été desséché par l'analyse , et ils ne tentent pas de s'élever trop au-dessus des humains , comme fait Leconte de Lisie, par exemple, «un des maîtres de cette poésie savante de l'isolement volontaire» qui «rejette les clartés spiritualistes pour des théogonies confuses», — ou bien encore Baudelaire, nature fine, nerveuse, prédestinée à la poésie, on ne saurait le lui refuser, mais chez qui «se sont déplacées les idées du bien et du mal» , . . . que hantent des perversités inouïes , . . . qui a fait de l'amour quelque chose d'innomé, etc. «Que serait une société, que serait une httérature qui accepteraient M. Charles Baudelaire pour leur poète?» se demande-t-il enfin, saisi d'une inquiétude qu'on peut qualifier de prophétique.

Adressant cet article à sa mère, Baudelaire, sans plus, en définissait l'auteur brièvement : «C'est un imbécile qui défend au poète de choisir lui-même ses sujets.» (Inédit.) Mais Leconte de Lisle, qui, on vient de le voir, n'avait pas été ménagé non plus par Pontmartin, et dont l'œuvre, le même jour, était à la Revue fantaisiste et de la part de Baudelaire précisément, l'objet d'une étude fort élogieuse, jugea sans doute l'occasion opportune pour faire, comme on dit, d'une pierre deux coups. D'où l'article de la Revue européenne (i" décembre 1861) dont voici deux extraits importants, le premier oii Leconte de Lisle, plaidant la cause commune, revendique les droits de la poésie individuelle, indé- pendamment de tout but moral, le second où il juge les Fleurs :

II y a un nombre prodigieux*de natures perverses et imbéciles en ce monde. C'est une vérité lumineuse que nul n'a jamais niée, je pré- sume, sauf les honorables personnes qui sont intéressées à n'en rien croire. Mais les prescriptions hygiéniques et thérapeutiques à l'usage de cette multitude malade sont du ressort de renseignement religieux.


(


LA DEUXIÈME EDITION. 385

L'art n'a pas mission de changer en or fin le plomb vil des âmes infé- rieures, de même que toutes les vertus imaginables sont impuissantes à mettre en relief le côté pittoresque, idéal et réel, mystérieux et saisissant des choses extérieures, de la grandeur et de la misère humaines. L'art est donc l'unique révélateur du beau, et il le révèle uniquement. Par suite, le royaume du beau n'ayant d'autres limites que celles qui lui sont assignées par l'étendue même de la vision poétique, que celle-ci pénètre dans les sereines régions du bien ou descende dans les abîmes du mal, elle est toujours vraie et légitime, exprimant pour tous ce que chacun n'est apte à connaître que par elle, et ne montrant rien à qui ne sait point voir. Aussi est-ce une démence inexprimable que de vouloir obstinément transformer les libres créations du génie individuel en une plate série de Heux com- muns, de maximes, de sentences, de préceptes, ou pis encore, de descriptions enthousiastes et mécaniques. Cette ardeur indécente et ridicule de prosélytisme moral, propre aux vertueuses générations parmi lesquelles la nôtre tient assurément la première place, non moins que cette étrange manie d'affubler de mauvaises rimes les découvertes industrielles modernes, sont des signes flagrants que le sens du beau, si profondément altéré déjà , tend à disparaître absolument.

Au milieu de l'afFreuse confusion oii les esprits s'agitent et se heurtent en face de l'indifférence publique, on distingue encore un groupe restreint de poètes fort paisibles qui poursuivent leur route, contre vent et marée, parfaitement sourds aux imprécations des uns et peu surpris du silence ahuri de la foule. Ce sont de vrais artistes , sans vanité misérable et sans rancunes puériles , convaincus et patients , patients à rompre le mutisme des imbéciles et à exténuer les poumons robustes des insulteurs.

Les Fleurs du Mal ne sont point une œuvre d'art où l'on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L'œil du poëte plonge en des cercles infer- naux encore inexplorés, et ce qu'il y voit et ce qu'il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malé- dictions et des plaintes, des chants extatiques, des blasphèmes, des cris d'angoisse et de douleur. Les tortures de la passion , les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l'ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque troué çà et là de lumineuses issues par où l'esprit s'envole vers la paix et la joie idéales. Le choix et l'agencement des mots , le


386 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

mouvement général et le style, tout concorde à l'effet produit, laissant à la fois dans l'esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l'oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splen- dides couleurs. L'œuvre entière offre un aspect étrange et puissant, conception neuve, une dans sa riche et sombre diversité, marquée du sceau énergique d'une longue méditation.

Ainsi donc, trois articles, les deux premiers d'éreintement et le troisième inspiré bien plus par des raisons pro domo que par une sincère sympathie — on n'en peut douter depuis que cer- tains papiers intimes de Leconte de Lisie sont connus, — voilà tout l'hommage que la critique de 1861 avait su apporter au livre qu'on n'est pas éloigné aujourd'hui de tenir pour le grand chef-d'œuvre poétique du xix* siècle !

L'année 1862 l'allait traiter un peu moins parcimonieusement, l'audace de sa candidature à l'Académie ayant poussé Baudelaire au premier plan de l'actualité. Alors les critiques en renom, et même leur prince se décidèrent à lui consacrer quelques lignes.

Jules Janin écrivait, dans son Almanacb de la Littérature, du Théâtre et des Beaux-Arts :

De tous ces livres [de poésie], le plus célèbre, et le plus étrange aussi, le plus étonnant dans la forme et le plus vrai dans l'accent : Les Fleurs du Mal... Ah! le terrible et noir poëtel Ah! le sau- vage ! On dirait d'une chanson de la fin du monde. On n'entend que les râles, et la furie et la bohème, et les malédictions de don Juan, et les châtiments de l'orgueil... Tel qu'il est, c'est un vrai livre, on le garde, on le pose à côté de la nouvelle édition des Poésies de Joseph Delorme : Ici est contenue l'âme du Chevalier don Gardas. Une idée, un souvenir, en Hsant ces F LEURS DU Mal de M. Baudelaire, sourit assez volontiers à notre esprit :

Un jour de baise -main, à la cour du roi d'Espagne, comme le jeune roi donnait nonchalamment sa main à baiser, un courtisan le mordit au petit doigt. «Pourquoi me mords -tu? dit le roi. — Parce que je veux, Sire, répondit le courtisan, que Votre Majesté sache au moins que c'est moi, le duc d'Ossune, qui lui baise la main.»


LA DEUXIÈME ÉDITION. 387

Après Janin, Sainte-Beuve. Sainte-Beuve avait des raisons puissantes pour ne pas, une fois de plus '^^\ paraître se désinté- resser complètement de l'auteur des FleurS DU MAL, D'abord ses flatteurs, et Baudelaire en personne, l'assuraient que celles-ci devaient beaucoup à Joseph Delorme; et puis il ne se souciait pas vraisemblablement de s'attirer à nouveau une querelle de l'ordre de celle qu'il avait eue deux ans auparavant avec Hippolyte Babou ^^\ Donc il s'empressa d'accorder au candidat à l'Académie un certificat de bonne éducation, et s'attacha par la même occa- sion à louer les FleurS DU MAL, sans trop se compromettre. II faut convenir qu'il y réussit. La phrase est restée célèbre :

Ce singulier kiosque, fait en marqueterie d'une originalité con- certée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtschatka romantique, j'appelle cela LA FOLIE Baudelaire. (^Constitutionnel, 20 janvier 1862.)

Enfin le «parfait magicien es lettres françaises» voulut bien se souvenir, lui aussi, d'abord que les FleURS DU MAL lui étaient dédiées, et encore que trois ans auparavant, Baudelaire lui avait tressé une magnifique couronne — le Théophile Gautier paru chez Poulet- Malassis et de Broise en 1859.

Nous ne reproduirons pas son article, premier jet, en somme, de l'étude qui devait prendre place en tête de la 3* édition des Fleurs du Mal, et que tout le monde connaît. Le lecteur curieux du texte initial le trouvera dans le tome IV de l'Anthologie des Poètes français, publiée par Eugène Crépet. II semble que Baudelaire, peu gâté, en ait été satisfait; la note qu'd adressait à Michel Lévy, et que nous avons reproduite ( p. ^y^ ),


"Voir la plaquette de M. Fernand VandÉrem, Baudelaire et Sainte-Beuve, Henri Leclerc, 1917.

Pour le détail de cette affaire, voir Charles Baudelaire, Œuvres posthumes et correspondances inédites précédées d'une étude biographique par Eugène Crépet (Quantin, 1887). Babou, en un mot, avait vivement reprocFié a Sainte-Beuve de n'avoir pas pris parti ouvertement pour Baudelaire lors du procès de 1857.

25.


388 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

îe donne Ju moins à croire. Pour nous qui, à distance, sommes mieux placés que ses contemporains pour mesurer son apport à la poésie française, nous ne pensons pas cependant que Gautier lui ait fait bonne part. Tout ce que Gautier dit dans cet article, où d'ailleurs il témoigne d'une virtuosité vraiment admirable, on ne saurait le contester, — est justement pensé, et valait d'être dit. Seulement Gautier ne dit pas tout, et il reste impassible et froid jusque dans les passages oij il tente d'analyser ce qui fait le pathé- thique suprême des FleurS; puis encore il est difficile de ne pas trouver chez lui , surtout entre les lignes , des réserves singu- lières, et de ne pas s'étonner notamment de la place capitale qu'il accorde, dans la première version, au célèbre morceau où la Muse de Baudelaire, à la fois vampire et vierge, beauté inquiétante, fatale et morbide, devenue elle-même un poison vivant, nous est montrée se pavanant au jardin des plantes vénéneuses. Nous ne pouvons nous défendre non plus de relever deci delà, dans cet article célèbre, des touches mi-malicieuses, mi-badines, le ton quasi blagueur d'un qui n'est pas dupe, par quoi il rejoint ceux de Sainte-Beuve et de Janin . . .

Sans doute ce n'est ici qu'une histoire documentaire des Fleurs du Mal. Nous ne pensons pas toutefois sortir de notre rôle en constatant que les grands critiques de son temps ( Barbey d'Aurevilly excepté, peut-être), n'ont jamais seulement entrevu le rang où le jugement de la postérité devait porter Charles Bau- delaire. Quelques hommes, dont plusieurs n'étaient encore que des enfants, l'ont deviné. On sait leurs noms, ils s'appelaient Soulary, qui écrivait : «Je vous tiens, je l'ai dit en maintes circonstances, pour le premier poëte de notre époque»; — Swin- burne, qui , dans le Spectator (6 septembre 1862), saluait son talent comme «parfait et plus délicat que celui d'aucun autre homme vivant depuis Hugo, Byron et Tcnnyson». Et encore Villiers de l'Islc-Adam, s'écriant : «Comme c'est beau, ce que vous faites ! . . . C'est royal ! . . . Il faudra bien que tôt ou tard on en reconnaisse l'humanité et la grandeur, absolument.» Et enfin Verlaine dont L'Art, en 1865, publiera un gros article plein d'une admiration sans réserve...


LES PROJETS DE TROISIEME ÉDITION. 389

Mais ceux-là n'étaient pas des critiques. Et Soulary, confiné dans sa province, Swinburne qui n'avait pas même encore scan- dalisé ses compatriotes, Villiers âgé de vingt-deux ans et Verlaine de dix-huit, de quel poids était leur jugement?

L'année 1862 prit fin, pour Baudelaire, sur la plus cruelle des déceptions. Non seulement la 2' édition des FleurS DU MAL n'était pas épuisée, mais Poulet-Malassis étant décidément tombé en faillite, les exemplaires en étaient «abandonnés au hasard du rabais». (Lettre àM""* Aupick, 13 décembre.)


LES PROJETS DE TROISIÈME ÉDITION.

Les deux premières éditions de 1857 et 1861 sont les seules qui aient paru du vivant de l'auteur. Pourtant Baudelaire, en même temps qu'il publiait ses dernières poésies dans des pério- diques, allait déployer de 1863 à 1866 une persévérance déses- pérée pour en mettre sur pied une troisième. Ses lettres nous le montrent pendant cette période, en pourparlers constants avec les éditeurs, multipliant pour eux les notes explicatives, s'employant, pour les décider, à fiiire agir, du fond de son exil, les quelques amis influents qu'il possède à Paris, abaissant jusqu'à des somme^ dérisoires ses très modiques prétentions.

Les projets successifs où il devait achever d'user ses nerfs épui- sés, n'ayant pas abouti, nous nous contenterons de les résumer très brièvement. Le lecteur soucieux des détails se reportera à la correspondance du poète, où il les trouvera en abondance, et même non sans de nombreuses redites.

Février 1863. Baudelaire a passé un traité avec Hetzel (vente pour cinq ans des Fleurs DU MAL et du Spleen de Paris, 600 francs


390 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

par tirage de 2,000 exemplaires; il espère un tirage chaque année) . 3' édition augmentée , annonce-t-il.

Mais la crainte qu'il a de ne pouvoir placer ses œuvres critiques s'il les sépare de ses œuvres d'imagination, lui fait différer la livrai- son des morceaux nouveaux (broudie, réconciliation, fixation d'un nouveau délai, deux ans passent ainsi), puis finalement demander à Hetzel l'annulation de son traité. Hetzel y consent, d'autant plus volontiers qu'il craint de la part de Poulet-Malassis une répétition, le poète ayant jadis cédé à son premier éditeur, en gage d'une dette ancienne, ses ouvrages «parus ou à paraître ^'^). Mais cette prudence très sage va se retourner contre le malheureux auteur.

Entre temps Baudelaire est entré en pourparlers avec Michel Lévy pour le tout, comme il le rappellera plus tard dans sa lettre à Ancelle, du 18 février 1866; soit pour ses quatre ouvrages prêts : Les Fleurs, Le Spleen, Les Paradis artificiels, et Réjlexions sur mes contemporains , et c'est certainement à ces tractations qu'a rap- port le billet sans date que nous avons donné in extenso dans notre note, p. 374, billet où la troisième édition est annoncée comme grossie de 10 ou 15 pièces et d'une grande préface bouf- fonne, ou, à défaut de celle-ci, de la préface de Théophile Gau- tier parue dans les Poètes français. Lévy a envie des F LEURS , mais il prend ombrage d'Hetzel auquel il s'agissait sans doute de rem- bourser une avance^, de sorte que le second projet avorte comme le premier.

En juillet 1865, redevenu maître de tous ses droits ^'\ il semble enfin que Baudelaire ne saurait plus manquer de trouver très vite le placement de ses œuvres complètes. Pour être plus sûr d'y réus- sir, il s'assure le concours d'un ancien camarade, mi-hbraire mi- journaliste, devenu une façon de courtier-httéraire, — ce Julien


'•' Voir Catalogue de la Bibliothèque de feu M, A. Poulet-Malassis ( J. Baur, 1 878 ) , Autographes , p. 20.

'*' Hetzel avait fait une avance de 1,200 francs qui lui fut remboursée, après la mort du poète, par M"" Aupick.

(3) j^.u« ^ypiclc venait de désintéresser Poulet-Malassis pour partie en lui versant 2,000 francs, l'éditeur consentant à attendre pour les 3,000 francs restants.


LES PROJETS DE TROISIEME EDITION. 39 I

Lemer qu'ont chanté les triolets d'Asselineau ^^\ Lemer indique fa maison Garnier frères comme la plus susceptible de traiter. Baude- laire pourvoit son représentant des indications utiles :

6 juillet 1865 : aLes Fleurs DU MAL , édition définitive, au^en- tée de j^ poèmes nouveaux et d'une préface de Théophile Gautier.»

9 août 1865 : ((Fleurs du Mal, augmentées de plusieurs pièces et de plusieurs articles et lettres relatives à la T* et à la 2' édition, (Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Edouard Thierry (Moniteur") ^ Asselineau, d'Aurevilly, Custine, Deschamps, etc. Tout cela mis à la fin^*\ comme a fait Sainte-Beuve pour Joseph Delorme, . . »

Puis il se préoccupe de réunir les pièces annoncées qui, au cours de sa vie errante, ont été dispersées, et, à cette fin, fait par deux fois le voyage de Bruxelles à Paris et Honfleur.

Et, rentré à Bruxelles, il attend. Il attend, non sans relancer maintes fois Lemer soit directement, soit par l'intermédiaire d'amis communs. Mais les semaines et puis les mois s'écoulent, et les pourparlers ne progressent pas, et l'amertume et enfin la défiance

<•' Voir Nouveau Parnasse satyrique, sur les rédacteurs de VAthenaum français :

Enault, Lemer et Dufaï

Se sont repassé la férule.

Quel journal n'ont point envahi

Enault, Lemer et Dufaï!

II n'est pas un seul drap de lit

Où ce beau trio ne pullule,

Enault, Lemer et Dufaï

Se sont repassé la férule.

Si Lemer est le plus coquet.

C'est qu'il travaille dans les modes;

Enault jappe comme un roquet,

Si Lemer est le plus coquet.

Parlant de tout en perroquet,

H ira jusqu'aux antipodes.

Si Lemer est le plus coquet, etc..

'*' On reconnaît ici, en germe, l'appendice de la 3* édition. Baudelaire vou- lait aussi joindre aux pièces qui y ont pris place un gros article d'Armand Fraisse, qui avait paru dans le Salut public de Lyon.


39


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


emplissent son cœur. II en vient à douter qu'aucun livre de lui soit encore vendable et à se demander si son mandataire ne le tra- hit point.. . Qu'on songe qu'il est seul, malade, misérable, sachant dans ses veines une menace qui ne pardonne point, mais résolu, comme toujours, à faire passer la littérature avant tout, même avant son repos. Quelles pensées ne doivent point l'assaillir alors, qu'il n'ose pas même avouer à ses plus fidèles correspondants ? Est-ce qu'il va être définitivement vaincu par le guignon qui le poursuit? Sera-t-il effacé de la mémoire des hommes ? Pourtant quand il a quitté Paris, il y était presque célèbre. Les petits journaux citaient ses mots, ses vers passaient en adage, et si un Alcide Dusolier le traitait de Boileau hystérique ^^\ des jeunes par contre le saluaient pour leur chef, quelques-uns de ses détracteurs venaient même à résipiscence. Est-ce que l'article de Verlaine n'est pas d'hier ? Est-ce que Sainte-Beuve ne vient pas de lui écrire : « Si vous étiez ici , vous deviendriez bon gré mal gré une autorité, un oracle, un poète consultant!» Est-ce que Deschanel, le timide, l'académique DeschaneI,àParis, ne fait pas applaudir les FleurS DU MAL au cours de ses conférences ? . . .

Cependant les pourparlers avec les Garnier ont commencé depuis bientôt huit mois et Lemer garde le silence. M°" Aupick, inquiète de la tristesse et de l'énervement de son fils, leur dépêche le fidèle Ancelie. La réponse arrive enfin : c'est un non ! non pour tous les ouvrages offerts, non pour les Fleurs DU Mal, livre oublié.

— Oublié , s'écrie le poète avec un accent de navrance prophé- tique , c'est trop bête ! on commencera peut-être à le comprendre dans

quelques années !

Car il sait, lui, que les Fleurs DU MAL ont été écrites avec ses larmes et son sang, et que ce n'est pas seulement son histoire


f Alcide Dusolier, Nos Gens de Lettres {iS6^). L'article est d'une dureté incroyable. Baudelaire y est dénoncé comme un littérateur « placide et régulier » qui, à grand renfort d'artifices, s'applique à joindre le mysticisme à l'obscénité et l'horreur à l'impassibilité, mais qui ne parvient qu'à causer « des inquiétudes dans le cerveau, comme une fausse position cause des inquiétudes dans les jambes ».


LES EPAVES. 3P3

à lui, mais aussi celle de l'hypocrite lecteur y de l'homme moderne tel qu'il est sorti des convulsions de la Révolution et du romantisme , — et dans l'exaspération que lui cause l'arrêt sommaire de l'édi- teur, son secret lui échappe, qu'il avait toujours jalousement gardé :

Faut-il vous dire à vous, qui ne l'avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce j'ai mis tout mon cœur, toute ma ten- dresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine? II est vrai que j'écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c'est un livre d'art pur, de singerie, de jonglerie , et je mentirai comme un arracheur de dents. (Lettre à Ancelle, i8 février 1866 ^^K)


LES EPAVES.

(1866)

Baudelaire eut du moins une petite consolation, celle de voir paraître une plaquette que Poulet-Malassis ^'^\ retrouvé en Belgique, composa pour partie avec ses vers les plus récents.

LES ÉPAVES II DE II CHARLES BAUDELAIRE || avec une eau- forte frontispice de Félicien Rops. Amsterdam, à l'Enseigne du Coq, [Bruxelles, PouIet-Malassis] MDCCCLXVI, in- 12, pas de couverture imprimée.

I f. (faux titre) ; au verso l'annonce du tirage : 10 ex. sur papier de Chine et 250 sur grand papier vergé, tous numérotés ; i f., titre en rouge et noir, la marque de l'éditeur (le coq) en rouge avec la devise : cantahit qui cantavit ( allusion aux tribulations antérieures de l'éditeur, probablement). Il pages (avertissement de l'éditeur) , et 163 pages.

Le sommaire des Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains , que Bau- delaire adressait à Julien Lemer en février 1865 , annonce un cKapitre consacré à YHistoire des Fleurs du Mal. Ce chapitre a-t-il été réellement écrit ? Tout renseignement nous manque sur ce point.

'^' « II eut une joie d'enfant à les voir paraître » , écrira textuellement Malassis.


3^4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Le frontispice (sur Chine) est placé entre le faux titre et le titre. Sur le feuillet qui le protège, on lit cette explication :

Sous le Pommier fatal, dont le tronc squelette rappelle la déchéance de la race humaine, s'épanouissent les Sept Péchés Capitaux, figurés par des plantes aux formes et aux attitudes symboliques. Le Serpent, enroulé au bassin du squelette, rampe vers ces Fleurs du Mal, parmi lesquelles se vautre le Pégase macabre, qui ne doit se réveiller, avec ses chevaucheurs , que dans la vallée de Josaphat,

Cependant une Chimère noire enlève au delà des airs le médaillon du poète, autour duquel des Anges et dts Chérubins font retentir le Gloria in excelsis.

L'Autruche en camée, qui avale un fer à cheval, au premier plan de la composition, est l'emblème de la vertu, se faisant un devoir de se nourrir des aliments les plus révoltants :

VIRTUS DURISSIMA COQjUIT.

Les Epaves devaient s'appeler d'abord FleURS-EpAVES. Nous n'avons pas à insister ici sur la composition de la pla- quette, puisque nous l'avons reproduite in extenso. Disons seule- ment qu'a l'origine elle ne devait comprendre que 22 pièces, la dernière ayant été rajoutée à la dernière Iieure. Sur les 23 , 4 seule- ment étaient entièrement nouvelles : Le Monstre ou le Paranympbe d'une Nymphe macabre, Lola de Valence, A propos d'un importun et Un Cabaret folâtre , les autres ayant paru soit dans la i" édition (les 6 pièces condamnées) , soit dans les 2 premières (^Francisca meœ laudes "j , soit dans des périodiques.

Dans leur ouvrage bibliographique, MM. La Fizelière et De- caux écrivaient au sujet de ce recueil :

L'explication du frontispice et la préface [l'avertissement de l'édi- teur] sont de M. Aug. Poulet-Malassis ; les notes ont été rédigées en commun par ce dernier et par l'auteur.

... L'exemplaire d'épreuves est dans la bibliothèque de M. Poulet- Malassis.

Malgré ce qu'ont pu en écrire les plus récents scoliastes, ces assertions étaient entièrement fondées. Nous avons tenu entre nos mains ledit exemplaire d'épreuves, et nous y avons constaté de nos yeux que toutes les notes, à l'exception du second paragraphe de celle qui a rapport au Coucher du Soleil romantique , y figuraient


LES EPAVES. 395

de la main de Baudelaire. Ce fut d'ailleurs sur la prière de l'auteur, qui lui recommandait expressément de donner à cette plaquette l'apparence d'une publication faite sans son aveu (non par crainte de l'opinion, spécifîait-il, mais par méfiance de la justice) — que Poulet-Malassis écrivit {'Avertissement de l'Editeur. Quant à l'explica- tion du frontispice, elle reproduit presque exactement une descrip- tion faite par Rops lui-même.

Ajoutons que le maître graveur avait soigné tout particulière- ment sa composition. Dans un article paru au Livre moderne ( 1891 ) sous le titre : Les Estampes de Cbampjleury devant les enchères, M. Octave Uzanne rapporte que Rops n'échangea pas moins de 10 ou i_5 lettres avec PouIet-Malassis à l'occasion de ce frontispice qui, à l'origine, ne devait pas porter pour titre LesEpA VES , mais bien Les Fleurs du Mal (cf. la lettre de Baudelaire à Ancelle du 30 janvier 1866). Pour que le lecteur en juge mieux, nous empruntons quelques lignes à un billet donné par M. Uzanne :

Envoyez-moi, je vous prie, un petit croquis de V orchis satyrium qui doit représenter la luxure dans ce bouquet de fleurs aimables ; je n'ai jamais aperçu en Belgique cette orchidée [on sait que Rops était grand botaniste] et je n'en trouve pas de réprésentations...

Puis encore, pour la traduction symbolique des péchés :

Ira, une cactée du Cap à longs dards; Pigritia, une souche dessé- chée et couchée; Invidia, une serpentaire à aiguillons ; Gu/a, un melon; Libido , un satyrium ou arum (v. de prêtre) ; Superbia, le soleil ; Avaritia, plante à grifl'es.

Le lecteur a pu remarquer d'ailleurs que Rops a repris dans ce frontispice l'i dée antérieurement traitée par Bracquemond pour l'illustration de la grande édition dont nous avons parlé plus haut.

Poulet-Malassis, en tête de l'exemplaire d'épreuves, mentionne que Baudelaire corrigea les dernières épreuves des EpAVES quel- ques jours avant de tomber malade ^^^ (mars 1866). Mais le projet

Le Catalogue de la Bihliotbèque de feu M. A. Poulet-Malassis mentionne d'ailleurs sous le n° 74. l'exemplaire d'épreuves avec corrections de la main de l'auteur.


39^ NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

de la plaquette devait être très antérieur à cette date, et, croyons- nous, remonter au mois de juillet 1865. On a pu en efifet remar- quer les termes contradictoires de deux notes que nous avons données dans le chapitre précédent, — notes où Baudelaire, à un mois d'intervalle, annonçait la 3* édition des FleurS d'abord comme devant comprendre ^^ poèmes nouveaux, puis comme devant être augmentée de plusieurs pièces. Cette contradiction disparaît si Ton épouse notre hypothèse, puisqu'aux termes de l'Avertissement de l'Editeur dans LeS ÉPAVES , les pièces parues dans ce recueil ne devront plus trouver place dans l'édition définitive. Elles sont annoncées dans la Bibliographie de la Belgique comme parues au ^ours du mois de juin 1866.

Les EpA VES ont été plusieurs fois réimprimées, notamment en 1868 et 1874 (voir pour plus de détails : G. Vicaire, Manuel de l'Amateur de Livres, que nous ne pourrions que répéter), mais les réimpressions ne renferment pas l'Avertissement de l'Editeur,

Une édition due à la maison Lemerre (1890 ) joignit aux pièces contenues dans la première, quatre autres poésies cueillies dans les Petits Poèmes en prose et le Charles Baudelaire paru sans noms d'auteurs [Poulet-Malassis, Charles Cousin et Spoelberch de Lovenjoul] en 1872. Le poète, dans une note manuscrite qui figure dans l'exemplaire d'épreuves de la i" édition, ayant recom- mandé à son éditeur de ne rien ajouter à son recueil dont il avait lui-même rédigé la table des matières, et cela pour la raison qu'il estimait ne s'être pas montré assez sévère dans le choix des mor- ceaux, nous ne donnerons pas ici les pièces en cause. Le lecteur les trouvera dans un volume subséquent, avec les autres Reliquia.

Terminons en disant que Baudelaire n'avait pas eu tort de craindre une fois de plus l'intervention de la justice. Le 6 mai 1868 (affaire contre Duquesne), le tribunal correctionnel de Lille con- damnait Les EpA VES à la destruction , et Poulet-Malassis à un an de prison et ^00 francs d'amende.


LA TROISIEME EDITION. 397


LA TROISIEME EDITION.

Nous avons quitté Baudelaire sous le coup de l'indignation res- sentie en apprenant le refus définitif des frères Garnier (18 février 1866). Mais plus d'un mois allait s'écouler encore avant que la maladie ne mît fin à son activité. Ses dernières lettres nous le mon- trent établissant des listes d'éditeurs «possibles», entre lesquels il se réserve de choisir à son prochain passage à Paris, où il compte aller «malgré vents et marées». — De ces éditeurs, en somme, c'est Michel Lévy qu'il avait marqué préférer, d'abord à cause de la solidité de la maison, et puis parce qu'il lui avait déjà cédé l'autre moitié de son œuvre, les traductions de Poe.

Après avoir écarté une offre de Poulet-Malassis qui voulait faire une édition ornée des Fleurs DU Malsl 100 exemplaires, — et cela vraisemblablement afin de ne pas solidariser le poète jusque par delà le tombeau, avec un homme dont les publications plus que libres avaient terriblement compromis le bon renom, — ce fut donc sur Michel Lévy que les conseillers de M""' Aupick aiguillèrent son choix. Mais Lévy, dont la prodigalité n'était point passée en proverbe, offrait 2,000 francs pour la propriété des œuvres complètes , et la somme apparaissait d'autant plus mo- dique, qu'un nombre appréciable d'articles nécrologiques venaient de rendre quelque lustre au nom de Baudelaire... Un incident successoral mit fin, sur ces entrefaites, aux pourparlers tendant à une cession amiable ^^\

En vertu d'une ordonnance de référé datée du 22 novembre 1867, les œuvres complètes de Baudelaire, dont les FleurS DU M AL, y compris onze pièces nouvelles devant former un volume, passèrent en vente publique par les soins €e MM. Lortat-Jacob et Raynal,


Un héritier du côté paternel s'était révélé. II fallut lui faire sa part, Baudelaire étant mort intestat.


398 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

avoué et. notaire à Paris. Sur une mise à prix de 1,000 francs, elles montèrent (?) à 1,750 francs, — et furent adjugées à Michel Lévy . . . N'insistons pas et relisons Bénédiction,

Théodore de Banville et Charles Asselineau, qui comptaient parmi les plus intimes amis de Baudelaire, et qui, en attendant de lui tresser, dans leur œuvre écrite , les couronnes que l'on sait, venaient l'un et l'autre de prononcer d'éloquentes paroles sur sa tombe, s'étaient misa la disposition de M"' Aupick. Ce sont eux que, d'accord avec Lévy, elle chargea d'établir en commun l'édition définitive. Ils se partagèrent le travail, Asselineau rassemblant les matériaux, et s'aidant notamment d'un exemplaire tout prêt des Fleurs du Mal, où les pièces nouvelles étaient intercalées à leur place ^^^, Banville devant revoir les épreuves.

Dans le Mercure de France du i" octobre 19 17, M. Claude Cou- turier a donné un billet de M*"' Aupick, adressé à Banville, qui est relatif à ce mandat :

Monsieur,

Au moment où je reçois votre lettre, je prends immédiatement la plume, pour vous dire que je croyais que c'était une aiïaire convenue, et qu'il n'y a pas le moindre doute sur la confiance illimitée que je mets en M. Asselineau, trop heureuse de pouvoir m'appuyer sur un ami si dévoué de mon fils, et doué de si éminentes qualités morales et litté- raires. Si vous le voyez avant moi, je vous prie de vouloir bien le lui dire, et que je suis toute disposée à me laisser guider par lui, dans le cas où j'aurais à lui donner un pouvoir, mais toujours avec cette assu- rance que vous me donnez que je n'aurais aucun danger à courir finan- cièrement.

Ne sourions pas trop longtemps au sujet de la réserve finale. M"" Aupick devait revenir bientôt à des dispositions plus géné- reuses ; nous la verrons , lorsqu'Asselineau se documente , le prier de ne rien négliger, et, s'il y a des frais, de s'adresser à Ancelle. Mais elle devait aussi revenir, une fois, sur le blanc-seingp donné aux

Cet exemplaire est mentionné plusieurs fois par Poulet-Malassis dans ses lettres (inédites) à CH. Asselineau. Poulet-Malassis écrit notamment qu'il l'avait place lui-même dans la malle de son ami , au départ de Bruxelles.


LA TROISIEME EDITION. 3p9

amis Je son fils, à l'occasion du Reniement de saint Pierre, que, dans ses scrupules de bourgeoise chrétienne, elle eût voulu écarter du livre. Le lecteur trouvera cet incident relaté dans nos Notes et éclair- cissements, sous le titre de la pièce. Ce fut là, croyons-nous , le seul qui se produisit pendant l'impression de la 3' édition. Cette impres- sion avait été retardée par la nécessité d'attendre que la notice de Théophile Gautier eût achevé de paraître (^L'Univers illustré, 7, 14, 21, 28 mars, 4, 11, 18 avril 1868); la publication le fut par l'avancement de la saison hvresque. uLes FleURS sont prêtes, im- primées avec le plus grand soin, sous la surveillance de M. de Banville, qui s'est conduit comme un Dieu », écrivait M"" Aupick dès juillet 1868 ^^\ Mais le livre ne fut annoncé dans le Journal de la Librairie que le 19 décembre suivant.

Cette 3* édition, dite définitive, étant extrêmement répandue, nous ne croyons pas nécessaire de la décrire dans le détail, comme nous avons fait pour les précédentes. Nous mentionnerons seulement ce qui caractérise les exemplaires du premier tirage , devenus rares : couverture grise et, au bas du verso du faux titre, la désignation de J. Claye, imprimeur, y, rue Saint-Benoît [379]» et nous rappellerons qu'avec un assez bon portrait gravé par A. Nargeot, elle apportait, conformément au vœu de Baudelaire, une préface de Gautier (bien meilleure et beaucoup plus étendue que la notice parue dans les Poètes français") et un appendice important, formé de pièces justificatives : d'abord les quatre articles d'Edouard Thierry, Dulamon, Barbey d'Aurevilly et Charles Assehneau, que le poète avait réunis dans une plaquette destmée à ses juges lors du procès de 1857, puis encore des lettres de Sainte-Beuve, du marquis de Custine, d'Emile Deschamps, et une pièce de vers de ce dernier.

Quant au « grand nombre de poëmes nouveaux » qu'elle annon- çait, ils sont exactement au nombre de 2^, savoir : 11 empruntés aux EpA VES : Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier ; L'Imprévu ; A une Malaharaise ; La Voix ; Hymne ; Les Yeux de Bertbe ; Le Jet d'eau ;

> Lettres de M°" Aupick à Charles Asselineau, publiées par M. Auguste Auzas [Mercure de France, 16 septembre 1912).


4oO NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

La Rançon ; Le Coucher du Soleil romantique ; Sur le Tasse en prison d'Eugène Delacroix ; Lola de Valence ;

13 parus de 1861 à 1866 dans divers périodiques, deux ou trois fois le plus communément : La Prière d'un Païen ; L'Examen de minuit; Madrigal triste; L'Avertisseur; Le Rebelle; Bien loin d'ici; Le Gouffre; Les Plaintes d'un Icare; Recueillement; Epigraphe pour un livre condamné; Le Calumet de Paix; Le Couvercle; La Lune offensée (ces trois derniers parus une seule fois) ;

Un enfin complètement inédit : A Théodore de Banville.

On a jugé généralement cette édition avec sévérité, notamment le prince Ourousof (Z^ Tombeau de Charles Baudelaire"^ qui l'appelle simplement «le texte Lévy», et les scoliastes de ces dernières années qui, le plus souvent, ne se sont pas cachés de lui préférer la seconde. Le grief qu'on fait valoir contre elle est double : d'abord elle aurait introduit dans les FleurS hea.ucoup de pièces qu'il n'était point dans l'intention de l'auteur d'y comprendre ; elle aurait en outre apporté un texte beaucoup moins pur que les précédentes, voire même des variantes d'une origine douteuse.

Nous dirons notre sentiment sans ambages.

Oui, pour nous, il est certain que le premier de ces reproches est fondé. Ce qui le prouve d'abord, c'est l'Avertissement de l'Editeur placé en tête des EpA VES : « Ce recueil est composé de morceaux poétiques . . . auxquels M. Charles Baudelaire n'a pas cru devoir faire place dans l'édition définitive des FleURS DU MAL » , assertion qui est encore confirmée par les lettres (inédites) que Poulet -Malassis écrivait à Charles Asselineau lors de l'établissement de l'édition de 1868.

Mais Poulet-Malassis a pu altérer la vérité, observera-t-on. Ne l'a-t-il pas fait à propos des Amœnitates belgicœ^^^? Et n'avait-il pas in- térêt à se réserver la propriété des EpA VES? Sans nier le sérieux de l'objection, nous ne la tenons pas pour valable. Poulet-Malassis était sans doute un homme léger, mais il avait un grand cœur, et il aimait


'"' Voir Spoelberch de Lovenjoul, Les Lundis d'un chercheur, en tenant compte que Poulet-Malassis lui-même devait un peu plus tard révéler sa supercherie.


LA TROISIÈME ÉDITION. 4o I

sincèrement Baudelaire qui le lui rendait : « Ridentem ferlent ruinœ. Au seul être dont le rêve ait allégé ma tristesse en Belgique», écrivait le poète au-dessous de la photographie qu'il envoyait à son premier éditeur. Poulet-Malassis d'ailleurs, au cours des pourpar- lers engagés avec Lévy pour la vente des œuvres complètes , avait montré le plus grand désintéressement. Dans ses lettres à Charles Asselineau, il avait offert, après en avoir demandé 200 francs, d'abandonner ses droits sur les ÉPAVES, si sa renonciation était pour permettre de conclure. Quelîe apparence dès lors qu'il se fût obstiné à protester, pendant l'impression et après la publication de l'édition définitive, contre l'introduction des pièces empruntées aux Epaves, s'il n'eût été certain de servir les intentions de son ami ? Or cela, il l'a fait, nous le répétons, à plusieurs reprises, nous avons eu ses lettres sous les yeux. Un autre argument dans le même sens doit être tiré du caractère manifestement parasitaire de certaines poésies, par exemple : Lola de Valence ou Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier, pièces tout occasionnelles et qui ne présentent aucun rapport avec le cadre ni avec l'accent des FleURS DU Mal, Un troisième enfin du nombre limitatif des pièces nou- velles mentionnées dans l'acte de vente : onze pièces, avons-nous souligné tout à l'heure, et non vingt-cinq.

Mais Banville et Asselineau n'ont pas grossi la 3" édition seulement des 11 pièces extraites des ÉPAVES, ils y ont encore ajouté trois morceaux, car 25 — 11 (îes 11 des ÉPAVES, qu'il ne faut pas confondre avec les 11 prévues dans l'acte de vente) =14,. Quels sont donc les trois morceaux qui font la différence? La question vaut bien qu'on ouvre une parenthèse. Ici nous devons avouer que nous sommes réduits aux conjectures. Cependant il en est une qui, entre vingt autres dont l'exposition demanderait de longues pages, nous semble mériter la préférence : les trois pièces rajoutées seraient : A Théodore de Banville, Le Calumet de Paix et... La Lune o^ensée. Voici nos raisons : la première de ces pièces n'a jamais été imprimée du vivant de l'auteur, bien que datée de 1842. C'est un sonnet de jeunesse et de circonstance dont les deux tercets seuls présentent un sens général, l'intérêt des deux quatrains y étant, par contre, limité à la personne de Banville. II y a toute


20


4o2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

apparence qu'il fut simplement tiré des papiers de celui-ci, comme l'a supposé M. Van Bever. — Le Calumet de Paix ne constitue qu'une adaptation qui, elle non plus, n'a rien avoir avec le cadre des Fleurs. Cela est tellement évident qu'il n'y a f>as à y in- sister. — Quant à La Lune offensée, qu'on veuille bien en relire ie tercet final, pour en rapprocher ensuite le vers 7. Pour peu qu'on sache quelque chose des raisons qui avaient si longtemps tenu le poète et sa mère divisés, il est clair qu'on sera tenté d'at- tribuer une signification autobiographique à cette pièce, et alors quel cruel reproche ne trouvera-t-on pas dans l'apostrophe qui la termine ! Or c'est là certainement une réflexion que dut se faire Baudelaire, qui avait horreur d'introduire le public dans l'intimité de sa vie. On peut donc admettre qu'après avoir écrit cette poésie dans une heure d'exaspération , il aurait résolu de la retrancher de son œuvre, mais que Banville et Asselineau, qui la jugeaient à juste titre digne de prendre place dans les Fleurs , et qui ne connaissaient pas les motifs secrets de l'auteur, l'y auraient rétablie. — Explication bien aventureuse, dira-t-on ? Nous ne le contestons point. Nous demandons toutefois qu'avant de hausser simplement les épaules, on veuille bien prendre garde à certaines coïncidences que révèlent soit la chronologie des FleurS , soit les lettres récem- ment publiées de M"' Aupick à Charles Asselineau ^'^

La Lune o^ensêe paraît dans L Artiste du i" mars 1862, soit quatre ans avant que Baudelaire ne tombe malade. Cependant il ne réimprimera jamais ce sonnet, ce qu'il n'a fait que bien rare- ment pour ses derniers vers, comme le montre le tableau que nous avons établi tout à l'heure. Le poète mort, La Lune offensée ne se rencontre pas dans l'exemplaire avec pièces intercalaires qu'il avait préparé en vue de la 3' édition, il faut le croire du moins, puisque nous voyons Asselineau prier M"* Aupick, à qui son fils envoyait ses vers au fur et à mesure qu'ds parais- saient, de rechercher le numéro de L'Artiste du i*' mars 1862. M°" Aupick s'empresse de satisfaire à la demande d'Assclincau, mais elle a beau fouiller les armoires de la «Maison-Joujou », elle

f*' Voir l'article précité du Mercure de France, 16 septembre 191a.


LA TROISIÈME ÉDITION. 4o3

ne découvre point le périodique. Elle en trouve d'autres, réclamés en même temps, mais non celui-là. Sans doute toutes ces coïnci- dences peuvent n'être dues qu'au hasard; mais s'enchaîneraient- elles autrement si le poète avait pris jalousement ses précautions pour que sa mère ignorât toujours La Lune offensée ?

Et maintenant , ces trois pièces écartées et aussi celles qui sont entrées dans les EpAVES, voyons de quoi se compose l'apport nouveau de la 3* édition. II se compose des 11 pièces qui s'ap- pellent : Madrigal triste , La Prière d'un Païen, Le Rebelle, L'Avertis- seur, Epigraphe pour un livre condamné, Recueillement , Le Couvercle, Le Couvre, Les Plaintes d'un Icare, L'Examen de minuit. Bien loin d'ici, poésies, qui, toutes, on ne saurait le contester, par l'inspiration, la couleur et l'objet, s'adaptent au cadre des F LEURS DU MAL. Dès lors n'y a-t-il pas la plus forte apparence que c'étaient elles, les pièces intercalaires de l'exemplaire préparé par Baudelaire, et elles encore que mentionnait l'acte de vente de 1867?

Quoi qu'on en décide, en tout cas, nous croyons l'avoir mon- tré, la 3* édition, envisagée sous le rapport de son architecture, ne mérite pas crédit. Que l'on recoure à l'examen critique ou qu'on s'en rapporte aux termes de la note placée en tête des Epaves et aux protestations de Poulet-Malassis, on en vient à la même conclusion : Banville et Asselineau ont grossi démesurément les Fleurs , ils en ont gâté le cadre en le bourrant. Et même si l'on admet qu'ils pouvaient à la grande rigueur y faire entrer quelques- unes des pièces des EpA VES, celles qui avaient paru antérieurement au Parnasse contemporain sous le titre de NOUVELLES F LEURS DU Mal^^\ ils n'auraient jamais dû y loger par contre des pièces ne

'•' Nous disons parues antérieurement, parce que c'est un fait que la livraison du Parnasse contemporain qui contenait les Nouvelles Fleurs du Mal a paru le 31 mars 1866, tandis que les Epaves ne sont annoncées dans la. Bibliographie de la Belgique qu'au cours du mois de juin. Mais il semble que les deux publi- cations, dans leur préparation, soient à quelques jours près contemporaines, la lettre où Baudelaire demande à Sainte-Beuve des renseignements sur le Parnasse étant du 5 février 1866 et la dernière correction d'épreuves des EpavES da- tant des premiers jours de mars.

Quand nous disons, d'autre part, qu'Asselineau et Banville pouvaient à la rigueur se croire autorisés à introduire dans les Fleurs les pièces des Epa VES

26.


4o4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

présentant qu'un caractère occasionnel. Qu'ils aient droit à bien des circonstances atténuantes, nous l'avons dit dans fiotre Avertissement ; aux excuses que nous leur avons déjà trouvées, il convient d'ail- leurs d'ajouter celle-ci , c'est que Baudelaire avant les EpA VES , avait lui-même beaucoup varié, on l'a vu, dans ses projets de 3' édition. Mais enfin on ne peut que regretter vivement la liberté dont ils usèrent, puisqu'elle devait avoir pour conséquence, pendant cin- quante ans, de mettre sous les yeux du lecteur un livre dont l'architecture est gâtée par des éléments parasites.

Ceci concédé sans réserve aux détracteurs de la 3' édition, y a-t-il lieu de les suivre aussi dans leur second grief, et de juger avec eux que les variantes de i868 ne méritent pas confiance? Notre réponse sur ce point ne sera pas moins nette que tout à l'heure. Non, nous ne l'admettons pas.

Nous ne i'admettons pas, d'abord parce que ce serait faire injure à Théodore de Banville et à Charles Asselineau , car autre chose est de se laisser aller à grossir un livre de morceaux appartenant à son auteur, autre chose de corriger cet auteur ; nous ne l'admet- tons pas parce que, pour quiconque a étudié Baudelaire dans ses habitudes et dans sesmanus c rits , il ne saurait faire doute , dès lors qu'il avait laissé un exemplaire de préparation pour l'édition définitive, que celle-ci ne dût apporter de nombreuses corrections. — II en mettait jusque sur les livres de ses amis ! — Nous ne l'admettons pas enfin, parce que le texte de 1868, si l'on prend la peine de l'étudier, apparaît souvent préférable aux autres.

Nous ne nions certes pas les tares de l'édition définitive. Nous en savons par cœur toutes les coquilles qui, avec le ressentiment des Baudelairiens, ont engendré bien des non-sens ou pauvretés :


qui avaient également paru dans le Parnasse, c'est en tenant compte de l'esprit et de la couleur de ces pièces, mais non parce que nous attribuons une valeur spéciale aujbit qu'elles avaient été réunies sous le titre de NOUVELLES Fleurs DU Mal. Ce titre, en effet, n'appartient pas à Baudelaire, c'est Catulle Mendcs qui l'inventa pour servir les intérêts de sa publication. Des lettres (inédites et malheureusement non datées) de celui-ci, que nous avons sous les ^ eux, ne laissent point de doute sur ce point. Ajoutons que ces lettres ne permettent pas de décider si Baudelaire corrigea les épreuves du Parnasse contemporain*


LA TROISIÈME ÉDITION. 4o5

wagon enrayé pour wagon enragé , étoile vacillante pour éto^e vacil- lante..., et aussi les fautes grossières : toi qui... est entrée..., ou bien : te martelant au lieu de : je martelant, et encore longueur pour langueur, etc. Nous sommes également d'accord avec nos prédéces- seurs pour déplorer que l'éditeur, pendant si longtemps, n'ait pas pris les mesures utiles pour réparer les bévues de son prote. Mais des étourderies, des lapsus, des lettres confondues, des des pour des les, des ton pour des tout, en admettant qu'ils ne se justifient point, ce qui n'est pas toujours le cas, — sont-ils pour infirmer ou diminuer la valeur des leçons nouvelles quand celles-ci, outre qu'il y a lieu de les présumer authentiques, apparaissent marquées de la griffe de l'auteur?

Nous ne recommencerons pas ici le travail que le lecteur trou- vera dans nos Eclaircissements, où chacune des variantes de 1868, quand il y a lieu , se trouve discutée ; mais citons quelques exemples typiques et d'importance progressive :

J'AIME LE SOUVENIR..., V. 24 :

Emmaillota, donne la 2" édition. — Emmaillotta, corrige la 3*.

N'est-ce pas celle-ci qui a raison ? Le Tonneau de la Haine, v. 7-8 :

(1861) Quand même elle saurait ranimer ses victimes Et pour les pressurer ressusciter leurs corps.

(1868) Quand même elle saurait ranimer ses victimes Et pour les ressaigner ressusciter leur corps.

Est-il discutable que la correction n'ajoute à la force de l'idée ? La Muse malade, v. 3-4 :

(i86ï) Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint La folie et l'horreur, froides et taciturnes.

( 1868) Et je vois tour à tour s'étaler sur ton teint La folie et l'horreur. . .

Niera-t-on que le dernier texte n'ait substitué une allitération heureuse à une licence plus que hardie... ou à un vers faux,


4o(5 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

suivant qu'on accorde ou non le participe réfléchi avec les deux noms féminins auxquels il se rapporte ?

Par ces temps où les moindres reliques baudelairiennes atteignent de si hauts prix , il est peu vraisemblable que l'exemplaire avec pièces intercalaires des F LEURS DU MAL, celui qui a servi pour l'établissement de la 3* édition, et la correspondance qui a dû être échangée entre Banville et Asselineau à cette même occasion, ne voient bientôt le jour. Nous en attendons la production avec con- fiance. Nous serions bien surpris qu'elle n'apportât pas la preuve péremptoire que les leçons du texte de 1868 appartiennent à Baudelaire, et à lui seul. C'est pourquoi nous les avons retenues ici.


ECLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES.


LES FLEURS DU MAL

Nous avons groupé ici tous les renseignements d'ordre bio-biblio- graphique qui nous semblaient valoir d'être retenus. Le lecteur trou- vera sous le titre de chaque pièce les dates et lieux de sa publication; les numéros d'ordre quelle portait dans les éditions de 1857, 1861, 1868; les variantes qu'en présentent les leçons successives; enfin, chaque fois qu'on a pu les établir, l'exposé succinct des circonstances qui ont présidé à sa conception.

Il va de soi que ce travail ressemblera souvent à ceux de nos devan- ciers , qui eux-mêmes ont mis à profit nos recherches antérieures. Ren- contre inévitable : on n'jnvente ni les faits, ni les sources, ni les té- moignages. Nous avons le ferme espoir néanmoms que notre effort, qui continue notamment ceux de MM. Van Bever et Pierre Dufay, auxquels on doit les meilleures éditions critiques des FleurS DU Mal parues jusqu'à ce jour, fera faire quelque progrès à l'exégèse baudeiairienne, ayant utilisé ici nombre de documents nouveaux, entre autres, pour ne citer que les plus importants, une copie des corrections d'épreuves de la i" édition et des notes et lettres inédites de Poulet-Malassis.

DÉDICACE, p. 3. — Une première version en a été donnée, en fac- similé autographe , par le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, Rome, s. d. [1864], et a été reproduite, avec une légère variante (le second très supprimé dans la i" ligne), par le V** Spœlberch de Lovenjoul dans son Histoire des Œuvres de Théophile Gautier.


4o8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Voici cette première version dont le texte est conforme à celui d'une pièce autographe appartenant à M. Fernand Vandérem :

A MON TRÈS CHER ET TRES VÉNÉrÉ MAITRE ET AMI,

THÉOPHILE GAUTIER.

Bien que je te prie de servir de parrain aux Fleurs du Mal, ne crois pas que je sois assez perdu, assez indigne du nom de poëte pour m'imaginer que ces fleurs maladives méritent ton noble patronage. Je sais que dans les régions éthérées de la véritable Poésie, le Mal n'est pas, non plus que le Bien, et que ce misérable dictionnaire de mélancolie et de crime peut légitimer les réactions de la morale, comme le blasphémateur confirme la Religion. Mais j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en espérant mieux peut-être, rendre un hommage profond à l'auteur â!Alhertus , de La Comédie de la Mort et d'Espana, au poëte impeccable, au magicien -es -langue française, dont je me déclare, avec autant d'orgueil que d'humilité, le plus dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples.

Charles Baudelaire.

Mais Théophile Gautier repoussa ce texte : « Le magicien . . . m'a très bien expliqué qu'une dédicace ne devait pas être une profession de foi , laquelle avait d'ailleurs pour défaut d'attirer les yeux sur le côté sca- breux du volume et de le dénoncer.» (Lettre à Poulet -Malassis, 9 mars 1857.)

Le second texte fut lui-même l'objet de quelques difficultés entre l'auteur et l'éditeur. Baudelaire avait d'abord déclaré s'en rapporter au bon goût de Poulet- Malassis pour l'étabhr typograpliiquement. Mais il se ravisa, quand l'épreuve lui fut soumise :

II me semble d'abord qu'il vaudrait mieux baisser un peu toute la dédi- cace, de manière qu'elle se trouvât au milieu de la page; je laisse d'ailleurs cela à votre goût. — Ensuite, je crois qu'il serait bien de mettre Fleurs en italiques, — en capitales penchées, puisque c'est un titre -calembour. Enfin, bien que chacune de ces lettres et de ces lignes soient dans de bonnes pro- portions (chacune relativement aux autres), je les trouve toutes trop grosses; je crois que l'ensemble gagnerait en élégance, si vous preniez un œil plus petit pour chaque ligne, toujours en gardant l'importance proportionnelle. Le C. B. seul me paraît un peu petit. (Exemplaire d'épreuves, inédit.)

Un second essai ne fut pas plus heureux. Baudelaire fit de nouvelles objections. Et la première tout au moins était des plus fondées, car «Au parfait magicien es -langue française», texte conservé dans la i" édition, ne constitue rien de moins qu'une grosse faute syntaxique,


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4°^

h étant la forme contractée de dans les, et, par suite, ne pouvant être employé qu'avec un pluriel.

On lit sur l'exemplaire d'épreuves ; .

Pourquoi ès-Iangue?

Nous n'écririons pas : de langue, en langue. II faut que la dédicace prenne moins de longueur et que tous les caractères soient diminués, peut-être même de deux points. En somme, poète impeccable, maître et ami, Théophile Gautier et fleurs maladives sont les lignes à laisser voyantes.

Décidément laissez Fleurs en capitales ordinaires, et non pas en italiques.

Mais Poulet-Malassis avait déjà tiré la feuille quand Baudelaire lui en renvoya la seconde épreuve annotée. D'où un petit incident dont on suivra le développement dans les lettres du poète (mars 1857), et que finalement celui-ci solutionna en prenant à sa charge les frais occasionnés par le tirage prématuré.

Variante : 1857. Au parfait magicien es langue française.

Nous avons eu sous les yeux des exemplaires de la i" édition où Baudelaire, de sa main, avait ajouté un 5 à chacun des deux mots langue tt française.

L'exemplaire d'envoi à Théophile Gautier portait cet ex-dono :

Mon bien cher Théophile,

La dédicace imprimée à la première page n'est qu'une ombre très faible de l'amitié et de l'admiration véritable que j'ai toujours éprouvée pour toi, tu le sais.

M.Ernest Raynaud,dans le Mercure de France (16 octobre 191 7), a contesté la sincérité de cet hommage et tenté de démontrer que rien, ni dans les rapports de Baudelaire et de Gautier, ni dans les tendances de leurs esprits, ne suffisait à le justifier. L'article est fort curieux, mais nous pensons que l'auteur a poussé ses conclusions bien loin, et que M. Henry Dérieux qui, dans le numéro précédent du Mercure, sous le titre La Plasticité' de Baudelaire, avait établi un certain air de parenté entre La Comédie de la Mort et Les F LEURS DU M AL, a vu plus juste. Baudelaire, qu'on le veuille ou qu'on s'en offusque, a dû beaucoup à Gautier, — au premier Gautier, — comme au Lycanthrope. Les rémi- niscences que nous aurons l'occasion de signaler par la suite le prouvent à l'évidence. Où M. Raynaud, par contre, nous semble bien avisé,


4lO NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

c'est quand il s'étonne des termes excessifs de la dédicace, et nous admettons avec lui volontiers que l'utilité y était pour quelque chose.

Préface (i*' juin 1855, -^^^"^ ^" Deux Mondes, avec 17 autres pièces, sous le titre collectif: Les Fleurs DU Mal. — Figure en tête des 3 éditions), p. ^.

Variantes :

Titre. 1855, 1857, 1861 : Au lecteur. — H semble évident que le poète lui substitua celui que nous avons maintenu quand il eut renoncé définitivement à cette préface dont nous avons donné plus haut trois états successifs. Le thème de cette pièce dominant le livre tout entier, le changement apparaît pleinement justifié.

1855 et 1857 :

P. 6, v. 9-10. Dans nos cerveaux malsains, comme un million d'helminthes Grouille, chante et ripaille un peuple de Démons, V. 12. S'engouffre, comme un Jleuve , avec de sourdes plaintes. P. 7, V. 2. Quoiqu'il ne fasse ni grands gestes, ni grands cris,

Une variante supplémentaire est donnée par un exemplaire de la i'* édition, appartenant à M, Pierre Bracquemond, et qui présente quelques corrections de la main de l'auteur :

P. 6, v. 18. Les ours, les scorpions, les singes, les serpents.

Dans le texte de 1855, le mot lices (8* strophe) est imprimé lyces, orthographe des auteurs du XVi* siècle, et la 5° strophe a été pudique- ment remplacée par une hgne de points.

Nous avons reproduit plus haut, p-305, dans notre Histoire des Fleurs du Mal la note pleine de réserves de la Kevue des Deux Mondes.

I. BÉNÉDICTION (l des trois éditions), p. 11.

Variantes (1857) :

P. 12, v. 20. Puisqu'il me trouve belle et qu'il veut m'adorer, V. 22. Que souvent il fallait repeindre et redorer ;

Cf. Éloge du Maquillage, dans Le Pe/NTRE DE LA VlE AfODERNE : «...Idole, elle [la femme] doit se dorer pour être adorée», etc.

P. i2,v. 23. Et je veux me soûler de nard, d'encens, de myrrhe, P. 14, V. 1. Sertis par votre main,... (Epreuves.) Montés par votre main,... (T* éd.)


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^ I

II est difficile de ne pas attribuer un caractère autobiographique à cette pièce. M'"" Aupick, mère du poète, écrivait à Asselineau en 1868 : «...Quelle stupéfaction pour nous, quand Charles s'est refusé à tout ce qu'on voulait faire pour lui, a voulu voler de ses propres ailes et être auteur? Quel désenchantement dans notre vie d'intérieur si heureuse jusque-là! Quel chagrin!...» (E.-J. Crépet, op. àt.)

II. L'Albatros (Revue française, 10 avril 1859. — 11 de la 2" et de la 3* édition), p. 15.

Ce poème n'avait que trois strophes quand Baudelaire l'envoya à Ch. Asselineau, dans sa lettre du 20 février 1859 sans doute. Celui-ci lui répondait : «La pièce de L'Albatros est un diamant! Seulement je voudrais une strophe entre la deuxième et la dernière pour insister sur la gaucherie, du moins sur la gêne de l'Albatros, pour faire tableau de son embarras. Et il me semble que la dernière strophe en rejaillirait plus puissante comme effet.» (E.-J. Crépet, op. aV.)

Selon Prarond (ibid.), cette pièce aurait été suggérée à Baudelaire par un incident de son voyage à l'île Maurice (1841).

Selon La Fizelière et Decaux [op. cit.) y elle aurait fait l'objet, à Ronfleur, avec Le Voyage, en 1860, d'une publication restée à l'état de placard et tirée à cinq ou six exemplaires seulement. Ce rensei- gnement bibliographique est confirmé par une annotation de Poulet- Malassis sur un billet autographe du poète, en date du 24 février [1859] • "J'^' malheureusement perdu l'exemplaire qu'il m'envoyait avec ce billet ... Il doit y avoir des variantes dans l'une et l'autre pièces. » Nous n'avons pu, nous non plus, retrouver ce placard.

Signalons enfin que L'Albatros a été reproduit dans Les Poètes français publiés par E. Crépet (Hachette, 1862), avec une ponc- tuation un peu modifiée, et que l'épreuve de cette publication avait été revue par l'auteur.

III. Elévation (m des trois éditions), p. 16.

Variante (1857) : V. 13. Derrière les ennuis et les sombres chagrins.

Sur l'exemplaire d'épreuves de la i'* édition , on lit, en marge, de la main de l'auteur, en face du y* vers : Gaiment, gaiement? gcument.


4l2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

IV Correspondances (iv des trois éditions), p. 17,

Cf. Richard Wagner et Tannbauser (L'ART ROMANTIQUE), où ce thème des Correspondances est repris et développé ; Salon de i8^6 ( CURIO- SITÉS esthétiques)^ un passage cité des Kreisleriana d'Hoffmann :

...Ce n*est pas seulement en rêve... C'est encore éveillé... que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les par- fums, etc.

Et encore, Exposition Universelle de 18^^ [CURIOSITÉS ESTHÉ- TIQUES), chap. I et III injine.

Cette idée des Correspondances , dont le symbolisme a tiré un si grand parti, commençait d'ailleurs de se répandre. On la retrouve dans les Histoires émouvantes de Charles Barbara (Michel Lévy, 1857), nette- ment formulée :

Le bonheur se manifeste en moi par des envies étranges. J'aspire à me plonger dans la musique et les couleurs, c'est-à-dire à rassasier de leur nour- riture passionnément aimée mes oreilles et mes jeux. Soit abus de ces deux organes, soit organisation vicieuse, une chose bizarre, c'est que mon oreille perçoit des couleurs et que mon œil entend des sons. Telles symphonies sont pour moi des peintures éblouissantes et tels tableaux d'admirables symphonies. Jusque dans les lignes d'une statue et d'une église je vois de la musique, et je me suis persuadé parfois que certaine cathédrale est l'hymne figée d'un grand orgue souterrain , etc. ( p. 246 ).

Pour la i" strophe, Baudelaire semble s'être souvenu des vers

suivants :

Ail Nature speaks, and ev'n idéal things Flap shadowy sounds from visionary wings.

(Poe, Al Aaraaf.) Cf. aussi, pour l'idée, les derniers vers d'Elévation.

V. J'aime le souvenir de ces époques nues (v des trois édi- tions), p. 18.

Le texte des 2' et 3" est identique , hors que la 2' écrit emmaillota (vers 24) avec un seul f comme démaillota. La i" et la 2* ne séparent point par un blanc les 14 premiers vers de la seconde partie de la pièce.

Variantes ( 1857) :

P. ï8, y. 2 (i" éd.). Dont le soleil se plaît à dorer les statues.

v. 9 (Épr.) Louve au cceur ruisselant de tendresses communes,


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^3

P. 18, V. 10 (Epr.) Suspendait l'univers à ses tétines brunes. V. 12 (i"éd.). D'être fier des beautés dont il était le roi. V. 16 (Epr.) Ces natives grandeurs, aux lieux où se peut voir V. 19-22. A l'aspect du tableau plein d'épouvantement

(i'*éd.). Des montruosités que voile un vêtement;

Des visages manques et plus laids que des masques; De tous ces pauvres corps, maigres, ventrus ou flasques, P. 19, V. 1 (l'^éd.). De ces femmes, hélas! pâles comme des cierges,

V. 2 (i"éd.). Que ronge et que nourrit la honte, et de ces vierges

Baudelaire a parlé plusieurs fois de ses imitations d'Hugo. II s'agis- sait peut-être notamment des six derniers vers de cette pièce.

VI. Les Phares (vi des trois éditions), p. 20.

Variantes (1857) :

P. 21, y. 9 (Epr.) De vieilles au miroir avec des vierges nues, V. 25 (Epr.) Que ce cri renaissant qui roule d'âge en âge (Epr.) Que ce long hurlement qui roule d'âge en âge

Dans son Exposition Universelle de 18^^ (CURIOSITÉS ESTHÉ- TIQUES), le poète a commenté, après l'avoir citée, la 8* strophe de cette pièce :

Lac de sang ; le rouge ; — hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; un bois toujours vert : le vert complémentaire du jour; — un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux; — Les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur.

Mais on ne peut rien inférer de ce commentaire pour la date de composition des Phares, la citation ne figurant pas dans la version originale de l'article (Le Pays, 3 juin 1855).

VII. La Muse malade (vu dans les trois éditions), p. 22.

Variante (1857 et 1861) : V, 3. Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint...

II serait superflu d'insister sur la valeur de la leçon de 1868 qui a substitué une allitération heureuse à une licence plus que hardie ou à un vers faux, selon qu'on accorde ou non réjléchi avec «la folie et l'horreur».


4l4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

VIII. La Muse vénale (viii des trois éditions), p. 23.

La i" édition, vers 11, a donné guères pour guère. Baudelaire avait cependant signalé cette faute dans une lettre à Poulet-Malassis en date du 4 avril 1857.

IX. Le Mauvais Moine (9 avril 1851, Le Messager de VAssemhlée , avec plusieurs autres pièces, sous le titre collectif : Les Limbes ; — IX des trois éditions), p. 2^.

Variantes (1851-1857-1861) :

V. I. Les Cloîtres anciens sur leurs grandes murailles

V. 2 (1851). Etalaient en tableau la sainte Vérité,

V. 5 (1851). En ces temps où le Christ avait ses victuailles

V. 9 (185 1). Mon âme est au tombeau que, mauvais cénobite.

Cette dernière variante n'est d'ailleurs qu'une coquille.

La pièce est une des plus anciennes du livre. Dès 1842 ou 1843, l'auteur en avait donné à son ami Auguste Dozon une copie auto- graphe où on trouve cette variante, pour le vers 12 :

Impuissant Orcagna ! quand saurai-je donc faire

II semble qu'un peu plus tard elle ait changé de titre et se soit appelée Le Tombeau vivant, poésie que Baudelaire mentionne dans un billet du 10 janvier 1850 parmi celles qu'il a données à copier, et dont nous n'avons pas retrouvé trace. Les vers 9 et 10 du Mauvais Moine rendent du moms cette hypothèse vraisemblable.

II y a apparence également que le germe s'en trouve dans La Comédie de la Mort de Th. Gautier ( MelancboliaJ y du moins pour les deux premières strophes :

C'étaient des gens pieux et pleins d'austérité. Sachant bien qu'ici bas tout n'est que vanité; Leur atelier à tous était le cimetière, ...

X. L'Ennemi (Revue des Deux Mondes, i" juin 1855, sous le titre collectif: Les Fleurs du M^iL; — x des trois éditions), p. 25.

XI. Le Guignon (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif: Les Fleurs du Mal-, — xi des trois éditions), p. 26.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^ 5

Les deux quatrains sont inspirés de Longfellow qui lui-même, faut-il le dire, s'est, pour son premier vers, souvenu de l'aphorisme d'Hippocrate :

Art is long, and time is fleeting.

And our hearts, though stout and brave,

Still, like muffled drums, are beating Funeral marches to the grave.

( Voices of tbe Nigbt : A Psalm oj îije.)

Mais il convient d'observer qu'à la difl'érence de la pièce de Bau- delaire, celle de Longfellow sonne comme un appel à l'énergie humaine.

Les deux tercets sont la traduction d'une strophe de Thomas Gray dont nous aurons à reparler sous le titre des Plaintes d'un Icare (xc) :

FuH many a gem of purest ray serene The dark unfathomed caves of Océan bear; Full many a flower is born to blash unseen, And waste its sweetness on the désert air.

( Elegy written in a country cburcb-yard.)

Un manuscrit autographe appartenant à M. le D' Marc LafFont et que M. Van Bever a publié en fac-similé sous le titre DouZE PoÈAfES DE Charles Baudelaire (Georges Grès et G, 191 7) a permis d'établir que cette pièce ne pouvait être postérieure à 1852 , et fournit les variantes suivantes :

Titre : L'artiste inconnu et Les Artistes Inconnus.

V. 12. Mainte fleur épanche en secret

V. 13. Son parfum doux comme un regret

Gf. la notice placée en tête de la traduction des HISTOIRES EXTRA- ORDINAIRES , Edgar Poe, sa vie et ses œuvres, i" alinéa.

Gf aussi, pour la 2' strophe. Sépulture d'un Poète maudit (lxix) et Les Plaintes d'un Icare (xc).

XII. La Vie antérieure (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Les Fleurs du Mal; — xii des trois édi- tions), p. 27.

Variante (i 855-1857) :

V. 10. Au milieu de i'azur, des jîots et des splendeurs.


4l6 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

XIII. Bohémiens en voyage (xiii des trois éditions), p. 28.

Le manuscrit de 1852, publié parM.VanBever [DouzePoÈAîES)^ donne comme variantes :

Titre : La Caravane des Bohémiens.

V. 9. Du fond de son ipalais verdoyant, le grillon

V. 10. En les voyant passer, redouble sa cLanson.

V. 1 2. Fait couler les rochers et fleurit le désert

V. 13. A ces cbers voyageurs pour lesquels est ouvert

L'exemplaire de la première édition appartenant à M. Bracquemond fournit, de la main de l'auteur, pour le vers 12, cette autre variante :

Tire Veau des rochers et fleurit le désert

XIV. L'Homme et la Mer (octobre 1852, Revue de Paris; — XIV des trois éditions), p. 29.

Variantes :

Titre, 1852. L'Homme libre et la Mer.

y. 10 (1852). Homme, nul ne connaît le fond de tes abîmes;

II semble que Swinburne se soit souvenu de ce poème quand il écrivit Tbe Triumph of Time :

I will go back to the great sweet mother,

Mother and lover of men, the sea. I will go down to ter, I and none other,

Close with her, kiss her and mix her with me; Cling to her, strive with her, hold her fast; O fair white mother, in days long past Born without sister, born without brother.

Set free my souI as thy soûl is free.

Baudelaire a repris et développé le même thème dans un de ses Petits Poèmes en prose, Déjà.

XV. Don Juan aux Enfers (6 septembre 1846, L'Artiste, Revue de Paris; — XV des trois éditions), p. 30.

Selon Prarond (voir E.-J. Crépet, op. af.), cette pièce serait anté- rieure à 1843.

Variante (1846) :

Titre : L'Impénitent (sous la signature : Charles Baudelairc-Dufays). Y. 6. Des vierges se tordaient sous le noir firmament,


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^7

V. 7. Et comme un long troupeau de victimes offertes,

V. 8. Derrière lui traînaient un grand mugissement

V. 13. Tristement sous son deuil, la chaste et maigre Elvire

Dans le texte de 1846, Cbaron est orthographié Caron. Faute dans le texte de la i" édition, effet évident d'une erreur du prote à qui l'auteur avait indiqué un s omis :

Montrait à tous les morts errants sur le rivage

On sait que Baudelaire, séduit par la haute figure de don Juan, avait conçu le projet de la porter au théâtre sous le titre La Fin de don Juan.

Quant à l'inspiration de cette poésie, peut-être faut-il la rapporter à la célèbre toile de Delacroix : La Barque de don Juan, qui est de 184,1. On ne peut se défendre d'en être tenté quand on se souvient de l'ad- miration passionnée que le poète portait au peintre. Mais le sujet a été traité par eux tout différemment.

XVI. Châtiment de l'Orgueil (Juin 1850, Magasin des Familles ; — XVI des r* et 2* éditions; xvil de la 3'), p. 31.

Variantes :

V. I (1850). Dans ces temps merveilleux où la Théologie

V. 4 (1850). — Après avoir touché les cœurs indifférents;

V. 6 (1850). Et même découvert \ers les célestes gloires

V. II (1850-1857). Jésus, petit Jésus, je t'ai porté bien haut!

V. 14 (1850). Et tu ne serais plus qu'un objet dérisoire I

Le caractère du périodique et la rubrique sous laquelle cette pièce y parut [Poésies de la famille) avaient sans doute imposé cette variante.

P. 32 , V. 5 (1850). II était des enfants la joie et la risée.

La leçon de 1868 a introduit un blanc entre les 21" et 22* vers. Cette pièce devait figurer dans Les LimBES (voir notre Histoire des Fleurs du Mal),

XVIL La Beauté (20 avril i^^j^ Revue française; — xvii des deux premières éditions, XVIII de la 3'), p. 33.

Variantes communes à la Revue française et à la i'" édition :

V. 10 (1857). Qu'on dirait que j'emprunte aux plus fiers monuments, V. 13 (18^7). De purs miroirs qui font les étoiles plus belles :


4l8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Cette pièce étah entre toutes goûtée de Gustave Flaubert (voir sa lettre à Baudelaire, du 13 juillet 1857).

XVIII. L'Idéal (9 avril 1851, Le Messager de l'Assemblée, sous le titre collectif : Les LimBES; — xviii des deux premières éditions, XIX de Ia3«),p. 34.

\kriantes (1851) :

V. I. Ce ne seront jamais ces beautés à vignettes,

V. 5. Je laisse à Gavarni, le chantre des chloroses,

V. 7. Car je ne ipeux trouver parmi ces pâles roses

V. 10. C'est toi, Lady Macbeth, âme puissante au crime

V. 13. Qui dors paisiblement dans une pose étrange

V. 14. Et tes appas taiiUs aux bouches des Titans!

Malgré le dédain qu'il montre ici pour Gavarni, il y a lieu de re- marquer que Baudelaire, dans ses essais de critique d'art, l'a maintes fois louange.

XIX. La Géante (20 avril 1857, Revue française; — XIX des deux premières éditions; XX de la 3"), p. 35.

Pièce antérieure à 184.3, selon Prarond (E.-J. Crépet, op. cit.).

Elle semble avoir contribué à la formation de la légende baudelai- rienne. Ange-Bénigne (la comtesse de Molènes) écrivait dans le Gaulois du 30 septembre 1886 : «Ses amours ont eu pour objet des femmes phénomènes. Il passait de la naine à la géante. . . Il avait perdu quelques géantes de la phtisie et deux naines de la gastrite.»

Le jour même de la pubhcation de cette pièce, la Revue anecdotique avait donné un articulet assez taquin intitulé : M. Charles Baudelaire à l'ombre de la jeune géante. On y lisait notamment : u Hameau est joli, mais que dire de ces soleils qui se croient obligés d'être malsains pour rimer avec les seins de la jeune géante ? — Ces soleils sont de vrais Phébus en fait de galanterie. »

Le Figaro (30 avril 1857), par la plume de J. Habans, renché- rissait. Après avoir cité quelques vers de cette poésie, son rédacteur s'écriait : «Je jure mes grands dieux que je copie textuellement, je serais fort empêché d'ajouter un mot à de telles choses.»

XX. Le Masque (30 novembre 1859, Revue contemporaine; — XX de la 2" édition, xxi de la 3'), p. 36.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^9

Variantes (1859) :

V. 7. Et charmer les loisirs d'un Mécène ou d'un prince. V. 12. Dont chaque trait nous dit avec un ton vainqueur : P. 37, V. 4,. — Mais non ! C'était un masque , un carteji suborneur,

Cette pièce a été inspirée au poète par une statue de Christophe baptisée d'abord La Douleur, puis La Comédie Humaine, dont le plâtre avait été exposé au Salon de 1856 et qui figure aujourd'hui au Jardin des Tuileries. Baudelaire a d'ailleurs décrit cette statue dans son Salon de i8^ç.

II y a tout lieu de penser que , si la dédicace au sculpteur n'a pas figuré dans la Revue contemporaine, c'est que Baudelaire craignit un refiis du directeur, M. de Calonne. En efl'et, il avait dû insister beau- coup, quelques mois auparavant, pour obtenir de lui que le nom du statuaire figurât au-dessus de sa Danse macabre (voir nos notes sous le titre de cette pièce, cvii).

XXI. Hymne à la Beauté (15 octobre 1860, L'Artiste; — XXI de la 2* édition, XXII de la 3'), p. 38.

Variantes de 1860 :

V. 4. Et c'est pourquoi l'on peut te comparer au vin P. 39, V. 2. Semble un agonisant caressant son tombeau.

XXII. Parfum exotique (xxi de la 1" édition; xxii de la 2'; XXIII de la 3'), p. 40.

Pièce inspirée par Jeanne Duval (voir notre Etude biographique), Ttnais pleine aussi des souvenirs que le poète conservait de l'île Mau- rice, où il avait déjà eu pour amie, dit-on, une femme de couleur.

Cf. Un Hémisphère dans une Chevelure [PETITS PoËMES EN prose).

XXIII. La Chevelure (20 mai 1859, Revue française; — xxiii de la 2* édition; xxiv de la 3"), p. 41.

Pièce inspirée très certamement par Jeanne Duval.

Cf. Un Hémisphère dans une Chevelure (Petits PoËAlES EN prose).

La publication de cette poésie fiât saluée des lazzi d'Alphonse Du- chesne dans le Figaro du 1 1 juin 1 859. « Tout un monde vit dans les profondeurs de cette forêt aromatique... J'avoue que je n'aime pas à

27.


420 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

rencontrer tant de monde dans les cheveux d'une femme...» Prenant prétexte des vers 29 et 30, il poussait même l'esprit jusqu'à donner la recette du «philocome Baudelaire. »

XXIV. Je t'adore a l'égal de la voûte nocturne (xxii de la 17 édition; XXIV de la 2*; XXV de la 3*), p. 43.

Poésie inspirée par Jeanne Duval, semble -t- il, et composée vers 1843, selon Prarond (E.-J. Crépet, op. cit.). On sait que les fantaisies de la belle mulâtresse ne chômaient pas et que son amant en souffrit cruellement.

M. Fernand Caussy, dans son intéressante Chronologie des Fleurs du Mal (L'Ermitage, 15 décembre 1906], a noté qu'ici se trouve transposé le Vas electionis de saint Jérôme.

•î

XXV. Tu METTRAIS l'UNIVERS ENTIER DANS TA RUELLE (XXIII de la i" édition; XXV de la 2'; XXVI de la 3'), p. 44.

Variante ( 1 857 et 1 86 1 ) : V. 6. Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,

Nous avons cru devoir rétablir ici le blanc qui , dans les deux pre- mières éditions, séparait les huit premiers vers des suivants. Pièce inspirée sans doute par Jeanne Duval (voir nos notes sous le titre de ia pièce xxiv).

XXVI. Sed non satiata (xxiv de la i"^ édition; x-xvi de la 2*; XXVII de la 3*), p. 45.

Pièce inspirée par Jeanne Duval très certainement. C'est d'ailleur» l'avis de Cousin (cf. CHARLES BAUDELAIRE, Souvenirs, Correspon- dances, Pincebourde, 1872) et qui semble dater de 1843-1844.

Sainte-Beuve, dans ses Cahiers, a rapproché le vers 11 de cette

pièce du

Et memini numéros sustinuisse novem d'Ovide.

XXVII. Avec ses vêtements ondoyants et nacrés (20 avril

1857, Revue française ; — XXV de la i" édition; XXVII de la 2*; XXVIII de la 3'), p. 46.

Pièce inspirée par Jeanne Duval sans doute.

Dans le texte de la Revue française, elle avait paru sous le titre :

Sonnet.


ECLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^1

XXVIII. Le Serpent qui danse (xxvi de la i" édition; xxviii de la 2*; XXIX de la 3*), p. 47.

Variante ( 1857) : P. 48, V. 13 (1857). Quand ta salive exquise monte

La 3* édition a apporté cette variante ( 1868) : P. 4.7, V. 3. Comme une e'toile vacillante,

Nous n'avons pas cru devoir la maintenir, n'y voyant qu'une coquille.

Pièce sans doute inspirée par Jeanne Duval.

La 5' strophe, comme le titre, en est à rapprocher de la i'* de la pièce XXVII.

XXIX. Une Charogne (xxvii de la i" édition; xxix de la 2'; XXX de la 3'), p. 49.

Selon Prarond (E.-J. Crépet, op. af. ), cette pièce est antérieure à 1844. On sait qu'elle valut à Baudelaire les pires injures, ce qui n'empêchait pas Flaubert de la goûter particulièrement.

Amédée CIoux l'a parodiée comme suit :

LE CHIEN MORT.

Nous étions tous les deux dans le jardin où'pousse

La violette au bord de l'eau, Et, la main dans la main, sur l'étroit banc de mousse.

Nous regardions le clair ruisseau.

Car les eaux en chantant coulaient resplendissantes

Aux rayons du grand soleil d'or... Sur un lit de gazon, parmi les fleurs brillantes.

Devant nous gisait un chien mort.

Les bouziers d'azur, avec les mouches vertes.

Fourmillaient sur l'amas gluant; Le crâne était broyé, les entrailles ouvertes.

Le ventre suintait, béant.

Le sang s'était caillé dans les poils de la bête,

Coagulés en noirs grumeaux. Et l'odeur de la mort nous montait à la tête

Pénétrant, acre en nos cerveaux.


42 2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

J'entourai de mon bras sa taille bien-aimée.

Aussi flexible que les jonts, Et vers moi se pencha sa tête parfumée

Qui m'inonda de cheveux blonds.

Regarde, dis-je alors, comme en cette carcasse.

En ce chien mort liquéfié j Un monde tout entier va, vient, passe et repasse.

Multicolore et varié !

Dans ces orbites creux, entre ces crocs fétides,

Vois, par le printemps radieux, Les rendez-vous d'amour des cloportes avides

Et des charançons noirs et bleus !

Les mouches à charbon, lustrant leurs fines ailes,

Pompent à deux les boyaux mous; Regarde, les vois-tu, mâles avec femelles?

C'est partout l'amour; aimons-nous!...

Ma beauté regarda les insectes sans nombre,

Rougit et baissa ses yeux bleus. Et, cherchant le mystère, au fond du grand bois sombre,

Nous disparûmes tous les deux.

II paraît même (La Lanterne, 20 avril 1883, article non signé), que cette parodie faillit être comprise dans les œuvres de notre poète! «L'éditeur Pincebourde — un nom prédestiné — qui était en train de faire une édition de Beaudelaire {sic), y comprit pieusement Le Chien mort, et ce ne fut que sur l'aveu même de CIoux, lequel eut pitié de lui, qu'il le fit disparaître.»

Une copie autographe d'Une Charogne a passé en vente il y a quelques années ; on y trouve cette variante ;

P. 51, V. 2. Vivre parmi les monuments.

Bien qu'en général nous ne donnions pas ici les variantes de ponc- tuation, nous croyons devoir signaler que, dans le texte des deux premières éditions , on trouve une virgule à la fin du vers 30 qui dé- place l'application de l'éplthcte oubliée.

Pour les vers 3 et 4 de la 3" strophe, il semble que Baudelaire, qui avait beaucoup étudié Malherbe, se soit souvenu de la Consolation à M. du Perrier :

Même quand il avient que la tombe sépare Ce que nature a joint...


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^3

XXX. De PROFUNDIS CLAMAVI (9 avril 1851, Le Messager de l'Assemblée, sous le titre collectif : Les LimBES; — i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Les F LEURS DU M AL; — XXVIII de la i édition; XXX de la 2*; xxxi de la 3'), p. p.

Variantes :

Titre (1851) La Be'atrîx. — (^855) Le Spleen.

V. I. J'implore ta pitié, toi l'unique que J'aime,

V. 5. Un soleil sans chaleur plane au-dessus trois mois,

V. 6. Et les trois autres mois la nuit couvre la terre;

V. II. Et cette vieille nuit semblable au vieux Cbaos.

Pièce sans doute inspirée par Jeanne Duval.

XXXI. Le Vampire (i"'Juin 1855, Revue des Deux Mondes; — XXIX de la i" édition; XXXI de la 2"; XXXII de la 3'), p. 53.

Variantes :

Titre (1855). La Béatrice.

V. 3 (18^7). Toi qui, comme un hideux troupeau

Le texte de la 3® édition a apporté cette faute grossière (v. a ) :

Toi qui . . .

Dans mon cœur plaintif est entrée;

Pièce sans doute inspirée par Jeanne Duval.

XXXIL Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive (xxxi de la i" édition; XXXII de la 2*; XXXIII de la 3'), p. 55.

Variante de l'exemplaire d'épreuves de la i" édition (1857) :

V. 8. Et dont le souvenir odorant me ravive.

Cette pièce est une des plus anciennes en date, selon Prarond (E.-J. Crépet, op. cit.). Le même relate que Sarah, dite Louchette, occupa quelque temps Baudelaire , avant qu'il connût Jeanne Duval , et que son ami n'en garda pas «un souvenir clément».

On croira Prarond sans peine si l'on s'en rapporte aux stances suivantes qu'elle lui avait déjà inspirées :

Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre. La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre. Insensible aux regards de l'univers moqueur, Sa beauté ne fleurit que dans mon triste coeur.


424 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Pour avoir des souliers elle a vendu son âme, Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme. Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur, Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.

Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.

Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque.

Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux

De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux.

EÎIe louche, et l'effet de ce regard étrange. Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange. Est tel que tous les yeux, pour, qui l'on s'est damné, Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.

Elle n'a que vingt ans; la gorge, déjà basse, Pend de chaque côté, comme une calebasse. Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps, Ainsi qu'un nouveau-né, je la tettc et la mords.

Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule. Je la lèche en silence, avec plus de ferveur Que Madeleine en feu, les deux pieds du Sauveur.

La pauvre créature, au plaisir essoufflée, A de rauques hoquets la poitrine gonflée. Et je devine, au bruit de son souffle brutal Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital.

Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle. Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle. Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants. Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.

Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres, Et redoute bien moins la faim et ses tourments Que l'apparition de ses défunts amants.

Si vous la rencontrez, bizarrement parée.

Se faufilant, au coin d'une rue égarée.

Et la tctc et l'œil bas, comme un pigeon blessé,

Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^5

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure Au visage fardé de cette pauvre impure Que Déesse Famine a, par un soir d'hiver, Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohême-là, c'est mon tout, ma richesse, Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse, Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur, Et qui dans ses deux mains a réchaulFé mon cœur.

(Charles Baudelaire, Œuvres posthumes , Mercure de France, 1908.)

XXXIII. Remords posthume (i" juin 1855, ^^^^^ ^^^ Deux Mondes, sous le titre collectif: Les Fleurs DU MaL; — XXXII de la i" édition; XXXIII de la 2"; xxxiv de la 3'), p. ^6.

Variantes :

V. 6 (1855). Et tes flancs qu'assouplit un vivant nonchaloir,

V. 1 1 (57-61 ). Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,

Pièce vraisemblablement inspirée par Jeanne Duval.

XXXIV. Le Chat (xxxiii de la i" édition; xxxiv de la 2'; XXXV de la 3*), p. 57.

Cette pièce peut avoir été inspirée par Jeanne Duval. Voir note placée sous la pièce LXV.

XXXV. DuELLUM (19 septembre 1858, L'Artiste; — xxxv de la 2' édition; XXXVI de la 3*), p. ^58.

Variante (1858) : V. 10. Les héros, s'étreignant méchamment, ont roulé

Dans ce texte, le dernier mot : haine, a été imprimé en italique pour souligner l'intention de la pièce. Pièce inspirée par Jeanne probablement.

XXXVI. Le Balcon (xxxiv de la i'* édition, xxxvi de la 2'; XXXVII de la 3"), p. 59.

Pièce vraisemblablement inspirée par Jeanne Duval.


42.6 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

XXXVII. Le Possédé (20 janvier 1859, Revue française; — XXXVII de la 2' édition; xxxvill de la 3'), p. 61.

Ce sonnet semble être de 1858. Du moins c'est à cette date que l'auteur l'envoya à Poulet-Malassis pour l'imprimer dans son Journal d'Alençon. Mais l'éditeur refusa le cadeau de son ami, ayant cru dé- couvrir un sens obscène au 8" vers; — ce qui lui attira les lignes sui- vantes :

Jeudi II novembre 1858.

Mon cKer ami, j'ai reçu vos remerciements, et ils m'ont étonné. Je voulais absolument vous être agréable en vous envoyant un morceau inédit que je pouvais ajouter simplement aux pièces que j'accumule pour un journal quel- conque, et je ne croyais pas que ce misérable sonnet pût ajouter quelque chose à toutes les humiliations que les FlEURS DU Mal vous ont fait subir. Je voulais vous être agréable, rien de plus, et je ne peux pas comprendre en quoi j'ai mérité tant d'injures, à ce point que vous me compariez au Béranger secret, comme a fait Veuillot. // est possible, après tout, que la tournure subtile de votre esprit vous ait fait prendre Belzébutb pour le ... et le poignard charmant pour la... Quand j'ai fait cette découverte , j'ai bien ri...

(Nous plaçons ici en italique le passage inédit de cette lettre.) M. Jules Le Petit, dans La Plume du i" juillet 1893, ^ donné un fac-similé autographe de ce sonnet, qui fournit deux variantes :


V. 2 (1858) V. 6 (1858)

(1859) V. 10 ( 1859) V. 13 (1859)


O Soleil de mon âme, emmitouffle-toi d'ombre; Comme un astre éclipsé qui sort d'une pénombre. Comme un astre éclipsé qui sort de sa pénombre, Allume le désir dans le regard des rustres I Il n'est pas une fibre en mon être tremblant


Dans la Revue française , le dernier vers renvoie à cette note : voir Le Diable amoureux de Cazotte. Les mots : «m-on cher Bclzébuth, je j'adore» terminent en effet, dans ce livre, le chapitre xvil. Ce sont ceux que Biondetta demande à Alvare de prononcer quand elle le croit près de succomber à son emprise, révélant parla son essence satanique et le but réel de ses caresses.

La pièce semble avoir été inspirée par Jeanne Duval.

XXXVIII. Un Fantôme (15 octobre 1860, L'Artiste; — xxxviil de la 2" édition; XXXIX de la 3"), p. 62.

Pièce composée en 1860. Baudelaire, après en avoir envoyé une copie à son éditeur, lui demandait :

Que pensez-vous des deux derniers tercets du premier sonnet d't/n Fan- tôme ? J'ai tourné et retourné la chose de toutes les façons. Quand le spectre


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^7

fut devenu tout à fait grand, je reconnus Madame une telle. Voilà qui est fran- çais, mais ceci :

A sa légère allure orientale ( l'adure du spectre ) , Quand il atteint sa totale grandeur. Je reconnais ma belle visiteuse? II y aura toujours des cas embarrassants. (13 mars 1860.)

Le prince Ourousof a vu dans cette pièce «l'apothéose de celle qui fut Jeanne Duval et n'en était plus que le fantôme en 1860». Minée par l'alcool, la malheureuse, en effet, depuis un an, était à demi para- lysée.

Variantes :

Titre. On lit dans le Catalogue de la Bibliothèque de feu M. A. Poulet- Malassis :

19. L. A. 1860, I p. 1/4 in-f.

Envoi d'une Fleur du Mal , Le Décor, qui est contenu dans cette lettre.

Le Décor fut sans doute le premier titre du Cadre, Les Ténèbres, p. 62.

V. II (1860). A sa légère allure orientale,

V. 14 ( 1860-1861). C'est Elle! noire et pourtant lumineuse.

Le Cadre, p. 64..

V. II (1860-1861). Sa nudité voluptueusement

V. 12 (1860-1861). Dans les baisers du satin et du linge,

V. 13 (1860-1861). Et, lente ou brusque, à chaque mouvement,

Le Portrait, p. 6^,

V. 7 (1860). Que reste-t-il? C'est horrible, 6 mon âme!

XXXIX. Je te donne ces vers afin que si mon nom (20 avril 1857, Revue française; — XXXV de la i" édition; XXXIX de la 2*; XL de la 3*), p. 66.

Variantes (1857), communes aux deux textes :

V. 3. Et, navire poussé par un grand aquilon,

V. 4. Fait travailler un soir les cervelles humaines,

Dans la Revue française , la pièce parut sous le titre : Sonnet. Inspirée par Jeanne DuvaL


4^8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

XL. Semper EADEM (15 mai 1860, Revue contemporaine; — XL de la 2" édition; XLI de la 3'), p. 67.

Le 18 août 1857, en envoyant un exemplaire des Fz£"£//?J" DU Mal à M^'Sabatier (voir l'Etude biographique placée en tête de ce volume et E.-J. Crépet, op. cit.) y Baudelaire écrivait à son amie : «Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent.» — Ces vers-là, c'étaient Tout entière; Que diras-tu ce soir; Le Flambeau vivant; A celle qui est trop gaie; Réversibilité ; Confession; l'Aube spiri- tuelle; Harmonie du Soir et Le Flacon, — neuf pièces que reproduit dans le même ordre le texte de 1861 , à l'exception de la quatrième, supprimée en suite du jugement de 1857, et qui plus tard prit place dans les Épaves (v).

Ce recueil a d'ailleurs apporté une dixième poésie inspirée par la Présidente : Hymne (x des Épaves), avec laquelle les Baudelairiens ont jusqu'à ce jour formé ce qu'ils appellent «Le Cycle de M"* Sabatier».

Nous croyons, pour notre part, qu'il convient de grossir ce cycle d'une onzième unité , en y faisant entrer Semper eadem. L'étude attentive du texte de la pièce et la place où l'auteur l'a rangée en 1861 , quand il ne fut plus que le «très ancien camarade» de son amie, — certaines apostrophes : «0 belle curieuse!.,, ignorante! âme toujours ravie!... bouche au rire enfantin!)) — certaines particularités descriptives : «votre joie, éclatante pour tous. . . l'ombre de vos cils. . .» ne permettent, à notre avis, aucun doute. M™* Sabatier, nous a rapporté Judith Gautier, avait la «bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d'elle comme de la lumière et du bonheur» , et le portrait de Ricard nous montre qu'elle avait les cils longs et recourbés. D'autre part, pendant la courte période où elle se flatta d'avoir conquis Baudelaire, elle ne comprit rien à son cœur, à ses défaillances, à sa conduite, — ni qu'il l'eût si longtemps traitée en Madone , ni que son cœur avait fait «une fois sa vendange», ni qu'il restait jusqu'entre ses bras captif de la mulâtresse, — vraiment rien! L'exemplaire des Fleurs DU Mal qu'elle possédait, aujourd'hui un des trésors de la collection Fernand Vandérem, renferme un portrait de Jeanne, dessin de Baudelaire, au bas duquel elle a consigné son perpétuel étonnement dans ces mots : {{Son idéal!))

Il resterait à déterminer la date précise où le poète conçut Semper eadem. Ce sonnet est-il contemporain des vers dont l'enivrant hom- mage décida la tendre femme, ou postérieur? Pour employer la ter- minologie pudique et suggestive des romanciers psychologues, doit-on le rapporter à la période d'ayant ou d'après ? Il serait intéressant de


ECLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 429

l'établir pour décider si vraiment, chez Baudelaire, l'homme fut dupe de l'exaltation qui emportait le poète vers la radieuse ApoIIonie. Malheureusement sa correspondance connue n'y suffît pas. II y a bien une lettre à M"' Aupick en date du 26 mars 1860, où il men- tionne comme nouvelles les pièces — dont celle-ci — qui vont paraître à la Revue contemporaine, mais l'épithète est trop vague, susceptible d'interprétations trop diverses , pour trancher la question.

XLI. Tout entière (20 avril 1857, Revue française; — XXXVI de la i" édition; XLI de la 2'; XLII de la 3'), p. 68.

Pièce inspirée par M"" Sabatier ( voir la lettre de Baudelaire à celle-ci , 18 août 1857) et incriminée lors du procès des Fleurs DU Mal.

Variantes :

V. 3 (1857). Revue française : Et, visant à me prendre en faute, Ex. d'épr. I " éd. : Et tâchant de me prendre en faute ,

En marge, le poète avait noté : «Je trouverais tâchant à plus joli; mais est-ce une grosse faute ? »

V. 4 ( i" édition). M'a dit : «Je voudrais bien savoir,


XLII. Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire (1855, L'Assassinat du Pont-Rouge , par Charles Barbara, i vol. in-32, Victor Lecou, E. Blanchard , Michel Lévy frères); — xxxvii de la i" édition; XLil de la 2*; XLlll de la 3"), p. 70.

Pièce inspirée par M"" Sabatier à qui le poète l'adressait le 16 fé- vrier 1854, avec cette lettre :

J'ignore ce que les femmes pensent des adorations dont elles sont quelque- fois l'objet. Certaines gens prétendent qu'elles doivent les trouver tout à fait naturelles, et d'autres qu'elles en doivent rire. Ils ne les supposent donc que vaniteuses ou cyniques. Pour moi , il me semble que les âmes bien faites ne peuvent être que fières et heureuses de leur action bienfaitrice. Je ne sais si jamais cette douceur suprême me sera accordée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi , et de l'irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simplement heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus dés- intéressé, plus idéal, plus pénétré de respect que celui que je nourris secrè- tement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande.


430 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Sans signature dans le roman de Barbara qui l'attribue « à un poëte chez lequel une aptitude décidée pour les spéculations les plus ardues n'excluait pas une poésie solide, chaude, colorée, essentiellement ori- ginale et humaine». On sait que Barbara était des grands amis de Baudelaire; il faut donc croire qu'il s'agit là d'un emprunt très volon- tiers consenti.

Variante commune aux textes de la lettre et de L'Assassinat .. . (1854-1855):

V. II. Son Fantôme en dansant marche comme un flambeau.

Dans ces deux textes, toutes les épithètes ayant rapport à l'inspi- ratrice ont pour initiales des lettres capitales :

A la Très-Belle, à la Très-Bonne, à la Très-Chère, etc.

Cette pièce est à rapprocher particulièrement de Y Hymne qu'on trouvera dans Les Epaves et aussi d'une lettre non datée (voir la Correspondance)^ où Baudelaire use presque des mêmes termes : « Par vous , Marie , je serai fort et grand. Comme Pétrarque , j'immortali- serai ma Laure. Soyez mon Ange Gardien, ma Muse et ma Modo ne, etc.» (Voir nos notes sous la pièce LIV. )

Pour le vers 7, cf. Éléonora (NOUVELLES HISTOIRES EXTRAOR- DINAIRES) y çiitz Poe : «air perfumed with the censers of the angels».

XLIII. Le Flambeau vivant (20 avril 1857, Revue française ; — XXXVIII de la i" édition; XLIII de la 2'; XLIV de la 3*), p. 71. Pièce adressée à M°" Sabatier avec le billet suivant :

Mardi, 7 février 1854.

Je ne crois pas, Madame, que les femmes en général connaissent toute l'étendue de leur pouvoir, soit pour le bien, soit pour le mal. Sans doute il ne serait pas prudent de les en instruire toutes également. Mais avec vous on ne risque rien; votre âme est trop riche en bonté pour donner place à la fatuité et à la cruauté. D'ailleurs vous avez été sans aucun doute tellement abreuvée, saturée de flatteries qu'une seule chose peut vous flatter désormais, c'est d'apprendre que vous faites le bien, — même sans le savoir, — même en dormant, — simplement en vivant.

Quant à cette lâcheté de l'anonyme, que vous dirai-Je, quelle excuse allégue- rai-je, si ce n'est que ma première faute commande toutes les autres, et que le pli est pris. Supposez, si vous voulez, que quelquefois sous la pression d'un opiniâtre chagrin je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu'ensuite je sois obligé d'accorder le désir inno-


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 43 I

cent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire. — Voilà qui explique la lâcheté.

[Suit ici le texte de la pièce.]

N'est-il pas vrai que vous pensez comme moi, — que la plus délicieuse beauté, la plus excellente et la plus adorable créature, — vous-même par exemple, — ne peut pas désirer de meilleur compliment que l'expression de la gratitude pour le bien qu'elle a fait?

Variantes :

V. I (1854). Ils marchent devant moi, ces yeux extraordinaires ,

V. 4 (1854-18 57). Suspendant mon regard à leurs feux diamantés. V. 14. (1854-1857). Astres dont le soleil ne peut flétrir la flammel

Comme la pièce précédente, celle-ci peut être rapprochée de la lettre à Marie X** : «... vos yeux , qui ne peuvent inspirer au poète qu'un amour immortel... J'ai puisé dans votre regard d'ange des joies igno- rées... Conduisez-moi dans la route du Beau, etc.».

Le prince Ourousof (Le Tombeau de Charles Baudelaire , Paris, 1896) a noté que Baudelaire s'est ici souvenu d'un poème d'Edgar Poe , To Helen, surtout pour les vers 6 et 7 :

They are my ministers, yet I their slave.


XLIV. RÉVERSIBILITÉ (i""juin iS^^^ Revue des Deux Mondes sous le titre collectif de : Fleurs du Mal; — xl de la i" édition; XLIV de la 2'; XLV de la 3'), p. 72.

Pièce adressée sans titre et anonymement à M"" Sabatier le 3 mai 1853 (voir Le Livre moderne, novembre 1891, article de Maurice Tourneux), sous la seule dédicace A A. — M"" Sabatier s'appelait, de ses prénoms, AgIaé-ApoIIonie.

Variantes (1853) :

v. 13. Comme des prisonniers, s'en vont d'un pied traînard, V. 17. Et la peur de vieillir, et le honteux tourment

L'édition Lévy a donné, v. 7 : des larmes de fiel, pour : les larmes. Nous pensons qu'il s'agit là d'une coquille, d'autant que le texte des Poètes français t pui)liés par Eugène Crépet, qui fut revu par le poète en 1862, donne, lui aussi : les larmes.


432. NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

XLV. Confession (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Fleurs du mal; — xli de la i" édition; xlv de la 2*; XLVI de la 3'), p. 74.

Pièce inspirée par M"" Sabatier. Le poète la lui envoya avec le billet suivant, sans y mettre de titre :

Lundi, 9 mai 1853.

"Vraiment, Madame, je vous demande mille pardons de cette imbécile rimail- lerie anonyme, qui sent horriblement l'enfantillage; mais qu'y faire? Je suis égoïste comme les enfants et les malades. Je pense aux personnes aimées quand je souffre. Généralement, je pense à vous en vers, et quand les vers sont faits, je ne sais pas résister à l'envie de les faire voir à la personne qui en est l'objet. En même temps je me cache,, comme quelqu'un qui a une peur extrême du ridicule. N'y a-t-il pas quelque chose d'essentiellement comique dans l'amour? Particulièrement pour ceux qui n'en sont pas atteints.

Mais je vous jure que c'est bien la dernière fois que je m'expose et si mon ardente amitié pour vous dure aussi longtemps encore qu'elle a déjà duré, avant que je vous aie dit un mot, nous serons vieux tous les deux.

Quelque absurde que tout cela vous paraisse, figurez -vous qu'il y a un cœur dont vous ne pourriez vous moquer sans cruauté, et où votre image vit toujours.

Variantes (1855) :

P. 74,, V. I. Une fois, une seule, aimable et honne femme,

P. 75 , v. \2 (1855-1857). Qu'il ressemble au travail banal

V. 19 (1855). J ai souvent invoqué cette lune enchantée.

On retrouve toutes ces variantes dans la pièce manuscrite de 1853 , qui y ajoute celle-ci :

V. 21. Et cette confidence étrange chuchotce

Coquille de la 3" édition :

V. 20. Ce silence et cette longueur,

XLVI. L'Aube spirituelle (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif: Fleurs DU Mal; — XLII de la i** édition; XLVI de la 2"; XLVII de la 3*), p. 76.

Pièce adressée à M""' Sabatier avec ces simples mots :

After a night of pleasure and désolation , ail my sou! belongs to you.

(Février 185.^.)


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 43 3

Variantes :

V. 4 (1854). Dans la héte assoupie un ange se réveille.

V. 8 (1854,). Ainsi, Forme divine. Etre lucide et pur,

V. 10 (1854). Ton souvenir plus clair, plus rose et plus charmant,

V. II (1854). Pour mes yeux agrandis voltige incessamment.

V. 12 (1857). Le soleil a noirci les jlammes des bougies;

V. 14 (1854). Ame resplendissante, à l'éternel Soleiil

XLVII. Harmonie du Soir (20 avril 1857, Revue française; — XLIII de la r" édition; XLVll de la 2'; XLViil de la 3'), p. 77.

Pièce inspirée par M"" Sabatier.

Le texte de la Revue française donne, v. 15, est noyé' au lieu de s'est noyé. Mais comme le vers 1 5 répète le vers 1 2 où on lit s'est noyé y nous pensons qu'il ne s'agit là que d'une méprise.

XLVIIL Le Flacon (20 avril 1857, Revue française ; — XLIV de la i" édition; XLVili de la 2*; XLix de la 3'), p. 78. Pièce inspirée par M""* Sabatier.

Variantes communes aux deux textes de 18^7:

V. 3. Quelquefois en ouvrant un coffre (/'Orient

V. 6. Sentant l'odeur d'un siècle, arachnéenne et noire,

V. 7. On trouve un vieux fiacon jauni qui se souvient,

V. 16. Vers un gouffre où l'air est plein de parfums humains;

Variante particulière au texte de la Revue française et qui n*est sans doute qu'une coquille :

V. 17. Il la terrasse au bord du gouffre séculaire. Cf. La Chevelure (xxill) et Le Parfum (xxxviil),

XLIX. Le Poison (20 avril 1857, Revue française; — xlv de la 1'* édition; XLIX de la 2'; L de la 3"), p. 80.

Variante commune aux deux textes de 18^7 : V. 7. Projette l'illimité,

L. Ciel brouillé (xlvi de la i" édition; L de la 2'; Ll de la 3'), p. 81.

Variante (1857) : V. 3. Alternativement tendre, doux et cruel,

28


434 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Les vers 2,3,5 semblent devoir être rapprochés pour le procédé , de ceux des deux premiers quatrains du fameux sonnet de Soulary, Rêves ambitieux.

LI. Le Chat(xlvii de la i" édition; li de la 2'; lu de la 3'), p. 82.

Variantes de l'exemplaire d'épreuves de 1857 et de la i" édition :

P. 82, V. 3 (Epr. ). Un beau chat doux, fier et charmant.

V. 7 (Ed.). Elle est toujours suave et profonde.

V. 12 » Et me pénètre comme un philtre.

P' 83 » V. 3 ( Ed. ). Et fasse plus profondément

Dans la i" édition, la pièce n*est pas scindée en deux parties, et dans la seconde, v. 10, fond est orthographié yoncty, ce qui ne constitue guère une variante d'ailleurs, puisque les deux mots ont même origine et, dans l'espèce, quasi même sens.

Voir la note placée sous la pièce LXV.

LIL Le Beau Navire (xlviii de la i'* édition; m de la 2"; lui de la 3"), p. 84.

Variantes de l'exemplaire d'épreuves de la i" édition (1857) :

V. I et 13. Je veux te raconter, pour que tu les connaisse V. 18. Ta gorge calme et dure est une belle armoire

Sur la même épreuve on lit, en face du vers 5, p. 85 : a joueraient , joùraient?»

Pièce certainement inspirée par Jeanne Duval.

Cf. pour le vers 6, le vers 9 de L'Héautontimoroume'nos (xcil).

LIIL L'Invitation au Voyage (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Fleurs DU MaL; — XLIX de la i" édition; LUI de la 2'; LIV de la 3"), p. 86.

Cf. Stage, livre 3, Silve v, AA Claudiam uxorem, où le poète invite sa femme à l'accompagner au pays natal, et pour l'y décider, chante les charmes de cette contrée ainsi que le repos qu'elle y trouvera :

Pax secura locis, et desidis otia vîtae,

Et nunquam turbata quies, somnique peracti...


Quid nunc magnificas species, cultusquc locorum, Templaque, etc.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 43 5

Le prince Ourousof (op. cit.) a signalé que cette pièce avait été traduite en russe par le poète D. Méréjkolski et que les tziganes en avaient fait une romance : Goloubha moïa.

Cf. Petits Poèmes en prose, sous le même titre.

Dans le Carnet inédit de Charles Baudelaire paru aux Editions de la Sirène (1920), on rencontre plusieurs fois cette mystérieuse mention : Ma saur. — Ecrire à ma sœur. Voir ma saur.

LIV. L'Irréparable (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif ; FLEURS DU M AL; — L de la i" édition; UV de la 2*; LV de la 3'), p. 88.

Variantes de ces publications et de l'exemplaire d'épreuves de la i" édition (1857) :

Titre (1855). A la belle aux cheveux d'or.

P. 88, V. 5 i^^SS)- Pouvons-nous étouffer Vimpeccable remords?

P. 89, V. I (1855-1857). A cet agonisant que déjà le loup flaire

V. 12 (Épr.). Est soufflée et morte à jamais!

V. 22 (i 855-1 857). Notre âme, — bonleux monument, —

Dans les textes de 1 855-1 857, la pièce n'est pas scindée.

Ce poème a été inspiré par M""* Marie Brunaud, dite Daubrun, qui, en 1853, avait joué au théâtre de la Porte -Saint -Martin le rôle de La Belle aux cheveux d'or. Nous retrouverons ses initiales (M. D.) en tête du Chant d'Automne. La correspondance du poète témoigne l'intérêt qu'il lui portait. II la recommande à George Sand pour un rôle et à la bienveillance de Paul de Saint-Victor ; il en entretient même M^^Aupick; «A une femme on peut parler des femmes. II y a des âmes si délicates , si souffrantes et si honnêtes , qu'il suffit de la moindre caresse pour leur faire prendre le mal en patience. C'est aujourd'hui la fête de Marie. — La personne dont je t'ai parlé passe les nuits à veiller ses parents mourants après avoir joué ses stupides cinq actes. Je ne suis pas assez riche pour faire des cadeaux ; mais quelques fleurs envoyées ce soir seraient une preuve suffisante de sympathie.» Peut-être est-ce elle, après tout, la mystérieuse Marie à qui le poète adressait cette lettre dont nous avons parlé dans les notes relatives à la pièce XLII, et où il s'élevait à un ton d'adoration qu'il ne devait plus retrouver que pour M"" Sabatier?

Banville, lui aussi, a chanté Marie Daubrun et ses cheveux d'or. Diolot a gravé son portrait, où l'on voit un front bombé, de grands yeux, et un menton volontaire avec un air modeste et triste.


4S^ NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

LV. Causerie (li de la i'* édition; lv de la 2'; lvi de la 3*), p. 91.

Variante (i8_57) : V. 8. Ne cLercLez plus mon cœur; des monstres l'ont mangé.

II semble que cette poésie ait été inspirée par la même personne que la précédente et la suivante. La place qu'elle occupe dans le livre le donne à penser, et aussi le premier vers, qu'on est tenté de rap- procher du titre de la pièce lvi.

LVI. Chant d'Automne (30 novembre 1859, Revue contempo- raine; — LVI de la 2* édition; LVII de la 3'), p. 92.

Dédiée à M. D. en 1859. (Voir notre note sous la pièce LIV.)

Variantes (1859) :

P. 93 , V. 3 et ^ Et rien , même Tamour, la chambre étroite et l'âtre , Ne vaut Vardent soleil rayonnant sur la mer.

La pièce n'était pas scindée en deux parties dans la version de la Revue contemporaine.

LVII. A UNE Madone (22 janvier 1860, La Causerie; — lvii de la 2* édition; LVlll de la 3*], p. 94,.

Variantes (1860) :

P. 94, V. 12. Barbare, raide et lourd, et doublé de soupçon, P. 95 , V. 4. Pour Tabouret, tailler une Lune d'argent,

La pièce avait été envoyée pour insertion à Alphonse de Calonne, directeur de la Revue contemporaine, mais celui-ci la refusa, comme «pouvant scandaliser ses lecteurs». (Lettre de Baudelaire à Poulet- Malassis, 15 décembre 1859.)

Dans Le Moine de Lewis, qui était, comme on sait, un des livres préférés de Baudelaire, et dont l'action se passe en Espagne, à l'époque de l'Inquisition, il y a un tableau qui tient une place importante. C'est une Madone, qui décore la cellule du moine Ambrosio, et où celui-ci n'a jamais vu que l'image vénérée de la Vierge jusqu'au jour où le Démon, pour le tenter, introduit auprès de lui une femme en tous points semblable à l'image, et qui va l'entraîner aux pires débauches. Fmalement le moine, dans un accès de fureur satanique, brise l'icône sainte.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 437

II est possible que le souvenir de cette Madone, dont l'aspect sus- citait tout à la fois chez Ambrosio les transports de l'adoration mystique et les appétits charnels, soit entré pour quelque chose dans la con- ception de cet ex-voto, d'une couleur romantique si accentuée.

Le poème fut vraisemblablement écrit pour Marie Daubrun dont ses contemporains ont exalté la «blonde figure de Madone».

LVIII. Chanson d'Après-midi (15 octobre 1S60 y L'Artiste ; — LVIII de la 2" édition; LIX de la 3"), p. 96.

Variantes (1860) : V. 6. Et terrible passion, ^

Cf. Petits Poèmes en prose, Le Désir de peindre. Pour Jeanne Duval, semble-t-il.

LIX. SiSiNA (10 avril i8_59, Revue française; — LIX de la 2" édi- tion; LX de la 3*), p. 98.

Ce sonnet a été fait pour Sisîna Nieri , amie de M"' Sabatier, qui , sous le second Empire, avait une réputation d'élégance, de luxe et de beauté.

On lit dans les Huit jours dans les nuages de Léon Cladel (1861) :

— Voyons, es -tu somnambule?.. Est-ce l'équipage de la Sisina arrêté devant le Palais de l'Industrie qui te plonge dans l'extase?

Nadar qui fut, comme on sait, l'ami du poète (voir son Charles Baude- laire intime, Blaizot, 191 1), possédait une photographie du manuscrit autographe de cette pièce. On y trouve les variantes suivantes :

Titre et vers 9. Zizina (raturé).

v. 2. Traversant les forêts ou battant les halliers,

V. 7. L'œil et la joue en feu, jouant son personnage,

V. II. Son orgueil, affolé de poudre et de tambours,

V. 13. Et son cœur, délicat et Jier, garde toujours,

Nadar disait de la Sisina : «C'est une dame qui boit de l'eau de Van Swieten à la santé d'Orsini.» — II est question d'elle dans une lettre de Baudelaire à M""' Sabatier (2 mai 18^8).

LX. A UNE Dame créole (25 mai 1845, L'Artiste; — Liv de la i" édition; LXl de la 2*; LXill de la 3"), p. 99.


43 8 • NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Pièce écrite par le poète au cours de sa vingt-unième année.

Elle lui avait été inspirée par M°" Autard de Bragard, née Carcenac (mère de la C'"" Ferdinand de Lesseps), chez laquelle il avait été reçu lors de son séjour à l'ile Maurice. La Plume en a publié le texte original (i"-i5 août 1893) avec le billet suivant :

[Ile Bourbon.] Le 20 octobre 18^1. Mon bon Monsieur Autard,

Vous m'avez demandé quelques vers à Maurice pour votre femme, et je ne vous ai pas oublié. Comme il est bon, décent et convenable, que des vers, adressés à une dame par un jeune homme passent par les mains de son mari avant d'arriver à elle, c'est à vous que je les envoie, afin que vous ne les lui montriez que si cela vous plaît.

Depuis que je vous ai quitté, j'ai souvent pensé à vous et à vos excellents amis. Je n'oublierai pas certes les bonnes matinées que vous m'aviez données, vous. Madame Autard, et M. B.

Si je n'aimais et si je ne regrettais pas tant Paris, je resterais le plus long- temps possible auprès de vous, et je vous forcerais à m'aimer et à me trouver un peu moins baroque que je n'en ai l'air.

Il est peu probable que je retourne à Maurice, à moins que le navire sur lequel je pars pour Bordeaux ^l'Alcide) n'y aille chercber des passagers.

Voici mon sonnet....

Donc, je vais vous attendre en France.

Mes compliments bien respectueux à Madame Autard.

Variantes :

Titre (18^5). A une Créole.

Signature (184^). Baudelaire-Dufays.

v. 2. (1841). J'ai vu dans un retrait de tamarins amlres,

(1845). J'ai vu sous un grand dais de tamarins ambrés,

(1857). J'ai connu sous un dais d'arbres verts et dorés

V. 3 (1845). Et de palmiers où pleut sur les yeux la paresse, V. 6 (184,1-1845-

1857-1861). A dans le cou des airs noblement maniérés;

V. 1 1 (1845). — Belle digne d'orner nos antiques manoirs,

V. 12 (1841). Vous feriez, à l'abri des mousseuses retraites,

(1845). Vous feriez, à l'abri des profondes retraites,

V. 14 (1841). Que vos regards rendraient plus soumis que des Noirs.

(1845 ). Que vos 6f aux yeux rendraient plus rampants que vos Noirs.

LXI. Mœsta et ERRABUNDA (i" juin iS^^, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Fleurs du MAL; — LV de la 1" édition; LXII de la 2'; LXiv de la 3'), p. 100.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIAN7ES. ^39

Le prénom d'Agathe est inscrit, souligné, en tête d'une page du Carnet de Charles Baudelaire publié par M. Féli Gautier chez Chevrel en 191 1, page où le poète de L'Invitation au Voyage et l'essayiste du Peintre de la Vie moderne, semblant s'abandonner à un rêve d'intimité amoureuse, se fait tour à tour orfè\ z et costumier pour parer celle vers qui va sa pensée :

CoifFure à l'enfant... Maquillage... Du rouge, du blanc, des mouches..., boucles d'oreilles, colliers, bracelets, bagues... Bas de soie très fins... jarre- tières galantes... parfumerie générale... Une sortie de bal à capuchon, si nous sortons . . .

Variantes :

P. 100, V. 7 (1855). Quel démon a doté la mer, rude chanteuse

P. ioi,v. 3 (1855). Les violons mourans derrière les collines,

(1857). Les violons mourant derrière les collines,

V. 4 (1855). Avec les pots de vin, le soir, dans les bosquets,

V. 7 (1857-1861). Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine?

LXIL Le Revenant (lxxii de la i" édition; lxiii de la 2'; lxv de la 3*), p. 102.

Peut-être pour Jeanne.

LXIII. Sonnet d'Automne (30 novembre 1859, Revue contem- poraine; LXIV de la 2' édition; LXVI de la 3*), p. 103.

Variantes (1859) :

V. 10. Embusqué, ténébreux, bande son arc fatal, V. 13. Co.Time moi, n'es-tu pas un soleil hivernal, V. 14.. O ma si pâle, 6 ma si froide Marguerite?

Nous ne savons rien de «Marguerite», hors qu'elle a, comme Marie Daubrun, des yeux clairs et qu'elle évoque, comme elle, chez son ami, ridée de l'automne. Serait-ce pas Marie elle-même, glacée par les six hivers qui la séparent du temps oii elle était La belle aux cheveux d'or .Nous sommes d'autant plus portés à le croire qu'un des rôles où elle avait eu le plus de succès est celui de Margue, qu'elle jouait dans Le Sanglier des Ardennes ou Le Spectre du Château, en 1854. (au théâtre' de la Gaîté).

Si l'on admet cette hypothèse, «le cycle de M^^* Daubrun» dans les Fleurs du Mal comprendrait donc cinq pièces : L'Irréparable, Causerie, Chant d'Automne, A une Madone, Sonnet d'Automne.


44o NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

La verve moqueuse de Verlaine a emprunté le dernier vers de cette pièce pour le placer à la fm d'un court morceau dont elle fait honneur

à François Coppée. II s'agit de Napoléon III ;

Puis, triste, il rêve, cœur qu'on navre et qui s'effrite, A sa si blanche, à sa si pâle Marguerite!

(Paul Verlaine, Œuvres posthumes, A. Messein, 19 13.)

LXIV. Tristesses de la Lune (lxxv de la i" édition; lxv de la 2'; LXVII de la 3'), p. 104.

Pièce antérieure à 1850 (lettre à Ancelle du 10 janvier 1850), et goûtée particulièrement de Flaubert et de Sainte-Beuve. — CLPet/TS Poèmes en prose, Les Bienfaits de la Lune.

Le texte de la 3* édition donne pour le titre Tristesse, au singulier, — comme la lettre à Ancelle susdite. Mais la table de cette même édition donne Tristesses,

LXV Les Chats (14. novembre 1847, Le Corsaire; 9 avril 1851, Messager de l'Assemblée; — LVI de la i'* édition; LXVI de la 2'; LXVIII de la 3'), p. 105.

Champfîeury a reproduit dans Les Aventures de Mademoiselle Mariette (1853), et sous la signature de l'auteur, ce célèbre sonnet qu'il avait déjà fait connaître dans Le Corsaire six ans auparavant. U l'y accom- pagne de ces lignes :

19 février 184.. — Nous avons passé une belle soirée avec un ami qui partage mes idées en peinture, en théâtre et en musique. Il est si rare de rencontrer un tempérament parallèle au sien, qu'il ne faut jamais s'en séparer. Mon ami a surtout étudié longuement les chats; il les arrête dans la rue, entre dans les boutiques où le chat médite accroupi sur le comptoir, les caresse et les magnétise de son regard.

Dans une clef qu'il avait établie des Aventures de Mademoiselle Mariette, Baudelaire se définit ; le poète des Chats. Non sans raison : dans les Fleurs du Mal on ne rencontre pas moins de trois pièces dédiées à la gloire de la race féline (voir xxxiv et Ll).

LXVI. Les Hiboux (9 avril 1851, Le Messager de l'Assemblée, sous le titre collectif : Les LimbeS; — LVli de la 1" édition; LXVii de la 2*\ LXIX de la 3'), p. 106.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 44 1

Variantes (iS^^i) :

V. 3. Comme des idoles de jais, V. 13. Porte souvent le châtiment

Les Poètes français , anthologie publiée par Eugène Crépet (1862), ont reproduit cette pièce. L'épreuve revue par Baudelaire ne donne pas de variantes.

LXVII. La Pipe (lxxvii de la i" édition; lxviii de la 2'; lxx de la 3*), p. 107.

LXVIII. La Musique (lxxvi de la r* édition; lxix de la 2'; lxxi de la 3*), p. 108.

Variantes (1857) :

V. I. La musique parfois me prend comme une mer!

V. 3. Sous un plafond de brume ou sous un pur éther,

V. 5. La poitrine en avant et gonflant mes poumons

V. 6. De toile pesante,

V. 7. Je monte et je descends sur le dos des grands monts

V. 8. D'eau retentissante ;

V. 12. Sur le sombre gouffre

V. 13. Me bercent, et parfois le calme, — grand miroir

Dans une liste autographe, p. 18 des DouzE PoÈAtES DE Charles Baudelaire, pubhée en fac-similé par M. Van Bever (Grès, 191 7), on lit : Beethoven, Peut-être s'agit-il d'une variante du titre de cette pièce?

LXIX. SÉPULTURE d'un Poëte MAUDIT (lxxiv de la r* édition; LXX de la 2**; LXXII de la 3"), p. 109.

Variantes :

Titre (Épr. 1857). Sépulcre. (185 7-1 861). Sépulture.

Le prince Ourousof (op. cit.) s'est élevé très vivement contre la va- riante de la 3* édition. «Baudelaire, écrit-il, ne pouvait donner à ce sonnet le titre : Sépulture d'un poète maudit par la très simple raison qu'il y est question de «votre corps vante'» et non de la dépouille d'un poète, maudit ou non, dont on ne vante d'ordinaire que l'esprit.» L'argument ne nous semble nullement péremptoire, et l'on pourrait


44^ NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

citer, même de nos jours, des poètes très fiers d'un physique auquel leurs contemporains — et contemporaines — rendent souvent plus jus- tice qu'à leurs œuvres. Par contre ce titre correspond très exactement à l'inspiration de certaines autres FleurS , par exemple Bénédiction ou Les Plaintes d'un Icare.

LXX. Une Gravure fantastique (15 novembre 1857, Le Pré- sent; — LXXI de la 2* édition; LXXIII de la 3*), p. 1 10.

Variantes (1857) :

Titre : Une Gravure de Mortimer,

V. ^. Sans éperons ni fouet, il essouffle un cKeval

V. 7. Au travers de l'espace, ils galopent tous deux,

v. 10. Sur les fouies sans noms que sa monture broie,

v. 12. Un triste cimetière à /'immense horizon,

v. 13. Où grouillent, aux clartés d'un soleil froid et terne,

On trouve mention, dans les catalogues Charavay, d'une «pièce de vers autographe, 2 p. in-folio, superbe, qui se répète sur chaque page avec de petites variantes» et commence ainsi :

Ce fantôme de squelette N'a pour toute toilette Qu'un diadème de vers Posé tout de travers.

S'agit-il d'une première version d'Une Gravure fantastique?

LXXI. Le Mort joyeux (9 avril 1851, Le Messager de l'Assemblée, sous le titre collectif : Les LlMBES; — LXXIII de la i" édition; LXXII de la 2'; LXXiv de la 3'), p. m.

Variantes (i8_5i) :

Titre : Le Spleen.

v. 6. Plutôt que d'accepter une larme du monde,

v. 13. Et dites-moi s'il est encor quelque morsure

LXXII. Le Tonneau de la Haine (9 avril 1851, Le Messager de

l'Assemblée, sous le titre collectif: Les LimbeS; i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Fleurs DU M AL; — LXXI de la réédition; LXX[II de la 2"; LXXV de la 3"), p. 112.

Pièce antérieure à 1850 (voir lettre de Baudelaire, 10 janvier 18^0)


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 443

Variantes (1851-1855-1857) :

V. 7. Quand même elle saurait allonger ses victimes V. 8. Et pour les resaigner galvaniser leurs corps.

Ce dernier même vers (1861) :

Et pour les pressurer, ressusciter leurs corps.

Voici un des exemples qui prouvent le mieux la précellence du texte de la 3 édition.

Le texte de 1 85 1 avait donné une coquille amusante , v. 9 :

La Haine est un ivrogne au fond d'une caverne,

LXXIII. La Cloche fÈlÉE (9 avril 1 851, Le Messager de l'Assemhîe'e , sous le titre collectif : Les LiAfBES; i" juin 1855, ^^^"^ ^^^ ^^"^ Mondes, sous le titre collectif : Fleurs du Mal; — lviii de la i" édition; LXXiv de la 2'; LXXVI de la 3'), p. 113.

Variantes :

Titre (1851) : Le Spleen. — (1855) La Cloche.

V. 2 (1851). De sentir près du feu qui palpite et qui fume,

v. 12 (185 1). Ressemble aux burlemens d'un blessé qu'on oublie

(1855). Ressemble aux râlemens d'un blessé qu'on oublie

V. 13 (1851- 185 5). Auprès d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,

LXXIV. Spleen (9 avril 1851, Le Messager de l'Assemblée, sous le titre collectif : Les Limbes; — lix de la i" édition; lxxv de la 2*; Lxxvii de la 3"), p. 114.

Variantes :

Titre (1851) : Le Spleen.

1851-1855-1857-1861 :

V. I. Pluviôse, irrité contre la ville entière.

Nous estimons que la leçon de la 3" édition, apportant vie au lieu de ville, est très supérieure , rendant plus fidèlement la pensée du poète pour qui les morts , devenus seulement les « pâles habitants du cime- tière voisin», continuent de participer à la vie. D'ailleurs , n'est-ce pas parce qu'il est irrité contre la vie, que Pluviôse verse la mortalité?

V. 5 (1851). Mon chien sur le carreau cherchant une litière V. 7 (1851). L'ombre d'un vieux poëte erre dans la gouttière


444 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

LXXV. Spleen (lx de la i" édition; lxxvi de la 2'; lxxviii de las"), p. 115.

Variantes de la i" édition et de l'exemplaire d'épreuves de 1857 :

P, 115, V. 14 (Ed.). Hument le vieux parfum d'un flacon débouché.

V. 16 (Epr. ). Quand sous le premier poids des neigeuses années P. 116, V. ij (Epr.). Un vieux spLinx ignoré du monde curieux,

La lettre à Poulet-Malassis du 2^ avril 1857 mentionne en outre une première leçon du vers 17, p. 115 ;

L'ennui , fils de la morne incuriosité

Nous avons cru devoir supprimer les blancs introduits par la 3* édi- tion après les vers 7 et 18, un tiret étant placé au début des suivants. Aussi bien ces blancs n'ont pas été maintenus par MM. Calmann- Lévy dans le texte revu de l'édition qu'ils ont donnée à l'occasion du cinquantenaire de la mort de Baudelaire.

LXXVI. Spleen (lxi de la i'° édition; lxxvii de la 2'; txxix de la 3'), p. 117.

Variantes : V. 17 (1857). II n'a pas réchaufé ce cadavre Lébété

LXXVII. Spleen (lxii de la i" édition; lxxviii de la 2'; Lxxx de la 3'), p. 118.

Variantes (1857) :

V. 4. II nous fait un Jour noir plus triste que les nuits;

V. II. Et qu'un peuple muet d'horribles araignées.

V. 17. Et d'anciens corbillards, sans tambour ni musique,

V. 18. Défilent lentement dans mon âme; et l'Espoir

V. 19. Pleurant comme un vaincu, l'Angoisse despotique,

LXXVIII. Obsession (15 mai 1^60, Revue contemporaine; — lxxix de la 2" édition; LXXXI de la 3"), p. 119.

Dans la Revue contemporaine, levers 8 emprunté au Prome'tbe'e, ren- voyait à la note ci-dessous :

ûovtIùûv re xvfidTUv

àvnplOnov yéXaafia . . .

Eschyle.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 445

Cette pièce fut envoyée à Poulet-Malassis le i" janvier 1860 (voir la Correspondance de Ch. Baudelaire, à cette date).

LXXIX. Le Goût du Néant (20 janvier 1859, Revus française; — LXXX de la 2" édition; LXXXII de la 3'), p. 120.

V. 2 (1859). L'Espoir, dont l'éperon avivait ton ardeur, V. 1 1 (1859). Le Temps descend sur moi minute par minute, V. 12 (1859). Comme la neige sur un corps pris de roideur;

Pièce autobiographique. Baudelaire commençait à ressentir les efFets du mal qui devait l'emporter. Quelques mois après la publi- cation de cette pièce, il confiait ses inquiétudes à sa mère : «Si j'allais devenir infirme, ou sentir mon cerveau dépérir avant d'avoir tait tout ce qu'il me semble que je dois et puis faire!» (28 décembre 1859.)


LXXX. Alchimie de la Douleur (15 octobre 1860, L'Artiste;

— LXXXI de la 2" édition; LXXXIII de la 3*), p. 121.

Baudelaire a mentionné plusieurs fois qu'il s'était amusé deci delà à imiter la manière d'Hugo. Il est difficile de ne pas s'en souvenir en lisant la première strophe de ce sonnet.

LXXXL Horreur sympathique (15 octobre 1860, L'Artiste;

— LXXXII de la 2* édition; Lxxxiv de la 3'), p. 122.

LXXXIL La Prière d'un Païen (15 septembre 1861, Revue eu- ropéenne; 12 janvier 1862, Le Boulevard; — LXXXVI de la 3' édition) , p. 123.

Variantes ( 1861 ) :

V. 9. Volupté ! Sois encor ma reine I V. 10. Prends la forme d'une sirène


LXXXIII. Le Couvercle (12 janvier 1864, Le Boulevard; 1866, Le Parnasse contemporain; — LXXX Vil de la 3" édition), p. 124.

Variante (1866) : V. 10. Plafond illuminé par un opéra bouffe


446 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

LXXXIV. L'Examen de minuit (i" février 1863, Le Boulevard; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif : NOUVELLES Fleurs DU Mal; — lxxxix de la 3* édition), p. 125.

Variantes de 1863 :

P. 125, V. 10. De tous les Dieux le plus aimable

V. 12. De quelque terrible Crésus,

P. 126, V. I. Nous avons baisé la Matière

V. 2. Avec pleine dévotion,

V. ^. Puis nous e^orçant de noyer

y. 7. Nous avons , prêtre de la Lyre,

V. 8. Très lâchement, pour oublier

V. 9. La beauté des choses funèbres,

Dans le texte de 1863, la pièce était divisée en huit strophes de quatre vers et portait la dédicace : A tous mes amis.


LXXXV. Madrigal triste (15 mai 1861, Revue fantaisiste; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif : NOUVELLES Fleurs du Mal; — xc de la 3* édition), p. 127.

Variantes ( 1 86 1 ) :

P. 127, V. 19. Et crois que ton corps s'illumine P. 128, V. 9. Rêvant de poisons et de glaives,

Dans les textes de 1861 et 1866, les deux parties de la pièce sont numérotées.

Peut-être pour Jeanne DuvaL


LXXXVL L'Avertisseur (15 septembre 1861, Revue européenne; 12 janvier 1862, Le Boulevard; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif : NOUVELLES FLEURS DU MaL; — XCI de la 3* édition), p. 129.

Variante de 186 1 : V. 5. Darde tes yeux dans les yeux fixes

Cette pièce avait été annoncée par la Revue fantaisiste (numéro du 15 août 1861).


ECLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 44?

LXXXVII. Le Rebelle (15 septembre 1861, Revue européenne; 12 janvier 1862, Le Boulevard; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif : NOUVELLES Fleurs du Mal; — xcv de la 3" édition), p. 130.

Variante ( 1 86 1 ) : V. 7. Afin de pouvoir faire à Jésus, quand il passe.

Pièce antérieure à 1 84.3 , selon Prarond.

LXXXVIII. Bien loin d'ici (i" mars 1864, La Revue nouvelle; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif : NOUVELLES Fleurs du Mal; — xcix de la 3" édition), p. 131.

Cf. Petits Poèmes en prose, La Belle Dorothée.

Cette pièce était conçue, semble-t-il, dès 1859 (voir lettre à Malas- sis du 15 décembre). Peut-être dut-elle porter d'abord le titre des Dorothée.

La Revue de France, dans son numéro du i^ décembre 1921, sous la signature de M'""' Solange Rosenmark (née Autard de Bragard), a apporté quelques renseignements sur cette inspiratrice, jolie Mala- baraise , fille d'une Indienne de Bénarès,que Baudelaire avait connue, et par laquelle il avait été servi, à l'île Maurice, chez M""* Autard de Bragard dont elle était la sœur de lait. (Voir nos notes sous les n°* Lx et Épaves, xx.)

LXXXIX. Le Gouffre (1" mars 1862, L'Artiste; i*' mars 1864, Revue nouvelle; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif: Nouvelles Fleurs du Mal; — cii de la 3' édition), p. 132.

Variante de 1862 (la pièce est alors dédiée à Théopîiile Gautier) : V. 10. Rempli de vague horreur, menant on ne sait où;

II est impossible, pour qui a étudié de près Baudelaire dans sa vie comme dans son œuvre, de ne pas prêter à cette pièce, de même qu'à la précédente , un caractère autobiographique. Nadar, dans son Charles Baudelaire intime (A. Blaizot, 191 1) a publié une note où le poète a consigné les rêves dont il était poursuivi :

Symptômes de ruines. Bâtiments immenses, Pélasgiens, l'un sur l'autre. Des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des cœcums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — Fissures,


448 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

lézardes. Humidité provenant d'un réservoir situé près du ciel. — Comment aver- tir les gens, les nations? — Avertissons à l'oreille les plus intelligents.

Tout en haut une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n'a encore croulé. Je ne peux retrouver l'issue. Je descends, puis je remonte. Une tour. — Labyrinthe. Je n'ai jamais pu sortir. J'habite pour toujours un bâti' ment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule en moi-même, pour m'amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs qui vont se choquer réciproquement, seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d'ossements concassés. Jj vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j'étais sûr de n'avoir pas trop de fatigue.

XC. Les Plaintes d'un Icare( 28 décembre 1862, Le Boulevard ; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre collectif : NOUVELLES Fleurs du Mal-, — cm de la 3* édition), p. 133.

Variante de 1862 : Titre : La plainte d'un Icare.

Le texte de 1862 offre cette particularité que «nonpareils» {y. $) est orthographié «nompareils» ; il porte en épigraphe la strophe de Thomas Gray dont Baudelaire s'est inspiré pour Le Guignon et que nous avons donnée dans nos éclaircissements relatifs à cette pièce (xi).

XCL Recueillement (i" novembre 1861, Revue européenne; 12 janvier 1862, Le Boulevard; 1863, Almanach parisien pour — , par Fernand Desnoyers; 1866, Le Parnasse contemporain, sous le titre col- lectif : Nouvelles Fleurs du Mal; — civ de la 3* édition), p. 134.

Variante de 1861 :

V. 12. Le Soleil moribond se coucher sous une arche,

Pièce mise en musique par Vilhers de l'IsIe-Adam.

XCII. L'HÉAUTONTIMOROUMÉNOS (lo mai 1857, L'Artiste; — LU de la 1" édition; LXXXIII de la 2"; CV de la 3*), p. 135.

Nous ne savons rien de cette J. G. F. à qui la pièce fut dcdice dès la i"* édition et dont les initiales figurent également en tète des Paradis artificiels.

II est possible que le titre ait été emprunté plus enco re à Joseph de Maistre qu'à Térence. On lit dans Les Soirées de Saint-P étersbourg ,


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 449

un des livres de chevet du poète, «qu'en vertu des lois seules que Dieu a portées avec tant de sagesse, tout méchant est un béautontimorou- ménosn.

Pour les deux derniers vers de la pièce, cf. dans La Chute de la maison Usber (NOUVELLES HISTOIRES EXTRAORDINAIRES), un poème d'Edgar Poe, Le Palais hanté :

A hideous throng rusli out forever And laugL, — but smile no more,

ce que Baudelaire a traduit :

Une hideuse muhitude se rue éternellement

Q.ui va éclatant de rire, — ne pouvant plus sourire.

II semble que Swinburne, qui admirait si fort les F LEURS DU M AL, se soit souvenu de cette pièce quand il écrivit Hertha :

I am that which unioves me and loves ; I am stricken and I am the blow. . . Voir aussi, pour le vers 9, nos notes sous la pièce LU.

XCIII. L'Irrémédiable (10 mai 1857, L'Artiste; — lxiv delà i" édition; LXXXIV de la 2'; cvi de la 3'), p. 137.

Dans l'exemplaire de la i" édition, on lit, de la main de Poulet- Malassis, à propos des deux vers qîii commencent la 9* strophe :

Tête-à-tête sombre et limpide Qu'un cœur devenu son miroir !

« — Je plaide pour d'un. »

Baudelaire répond : — «Non, laissez qu'un. Quel tête-à-tête qu'un cœur corrompu se servant à lui-même de miroir ! un cœur et le cœur pour miroir, quel tête-à-tête sombre !»

Cette pièce est scindée en deux parties pour la première fois dans le texte de 1861.

Pour son inspiration, cf. Les Soirées de Saint-Pétersbourg , de Joseph de Maistre : «Ce fleuve qu'on ne passe qu'une fois; ce tonneau des Danaïdes toujours rempli et toujours vide; ce foie de Titye, toujours renaissant sous le bec du vautour qui le dévore toujours; ce Tantale, toujours prêt à boire cette eau... Cette pierre de Sisyphe toujours... poursuivie, etc. , etc. .. sont autant d'hiéroglyphes parlant, sur lesquels il est impossible de se méprendre.

29


4^0 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMEiNTS.

«Nous pouvons donc contempler la justice divine dans la nôtre, comme dans un miroir, etc.»

Sans doute l'inspiration est assez lointaine, mais elle n'en semble pas moins réelle, pour le rythme tout au moins et l'enchaînement des idées. — Dans une lettre à Anceile, Baudelaire écrira qu'il a mis dans son livre «toute sa religion travestie». C'est bien chez de Maistre qu'il avait appris «sa religion».

On peut admettre aussi que certaines images développées ici furent inspirées par le souvenir du Manuscrit trouvé dans une bouteille et d' Une Descente dans le, Maelstrom d'Edgar Poe [HISTOIRES EXTRAORDI- NAIRES).

XCIV. L'Horloge (15 octobre 1860, L'Artiste; — lxxxv de la 2' édition; CVii de la 3"), p. 139.

Variantes de 1860 : V. 9. Trois cent soixante fois par heure, la seconde

II est évident que cette variante n'est qu'une erreur de calcul.

La pièce semble inspirée (lointainement) d'Edgar Poe. Cf. Le Masque de la Mort rouge (NoL'l/ELLES HISTOIRES EXTRAORDI- NAIRES) y passim, que le poète avait traduit dès 1855.

On sait qu'un des PETITS Po'ÈAtES EN PROSE porte aussi le titre de L'Horloge; mais le sujet en est très dii'erent.

Un correspondant de L'Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, M. Ch. Ad. C. (30 septembre 1905), a rapporté que Baudelaire avait enlevé les aiguilles à sa pendule, et inscrit sur le cadran : «II est plus tard que tu ne crois !»

XCV. Paysage (15 novembre 1857, Le Présent; — lxxxvi de la 2" édition; CVill de la 3'), p. 143.

Variantes ( 1857) : Titre : Paysage parisien.

P. 143, V. 4. Leurs chants mélodieux emportés par le vent, v. 8. Les grands ciels bleus qui font rêver d'éternité. V. 9. C'est plaisir, à travers les brunies, de voir naître P. 144, V, 1-6. Et iétneute aura beau tempêter à ma vitre. Je ne lèverai pas le Front de mon pupitre. Et ne bougerai plus de lantique Jautcil Où je veux composer pour un jeune cercueil (Il faut charmer nos morts dans leurs noires retraites) De doux vers tout fumants comme des ccusollettes.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 45 ï

Le texte de 1857 ne comporte pas de blanc entre les 8* et 9* vers. Pour les vers 1-2 de la page 144-, cf. Th. Gautier, Emaux et Camées,

Préface :

Sans prendre garde à l'ouragan Qui fouettait mes vitres fermées, Moi , j'ai fait Emaux et Camées.

L'insensibilité gœthicnne qu'affirme ici Baudelaire permet de croire que la pièce est postérieure à 18^52. C'est vers cette date, en efî'et, que le poète se désmtéressa du mouvement démocratique.

XCVI. Le Soleil (ii de la i" édition; lxxxvii de la 2'; cix de la 3'), p. 145.

Variantes de 18^7 (exemplaire d'épreuves) :

V. 1. Au fond de carrefours où pendent aux masures V. 10. Anime dans les champs les vers comme les roses;

XCVII. La Lune offensée (i"mars 1862, L'Artiste; — CXI de la 3" édition), p. 146.

On pourrait prêter à cette pièce un caractère autobiographique. Voir notre Histoire des Elevrs DU Mj4L, p. 402.

XCVin. A UNE Mendiante rousse (lxv de la 1" édition; LXXXVlli de la 2*; CXII de la 3'), p. 147.

L'héroïne, qui chantait et pinçait de la guitare, «occupait beau- coup les espr.ts d'alors, peintres et poètes», dit Asselineau. Emile Deroy en avait fait le portrait. Banville lui a consacré, outre quelques vers des Stalactites, une page de ses Souvenirs, où il la dépeint «une enfant, une fillette aux grands yeux, aux traits raffinés, charmants et délicats, rose, avec une chair nacrée et des lèvres rouges comme une grenade, couronnée d'une longue chevelure fauve, emmêlée et crespelée tombant sur ses épaules...».

On connaît de cette poésie deux textes autographes antérieurs à 1857. Le premier, de date incertaine (1), a été apporté par M. E. Do- dillon (Merairs de France, 1" novembre 191 1); le second par le ma- nuscrit du D' Lafbnt (op. cit., 1852).

D'après Cousin (voir le Pinccbourde), elle était déjà écrite en 1842, et Baudelaire en était très satisfait. Cependant on lit de sa main, sur le manuscrit de 18^2 : uLa robe rrowfe (mauvais).»


4^2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Variantes :

Titre (1852) : La robe trouée de la mendiante rousse.

P. 14.7, V. 1 (I-1852-1857). Ma blancbette aux cheveux roux,

V. 2 ( 1852). Dont la robe par des trous

V. 10(1-1852-1857). Qu'une pipeuse d'amant

V. II (I-1852-1857). Ses brodequins de velours

P. 148, V. 5 (I). Ton tétin blanc comme lait

( 1 852-1 857). Ton sein plus blanc que du lait

V. 6 (I-i 852-1 857). Tout nouvelet;

V. 8 (I-1852). Tes bras se fassent piller

V. 9 ( I ). Et chassent à coups lutins

V. 10 (I). Les doigts mutins,

V. II (I-1852). Ecrins de la plus belle eau

V. 17 (I-1852-1857). Et reluquant ton soulier

V. 19 (I- 1852). Pages Jlaireurs de bazards,

(1857). Maint page ami du hazard,

y. 20 (I-1852). Et grands seigneurs et Ronsards

V. 21 (I). Assiégeraient au déduit

P. 14,9, Y. 2 (I). Quelque vieux dîner gisant

(1852). Quelque vieux morceau gisant

V. 6 (I-1852). De vieux bonnets de six sous

(1857 Epr.). Des brimborions de vingt sous

V. 7 (I). Moi, je ne puis, ô pardon!

(1852). Dont je ne puis, ô pardon!

Sur rexcmplaire d'épreuves de 1857, on lit, de la main du poète : «hasard, hazard? lys, lis? question grave». Dans les deux premières éditions, il avait finalement adopté hasard et lis.

XCIX. Le Cygne (22 janvier 1860, La Causerie; — LXXXIX de la 2' édition; CXIII de la 3*), p. 150.

Variantes :

P. 150, V. 4 (1860). Le Simoïs menteur qui par vos pleurs grandît,

V. 6 (1860). Comme je traversais ce vaste Carrousel.

V. 15 (1860- 1861). Froids et clairs, le Travail s éveilla, où la voirie V. 16 (1860). Pousse un sale ouragan dans l'air silencieux,

La Causerie avait imprimé comme suit le vers 7 de la page 151 : «Eau, quand pleuveras-tu? quand tonneras-tu, foudre?»

Mais il semble bien que cette variante, très imprévue, ne soit ré- sultée que d'une inadvertance de prote.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. ^5 3

Cette pièce avait d'abord dû paraître à la Revue contemporaine (lettre à Poulet-Malassis , 15 décembre i8_59). — Dans La Causerie, elle est accompagnée de l'épigraphe : Falsi Simoentis ad undam, tirée de VEnéide{li\. III, vers 302).

Pour la strophe 4. de la 2' partie, cf. A une Maîabaraise (^Les Épaves, Xx), derniers vers.

C. Les Sept Vieillards (15 septembre 1859, Revue contempo- raine, sous le titre collectif de FANTOMES PARISIENS; 15 jan- vier 1861, L'Artiste; — XC de la 2* édition; CXIV de la 3"), p. 153.

L'album autographique, L'Art à Paris en i86j, publié par Armand Lechevalier, a donné un fac-similé autographe des deux dernières strophes de cette pièce qui date très certainement de 1859. On y trouve quelques variantes.

Cette poésie fut très remaniée. La preuve en est apportée par une note descriptive des catalogues Noël Charavay :

Baudelaire (Charles). . ,

1° Fantômes parisiens, pièce de vers autographe, avec ratures et correc- tions, 3 p. in-4', terminée par un dessin à la plume représentant un navire battu par les flots. — 2° Fantômes parisiens, pièce de vers autographe, 2 p. 3/4 in-4'... — 3° Pièce autographe, au crayon, i p. in-4'.

Précieux dossier pour l'étude des procédés littéraires de Baudelaire. Cette pièce de vers a été imprimée dans les Fleurs du Mal sous le titre Les Sept Vieillards. Les deux premiers manuscrits présentent deux versions différentes : la seconde surtout contient deux strophes, la i l'et la 13*, qui, par les chan- gements qu'elles ont suhis depuis, peuvent être considérées comme inédites. — La 3* pièce contient des variantes proposées par Baudelaire.

Nous n'avons malheureusement pu retrouver ces pièces auto- graphes.

Voir aussi les notes sous la poésie suivante , Les Petites Vieilles,

Variantes :

P. 153, v. 10 ( 1859). Je suivais, raidissant mes nerfs comme un héros P. 154, V. 3 ( 1859). Et sa harhe à longs poils, raide comme une épée, P. 155, V. 7 (1861). Vainement ma raison voulut prendre la barre;

Dernière strophe (1859, manuscrit autographe), première leçon raturée par l'auteur :

Bien en vain ma raison réclamait son empire; Le délire, en jouant déroutait ses efforts.


454 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Et mon âme dansait, dansait, comme un navire Sans mâts, sur une mer noire, énorme et sans bords.

Deuxième leçon :

Bien en vain ma raison voulait prendre la barre; La tempête, en jouant, déroutait ses efforts, Et mon âme dansait, dansait, pauvre gabare Sans mâts, sur une mer noire, énorme et sans bords.

CI. Les Petites Vieilles (15 septembre 1859, Revue contem- poraine, sous le titre collectif de FaN TOMES PARISIENS, II; — XCI de la 2* édition; CXV de la 3'), p. i^ô.

Pièce datant de 1859, et où le poète, d'après sa lettre à Poulet- Malassis en date du i" octobre de cette même année, «a essayé d'imiter la manière» de Victor Hugo, à qui bientôt il {'allait dédier pu- bliquement, comme la précédente et Le Cygne. On sait que le proscrit de Hauteville House reconnut cet hommage par l'envoi de la lettre qui a pris place en tête de la plaquette sur THÉOPHILE Gautier (Poulet-Maiassis et de Broise, 1859), — lettre où se trouve la phrase fameuse : «Vous dotez le ciel de l'art d'on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un frisson nouveau.»

Cette pièce fut reproduite en 1862 dans l'Anthologie des Poètes français publiée sous la direction d'E. Crépet; le texte, revu à cette occasion par l'auteur, ofl're plusieurs leçons nouvelles. 11 n'est pas exact, comme on l'a écrit, que la pièce fut, dans cette publication, amputée de sa dernière strophe, du moins dans le premier tirage dont nous avons sous les yeux deux exemplaires sur grand papier. Peut- être, plus tard, l'éditeur craignit-il i'e'Tet, sur sa clientèle, de l'auda- cieuse apostrophe :

Où serez-vous demain, Eves octogénaires, Sur qui pèse la gri£e ejjroyable de Dieu ?

Variantes : P. 157, V. 9 ( 1862). Et lorsque j'aperçois un fantôme débile

La huitième strophe (v. 29-32) ne figure pas dans la Revue contem- poraine.

Deuxième partie de la pièce :

V, I (1859-1862). De FrascatI défunt Vestale énamourée

V. 2 (1862). Prêtresse de Thalie, lu' las ! dont un souffleur

V. 3 (1861). Enferre sait le nom; cc'iîbre cvaporcc

(1862). Défunt, seul, se soutnent; célèbre évaporée


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. ^5 5

P. ï^8, V. 8 (1862). Toutes fer aient un Jleuve en rassemblant leurs pleurs!

V. 13 (1859). Pour entendre un de ces concerts 5onr!ant /e cuivre,

P. 159, V. ij (1862). Comme si jVtais, moi, votre père, ô merveille

V. 22 (1859). Je vous fais chaque jour un solennel adieu!

Cf. dans les PETITS PoËMES EN PROSE, Les Veuves. Pour la strophe 12, cf. La Comédie de la Mort de Th. Gautier, Niobé, les quatre derniers vers :

O symbole muet de l'humaine misère,

Niobé sans enfants, mère des sept douleurs,

Assise sur l'Athos ou bien sur le Calvaire;

Quel fleuve d'Amérique est plus grand que tes pleurs ?

CIL Les Aveugles (15 octobre 1860, L'Artiste; — xcii de la 2* édition; ex VI de la 3'), p. 160.

V. 1 1 (1860). Pendant qu'autour de nous tu chantes et tu beugles,

V. 12 (1860). Cherchant la jouissance avec férocité,

V. 13 (1860). Moi, je me traîne aussi! mais, plus qu'eux hébété

II semble que l'idée de cette pièce ait été inspirée par un passage des Contes posthumes d'Hofimann, dont une traduction avait été publiée en 1856 par Champfleury :

Moi. — C'est cependant une chose remarquable que l'on reconnaît immé- diatement les aveugles, quand même ils n'ont pas les yeux fermés, et que rien dans le visage ne trahisse d'ailleurs cette infirmité, à cette seule manière de tourner la tête en haut, qui est propre à tous les aveugles. Il semble qu'il y a en eux comme un effort opiniâtre de voir quelque clarté dans la nuit qui les enveloppe.

Le Cousin. — Rien ne m'émeut autant que de voir ainsi un aveugle, qui, la tête en l'air, paraît regarder dans le lointain. Le crépuscule de la vie a disparu pour le malheureux; mais son œil intérieur tâche d'apercevoir déjà l'éternelle lumière qui luit pour lui dans l'autre monde, plein de consolations, d'espérances et de béatitudes.

(La Fenêtre du coin.)

CIIL A UNE Passante (15 octobre 1860, L'Artiste; — xciii de la 2' édition; CXVII de la 3"), p. 161.

Variantes :

V. 6 (1860). Moi, je buvais, tremblant comme un extravagant, V. 10 (1860). Dont le regard m'a fait souvenir et renaître.


45^ NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Swinburne a comparé cette pièce à une poésie de Keats. Pour l'inspiration, cf. dans Cbampavert de Petrus Borel, Dîna la belle Juive :

Ah ! c'est une bien triste souffrance que la rencontre d'un être sympathique qui vous capte, qui vous incline à lui. On l'a vu au promenoir, au bal, en voyage, à l'église, on lui a jeté un regard on a reçu une œillade, on l'a touché de la main, on a causé à la dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, on s'est déjà façonné un avenir, c'est déjà de l'amour, de l'amour enraciné; le temps de pousser un soupir, ou de regarder le ciel, cet être s'est envolé comme un oiseau, l'apparition s'est éteinte, et l'on reste atterré, anéanti par la com- motion. Pour moi, cette pensée qu'on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis, cette femme, amie spontanée, notre pierre de touche; que deux existences faites l'une pour l'autre, pour être adouées, pour être heureuses ensemble en cette vie et dans l'éternité, sont à jamais écartées, et se traîne- ront peut-être malheureuses sans plus retrouver jamais d'âme qui leur agrée , d'esprit et de cœur à leur taille; pour moi, cette pensée est profondément douloureuse.


CIV. Le Squelette laboureur (22 janvier 1860, La Causerie; 1861 , Almanacb parisien pour — , par Fcinand Desnoyers; — XCIV de la 2' édition et Cxvill de la 3'), p. 162.

La pièce date de 1859.

Nous en avons eu sous les yeux une copie autographe qui accom- pagnait une lettre du poète à Poulet-Malassis en date du 15 dé- cembre 1859. Elle n'offre point de variantes. Mais, pour le vers i , on voit sous une rature que Baudelaire avait d'abord écrit :

Dans les pages d'anatomie...

Pas de division dans le texte de 186 1.

CV. Le Crépuscule du Soir (i" février 1852, La Semaine théâ- rale; 1855, Fontainebleau [in-12, I4achette]; — LXVII de la i"* édi- tion; XCV de la 2*; CXIX de la 3'), p. 164.

Le manuscrit autographe (1852) que possède M. le D"" Laffont, et qu'a publié M. Ad. Van Bever, donne quelques leçons jusqu'alors ignorées.

Variantes :

Titre, 1852 (manuscrit) : Les deux Crépuscules de la grande ville, II, Le Soir; — même date, La Semaine théâtrale ; Les deux Crépuscules, I ; 1855, Les deux Crépuscules. Le Soir.


ÉCLAIRCISSExMEiNTS ET VARIANTES. 457

Ces variantes n'en sont guère, à proprement parler, hors la pre- mière. Elles sont motivées simplement par la disposition du texte, où Le Crépuscule du Soir est accompagné du Crépuscule du Matin. Dans Fontainebleau, ces deux pièces sont en outre précédées d'une lettre à l'auteur du recueil, et suivies de deux poèmes en prose : Le Crépuscule du Soir et La Solitude,

Voici la lettre :

A Fernand Desnoyers.

Mon cher Desnoyers, vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n'est-ce pas? sur les bois, les grands chênes, la ver- dure, les insectes, — le soleil, sans doute? Mais vous savez bien que Je suis incapable de m'attendrir sur les végétaux, et cjue mon urne est rebelle à cette singulière Religion nouvelle, qui aura toujours, ce me semble, pour tout être spirituel, je ne sais quoi de sboching. Je ne croirai jamais que l'âme des Dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m'en soucierais mé- diocrement, et considérerais la mienne comme d'un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. J'ai même toujours pensé qu'il y avait dans la Nature, florissante et rajeunie, quelque chose d'affligeant, de dur, de cruel, — un je ne sais quoi qui frise l'impudence. Dans l'impossibilité de vous satisfaire com- plètement suivant les termes stricts du programme, je vous envoie deux mor- ceaux poétiques, qui représentent à peu près la somme des rêveries dont je suis assailli aux heures crépusculaires. Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je pense à nos étonnantes villes, et la prodigieuse musique qui roule sur les sommets me semble la traduction des lamentations humaines.

C. B.

P. 164., V. I (1852). Voici le Crépuscule, ami du criminel;

(1855). Voici venir le Soir, nmi .. . V. 5 ( 1852-1855-1857,

ex. d'épr. ). Oui, voilà bien le Soir, le Soir cher à celui

V. 14, (man. 1852). A travers les lueurs que fatigue le vent

P. 165, V. 10 (1852). Et ferme ton oreille à ce bouillonnement.

(1855). Et ferme ton oreille à ce bourdonnement;

Grande abondance de majuscules dans le texte de 1855 : Démons, Soir, Esprits, Ver, Jeu, Ame, Gouffre. Une copie autographe de ces pièces, qui appartient à la collection de M. Barthou, ne présente pas de variante.

II serait sans doute exagéré d'attribuer l'inspiration de cette pièce à Joseph de Maistre ; mais il faut remarquer que les mêmes idées se retrouvent dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Pour ne citer que


458 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

deux exemples , on en peut rapprocher des vers i et 2 ce passage : «... la nuit est dangereuse pour l'homme... nous l'aimons tous un peu parce qu'elle nous met à l'aise. La nuit est une complice naturelle constamment à l'ordre de tous les vices...» (éd. Garnier, t. II, 54); ou encore des vers 5-6-7, cet autre passage : «Cependant peut-on s'empêcher de contempler avec délice le bonheur de l'homme qui peut se dire chaque jour avant de s'endormir : Je n'ai pas perdu la journée, n (t. I, 166).

CVI. Le Jeu (lxvi de la i" édition; xcvi de la 2'; cxx de la 3"), p. 166.

Variantes de 1857 :

P. 166, V. 2. — Fronts poudrés, sourcils peints sur des regards d'acier, —

V. 3. Qui s'en vont brimbalant à leurs maigres oreilles

V. 4. Un cruel et blessant tic-tac de balancier;

P. 167, V. 3. Et mon cœur s'effraya d'envier le pauvre homme

y. 4. Qui court avec ferveur à l'abîme béant,

V. 5. Et, soùié de son sang, préférerait en somme

CVIL Danse macabre (15 mars 1859, Revue contemporaine; 1860, Almanacb parisien pour — ; i" février 1861, L'Artiste; — xcvil de la 2' édition; cxxi de la 3'), p. 168.

La pièce fut envoyée à M. de Galonné dans la lettre suivante

encore inédite :

Alençon, i" janvier 1859.

Cher Monsieur, je vous envoie le fruit de mes rêveries en chemin de fer. Je vous supplie instainment de jeter ceci dans le numéro du i^ ; je ne veux pas que vos lecteurs m'oublient.

Vous verrez, dans le poëme du Squelette, le soin que j'ai pris de me con- former à l'ironie criarde des anciennes danses macabres et des images allégo- riques du moyen âge...

II est probable que Galonné ne disposait plus de la place utile dans le numéro du 15 janvier. Ge n'est que le 8 février qu'il envoya une épreuve de la pièce au poète (voir E.-J. Grépet, op. cit., p. 336). Le II suivant, Baudelaire la lui renvoyait en l'accompagnant d'une lettre, également médite à ce jour, où on lisait notamment :

... 2* Vous me causerez un très vif chagrin en supprimant... la dédicace... M. Christophe... m'annonce non seulement son Squelette, mais encore une


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^9

autre statuette beaucoujj plus finie. Vraiment c'est bien le moins que j'inscrive son nom en manière de remerciements en tête d'un petit poëme...

3° i" strophe. — Je supprime le masculin, s'appliquant à Squelette (mot absent) et j'y substitue le féminin qui se comprend tout de suite.

12' strophe. — Vous avez choisi la mauvaise variante. D'abord, il y a, une strophe avant, gouffre de tes yeux plein d'horribles pensées. Des yeux pleins d'épou- vantes font double emploi. J'ai l'air d'être privé d'imagination.

Gouge est un excellent mot, mot unique, de ineille langue, applicable à une danse macabre, mot contemporain des danses macabres. Unité de stïlE. Pri- mitivement, une belle Gouge n'est qu'une belle femme; postérieurement, la gouge, c'est la courtisane qui suit l'armée, à l'époque où le soldat, non plus que le prêtre, ne marche pas sans une arrière-garde de courtisanes. Il y avait même des règlements qui autorisaient cette volupté ambulante. Or la Mort n'est-elle pas la Gouge qui suit en tous lieux la Grande Armée universelle, et n'est-elle pas une courtisane dont les embrassements sont positivement irrésis- tibles? Couleur, antithèse, métaphore, tout est exact. Comment votre sens critique, si net, n'a-t-il pas deviné mon intention?

J'appelle vos yeux sur Lovelaces. Si c'est un substantif, petit /, et un f final. Si c'est un nom propre que nous généralisons occasionnellement, grand / et pas d'f, selon la règle. En somme, Lovelace est presque un substantif de conver- sation. J'opine pour le petit / et le pluriel.

Danse macabre n'est pas une personne, c'est une allégorie. lime semble qu'il ne faut pas de majuscules, allégorie archi-connue, qui veut dire : le train de ce monde conduit par la mort...

Quelques éclaircissements ou rectifications ne seront pas inutiles : les deux statuettes dont il est ici question sont celles que Baudelaire a décrites dans son SaloN DE i8^ç, en exprimant le regret que le sculpteur ne les ait pas exposées; comme l'une d'elles inspira la Danse macabre, on a vu que l'autre inspira Le Masque. — Baudelaire commet une étourderie quand il écrit, à propos de la 12' strophe, qu'il y a, «une strophe avant» goujfre de tes yeux plein d'horribles pensées. C'est deux strophes avant qu'il faut lire. Enfin les termes de ce même passage doivent être rapproches d'une lettre que le poète écrivait à Poulet- Maîassis cinq jours plus tard (16 février 1859) pour apprécier l'exacte valeur du reproche que l'auteur, dans celle-ci, adresse au directeur. En réalité de Calonne n'avait pas substitué un texte à un autre; il avait simplement choisi des variantes proposées par le poète lui-même, — celles-là que le lecteur trouvera ci-après mentionnées sous la désigna- tion : 1859, i" épreuve.

Variantes : Titre (janvier 1859) : Le Squelette.


i6o


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


Dédicace : rétablie, comme on vient de le voir, dans la Revue con- temporaine en 1859, elle ne figure pas dans L'Artiste, ni dans VAlma- nacb parisien.


P. i68,v. I

V.7 V. 16


P. i69,v. 2 V.4

Y. 5 V. I I

P, lyOjV. I

V.5 V. 10


859, i"épr.). /^er, autant qu'un vivant, de sa noble stature,


859). S'écroule abondamment surdon pied sec que pince

859). — Charme de ce néant follement attifé,

860). O charme du néant follement attifé,

859). Qui ne connaissent pas, amants ivres de cKair,

859). Squelette qui réponds a. mon goût le plus cher,

859). Viens-tu railler, avec ta puissante grimace,

859). Et i;a5-tu demander au torrent des orgies

859)- Qu'importe le parfum, l'habit et la toilette?

859, i"épr.). Bayadère sans nez, aux yeux pleins d'épouvantes, 859, i"épr,). Fiers mignons, malgré l'art des pommades savantes. 859). Vous entraîne en des lieux qui ne sont point

[connus! V. 15 (1859-61 ). En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire

Nous avouons préférer cette dernière variante au texte de l'édition posthume. Elle donne assurément un sens plus clair; mais il est faux, à notre avis, que 50US ton 5of«7 constitue un non-sens. II faut seulement entendre le vers comme si on lisait : En tout climat qui existe sous ton soleil, et peut-être faut-il prêter à ton soleil une intention ironique. Il y a lieu de considérer d'ailleurs que cette leçon n'a pas été apportée par le texte de 1868, mais figurait déjà dans le texte de VAlmanacb parisien pour i86o.

La Danse macabre est annoncée à la table des matières de L'Artiste sous le titre de Danse funèbre, et accompagnée, dans cette revue, de la note suivante :

Une nouvelle édition des Fleurs du Mal va paraître, qui renfermera un grand nombre de pièces inédites dans le caractère général de l'œuvre pri- mitive, ainsi qu'on en peut juger par cette Danse macabre.

Cette poésie a été reproduite pour partie par l'auteur dans son Salon de i8^ç. On y trouve, vers 6, une variante de ponctuation : la virgule placée après sa robe,- au lieu de l'être, à l'hémistiche, après

exagére'e.


CVIII. L'Amour du Mensonge (15 mai 1860, Revue contempo- raine; — XCVIII de la 2* édition; CXXII de la 3'), p. 171.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^1

1860. En épigraphe :

Même elle avait encor cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage

Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

Racine, Atbalie. Variante (1860) :

V, 5. Quand je contemple, sous le gaz qui le colore.

Cette pièce fut beaucoup retouchée dans le détail. Alphonse de Calonne, directeur de la Revue contemporaine, demandait des remanie- ments capitaux. Baudelaire s'y refusa. Témoin ce passage d'un billet encore inédit :

Hélas! vos critiques tombent justement sur des notes, des intentions, des traits que je considérais comme étant de mes meilleurs. Il me sufRra de vous indiquer brièvement mes intentions... Le mot royale facilitera pour le lecteur l'intelligence de cette métaphore qui fait du souvenir une couronne de tours, comme celles qui inclinent le front des déesses de maturité, de fe'condite', et de sagesse. L'amour (sens et esprit) est niais à 20 ans, et il est savant à 40. Tout cela, je vous l'affirme, a été très lentement combiné.

CIX. Je n'ai pas oublié, voisine de la ville (lxx de la i" édi- tion; xcix de la 2'; cxxili de la 3'), p. 173. Pièce antérieure à 1844 selon Prarond. Baudelaire écrit à M"* Aupick :

Vous n'avez donc pas remarqué qu'il y avait dans les Fleurs du Mal deux pièces vous concernant, ou du moins allusionnels (sic) à des détails intimes de notre ancienne vie, de cette époque de veuvage qui m'a laissé de singuliers et si tristes souvenirs, — l'une : Je n'ai pas oublié, voisine de la vilU (Neuilly), et l'autre qui suit : La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse (Mariette)? J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille. [LtnRts INÉDITES X SA MERE, Conard, 19 18, p. 156.)

Variantes :

v. 7 (Epr. 1857). Semblait, au fond du ciel, — en témoin curieux, V. 9 (Epr. 1857). Et versait doucement ses grands reflets de cierge (i"éd. 1857). Et versait largement ses grands reflets de cierge

ex. La Servante au grand cœur dont vous étiez jalouse (lxix de la T" édition; c de la 2' ; cxxiv de la 3'), p. 174.


4^2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Antérieure à 184.4. selon Prarond. Voir les notes placées sous la pièce précédente.

Variantes :

V. 2 (1857). — Dort-elle son sommeil sous une humble pelouse?

V. 3 (1857). Nous aurions déjà Jû lui porter quelques fleurs,

V. 8 (1857-1861). A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs

[draps, V. 13 (1857). Et l'éternité fuir, sans qu'amis ni famille

V. 16 (1857). Calme, dans le fauteuil, elle venait s'asseoir,

Le poète avait gardé un pieux souvenir à «la servante au grand cœur». On lit dans MoN CŒUR AîfS A NU : «Faire tous les matins ma prière à Dieu,... à mon père, à Mariette et à Poe comme inter- cesseurs.» — «Prière... Je vous recommande les âmes de mon père et de Mariette.»

Cf. dans La Comédie de la Mort de Théophile Gautier (1838), La Vie dans la Mort, où l'on trouve, outre un sujet analogue, des passages qui témoignent que Baudelaire se souvenait de cette pièce en écrivant la sienne; par exemple, rapprocher des vers 17 et 18 ceux-ci :

Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre, Pendant qu'elle est au bal, se tapir dans sa chambre,

CXI. Brumes et Pluies (lxiii de la r* édition; ci de la 2'; cxxv de la 3'), p. 175.

Variantes (1857) :

V. 4, (Epr.). D'un linceul vaporeux et d'un vaste tombeau.

(Ed.). D'un linceul vaporeux et d'un brumeux tombeau.

L'exemplaire d'épreuves donne encore pour le vers i :

O fruits d'automne, hivers, printemps trempés de boue,

CXII. Rêve parisien (15 mai 1860, Revue contemporaine; — cii de la 2' édition; cxxvi de la 3'), p. 176.

Nous avons donné plus haut, à l'occasion de la pièce CV'III (L'Amour du Me}isonge),un passage d'une lettre inédite où le poète proteste contre certaines observations d'Alphonse de Galonné. II faut croire que celui-ci


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4<^5

les avait étendues au Rcve parisien, car dans cette même lettre on trouve la justification suivante :

...Le mouvement implique généralement le bruit, à ce point que Pytlia- gore attribuait une musique aux sphères en mouvement. Mais le rêve, qui sépare et décompose, crée la nouveauté.

Cette «nouveauté» : le silence accompagnant le mouvement, se trouvait déjà chez Edgard Poe qui en avait tiré de grands ellets dans Le Canard en ballon et Aventures d'un certain Hans Pfall. Mais il y a une autre nouveauté dans cette pièce : un paysage dont est banni le «végétal irrégulier». Et pour celle-là, peut-être doit-on en voir le germe dans un article d'Hcllo : Du genre fantasticfue , paru dans la Revue française en novembre 1858, article que Baudelaire avait très certainement lu, parce qu'il y était assez longuement question d'Edgar Poe d une part et que d'autre part il collaborait lui-même à ce périodique. Dans cet essai, Hello pose quelques principes qui ne pouvaient que rencontrer l'assentiment du poète des Fleuhs DU Mal : Le monde est la figure visible des choses invisibles. La poésie est la création de l'homme qui, continuant l'œuvre du Créateur, ma- nifeste par des signes sensibles l'idéal qu'il connaît et qu'il aime — La poésie poursuit l'idéal à travers le réel. — La sensibilité nerveuse a sa source dans une intuition vive et délicate de l'invisible, etc.

Et il écrit : «Un travail intéressant, qui n'est pas encore lait, con- sisterait à rechercher les lois du symbolisme, chose merveilleuse et qui demanderait à être approfondie. Le poète qui explorera les forêts vierges de ce nouveau monde s'apercevra que, dans l'ordre symbo- lique, la beauté est en raison inverse de la vie :

«Le naturaliste classe ainsi la nature : règne animal d'abord, règne végétal ensuite, règne minéral enfin; il suit l'ordre de la vie.

«Le poète dira : règne minéral d'abord, règne végétal ensuite, règne animal enfin;. il suivra l'ordre de la beauté, etc.»

S'il n'y a pas eu inspiration, la rencontre du moins vakit d'être signalée.

Cf. Petits Puf.MES en prose, Anywhere ont of tbe world, 3" alinéa, et, pour l'opposition de la 2' partie avec la T*, La Chambre double ( ibid, ).

DÉDICACE. Elle ne figure pas dans la Revue contemporaine. On sait que Baudela re fut le premier à voir un maître en Constantin Guys et le salua, dès 1863, du beau titre de Peintre de la Vie moderne {\o\r L'Art ROMANTIÇIUE).— Parlant de cette pièce, le poète écrit humoristique-


464 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

ment à Poulet -Malassis, auquel il en envoie une copie autographe, qu' «elle n'a pas avec lui [Guys] d'autre rapport positij et matériel que celui-ci : C'est que, comme le poète de la pièce, il se lève généralement à midi^.

Variantes :

V. I (autogr. , mars 1860). De ce fastueux paysage,

V. 2 (autogr., mars 1860). Tel que mortel jamais n'en vit

(1860-1 861). Tel que jamais mortel n'en vit,

V. 3 (autogr., mars 1860). De pareil, ce matin, l'image,

Le poète hésita beaucoup pour le texte définitif de ces vers 2 et 3, En face de la première leçon, on Ht sur le manuscrit : n [est-ce français?)»

et, en marge :

Tel que jamais mortel ne vit Le pareil, ce matin, l'image... Et encore :

Comme


^ , > jamais homme n'en vit 1 et que J •'

De pareil . , .

«Et cependant il me semble qu'on peut dire : une chose telle que je n'en ai jamais vue, sans ajouter : de semblable. 1*

P. 176, V. 9 (autogr., 1860). Et, peintre ivre de mon génie, P. 177, V. 9 (autogr., 1860). Ou de colossales naïades,

Sur le même autographe, on lit, en face du vers i, p. 178 : Et tout, même la couleur noire, cette note : «le noir étant le zéro de la couleur, cela peut-il se dire?» Dernier vers : sauf celui de 1 868 , tous les textes donnent : Sur le triste monde engourdi.

CXIII. Le Crépuscule du Matin (i" février 1852, La Semaine théâtrale; 1855, Fontainebleau [in- 12, Hachette]; — LXVlii de la 1" édition; cm de la 2'; cxxvii de la 3'), p. 179.

Voir nos notes sous Le Crépuscule du Soir (cv).

Selon Prarond, cette pièce était déjà «parfaite et arrêtée» avant la fin de 18^3 : «elle doit se rapporter à un temps où, demeurant avec sa mère et son beau-père le général , il entendait en effet la trompette matinale». (E.-J. Crépet, op. cit.)


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4<^5

M. Van Bever a donné un fac-similé autographe de cette pièce qui figure dans le manuscrit de 1852 appartenant à M. le D' Laffbnt [Douze Poèaîes de Chaules Ba udela ire, Georges Grès ,1917).

Variantes :

P. 179, V. 12 (autogr. 1852). D« maisons, çà et là, commençaient à fumer,

V. 17 (1855). C'était l'heure où parmi la faim et la lésine

P. i8o,v. I (1852-1855). Un brouillard ^/acia/ baignait les édifices,

Dans le texte de 1852, il n'y a pas de blanc entre les vers 2 et 3. Dans celui de 1855, le vers 24. est isolé entre deux blancs. Dans les autres , il est rattaché aux vers antérieurs.


GXIV. L'Ame du Vin (juin 1850, Le Magasin des Familles; 1852, La République du Peuple, almanach démocratique; — XCIII de la i" édition; CIV de la 2*; cxxviii de la 3*), p. 183.

Poésie antérieure à la fin de 1843, dit Prarond, et, au cas où ce témoignage ne semblerait pas suffisant, à septembre 1844, date placée au bas de La Chanson du Vin, de Théodore de Banville [Les Stalactites) où on trouve, en épigraphe, sous la signature Baudelaire- Dufays, le premier vers de notre pièce.

Elle figure dans le Magasin des Familles comme tirée des LiAlBES qui doivent paraître prochainement.

Titre (1850) : Le vin des honnêtes gens,

P. 183, v. I, Ghose curieuse! Les Stalactites donnent ce vers dans sa version définitive (1857) :

(1850-1852). Le soir l'âme du vin chante dans les bouteilles

V. 2 (1857 Epr.). Homme, je pousserai vers toi, mon bien-aime',

(1857 Epr.). Homme, je pousserai vers toi, déshérité,

v. 9 (1850). Car j'éprouve une joie extrême quand je tombe

V. 10(1850). Dans le gosier d'un Iiomine usé par les travaux

(1852). Dans le gosier d'un homme épuise' de travaux

V. II (1850-1852). Et sa poitrine honnête est une chaude tombe

V. 13 (1852). Entends-tu resonner les refrains des dimanches

P. 184, v. 1 (1850-1852). J'allumerai les yeux de ta femme attendrie,

V. 6 (1850-1852). Comme le grain jetond tombe dans le sdlon,

V. 7 (1850-1852). Et de notre union naîtra la poésie

Y. 8 (1850-1852). Qui montera vers Dieu comme un grand papillon


466 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Dans La Rcpuhlùfue du Peuple, une mauvaise vignette de Damourettc, gravée par Costc, illustre le texte.

Cf., pour la 3* strophe, Les ParadiS ARTIFICIELS, Du Vin et du Haschisch, chap. II : «II me semble parfois que j'entends dire au vin, etc.»; et, chap. III : «Rien n'égale la joie de l'homme qui boit, si ce n'est la joie du vin d'être bu.»

CXV. Le Vin des Chiffonniers (xciv de la i" édition; cv de la 2'; cxxix de la 3'), p. 185.

Pièce antérieure à 184.4, selon Prarond qui ïa cite chez E.-J. Crépet, op. cit., sous le titre : Le Vin du Chiffonnier.

Le manuscrit de 1852 que M. Van Bever a reproduit en fac-similé autographe (Doc/ZE PoÈAfES DE CHARLES BAUDELAIRE, Crès, 1 9 1 7 ) a apporté des leçons très diflerentes du texte définitif. Un billet du poète à Poulet-Malassis, non daté, mais sûrement de mai 1857, ne per- mettait d'ailleurs pas de douter que la pièce n'eût été très retouchée : «Aujourd'hui je vous envoie Le Vin des Chiffonniers , que j'ai recopié pour la commodité de vos ouvriers qui auraient trouvé le placard vrai- ment trop surchargé.»

Variantes :

1852). Souvent à la clarté sombre des réverbères

1857). Souvent à la clarté rouge d'un réverbère

1852), Que le vent de la nuit tourmente dans leurs verres,

1857). Que le vent de la nuit tourmente dans son verre,

1852). Au fond de ces quartiers sombres et tortueux

1852). Où grouillent par milliers des ménages frileux,

1852). Et sans prendre souci des moucliards ténébreux 1857 Epr.). Et sans aucun souci des moucliards ténébreux

1852), Epanchant tout son cœur dans l'air silencieux

1852). Le dos bas, et meurtri sous le poids des débris ,

1857). Le dos martyrisé sous de hideux débris,

1852). Et des fumiers infects que rejette Paris,

1857). Trouble vomissement du fastueux Paris,


I


"f- 3

V. 4

V. 7

V. 8 V. 15

V. 16


Dans le manuscrit de M. le D' Laflbnt, les 3* et 5* strophes n'existent pas. Ce manuscrit donne en outre pour les vers 18-32, c'est-à-dire 14- 24 de son texte, une leçon très dillèrente :

Commandant une armée et gagnant des batailles. Ils savent qu'ils rendront toujours leur peuple beuretix Et suivent à chevcd leurs destins glorieux.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^7

C'est ainsi qu'à travers l'humanité frivole Le vin roule de l'or comme un nouveau Pactole; Par le gosier de l'homme il chante ses exploits, Et par ses bienjaits règne ainsi que les bons Rois,

Pour apaiser le cœur et calmer la soujfrance De tous les innocents qui meurent en silence, Dieu leur avait déjà donné le doux sommeil j // ajouta le vin, fils sacre du Soleil.

Avant-dernier vers, autre variante (1857) :

Dieu, saisi de remords, avait fait le sommeil;

Cf. Les Paradis artificiels, Du Vin et du Haschisch, chap. II : «Voici un homme charge de ramener les débris, etc.»

CXVI. Le VlH HE l'Assassin (1848, L'Echo des Marchands de Vin; — XCV de la i" édition; CVI de la 2'; CXXX de la 3'), p. 187.

Pièce antérieure à la fin de 1843 selon Prarond (E.-J. Crépet, op. at.).

Les bibliographies de La Fizehère et Decaux et du V" Spœîberch de Lovcnjoul s'accordent à en mentionner la publication dans L'Echo des Marchands de Vin. Mais nous n'avons pu vérifier le fait, n'ayant pas été assez heureux pour mettre la main sur ce périodique dont deux numéros seuls figurent à la Bibliothèque nationale.

Le sujet de cette chanson a été tiré du Champavert de Pétrus Borel où l'on apprend, entre autres truculentes et terrifiantes histoires comme seul réchcvellcment romantique sut en produire, que Passereau VEiolicr aima trop sa maîtresse pour lui pardonner, et avec quelle sereine cruauté, quand sa ruse infernale l'eut précipitée dans un puits, il lui lit pleuvoir sur la tête toutes les pierres de la margelle pour rem- pêcher d'en sortir. Soit rappelé en passant, c'est ce même Passereau qui, ensuite, rendant visite au bourreau, lui adressait cette requête demeurée célèbre : «Je désirerais que vous me guillotinassiez!»

Combiné avec d'autres éléments, dont nous parlerons quand il y aura lieu. Passereau l'Ecolier devait aussi bientôt engendrer L'Ivrogne, ce drame dont Baudelaire, pendant plusieurs années, poursuivit en vain l'exécution.

Cf. encore, pour la 10* strophe, dans le même Charnpavert, le chapitre intitulé Testament, où Pétrus Borel écrit: «Pour moi, l'amour, c'est de la haine, des gémissements, des cris, de la honte, du deuil

50.


468 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossements, des re- mords , je n'en ai pas connu d'autre !.. »

La pièce a été mise en musique par Villiers de l'Isïe-Adam qui se plaisait à en régaler les convives des banquets littéraires.

Variantes :

■ P. 187, V. 4 (1857). Ses pleurs me déchiraient la fibre,

V. 8 (1868). Lorsque je devins amoureux!

II ne s'agit, pour cette dernière, croyons -nous, que d'une faute causée par l'inadvertance du prote. Autre faute évidente.

P. 188, V. 9 (1868). Je l'aimai trop! voilà pourquoi

V. 13 (1857). Songea-t-il dans ses nuits turpides

Le vers ^8, dans le texte 1868, présente la coquille célèbre : wagon

enrayé.

CXVII. Le Vin du Solitaire (xcvi de la T" édition; cvii de la 2"; cxxxi de la 3*), p. 190.

V. 4 (Épr. 1857). Quand elle y veut tremper sa beauté nonchalante;

CXVIIL Le Vin des Amants (xcvii de la i" édition; cviii de la 2'; cxxxii de la 3'), p. 191.

Variantes de l'exemplaire d'épreuves de la i" édition :

V. 2, Sans éperons, mors, selle ou bride,

V. 6. L'irrésistible calenture,

V. 7. A travers le bleu du matin

v. 9. Nous laissant emporter sur l'aile

CXIX. Épigraphe pour un livre condamné ( 1 5 septembre 1 86 1 , Revue européenne ; 12 janvier 1862, Le Boulevard; 1866, Le Parnasse con- temporain [sous le titre collectif de NoUi^ELLES Fleurs DU M/fl]; — CXXXIII de la 3' édition), p. \()y

Le fac-similé de cette pièce, qui n'offre que des variantes de ponc- tuation, a été donné dans L'Autographe, numéro du i" janNier 1863, avec cette note :

Charles Beaudelaire [sic), un pocte et un prosateur. — Et, en vers comme en prose, un écrivain hors ligne. — Ce sonnet est la préface de la seconde


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIAiNTES. 469

édition des Fleurs du Mal, un livre qu'on peut, qu'il faut discuter, mais qui n'est pas une œuvre vulgaire.

Ajoutons , amusant détail bio-bibliographiquc , que ce même numéro , où l'orthographe de son nom, à laquelle le poète tenait tant, était si peu respectée, parut également, à la même date, sous les titres sui- vants : Album cosmopolite, Les Archives de l'Histoire et de la Littérature, L'Autographe cosmopolite, L'Autographe • Magazine , L'Autographomanie, L'Autographopbile, La Bibliothèque d'Autographes , Le Collectionneur d'Au- tographes, Le Fac-Simile, La Gazette des Autographes , Le Guide des Ama- teurs d'Autographes , L'Histoire Autographe , L'Histoire des Autographes , L'Histoire de France des Autographes , Le Journal des Autographes , Le Ma- gasin d'Autographes , Le Magasin de Jac-simile , Le Moniteur d'Autographes, La Nouvelle Isographie, Recueil d'Autographes, Revue des Autographes , Le Salon des Autographes.

CXX. La Destruction (i" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif: Les Fleurs du Mal; — lxxviii de la 1'" édition; CIX de la 2*; CXXXIV de la 3'), p. 196.

Variantes (1855) *

Titre : La Volupté.

V. 1 1 . Des steppes de l*Ennui , profondes et désertes ,

Cf. dans les JOURNAUX INTIMES, passim, ce que le poète dit de l'amour et du goût de la destruction, et encore Les Métamorphoses du Vampire (vii des EPAyES).

CXXI. Une Martyre (lxxix de la r* édition; ex de la 2'; cxxxv de la 3'), p. 197.

Variantes de l'édition de 1857 :

P. 197, V. 4. Q.ui traînent à plis paresseux,

P. 198, V. II. La jarretière, ainsi qu'un œil vigilant, flambe

V. 12. Et darde un regard diamanté.

V. 19. Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges

Variante de l'exemplaire d'épreuves (1857) : P. 198, V. 23. La hanche un peu pointue et la taille pliante

Pièce particulièrement admirée de Swinburne (voir son article dans le Spectator, 6 septembre 1862).


4/0 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

CXXII. Femmes damnées (lxxxii de la r* édition; cxi de la 2*; cxxxvi de la 3*), p. 200.

Variante de 1857, qui semble bien n'être qu'une faute : Dernier vers : Et les urnes d'amours dont vos grands cœurs sont pleins!

CXXIII. Les deux Bonnes Sœurs (lxxxiii delà réédition; cxii de la 2*; cxxxvii de la 3'), p. 202.

Variante (1857) : V. 2, Prodigues de baisers, robustes de santé,

CXXIV La Fontaine de Sang (lxxxiv de la i" édition; cxiii de la 2*; cxxxviii de la 3*), p. 203.

Le manuscrit de 1852 que M. Ad. Van Bever a reproduit en fac- similé sous le titre : Douze Poèaies de Charles Baudelaire (Georges Grès, 1917), donne d'anciennes leçons fort difl'crentes du texte définitif:

Ainsi qu'une fontaine aux tranquilles sanglots. Mais j'ai beau me tâter pour trouver la blessure A travers le marché, comme dans un champ clos, J'ai demandé souvent à des vins généreux Mais le vin rend la vue et l'oreille plus fine. Fait pour donner à boire à ces ignobles filles.

GXXV. Allégorie (lxxxv de la i" édition; cxiv de la 2'; cx'xxix de la 3*), p. 204.

Pièce antérieure à la fin de 184.3, selon Prarond (E.-J. Grépet, op. cit. ).

Variantes des épreuves de 1857 :

V. 3. Les flèches de l'amour, les poisons du tripot ( Dans ses tristes ébats, a pourtant respecté ( Dans ses cruels chats, a pourtant respecté

INe croira-t-elle pas, cette vierge inféconde Elle seule, elle croit, cette vierge inféconde

GXXVl. La Béatrice (lxxxvi de la 1" édition; cxv de la 2'; cxl de la 3'), p. 205.

L'accent de détcstation qu'on remarque dans cette pièce l'appa-


V.


2.


V.


4.


V,


5-


V.


9-


V.


II


V.


14.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4? ^

rente au Vampire (xxxi Je notre édition) qui, en 1855, dans la Revue des Deux Mondes, avait paru sous ce même titre : La Béatrice.

On peut les attribuer toutes deux à l'inspiration de Jeanne Duval, que le poète semble avoir haïe autant qu'aimée avant de se résigner à la traiter en malade irresponsable, et qui, d'après les témoignages des contemporains, se gaussa de lui Jusqu'avec son perruquier.

Variantes de 1857 :

P. 206, V. 2. Recevrait sans bouger le choc de cent démons! V. 3. Détourner p-oidement ma tête souveraine,

Sur l'épreuve de i8_57, on lit, de la main du poète, en face du vers antépénultième : «Je crois que j'ai vu quelquefois nompareil, Vn se changeant en m, suivant l'usage.» Il avait pu le voir notamment dans La Comédie de la Mort et aussi dans Malherbe.

CXXVII. Un Voyage à Cythère (i"' juin 1855, ^^^"^ c^« ^^"^ Mondes, sous le titre collectif : Les F LEURS DU M AL; — Lxxxviii de la r* édition; cxvi de la 2'; CXU de la 3*), p. 207.

Un catalogue de M. Noël Charavay mentionne un manuscrit auto- graphe de cette pièce portant une dédicace à Gérard de Nerval. Ce renseignement est corroboré par les lignes suivantes, adressées à Théophile Gautier dans une lettre sans date [1852] : a L'incorrigible Gérard prétend, au contraire, que c'est pour avoir abandonné le bon culte que C^'thère est réduite en cet état.» La dédicace s'explique d'ailleurs du fait que «le point de départ de cette pièce est quelques lignes de Gérard (Artiste) qu'il serait bon de retrouver».

Cette dernière indication a été donnée par le poète lui-même en marge du manuscrit de 1852 qu'a publié M. Van Bevcr. Ajoutons, pour la compléter, que les quelques lignes en question sont les suivantes :

Pendant que nous rasions la côte [de Cérigo], avant de nous abriter à San Nicolo, j'avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l'azur du ciel, et qui, du haut d'un rocher, semblait la statue encore debout de quelque divinité protectrice... Mais, en approchant davantage, nous avons distingué clairement l'objet qui signalait cette côte à l'attention des voj'ageurs. C'était un gibet, un gibet à trois branches, dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j'aie vu encore...

Ainsi la Vénus céleste et la Vénus populaire n'ont point laissé de trace

dans la capitale de l'île. .. .^r < /^ .i< ttt \

'^ [Voyage a Lytbere, 111.)

Pièce goûtée particuhèrement de Gustave Flaubert.


4/2. NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Variantes : (celles qu'on trouve ici sous la date 1852 , sont extraites des Douze Poèajes de Charles Baudelaire (Grès, 1917) :

Titre (1852-1855) : Voyage à Cytbèrs.

P. 207, V. I (1852). Mon cœur comme un oiseau s' envolait tout joyeux,

(1855-1857). Mon cœur se balançait comme un ange joyeux,

V. 4 (1852). Comme un oiseau qu'enivre un soleil radieux.

(1857-1861). Comme un ange enivré d'un soleil radieux.

V. 6 (1852). Me dit-on. Un pays fameux dans les chansons,

V. 15 (1852-1855). Où tous les cœurs mortels en adoration

V. 16 (1852-1855). Font l'e^et de l'encens sur un jardin de roses,

V, 17 (1852-1855). Ou du roucoulement éternel d'un ramier.

P. 208, V, 4 (1852-1855). Où la jeune prêtresse errant farmi les fleurs, V. 6 (1854-1855-

1857, Epr. ). Entrebaillant sa robe à des brises légères.

V. 12 (1852). Dévoraient avec rage un pendu déjà mûr,

V. 13 (1852). Et chacun jusqu'aux yeux plantait son bec impur

La 9" strophe est remplacée par une pudique ligne de points de suspension dans le texte de la Revue des Deux Mondes.

V. 17 (1852). L'organe de l'amour avait fait leurs délices,

Y. 18 (1852). Et les bourreaux l'avaient cruellement châtré,

V. 25 (1852). En expiation de tes anciens cultes P. 209, V. 1 (1852-1855-

1857, Epr.). Pauvre pendu muet, tes douleurs sont les miennes,

Y. 4 (1852-1855). Le long fleuve de fiel de mes douleurs anciennes;

Y. 14 (1852). Qu'un gibet dégoûtant oii pendait mon imige.

Y. 15 (1852). Ob Seigneur! donnez-moi la force et le courage

CXXVIII. L'Amour et le Crâne (1" juin 1855, Revue des Deux Mondes, sous le titre collectif : Fleurs du Mal; — lxxxix de la i" édition; CXVII de la 2'; CXLII de la 3*), p. 210.

Variantes de 1855 :

Sous-titre : D'après une vieille gravure. Y. 9. Le globe miroitant et frêle...

M. Van Bever, dans son excellente édition des Fleurs DU Mal (Georges Grès, 1917), dit que cette pièce a été inspirée au poète par deux gravures de Henri Goltzias.

GXXIX. Le Reniement de saint Pierre (Octobre 1852, Revue

de Paris; XC de la i" édition; CXVIII de la 2'; CXUII de la 3'), p. 213.

Pour l'inspiration de cette pièce, cf., peut-être Le Désespoir de La-


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 473

martine et Les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistrc, t. II, p. 121, édition Gurnier : «Je ne suis pas du tout de l'avis de Sé- nèque, qui ne s'étonnait point si Dieu se donnait de temps en temps le plaisir de contempler un grand homme aux prises avec l'adversité. Pour moi, je vous l'avoue, je ne comprends point comment Dieu peut s'amuser à tourmenter les honnêtes gens, etc.»

Mais en somme il s'agit ici d'un lieu commun , et on peut aussi bien admettre une rencontre fortuite qu'une inspiration qui ne laisserait pas d'être lointaine.

Le recueil intitulé : Chafles BAUDELAIRE , Lettres inédites A SA MÈRE (Conard, 1918), nous apprend que cette pièce avait failh attirer les foudres de la justice, dès sa première publication. Il y a donc tout heu d'attribuer à la crainte d'une nouvelle mésaventure du même ordre, la rédaction de la note qui accompagnait Révolte dans la i" édition :

Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de Paris, où il n'a été considéré, du moins par les gens d'esprit, que pour ce qu'il est véritablement : le pastiche des raison- nements de l'ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l'auteur des Fleurs DU Mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n'empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théo- logiens de la populace et de l'accuser d'avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire, le rôle d'un conquérant , d'un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d'un adressera sans doute au ciel les actions de grâce habituelles du Pharisien : «Merci, mon Dieu, qui n'avez pas permis que je fusse semblable à ce poète infâme I »

Baudelaire avait soigné la rédaction de cette note. On ht sur l'épreuve : «Au heu d'un Attila dévastateur et égalitaire, mettez, pour éviter à la fois la rime et l'hiatus : d'un Attila égalitaire et dévastateur.» II n'en était pas satisfait cependant : «Ma note sur Révolte est détestable, mandait-il à Malassis le 14 mai 1857; je suis étonné que vous ne m'ayez pas fait de reproches à ce sujet.» Il la retrancha de la 2' édition des Fleurs DU Mal. Sans doute elle avait dû contribuer à faire écarter le délit d'outrage à la morale religieuse en 1857, mais il y avait peu de chances d'être à nouveau poursuivi en 1 86 1 . . .

Le Reniement de saint Pierre manqua n'être pas compris dans la 3* édition. M"' Aupick insistait très vivement dans ce sens : «Comme chrétienne, je ne puis pas laisser imprimer cela. Si mon fils vivait, certes, il n'écrirait pas cela maintenant, ayant eu, depuis quelques


4/4 NOTES ET ÉCLAIRCiSSExMENTS.

années, des sympathies religieuses, etc.» (Voir E.-J. Crepet, op. àt., p. 268-271.) Fort heureusement, Asselineau résista avec fermeté : «Ma lettre à M"" Aupiclc a fait un eflét terrible, pouvait-il écrire à Poulet- Malassis. Je lui avais dit que si elle entrait dans cette voie des suppres- sions, ni Banville ni moi ni aucun des amis de son fils ne se mêlerait plus dj rien. Elle m'a répondu par des soumissions effarées. J'ai, bien entendu, répliqué par des douceurs.»

M. A. Van Bever, en publiant le manuscrit qui appartient au D' La^Tont, a révélé deux leçons di férentes du texte publié par la Revue de Paris l'année même dont est daté le manuscrit : nous les reproduisons ci-après en les faisant précéder de la lettre M.

Variantes :


P.ai3,v. I ( v. 2 (

V.3 (

(

( V.4 (

( V.8 (

V.9 (

V. 17 (

V. 18 (

p. ai4,v. 4 (

V. 5 (


852). Qu'est-ce que Dieu fait donc de ces flots d'anathèmes 852). Qji\ montent tous les Jours vers ces chers Séraphins? 852 M.). Comin,; un tyran goinfre de viande et de vins 852). Comme un tyran gonflé de viande et de vins 857). Comme un tyran gorgé de viandes et de vins 852). Il s'endort au doux bruit de nos sombres blasphèmes. 852 M.). Il s'endort au doux bruit de nos tristes blasphèmes. 852 M.). Les Dieux ne s'en sont point encor rassasiés. 852). O Jésus! souviens-toi du Jardin des Olives! 852). Q.uand de ton caur brisé la pesanteur horrible 852). Allongeait tes deux bras distendus, — quand ton sang 852). Où tu venais remplir réternclle promesse, 8^2 M.). Où tu foulais, trônant sur une douce ânesse.


CXXX. Abel et Gain (xci de la i" édition; cxix de la 2'; CXLIV de la 3'), p. 215.

Variante de l'exemplaire d'épreuves de 1 857 : P. 216, V. 2. Grelotte comme un ineux chacal!

Variantes du texte de la 1" édition ( 1857) :

P. 216, V. 3. Race d'Abel, sans peur pullule :

V. 4. L'argent fait aussi ses petits.

V. 5. Race de Caïn, ton cœur brùle;

V. 6. Eteins ces cruels appétits.

Dans le texte de la 1" édition, le poème n'est pas scindé en deux parties.

Sans établir entre la citation qui va suivre et cette pièce aucun


ÉCLAIRCISSEiMENTS ET VARIANTES. 475

rapport de cause à effet, il ne nous paraît pas inutile de reproduire quelques lignes d'un article de Louis Goudall , paru quelques mois avant les Fleurs du Mal, et qui montre assez clairement quelle valeur symbolique avaient prise, dans la première moitié du XIX* siècle, en dehors de l'exégèse biblique, les figures d'Abei et de Caïn :

Abel, type primitif du bon jeune homme, tel que M. Véron le faisait revivre il y a deux ans, pour l'édification des abonnés du Constitutionnel, Abel le timide, Abel l'innocent, Abel le pudique, fut le premier représentant de l'Ecole du Bon Sens, comme il fut aussi le premier bourgeois.

Et Caïn, le farouche Caïn, — Caïn le révolté, Caïn le fratricide, - — en même temps que son frère fondait l'école de la sagesse, de la modération et du bon sens, il créait, lui, celle de l'insurrection morale, de la fantaisie décLe- velée, de la rébellion à outrance et du romantisme à tous crins.

Oui certes, Caïn fut le premier romantique, et le précurseur de la tragédie shakespearienne, du drame byronien et du théâtre hugotique. — Sa hache ensanglantée devait, plus tard, et tour à tour, devenir le poignard de Mac- beth, le sabre du Giaour et la fine lame d'acier deux fois trempé, — la bonne lame de Tolède!

O poignard de Macbeth! ô bonne lame de Tolède! Qu'êtes-vous devenus?

(Le Figaro, 2^ février 18^6 : De l'état actuel des lettres françaises.) Voir aussi nos notes sous la pièce suivante.

CXXXI. Les Litanies de Satan (xcii de la i" édition; cxx de la 2*; CXLV de la 3'), p. 217.

Variantes de 18^7 (exemplaire d'épreuves et i" éd.):

P. 217, v. 8 (Éd.). Aimable médecin des angoisses humaines,

v. 10 (Ed.). Qui, mime aux parias, ces animaux maudits,

P. 2i8,v. I (Ed.). Toi qui peux octroyer ce regard calme et haut

v. 7 (Ed.). Toi dont l'œil clair connaît les secrets arsenaux

v. 13 (Ed.). Toi c^u'i frottes de baume et d'huile les vieux os

v. 19 (Ed.). Toi qui mets ton paraphe, 6 complice subtil

v. 20 (Ed.). Sur le front du banquier impitoyable et vil,

P. 219, V. 2 (Epr. ). Un amour de la plaie, un culte des guenilles,

v. 1 1 (Epr.). Du Ciel spirituel, et dans les profondeurs

v. 12 (Ed.). De l'Enfer ou, fécond, tu couves le silence!

Le titre Prière ne figure pas dans le texte de 18^7, où les six der- niers vers se trouvent simplement séparés des précédents par un blanc. M. Bracquemond possède un exemplaire de la i" édition où l'auteur l'a substitué au titre Antienne, d'abord ajouté.


4:76 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Dans la préface de ses Odes funambulesques [\^^j), Banville écrit : «Dans un morceau merveilleux d'inspiration lyrique, M. Proudhon qui n'a jamais lu un vers, s'est rencontré presque idée pour idée, avec les Litanies de Satan, de M. Charles Baudelaire.»

II s'agit là de l'invocation à Satan par laquelle Proudhon a terminé la huitième étude : Conscience et liberté, de son livre : De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise :

Viens, Satan, viens, le calomnié 3es prêtres et des rois, que Je t'embrasse, que je te serre sur ma poitrine! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi: tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles ni bonnes; mais elles seules donnent un sens à l'univers et l'empêchent d'être absurde. Que serait, sans toi, la Justice? un instinct; la raison? une routine; l'homme? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail; tu ennoblis la richesse , tu sers d'excuse à l'autorité , tu mets le sceau à la vertu . . .

Et le morceau se termine par le serment, que fait l'écrivain, de mettre toujours sa plume au service de Satan, symbole et génie de la Liberté.


CXXXII. La Mort des Amants (9 avril 1851, Le Messager de l'Assemblécy sous le titre collectif : Les LiAlBES; — XCVlll de la i" édition; CXXI de la 2'; CXLVI delà 3*), p. 223.

Variantes :

V. 3 (1851). Et de grandes fleurs dans des jardinières,

V. 9 (1851), Un soir teint de rose et de bleu mystique, (1857). Un soir plein de rose et de bleu mystique,

V. 10 (1851). Nous échangerons un sanglot unique,

V II (1851). Et comme un éclair tout chargé d'adieux,

V. 12 (1851). Jusqu'à ce qu'un ange, entr'ouvrant les portes,

(1857). Et bientôt un Ange, entr'ouvrant les portes,

V. 13 (1851). Vienne ranimer, fidèle et soigneux,

Cette pièce a été mise en musique par Villiers de l'Isle-Adam :

Soudain, dans l'assemblée des poètes, un cri joyeux est poussé par tous : «Villiers!... c'est Villiers!...» Et tout à coup un jeune homme aux yeux bleu pâle, aux Jambes vacillantes, mâchonnant une cigarette, rejetant d'un geste de tête sa chevelure en désordre et tortillant sa petite moustache blonde, entre d'un air égaré, distribue des poignées de main distraites, voit le piano ouvert, s'y assied, et, crispant ses doigts sur le clavier, chante d'une vo!x qui


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. li^JJ

tremble, mais dont aucun de nous n'oubliera jamais l'accent magique et pro- fond, une mélodie qui! vient d'improviser dans la rue, une vague et mysté- rieuse mélopée qui accompagnent, en doublant limpression troublante, le beau sonnet de Charles Baudelaire... (François Coppée, d'après ViWitrs de l'IsU-Adam, par R. du Pontavice de Heussey.)

CXXXIII. La Mort des Pauvres (xcix de la r* édition; cxxii de la 2*; CXLVii de la 3*), p. 224.

Cette pièce figure dans le manuscrit appartenant à M. le D' Laf- font, qu'a reproduit M. Ad. Van Bever en fac-similé (op. cit.). Elle n'est donc pas postérieure à 18^2.

Variantes :

V. I (1852-1857). C'est la Mort qui console et la Mort qui fait vivre; V. 3 (1857). Qui, divin élixir, nous monte et nous enivre,

y. 6 (1852). C'est la clarté brillante à notre horizon noir.

Cf., pour les vers i, 7, 11, ceux-ci, extraits de La Comédie de la Mort de Théophile Gautier (v) :

C'est la seule qui donne aux grands inconsolables

Leur consolation... A tous les parias elle ouvre son auberge . . . Elle prête des lits à ceux qui...

... N'ont jamais dormi.

Pièce mise en musique par Maurice Rollinat.


CXXXIV. La Mort des Artistes (9 avril 1 851, Le Messager de l'Assemblée, sous le titre collectif: Les LiAIBES; — C de la i" édition; CXXIII de la 2'; CXLViii de la 3"), p. 225.

Le texte de 1 8^ i est presque entièrement différent :

// faut marcher longtemps et par monts et par vaux, Broyer bien des cailloux et crever sa monture, Pour trouver un asile où la bonne nature Invite enfin le cœur à trouver du repos.

Il faut user son corps à d'étranges travaux. Pétrir entre ses mains plus d'une fange impure. Avant de rencontrer l'idéale figure Dont le sombre désir nous remplit de sanglots.


4/8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Il en est qui jamais n'ont connu leur idole ,

Et ces sculpteuis maudits et marqués d'un a£Front,

Qui vont se déchirant la poitrine et ie front.

N'ont plus qu'un seul espoir qui souvent les console, C'est que la mort, planant comme un soleil nouveau. Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau.

Variante de 18^7 : V. 3. Pour piquer dans le but, mystique quadrature,

L'édition posthume donne, pour le vers 11, une fâcheuse coquille : te martelant. ..

CXXXV. La Fin de la Journée (cxxiv de la 2' édition; cxlix de la 3*), p. 226.

Une version un peu différente de cette pièce a été donnée par la Revue du xix" siècle, i" janvier 1867. Les vers i et 3 y sont inter- vertis :

3-1. La Vie, impudente et criarde.

Court, danse et se tord sans raison 1-3. Sous une lumière blafarde.

De plus le texte de 1867 donne ; V. 14. O rafraxcliisseuses ténèbres I

CXXXVL Le Rêve d'un Curieux (15 mai 1860, Revue contem- poraine; — CXXV de la 2* édition; CL de la 3'), p. 227. À F. N. — c'est-à-dire Félix Nadar.

J'ai donné Iiier soir le sonnet à Nadar, écrit Baudelaire à Poulct-Malassis le 13 mars 1860; il m'a dit qu'il n'y comprenait rien du tout, mais que cela tenait sans doute à Tccriture, et que des caractères d'imprimerie le rendraient plus clair.

Le manuscrit autographe, que nous avons eu entre les mains, o!Vre les variantes suivantes :

y. I (raturé). As-tu connu, dis-moi,... v. 2 (raturé). Et de toi dirait-on...

De toi dit-on souvent: « Quel homme singulier»? V. 9. J'étais comme l'enfance, amde du spectacle


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4/9

V. 10 (rature). Et qui hait le rideau

V. II. Mais voilà qu'une idée étrange me glaça,

V. 12. J'clais mort, à miracle, et la tcriihle aurore

V. 13. Avait lui. — «Quoi! me dis-je alors, ce n'est que ça?»

CXXXVII. Le Voyage (10 avril 1859, Revue française; — cxxvi de la 2' édition; CLI de la 3'), p. 228.

J'ai fait un long poème dcdié à Maxime du Camp, qui est à faire frémir îa nature, et surtout les amateurs du progrès.

(Lettre à Cil. Asselineau, 20 février 1859.)

Pourquoi dcdic à Maxime du Camp? Celui-ci, dans ses Souvenirs littéraires (2 vol., Hachette), au chapitre Les Revenants, a accordé <juelc]ues pages à Baudelaire, ne louant le poète, semble-t-il, que pour s'autoriser à juger l'homme sans indulgence; mais il n'a pas soufflé mot de l'hommage du Voyage. Est-ce à cause des nombreuses pérégri- nations de Maxime du C«nmp et comme pour le prendre à témoin de ses désespérantes conclusions? Nous croyons plutôt qu'il s'agissait ici de conquérir un sul'rage puissant sur l'opinion. Dans le même sens, Baudelaire, après avoir manqué placer son livre sous l'invocation de Veuillot qu'il goûtait peu (\oir notre Histoire des Fleurs du Mal) y îi'aliait-il pas réclamer le parrainage d Hugo, qu'il détestait?

Cette pièce devait paraître d'abord à la Revue contemporaine :

\ous ne m'en voudrez pas si, après avoir vu vos hésitations, Je me permets <àc donner Le Voyage à la Revue française.

(Lettre inédite à de Calonne, 7 avril 1859.)

Baudelaire, nous l'avons dit dans les notes placées sous la pièce II, iivait fait tirer ce poème en placard avec V Albatros, à Honlleur. II devait être particulièrement satisfait de cette poésie, car, sitôt achevée, il l'avait cn\oyéc en copie à Asselineau et à Barbey d'Aurevilly. Celui- ci lui répondait aussitôt :

De plus, Le Voyage est d'un élan lyrique, d'une ouverture d'ailes d'Alba* tros que je ne vous connaissais pas, crapule de génie! Je vous ïa\ais, en poésie, ■une sacrée vipère dégorgeant le vciun sur les gorges des gouges et des garces, •dans votre ennui de vieux braguard désefjéré. Mais voilà que les ailes ont poussé à la vipère et qu'elle monte de Nuée en Nuée, monstre superbe, pour •darder son poison j uscjue dans les veux du soleil... (E.-J. Crépet, op. cit.)

Pour le vers 1 1 de la T*" partie , cf. Edgard Poe, Ligeia (HISTOIRES ExTRAOKDlNyilRES) : «Ces yeux! ces larges, ces brillantes, ces


48 O NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

divines prunelles ! Elles étaient devenues pour moi les étoiles jumelles de Léda, et moi, j'étais pour elles le plus fervent des astrologues. »

Pour le vers 4 de la 7' partie, cf. William Wilson [Noui^ ELLES Histoires Extraordinaires) : «Quelque petite oasis de fatalité dans un Saharali d'erreur. »

Variantes ( 18^19 ) :

P. 230, ni, V. 8. Vos souvenirs avec leur cadre d'horizons,

P. 231 , IV, y. 7. Allumaient dans nos cœurs une envie inquiète.


PIECES OCCASIONNELLES.

A Théodore de Banville (pièce xvi de la 3* édition où elle parut pour la première fois), p. 237.

Banville avait publié Les Cariatides en octobre 1842. Ce petit livre, bien que plein d'imitations et témoignant d'un talent encore in- complet, avait produit une vive impression sur quelques lecteurs éclairés, notamment sur Alfred de Vigny et Jules Janin. Baudelaire, pour sa part, avait dû en goûter surtout le pessimisme et la forme, très audacieuse.

Le Calumet de Paix (28 février 1861, Revue contemporaine; — Lxxxv delà 3* édition des Fleurs du Mal), p. 238.

Ces deux morceaux, traduits de Longfellow ( T6e Sang of Hiawa- tha, — Tbe Peace-pipe), sont de la fin de l'année 1860. Ils devaient être suivis de quatorze ou seize autres et déclamés, en intermède, au cours de l'exécution d'une symphonie inspirée par le poète américain à l'un de ses compatriotes, M. Robert Stœpel. Mais celui-ci renonça à son projet, pour des raisons d'ordre pécuniaire, semble-t-il, ne lais- sant à son collaborateur occasionnel qu'un souvenir fort amer. (Voir h Correspondance, passim.)

Baudelaire aurait-il inséré ers morceaux dans l'édition définitive de son livre? Nous ne le croyons pas, et c'est la raison qui nous les a fait rejeter à la fin de ce volume. Cependant il faut constater qu'il avait songé à les comprendre dans la 2* édition : la Note sur les plagiats que le lecteur a lue dans notre Histoire des Fleurs DU Mal en témoigne.


I


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 48


LES EPAVES.


Avertissement de l'Éditeur, p. 245. — II ne se trouve que dans la 1" édition, l'auteur n'ayant plus, postérieurement, à être «avisé de cette publication » , et les lecteurs s'étant rencontrés plus nombreux que ne le présumait le pessimisme hautain de l'éditeur.

I. Le Coucher du Soleil romantique (12 janvier 1862, Le Boulevard; 1863, L'Almanacb parisien, publié par Fernand Desnoyers; 1867, Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique, par Charles Asselineau; — c de la 3' édition des Fleurs DU Mal, 1868), p. 247.

La note placée au bas du texte expose dans quelles circonstances et à quelle fm cette pièce fut écrite. Dans l'exemplaire d'épreuves elle figure, pour le premier alinéa, delà main de Baudelaire, et de celle de Poulet-Malassis pour le second. Baudelaire, comme il l'écrivait à Alfred de Vigny le 26 janvier 1862, avait essayé d'y exprimer sa piété.

Les Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique, Bibliographie anecdotique et pittoresque des éditions originales des œuvres de Victor Hugo, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Petrus Borel, etc., par Charles Asselineau, — illustrés d'un frontispice à l'eau-forte de Cé- lestin Nanteuil et de vers de MM. Théodore de Banville et Charles Baudelaire — ne parurent qu'en mars 1867. Le sonnet de Banville, annoncé dans la note des EPAVES , était devenu, sous le titre de L'Aube romantique , une grande pièce de plus de cent cinquante vers.

II. Lesbos (1850, Les Poètes de l'Amour, recueil de vers français... précédés d'une introduction par M. Julien Lemer, Garnier frères; — 1857, Lxxx des Fleurs du Mal; — [1864], Le Parnasse satyrique du XI x' siècle, Rome, à l'Enseigne des sept péchés capitaux, s. d. [Bruxelles, Poulet-Malassis]), p. 248.

Variantes :

P. 248, V. 4 (1850). Font l'ornement des nuits et des jours otieux,

V. 8 (1850). Et qui vont, sanglotant et gloussant par saccades,


482 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


P. 249, V. 24 P. 250, V. 4 V. 6

V.9

V. 18 V. 19

V. 20 V. 21 V. 22 P. 251 , V. I

V. 8


1850). Des larmes cju'à la mer ont versé tes vaisseaux?

1857). Pour chanter le secret de ses vierges en fleur

1850). Des rires éclatants mêlés aux sombres pleurs;

1857). Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;

1850). Comme une sentinelle à l'œil fidèle et sûr,

1850). De la mâle Sapho qui jut amante et poëte,

1850). Plus belle que Vénus dans sa morne pâleur,

1850). Dont l'ail bleu ne vaut pas cet œil noir que tacLète

1850). L'orbe ynysterieux tracé par le bonheur

1850), De la mâle Sapho qui fut amante et poète. 1 850-1 857). De Sapho qui mourut le Jour de son blasphème,

1850). Ecoute chaque nuit la plainte mugissante


Pour le vers 9, p. 249, cf. le vers 36 d'une pièce adressée à Sainte- Beuve par Baudelaire dès 184.4-, ^^"-^ imberbes alors.., {^ŒuVRES posthumes) :

Contempler les fruits mûrs de leur nubilité.

III. Femmes damnées (1857, lxxxi des Fleurs du Mal; — [1864], Le Parnasse satyrique du XIX' siècle)^ p. 252.

Variantes :

P. 253, V. 25 (1857, épr.). Mais Hippolyte alors, en relevantla tête: P. 254, V. 10 ( 1864). Et cependant je sens ma bouche aller à toi.

P. 255, V. 20 (1857, épr.). Fouettés par un vent qui ne vient pas du ciel, y. 26 ( 1857, épr.). Par les fentes des murs des miasmes dangereux.

D'après une lettre inédite de Poulet-Malassis à Charles AsseGneau , les dernières strophes :

Descendez, descendez, lamentables victimes...

auraient été «écrites d'inspiration, puis revues et corrigées en prévi- sion de l'intervention du parquet, quelques jours avant la publication m.

IV. Le Léthé (1857, XXX des Fleurs du Mal; — [1864], Le Parnasse satyrique du XIX* siècle) y p. 257.

Variante ( 1857) :

V. 10. Dans un sommeil douteux comme la mort.

Pièce certainement inspirée par Jeanne Duval.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^3

V. A Celle qui est trop gaie ( 1 857 , xxxix des Fleurs DU Mal; — [ 1864], Le Parnasse satyrique du XIX' siècle), p. 259.

Pièce écrite pour M""" Sabatier, à qui le poète l'adressait le 9 dé- cembre 1852 avec ce billet:

La personne pour qui ces vers ont été faits, qu'ils lui plaisent ou qu'ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne. Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L'absence de signature n'est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur? Celui qui a fait ces vers, dans un des états de rêverie où le jette souvent l'image de celle qui en est l'objet l'a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie.

Variantes relevées sur la pièce autographe ( 1852) :

Titre : A une femme trop gaie.

P. 259, V. I. Ta tête, ton geste et ton air.

V. 6. Est édairé par la santé

y. 18. Où je traînais mon agonie,

P. 260, V. 9. Vers les splendeurs de ta personne,

V. 15. Et, délicieuse douceur!

V. 18. T'infuser mon sang, ô ma sœur!

^ Au sujet de la note qui accompagne cette pièce dans le texte des Epaves, on peut remarquer que Poulet-Malassis, à supposer qu'il en fût l'auteur, aurait montré une singulière inconscience; car lui-même, pour une autre pièce, Le Possédé (voir nos commentaires, p. 426), avait marqué la même incompréhension que les juges de 18^7.


VI. Les Bijoux (1857, xx des Fleurs du Mal; — [1864], Le Parnasse satyrique du XIX' siècle) ^ p. 261.

Variante ( 1857 et 1864): V. 7. Me ravit en extase, et j'aime avec fureur


VII. Les MÉTAMORPHOSES DU Vampire (1857, lxxxvii des Fleurs du Mal; — [ 1864], Le Parnasse satyrique du xix' siècle), p. 263.

3»-


484 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Variantes. M. Van Bever, en publiant en fac-similé autographe Douze Poèmes de Charles Baudelaire [Crcs, 19 17] d'après un manuscrit qui date de 1852, a fait connaître plusieurs anciennes leçons :

P. 263, V. 3 ( 1852). Et faisant lutiner sa banche avec son buse

V. 5 (1852). Oui, j'ai la lèvre humide, et je sais la science

V. II (1852). Et je suis tellement habile aux voluptés

( 1857, épr.). Je suis, mon cher savant, si docte en voluptés,

y. 12 (1857). Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,

P. 264, V. 3 ( 1852). Gisaient confusément des débris de squelette,

v. 4 (1852). Qui d'eux-mêmes rendaient le son d'une girouette

Dans ses Promenades Littéraires, Rémy de Gourmont, après avoir montré comment cette pièce, dans ses mouvement et ordonnance, procède du Songe d'Atbalie, conclut: «II est assez difficile de caracté- riser par un terme précis ce genre d'imitation : il n'y a ni plagiat, ni pastiche, ni emprunt. Ce n'est pas la transposition du tragique au comique, ou l'inverse. Tout au plus pourrait-on y voir une sorte de parodie, mais tout à fait inavouée, et que Baudelaire pouvait croire impénétrable.» Au sujet de ces derniers mots, il n'est pas inutile de rappeler que Baudelaire, lorsqu'il prépara son édition définitive, avait l'intention de signaler lui-même ses emprunts. Le nom de Racine ne figure pas, il est vrai, dans la «Note sur les plagiats», que nous avons donnée p. 377, mais rien ne prouve que cette note fût irrévocablement arrêtée. Peut-être aussi estimait-il que dans l'espèce l'inspiration était trop lointaine pour qu'il y eût lieu de la signaler. — Le Songe d'Atbalie était certainement un des morceaux que Baudelaire admirait le plus chez Racine (voir nos éclaircissements sur L'Amour du Mensonge) avec le personnage d'Andromaque.


VIII. Le Jet d'eau (8 juillet 1865, La Petite Revue ; 1866, Le Par- nasse contemporain; — XCVII de la 3' édition des Fleurs DU Mal)^ p. 265.

Variantes :

P. 265, V. II (1865). Où la lune pâlie

P. 266, V. 2 ( 1866). Le vif éclair des voluptés,

V. 4 (en note, 1865). Vers les firmaments enchantés.

V. 16 (1865). Qiiil est doux, penché vers tes seins,

V. 25 (1865). Où la lune bénie^


ÉCLAIRCISSEMEiNTS ET VARIANTES. 4^ ^

Le texte de i86_5 indique aussi, en note, cette variante du refrain :

La gerbe d'eau qui berce

Ses mille fleurs Que la lune traverse

De ses lueurs Tombe comme une averse

De larges pleurs.

Cette pièce est antérieure à 1853; on la trouve mentionnée sur une liste des œuvres de Baudelaire constituée à cette date (collection Vandérem). Elle a été mise en musique par RoIIinat.


IX. Les Yeux de Berthe (i"mars 1864,, Revue nouvelle; 1866, Le Parnasse contemporain ; — xcvi de la 3' édition des Fleurs DU Mal), p. 267.

M. Féli Gautier, dans son Charles Baudelaire (Bruxelles, E. De- man, 1904), a donné deux dessins du poète, qui représentent l'hé- roïne de cette pièce. Sous l'un d'eux se trouve le texte autographe du poème, qui n'apporte aucune variante, mais où les mots : mon enfant sont soulignés chaque fois qu'ils y reviennent (v. 2, 5, 9). Le second est encadré d'annotations. A droite, la dédicace : «A une hor- rible petite folle, souvenir d'un grand fou qui cherchait une fille à adopter, et qui n'avait étudié ni le caractère de Berthe , ni la loi sur l'adoption. Bruxelles, 1864.» A gauche, ce court récit, qui suffît à peindre Berthe et à donner une idée des satisfactions que le poète de l'Etranger pouvait trouver dans sa compagnie : «Comme, pendant le dîner, je regardais les nuages par la fenêtre ouverte, elle me dit : «Allez-vous bientôt manger votre soupe, sacré marchand de nuages!»

On a remarqué la date : Bruxelles, 186^. II sem.ble donc que, sur ce point, le témoignage de Prarond, qui place la composition de cette pièce avant la fin de 184.3 (voir E.-J. Crépet, op. cit.), ne doive pas être retenu.

Dans l'exemplaire d'épreuves des ÉPAVES figure une note auto- graphe biffée où on lit à peu près — nous citons, ici, de mémoire, — que Berthe était une petite fille pleine de vertus, notamment de celle qui est le contraire de la chasteté, mais que fort heureusement les poètes possèdent des lunettes et télescopes qui leur permettent de distinguer ce qui échappe au vulgaire.


426


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


X. Hymne (15 novembre 1857, Le Présent; 16 décembre 1865, La Petite Revue; 1866, Le Parnasse contemporain; — XCIV de la 3" édition des F LEURS DU Mal), p. 268.

Pièce inspirée par M°" Sabatier à qui le poète l'envoya dans un billet anonyme le 8 mai 1854. (voir la CORRESPONDANCE) , lui pro- testant qu'il ne voulait rien troubler dans la vie d'une femme qui avait «ses affections placées — et peut-être ses devoirs».

Variantes :

y. 4 (1868). Salut en Immortalité!

V. 1 1 (1854,, ms. ). Encensoir toujours plein qui fume

V. 15 (1857-1865). Grain de musc qui gît, invisible,

Dernière strophe dans l'autographe d'envoi :

A la très-bonne, à la très-belle, Qui m'a versé joie et santé. Salut en la vie éternelle. En l'étemelle volupté!

XI. Les Promesses d'un Visage (1866, Nouveau Parnasse saty- rique du XIX* siècle, Eleutlieropolis [Bruxelles], in-i8), p. 269.

XII. Le Monstre ou leParanymphe d'une Nymphe macabre, p. 270.

Dans une note autographe figurant dans l'exemplaire d'épreuves des Epaves, Baudelaire demande à Poulet-Malassls de vérifier ce que c'est exactement que le giraumont (p. 271, v. 7), de quel genre est le mot clavicule, appliqué à l'ouvrage de magie de Salomon [ibicl., 8), et si cas (p. 273, v. 4) peut se dire de ...ceci et de cela.


XIII. FRANCTSCy£ ME/E LAUDES ( l8 mai 1857, L'Artiste; — LUI de la i" édition des Fleurs du Mal; lx de la 2*; lxii de la 3'),

Les lettres inédites de Poulct-Malassis à Charles Asselmeau, dont nous avons parlé dans l'Avertissement placé en tête de ce volume, sont particulièrement formelles en ce qui concerne cette pièce : l'in- tention de Baudelaire l'excluait de l'édition définitive des FleurS.

Dès la première publication, une parodie en fut donnée par le Figaro, dont nous citerons deux strophes pour en indiquer le ton :


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^7

MARGOTyt ME/E LAUDES Ad imitationem Caroli Baldelarii.

Je chanterai, t'imitando, Margotam, non mentiendo, Aussi tendre qu'un fricandeau.

Saliva sua charriât

"Vertiginem et ebriat

Cor meum quod s'extasiât !

Cette parodie, alors signée A. Legendre, a été reproduite par le Parnasse satyrique du XI X' siècle (1864), suivie de la seule lettre A.

Pour les vers 17-18, p. 275 , cf. LeS PaRADIS ARTIFICIELS , VII : «L'homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l'odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants,

Dulce halneum suavibus Unguentatum odorihus,

y contracte une délicatesse d'épidcrme et une distinction d'accent, une espèce d'androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l'art, un être in- complet. ))

La note reproduite dans les ÉPAVES n'avait figuré auparavant que dans la i" édition des F LEURS.

XIV. Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier (1865, Histoire de la Caricature moderne, par Champfleury ; LXI de la 3" édi- tion des Fleurs du Mal), p. 276.

Ces vers avaient été demandés au poète par l'auteur de l'Histoire de la Caricature antique dans une lettre inédite en date du 24 mai 1865 :

Je désire montrer pourquoi les poètes contemporains de Daumier ont fait corps avec son œuvre et j'ai pensé à l'excellent effet que produiraient (^sic) un morceau de poésie de vous sous le fin médaillon de Pascal que je fais graver.

Si cette demande ne vous agrée pas, soyez assez bon pour me le faire savoir par un mot. Je ne viens pas vous demander une, improvisation, un quatrain non plus que des bouts-rimés et je sais combien pour vous la moindre conception poétique exige de longues méditations, ce qui prouve le respect que vous avez pour votre art ; mais vous êtes plein de Daumier et de son œuvre, de l'homme et de son crayon...


488


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


II est probable que Baudelaire désira prouver à son correspondant qu'il n'avait pas toujours besoin de «longues méditations», car il lui envoya les vers demandés par retour du courrier, avec un billet expli- catif :

J'ai voulu dire que le génie satirique de Daumîer n'avait rien de commun avec le génie satanique; c'est bon à dire, dans un temps où les portraits de certains personnages, par exemple Jésus-CKrist , sont altérés par des sots qui y sont complètement intéressés...

Le lendemain, il envoyait encore à Champfleury une correction à effectuer sur son manuscrit, et celui-ci l'en remerciait (27 mai) :

Vos vers sont excellents... Je m'arrangerai à la mise en pages à les) dis- tribuer en bon ordre. Votre correction qui m'arrive ce matin est utile en effet et il n'y a pas à sourire de ces préoccupations de détails qui n'appar- tiennent qu'aux véritables artistes.

La seconde lettre de Baudelaire, à laquelle celle-ci répond, a laissé sa trace dans les fichiers de M. Noël Charavay :

Charles Baudelaire. — L. A. S. de ses initiales (à CLampfleury ) , 26 mai 1865, 2 p. 1/2, in-S".

Curieuse épître où il lui propose un changement dans sa pièce sur Dau- mier.

Au lieu de :

Sous le fouet vivant d'Alecto Qui les déchire et qui nous glace ,

il propose de mettre :

Sous la torche d'une Alecto

Qui les brûle, mais qui nous glace.

II expose les raisons de ce changement et cite à ce propos des vers du 6* chant de l'Enéide.

Nous n'avons pu retrouver cette lettre ; mais il y a toutejapparencc que les vers de V Enéide en question sont les suivants :

Quid memorem Lapithas, Ixiona, Pirithoumquc ? Quos super atra sil^-x jamjam lapsura, cadentique Im^inet adsimilis : lucent genialibus altis Aurea fulcra toris, epulseque ante ora paratae Regifico luxu ; Furiarum maxuma juxta Adcubat, et manibus prohibet contingere mensas, Exsurgitque facem adtoilens, atque intonat ore.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^9

Quant au changement, il semble aisé d'en expliquer la cause; ayant

à choisir entre les attributs d'AIecto, la plus terrible des Filles de

Pluton, le poète préféra la torche au fouet, parce qu'elle lui permettait

l'antithèse

Qui les brûle, mais qui nous glace.

Ajoutons que si Champfleury sympathisait avec le souci de perfec- tion que lui marquait le poète, il se garda pourtant, en cette occasion comme en beaucoup d'autres, de le partager. A preuve la phrase étonnante où il présenta les vers de Baudelaire : «...Le spirituel médaillon au-dessous duquel mon ami, le poëte Baudelaire, a bien voulu m'envoyer de l'étranger un morceau de poe'sie . , . )) ^Histoire de la Caricature moderne, Dentu, s. d. [i86^], p. 63.)

Variantes :

Titre : Vers pour le portrait d'Honoré' Daumier. P. 2yj, V. 3 (1865). Sous la torche d'une Alecto

V. 6 (1865). N'est que la monstrueuse charge;

XV. Lola de Valence (ex de la 3' édition des Fleurs du Mal), p. 278.

Dans son Histoire d'Edouard Manet (H. Floury, 1902), M. Théodore Duret écrit :

Manet n'avait à ce moment, où il était encore inconnu (vers 1860), que le poète Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier, le comprendre et l'approuver. Baudelaire, qui se piquait de ne reculer devant aucune audace, pour qui personne n'était assez ose, qui faisait depuis longtemps de la critique d'art, qu'il voulait tenir en dehors des voies battues, avait découvert en Manet l'homme hardi capable d'innover. II l'encourageait donc et il devait prendre la défense, en toutes circonstances, de ses œuvres les plus attaquées. II ressentit une grande admiration pour Lola de Valence peinte, et il composa en son honneur le quatrain suivant : [suit le texte de la pièce xv des Épa ves"].

Cette Lola de Valence était une ballerine appartenant à une troupe de chanteurs et de danseurs espagnols venus à Paris La toile qui porte son nom fut peinte en 1862 et exposée plusieurs fois, la pre- mière chez Martinet, en 1863. Manet la reproduisit à l'eau forte et en lithographie.

Dans l'édition posthume, la note des ÉPAVES fut remplacée par ce sous-titre : Inscription pour le tableau d'Edouard Manet.


4^0 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

XVI. Sur Le Tasse en prison (i" mars 1864, Revue nouvelle; — CI de la 3' édition des F LEURS DU Mal), p. 279.

D'après la bibliographie de La Fizelière et Dccaux, cette pièce daterait non de 1842, comme il a été imprimé dans les EPAVES, mais de 1844 : «Ch. Baudelaire ayant vu le tableau de Delacroix exposé dans les Galeries des Beaux Arts au Bazar Bonne-Nouvelle, fit ce sonnet pour le Bulletin de l'Ami des Arts, qui cessa de paraître avant de l'avoir inséré.»

Nous croyons la rectification fondée, car nous avons eu en mains une copie autographe de cette pièce, qui est datée : février 1844.

Baudelaire l'avait envoyée à M. de Galonné, directeur de la Revue contemporaine, en mentionnant qu'elle avait été retrouvée sur un album. II concluait: «Quoique ce soient là des vers de jeunesse, je ne les trouve pas trop mauvais. Si vous daignez les imprimer, mettez la date.» — Gependant, à l'exemplaire d'épreuves des EPAVES est jointe une autre copie, de la main du poète, avec la date 1842, qui donne le texte définitif.

Variantes :

y. I, 2,3 (1844), Le poète au cachot, mal vêtu, mal chaussé. Déchirant sous ses pieds un manuscrit usé, Mesure d'un regard que la démence enflamme

V. 4 (1864). L'escalier du vertige où s'abîme son âme.

V. 8 (1844). Et la longue épouvante autour de lui circule.

Les deux tercets du texte manuscrit de 1844, signé Baudelaire- Dufays, apportent une leçon presque entièrement nouvelle :

Ce triste prisonnier, bilieux et malsain ,

Qui se penche à la voix des songes, dont l'essaim

Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rude travailleur, qui toujours lutte et veille. Est l'emblème d'une âme, et des rêves futurs , Que le Possible enferme entre ses quatre murs.


XVII. La Voix (28 février 1861, Revue contemporaine; i" mars 1862 , L'Artiste; 1866, Le Parnasse contemporain ; — xcill de la 3' édi- tion des Fleurs du Mal), p. 280.

Le texte, en 1861 et 1862, est divisé en strophes de quatre vers.


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 49 I

Variantes :

P. 281, V. 2 ( 1861 ). A cette belle voix, je dis : Oui, c'est d'alors

( 1862). «Tout de suite et toujours l criai-je. C'est d'alors V. 6 (1866). Je vois distinctement des monstres singuliers,

On lit, dans MoN CŒUR MIS A NU : «Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l'horreur de îa vie et l'extase de la vie.»

XVIII. L'Imprévu (25 février 1863, Le Boulevard ; — Lxxxviii de la 3" édition des Fleurs du Mal), p. 282.

Dans Le Boulevard, la pièce est dédiée « à mon ami J. Barbey d'Aurevilly».

On sait que le célèbre critique, en 1857, avait terminé son fameux article par le dilemme catégorique: «Après les Fleurs du Mal, il ny a plus que deux partis à prendre pour le poëte qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle... ou se faire chrétien!»

Baudelaire ne s'était pas brûlé la cervelle. Avait-il choisi le second parti ? Dans les lettres de ses dernières années, on le voit à maintes reprises regretter de n'avoir pas la foi, et M"" Aupick écrit un jour (lettre inédite) : «Je ne vous ai pas dit, je crois, que mon pauvre enfant a reçu tous les sacrements, sachant bien ce qu'il faisait, et avec ferveur...» Mais que restait-il alors du révolté des Litanies de Satan?

Une note autographe de Poulet-Malassis mentionne, sur l'exem- plaire d'épreuves, que dans Célimène ( 2' strophe), Augustine Brohan était visée, et Nadar dans le «certain voluptueux» de la strophe 4; mais cette dernière hypothèse nous paraît très peu vraisemblable. Qui bâille nuit et jour ne pouvait s'appliquer à Nadar dont Baudelaire admirait, à juste titre, l'étonnante activité. D'ailleurs Mieux que tous n'indique- 1- il pas clairement que c'est de lui-même que l'auteur parle ici?

Dans Le Boulevard, la pièce est divisée en trois parties numérotées, dont la prem.Ière se termine avec la ^^ strophe, et la 2" avec le 4,2" vers.

Variantes de 1863:

P. 282, V. 2. Dit, en étudiant ses lèvres déjà blanches:

V. 9. Le gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,

V. 13. Je connais, mieux que tous, certain voluptueux

Y. lij.. Qui bâille jour et nuit, et se lamente et pleure.


4^2 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

P. 283, V. 12. Enorme et grand comme le monde!

V. 14. Qu'on se moque du maître et qu'avec mot l'on tricRe

V. 23. Vers un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,

P. 284, V. 5, De ceux dont le cœur dit : «Béni soit ton fouet,

La note relative au vers 26 figurait déjà dans Le Boulevard, avec cette variante : «Voir pour le rit diabolique, la Sorcière. . . etc.» Elle prenait fin avec le mot démonologie . Pour la 12" strophe, cf. la 17' de Béne'diction (l).


XIX, La Rançon (15 novembre 1857, Le Présent; 16 dé- cembre i86_5, La Petite Revue; 1866, Le Parnasse contemporain; — xcviii de la 3'^ édition des Fleurs du Mal) , p. 285.

Le manuscrit qui appartient à M. le D' LafFont et qu'a publié M. Ad. Van Bever (op. cit.j apporte une strophe supplémentaire m Jine :

Mais pour que rien ne soit jeté

Qui serve à payer l'esclavage,

Elles grossiront l'apanage

De la commune liberté'.

On ne s'étonnera pas que Baudelaire ne l'ait pas conservée.


XX. Aune MalabarAISE (13 décembre 1846, L'Artiste; 15 no- vembre 1857, Le Présent; 14 octobre 1865, La Petite Revue; 1866, Le Parnasse contemporain; — XCII de la 3* édition des Fleurs DU Mal), p. 286.

Cette pièce ne doit pas être de 184.0, comme l'indique le recueil des Epaves, mais de 1 841 -1842, époque où se place le voyage de Baudelaire à l'île Maurice, et, selon toute apparence, appartient au cycle de la Belle Dorothée (voir nos éclaircissements sous les titres des pièces xxii et LXXXVlll). Elle a été souvent remaniée.

Variantes :

P. 286, Titre ( 1846 ) : A une Indienne.

V. 2 (1846). Est large à faire envie à la plus fiière blancbe;

V. 4 ( 1846). Tes grands yeux indieiu sont plus noirs que ta chair.

V. 5 (1846). Aux c/imatj chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître.

V. 8 (1846). Et de chasser du lit les moustiques rôdeurs.

V. 12 ( 1 846 ). Et fredonnes tout bas de doux airs inconnus ;


,v^


ÉCLAIRCISSEMENTS ET VARIANTES. 4^3

P. 287, V. 2 (1865). Frissonnante là-bas sans la neige et les grêles,

V. 3 (1846). Que tu regretterais tes loisirs doux et francs,

V. 4 (1846). Si le corset brutal martyrisant tes flancs,

V. 7 (1846). L'œil errant et suivant dans nos vastes brouillards

(1866). L'œil pensif, et suivant dans les sales brouillards,

V. 8 (1846). Des cocotiers natifs les fantômes épars ! (1857-65-66). Des cocotiers aimés les fantômes épars!

Le texte de 1846, signé Pierre de Fayis, comportait six vers sup- plémentaires in fine, séparés des précédents par un blanc:

Amour de l'inconnu, jus de l'antique pomme.

Vieille perdition de la femme et de l'homme,

O curiosité, toujours tu leur feras

Déserter, comme font les oiseaux, ces ingrats,

Pour un lointain mirage et des cieux moins prospères,

Le toit qu'ont parfumé les cercueils de leurs pères.

Dans cette première version , il n'y a de blancs qu'entre les 1 6* et 17' vers, et entre les 28' et 29', tandis que toutes les autres, celle de l'édition posthume exceptée, en réservent un autre entre les 4' et 5'.

Cf. La Comédie de la Mort de Théophile Gautier : Ce monde- ci et l'autre.

XXI. Sur les débuts d'Amina Boschetti (13 mai 1865, La Petite Revue) y p. 288.

Variante ( 1 865 ) : P. 289, y. I. Vous ignorez, sylphide au regard triomphant,

Après avoir cité «ce sonnet vengeur de M"" Boschetti, peu goûtée des Bruxellois, dignes en cela du dernier supplice», La Petite Revue ajoutait :

Dans les deux derniers vers, l'indignation du poète s'élève jusqu'à la vertu de la diffamation. Il faut dire que la Belgique a les meilleures caves du monde, spécialement en bourgogne. La question œnophile est dominante dans ce pays, comme consommation ; si bien que lorsqu'on rencontre un Belge abîmé dans une de ces douleurs bibliques qui ne veulent pas être con- solées, il est inutile de l'interroger, on sait de quoi il s'agit: ses 54 ou ses 46 sont malades.

M"' Amina Boschetti , élève de la Taglioni , avait débuté au Théâtre <Je la Monnaie en septembre 1864. C'était, au témoignage de Gustave


494


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


Frédérix, le critique de L'Indépendance belge (12 septembre), une dan- seuse très gracieuse, bien qu'un peu courte de taille, douée d'une figure agréable et très animée, doublée d'une comédienne experte et qui avait su triompher de toutes les difficultés de son art. Lemercier de Neuville, dans ses Pupazzi (1866) lui a consacré une vignette et une pièce de vers.

XXII. A PROPOS d'un importun , p. 290.

La récente édition des Fleurs DU M AL publiée par M. Jacques Madeleine (Bibl. Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, 1917) a donné cette pièce en fac-similé.

On y voit cette dédicace raturée :

X M. Fromentin

(A propos d'un importun qui se disait l'ami de Fromentin, de Daubignv, de Flahaut, d'Harpignies, de Corot, et de tout le monde, et qui, bien que je ne l'eusse jamais vu, m'a tenu à la Taverne du Globe, pendant trois heures et demie, à écouter son histoire.)

Ce fac-similé, daté Bruxelles, 1865, témoigne que le nom donné à «l'importun» dans le premier vers de l'avant-dcrnière strophe, est, comme on pouvait le présumer, un nom de fantaisie : avant de se dé- cider pour Bastogne, le poète avait écrit Boulogne, et puis Cologne.

Les deux premiers vers de la dernière strophe s'expliquent du fait qu'une terrible épidémie de choléra sévissait alors à Pans.


XXIII. Un Cabaret folâtre, p. 293.

Pour la note de l'éditeur, cf. les lignes extraites d'une «chronique», d'ailleurs assez insignifiante, de Charles Monselet, parue dans Le Nou- vel Illustre', 10 juillet 1866 :

Une des pièces de ces Epaves me prend à partie... C'est une plaisanterie du pauvre poëte qui connaissait mon horreur des images funèbres, et qui aimait souvent à m'en railler.

L'anecdote relatée dans la note placée au bas de la pièce, avait déjà été racontée par Alphonse Duchesae dans le Figaro du 10 août 1862.


INDEX COMPARATIF DES TROIS ÉDITIONS DES FLEURS DU MAU'K


l" EDITION 100 poèmes, 5 parties.


u lecteur.

SPLEEN ET IDÉAL.

> pièces dont 3 condamnées en 1857 et 8 qui passeront dans les 7 ableaux parisiens.

l. Bénédiction.

i. Le Soleil ( Lxxxvii,

^ 2' éd. ).

j. Elévation.

^. Correspondances.

j. J'aime le souvenir de

ces époques nues...

5. Les Phares.

j. La Muse malade.

J. La Muse vénale.

j. Le Mauvais Moine.

0. L'Ennemi.

1. Le Guignon.

2. La Vie antérieure.

3. Bohémiens en voyage, j,. L'Homme et la Mer.

5. Don Juan aux Enfers.

6. Châtiment de l'Orgueil.

7. La Beauté.

8. L'Idéal.

9. La Géante.


2* EDITION

(1861).

ia6 poèmes, 6 parties.


Identique à la i" édition.

SPLEEN ET IDÉAL.

85 pièces

dont 19 nouvelles.

I. Identique à la i" édition.

II. L'Albatros,


III.

IV. V.

VI.

VII.

VIII.

IX.

X.

XL

XII.

XIII.

XIV.

XV.


Identique à ja i'* édition.


XVI. XVII. XVIII, XIX.


EDITION POSTHUME

(1868).

151 poèmes, 6 parties.

Notice de Th. Gautier. Préface. [Au lecteur.]

SPLEEN ET IDÉAL.

107 pièces

dont 22 nouvelles.


I. II.

III. IV. V.


VI.

VII.

VIII.

IX.

X.

XI.

XII.

XIII.

XIV.

XV.

XVI.

XVII.

XVIII

XIX.

XX.


Identique à la 2* édition.


/ A Théodore de Banville,

Identique


Identiai la 2* éa


ition.


(1) Les pièces nouvelles sont indiquées en caractères italiques.


ig6


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


EDITION


20. Les Bijoux (pièce con-

damnée; Les Epaves,

VI).

21. Parfum exotique.


22.

23-

24. 25.

26. 27. 28. 29.

30-


32. 33-


Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne...

Tu mettrais l'univers en- tier dans ta ruelle...

Sed non satiata.

Avec ses vêtements on- doyants et nacrés. . .

Le Serpent qui danse.

Une Charogne.

De projundis clamavi.

Le Vampire.

Le Léthé (pièce condam- née; Les Epaves, iv).

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive. . .

Remords posthume.

Le Chat.


34. Le Balcon.


3c. Je te donne ces vers afin que si mon nom...

36. Tout entière.

37. Que diras -tu ce soir,

pauvre âme solitaire. . .

38. Le Flambeau vivant.

39. A celle qui est trop gaie

( pièce condamnée ; Les Epaves, v).

40. Réversibilité.

41. Confession.

42. L'Aube spirituelle.

43. Harmonie du soir.


2" EDITION (1861).

XX. Le Masque.


XXI. Hymne à la Beauté.

XXII. Identique à la i" éd.

XXIII. La Cbevelurcr

XXIV. \ XXV.

XXVI.

XXVII. \ , , Wentic[ue a la i" édition.

XXVIII. ^ XXIX. XXX. XXXI.


XXXII.

XXXIII. XXXIV. XXXV. XXXVI.


Identique à la i'* édition.


Duellum. Identique à la i" éd.

XXXVII. Le Possédé.

XXXVIII. Un Fantôme (suite

de quatre sonnets).

XXXIX. Identique à la i"éd. XL. Semper eadem.

XLI.

XLII.


Identique à la i" édition.


XLIII.


XLIV. XLV. XLVI. XLVII.


Identique à la 1" édition.


EDITION POSTHUME (1868).


XXI.

XXII. XXIII. XXIV. XXV.

XXVI.

XXVII. XXVIII.

XXIX. XXX.

XXXI.

XXXII.


XXXIII.

XXXIV.

XXXV.

XXXVI.

XXXVII.

XXXVIII.

XXXIX.

XL.

XLI. XLII.

XLIII.

XLIV.


XLV. XLVI. XLVil. I

XLvni. /


Identique à la 2* édition.


INDEX COMPARATIF DES TROIS ÉDITIONS. /i^c^J


r' EDITION

^4. Le Flacon.

45. Le Poison.

46. Ciel brouillé.

47. Le Chat.

48. Le Beau Navire.

49. L'Invitation au Voyage, «o. L'Irréparable.

^i. Causerie.


5a. L'Héautontimorouménos (lxxxiii, 2* éd.).

Francisca mea laudes [Les Epaves, xiii).


53


2


' EDITION (1861).


EDITION POSTHUME (1868).


XLVIII. '



XLIX. \



XLIX.



L. '



L.



LI.



LI. [

Lir.


Identique à la i" édition.


LU. Lin.



LUI.

LIV.



LIV. LV.


Identique ^ à la 2' édition.


LV. /



LVI.



LVi. Chant d'Automne.


LVII.



LVII. A


une Madone.


LVIII.



Lviii. Ci


anson d'Après-midi.


LIX.



Lix. 5wJna


LX.





Lxi. Vers pour le portrait d'Honoré Daumier {Les Epaves, xiv).


LX.


54.


A une JJame <


L-reoie.


LXl.


5!>-


Mœsta et errabunda.


LXII.





LXIII.





LXIV.





LXV.


56.


Les Cliats.



LXVI.


57-


Les Hiboux.



LXVII. LXVIII LXIX.


«8. La CIocLc fêlée.


LXX.

LXXI. LXX II. LXXIIL LXXIV.


Identique à la i" édition.

Le Revenant (72, r* éd.).

Sonnet d'Automne.

Tristesses de la Lune (75,1'- éd.).

I Identique

à la i" édition.

La Pipe (77, 1" éd.).

La Musique ( 76, i" éd.).

Sépulture [ — d'un poëte maudit] (74, i" éd.).

Une Gravure fantas- tique.

Le Mort joyeux ( 73, 1" éd.).

Le Tonneau de la Haine (7 1,1 "éd.).

Identique à la i'" éd.


LXII.

LXIII. LXIV. LXV.

LXVI. LXVII.

Lxvin.

LXIX.

LXX.

LXXI.

LXXII.

LXXIII. LXXIV. LXXV. LXXVI.


Identique la 2* édition.


4^8


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


l" EDITION (»857)-


2' EDITION (1861).


EDITION POSTHUME (1868).


Identique à la i" édition.


59. Spleen : Pluviôse îr- Lxxv.

rite...

60. Spleen : J'ai plus de sou- Lxxvi.

venirs. . .

61. Spleen : Je suis comme LXXVII.

le roi...

62. Spleen : Quand le ciel Lxxviii.

bas et lourd...

Lxxix. Obsession.

Lxxx. Le Goût du Néant.


63. Brumes et Pluies (ci, 2* éd.).


LXXXL Alchimie de la Dou- leur. Lxxxii. Horreur sympathique.


LXXVII.


LXXVIII.


LXXIX.


LXXX.


LXXXI.

LXXXII.


LXXXIII.


Identique à la 2' éditioi


LXXXIV.

Lxxxv. Le Calumet de Pc

LXXX VI. La Prière d'un Païen.

LXXX VII. Le Couvercle.

LXXXVin. L'Imprévu.

(Einpr. aux Epata, itmi.)

LXXX IX. L'Examen, de Mi- nuit. XC. Madrigal triste. XCI. L'Avertisseur.

XCII. A une Malabaraise.

(Empr. aux Epaves, ix.)

xciii. La Voix. ,

(Empr. aux Épaves, \vu.)

XCiv. Hymne.

(Empr. aux Epaves, s.)

xcv. Le Rebelle.

xcvi. Les Yeux de Bertbe. (Empr. aux Epaves, ix.)

xcvii. Le Jet d'eau.

(Empr. aux Epaves, Tiii.)

xcviii. La Rançon.

(Empr. aux Epivcs, m.)

KCix. Bien loin d'ici. C. Le Coucher du Soleil n- manticjue. (Empr. aux Epaves, i.)

CI. Sur le Tasse en prison. (Empr. aux Épaves, xvi.

Cil. Le Couvre.


I


INDEX COMPARATIF DES TROIS EDITIONS. ^99


r* EDITION


2* ÉDITION (i86i).


EDITION POSTHUME (i868).


64. L'Irrémédiable.


LXXXIII. L'Héautontimorou- mcnos (52, i'* éd.).

LXXXIV. Identique à lai "éd.

Lxxxv. L'Horloge.


cm. Les Plantes d'un Icare.

civ. Recueillement.

cv.


CVI.

CVII. I


Identique à la a* édition.


65. A une Mendiante rousse.


66. Le Jeu (xcvi, 2' éd.).

67. Le Crépuscule du Soir.


68. Le Crépuscule du Matin

69. La servante au grand

cœur... (c,a' éd.).


TABLEAUX PARISIENS.

(Division nouvelle.) 18 pièces.

Lxxxvi. Paysage.

Lxxxvii. Le Soleil (2, 1" éd.).


Lxxxviii. Ident. à la 1" éd. Lxxxix. Le Cygne. xc. Les Sept Vieillards. xci. Les Petites Vieilles. xcii. Les Aveugles. xciil. A une Passante. xciv. Le Squelette laboureur.

xcv. Identique à la 1" éd.

xcvi. Le Jeu ( 66, 1" éd.).

xcvii. Danse macabre.

xcvm. L'Amourdu Mensonge.

xcix. Je n'ai pas oublié... (70, i"éd.).

La servante au grand cœur, . . (69, 1" éd.).

Brumes et Pluies (63, r'éd.).

Cii. Rêve parisien.

cm. Identique à la i" édit.


c.


a


TABLEAUX PARISIENS. 20 pièces.


CVIII. CIX.


Identique à la 2* édition.


CX. Lola de Valence.

(Empr. aux Epaves, xv.)

CXI. La Lune ojensée.

CXII.


CXIII.

cxiv.

CXV.

CXVI.

CXVII.

CXVIII.


CXXIV.


CXXV.


CXXVI. CXXVII.



Identique à la 2' édition.


3»-


JOO

l" ÉDITION (>857).


70. Je n'ai pas oublié . . .

(xcix, a* éd.).

71. Le Tonneau de la Haine

(lxxiii, 2* éd.).

7a. Le Revenant (lxiii, 2* éd.).

73. Le Mo.-t joyeux (lxxii,

2' éd.).

74. Sépulture ( Lxx, 2* éd.).

75. Tristesses de la Lune

(lxv, 2* éd.).

76. La Musique ( LXIX,

2' éd.).

77. La Pipe (lxviii, 2* éd.).


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


2* ÉDITION (1861).


EDITION POSTHUME (1868).


Ici l'ordre des divisions change. Dans la première édition Fleurs DU Mal précédaient RÉVOLTE que suivait Le Vin ; dans les deux suivantes, Le ViN est placé avant F LEURS DU Mal que suit RÉ- VOLTE.


FLEURS DU MAL. 12 pièces dont 3 condamnées.


78. La Destruction.

79. Une Martyre.

80. Lesbos (pièce condam-

née ; Lts Epaves, il ).

81. Femmes damnées [Del-

phine et Hippolyte] ( pièce condamnée ; Les Epaves, m).

82. Femmes damnées: Com-

me un bétail pensif...

83. Les deux Bonnes Sœurs.

84. La Fontaine de Sang.

85. Allégorie.

86. La Béatrice.

87. Les Métamorphoses du

\ampire (pièce, con- damnée; Les Epaves, vu).


FLEURS DU MAL. 9 pièces.


FLEURS DU MAL.

10 pièces dont i nouvelle.

CXXXni. Epigraphe pour un


livre condamné.


CIX.

ex.


Identiaue à la 1" édition.


cxxxiv. cxxxv.


Identique à la 2* éditioD.


CXI.

CXII. CXllI. CXiV.

cxv.


Identique


a la I


édition.


CXXXVI.

CXXXVII. CXXXVllI. CXXXIX. CXL.


INDEX COMPARATIF DES TROIS EDITIONS. 501


l" EDITION (1857).


2* ÉDITION (1861).


EDITION POSTHUME (1868).


88. Un Voyage à Cythère. cxvi. j Identique C^LI. j Identique

89. L'Amour et le Crâne. cxvii. j à la i" édition. CXLII. j à la a' édition.


REVOLTE. 3 pièces.

90. Le Reniement de saint cxviii.

Pierre.

91. Abel et Caïn. cxix.

92. Les Litanies de Satan. cxx.


REVOLTE. 3 pièces.


Identique à la ï" édition.


CXLIII.


CXLIV. CXLV.


REVOLTE. 3 pièces.


Identique a la 2° édition.


LE VIN. 5 pièces.

93. L'Ame du Vin. civ.

94. Le Vin des CtilFon- cv.

niers.

95. Le Vin de l'Assassin. cvi.

96. Le Vin du Solitaire. cvii.

97. Le Vin des Amants. cviii.


LE VIN. 5 pièces.


Identique à la 1" édition.


CXXVIII. CXXIX.

CXXX. CXXXI.

CXXXII.


LE VIN. 5 pièces.


Identique à la 2* édition.


LA MORT. 3 pièces.

98. La Mort des Amants.

99. La Mort des Pauvres. 100. La Mort des Artistes.


LA MORT. 6 pièces dont 3 nouvelles.


Identique à la i" édition.


CXXI.

CXXII.

cxxiii. ;

cxxiv. La Fin de la Journée. cxxv. Le Rêve d'un Curieux. cxxvi. Le Voyage.


LA MORT. 6 pièces.


CXLVI.

CXLVII.

CXLVIII.

CXLIX.

CL.

eu.


Identique à la 2* édition.


Appendice.


QUELQUES OPINIONS

SUR

BAUDELAIRE ET LES FLEURS DU MAL.


M. Charles Baudelaire , auteur d'un volume de poésies qui a fait un bruit regrettable, est mort hier, après une maladie de plusieurs an- nées. II avait demandé et il a reçu les sacrements.

II avait du talent, et les pensées du fond de l'âme valaient mieux que celles qu'il a montrées. Comme tant d'autres, il a été, dans sa vie et dans ses œuvres, le jouet des égarements de son esprit. Le frivole désir d'étonner lui a ouvert un abîme où sa santé s'est perdue, où sa raison a failli périr. II a joué, nous ne dirons pas sérieusement, mais on pourrait dire héroïquement, le personnage de son imagination, souvent contre sa propre nature; être étrange, il a usé une force qui aurait pu lui permettre de devenir original. Dieu a eu pitié de son âme qu'il opprimait lui-même, et sa fin console ceux qui, le connaissant mieux qu'il ne voulait se connaître, le plaignaient, le condamnaient et ne cessaient pas de l'aimer.

Louis "Veuillot (1867). L'Univers.


. . . C'était un écrivain éminent et un grand poète , on ne saurait trop l'affirmer. La merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par-dessus tout peut- être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres œuvres, assurent à Charles Baudelaire


5o4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

une place parmi les plus pures gloires littéraires de ce temps — Balzac et Hugo mis à part , bien entendu.

Paul Verlaine (1867). Œuvres postbumes, Messein, éd.


II faut admirer en Baudelaire un des plus grands hommes de ce temps, et qui, si nous ne vivions pas sous le règne intellectuel de Victor Hugo, mériterait que nul poète contemporain fût mis au-dessus de lui... De tous les artistes modernes du vers, l'auteur des Fleurs du Mal est le seul qui n'ait rien dû à l'auteur de La Légende des Siècles... Il ne procédait ni de lui ni de personne. Non qu'il ait existé comme un produit du hasard et en dehors de la tradition; car en lui, comme en tout vrai chanteur, on retrouve , depuis Homère , toute la race qui l'a précédé. Mais sa pensée, résolument sincère, s'affirme tou- jours par une forme vraiment originale; aussi Baudelaire fut-il, dans le sens du mot le plus complet et le plus absolu, un poète nouveau.

Théodore DE Banville (1867). Galerie contemporaine.


... Plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers ne ser- vait plus qu'à peindre l'aspect extérieur des êtres et des choses, était parvenu à exprimer l'inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue, qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puis- sance de fixer avec une étrange santé d'expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus troublés, des esprits épuisés et des âmes

J.-K. Hdysmans. a Rebours (1884). Fasquelle , éd.


Le premier qui ait apporté dans notre littérature l'ennui dans la volupté et son décor bizarre : l'alcove triste ... et s'y complaise.

... le Fard et son extension aux ciels, aux couchants.

... le spleen et la maladie (non îa Phtisie poétique, mais la névrose, sans en avoir écrit une fois le mot). Et la damnation ici-bas.

Jules Laforgue. Mélanges posthumes. Mercure de France, éd.


QUELQUES OPINIONS SUR BAUDELAIRE. 505

... Trois hommes à la fols vivent dans cet homme, unissant leurs sensations pour mieux presser le cœur et en exprimer jusqu à la der- nière goutte la sève rouge et chaude. Ces trois hommes sont bien mo- dernes, et plus moderne est leur réunion. La crise d'une foi religieuse, la vie à Paris et l'esprit scientifique du temps ont contribué à façonner, puis à fondre ces trois sortes de sensibilités, jadis séparées jusqu'à paraître irréductibles l'une à l'autre, et les voici liées jusqu'à paraître inséparables, au moins dans cette créature, sans analogue avant le xix' siècle français, qui fut Baudelaire.

Paul BOURGET (1883). Essais de Psychologie contemporaine. PIon-Nourrit, éd.


Lisez l'œuvre de Baudelaire, écoutez ses familiers, reliscz-Ics avec soin, vous sentirez sous cette forme enveloppée un homme étrange, mais sincère, une autobiographie, la vie d'un sensualiste. Son titre truculent déroute dès l'entrée. Il naquit de l'idée mystique qui tient en défiance la chair et la nomme volontiers le Mai De là , les Fleurs du Mal. Baudelaire, toujours inquiet d'étonner, dut se réjouir de cette trouvaille... C'est bien la tradition des sataniques, continuée aujour- d'hui par des esprits analogues, par M. Maurice Rollinat, qui nous apparaît foudroyé, yeux fulgurants, cheveux hirsutes, en tête de son volume les Névroses; par les Poèmes saturniens et les Poètes maudits , de M. Paul Verlaine; par le Guignon, de M. Stéphane Mallarmé.

... Cet homme est tourmenté comme son œuvre. Ses puissances et ses souffrances sont bien faites de sa chair... Où donc Baudelaire eût-il connu ces sensations rares, plus fortes que variées, et si logiques les unes aux autres, sinon dans sa conscience même? Cela aide à con- cevoir son sérieux, son grossissement tout sincère, son amertume aussi.

Maurice Barres (1884.). Les Taches d'encre.


Cet homme, si peu simple — en apparence — si obscur dans ses idées, si préoccupé d'étonner et de mystifier les autres, m'eût immen- sément déplu, j'imagine, à une première rencontre. Mais j'aurais bientôt découvert que le plus mystifié et le plus étonné de tous , c'était encore lui. Sa personne m'aurait sûrement intéressé , et probablement


50(5


NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.


séduit à la longue. Ce qu'on ne peut certes lui refuser, c'est d'avoir été un Inquiet. II a eu, au plus haut point, ce qui a manqué à de plus grands que lui : le sentiment, le souci et souvent la terreur du Mystère qui nous entoure . . .

... Le baudclairisme serait donc, en résumé, le suprême effort de l'épicurisme intellectuel et sentimental. Il dédaigne les sentiments que suggère la simple nature. Car les plus délicieux, ce sont les plus in- ventés, les plus savamment ourdis. Le fin du fin, ce sera la combi- naison de la sensualité païenne et de la mysticité catholique, s'aiguisant l'une par l'autre, — ou de la révolte de l'esprit et des émotions de la piété. Comme rien n'égale en intensité et en profondeur les sentiments religieux (à cause de ce qu'ils peuvent contenir de terreur et d'amour), on les reprend, on les ravive en soi, — et cela, en pleine recherche des sensations les plus directement condamnées par les croyances d'où dérivent ces sentiments. On arrive ainsi à quelque chose de merveil- leusement artificiel. . .

Le baudclairisme est bon à son heure, pour nous consoler de Vol- taire, de Béranger, de M. Tliiers, et des esprits qui leur ressemblent. Et réciproquement.

Jules Lemaitre (1887). Journal des Débats.


Baudelaire a senti l'âme du Paris laborieux. II a senti la poésie du faubourg, compris la grandeur des petits et montré ce qu'il y a de noble encore dans un chiffonnier ivre . . .

... Remarquez... comme le vers de Baudelaire est classique et tra- ditionnel, comme il est plein. Je ne me résoudrai jamais pour ma part à voir en ce poète l'auteur de tous les maux qui désolent aujourd'hui la littérature. Les Fleurs du Mal sont et demeureront le charme de tous ceux que touche une lumineuse image portée sur les ailes du vers.

Anatole France (1891). La Vie littéraire. Calmann-Lévy, éd.


C'est au seuil de la vieillesse d'un monde, un homme de décadence, encore mystique et catholique, demeuré tout imprégné de l'Eglise. Certes un pécheur; l'air d'un pâle évêque, déposé de son diocèse, moins pour des péchés de chair que pour le péché d'orgueil. Aussi son vocabulaire reste emmiellé de liturgie, de latinité, de bréviaire et de


QUELQUES OPINIONS SUR BAUDELAIRE. 507

saint-cîircme. A travers l'énorme capitale, il va. Mais, parce qu'il est catholique, il se contemple dans sa faute, comme en un miroir brisé, et s'y pleure!...

... Partout on sent la détcstation du mal, l'horreur des coupables plaisirs... sans cesse le spleen qui est déjà le châtiment; l'ennui qui est la forme moderne du remords; la courbature d'âme qui est la ran- çon pour avoir voulu escalader l'infini... car, en définitive, l'âme de Baudelaire — et c'est là le drame supérieur qu'elle raconte — est trop en exil dans cette vie... Il est triste comme Satan.

Georges RoDENB A CH (1892). Le Figaro,


Baudelaire, sa légende, ses ridicules afiectations de dandysme, ses paradoxes des Fleurs du Mal ont exercé, depuis une vingtaine d'an- nées... une grande et fâcheuse influence... Avec Stendhal, et pour d'autres raisons, mais entre lesquelles on trouverait plus d'une ana- logie, Baudelaire est l'une des idoles de ce temps, — une espèce d'idole orientale, monstrueuse et difïbrme, dont la difformité naturelle est re- haussée de couleurs étranges et sa chapelle une des plus fréquentées. Indépendans et décadcns, symbolistes et déliquescens, dandys de lettres et wagnérolâtres, naturalistes mêmes, c'est là qu'ils vont sacrifier, c'est dans ce sanctuaire qu'ils font entre eux leur commerce d'éloges, c'est là qu'ils s'enivrent enfin des odeurs de corruption savante et de perver- sité transccndantale qui se dégageraient, à ce qu'ils disent, de leurs Fleurs du Mal.

... Ce n'est qu'un Satan d'hôtel garni , un Beizébuth de table d'hôte. Retranchez des Fleurs du Mal une demi-douzaine de pièces qui ne diffèrent point de celles que vous savez... il ne reste que des lieux communs... [Revue des Deux Mondes, i" juin 1887.)

... Ne pensez pas que je méconnaisse le talent et l'originalité de Baudelaire. C'était un poète, auquel d'ailleurs il a manqué plus d'une partie de son art... Mais c'était un poète, et je conviens que, pour traduire, pour transcrire certains états de l'âme contemporaine, il a trouvé des vers inimitables, d'une intensité de vibration, d'une volupté d'insinuation, d'une puissance de séduction également singulières et perverses...

Ferdinand BrunetiÈRE (1893). L'Évolution de la Poésie lyrique.


5o8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

... le plus pur de nos maîtres et le père spirituel de notre géné- ration.

Maurice Maeterlinck (1896). Le Tombeau de Charles Baudelaire.


...le plus profond des poètes.


Octave MiRBEAU. Ibid.


On sait que Baudelaire affectait d'admirer les poètes du grand siècle, et même Boileau... Ce goût... n'était pas, chez Baudelaire, une affec- tation, et il le prouva bien en écrivant ses poèmes, dont la forme, très peu romantique, ne fut pas sans donner à Victor Hugo quelques in- quiétudes. 11 y avait autre chose dans Les Fleurs du Mal qu'un «frisson nouveau», il y avait un retour au vers français traditionnel. Après les caprices orientaux, on revoyait des cavahers bien assis sur un cheval solide , sûrs d'eux-mêmes et de leur monture', prêts à tous les exercices utiles ou esthétiques , nullement disposés à la vaine parade.

Jusque dans le malaise nerveux, Baudelaire garde quelque chose de sain ; on sent assez souvent l'effort que le poète s'impose pour garder l'équilibre, mais il y a équilibre. Ses poèmes sont composés. II veut dire quelque chose et il le dit. Ses métaphores sont cohérentes; sur- tout, elles sont visibles et donnent des visions logiques.

Remy DE Gourmont. Promenades littéraires (1906). Mercure de France, éd.


Comparé à tous les génies qui ont touché le cœur des hommes , il est égal aux plus grands. Pour le bien comprendre, il ne faut pas penser à son temps mais à des hommes comme Rembrandt, Schumann ou Rodin. Il a leur puissance et leur mesure, leur connaissance absolue de la technique d'un art et l'approbation parfaite de cette technique à l'inspiration; et cette inspiration, nourrie de la douleur humaine, garde sa beauté au milieu des pires frissons et tire toute sa noblesse des plus discordantes réalités de nos âmes. Matière inépuisable, riche et décomposée, traitée par un travail acharné d'ouvrier, et insufflée de l'esprit même, voilà son œuvre, comme celle de ces grands hommes.

C'est peut-être le plus haut de nos poètes, c'est peut-être celui dont


QUELQUES OPINIONS SUR BAUDELAIRE. 509

la gloire durera le plus longtemps, puisque l'émotion qui la crée vient du plus éternel et du plus profond de notre cœur.

Francis de Miomandre (1907). Visages.


Baudelaire a chanté la seule passion que le XIX siècle pût éprouver avec sincérité : le Remords.

... C'est un extraordinaire mélange du style racinien, et du style journaliste de son temps. [Cité d'après Jacques Rivière.)

Paul Claudel.


Lorsqu'on relit Les Fleurs du Mal, on s'aperçoit que le livre, l'un des plus grands du xix" siècle, a été le pivot sur lequel la poésie française a tourné irrésistiblement.

Hugo ne menait à rien qu'à lui-même. Il épuisait tous ses thèmes. Les Gautier, les Leconte de Lisle, les Banville, puis les Parnassiens s'enfermaient dans leur œuvre comme le ver à soie dans son cocon. Ils n'avaient d'idées que juste ce qui leur était nécessaire. Le livre de Baudelaire annonçait un monde nouveau et une poésie nouvelle. Les Fleurs du Mal étaient comme une réplique au poème du Dante. Comme pour le grand Florentin , on se serait volontiers montré dans Baudelaire l'homme qui revenait de l'Enfer.

... Il n'y a pas eu au xix* siècle un seul poète de mentalité aussi profondément cathohque que Baudelaire ni qui ait été plus croyant que lui...

. . . Chez Baudelaire le poète et l'homme concordent. S'il se prétend artificiel, c'est à force de loyauté scrupuleuse envers lui-même. On sent que son éducation catholique lui a donné l'habitude des examens de conscience les plus minutieux et les plus stricts. Tout ce qui n'est pas la traduction exacte de son état d'âme ou de sa pensée , il le con- fesse factice, il y voit un mensonge superbe, qu'il attribue à la perversité foncière de sa nature, et, comme il s'y complaît et en conçoit de la fierté, il s'en fait un péché dont il ne peut éprouver de repentir et qui par conséquent risque de le séparer éternellement de Dieu et de le damner. Tel est le drame véritable et tout intime de Baudelaire , le drame dont il est le sombre Hamlet.

Alfred Poizat (19x7). Le Correspondant.


5 I O NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

C'est l'élite... et même la portion la plus élevée de l'élite qui» d'une génération à l'autre, imposa Baudelaire au public. Les beautés des Fleurs du Mal ne se découvraient qu'à une grande hauteur et elles se transmirent de sommets en sommets. Elles ont été véiifiées par l'intel- ligence avant d'être livrées à l'imagination et aux sens. A mesure, en effet, que se dégageait la vue moderne sur la philosophie et la science, on apercevait dans la poésie de Baudelaire les profonds contacts entre la sensibilité et l'esprit où notre époque se reconnaît. De la fin du second Empire à nos jours, le mouvement philosophique et l'épanouis- sement des Fleurs du Mal sont concordants. C'est ce qui exphque la destinée singulière d'une œuvre dont les parties essentielles sont encore entourées d'ombre, mais de jour en jour apparaissent mieux.

Alfred Capus (1921). Le Gaulois,


FIN.


TABLE ALPHABETIQUE

DES POESIES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


Le premier nombre indique la page du texte, le second la page des Eclaircissements. E. = Les Epaves. — 0. = Pièces occasionnelles.

A Celle qui est trop gaie. (E.) 259 483

A la Belle aux Cheveux d'or (voir L'Irréparable).

A propos d'un Importun. (E.) 290 494

A Théodore de Banville. ( 0. ) 237 480

A une [Dame] Créole 99 437

A une Madone 94 436

A une [Indienne] Malabaraise. (JE".) 286 492

A une Mendiante rousse 147 45 1

A une Passante 161 455

Abcl et Caïn 215 474

Albatros (L') 15 411

Alchimie de la Douleur 121 445

Allégorie 204 470

Ame (L') du Vin 183 465

Amour (L') du Mensonge 171 460

Amour (L') et le Crâne, 210 472

Artiste (L') inconnu (voirLf Guignon). Au Lecteur (voir Préface).

Aube (L') spirituelle 76 432

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés 46 420


5 I 2 TABLE ALPHABETIQUE.

Avertisseur ( L' ) 129 4.4,6

Aveugles (Les) 160 455


Balcon (Le) 59 425

Béatrice (La) 205 470

Beatrix (La) [voir De profundis clamavi'^.

Beau Navire (Le) 84 434

Beauté (La) 33 417

Bénédiction 11 410

Bien loin d'ici 131 447

Bijoux (Les). (E.) 261 483

Bohémiens en voyage 28 416

Brumes et Pluies 1 75 462

Cabaret folâtre (Un). (E.) 293 494

Cadre (Le) [voir Fantomej.

Calumet de Paix (Le). (0.) 238 480

Causerie 91 436

Chanson d'Après-midi 96 437

Chant d'Automne 92 436

Charogne (Une) 49 421

Chat (Le) : Dans ma cervelle 82 434

— Viens, mon beau chat ^7 ^2^

Châtiment de l'Orgueil 31 417

Chats ( Les ) 1 05 440

Chevelure (La) 41 419

Ciel brouillé 81 433

Cloche [fêlée] (La) 113 443

Confession 74 432

Correspondances 17 412

Coucher (Le) du Soleil romantique. (E.) 247 481

Couvercle ( Le ) 124 445

Crépuscule (Le) du Matin 179 464

— du Soir 1 64 456

Cygne (Le) 150 452


TABLE ALPHABETIQUE. 5 J 3

Danse macabre ^ . . . 1 68 4^58

De profundis clamavi ^2 423

Destruction (La) 196 469

Deux Bonnes Sœurs (Les) 202 470

Don Juan aux Enfers 30 416

Duellum ^8 42^


4


1 1


Elévation 16

Ennemi ( L' ) 2^ 414

Epigraphe pour un livre condamné 1 9^5 468

Epilogue (Projet d') pour les Fleurs du Mal 368

Examen (L' ) de minuit 12^ 446

Fantôme (Un). L Les Ténèbres 62 426

— IL Le Parfum 63

— IIL Le Cadre 64

— IV. Le Portrait 65

Femmes damnées. Comme un he'tail • • • • 200 470

— (Delphine et Hippolyte). (£".) 2^2 482

Fin (La) de la Journée 226 478

Flacon (Le) 78 433

Flambeau vivant (Le) 71 430

Fontaine de Sang (La) 203 470

Franciscœ meœ laudes. (E.) 274 486

Géante (La) .3^5 418

Gouffre (Le) 132 447

Goût du Néant ( Le ) 120 445

Gravure fantastique [de Mortimer] (Une) 1 10 442

Guignon (Le) 26 414

Harmonie du Soir 77 433

Héautontimorouménos (L') 13^ 448

Hiboux (Les) 106 440

33


5l4 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Homme et la Mer^L') 29 416

Horloge (L').. 139 450

Horreur sympathique 122 445

Hymne. (£■.) 268 486

Hymne à la Beauté 38 419


Idéal (L') . 34 418

Impénitent (L') [voir. Don Juan aux Enfers^

Imprévu ( L' ).(£". ) 282 49 1

Invitation (L') au Voyage 86 434

Irrémédiable ( L' ). 137 449

Irréparable (L') . .• 88 435

J'aime le souvenir de ces époques nues 18 412

Je n'ai pas oublié, voisine de la ville 173 461

Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre 423

Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne 43 420

Je te donne ces vers afn que si mon nom 66 427

Jet d'eau (Le). (E. ) 265 484

Jeu (Le) 166 458

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse 174 461

Lesbos. ( £". ) 248 48 1

Léthé (Le). (£".) 257 482

Litanies (Les) de Satan 217 47^

Lola de Valence. (E.) 278 489

Lune (La) ofl'ensée 146 45 1

Madrigal triste 127 446

Martyre (Une) 197 469

Masque (Le) 36 418

Mauvais Moine (Le) 24 414

Métamorphoses (Les) du Vampire. (E.) 263 483

Masta et errabunda 100 438


TABLE ALPHABETIQUE. 5 I j

Monstre (Le). (E.) 270 486

Mort (La) des Amants 223 4,76

— — des Artistes 225 477

— — des Pauvres 224 477

— (Le) joyeux m 442

Muse (La) malade 22 413

— vénale 23 414

Musique (La) 108 441

Obsession 119 444

Paranymphe d'une Nymphe macabre (Le) [y oir Monstre]. Parfum (Le) [voir Fantôme].

— exotique 40 419

Paysage [parisien] 143 450

Petites Vieilles (Les) 156 454

Phares (Les) 20 413

Pipe (La) 107 441

Plaintes (Les) d'un Icare 133 448

Poison (Le) 80 433

Portrait (Le) [voir Fantôme].

Possédé (Le) 61 426

Préface 5 410

Prière d'un Païen (La) 123 445

Promesses (Les) d'un Visage. [E. ) 269 486


Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire 70 429

Rançon (La). (E.) 285 492

Rebelle (Le) 130 447

Recueillement 134 448

Remords posthume 56 425

Reniement (Le) de saint Pierre 213 472

Rêve (Le) d'un Curieux 227 478


5 1(5 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Rêve parisien 176 4,62

Revenant (Le) • 102 439

Réversibilité 72 43 1

Sed non satiata 45 420

Semper eadem 67 428

Sept (Les) Vieillards 153 453

Sépviture [d'un poëte maudit] 109 441

Serpent (Le) qui danse 47 42 1

Sisina 98 437

Soleil (Le) 145 451

Sonnet d'Automne 103 439

Spleen. J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans 115 444

— Je suis comme le roi d'un pays pluvieux 117 444

— Pluviôse, irrité contre la vie entière 1 14 443

— Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. . 118 444

— [Voir Cloche.^

Squelette (Le) laboureui 162 456

Sur les débuts d'Amina Boschetti. (E.) 288 493

Sur le Tasse en prison d'Eugène Delacroix. (E.) 279 490

Ténèbres (Les) [voir Fantôme~\.

Tonneau (Le) de la Haine 112 442

Tout entière 68 429

Tristesses de la Lune 1 04 440

Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle 44 420

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive 5^ 423

Vampire (Le) 53 423

Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier. (£,)... 276 487

Vie antérieure (La) 27 415

Vin (Le) de l'Assassin 187 467

— des Amants 191 468


TABLE ALPHABETIQUE. 5 I 7

Vin (Le) des Chiffonniers 185 466

— des Honnêtes Gens (voir L'Ame du Vin).

— du Solitaire 190 468

Voix (La). (E.) 280 49a

Volupté (La) [voir La Destruction^

Voyage (Le) 228 479

— (Ui^) ^ Cythère 207 471

Yeux (Les) de Bertlie. (E.) 267 485


TABLE GÉNÉRALE.


Pages.

Avertissement v

Étude biographique ix

LES FLEURS DU MAL i

Préface ^

Spleen et Idéal 9

Tableaux parisiens 141

Le Vin 181

Fleurs du Mal 193

RÉVOLTE 211

La Mort 221

Appendice. Pièces occasionnelles 235

LES ÉPAVES 243

Avertissement de l'Editeur 245

Le Coucher du Soleil romantique 247

Pièces condamnées tirées des Fleurs du Mal. . . . 248

Galanteries 265

Épigraphes 276

Pièces diverses 280

Bouffonneries 288


5 20 TABLE GENERALE.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Histoire des Fleurs du Mal et des Epaves 297

Le procès 314,

La deuxième édition 364.

Les projets de troisième édition 389

Les Epa ves 393

La troisième édition 397

Eclaircissements et variantes 407

Les Fleurs du Mal 407

Pièces occasionnelles 480

f

Les Epa ves 481

Index comparatif des. trois éditions 495

Quelques opinions sur Baudelaire et les Fleurs du

Mal 503

Table alphabétique des poésies contenues dans ce volume. 5 1 1

Table générale 519


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